« Ô boisson magnanime ! Ô peste généreuse ! » Ambiguïtés et difficultés du discours sur les poisons naturels dans la seconde moitié du XVIe siècle en France
p. 16-33
Texte intégral
1Dans Les Singularitez de la France Antarctique, André Thevet, voyageur naturaliste et peintre des natures exotiques, décrit le reagal, arbre dont la « liqueur » est venin mais la racine « bonne à manger ». Se refusant à entrer dans l’analyse de cette particularité merveilleuse, Thevet se contente de conclure : « la raison pourquoi une même plante produit un aliment et un poison, je la laisse à contempler aux philosophes »1. Il pointe ainsi du doigt trois problèmes fondamentaux qui hantent, souvent de manière implicite, le discours sur les poisons naturels. Le premier est celui de l’incertitude épistémologique dans laquelle ces derniers sont maintenus. On s’attendrait à ce qu’ils soient l’apanage du botaniste, or si les « herbiers » décrivent par le menu les différents effets des plantes vénéneuses et leurs remèdes, et parfois les légendes qui les entourent, ils le font en général sans discours englobant ni réflexion d’ensemble sur la question. Les effets nocifs ou létaux sont énumérés au même titre que le serait n’importe quelle propriété aromatique, médicinale, tinctoriale ou esthétique. La plante est une plante, et l’existence du poison en tant que tel n’est pas l’affaire du botaniste. Les ouvrages de médecine, à l’inverse, entourent le discours sur les poisons d’un lourd appareil réflexif et théorique, qui semble prendre parfois le pas sur la question de la cure. Cela révèle une interrogation profonde, un doute jeté sur la légitimité du discours même : le médecin doit soigner, non pas tuer ; dans quelle mesure et jusqu’à quel point est-il autorisé à parler des poisons ? Et si cette parole n’est ni l’affaire du botaniste, ni tout à fait celle du médecin, à qui appartient alors le discours sur les poisons naturels ? Le deuxième point est qu’avant de devenir, par l’effet du maléfice humain, une création de l’artifice, le poison est une substance naturelle, qui pose la question des causes et des desseins cachés de la nature, donc de la main divine qui les oriente. Pourquoi Dieu a-t-il créé les poisons ? Les a-t-il créés avant ou après la Chute ? Le troisième point est que le poison naturel constitue un signe complexe : souvent biface, il est à la fois, comme le reagal, poison et aliment, ou comme le soulignent fréquemment les ouvrages de médecine, poison et antidote, et c’est ici alors la question de la merveille qui se pose.
2Le discours sur les poisons est donc, dans le domaine scientifique, un discours sans maître véritable, situé au carrefour de plusieurs disciplines connexes. Il trouve, peut-être de ce fait, une place de choix dans les mouvements littéraires de la deuxième moitié du XVIe siècle français, car se déploient alors d’une part la poésie et le dialogue scientifiques, qui envisagent la nature sous son aspect essentiellement positif, et d’autre part les histoires prodigieuses ou tragiques, et les anticipations apocalyptiques, qui exhibent et dissèquent le visage noir d’une nature hostile, porté par les peurs collectives de la fin du siècle. L’examen du discours sur les poisons naturels dans ces textes littéraires permet ainsi non seulement de mieux saisir le visage « ordinaire » du poison dans la culture du XVIe siècle finissant, mais aussi de s’apercevoir que les paroles croisées des poètes, des moralistes et des théologiens se frottent aux discours scientifiques autant qu’elles conditionnent en bonne part ces derniers.
Les ambiguïtés de la nature
3Dans la littérature de la seconde moitié du XVIe siècle français, où se côtoient hymnes à la Création et poèmes apocalyptiques, le discours sur les poisons s’installe ainsi dans une tension révélatrice de l’ambivalence plus générale du rapport à la nature. L’existence de poisons naturels n’est en effet contestée par personne, puisque la longue tradition botanique et médicale qui les décrit par le menu atteste de leur existence depuis la nuit des temps. Or c’est justement la question de l’origine qui est d’abord en cause, car les poisons font partie du paysage créé par Dieu au Troisième Jour. Le discours sur les poisons a de ce fait spontanément partie liée avec celui sur les merveilles de Nature. Leur existence, comme celle des monstres, est fréquemment présentée comme un symbole de la vigueur et de l’admirable variété de la natura naturans ; elle témoigne en particulier, Thevet le rappelait, de la capacité de cette dernière à concilier les contraires. Le discours sur les poisons s’inscrit ainsi dans la double topique de la diversité des choses et de la concordia discors, et leur présence nombreuse et multiforme est le signe de l’ingéniosité paradoxale du créateur divin. Guillaume du Bartas, dont La Sepmaine2 fut, on le sait, un colossal succès de librairie dans toute l’Europe3, ne craint pas de s’extasier, faisant de l’existence des poisons le signe ultime de la toute puissance divine et de la diversification naturelle née de l’acte créateur :
Et que diray-je plus ? ô bon Dieu ! n’est-ce pas
Un œuvre de tes mains, qu’on void à chasque pas,
Voire en chasque gazon, cent et centre autres plantes
En couleur, en effect, en forme differentes ?
Et que chascune encor cueillie en sa saison,
A l’un est antidote, et à l’autre poison :
Est or’ cruele, or’douce : et contraire à soy-memes
Donne tantost la vie, et tantost la mort blesme.4
Le discours des médecins n’est pas différent :
Encore que toutes ces choses que nous avons dictes des venins soyent vraies, si est ce que quelquefois la nature s’en ayde. Mesmes nous voyons comment la plus part des medecines dont nous usons, sont prises des venins : et comment aussi (ce que nous dirons au commencement de nostre second livre) les contrepoisons souventesfois sont faictes d’une partie des venins meslée avec autres simples en quantité bien accomodée. Et ce qui est encore plus esmerveillable, il se trouve des venins qui font contrepoisons les uns des autres.5
4C’est manifestement la figure du poison en Janus qui fascine l’observateur de la nature, idée qui s’exprime à plein chez du Bartas :
La Tuscane ferule est du bœuf le trespas,
Mais de l’asne tardif le savoureux repas.
Tout de mesme void on la cigue rameuse
Utile aux estourneaux, aux hommes venimeuse.
On sait que la rosage aux mulets est poison :
Toutesfois elle sert d’aspre contre-poison :
A l’homme empoisonné. Quelle cruelle peste
Est plus que l’Aconite au corps humain funeste ?
Et son jus toutesfois guerit le mal ardant
Qu’un serpent de sa queue en nos corps va dardant.
O boisson magnanime ! ô peste genereuse !
O superbe poison ! ô plante desdaigneuse !
Qui tue sans escorte, et qui contre nos corps
Ne veut avec secours desployer ses efforts :
Venin qui laisse en paix nos membres, s’il y treuve
Quelque autre fort venin : car adonc il espreuve
Sa force contre luy, et d’un secret duel
Fort à fort, seul à seul, cruel contre cruel,
Il combat si long temps, si long temps il estrive,
Qu’en fin meurt, l’un et l’autre, afin que l’homme vive.6
5La clôture paradoxale de ce fragment témoigne ainsi d’une lecture de la nature qui se refuse à voir dans les « venins » autre chose que la main bienveillante de Dieu. La Creation, poème attribué à Agrippa d’Aubigné7, évoque les plantes vénéneuses avec une identique béatitude :
Aucunes herbes sont manifeste poyson,
Autres, ayant effect d’en donner, guerison.
Quel effect merveilleux est ce quant à nature
De deux herbes qu’on voyt pareilles en structure,
De tiges, feilles, fleurs se ressembler sy bien
Que l’une à l’autre n’est dissemblable de rien,
Fors un peu en hauteur, l’une est mortelle peste,
L’autre son anthidote et cure manifeste !
Tout poyson se peut bien manier seurement,
Mays l’herbe de Mailherne on ne peut autrement
Du bout du doyt touscher qu’escarre ne soyt faicte
Au membre, tant elle est de sa nature infecte.
Manger l’hironque verte empoysonne le corps,
Qui cuite sur la brayse ou bien boullie, est lors
Pure de tout venin : sa decoction mise
Avec certain poysson luy sert de sauce exquise.8
6Ces poèmes, cependant, s’inscrivent dans un contexte bien précis : celui de la louange de la création divine. Ils traitent du Troisième Jour et non de la nature contemporaine. Et s’ils répondent ainsi à une première question, qui est que Dieu a bien créé les poisons dès l’origine9, ils laissent l’avenir en suspens. Or à la fin du XVIe siècle, le sentiment que le monde marche à sa fin prochaine, dont témoignent à la fois le thème apocalyptique et celui du vieillissement du monde, implique une autre lecture de la question des poisons. L’éloge de la variété se fait perception d’une inquiétante ambiguïté :
La terre, qui est le plus doux et traictable de tous les elemens, qui est nostre commune mere de tous, qui nous reçoit estans nez, nous nourrit, et nous sustient, puis en fin nous reçoit en ses entrailles comme en un lict, et nous garde jusques à ce que nostre Dieu nous appelle pour comparoistre à son jugement, et neantmoins elle produit tous les venins et poisons desquelz nostre vie est journellement assaillie.10
7Ces propos, tenus par Pierre Boaistuau dans Le Theatre du monde, sont représentatifs de cette tension dans laquelle s’installe le discours sur les poisons naturels. Entre le Troisième Jour décrit par Du Bartas ou D’Aubigné et le monde contemporain s’est produite la Chute. Il est alors logique de considérer que l’expulsion du couple adamique hors du Paradis terrestre a modifié la signification de l’existence des poisons naturels. La poésie scientifique du XVIe siècle, qui constitue un relais important des approches philosophiques et théologiques de la nature à destination du public des curieux, ne manque pas de soulever la question. Scève, sans nommer spécifiquement les poisons, rappelle ce qui est alors une évidence :
La terre, qui tout bon devoit bonne porter,
Commença des chardons et ronces à getter,
Et de soy engendrer mainte vermine immonde
Pour plus les molester multiplians ce monde.11
8Et Du Bartas lui-même, dans la Seconde Semaine, qui raconte l’histoire du monde et non plus sa naissance, énumère en un saisissant résumé les principaux poisons que nous inflige la nature pour châtiment :
Tout cela serait peu, si cruelle marâtre
Elle ne produisoit le furieux Solatre,
Le Jusquiane noir, et le Pavot frilleux,
Pesant, demange-chair, frisonnant, sommeilleux,
le Carpase engourdy, l’estoufante Ciguë,
Glace-pieds, glace-mains, sanglotante, oste-veuë :
L’Ache Sardonien, retire-nerf, riard :
Le Napel brule-langue, enfle-lèvres, criard :
L’Aconite pleureus, la constupante Ixie ;
La Psille attriste-cœurs, engendre-hydropisie :
L’Ephemere Colchois, demangeur, ronge-flanc :
La froide Mandegloire, et l’If allume-sang :
Plantes, dont la racine, ou le suc, ou la graine,
Nous cause avant saison une mort inhumaine.12
9L’existence de ce double discours au sein de l’œuvre d’un même auteur témoigne donc de ce que le caractère ambivalent du poison n’est pas tant dans la dualité de ses effets (poison et antidote en une même plante) que dans le fait que celle-ci soit en quelque sorte la trace tangible d’un avant et d’un après. Tout le problème du poison naturel est que la Chute semble avoir rompu l’équilibre qui présidait à sa création et brouillé le message divin.
10Il convient donc de plus en plus de considérer les poisons avec effroi et révérence, et non comme l’indice positif d’une création heureuse et « esmerveillable ». Boaistuau, par exemple, se refuse à y voir, même à l’origine, autre chose qu’un signe négatif :
C’est assez doncques (ce me semble) curieusement recherché les propriétés estranges de plusieurs plantes. Reste maintenant de monstrer les vertus admirables de celles qui ont puissance de deffaire l’homme, pour l’usage duquel non seulement les plantes, mais tout ce qui est contenu au pourpris de ce monde visible, est, et a esté créé : Et neantmoins afin de le tenir en bride, et qu’il ne dressait ses cornes trop hault, ou qu’il ne fust par trop enflé d’orgueil et d’ambition, le seigneur a voulu créer de petites plantes et racines, qui ont pouvoir à tous les moments du jour de rabatre et brider son audace, mesme de luy avancer sa mort.13
11Christofle de Gamon, dans sa Semaine contre celle du sieur Du Bartas14, s’élève violemment contre les légendes qui selon lui accompagnent le discours sur les poisons et oppose la sèche scientificité de Dioscoride aux fantaisies de Pline15. Deux déplacements importants se produisent dans son « Troisième Jour », par lequel il répond à celui de Du Bartas : l’énumération des poisons végétaux a disparu et le chant s’ouvre par une longue métaphore filée assimilant l’une à l’autre la rhétorique ornée des discours trompeurs et le travail de l’empoisonneur :
Les escrits enchanteurs qui produizent au Monde
D’une feconde veine une vaine faconde,
Qui gauchers au devoir, architectes d’erreurs,
En succrants leur venin, font humer aux lecteurs
Leur douce tromperie, et dont l’expérience
Veut que nous leur fermions l’huis de nostre croyance,
Sont à ceux tous pareils qui dans le clair cristal,
Et le nacre emperlé, servent le Reagal,
Qui font dans l’or meurtrier, que trahi, l’on dévore,
Le mortel Aconit, l’Absynthe et l’Hellébore,
Pour moy, j’aime bien mieux beaucoup moins me peiner,
Et dans des plats de terre, un bon mets vous donner
Que vous servir dans l’or, seduizant vostre veüe,
Pour lamproye un serpent, pour persil la cigue.16
12Ce n’est donc pas un hasard si, à l’ouverture d’un chant consacré en partie à la description des plantes, le « suc » trompeur de la parole humaine est assimilé à un poison, la louange bartasienne des poisons étant ici explicitement mise en cause par le jeu de la métaphore.
13Mais si l’on veut comprendre toute la difficulté du discours sur les poisons naturels, il est nécessaire de prendre en compte encore un dernier paramètre, qui est celui de la réception de Pline. L’Histoire naturelle, en effet, dont le succès fut considérable durant tout le siècle, transmet à la culture renaissante un texte qui fait l’éloge de la Terre mère, qu’à peu près tous les auteurs ayant traité de la nature ont peu ou prou recopié. Or ce texte se clôt par un passage que les imitateurs de Pline évitent en général soigneusement de conserver, car il affirme que la terre a créé les poisons pour faciliter le suicide. L’homme malveillant en a ensuite détourné l’usage : « Avouons la vérité : la terre a créé un remède pour supprimer nos maux, nous en avons fait un poison pour supprimer la vie »17. Or Pontus de Tyard n’a pas craint de reprendre ce passage, sous la protection de la prétérition, faisant se rejoindre de manière surprenante au sein d’un même texte la question de la Chute, celle de la clémence de la terre et celle du suicide :
Mais quelque part que ce fust, le lieu estait accomodé d’une temperie esmerveillable, dans lequel l’homme sans la desobeissance, eust tousjours resenti la Terre benigne et feconde, à la satisfaction de son appetit. Mais depuis, elle comme ministre de la justice divine, accomplissant les menaces de Dieu, se fait rebourse et difficile à nos desirs : et de mere gracieuse, ou soucieuse nourrice qu’elle estoit, se fait rude, desdaigneuse, et espargnante marâtre. Toutesfois (reprint le Curieux) elle merite encor avec assez de raison le nom de mere, nous favorisant plus qu’aucun autre Element. Car le feu brusle, et deseiche en trop d’extremité : l’Air souvent espessi en obscures nuées, comme despité, darde et descoche sur nous la fureur des vents et des tempestes. L’eau s’esleve et evapore en brouillars, s’endurcit en gresle, se desguise en neige, s’escoule en pluye, s’enfle en flots et ondes, se precipite en torrens, et le tout comme taschant de nous incommoder. Mais la Terre benigne, favorable, et pitoyable mere, nous reçoit naissans : nous nourrit, naiz : nous soustient nourris : et d’un service officieux engendre et produit infinis fruits, et recognoist nostre moindre diligence, d’une abondante et bien payée usure. De quelque libéralité nous respand elle les diverses senteurs, saveurs, liqueurs, gommes, et autres telles siennes gracieuses fertilitez, toutes offertes non simplement au necessaire usage, mais encores à la conservation, et délectation de nostre vie ? Vrayment si avec Pline je ne l’ose remercier des venins qu’elle produit, compassionnée du long, ennuyeux et miserable vivre de ceux qui travaillez insupportablement peuvent avec facilité, en beuvant, avaller presque insensiblement, voire delectablement la mort non douloureuse. Et sont par ce moyen relevez de la peine de s’estouffer, l’esprit resserré dans le cœur, par l’horrible estreinte d’un licol : ou desnaturement le noyer en la froide profondeur des puits ou des rivieres : ou par effroyable précipice, se dessirer brutalement le corps en mille pieces : ou d’une desesperée force, avec leurs propres mains s’ouvrir d’une espée cruellement le cœur. Si (voulois-je dire) je ne l’ose remercier de cecy, je puis toutes-fois confesser grande obligation de son dernier bien-fait : quand delaissez de toute autre Element, et privez de la vie, elle nous reçoit en son giron, et couvrant le corps, autrement en danger d’estre ensevely aux ventres des chiens, des loups, ou des oiseaux, porte apres nostre vie les monumens, sepulchres et enseignes, qui peuvent d’eternelle durée nous consacrer à l’immortalité.18
14Le passage de Pline, que nul n’ignore et que Tyard lui-même ne reprend que de manière partielle, pose cependant l’intéressante question de la responsabilité humaine, soulevée également par la Bible. Si l’on ne sait pas quel sens donner à la présence des poisons, on peut en revanche réfléchir au rôle déterminant de la main humaine. Dans un tel contexte, qu’en est-il alors du discours médical ?
Les embarras du discours médical
15Le refus même de tout discours sur les poisons, tel qu’on le trouve exprimé chez Christofle de Gamon, pourrait n’être qu’anecdotique si l’on n’en rencontrait également des traces bien plus nettes dans les ouvrages médicaux, particulièrement dans ceux destinés à un large public. Une telle position, cependant, qui modèle semble-t-il assez profondément les consciences, ne va pas sans difficultés, et l’on retrouve ici une tension identique à celle qui traverse la littérature. D’une part, en effet, la théologie chrétienne a dès l’origine posé des jalons essentiels, en particulier dans ce texte important pour le XVIe siècle que sont les Homélies de Basile de Césarée sur l’hexaméron. Dans son optimisme tout hellénistique, le Père cappadocien du IVe siècle légitime les poisons et définit le rapport du médecin aux poisons naturels d’une manière qui contredit en partie l’opinion de la fin du siècle. Dans la traduction que donne de l’hexaméron de Basile le théologien protestant Lambert Daneau19, deux points nous intéressent parmi ceux qui sont mis en valeur par la capitulation ajoutée par le traducteur : « Qu’il ne faut accuser Dieu pour avoir fait les mauvaises herbes, qui nous nuisent. Car il nous a donné le moyen de nous en pouvoir garder », et « Que les herbes venimeuses ont certain usage, et bon à quelque chose ». Si l’on retrouve ici la source probable de la topique renaissante (les plantes empoisonnées se justifient parce qu’elles sont consommables par certains animaux, « comme les estoumeaux mangent de la ciguë, afin qu’il ayent le corps plus dispos » ou comme « l’hellébore sert de viande aux cailles »), le Père grec et son traducteur soulignent un autre point qui justement fonde tout le problème du rapport aux poisons naturels : celui de leur usage par l’homme. L’existence des poisons naturels, en effet, ouvre un espace dans lequel va pouvoir s’exercer le libre arbitre, puisque pour se prémunir des poisons, l’homme « a la raison, et l’art de medecine, art propre pour luy monstrer ce qui est bon ». Le médecin, placé dans une situation délicate, est ainsi ramené dans le jeu par la théologie, car il est en quelque sorte la réponse raisonnable et rationnelle opposée par l’homme aux dangers de la nature20. Les plantes vénéneuses, ainsi, peuvent non seulement être « appropriée[s] par les medecins pour faire quelque recette et servir à quelque remede » (« comme les medecins font venir le dormir en donnant des Mandragores » ou « apaisent les grandes douleurs du corps, baillant de l’opiate »21) mais leur connaissance est ce par quoi l’homme peut réparer partiellement les conséquences de la Chute. D’autre part cependant, les théologiens contemporains participent à la montée en puissance de la démonologie et contribuent ainsi à raviver l’assimilation du sorcier à l’empoisonneur, véhiculant l’idée que celui qui connaît les plantes est inspiré par le diable. On comprend alors que, dans ce contexte particulier de la deuxième moitié du siècle, la position du médecin face au poison soit parfois difficile.
16Le discours sur les poisons naturels, de ce fait, ne paraît pouvoir se tenir qu’à l’ombre de celui sur les poisons artificiels. En tant qu’explorateur des secrets de nature et utilisateur de plantes, le médecin avance en terrain miné : plus il se pose en détenteur de vérités cachées, plus son discours se fait précautionneux. Cardan, ainsi, dans le De Subtilitate, ouvrage dans lequel il prétend justement expliquer ce qui est perceptible par l’expérience mais dont les causes demeurent cachées, se montre particulièrement prudent sur la question des poisons, car si le poison lui-même est à placer au rang des choses merveilleuses, sa réinvention par l’homme doit en être bannie. Autrement dit, si le discours descriptif du botaniste est licite, celui, inquisiteur, du médecin, l’est nettement moins. Se pose donc la question du statut de la connaissance des plantes vénéneuses. Or à l’inverse d’autres médecins, Cardan trouve que l’on meurt peu empoisonné. Et lui qui ne craint aucune expérimentation, ne recule devant aucune merveille, s’interdit ainsi en très grande partie tout discours sur les poisons, officiellement pour ne pas prendre le risque d’en généraliser l’usage :
Pourquoy donc peu de gens perissent ainsi, veu qu’il n’y a pas peu de causes ? Premierement peu sont qui veulent et appetent telle chose. [...] Aussi peu sont qui sachent ces matieres : et les sages et savans ne veulent user de maux exemples : et les indoctes ne le sçauroient faire. [...] Pour conclusion toutes personnes bien instituées ou de Nature ou par art, ne veulent jamais user de la science, qui est seulement pour la ruine de l’homme. Et quant à moy qui ay esté fort curieux de toutes choses qu’il est licite de sçavoir à l’homme, j’ay estimé l’ignorance de telles choses pernicieuses estre preferée à la bonne science : et n’ay jamais cherché telle chose, et si quelqu’un m’en eut offert, je n’en eusse voulu : ains plus tost s’il falloit inventer et excogiter quelque chose, je l’ay mis et traduit à l’aide, secours et caution de l’homme.22
17Mais peut-être plus encore pour ne pas être pris pour un empoisonneur :
Et un empoisonneur est pire qu’un larron, d’autant qu’il est plus difficile d’eviter et fuir les embûches et entreprises clandestines que les manifestes. Pourtant non seulement je n’ay voulu les enseigner ou expérimenter, ains n’ay voulu les sçavoir.23
18Il convient en effet de ne pas sous-estimer le poids des démonologues « rationalistes », eux-mêmes parfois traversés de vues contradictoires. Lambert Daneau, ainsi, n’est pas seulement le traducteur de Basile de Césarée : dans un texte intitulé Deux traités nouveaux tresutiles pour ce temps, le premier touchant les sorciers [...]24, il explique que les sorciers croient empoisonner par quelque formule magique quand c’est le Diable qui, sans leur en livrer pour autant la connaissance, fait agir les puissances naturelles. La magie cède ainsi le pas à la nature25, mais le poison passe dans le même mouvement du côté du Malin, et cela explique les réticences et les précautions des médecins. Car si Cardan est un cas extrême, en prétendant, ce qu’il ne respecte pas tout à fait, ne pas vouloir traiter des poisons, il n’en va pas de même pour d’autres de ses coreligionnaires, qui ont cru bon cependant de s’entourer de multiples précautions oratoires.
19Dans cette France de la seconde moitié du XVIe siècle, deux cas sont ainsi particulièrement frappants, ceux d’Ambroise Paré et de Jacques Grévin. Chacun a consacré aux poisons un traité complet, rédigé en langue française et destiné à un public explicitement non spécialiste. Le traité de Paré, intitulé Des venins et morsure des chiens enragés [...], a une histoire éditoriale intéressante : il prend naissance dans un Traité des morsures, qui figure dans l’édition des Œuvres complètes de 1575, où ne sont mentionnées que quelques généralités sur les venins. Il devient en 1579 un véritable et volumineux Traité des venins qui se clôt par un bref Discours de la licorne. Mais en 1582, le cadre intellectuel s’inverse : le Discours sur la licorne a pris de l’ampleur et est devenu un texte a part entière, à la suite duquel s’insère une forme ramassée du Discours sur les venins. Les venins prennent alors place dans une réflexion sur la merveille, la licorne et les pouvoirs supposés de sa corne. Dans l’édition augmentée et corrigée des œuvres complètes de 1585, cependant, Paré conserve l’ordre de 1579 : le discours sur les venins vient en premier, et la licorne, sans le complément sur les venins, est traitée ensuite. Ces variations témoignent donc du statut ambigu de ces poisons dont on ne sait tout à fait à quel univers ils appartiennent. De la même manière, dès 1579, Paré rédige un premier chapitre justificatif intitulé « Pourquoy l’auteur a escrit des venins ? ». La mise en avant du désir de collaboration avec la justice et surtout l’extrême violence de la cinquième raison parlent d’elles-mêmes :
Cinq choses m’ont incité de colliger des anciens ce petit traicté des venins : dont la premiere est, à fin d’instruire le jeune Chirurgien des remedes qu’il doit user pour promptement survenir aux affligez, attendant le secours du docte Medecin. La seconde, à fin qu’il puisse avoir vraye et exacte cognoissance de ceux qui pourroient estre empoisonnez, pour fidelement en faire rapport à justice, lors qu’il en sera requis. La troisieme, aussi à fin que ceux qui sont residens aux champs, comme les nobles et peres de familles, ayans mes œuvres puissent secourir leurs pauvres sujets, où il seraient picquez ou mordus des bestes venimeuses, ou des chiens enragez, et autres bestes. La quatrieme, à fin que chacun se puisse préserver d’estre empoisonné, et survenir aux accidents. La cinquiesme, est le desir que j’ay tousjours eu et auray toute ma vie, de servir à Dieu et au public, avec protestation devant Dieu de ne vouloir enseigner à mal faire, comme aucuns malvueillans me pourroient taxer : ains je desirerais que les inventeurs des poisons fussent avortez au ventre de leurs meres.26
20Jacques Grévin, de même, dans ses Deux livres des venins, justifie sa position dans l’épître dédicatoire. Traiter des venins, de leurs effets et de leur guérison est :
matieres autant necessaires en ce temps que les malices des hommes sont augmentées et s’augmentent tellement de jour à autre, que nous sommes contraincts par tous moyens d’y employer noz forces ; chaqu’un selon sa vacation à celle fin que ces monstres soyent chassez loing de l’Europe, ou pour le moins tellement descouverts que les inconveniens qu’ils apportent soyent plus aisément surmontés.27
21Car une ambiguïté demeure : si tous les ouvrages postulent une différence absolue entre poisons naturels et poisons artificiels, il faut bien reconnaître que les seconds procèdent des premiers. Ainsi, parallèlement à son propre traité des poisons, Jacques Grévin travaille-t-il à la traduction des Cinq livres des tromperies et impostures des diables, sorcelleries et enchantements du médecin Jean Wier. L’auteur y prend bien soin de distinguer les trois figures du magicien, de la sorcière et du sorcier, ou empoisonneur :
Mais venons maintenant aux sorciers, ou bien s’il nous est licite aux empoisonneurs, lesquels sont nommez par les Grecs Pharmaceues : item Pharmaceutes, et femmes Pharmaceutries, lesquelles ils disent estre coupables d’une art pernicieuse que vous nommerez, si bon vous semble, Magie empoisonneuse. Il est tout certain que telles gens font plusieurs maladies pernicieuses avec des accidents trescruels, par le moyen de quelques médicaments ou venins qu’ils tirent de plusieurs matieres, soit des metalliques, soit des plantes, soit d’aucunes especes d’animaux ou de leurs excrements.28
22La présence maléfique de la figure de l’empoisonneur se tient ainsi comme penchée sur l’épaule du médecin ; à rebours, elle contamine aussi les représentations de la nature même qui, dans sa propension à faire se multiplier les poisons, use parfois de ruses dignes des hommes, dissimulant le poison dans les mets. Boaistuau, illustrant les misères de la famine, rapporte ainsi que :
se trouverent deux femmes, lesquelles ne pouvans plus trouver chose pour apaiser leur faim, mangerent et se remplirent d’une herbe venimeuse nommée Scylla, ressemblant à oignons ou poirreaux sauvages ; et ne sçachans la vertu ou proprieté de la dicte herbe, s’empoisonnerent de telle sorte et maniere que toutes les extremitez des pieds et des mains leur devindrent verdes comme peaux de lezards.29
23Jacques Grévin, quant à lui, s’interroge sur le cas intéressant des champignons vénéneux :
S’il fut jamais necessaire d’escrire les remedes encontre les venins, pour obvier aux inconveniens et aux mortels aguets, lesquels par la malice des homes nous sont dressez le plus souvent : c’est maintenant qu’il faut mettre peine de les recercher et mettre en avant en l’explication de ce poison, lequel ne nous est offert en cachette par nostre ennemy, ny fardé ou desguisé soubs les bonnes viandes : mais plustost poursuivy avecques grand travail par celuy mesme, qui rompt et perd son repos, lors qu’il se leve matin pour aller cueillir le champignon, ou plustost pour chasser apres la mort, comme il ferait apres un lievre. Laquelle toutefois il ne destruict l’ayant trouvée : ains la portant soigneusement en son logis, il s’en repaist, comme d’une viande la plus exquise du monde. Puis qu’il est donques ainsi, et que les hommes sont si friants de ce qui les tue souventefois ; il faut pour le moins qu’ils entendent les moyens de se sauver, et de racoustrer la faute qu’ils auront faicte, et qu’ils congnoissent les moyens de discerner ceux qui sont les moins dangereux entre touts.30
Que faire des poisons naturels ?
24Reste donc à se demander que faire des poisons, « cadeau empoisonné » d’une nature dont on ne sait si elle manifeste ainsi sa clémence ou sa vengeance. Le dernier point sur lequel je voudrais faire quelques remarques est donc celui de la classification des poisons naturels au sein des ouvrages de médecine dont j’ai mentionné les discours préfaciels. La manière de les traiter présente en effet à la fois des constantes significatives et d’importantes variations. Le point constant, certainement le plus fondamental, est l’opposition entre poisons naturels et poisons artificiels. Elle est systématiquement mentionnée, les poisons étant rangés selon les auteurs en deux ou trois catégories. Pour Ambroise Paré, après Jérôme Cardan31, il faut en effet distinguer poisons naturels, poisons par putréfaction et poisons artificiels, distinction qui, comme l’indique explicitement Paré, fonde ensuite leur analyse et leur cure :
Or tous venins et poisons procedent de l’air corrompu, ou des fouldres et tonnerres, et leur esclairs : Ou du naturel des bestes, plantes, et mineraux : Ou par artitifice, et sublimations des meschans, traistres, empoisonneurs, et parfumeurs : desquelles choses se prennent les différences.32
25Les poisons sont ainsi en quelque sorte indexés sur le principe qui leur a donné naissance. Paré, comme Cardan encore, sépare les poisons qu’il assimile clairement au principe physico-chimique général des quatre éléments de ceux, plus mystérieux, qui opèrent pas qualités occultes :
Car tous venins ne font pas leurs effects d’une mesme sorte, et ne precedent lesdits effects d’une mesme cause : car aucuns operent par l’excez des qualitez elementaires, desquelles ils sont composez : autres operent par leur proprieté specifique ou secrette : dont aucuns tuënt plustost, les autres plus tard. [...] Les venins qui operent par leur vertu specifique, ne le font pas, parce qu’ils sont chauds, froids, secs ou d’humidité excessive : mais c’est parce qu’ils ont ce naturel particulier des influences celestes, contraires à la nature humaine.
26Que ce soit par déséquilibre élémentaire ou par mise en œuvre d’une puissance clairement opposée à l’homme, le poison rejoint, dans ses manifestations, les représentations d’une nature que la Chute a pour certains simplement déséquilibrée, pour d’autres transformée en une furie vengeresse. C’est en tout cas l’opposition entre poisons par « qualités manifestes » et poisons par « qualités occultes » qui est pour Paré, fondamentale. La distinction entre ces deux types transcende les différences de règne (poisons animaux, végétaux, minéraux) selon lesquelles Paré classera ensuite les productions néfastes de la nature, n’établissant pas ainsi explicitement de différence entre « venins » et « poisons », presque systématiquement donnés pour synonymes. Chez Cardan, dans un texte antérieur à celui de Paré, les choses sont encore plus nettes : contre l’ordre logique suivi par tous les autres médecins de son temps, il ne traite pas des venins dans un livre séparé mais en range l’examen (très partiel, comme nous l’avons dit) dans le second livre du De Subtilitate consacré à l’exposé de sa physique élémentaire. L’exposé sur les poisons naturels par qualités manifestes est donc, suivant une logique somme toute impeccable, rangé dans l’examen des quatre éléments. Jacques Grévin procède tout autrement : s’il sépare bien venins artificiels et naturels,
il nomme venin naturel celuy lequel est ou une partie des quatre elemens ; ou faicte d’iceux sans aucun artifice. L’autre est celuy lequel est meslé à l’appetit de l’empoisonneur ou autre manouvrier, comme est l’Arsenic, la Ceruse, et autres telles compositions dangereuses, l’ignorance desquels nous doit servir au lieu doctrine,33
27il rappelle que les médecins classent les choses relevant de la médecine en trois catégories : naturelles (dont le corps humain est composé : éléments, complexions...), non-naturelles (qui agissent sur le corps : nourritures, médicaments, dont font partie « les venins aussi, si nous les considerons en leur seule naissance et nature ») et contre nature (maladies, accidents...). Ce rappel des principes médicaux fondamentaux lui permet d’établir une classification satisfaisante sur le plan médical mais qui apporte aussi, implicitement, une réponse aux interrogations fondamentales sur les desseins de la nature :
Le venin donques qui de soy-mesme n’est ny bon ny mauvais, estant rapporté au corps, est faict contre nature. Parquoy nous dirons que le venin consideré en soy est une chose non naturelle, laquelle entrée dans le corps humain est cause ou d’une entiere corruption, ou d’une tresgrande offence en iceluy : et ce ou par une qualité excessive, ou par une proprieté naturelle et cachée, ou bien par une totale conjuration et commun consentement de sa nature.34
28Le venin, chose « non naturelle », c’est-à-dire extérieure au corps, est en quelque sorte une substance neutre ; il ne devient « contre nature », c’est-à-dire néfaste, que lorsqu’il est ingéré, c’est-à-dire en réalité, le plus souvent, administré, ce qui suppose l’action de la main de l’homme. De ce fait, l’ouvrage de Grévin est divisé en deux livres, l’un qui concerne les venins, l’autre les poisons. Il établit ici une distinction lexicale et scientifique explicite : « venin » est un terme générique, quand « poisons » désigne un venin que l’on prend par la bouche (distinction que l’on retrouve aussi chez Matthiole, dans son commentaire à Dioscoride35). Grévin ajoute que « poison » a donné le terme « empoisonneur », celui qui administre le poison. L’opposition entre poisons naturels et poisons artificiels, de même qu’entre poisons végétaux et minéraux ou animaux, est ainsi neutralisée au profit d’une opposition entre les venins, nécessairement accidentels, et les poisons, délibérément délivrés, au rang desquels il range aussi bien des plantes, comme l’aconit ou la ciguë, des animaux, comme le lièvre marin ou la sangsue, que des poisons élaborés par la main de l’homme, comme la céruse ou l’arsenic. Le spectre de l’empoisonneur, dont je disais qu’il était penché sur l’épaule du médecin face à la légitimité de sa propre parole, hante donc aussi les principes classificatoires régissant les productions naturelles. Matthiole commentant Dioscoride évoque ces problèmes de classification, en tension entre séparation des règnes et séparation des venins et poisons, de même qu’il se pose la question de savoir s’il convient de séparer poison et antidote, la présence des seconds étant certainement le signe que le traité est bien un traité de médecine et non de « magie empoisonneuse » :
Quant à moy, suivant Dioscorides j’ay mis les traittez des poisons, et des bêtes venimeuses, tout en un Livre. Neantmoins chacun en fera comme bon lui semblera. Toutesfois on le peut diviser en plusieurs parties, dont la premiere sera des poisons qu’on prend par la bouche : la seconde sera attribuée aux morsures des chiens enragez : la troisieme montrera les signes et accidents qui viennent à ceux qui sont mordus ou piquez des bestes venimeuses : la derniere parlera des remedes de tout. Toutefois ayant bien digeré cela en mon esprit, pour mettre en un bloc toute la doctrine de Dioscoride, et n’embarraser les Lecteurs de tant de sections : nous avons mis ensemble, et les signes, et les accidens, et les remedes (encores que Dioscoride les eût separez par chaptires) à ce que ceux qui les liront, treuvent ce qui est requis en cette matiere tout d’une suite. Cet ordre a été observé cy-dessus par Dioscoride, quand il a parlé des poisons en general : car il n’a pas separé les signes des remedes.36
29Autre aspect révélateur des interactions entre l’image de la nature et le statut des poisons : l’étalonnage des poisons naturels par rapport aux poisons artificiels. Les avis sont ici parfois parfaitement opposés. Ainsi Ambroise Paré, manifestement hanté par la figure de celui qu’il nomme sans cesse « le traître empoisonneur et parfumeur », est persuadé que les venins occultes sont les plus puissants :
Or si le venin opere par qualité occulte, le prognostic et la cure en sont fort difficiles : et alors faut avoir recours au theriaque, pource qu’en sa composition il y entre des venins chauds, froids, secs et humides, et pourtant il resiste à tous venins, et principalement aux naturels, comme des bestes, plantes et mineraux, et non aux artificiels, desquels à la mienne volonté que jamais homme n’eust mis la main à la plume pour en escrire, et n’eussent jamais esté inventez, à fin que nous n’eussions à combatre que les naturels des bestes, pource qu’on s’en peut mieux garder, que de ceux qui sont faicts par la malice des traistres, meschans bourreaux, empoisonneurs et parfumeurs.37
30Cardan, à l’inverse, postule que les poisons naturels sont dotés d’une puissance intrinsèque infiniment supérieure, parce que la nature est supérieure à l’homme :
Les plus vehemens et les plus presens sont ceux qui sont faicts de Nature, qui part tout surmonte l’artifice, toutesfois ils sont rares : ceux qui sont par artifice, sont tresfrequens, entendu que le genre humain est trop plus pire à excogiter les maux que n’est Nature. Donques en exemple rare. Nature n’a estimé celuy estre deshonneste d’estre surmonté des hommes en l’ excogitation des maux, mais que toutefois la palme et la gloire de la magnitude du faict demeure vers elle.38
31Dernière chose, enfin, la classification des poisons entraîne des dispositifs plus généraux dans lesquels on note que subsiste fortement l’idée que le poison est le fruit d’une nature « esmerveillable » : le traité d’Ambroise Paré sur les poisons et les venins est intrinsèquement lié à son discours sur la licorne ; il a été publié en ouvrage séparé avec le traité sur la mumie ; chez Paré comme chez Grévin, le discours sur les poisons est aussi l’occasion de passer en revue un bestiaire fantastique au sommet duquel trône le basilic. Que ce soit le visage fantastique de la nature ou la figure inquiétante de l’empoisonneur, le discours sur les poisons naturels à destination du public curieux s’inscrit donc dans un système complexe de représentation de la nature dans lequel la théologie, la philosophie aussi bien que le poids culturel des écrits antiques ont leur mot à dire. On citera pour finir le cas d’André Thevet, qui se met à décrire par le menu les propriétés d’un arbre vénéneux, l’ahouaï, à l’occasion de l’évocation des pratiques de sorcelleries des indigènes d’Amérique. Il confesse alors devoir se retenir de ne pas dévier de son propos vers une étude plus générale des poisons, comme si l’invocation du sorcier provoquait l’envie irrésistible de décrire les forces naturelles qui lui sont, consciemment ou inconsciemment, associées :
Je me deporte de vous descrire icy la proprieté de plusieurs autres arbres, portans fruits beaux à merveilles, neantmoins autant ou plus veneneux que cestui cy dont nous parlons, et duquel vous avons icy presenté le pourtrait au naturel.39
32Si donc la liste des poisons et antidotes est globalement, d’un ouvrage à l’autre, la même, c’est à la fois le type des ouvrages dans lesquels on les trouve évoqués en même temps que la variété des approches et des mises en discours qui me semblent ici révélateurs de la relation difficile mais fascinée qu’entretiennent les lecteurs de la fin du siècle avec les poisons.
Notes de bas de page
1 A. Thevet, Les Singularitez de la France Antarctique [...], [1557], Paris, les héritiers de M. de la Porte, 1558, ch. 61, f. 121v°.
2 Nous citons dans l’édition donnée par Y. Bellenger, Paris, S.T.F.M., 1992.
3 Attesté par des traductions en treize langues, la rédaction de deux commentaires (Simon Goulart, Pantaleon Thevenin) et au moins quarante-deux rééditions en langue française en environ trente ans.
4 G. du Bartas, op. cit., III, v. 647-654.
5 J. Grevin, Deux livres des venins, ausquels il est amplement discouru des bestes venimeuses, theriaques, poisons et contrepoisons, Anvers, Christofle Pantin, 1568, p. 23.
6 G. du Bartas, op. cit., III, v. 655-674.
7 Attribution aujourd’hui considérée comme erronée avec une quasi-certitude.
8 La Creation, dans Œuvres complètes, Genève, Slatkine reprints, 1967 [1874, t. 3], p. 366. Voir G. Banderier, « Lumière du monde », la Création attribuée à Agrippa d’Aubigné : contribution à l’étude de la poésie scientifique en France, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000.
9 Les Homélies de Basile de Césarée sur la Genèse, qui forment le plus scientifique des hexaméra antiques, précisent selon la traduction renaissante de Lambert Daneau, « Que les propriettez & qualitez furent en chaque plante premièrement créées, telles, que nous les voyons aujourd’hui », in La Physique Françoise [...], Genève, Eustache Vignon, p. 199.
10 Pierre Boaistuau, Le Theatre du monde, Anvers, C. Plantin, 1580, p. 144-145.
11 M. Scève, Microcosme, éd. E. Giudici, Cassino, Garigliano, Paris, Vrin, 1976, v. 373- 376.
12 G. du Bartas, « Les Furies », Seconde Semaine, Paris, S.T.F.M., 1991, v. 141-154.
13 P. Boaistuau, « Histoires mémorables de plusieurs Plantes avec les propriétés et vertus d’icelles », Histoires prodigieuses, éd. G. Mathieu Castellani, Paris-Genève, Slatkine, 1996, p. 237.
14 C. de Gamon, La Semaine contre celle du sieur du Bartas, Paris, C. Morillon, 1609.
15 « Pline qui ne deffent à ses crayons legers / De figurer les traits des contes mensongers, / Dans son tableau tracé de couleurs differentes, / Grifonne aux simples yeux ces grotesques plaizantes. / Mais cet amy d’Antoine [i.e. Dioscoride] et ceux qui l’imitant / Des Simples simplement les vertus vont traitant, / Ne trahissent menteurs, par ces fausses merveilles / Du curieux lecteur les crédules aureilles. / Ne nous font tresbucher en tant d’autres erreurs / Où tu fais en brunchant, bruncher mille lecteurs », C. de Gamon, op. cit., « Troisième Jour », p. 94.
16 C. de Gamon, ibid., « Troisième Jour », premiers vers, p. 57-58.
17 « La terre prodigue les plantes médicinales et ne cesse d’enfanter pour l’homme. Même les poisons, on peut bien croire que c’est par pitié pour nous qu’elle les a créés, pour éviter que dans notre dégoût de la vie, la faim, genre de mort le plus contraire aux bienfaits de la terre, ne nous consume par une lente usure, que les précipices ne dispersent les lambeaux de notre corps, que le supplice du lacet ne nous torture à contresens, en enfermant le souffle que nous cherchions à rendre, qu’une mort cherchée au sein des flots ne mette notre corps en pâture, en guise de sépulture, ou qu’il ne soit déchiré par le tourment du fer. Oui, dans sa pitié elle a produit ces substances si faciles à absorber, pour que nous puissions nous éteindre avec notre corps intact et tout notre sang, sans aucun effort, comme en étanchant notre soif. Après une telle mort, ni les oiseaux, ni les bêtes sauvages ne viennent toucher le cadavre et celui qui est mort pour lui-même est conservé pour la terre. Avouons la vérité : la terre a créé un remède pour supprimer nos maux, nous en avons fait un poison pour supprimer la vie », Pline, Histoire naturelle, II, LXIII, éd. J. Beaujeu, Paris, Les Belles Lettres, 1950, p. 68-69.
18 P. de Tyard, Les discours philosophiques, « L’Univers », Paris, L’Angelier, 1587, f. 277 v° – 278 r°.
19 La Physique Françoise, éd. cit., p. 195 et 196 pour l’ensemble des citations.
20 L’idée, ainsi, s’en retrouve partout, y compris chez ceux qui ont des poisons naturels la vision la plus sombre, comme Boaistuau : « S’il y a quelque chose digne d’estre considerée en toutes les principales parties de Medecine, certainement c’est celle qui verse en cognoissance et recherche de la nature et proprieté des plantes : car outre la commune utilité qu’elles apportent au genre humain, encore y descouvrirons nous une antiquité si grande, que nous ne la pourrons apprehender, sans une extreme admiration : Car estant presque tous les ars inventés si tost que l’homme fut crée de Dieu, et par après augmentés par l’industrie de plusieurs, les seules herbes, et plantes soudain après la Creation des Elemens, et lors qu’il n’y avoit encores homme vivant sur terre, sortirent (suyvant le commandement du Seigneur) des cavernes et entrailles de la terre, garnies de leurs propres et divines vertus », Histoires prodigieuses, éd. cit., p. 226.
21 Lambert Daneau, op. cit., p. 196.
22 Girolamo Cardano, Les livres de Hierome Cardanus medecin milannois, intitulez de la Subtilité & subtiles inventions, ensemble les causes occultes, & raisons d’icelles, traduit de Latin en Françoys par Richard Le Blanc, Paris, L’Angelier, 155, f. 68 r°.
23 G. Cardano, ibid., f. 444 v°.
24 J. Baumet, 1579.
25 Cf. dans le présent volume la contribution de Marianne Closson.
26 A. Paré, Œuvres, [1575], Barthélémy Macé, 1607, p. 748.
27 J. Grévin, op. cit..
28 Jean Wier, Cinq livres des tromperies et impostures des diables, sorcelleries et enchantements, traduits par J. Grévin, Paris, J. Dupuy, [1567], rééd. 1569, chap. 50,
29 P. Boaistuau, Le Theatre du monde, éd. cit., p. 134.
30 J. Grévin, op. cit., p. 266-267.
31 « Car aucuns venins sont par nature comme choses qui naissent, et les plus dangereux sont des serpens : aucuns sont de putrefaction, dont est la peste, et ceus qui sont faicts par artifice, qui estoyent appelez au temps passé cuis, en latin maintenant sublimez », op. cit., f. 66 r°.
32 A. Paré, op. cit., p. 757, ainsi que pour les citations suivantes.
33 J. Grévin, op. cit., p. 8.
34 Ibid., p. 4.
35 « Dioscoride ayant amplement parlé des poisons, qui pris par la bouche, alterent, corrompent, detruisent, et ruinent nos corps, il conclud de traitter ensuite des venins procedans des picqueures et morsures des bêtes venimeuses », Pietro Andrea Mattioli, Les commentaires de M.P. André Matthiole [...] sur les six livres de la matiere medecinale de Pedacius Dioscoride anazarbeen. Traduits de Latin en François par M. Antoine du Pinay [...], [1572], Lyon, J.B. de Ville, 1680, f. 579.
36 Ibid.
37 Paré, op. cit., p. 757.
38 Cardan, op. cit., f. 66 r° – v°.
39 A. Thevet, op. cit., f. 66v°.
Auteur
Université de Bordeaux, TELEM – EA 4195
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