Conclusion
p. 309-330
Texte intégral
En Allemagne, l’hégélianisme avait complètement échoué à arrêter le progrès du matérialisme ; en fait, il a précisément été introduit en Grande-Bretagne pour remplir cette tâche.1
1Il est conventionnel de penser que James Hutchison Stirling, par son livre The Secret of Hegel (1865), a été le premier à véritablement introduire Hegel sur la scène philosophique en Angleterre, et qu’il l’a fait pour défier l’avancée de l’esprit scientifique et combattre la « crise victorienne de la foi ». La question est plus complexe qu’il n’y paraît car il est difficile de réduire l’opposition au matérialisme en Grande-Bretagne à une réaction orchestrée par un courant idéaliste qui serait allé chercher à l’étranger, en Allemagne, une philosophie considérée par nombre de philosophes et de théologiens britanniques de l’époque comme terriblement technique et diablement aride. Il faut bien admettre qu’une telle interprétation ne peut susciter qu’un sentiment d’incrédulité, car comment penser que l’hégélianisme, dont Mansel écrivait qu’il était une caricature métaphysique de la doctrine chrétienne2, puisse fédérer l’ensemble des adversaires du matérialisme et de l’agnosticisme. Par une certaine ironie de l’histoire, les allemands eux-mêmes, tentant à leur façon de se défendre face au progrès du scientisme, avaient à la même période, à partir des années 1860, préconisé un retour à Kant en récusant l’hégélianisme, déjà fragilisé par ses querelles internes, et éprouvé un intérêt certain pour la philosophie empiriste britannique, notamment celle de John Stuart Mill, la cible préférée des idéalistes anglais. Ce chassé-croisé a quelque chose d’étonnant, d’autant plus qu’on ne peut affirmer que les anglais ne savaient pas ce qui se passait en Allemagne à cette époque : Bradley, alors même qu’il écrivait Ethical Studies, avait déjà pris connaissance du livre d’Otto Liebmann, Kant und die Epigonen et s’était mis à lire Lotze3.
Un idéalisme de combat
2Pour tenter de résoudre, au moins partiellement, cette énigme que représente l’idéalisme britannique, nous sommes parti du principe que Bradley, dont le moment philosophique s’étend des années 1870 aux années 1920, était un représentant symptomatique du mouvement néo-hégélien, un témoin privilégié et un acteur essentiel. Du fait de la mort précoce de Green en 1882, de la longévité philosophique de Bradley et de ses rapports ambigus vis-à-vis de Hegel, de la religion et de la science, et plus encore peut-être à cause de la lucidité souvent ironique avec laquelle Bradley analyse le cours du monde, ce parti pris nous apparaît non seulement justifié mais aussi riche d’enseignements sur le mouvement néo-hégélien dans son ensemble, et sur la situation de l’histoire des idées en Grande-Bretagne dans cette période troublée. Notre étude a reposé essentiellement sur la phase montante de l’idéalisme philosophique, avant son apogée qui culmine avec les monismes de Bradley et de Bosanquet ; de ce fait, et sans que nous fassions jouer cette perspective à la manière d’un interdit stérilisant, nous avons été contraints d’adopter un regard prospectif et non rétrospectif. Ce faisant, nous avions l’espoir qu’il nous serait possible d’échapper à cette forme de désenchantement qui semble frapper les analyses habituelles du courant néo-hégélien, et qui tient à l’impression de son échec total du fait de l’irruption brutale de l’atomisme logique qui, selon la légende qu’il aura lui-même construite, a balayé tout ce qui l’a précédé. À quelle image du mouvement idéaliste hégélien à sa naissance sommes-nous parvenus à travers le prisme bradleyen ? Elle est certainement partielle, puisqu’elle ne nous est fournie que par ce que manifestent les écrits d’un auteur qui, dans son contexte personnel, a proposé des solutions aux problèmes qu’il a rencontrés. Elle est même, si l’on veut, déformée puisqu’il lui manque une perspective d’ensemble ; mais elle a l’avantage sur le point de vue de Sirius d’être aussi réelle que notre reconstruction l’aura permis. Il devrait donc être possible de l’utiliser comme pierre de touche pour mesurer l’écart qu’elle instaure ou non avec ce qu’il en est pour d’autres acteurs, pour des représentations générales élaborées sur tout ou partie de l’histoire du courant : elle appelle, en tant que telle, des confrontations à partir des résultats qu’elle aura permis d’établir.
3Au terme de ce travail, il nous semble que quatre éléments permettent de distinguer et de caractériser essentiellement, dans sa phase ascendante, l’idéalisme de combat que représente alors le néo-hégélianisme britannique.
Hegel : Un choix raisonnable
4Pourquoi Hegel ? Telle est la première question que l’on peut se poser à propos d’un courant dont la dénomination consacrée est celle d’idéalisme néo-hégélien. Qu’un mouvement de pensée choisisse comme référence un auteur qui se trouve hors de la tradition dans laquelle il s’inscrit par sa naissance, Hegel n’étant ni anglais ni empiriste, ne va pas de soi. On peut imaginer qu’un tel choix naît de la rencontre avec un philosophe dont les vues semblent si vraies que l’on ne peut s’empêcher de le suivre avec conviction. Cela n’a pas été le cas. L’enthousiasme romantique et les envolées sublimes de Stirling, qui semblent relever de façon paradigmatique de ce modèle, étaient précisément devenus un repoussoir. Au regard de ce que Bradley nous apprend, Hegel a été un choix terriblement raisonnable, celui d’un recours, sans que cela n’interdise une estime profonde, ni une connaissance sérieuse de ses textes.
5La réaction contre le matérialisme, au sens tant philosophique que moral, en Grande-Bretagne, a pris plusieurs formes : en fait, deux tentatives se sont succédées. La première a été désignée4 comme un mouvement englobant un néo-criticisme (neo-criticism), une « philosophie du conditionné » supprimant toute tentative métaphysique de penser l’Absolu pour préserver sa transcendance, et un criticisme empiriste (empirio-criticism) qui cherchait à remplacer la spéculation métaphysique par la méthode scientifique. Cette tentative avait fait l’analyse que, pour susciter un renouveau, il était vain de chercher loin dans la tradition nationale puisque la science présente demandait un langage métaphysique qui puisse être rapidement adapté. Le prestige de la philosophie allemande était grand et la haute technicité que le kantisme avait constitué comme horizon indépassable pour toute l’Europe, imposait l’intégration du criticisme pour qui voulait philosopher sérieusement. Mais ce faisant, cette première réaction interdisait d’autres lectures possibles de Kant, d’autres usages possibles : il n’est pas apparu envisageable, du fait de sa compromission avec la doctrine de la « relativité de la connaissance », ce dont témoigne le livre non publié de Bradley sur cette question, de faire jouer Kant dans un sens nouveau.
6Dans ce paysage ainsi dessiné, vers quoi était-il possible de se tourner ? Au vu du relatif isolement dans lequel se trouvait la philosophie insulaire, non professionnalisée, il n’était guère possible de recourir à des philosophies étrangères nouvelles. D’immédiatement disponible, il ne restait plus que la philosophie hégélienne qui puisse fournir au moins une force d’appoint5. Le nom était connu, ne serait-ce que par la critique féroce à laquelle se livraient ceux auxquels justement on voulait l’opposer. Mansel par exemple trouvait sa philosophie totalement dérisoire :
Mais nous avons déjà suffisamment montré que si les philosophes et autres raisonneurs n’ont guère fait de progrès depuis Job, dans le talent consistant à découvrir le Tout-puissant dans la perfection, ils sont au moins parvenus à ne pas régresser dans l’art d’obscurcir les recommandations en utilisant des mots dépourvus de savoir.6
Les philosophes qui se sont retrouvés dans le néo-hégélianisme, cette deuxième tentative contre le matérialisme, ont donc estimé que la philosophie de Hegel était la meilleure alliée pour s’opposer à ceux qui avaient l’arrogance désespérée de considérer comme impossible toute tentative métaphysique de connaître le réel, pour attaquer les vulgarisateurs de la méthode scientifique, dont la « popular philosophy » non seulement ridiculisait la métaphysique mais finissait aussi par justifier l’agnosticisme, et pour répondre au problèmes du temps :
Il n’est donc pas surprenant que l’Âge qui a été témoin du merveilleux progrès de la science ait été aussi profondément troublé par la difficulté de réconcilier la science et la religion. La loyauté envers la science a semblé incompatible avec l’acceptation des idées orthodoxes en matière religieuse [...] Mais même si les doctrines des Églises n’étaient pas acceptables, l’esprit du temps n’en était pas pour autant irréligieux. Au contraire, le besoin d’une interprétation spiritualiste du monde, comme le révèle sans ambiguïté la poésie de l’époque, se faisait profondément sentir [...] Le grand problème de l’Âge victorien, de ce fait, a été de trouver une méthode par laquelle il devenait possible de réconcilier la science et la religion, de rester loyal envers les découvertes des secrets de la nature suite à de patientes recherches sans sacrifier les intérêts les plus élevés de l’humanité. Les philosophies traditionnelles de la Grande-Bretagne, l’empirisme et l’intuitionnisme, étaient désespérément inadéquates à parvenir à un tel résultat. Ce qui faisait défaut, c’était un système de pensée qui puisse au moins faire l’effort honnête de chercher à comprendre la véritable nature de l’univers dans lequel nous nous trouvons, de justifier le point de vue de la religion sans négliger les conclusions de la science.7
À présenter ainsi ce choix raisonnable, on pourrait penser qu’il n’a eu lieu que par défaut, sans que le contenu de la doctrine hégélienne n’ait joué. Ce serait bien sûr une erreur, à moins que l’on n’ajoute que ce choix a été fait sans une connaissance extrêmement précise de cette doctrine. En effet, ainsi que le montre le parcours de Bradley, Hegel était moins un philosophe connu8, qu’un philosophe qu’il fallait connaître. Sa difficulté intrinsèque était bien perçue, Ferrier, par exemple, imaginait Hegel sous la forme d’un gigantesque boa constricteur9 philosophique, et nombreux sont ceux qui accusaient son hyper-rationalisme. Mais justement, ce que l’on lui reprochait le plus, d’être si abscons, si technique, n’était-ce pas ce qu’il avait de mieux à offrir ? Il semblait alors nécessaire à ceux qui l’avaient élu de se mettre à cette rude école quoi qu’il en coûte, ou plus précisément parce qu’il allait en coûter beaucoup, ce qui constituait le prix qu’il fallait payer pour rendre à la philosophie anglaise une place digne dans le monde de la pensée. Dire que l’élévation du niveau de la pensée était une perspective partagée par tous, et qu’elle était la fonction majeure que remplissait le recours à Hegel serait exagéré. Mais ne pas prendre en compte cet élément serait méconnaître ce qui constitue un trait majeur présidant aux origines de ce courant, comme en témoigne la force avec laquelle Bradley a pu exprimer son sentiment d’un devoir, presque d’une mission dont il se sentait investi. Cela n’exclut pas que, pour ce que l’on en connaissait, pour ce que l’on en comprenait, la doctrine hégélienne présentait par son contenu même nombre d’éléments qui suscitaient l’adhésion et faisaient du nom de Hegel un élément fédérateur.
Hegel : un bon potentiel
7La rencontre de Hegel par l’idéalisme britannique dans sa phase ascendante semble s’être opérée essentiellement autour de trois thèmes qui légitiment un choix parfaitement raisonnable. Tout d’abord on peut déceler, dans le prolongement du point précédent, une identité de vue, de diagnostic et de réaction psychologique face au monde : Hegel également avait l’impression de vivre dans un espace qui négligeait la pensée spéculative, qui foulait au pied les droits de la raison. Du point de vue de notre vingt-et-unième siècle, cela peut bien sûr sembler curieux, nous qui voyons son époque comme celle d’un foisonnement intellectuel que nous ne pouvons regarder sans une certaine envie. Mais ce qui importe ici, c’est qu’à travers ses analyses, et même l’attitude psychologique qu’il manifeste, Bradley a pu percevoir une similitude de situation : l’Angleterre de la seconde moitié du dix-neuvième siècle subit avec un retard qu’il faut rattraper le même déficit de pensée que l’Allemagne du début du siècle. La symétrie des situations n’autorise-t-elle pas alors le recours à l’expérience de ceux qui ont rencontré et résolu les mêmes problèmes ? Cette impression est de surcroît renforcée par l’idée que le diagnostic partagé rencontre les mêmes adversaires : une philosophie empiriste qui n’a de philosophie que le nom, une abstraction kantienne qui a démissionné. Dans Ethical Studies, Bradley prolonge et perfectionne la critique greennienne des philosophes contemporains dans des analyses qui sont presque une simple adaptation au contexte des critiques efficaces que Hegel avait mis au point en son temps. Il faut y ajouter une foi partagée, qui est sans doute à la racine profonde de l’adhésion en termes positifs : le désir et la volonté de connaître l’Absolu10. L’idéalisme allemand a pour origine cette foi en l’existence d’une transcendance dans l’immanence, et l’idéalisme absolu de Hegel était porteur de la bonne nouvelle : la foi dans l’absolu est justifiée, il est possible de l’atteindre, puisque Hegel l’a fait. À travers le prisme de Bradley nous nous sentons contraint de maintenir le terme de foi : personne à l’époque ne semble vraiment comprendre comment Hegel y parvient et cela précisément est une tâche à accomplir, qui ne préjuge pas d’un accord final qui nous semble devoir être réservé. Simplement l’on sait et l’on sent qu’une telle philosophie est animée par l’espoir de la réconciliation : réconciliation entre l’homme et la nature pensée de nouveau comme un tout, réconciliation de l’homme et de Dieu pensée dans une identité profonde, réconciliation des hommes eux-mêmes dans une communauté concrète elle aussi pensée comme un tout. Comme Hegel, Bradley était donc bien persuadé que la réalité de l’univers ne se limitait pas à celle du monde physique et comprenait également le monde psychique ; il était important de réfléchir à la portée de la raison humaine, à son degré de compréhension de cela même qui la fonde :
La question de savoir quelle est en soi la détermination de la raison se confond, en tant que la raison est considérée par rapport au monde, avec cette autre : quelle est la fin de l’univers ; cette expression en serre de plus près la réalisation, l’accomplissement. Deux choses doivent être examinées, le contenu de cette fin, la détermination elle-même comme telle et sa réalisation. Nous devons retenir d’abord que notre sujet, l’histoire universelle, se passe dans le domaine intellectuel. L’univers comprend la nature physique et la nature psychique. La nature physique intervient également dans l’histoire universelle, et au début même nous attirerons l’attention sur ces conditions fondamentales de la détermination de cette nature. Mais le substantiel, c’est l’esprit et la suite de son évolution.11
La cosmologie spontanée de Bradley s’accordait à celle de Hegel : il s’agissait bien d’une totalité qui englobe la nature physique et la nature psychique. Et puisqu’il n’était pas souhaitable de laisser à la science tout le champ de la connaissance, c’est bien qu’il fallait confier à une raison totalisante le pouvoir de tenir un discours sur le tout. Hegel offrait une voie pour soutenir cette ambition. Il n’y avait pas à hésiter trop pour s’y engager ; sans d’ailleurs préjuger de ce qu’elle allait advenir, il était justifié d’emprunter les mêmes voies que celle de l’hégélianisme parce qu’elles peuvent conduire là ou l’on veut se rendre. Cela fait beaucoup si l’on veut, mais cela fait peu également : le parcours de Bradley que nous avons étudié, à peine postérieur à celui de Green dont il est l’élève, prouve que l’hégélianisme n’est pas possédé au départ dans le détail de son système, mais que c’est une identité de foi qui préside à l’acquisition dont nous voyons la progression qui, pour rapide qu’elle soit, est une conséquence d’un accord dans les objectifs seulement. Il faut ajouter que ces trois éléments – refus de la négligence de la pensée spéculative, désir et volonté de connaître l’Absolu et réflexion sur la portée de la raison humaine – qui constituent la justification quant au choix raisonnable de Hegel, reçoivent un surcroît de justification du fait de l’efficacité de l’élément de méthode emprunté à Hegel. La fameuse dialectique hégélienne, dont Bradley ne possède pas la maîtrise dans Les Présupposés de l’Histoire critique, ni même dans « Relativity » et « Progress », ne se met en place, partiellement en tout cas, que dans Ethical Studies : elle y joue un rôle important dans la réfutation de ce qui n’est pas voulu. De la même façon, des philosophèmes hégéliens comme ceux de l’universel concret, du mauvais infini, la pensée de la relation et l’idée téléologique, semblent à même de permettre des démonstrations qui sans eux étaient impossibles.
La philosophie de Hegel n ’est pas reproduite telle quelle
8Les deux points que nous venons de résumer impliquent que dès l’origine, l’horizon du néo-hégélianisme, qui justifie ainsi son préfixe12, ne se pensait pas dans le cadre d’une application scrupuleuse de la doctrine de Hegel, dans l’objectif d’un usage et d’une appropriation. On ne trouve pas de condensé de l’hégélianisme ou encore un exposé des doctrines centrales de Hegel dans les livres de Bradley, mais bien plutôt leur adaptation et leur assimilation progressive dans une pensée originale et offensive, dédiée dès le premier chapitre de Ethical Studies à la volonté d’éclairer le sens commun et la façon de faire de la philosophie en Angleterre. Il nous semble alors légitime, du moins est-ce l’idée que l’on peut avancer au travers de la personne de Bradley, de poser que le courant que nous avons étudié a vu en Hegel un moyen plutôt qu’une fin pour résoudre le problème du matérialisme, à l’instar des Platoniciens de Cambridge qui, pour contrer la philosophie de Hobbes en leur temps, qu’ils accusaient de matérialisme et d’athéisme, ne s’étaient approchés que temporairement de Descartes :
Je ne sais pas si Néo-hégélianisme est le terme qui convient pour caractériser ce mouvement. Mais comme il est devenu courant, il est inutile d’y trouver à redire. Mais ce que l’on ne doit pas oublier, c’est que les écrivains censés appartenir à cette école ne sont aucunement des disciples de Hegel. Sans aucun doute les a-t-il fortement influencés, mais chacun d’entre eux reste un penseur très indépendant, avec sa propre façon distincte d’appréhender et d’exprimer les vérités centrales de l’idéalisme.13
Que reprend Bradley en effet de ce que les thèses hégéliennes ont pu apporter à la philosophia perennis ? La dialectique, bien entendu, qui figure en bonne place dans la réflexion bradleyenne, mais elle n’est pas, volontairement, poussée au bout de sa logique ultime comme dévoilement du réel, et reste surtout un moyen épistémologique et pas vraiment ontologique de progresser vers la vérité. La question du progrès et du devenir, également, que Bradley reproduit à travers sa préoccupation pour le concept de mauvais infini, mais sa construction de l’idée de progrès est investie d’un souci de ne pas conclure à une fin de l’histoire et de ne pas enfreindre les limites du seuil de (’Absolu. Le problème du concret et de la totalité enfin, mais Bradley en use pour mieux souligner les moments qui relèvent d’une expérience et non pour parvenir au résultat final du savoir absolu. Il n’y a donc à aucun moment chez Bradley, et ce dès les premières œuvres, ce que l’on pourrait nommer un usage servile de Hegel. Bien au contraire, il l’adapte presque d’emblée, puisqu’il l’inscrit dans un cadre implicitement mais indéniablement néo-platonicien, profondément ancré dans une tradition insulaire, et qui donne parfois le sentiment de se situer à la frontière du mysticisme. Mais il s’agit d’un mysticisme positif, au sens de spéculatif, gardant de Hegel cette admiration profonde pour le néo-platonisme, tout en préférant au final ne pas suivre intégralement l’interprétation qu’en a faite le philosophe allemand, et préférer la voie ascendante :
L’interprétation hégélienne se situe donc dans la lignée du néo-platonisme. Mais elle implique aussi une déformation de celui-ci, qui est une hégélianisation pure et simple. En effet, l’Absolu de Philon, de Plotin et de Proclus, qui est l’Un, est frappé d’une transcendance radicale qui implique sa parfaite auto-suffisance. Il en résulte, du point de vue théologique, une grande importance de la via negationis, de la théologie négative comme mode approprié d’approche de la transcendance absolue et de sa gloire. Pour Hegel, selon l’inspiration de Jacob Boehme, le négatif est dans l’Absolu même, qui est inquiétude, Unruhe, et se déploie donc dans une activité en devenir.14
Cette attitude bradleyenne n’est pas le fruit du hasard, puisqu’elle est chez lui volontaire, ainsi que nous l’avons démontré, dès ses premiers textes, et elle n’est pas, nous en faisons ici l’hypothèse, le fait du seul Bradley15. L’idéalisme britannique, sous forme néo-hégélienne avérée à partir des années 1860, s’offrirait en définitive comme un courant ambigu, et c’est son intérêt si ce n’est sa force : il demeure non véritablement hégélien en ce qu’en lui subsistent des éléments traditionnels, platoniciens et néo-platoniciens, accompagnés d’éléments plus modernes, liés à l’ambition d’intégrer et de dépasser le présent.
Un programme fort enthousiasmant
9Qu’un courant philosophique dans sa phase ascendante ne se présente pas comme une doxa, qu’il y règne une grande liberté d’esprit en même temps qu’un certain foisonnement n’est pas a priori chose surprenante. Cela mérite cependant d’être noté, car la liberté originaire vis-à-vis de l’hégélianisme, due au moins en partie à l’appropriation non encore complètement effectuée de l’hégélianisme, en constitue certainement un des éléments de séduction. Cette dernière n’est pas mince, et il nous faut en reprendre ici les traits constitutifs puisqu’ils expriment la quatrième caractéristique qu’il nous semble pouvoir être dégagée à travers le prisme de Bradley : le néo-hégélianisme est un courant ambitieux, disposant d’un programme fort, et adapté aux exigences du temps.
10L’illusion rétrospective, le glissement de sens que les préjugés de notre temps imposent au terme de réaction, qui se transforme insensiblement en réactionnaire, ont laissé dans la pensée commune l’image d’un courant de pensée un peu désuet, terriblement abstrait, dont on ne comprend plus les succès que par l’idée facile d’un passé par essence déjà depuis toujours dépassé. Rien n’est moins conforme à la réalité, et, rapporté à l’époque, et encore une fois vue à travers le prisme de Bradley, c’est l’image d’un courant profondément moderne qui s’est révélé à notre regard. Deux ambitions nous ont semblé présider aux efforts de cet idéalisme, ambitions capables de justifier un ralliement enthousiaste des jeunes générations.
11Tout d’abord, il y a indiscutablement un accord de fond avec la science. Ainsi, Bradley la tenait-elle en haute estime, même s’il ne lui reconnaissait pas le pouvoir de parvenir à la connaissance ultime. La lecture anti-idéaliste conventionnelle au début du vingtième siècle, fondée sur le procès d’intention d’un néo-hégélianisme opposé à la science, est à la fois fausse et injuste. Car l’estime de la science ne relevait pas seulement d’une attitude stratégique et intelligente, qui aurait compris que le combat d’un certain spiritualisme était perdu d’avance et qu’il fallait faire désormais, bon gré mal gré, avec cette dernière. Il ne s’agit pas non plus seulement de cette attitude spiritualiste qui, comme ce sera le cas chez Bergson par exemple, ambitionne d’intégrer la science en la dépassant, la jugeant au fond incapable et s’imaginant, souvent à travers une connaissance superficielle, que ses résultats s’accordent parfaitement avec une philosophie spiritualiste déjà constituée qui n’aurait plus qu’à expliquer aux savants le sens véritable de leur propos. Nous y voyons plutôt un écho de l’attitude de Berkeley qui, malgré une attitude très critique vis-à-vis de la science de son temps, non pas en elle-même mais parce qu’elle avait emprunté sa vision du monde à la philosophie de Locke ou de Descartes, s’apprêtait assez joyeusement de lui simplifier le travail grâce à la doctrine de l’immatérialisme16. Une telle naïveté n’est bien sûr pour l’heure plus de mise, mais est conservée l’idée que la science n’est pas l’ennemi, et qu’elle est même au fond une aventure à laquelle il serait plaisant de participer. La philosophie hégélienne ici fournit un appoint, sans nul doute parce qu’avec Darwin, dont l’essentiel des résultats sont acceptés avec un sentiment d’évidence et même de familiarité, elle avait semblé recevoir de l’avancée des sciences une confirmation de ses thèses. Ainsi dans Ethical Studies, au nom d’une conception génétique de l’expérience humaine qui présente des points communs avec l’évolution hégélienne de l’esprit, Bradley combat la psychologie associationniste qui, en dépit de sa spécialisation et de ses avancées techniques, demeure incapable, épistémologiquement, de rendre compte de la complexité humaine : mais ce qu’il fait là est bien œuvre de psychologue. Plus encore, Bradley est en accord avec l’idée d’une liberté de la recherche scientifique, idée qui ne suscite chez lui plus aucune peur, mais là encore, une sorte de sentiment d’évidence qu’il partage avec les scientifiques et les penseurs les plus avancés de son temps. Le point de désaccord avec T.H. Huxley par exemple ne vient pas de l’anticléricalisme et de l’exigence de liberté de pensée de ce dernier, mais réside dans l’inspiration scientiste de la « Nouvelle Réforme » : Huxley commet l’erreur de réinventer l’inconnaissable au nom d’un agnosticisme que les idéalistes entendaient justement rejeter17. Cette absence de crainte vis-à-vis de la science ne sera jamais assez soulignée, car elle manifeste à la fois la profonde rupture de cette génération idéaliste avec les générations précédentes, idéalistes ou non, mais également cet air de tranquille assurance avec lequel l’avenir est abordé, un avenir qui, telle est la croyance partagée, appartient à l’idéalisme18.
12Cette façon d’aborder la science reçoit son symétrique exact dans l’attitude religieuse. Que l’idéalisme néo-hégélien soit marqué par une attitude profondément religieuse, chez Green, chez Bradley, ce qui n’est d’ailleurs pas étonnant ni pour des idéalistes, ni pour des partisans de Hegel, dont la foi et l’orthodoxie protestante ne peuvent être niées19, nul ne le conteste. Ce qui mérite en revanche d’être souligné, c’est l’extrême liberté que prend leur sens supérieur de la religiosité vis-à-vis des églises et des dogmes. Alors que l’orthodoxie religieuse tentait de maintenir sa place et son autorité dans une société qui accusait une tendance à la sécularisation, et était peut-être prête à des compromis avec un idéalisme philosophique qui restituait à l’Absolu son empire et son emprise par la voie de la raison, Bradley a tranquillement réintégré une tradition néo-platonicienne tout en se dotant d’outils spéculatifs qui portent l’empreinte du rationalisme hégélien. L’aspect consensuel de la conclusion de Ethical Studies a pu faire illusion pendant quelque temps : son insistance sur la justification par la foi seule ainsi que sa glorification du Protestantisme ont pu accréditer la croyance que l’idéalisme néo-hégélien légitimait une voie par laquelle l’esprit religieux pouvait encore dogmatiquement s’opposer au scientisme régnant. Mais sa déviation substantielle par rapport à l’orthodoxie chrétienne, déjà décelable pour qui prend le soin et le temps de cerner la cosmologie implicite, d’inspiration plotinienne, qu’il sous-entend dans le dernier essai de Ethical Studies, est d’ores et déjà un acte de rupture. Et son absence de confrontation réelle avec les autorités religieuses, si ce n’est sous la forme d’une récusation constante des fanatismes et des sectarismes, est moins la marque d’une politique prudente, à notre sens, que celle d’une indifférence pour des querelles qui lui semblaient au fond déjà d’un autre âge, et ce dès Les Présupposés de l’Histoire critique. L’analyse de la religion s’inscrit pour Bradley dans l’ambition générale de donner une explication de l’univers, c’est-à-dire de construire une métaphysique qui triompherait des oppositions et des relativismes, et il n’a jamais été question pour lui de participer à l’élaboration d’une théologie explicite.
13C’est cette grande ambition de reconstruire une métaphysique qui constitue en quelque sorte le noyau dur de l’idéalisme de combat auquel participe Bradley : le projet de dépasser toutes les contradictions qui déchirent l’époque, de réfléchir aux premiers principes, de découvrir ce dont la Réalité est faite, et d’évaluer dans ce cadre les possibilités d’intégrer les avancées de la science en accord avec une foi intime, dont on ne sait d’ailleurs pas trop à quoi ou à qui elle s’adresse. À en lire les prémisses dans cette phase ascendante, on comprend que l’idéalisme néo-hégélien a pu susciter la foi, l’enthousiasme, l’appétit de l’effort. Mais ces mêmes prémisses contenaient-elles déjà les signes avant-coureurs de son destin futur ?
Chronique d’une mort annoncée ?
14Il est difficile dans une conclusion de ne pas aborder cette question, et de ne pas ouvrir notre travail sur une prospective rétrospective. C’est un exercice sans doute vain pour l’histoire des idées et l’histoire en général de reconstruire après coup une logique dont on s’ingénie à montrer qu’elle ne pouvait conduire que là où elle a conduit. Mais en même temps, c’est réduire l’histoire à unflatus vocis que de lui interdire de fournir des éléments d’explication qui constituent ces fameuses leçons de l’histoire qu’on se fait une règle de ne jamais retenir après qu’on les a tirées20. La représentation commune a coutume de considérer que la Grande-Bretagne aurait connu une phase accélérée d’hégélianisme, adhérant l’espace de quelques années seulement à la mode de la philosophie de Hegel, vite retombée à cause du manque d’unité philosophique de ses épigones21. Si, comme nous l’avons montré, on peut penser au travers du parcours d’un de ses représentants majeurs que l’idéalisme hégélien possédait dès sa phase ascendante, dès ses origines ou presque, ses caractéristiques essentielles, n’est-ce pas qu’il portait alors les éléments de son déclin futur ? De fait, et c’est un point sur lequel reviennent souvent les commentateurs, le néo-hégélianisme, qui, essentiellement, se reconnaissait dans un programme officieux de travail philosophique effectuant une reprise du système hégélien, n’aurait jamais été un courant unifié sur le plan doctrinal. Si l’on excepte peut-être les débuts du mouvement, lorsque l’enthousiasme des jeunes étudiants de Green était encore intact et que Bradley s’apprêtait à publier ses premiers travaux, le groupe informel d’étudiants idéalistes d’Oxford n’est pas véritablement homogène. Il regroupe plutôt des personnalités dont le point commun est d’avoir considéré que l’idéalisme en général et l’hégélianisme en particulier pouvait non seulement sortir la philosophie anglaise de sa torpeur mais également créer les conditions d’un véritable renouveau métaphysique.
Un hégélianisme insuffisant ?
15C’est justement le rapport à Hegel, comme ciment philosophique du mouvement, qui pose problème. Green s’est d’abord assez rapidement démarqué du philosophe allemand. Puis Bradley, après avoir étudié, sélectionné et transformé ce qui l’intéressait dans son œuvre, a présenté les premiers travaux par lesquels le groupe s’est fait connaître de la scène britannique au début des années 1870 en prenant quelques distances par rapport au programme hégélien. Ce que nous appelons pudiquement « distances » est finalement devenu, officiellement avec Principles of Logic, une remise en cause fondamentale de ce que la philosophie entière de Hegel pensait réaliser, le savoir absolu. Les reproches de Bosanquet, à cet égard, suggèrent que le désaveu bradleyen, rejoignant au fond la réaction anti-hégélienne allemande, risquait de décrédibiliser le mouvement tout entier, de l’empêcher de se constituer comme une véritable école, et de voir les résultats objectifs auxquels il était parvenu, comme la réfutation de la tradition empiriste et utilitariste, perdre de leur influence :
[...] certains signes dans ce pays révèlent l’existence d’un mouvement philosophique qui semble assimiler ce qu’il y a de réellement grand dans la philosophie européenne sans pour autant abandonner les mérites particuliers de la pensée anglaise. Mais alors que l’Angleterre découvre cette tendance avant-gardiste, l’Allemagne, par une certaine coïncidence temporelle, connaît une réaction philosophique influencée en partie par un type de spéculation anglaise que la génération présente, c’est à espérer, a largement dépassée. Dans la patrie de Kant, de Fichte et de Hegel, une telle réaction ne peut faire que du bien, et bien peu de mal. Cela n’implique pas que leur travail soit réduit à néant, mais seulement que le plan des grands maîtres est en train d’être transmis pour être mis en œuvre, élément par élément, par des artisans. En Angleterre, où l’idéalisme fondamental n’a jamais vraiment eu les coudées franches, la situation est très différente. Il serait très dommageable qu’une certaine solidarité avec la réaction allemande vienne restaurer des traditions que nous sommes à peine en train d’écarter. Le cas échéant, les sympathisants de l’empirisme ordinaire imagineraient simplement que leurs voisins auraient repris leurs esprits en admettant que l’idéalisme n’était qu’une erreur. Au vu de cette situation du monde philosophique, l’œuvre de M. Bradley a une signification double. Pour l’essentiel, il appartient à cette tendance avant-gardiste et il est un pionnier efficace de cette philosophie que nous espérons tous – une philosophie spécifique et nationale, non pas du fait de son ignorance profonde des pensées étrangères, mais en vertu de son appropriation de l’héritage intellectuel mondial. Mais sur certaines questions périphériques, et sur d’autres qui ne sont pas que périphériques, il s’engage, à un niveau qui me rend perplexe, auprès de ces écrivains de la réaction allemande, lesquels, en dépit de leur bon sens, de leurs connaissances et de leur application tout à fait remarquables, me semblent manquer irrémédiablement de profondeur philosophique.22
C’est bien en effet dans son ouvrage de 1883 que Bradley attaque l’associationnisme au titre que la théorie de l’inférence ne doit pas se contenter de mettre en évidence des relations entre des universaux, et que la pensée même, du fait qu’elle procède également par relation entre des universaux, ne peut parvenir à discerner l’unité d’une totalité continue et systématique :
La pratique de la science confirme le résultat auquel notre longue analyse nous a mené ; car ce qui est vrai une fois est vrai pour toujours. Son objectif n’est pas d’enregistrer ce complexe fait de données sensibles que la perception nous présente de temps en temps. Elle désire obtenir une connexion de contenu et être capable de dire : étant donné cet élément ci ou cet élément là, alors quelque chose d’autre est assuré universellement. Elle entreprend de découvrir ces éléments abstraits dans leur exhaustivité totale, et de ranger l’inférieur sous le supérieur. Retournant à un terme utilisé précédemment, on peut dire que son but consiste à se débarrasser totalement du « ce que » [ « thisness »], à reconstruire le donné sous la forme de synthèses idéales et d’adjectifs abstraits. Dès le départ, la science est un processus d’idéalisation ; et l’expérimentation, Hegel nous l’a dit il y a longtemps, est un instrument idéalisant, car elle sublime le fait en des vérités générales.23
Le fait de penser à un objet ne permet pas de le rendre totalement intelligible, et le savoir absolu est donc impossible. Bradley critique donc la science au nom de la métaphysique et fait le choix d’une métaphysique qui rompt avec Hegel puisque le réel ne saurait se réduire au rationnel, et l’Absolu n’être appréhendé qu’à travers la pensée.
16Mais cette sortie du système hégélien, que lui reproche Bosanquet, est déjà avérée avant même qu’il n’écrive Principles of Logic. Nous avons vu que Bradley n’esquissait pas encore, dans Ethical Studies, la métaphysique du sentir qu’il allait développer à partir de Principles of Logic, mais nous avons démontré que le divorce avec Hegel est déjà prononcé, au bénéfice d’une forme de néo-platonisme, que l’usage de l’hégélianisme était plus épistémologique, stratégique, que le signe de l’acceptation en bloc du système, que les travaux métaphysiques qu’il envisage alors portaient déjà, à mots couverts, l’empreinte de Lotze. Était-ce à l’époque si gênant, puisque cela n’a pas été signalé, et puisque cela n’a pas empêché Ethical Studies d’être, selon l’expression même de Bosanquet, « epoch-making » ? D’ailleurs, est-ce si gênant en soi ? A notre connaissance, l’idéalisme allemand non plus n’a pas été caractérisé par une grande identité de vue entre tous ses protagonistes... Allons plus loin : les oppositions radicales entre Fichte, Schelling et Hegel, pour ne nous en tenir qu’aux phares qui éclairent la foisonnante pépinière diverse, changeante et variable du mouvement, ont-elles été un élément négatif pour le rayonnement de l’idéalisme allemand, ou au contraire, lui ont-elles été bénéfiques ? Nous pensons que ce dernier jugement est plus judicieux, la diversité des systèmes présentés faisant de ce moment philosophique une source inépuisable de réflexion et d’inspiration. Il n’est pas évident de se représenter la conquête des esprits comme s’effectuant sur un champ de bataille où l’uniformité et la discipline d’un camp leur vaudrait la victoire à coup sûr.
Un hégélianisme trop marqué ?
17Le reproche exactement inverse aura été adressé : c’est de trop d’hégélianisme que vient le discrédit qui a frappé le mouvement. C’est au fond le reproche de Russell que l’on adresse en général au système hégélien : celui de manipuler des abstractions creuses dans un cadre mécanique qui n’a plus rien à voir avec le réel. C’est également l’élément de rupture qui a provoqué le retrait de Jowett qui, après avoir été l’un des responsables de la nouvelle approche technique et sérieuse de Hegel, a trouvé décidément que l’usage manquait de mesure. Apparemment, une telle analyse semble contredire les faits : l’analyse de Muirhead semble plus exacte quand elle inscrit l’idéalisme dans une tradition qui n’interdisait pas l’hégélianisme. Si sclérose il y a eu, c’est pour d’autres raisons et non pas parce que l’hégélianisme en soi en ait été une où l’ait appelée. Pourtant, à y réfléchir, quelque chose peut être retenu de cette accusation, au sens où l’hégélianisme, d’une façon paradoxale, est sans doute à l’origine de certaines dérives, dont Bradley n’est pas exempt, même s’il se garde de ses formes caricaturales. En effet, une des conséquences inattendues du système hégélien, qui place plus haut la religion que la morale, tout en inscrivant l’absoluité de la première quant à son contenu dans une reprise à un niveau spéculatif qui en pense la vérité (que la religion ne fait que « représenter »), est de conduire à une forme de relativisme.
18En réalité, l’idéalisme néo-hégélien ne se voulait pas une doctrine relativiste : comme philosophie du tout, il était assurément une philosophie d’ordre n’acceptant ni les individualismes ni les atomismes. Mais le travail qu’il opère sur la morale induit à terme un élément de déstabilisation, dont Mansel, avec sa grande pénétration conceptuelle, avait peut-être pressenti le danger. Contrairement à la doctrine kantienne, qui ne cède jamais sur la morale, dont l’impératif catégorique est le fondement absolu, la morale hégélienne peut être perçue comme défaillante. Dans Ethical Studies, Bradley fait de la morale une sphère en elle-même contradictoire : elle se réduit au fond dans sa partie objective à « Ma Condition et des Devoirs », qui renvoie indéniablement à un relativisme historique, et, pour sa partie subjective et idéale, telle qu’elle se présente dans « La Moralité Idéale », elle ne trouve sa résolution objective que dans le dépassement religieux. Il faut reconnaître que dans ce cadre, l’établissement d’une morale pour tous, d’un traité des vertus, est impossible. D’un point de vue moral, cela ne revient-il pas à adopter l’attitude relativiste dont le siècle était la proie24 ? Et symétriquement, la religion que l’on place si haut au-dessus de la morale qu’elle relativise, n’est-elle pas également fragilisée si elle n’est plus l’objet d’un savoir, même si comme objet, elle relève encore de l’absolu ?
19La religion restait certes fondamentale, et cela va sans dire pour tout idéalisme philosophique, mais que penser de cette affirmation religieuse que Bradley pose et qui emprunte les voies de la mystique antique tout en préservant une rationalité hégélienne ? N’est-ce pas là une source de confusion dont rien ne pouvait éviter le développement ? N’est-il pas possible de dire qu’elle va dans le sens d’une ouverture de la boîte de Pandore de toutes les religiosités les plus échevelées, au nom de l’idéalisme, au fur et à mesure que le siècle s’achève ?
[...] Il s’est donc trouvé que Schopenhauer, à titre posthume, a triomphé de Hegel, ce rival qu’il haïssait tant [...] Une fois exaltée la puissance aveugle de l’impulsion et abandonnés les conseils sûrs de l’intellect, la porte s’est ouverte à toutes sortes de spéculations arbitraires ; d’où la confusion, le byzantinisme et les tâtonnements philosophiques qui ont obscurci la pensée et qui se sont fait passer pour de l’idéalisme durant ces vingt dernières années. O misérable idéalisme, combien de folies intellectuelles ont-elles été commises en ton nom ! Théosophie, spéculations kabbalistiques, occultisme, magie, spiritualisme, tous ces délires mystiques néo-platoniciens et néo-pythagoréens, les théories les plus archaïques et les débris de toute sorte ramassés au hasard dans le fonds spéculatif des siècles : tout cela est revenu en faveur en dépit de toute logique et de tout bon sens.25
Même s’il ne saurait être totalement confondu avec certaines dérives mystico-religieuses outrancières du victorianisme fin-de-siècle, ne serait-ce que parce qu’il ne les a pas suscitées directement26, l’idéalisme néo-hégélien a été à l’origine de nombreux bouleversements dans le monde religieux et il a provoqué une réflexion nécessaire même si parfois douloureuse :
La théologie de Green a plu à un bon nombre de groupes. D’une part, une tendance visant le développement d’un mouvement culturel et éthique laïque est apparue parmi ses sympathisants ; et d’autre part, sa pensée a été exploitée par des hommes comme Holland, qui se considéraient comme des Tractariens. Ces deux branches ont témoigné de leur dette envers Green en s’engageant activement auprès de mouvements . dont le but était d’améliorer la condition des classes inférieures. Les rationalistes étaient pour la plupart d’entre eux associés à la London Ethical Society et ses antennes ; les membres de la Haute Église se sont retrouvés dans le groupe théologique Lux Mundi ou dans le mouvement réformiste de la Christian Social Union. À Londres, Toynbee Hall a rassemblé ceux qui n’appartenaient pas à l’Église, et Oxford House ceux qui en faisaient partie.27
La philosophie de McTaggart ou encore le développement de communautés monastiques anglicanes comme la Community of the Résurrection fondée par l’évêque anglican Charles Gore, un ancien étudiant de Green, en 1892, montre la prégnance de l’aspiration mystique dans le sillage néo-hégélien. Le Lux Mundi Group, fondé par Charles Gore et Scott Holland (encore un étudiant de Green), a aussi profondément bouleversé l’orthodoxie en instaurant un mouvement de pensée qui a dominé la théologie anglicane jusque dans les années 1920 : du fait de son intégration de la doctrine de l’évolution, sa publication majeure, Lux Mundi : A Sériés of Studies in the Religion of the Incarnation en 1889, a été aussi controversée que Essays and Studies au début des années 1860. Mais que penser de la position de Bradley, alors qu’il vient d’achever Ethical Studies, et de la direction que sa philosophie a déjà esquissée ? Dans quelle mesure est-il possible de déceler des points communs entre ce qu’il écrit et la situation confuse du mélange des genres de son époque, où philosophie, science et religion se mêlent, emportées dans un carrousel frénétique ? Il est possible de voir ici se dessiner la sagesse d’une forme de scepticisme dont on l’a accusé. Son mysticisme, tempéré qu’il était par une rationalité qui n’était pas hégélienne quant à son fond, n’a jamais connu la tentation de l’irrationalisme : si la pensée ne peut totalement rendre compte de la complexité de l’expérience ressentie, cela doit conduire à la suspension du jugement, à la tempérance, la prudence et la tolérance, et non pas à affirmer là où l’on ne peut démontrer, à deviner là où l’on ne peut savoir.
20Ici encore, si une fragilité se dessine dès les prémisses du mouvement, on ne peut déduire de dérives possibles pour expliquer les difficultés advenues. Pourquoi ce relativisme, qui finalement s’avère un point d’accord avec le siècle, qu’il prétendait combattre, aurait été un élément négatif et non pas justement un bénéfice ? La situation est assez complexe pour qu’une recherche d’explications monolithiques inscrites dans l’acte de naissance du mouvement soit réfutée par avance.
L’idéalisme britannique a-t-il échoué ?
21En fait, il serait préférable de s’en tenir à la sagesse des nations, dont le scepticisme désabusé aurait tendance à croire que l’idéalisme néo-hégélien est peut-être tout simplement victime de l’usure naturelle de toute chose. Melvin Richter estimait que les vogues philosophiques duraient en général un demi-siècle, et que c’était le cas notamment de l’idéalisme philosophique, qui s’était évanoui dans les années 192028. Une analyse sociologique permettrait peut-être d’affiner l’idée en montrant que cette cinquantaine d’années correspond au passage d’une génération qui se rassemble sur une vison du monde relativement commune, et dont la génération suivante, pour se faire une place dans le monde, abandonne tout ou partie des traits pour s’en constituer une propre.
22Mais plutôt que se laisser aller à ce scepticisme vague, n’est-ce pas l’idée même d’un échec du mouvement que nous devrions soumettre au doute ? Qu’est-ce qu’un échec et à quoi se mesure-t-il ? S’il s’agit simplement de constater que dans l’histoire aucune philosophie ne s’est à ce jour imposée définitivement à la surface du globe, le propos est de faible valeur. Il serait bien plus judicieux de se demander si, quant aux ambitions qui s’affirmaient au début, et que Bradley a fait siennes au plus haut point, nous ne devrions pas au contraire tirer un bilan extrêmement positif. Le mouvement néo-hégélien n’a-t-il pas connu un engouement certain au moins jusqu’au début du vingtième siècle ? N’est-il pas alors possible de penser que l’impulsion hégélienne a permis à la philosophie britannique de renouer avec une tradition idéaliste insulaire, souterraine, qui a pu alors remonter à la surface, revigorée, réaffirmée dans ses principes ?
23En une dizaine d’années, de 1865, quand il entre à University College, à 1876, lors de la publication de Ethical Studies, la progression philosophique de Bradley a été fulgurante. Lorsqu’on lit ses premières dissertations d’étudiant, alors même qu’il est raisonnable de penser qu’il n’était pas l’un des moins doués de sa génération, on ne peut s’empêcher de penser que le niveau global de technicité des études philosophiques n’était alors pas très élevé. Porté par un renouvellement des études philosophiques à Oxford, sous l’influence sans doute déterminante de Green, qui « saturait » ses cours d’emprunts à l’histoire de la philosophie de Hegel et qui était de ceux qui, en Grande-Bretagne, se désolaient comme Jowett de l’état des lieux, inscrit dans un cénacle à l’enthousiasme réel, Bradley s’est élevé lui-même par sa lecture patiente et perspicace de l’œuvre hégélienne, par son inventivité sur des sujets comme l’histoire et l’éthique, en donnant toute sa mesure à un indéniable talent critique. Déjà dans cette première phase, tandis que William Wallace et Edward Caird avaient commencé à étudier Hegel d’une façon vraiment universitaire pour produire des commentaires et des traductions, et compte tenu de ce que Bradley a réalisé en si peu de temps, on peut accorder qu’il a contribué à façonner la physionomie du mouvement, prouvant par la publication rapide de Ethical Studies que le choix de Hegel avait une pertinence, fournissant au groupe des idéalistes une assise philosophique solide et des directions d’approfondissement du travail, participant à la création d’une nouvelle dynamique sur la scène philosophique britannique. Quand on observe la chronologie de la parution des œuvres postérieures à Ethical Studies, on remarque que Principles of Logic (1883) lui demande sept années de réflexion : il semble justifié d’interpréter cette retraite par le sentiment qu’il était parvenu à donner l’impulsion qui était attendue de lui par le cénacle idéaliste dont il faisait partie et que, conscient peut-être de s’être acquitté d’une partie de sa dette29, il s’accordait plus de temps pour la suite. Mais lorsqu’on constate que dix années s’écoulent encore avant qu’il n’expose sa métaphysique définitive dans Appearance and Reality (1893), on ne peut que penser que l’impulsion initiale qui l’animait était toujours présente. Élever le niveau de la pensée de son pays, c’était se soumettre à la plus haute exigence possible, aller à la vérité de toute son âme, et progresser toujours. Nous avons insisté sur certains passages des premiers écrits publiés de Bradley où il laissait paraître son désir, partagé par ses compagnons, de se faire éducateur, de donner à la philosophie anglaise les moyens de produire une métaphysique dans des circonstances peu favorables à la spéculation intellectuelle, et dans des conditions où l’enseignement philosophique restait figé dans la nécessité de rapprocher la philosophie des méthodes issues de la science. A-t-il si mal réussi ?
24Russell se plaignait de l’état déplorable des études de mathématiques à Cambridge à l’époque où il se formait30. Mais d’où Russell tenait-il le niveau de formation qui était le sien, indépendamment de son génie propre ? Il n’est pas indifférent que les jeunes gens de l’époque ne trouvaient rien de mieux que de se plier à la lecture difficile de la logique de Bradley ou de Bosanquet. C’était effectivement difficile, et cela l’est toujours. Mais précisément, cela n’a-t-il pas été formateur ? La contribution majeure des idéalistes britanniques de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle n’est-t-elle pas d’avoir réussi ce qui était son ambition majeure : changer la situation philosophique de la Grande-Bretagne, lui permettre de revenir sur le devant de la scène intellectuelle dans des domaines où l’on aurait pu croire que la vie de l’esprit avait disparu ? Que ceux qu’ils avaient formés aient eu peu de reconnaissance pour la qualité des travaux antérieurs, cela doit-il durablement masquer l’accomplissement qui a eu lieu ?
25Sur la disparition rapide de l’idéalisme néo-hégélien et sur son peu de postérité réputée, l’usage veut que l’on recherche une explication interne au monde britannique : soit elle est liée à l’idéalisme de l’époque lui-même, dont l’hégélianisme ou l’absence d’unité d’école aurait précipité la fin, soit elle provient de l’essence même de la philosophie insulaire dont l’empirisme viscéral interdirait la réussite durable de toute autre conception. De l’angle précis d’où nous avons abordé avec Bradley la phase ascendante du mouvement, nous n’avons pas trouvé de traces d’éléments permettant d’abonder dans le sens de l’une ou de l’autre de ces explications. Nous en tenant à la philosophie de Bradley seulement, et la comparant à celle de Lotze dont notre auteur fera grand cas dans ses œuvres ultérieures – et dont le destin dans l’histoire de la philosophie est assez similaire31 – nous serions tenté d’émettre une hypothèse externaliste, qui dépasse de loin les limites de notre ouvrage, mais qui, dans l’état de nos recherches, nous semble la seule piste plausible.
26Ces deux philosophes ont connu un grand succès, reposant sur leur capacité à embrasser dans leur vision totalisante tous les éléments du monde dans lequel ils vivaient. Cette grande attention prenait en considération les progrès de la science, dont ils voulaient comprendre la nature, dont ils pensaient, à juste titre, qu’elle ne pouvait être négligée par une philosophie digne de ce nom. Allant plus loin que beaucoup d’autres, ils ne se sont pas contentés d’intégrer les éléments présents, comme le darwinisme qui a fait entrer la biologie dans la voie sûre de la science ; ils se sont apprêtés à penser ce qui apparaissait comme l’extension naturelle du progrès scientifique, à savoir les sciences de l’homme. Il ne restait en effet que ce dernier objet à conquérir pour la science, et tout laissait à penser, notamment à travers la constitution en cours d’une psychologie scientifique, qu’elle marchait irrésistiblement dans ce sens. Bradley comme Lotze, ont jugé que leur devoir de philosophes était non seulement de comprendre ses commencements, mais de les éclairer, en fournissant des travaux qui n’hésitaient pas à s’informer au plus près de ce qui se mettait en place tout en participant à cette mise en place. Ce faisant, ils s’inscrivaient dans le paradigme kantien de la voie sûre de la science, considérant cette dernière comme un type de connaissance qui, une fois qu’elle avait trouvé sa méthode et délimité son objet, progressait de façon cumulative. Mais l’évolution de la science n’a pas pris la voie attendue par tous, y compris par les scientifiques eux-mêmes. Il n’y a pas eu de Darwin de la psychologie, mais il y a eu Frege, Camap et Russell, Poincaré et Einstein. C’est de l’intérieur des disciplines qui passaient pour les mieux assurées dans leur scientificité qu’est venue la révolution qui a bouleversé à la fois la vision de la réalité et celle de la science. Face à cette nouveauté imprévue, toutes les philosophies qui s’étaient trop investies dans le champ épistémologique se sont trouvées brutalement caduques, du moins inutilisables immédiatement : dans un moment proprement sidérant, il y a eu nécessité de créer des outils philosophiques neufs en accord avec cette nouveauté. Ainsi, si ce n’est la totalité, du moins une grande partie de ce que Bradley avait élaboré, a perdu de sa pertinence, est devenu inapproprié, contrairement à des philosophies comme celle de Nietzsche, qui avait abandonné le champ de la science, et qui de ce point de vue était en deçà de l’esprit de système et d’exhaustivité, qui peut être conçu comme l’ambition philosophique la plus haute.
Notes de bas de page
1 John Passmore, A Hundred Years of Philosophy, Harmondsworth, Penguin Books, 1966, p. 51.
2 Mansel, The Limits of Religious Thought, op. cit., p. 111.
3 PAP, « What Bradley Read », p. 499. Voir également la citation de Bernard Bosanquet infra.
4 Antonio Aliotta, The Idealistic Reaction against Science, op. cit., p. 92-111.
5 Dans l’absolu, Fichte ou Schelling étaient de toute évidence des candidat envisageables et, au regard du développement futur de l’idéalisme britannique, peut-être mieux adaptés. Mais l’histoire est un lieu d’aléas, et il se trouve – c’est en tout cas un fait pour le moment où nous commençons notre étude – que ni Fichte ni Schelling ne s’étaient imposés (hormis chez quelques poètes et écrivains) dans la connaissance commune de l’homme cultivé.
6 Mansel, The Limits of Religions Thought, op. cit., p. 111.
7 Hiralal Haldar, Neo-Hegelianism, Londres, Heath Cranton, 1927, p. 2-3.
8 « Hegel, mais qui a jamais prononcé un seul mot intelligible au sujet de Hegel ? Pas un seul de ses compatriotes, ni aucun étranger, rarement lui-même non plus », J.F. Ferrier, The Institutes of Metaphysics, op. cit., p. 91.
9 Ibid., p. 40.
10 Antonio Aliota, The Idealistic Reaction against Science, op. cit., p. 92.
11 Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1963, p. 26.
12 À l’origine, les termes « néo-hégélien » et « jeune-hégélien » étaient synonymes : « Afin d’éviter toute confusion, on qualifiera par la suite exclusivement de néo-hégéliens ceux qui de notre temps donnèrent à l’hégélianisme une impulsion nouvelle ». Karl Löwith, De Hegel à Nietzsche, op. cit., p. 74-75. Cette « impulsion nouvelle » se manifeste dans les courants néo-hégéliens (et donc non pas seulement hégéliens) par un écart avec la doctrine initiale. La distance s’inscrit alors dans une échelle approximative allant pour l’un de ces termes d’un écart important dû à une volonté délibérée de ne garder que quelques éléments du système initial, quitte à le dénaturer, et dont la limite est la constitution d’une autre philosophie, et jusqu’à un écart faible, pour l’autre terme, écart dû à une nécessité d’amender fortement compte tenu des exigences du temps, la limite étant ici l’hégélianisme pur et simple. L’évaluation exacte d’une doctrine relève en conséquence d’un art.
13 Hiralal Haldar, Neo-Hegelianism, op. cit., « Préfacé », p. v.
14 Jean-Louis Vieillard-Baron, Platonisme et interprétation de Platon à l’époque moderne, Paris, Vrin, 1988, p. 181. Pour la mystique entendue positivement comme activité spéculative chez Hegel, voir pages 180-181.
15 II faudrait prendre la mesure chez d’autres représentants de cette attitude. Nous en trouvons une confirmation partielle chez Wallace, qui se présente plus comme un commentateur que comme un philosophe qui innove. Comme nous l’avons vu, dans sa remarquable introduction à sa traduction de la petite logique, il apparaît à Wallace comme une évidence de pratiquer ce que nous pourrions nommer « la méthode de l’emprunt » pour intégrer la doctrine hégélienne dans la tradition anglaise.
16 Émile Bréhier note que dans le Commonplace Book, Berkeley affichait une volonté d’adapter sa métaphysique aux sciences pour montrer comment elle pouvait être utile en optique, en géométrie etc. (Histoire de la philosophie, op. cit., vol. 2, p. 299). Dans ses Principes de la Connaissance Humaine, c’est la critique des idées abstraites qui conduit à la critique de la science, laquelle, pour peu qu’elle les abandonnât, se simplifierait la tâche et avancerait bien mieux.
17 Cf. Christophe Duvey, « Thomas Henry Huxley et la Bible », op. cit., p. 104-121.
18 Une analyse symétrique pourrait être conduite avec Green, non pas au sujet de la science, mais du point de vue du politique. Green faisait preuve de ce que l’on nommerait aujourd’hui des idées avancées et manifestait sans préjugé une conscience tranquille qu’une nouvelle attitude était souhaitable et possible dans la sphère du politique, que Bradley n’accapare pas.
19 Nous n’ignorons pas les accusations de panthéisme voire d’athéisme dont a été victime Hegel. Mais si l’on veut accorder quelque sérieux à ce genre de lecture, ce ne peut être que sous le chef qu’elles tirent des conclusions quant à l’appréciation des conséquences ultimes du système hégélien, et non dans ce qu’elle participerait légitimement à la constitution de la légende d’un Hegel athée, ce dont il s’est toujours défendu avec la plus extrême vigueur.
20 « Mais ce qu’enseignent l’expérience et l’histoire, c’est que peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire et n’ont jamais agi suivant des maximes qu’on en aurait pu retirer. » Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 20 (Introduction).
21 On peut ajouter que, contrairement à ce qui se passe en France, qui découvre Hegel bien plus tard, dans les années 1930, l’hégélianisme n’a pas été appuyé en Angleterre par l’émergence du marxisme : ce dernier était faiblement représenté à l’époque, et il n’incarnait pas non plus l’idéologie d’État qu’il est devenu après la Révolution Russe. En outre, le « socialisme éthique » (ethical socialism) issu de la philosophie politique de Green, n’est pas d’inspiration hégélienne : voir à ce sujet le livre de Matt Carter, T.H. Green and the Development of Ethical Socialism, Exeter, Imprint Academic, Green Studies vol. 1,2003.
22 Bernard Bosanquet, Knowledge and Reality : A Criticism of M.F.H. Bradiey s « Principles of Logics », Londres, Kegan Paul, Trench and Co., 1885, « Préfacé », p. v-vii. François Houang, dans sa thèse principale sur Bernard Bosanquet (Le néo-hégélianisme en Angleterre : la philosophie de Bernard Bosanquet. Paris, Vrin, 1954) propose une « vue d’ensemble du mouvement néo-hégélien » (p. 7) à partir de la double influence de Green et surtout de Bradiey sur Bosanquet. Sur le rapport de Bosanquet à Bradiey, il note que Ethical Studies a eu une influence déterminante sur la philosophie de Bosanquet en ce qu’elle l’a amené à se considérer comme son disciple. François Houang développe sa thèse des rapports entre les deux philosophes sur la base des réactions de Bosanquet face à la relation que Bradiey entretenait vis-à-vis de la philosophie hégélienne. Ce rapport est devenu opérant dans l’œuvre de Bosanquet à partir du moment où ce dernier a commencé à critiquer les lectures de Bradiey trahissant l’influence, dans Principles of Logic, de Lotze, « qui avait creusé un fossé entre le sentir (Fühlung) et le penser (Denken) » (p. 13). La philosophie de Bosanquet aurait consisté, sur ces prémisses bradleyennes, à restaurer l’hégélianisme à partir d’un dialogue avec Bradiey. Pour une étude des différentes interprétations de la relation entre Bradley et Bosanquet, et notamment une réflexion sur Ethical Studies comme fondation de l’idéalisme britannique, voir l’article de William Sweet, « F.H. Bradley and Bernard Bosanquet », in James Bradley (dir.), Philosophy after F.H. Bradley, op. cit., p. 31-56.
23 PL, p. 105-106.
24 Voir à ce sujet le livre de Christopher Herbert, Victorian Relativity : Radical Thought and Scientific Discovery, op. cit.
25 Antonio Aliotta, The Idealistic Reaction against Science, op. cit., p. xv-xvi.
26 On peut penser notamment à la loge de Mme Blavatsky et à ses activités, qui débutent à Londres en 1887, ou encore à l’Hermetic Golden Dawn fondée par Westcott et Mathers en 1888, et dont William Butler Yeats a été le président en 1901.
27 Melvin Richter, The Politics of Conscience..., op. cit., p. 118. On trouve fréquemment l’accusation selon laquelle les idéalistes ont « hégélianisé » le christianisme, et qu’ils ont tenté d’imposer la religion d’un Dieu impersonnel, d’un panthéisme philosophique. Voir à ce propos une lettre de Green à Holland (Lettre du 6 octobre 1872), citée par Richter, ibid., p. 117.
28 Ibid., p. 136.
29 « Ma dette, je l’ai contractée à Oxford et je suis très loin de m’en être acquitté par le parti que j’en ai tiré ». PCH, p. 3 (trad. P. Fruchon, Les Présupposés de l’Histoire critique, op. cit., p. 128).
30 « Quand j’étais étudiant à Cambridge, l’enseignement des mathématiques était sans conteste mauvais. C’était dû en partie à l’ordre de mérite en vigueur dans les Tripos, qui fut aboli peu après. La nécessité de distinguer scrupuleusement entre les capacités des candidats aboutissait à opposer les “problèmes” aux “questions de cours”. Les “démonstrations” que l’on donnait des théorèmes mathématiques étaient une insulte à l’intelligence logique. En fait, les mathématiques étaient présentées comme un ensemble d’artifices astucieux qui permettaient d’accumuler des points aux Tripos. De tout cela, il résulta pour moi que je me dégoûtai des mathématiques. Quand j’eus passé mes Tripos, je vendis mes livres de mathématiques et fis le vœu de ne plus jamais en lire. Et pendant ma quatrième année je me plongeai avec un profond plaisir dans le monde fantastique de la philosophie ». Bertrand Russell, Histoire de mes idées philosophiques, Paris, Gallimard, 1989, p. 45.
31 Rudolph Hermann Lotze (1817-1881) a été en son temps extrêmement célèbre et pas seulement en Allemagne mais aussi en Angleterre. Bien que souvent considéré comme un néo-kantien, il reste inclassable : l’expression la plus utilisée pour désigner sa philosophie est celle d’« idéalisme réaliste ». Comme Bradley, il n’a pas fait école, a connu brutalement la défaveur du public : on peut également dire de lui qu’il a été un philosophe négligé.
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