Chapitre IV. « Relativity »– « Progress »
p. 129-163
Texte intégral
1Dans les années qui séparent les travaux préparatoires des Présupposés de l’Histoire critique à la publication de Ethical Studies, nous disposons de nombreux éléments lacunaires et non achevés qui manifestent une intense activité intellectuelle. Bradley lit beaucoup1, tant des ouvrages fondamentaux que des ouvrages mineurs liés à la vie intellectuelle de son époque, et il écrit quelques textes qui, bien que non publiés, témoignent de certaines décisions quant à l’orientation générale de sa réflexion. Même si nous ne possédons pas, comme c’est souvent le cas, d’éléments suffisants de sa biographie, il semble bien que Bradley se soit inscrit dans ce que l’on pourrait appeler le programme militant du cénacle idéaliste gravitant autour de Green. À cette époque, Bradley n’est pas encore un philosophe parvenu à maturité, ce qui lui conférerait la possibilité de choisir de façon absolument indépendante ce sur quoi faire porter son effort, et c’est pourquoi ses travaux sont globalement orientés en fonction des nouvelles directions de pensée suggérées par le mouvement. Cependant, on peut d’ores et déjà noter qu’il manifeste, dans le cadre même des centres d’intérêt implicitement déterminés par le programme néo-hégélien, une autonomie qui lui fait porter l’accent sur certains thèmes plutôt que sur d’autres. S’il se sent encore tenu, vis-à-vis tant de ses aînés et des autres jeunes gens prometteurs de sa génération que de lui-même, de faire ses preuves au sens où il lui faut publier des ouvrages qui fassent progresser la cause, il dispose d’assez de force intérieure et d’originalité pour accomplir son devoir, conforme à sa position, d’une manière qui n’appartient qu’à lui.
2Jowett comme Green, face au positivisme scientiste et à sa capacité à capter pour lui seul les résultats du progrès scientifique et des avancées de la civilisation, concevaient l’urgence de présenter une version spiritualiste de ce que le siècle produisait dans l’histoire en mettant à l’abri la marche de l’esprit de toute tentative réductionniste. C’est en ce sens que Jowett, véritable maître d’œuvre à Bailiol College, s’était servi de Green comme d’un instrument2 pour donner à la spéculation philosophique ses chances de devenir une discipline autonome et non-assujettie à l’esprit positiviste et scientiste. Dans cette perspective, il fallait absolument investir le champ de l’histoire et proposer à la fois une interprétation et des outils conceptuels permettant de tenir la dragée haute à des ennemis dont on pourrait démontrer l’incompétence dans ces questions : nous avons vu précédemment que c’était dans ce cadre stratégique que le recours à Hegel s’était opéré.
3Pour Bradley, qui fait son entrée en idéalisme sous les auspices de Green, l’urgence imposée par le conflit des interprétations s’est considérablement dissipée ; s’il a commencé par écrire un ouvrage sur l’histoire, outre l’actualité de la question qui suffirait sans doute à justifier à elle seule ce thème, c’est parce qu’il sentait, nous semble-t-il, que le problème était derrière lui. Sa capacité à analyser l’histoire et le travail de l’historien en adoptant une perspective technique et un ton dépassionné manifeste assez que l’approche critique est désormais acquise et qu’on ne reviendra plus là-dessus. En effet, d’une part le scientisme en la matière, victime de son propre triomphe, n’ayant plus vraiment d’adversaire à éliminer, se trouvait placé face à lui-même et à l’obligation d’approfondir ses analyses : comme à l’ordinaire c’est le moment où des contradictions internes apparaissent, où l’incapacité à expliquer certains faits restés jusqu’alors dans l’ombre se fait jour. D’autre part, le spiritualisme lui-même, notamment grâce à Green, avait engrangé des résultats qui lui donnaient véritablement droit de cité dans le débat.
4Ce qui préoccupe beaucoup plus Bradley dans cette période est la question métaphysique, où se joue la capacité à produire la doctrine de l’un, de l’absolu et de la totalité, qui est l’horizon ultime et le fondement de toutes les ambitions du cénacle idéaliste. La pensée de Bradley à cette époque a en effet largement dépassé le cadre de la réflexion sur l’histoire qui constitue l’objet de son premier ouvrage publié. Déjà dans cet écrit affleure constamment la question du statut de la connaissance, qui relève d’une interrogation métaphysique en ce qu’elle concentre des dualismes contradictoires faisant peser une suspicion radicale sur les prétentions de l’idéalisme. On aurait pu penser que le positivisme, dans ses prétentions dogmatiques, similaires sur ce point à celle de l’idéalisme, se devait de réfuter l’idée que la connaissance humaine, donc la science, ne soit que relative. Pourtant, ce courant s’est fort bien accommodé du relativisme puisqu’il lui laissait le champ libre pour investir seul de façon légitime, le champ des phénomènes. En ce sens, une position de type kantien qui réserverait à la pensée un vague domaine inconnaissable où foi, croyance, et religion s’agiteraient dans un vague mysticisme sans jamais interférer avec la science n’était pas du tout gênante. En effet, le manque de résultat effectif obtenu par une telle position ne rend que plus éclatantes les avancées de la science qui, pour phénoménales qu’elle soient, demeurent les seules avancées possibles. Bradley a bien conscience, et il n’est pas le seul, que l’idéalisme est au pied du mur et que s’il ne parvient pas à produire au niveau métaphysique un système cohérent, solide, d’un excellent niveau technique, le risque est grand d’un éclatement, d’un échec puisque aucun courant ne peut tenir durablement sur la seule base de ses critiques, aussi légitimes qu’elles soient, face à des adversaires, même mal en point : il lui faut un fond positif qui, comme socle, puisse rassembler sur une force de proposition.
5Ce tableau esquissé à grands traits de la situation des travaux de Bradley mérite maintenant d’être travaillé dans le contexte précis de la période et par l’étude attentive de ses textes. Pour commencer, il nous faut aborder l’essai majeur de l’époque, « Relativity », resté inachevé, en présentant au préalable l’état de la question au moment où Bradley s’en est emparé.
La querelle de la « relativité de la connaissance »
6La question de la relativité de la connaissance, comme le remarquait Henry Longueville Mansel, est aussi vieille que la philosophie elle-même : le problème est inaugural dans la mesure où il s’incarne dans le conflit entre les sophistes et Platon3. Les premiers, dans la lignée héraclitéenne, s’accordant pour ne voir dans le réel qu’une diversité changeante dont la sensibilité humaine prend la mesure et le second, dépassant à la fois Parménide et Héraclite, affirmant la force du pouvoir de la raison qui, au-delà de la diversité sensible, accède aux idées, à la stabilité, et par la même dégage un ordre dans ce qui semble n’en avoir aucun de prime abord.
7Sans remonter trop en arrière dans le temps, on peut considérer que John Locke a fixé le cadre dans lequel le débat doit s’inscrire pour la philosophie de langue anglaise. Il faut noter d’emblée que, comme souvent en Grande-Bretagne, ce débat comporte immédiatement des enjeux politiques et religieux. Pour Locke, la théorie de la connaissance doit fournir une conception qui, d’une part, ne débouche pas sur un relativisme qui conduirait à l’athéisme, et qui, d’autre part, ne conduise pas à un dogmatisme absolutiste qui rende caduque tout appel à la tolérance. Cette voie moyenne combine un certain nombre de traits, qui fixe le destin de la postérité philosophique anglaise dans la mesure où elle oriente toutes les critiques possibles qui se positionneront par rapport à la contestation d’un ou de plusieurs de ces éléments. Tout d’abord, cette philosophie est un empirisme : il n’y a pas de connaissance innée, de faculté spéciale qui nous donne directement le savoir, lequel se construit dans l’expérience. De cette façon la tolérance va de soi puisque nul ne pourra se targuer de la possession d’un absolu qui le place au-dessus de toute discussion. Mais cet empirisme n’est pas un sensualisme contrairement à ce qui était habituellement le cas dans la philosophie antique, et ce pour deux raisons : d’une part c’est un idéisme, c’est-à-dire que c’est l’idée et non la sensation qui constitue l’élément fondamental de la connaissance4, d’autre part il n’y a pas que le monde extérieur qui nous fournisse des idées, puisqu’à côté des idées de la sensation, il y a des idées de la réflexion qui nous sont données par une expérience intérieure. Cela conduit à un réalisme puisque nous aboutissons à une connaissance du réel, certes plus assurée en ce qui concerne les sciences fondées sur le sens intérieur (les sciences idéelles, comme les mathématiques et le droit) qu’en ce qui concerne les sciences expérimentales, même si elles ne sont pas douteuses du fait de la reprise par Locke de la distinction cartésienne entre qualités secondes et qualités premières5. Nous ne sommes donc ni dans le scepticisme ni dans l’athéisme puisqu’une manière de preuve a contingentia mundi nous assure de l’existence de l’être suprême. Enfin c’est un naturalisme dans la mesure où la philosophie s’établit sans le recours spécial à une information d’origine surnaturelle. Cet ensemble, cohérent, bien argumenté, manifeste la valeur d’un véritable penseur dont la réputation et les effets ont débordé à juste titre le cadre étroit de la philosophie insulaire.
8Mais pour cohérent qu’il se présente, cet ensemble, comme l’histoire l’a prouvé, n’a pas été à même de contenir les critiques qu’on lui a opposées, non plus que son évolution en d’autres doctrines, qui, par volonté de rectifier certaines erreurs, ont fini par lui devenir antagonistes. C’est le cas de la philosophie de Berkeley, qui, ne jugeant pas fondée la différence entre qualité première et qualité seconde, a construit un système idéaliste, immatérialiste6, et paradoxalement sensualiste à travers le combat qu’il a mené, au nom de l’immédiat et du concret, contre les idées abstraites. C’est le cas de la philosophie de Hume qui, en inversant l’immatérialisme de Berkeley, a conduit l’empirisme jusqu’à sa conséquence radicale, le scepticisme : la connaissance n’est plus, comme chez Locke, dont il reprend nombre de distinctions, relativement relative, mais absolument relative, pourrions-nous dire sans craindre le paradoxe7. On peut donc dire qu’avec Hume est atteinte la forme achevée et quasiment parfaite d’un idéalisme empiriste, qui pourrait prétendre à la vérité de tout empirisme, et qui, en tant que tel, serait la vérité du scepticisme. La force des arguments et de la doctrine de Hume, comme de celle de Locke, a reçu une consécration continentale. Cela invalide l’idée fréquente sur le continent selon laquelle le monde britannique ne produit pas de véritable philosophe digne de ce nom, ne serait-ce que par le mérite insigne de Hume d’avoir réveillé Kant de son sommeil dogmatique, ce même Kant qui est à l’origine de toute la philosophie allemande et qui est apparue, au dix-neuvième siècle en Grande-Bretagne, comme le passage obligé ou le recours de tous ceux qui ont voulu redonner à la philosophie ses lettres de noblesse. Ainsi l’ombre de Hume recouvre-t-elle à bon droit tous les débats dans la mesure où cette gloire britannique impose que l’on s’affronte à elle, quelle que soit la réflexion que l’on mène sur la question de la connaissance et de sa relativité.
9La querelle connue au dix-neuvième siècle sous le nom de « relativité de la connaissance » renvoie à un problème précis dans un contexte bien délimité. Le texte séminal qui pose l’idée d’une relativité de la connaissance indépassable est sans conteste l’article de Hamilton « On the Philosophy of the Unconditioned » publié dans The Edinburgh Review en 1829. Son disciple, Henry Mansel, en a repris les traits essentiels en donnant une version spécifique dans The Limits of Religious Thought en 1858, puis Herbert Spencer a adopté l’idée de Hamilton et de Mansel en l’accordant à sa propre philosophie dans le chapitre IV de son livre First Principles en 1862. Mais c’est l’ouvrage de Mill, An Examination of Sir William Hamilton ’s Philosophy qui, par ses objections, a déclenché la polémique en 1865. Il a suscité dans un premier temps la réaction de James Stirling (Sir William Hamilton, Being the Philosophy of Perception, 1865), qui l’a attaqué au nom de l’idéalisme néo-hégelien, puis celle de Mansel qui, dans The Philosophy of the Conditioned (1866), a défendu la philosophie de Hamilton à la fois contre les objections de Mill (An Examination of Sir William Hamilton’s Philosophy, 1865) et contre la remise en cause de la « chose-en-soi » kantienne par James Stirling par l’entremise de la philosophie hégélienne dans The Secret of Hegel, également publié en 1865. Enfin, c’est l’investissement de l’idéalisme néo-hegelien qui a provoqué l’extinction de cette polémique spécifique en choisissant le terrain sur lequel ces débats devaient s’instaurer8. Il s’agit donc d’examiner en détail le déroulement de la controverse et ce qu’elle indique de l’évolution du rapport entre les divers courants qui se sont partagé l’espace intellectuel de l’époque.
10Il nous faut commencer ici par l’examen de la philosophie de Sir William Hamilton, connu notamment pour avoir édité les œuvres complètes de Reid, point important quand on sait que ce dernier a construit sa doctrine sur un refus du scepticisme humien. Disciple de Berkeley jusqu’à ce qu’il lise Hume, Reid avait décidé de critiquer l’empirisme depuis sa fondation classique chez Locke en estimant que la théorie des idées lockienne, naturaliste et psychologiste, était dépositaire d’une logique que Hume avait poussée jusqu’à aboutir à un scepticisme, un point que Berkeley avait déjà pressenti dans l’œuvre de Locke puisque son système d’idéalisme avait justement eu pour but de sauver la religion des menaces du scepticisme et du matérialisme. Les principes du Common Sense de Reid ont prôné le réalisme direct du bon sens et établi le sens commun comme un phénomène naturel en le faisant reposer sur une croyance instinctive, différente de la raison. C’est comme si Dieu intervenait entre le sujet et l’objet : tout en admettant que la perception et la pensée impliquent un état mental, Reid a rejeté l’idée que les états mentaux sont des objets, des représentations de quelque chose qui leur est extérieur ; la perception est une relation entre le sujet et l’objet, et elle repose sur un instinct originel. En voulant montrer que le scepticisme était la conséquence logique de la théorie lockienne des idées, son naturalisme a consisté à affirmer que les premiers principes sont évidents par eux-mêmes en tant qu’ils sont originels, innés, l’inspiration de Dieu et non le produit de la raison9. D’un certain point de vue, Reid retrouvait le compromis atteint par la religion naturelle. Cependant la position gnoséologique de Reid ne semble pas fondée pour William Hamilton dont la philosophie combine d’une façon a priori étonnante une lecture de Reid et de Kant, compris en un sens assez particulier. C’est de fait avec Hamilton que la philosophie britannique universitaire a effectué sa première rencontre sérieuse avec la pensée allemande, et cela coïncide aussi avec la dissolution de l’école écossaise du Common Sense :
C’est alors que, pour la première fois dans l’histoire de la philosophie britannique universitaire, les nouveaux penseurs allemands furent étudiés sérieusement, et c’est à ce moment que débuta la dissolution interne de l’École Écossaise et que s’effectua la transition en direction d’autres types de pensée [...] Hamilton accueillit Kant comme le destructeur de la métaphysique rationaliste en accentuant le côté négatif de sa pensée et en le traitant comme un phénoménaliste pur et comme un sceptique. Cette interprétation unilatérale [...] devait avoir d’importantes conséquences dans le développement ultérieur de la philosophie britannique. Tout d’abord, Hamilton fut conduit à accommoder Kant à ce qu’il considérait comme l’intuition centrale de l’École Écossaise ; l’impossibilité de jamais parvenir à résoudre philosophiquement les questions métaphysiques fondamentales – tout cela étant de Tordre de la foi et non une question d’ontologie. Dans cette optique, bien sûr, la philosophie s’arrêtait au seuil de la théologie, mais
comme sa position devait culminer dans l’agnosticisme de Spencer, elle finit par conduire à une réinterprétation de la tradition écossaise. Ensuite, sous l’influence de l’idée kantienne de critique, Hamilton rejeta l’appel dogmatique de Reid en faveur du bon sens fondamental de l’individu, sapant par là-même la base du réalisme naturel et retournant à ce subjectivisme et à ce scepticisme que la théorie du Sens Commun avait combattu à l’origine.10
Kant ne condamne pas la raison comme l’avaient fait Reid et Hume : s’il soumettait le pouvoir de la raison à la critique, il s’agissait pour lui de justifier l’œuvre de l’entendement au niveau théorique et celle de la raison au niveau pratique. Mais Hamilton a surtout gardé de Kant et de tout l’idéalisme transcendantal l’idée qu’il est impossible à l’esprit de connaître la chose-en-soi par le pouvoir de la raison, non distinguée d’ailleurs de l’entendement. Si dans son article sur la « philosophie de l’inconditionné »11, Hamilton a jeté les bases de la doctrine de la relativité de la connaissance humaine, c’est parce qu’il a posé l’inconditionné comme ce qui transcende les lois de la pensée, affirmant qu’on ne peut le connaître : toute philosophie est une philosophie du conditionné. Pour établir cela, Hamilton avait décidé de ne pas séparer la raison et l’entendement de sorte à ne pas faire de la raison une faculté spécifique de la connaissance de l’absolu et pour ne pas reproduire les difficultés de la philosophie kantienne qui avaient permis l’essor de la pensée de Schelling et de Hegel12. La résolution de la philosophie hamiltonienne de la perception est dépendante, en fin de compte, du libre-arbitre, qui peut choisir de croire ce qu’il ne peut comprendre. Si le but de Reid avait été de sortir la philosophie du scepticisme de Hume, on assiste donc avec Hamilton à un renouveau sceptique quant au pouvoir de la raison. Mais si Hume avait en son temps été accusé d’athéisme, Hamilton affirme quant à lui seulement le caractère agnostique de sa philosophie, étant donné que l’Absolu demeure inconnaissable. Cela explique qu’un de ses élèves, Henry Mansel, n’ait eu guère de difficulté à l’interpréter dans le sens de l’anglicanisme13. Selon Mansel, le mérite principal d’Hamilton consiste précisément dans cette modification de la doctrine de Kant que les kantiens tiennent pour une hérésie si ce n’est pour le signe d’une incompréhension totale du kantisme : refusant de séparer la raison et l’entendement, Hamilton coupe court aux errements du post-kantisme qui investit la raison d’un tel pouvoir qu’elle finit par devenir comme la faculté spéciale de l’inconditionné chez Schelling et Hegel14. C’est en cela que la philosophie du Conditionné distingue « entre l’intelligence à l’intérieur du périmètre de son intervention légitime, impeccable, et l’intelligence au-delà de ce périmètre, qui s’autorise abusivement l’occasion de l’erreur »15. Cette interdiction pour la raison, l’intelligence, et au fond toute forme de faculté humaine, justifie que dans la sphère morale et religieuse, la foi seule reste de mise et justifie la soumission à la religion révélée.
11Cette même notion de la relativité de la connaissance, qui sert l’agnosticisme de Hamilton et l’anglicanisme de Mansel, prend encore un autre sens dans la configuration de la pensée d’Herbert Spencer, qui introduit cette notion dans le chapitre IV de son livre First Principles (1862), précisément intitulé « The Relativity of All Knowledge »16. Il y présente les thèses majeures de la philosophie hamiltonienne, y compris son extension chez Henry Longueville Mansel17, comme une des convictions dernières, négative essentiellement, à laquelle l’humanité est finalement parvenue, nonobstant quelques théoriciens allemands18. C’est effectivement une autre configuration : il ne s’agit pas seulement de mettre en place un compromis entre science et religion, mais de trouver une métaphysique pour la doctrine évolutionniste antérieurement élaborée. C’est une idée paradoxale, mais Spencer la défend en contestant le fait que la notion d’inconnaissable n’est que négative. Son propos sur les philosophies de Hamilton et de Mansel consiste en une remise en cause de ce qu’il estime être leur erreur principale, provenant pour l’essentiel du fait que l’Absolu y est conçu de façon négative, ce qui conduit à un scepticisme. Se plaçant sur un plan psychologique, il estime qu’il doit exister un résidu de la conscience constituant notre connaissance de l’absolu, qu’on ne peut se départir de la conscience qu’il existe quelque chose derrière les apparences. En somme, l’être, auquel toutes les caractéristiques positives sont ôtées, reste l’objet d’une conscience indéfinie, et l’intuition évidente de cela, tout en livrant le monde de l’évolution entièrement à la science, laisse place à un autre type d’appréhension, celle d’un fond des choses, de ce fameux Inconnaissable qui est la force dont l’évolution est une manifestation, comme si le mécanisme matérialiste de Spencer ne pouvait se passer de tout substrat. Sans examiner ici plus avant la cohérence de cette pensée, nous devons constater en manière de bilan que la relativité de la connaissance, quoiqu’il en reste de sa figure originale, est passée avec Spencer dans l’autre camp : celui d’une métaphysique de type scientiste, quand bien même elle ne s’avouerait pas purement et simplement comme telle, une telle attitude à l’époque préférant le terme prudent d’agnosticisme19.
12Nous avons signalé que c’était à Mill que revenait le mérite d’avoir élevé la question de la relativité de la connaissance au rang d’enjeu majeur d’une polémique violente, déterminante pour l’évolution de l’histoire des idées :
La doctrine que l’on s’accorde à voir comme la caractéristique principale de la philosophie de Sir William Hamilton, et qui fait fond de son opposition au transcendantalisme des métaphysiciens français et allemands récents, est ce que lui et d’autres ont appelé la Relativité de la Connaissance. Elle forme le sujet principal de ce qu’il y a généralement de plus connu et de plus important dans ses écrits, et elle est ce qui a révélé pour la première fois aux anglais qui lisent des ouvrages de métaphysique qu’une nouvelle philosophie puissante avait vu le jour ; et cette doctrine, avec ses développements, compose la « Philosophie du Conditionné », philosophie qu’il a opposée aux philosophies françaises et allemandes de l’Absolu, et qui est considérée par la plupart de ses admirateurs comme son titre le plus prestigieux, lui valant une place permanente dans l’histoire de la pensée métaphysique.20
Il s’agit bien là en effet d’un point nodal : c’est la critique de la pensée de Mill par les idéalistes néo-hégéliens plus que le sauvetage de la pensée d’Hamilton qui a mis un terme pour un temps au débat sur la « relativité de la connaissance ». En ce sens, même si peut-être Mill s’est trompé d’ennemi en attaquant Hamilton, il a eu l’heur de comprendre qu’il y avait nécessité de croiser le fer sur ce point, suscitant par là, à titre posthume, des adversaires d’une toute autre mesure :
L’intention de Mill de provoquer un « combat à outrance » fut un succès total. The Examination attira plus l’attention que son System of Logic. La longue recension de Mansel, The Philosophy of the Conditioned – qui ne portait que sur les premiers chapitres abordant le principe de la relativité de la connaissance et sur l’attaque visant ses Bampton Lectures – sortit dans les mois qui suivirent. James McCosh produisit un ouvrage, In Defence of Fundamental Truth, avec l’intention de défendre les parties de la philosophie de Hamilton qui étaient les plus caractéristiques de la philosophie écossaise du Sens Commun. Dans les deux années qui ont suivi, Mill en était déjà à préparer une troisième édition de The Examination où il répondait à ces attaques et à d’autres. L’effervescence perdura dans les années précédant la mort de Mill avec la parution de la biographie de John Veitch, Memoir of Sir William Hamilton Bart., qui consistait en une défense dévote des opinions et de la vie de son ancien maître, sans oublier l’attaque supplémentaire de W.G. Ward contre l’associationnisme dans la Dublin Review en 1871. La majorité des commentaires produits était sans conteste hostile à Mill, moins en raison d’un enthousiasme général pour les doctrines de Sir William Hamilton que du fait d’une peur générale des conséquences que leur rejet entraînerait, et que McCosh avait résumée par l’expression « Humeanisme et Comtisme » [...] Il est difficile de dire quand l’intérêt pour la controverse entre Mill et Hamilton s’est dissipé. Il semblerait que l’intérêt pour The Examination s’est maintenu tant que l’ouvrage System of Logic a continué de remplir son bon office en modifiant les programmes de philosophie à Oxford et à Cambridge. Mais dans les années 1870, une nouvelle génération de philosophes, plus professionnelle sur bien des points, s’est imposée ; et elle avait pour ainsi dire absorbé de Mill ce dont elle avait besoin, tout en étant déterminée à se débarrasser de son influence intellectuelle. À Oxford en tous cas, ce furent T.H. Green et F.H. Bradley qui menèrent le train [...]21
Dans sa recension de l’ouvrage An Examination of Sir William Hamilton’s Philosophy de Mill, George Grote a présenté, en 1868, l’opposition entre les deux philosophies de Mill et de Hamilton comme un moyen de parvenir à une compréhension du fond spéculatif de la philosophie anglaise de son époque22. Sur l’enjeu du rapport partiel ou total entre les choses connues (things known) et l’esprit connaissant (knowing mind) qui fonde la relativité de la connaissance, Grote a évoqué tour à tour les différentes positions de l’époque : les idéalismes (il cite Berkeley, Hume et Ferrier), Spencer et Comte, Kant et les associationnistes (Bain), etc. En quelques pages, il a brièvement exposé la critique de Mill avant d’entrer dans les détails : alors que Mill est en accord avec Hamilton lorsqu’il réfute l’argument de Victor Cousin selon lequel nous avons une intuition directe de l’absolu, il lui reproche de ne pas l’avoir fait pour les bonnes raisons, et d’en avoir choisi une qui était contradictoire avec la thèse même de la relativité de la connaissance qu’il désirait avancer. C’est-à-dire que Hamilton a réfuté l’idée d’une intuition directe de l’absolu en vertu du fait que l’homme ne présente aucune faculté le permettant ; l’agnosticisme d’Hamilton ne justifie que l’idée d’une relativité partielle et bornée de la connaissance alors que Mill était partisan d’une conception de la relativité totale de la connaissance, fondée, comme on le sait, sur le principe de l’induction (énumérative) dans A System of Logic. Le débat ne porte donc pas sur la relativité de la connaissance en elle-même, mais sur le sens à donner à cette dernière. C’est, pourrions-nous dire, un débat interne, qui n’en est pas moins d’importance puisqu’il s’agit au fond de savoir quel maître sert la relativité de la connaissance : pour faire bref et même schématique, il s’agit là d’une querelle de propriétaires entre d’une part les tenants d’une certaine conception de la religion et d’autre part les tenants d’un certain naturalisme scientifique.
13C’est bien ainsi que le comprend Mansel, avec son esprit vif, clair et pénétrant, dans The Philosophy of the Conditioned : il défend la position d’Hamilton contre celle de Mill tout en proposant une synthèse très claire des différentes façons de concevoir la question de la relativité de la connaissance à son époque. En fait, il accuse Mill de ne pas voir ce sur quoi porte le débat : ce dernier serait naïvement empiriste et peu importe qu’il prenne son empirisme chez Locke, Hume ou dans la science. Il ne comprend pas que de l’intérieur de l’empirisme, comme de toute doctrine que l’on voudra, on rencontre aux limites même de toute pensée possible des contradictions indépassables. En somme, Mill pense que la question du relativisme est plus profonde que celle du conditionné, qui ne la pose que sous une forme partielle. Mansel prétend au contraire que la question du conditionné est plus profonde que celle du relativisme, lequel n’est qu’une conséquence du caractère inaccessible de l’inconditionné. Toute conscience se présente en effet sous la forme d’une relation entre deux parties, que Mansel décline sous ses différentes formes (« esprit/matière, personne/chose, sujet/objet, soi/non-soi, moi/non-moi »)23. Il explique que le problème de l’inconditionné apparaît dès lors qu’une des deux parties est assumée comme la seule véritable : « le problème de l’inconditionné provient, pour le dire vite, de ce que ces deux parties en soient réduites à une seule »24. il résume ensuite toutes les doctrines possibles à partir de cette réduction unilatérale : le matérialisme, où la seule réalité existante est la matière, l’idéalisme, qui considère en revanche que l’esprit est la seule réalité et l’« indifférentisme »25, où sujet et objet sont fondus en quelque chose qui les dépasse. Et précisément, il n’est pas possible pour une conscience humaine de penser cette fusion car alors elle ne serait plus une conscience26. Pour Mansel, l’idéalisme et le matérialisme ont tenté en règle générale de fonder une philosophie de l’Inconditionné27, ce qui revient selon lui à poser indirectement la question de l’existence et de la nature de Dieu dans les pays chrétiens. Et alors que le point de vue de la philosophie de Hamilton a consisté à affirmer que l’inconditionné était à la fois supposé et inconnu28 et que c’était le libre – arbitre qui permettait de décider de l’existence de Dieu, la philosophie de Mill en revanche, « virtuellement » matérialiste et athée, a tenté de tout réduire à de la nécessité et d’évacuer la notion même d’Inconditionné29, ce qui consiste en une incapacité à voir tout simplement le problème.
14La critique de James Stirling ne relève plus de ce que l’on pourrait qualifier de débat interne. Dans Sir William Hamilton, Being the Philosophy of Perception, il estimait que l’apport de Hamilton avait été d’avoir retardé la philosophie britannique d’une génération30, que sa philosophie était celle d’un « présentationniste », d’un phénoméniste et (il utilise l’expression de Mill) d’un « idéaliste cosmothétique »31. Il résume ainsi la position de Hamilton :
Toute notre connaissance de l’esprit et de la matière est relative – conditionnée – relativement conditionnée. Des choses dans l’absolu ou en-soi, qu’elles soient extérieures, qu’elles soient intérieures, nous ne connaissons rien, ou nous ne les connaissons que comme inconnaissables ; et nous ne devenons conscients de leur existence incompréhensible uniquement du fait que cela nous est révélé indirectement et accidentellement, grâce à certaines qualités en rapport avec nos facultés de connaissance ; des qualités, une fois encore, que nous ne pouvons penser comme inconditionnées, irrélatives, existantes en elles-mêmes et d’elles-mêmes. Tout ce que nous savons est par conséquent phénoménal – phénoménal de l’inconnu. Le philosophe spéculant sur les mondes de la matière et de l’esprit n’est donc, d’une certaine manière, qu’un admirateur ignorant.32
Du point de vue de Stirling, peu importe au nom de quoi, pourquoi et comment l’on veut que la connaissance soit relative, elle ne l’est pas, et il balaie d’un revers de la main ceux qui continuent de l’ignorer. Il ouvre ainsi l’offensive idéaliste néo-hégelienne : le caractère enthousiaste mais non professionnel de ses écrits n’est certes peut-être pas de taille à résoudre définitivement le problème, mais il se pose ainsi en héraut d’une cause qu’il va falloir défendre, et que d’aucuns se préparent à relever le défi.
15Le livre de Mill a donc donné lieu à des recensions, à la critique par Mansel de sa critique de la philosophie de Hamilton, et, dans les éditions de An Examination of Sir William Hamilton’s Philosophy qui se sont succédées jusqu’à celle de 1873, l’année de sa mort, une critique de la critique de la critique, etc. C’est comme si la doctrine de la « relativité de la connaissance » avait cristallisé les querelles internes à la philosophie britannique et exposé ses difficultés depuis la réaction contre la philosophie de Hume, l’intégration de certaines thèses kantiennes, le rejet par Mill à la fois du « self-evident » de Reid, de l’a priori kantien, et de la « philosophie du conditionné » de Hamilton, ainsi que sa réhabilitation de Hume : tout ceci autour de l’année 1865, au moment même où Bradley commençait ses études à Oxford. Nul ne doit donc s’étonner que ce thème soit bien présent dans sa réflexion tout au long de la période qui nous occupe.
Bradley et la relativité de la connaissance
16De 1872 à 1876, nous trouvons trace de l’intérêt bradleyen pour la question de la relativité de la connaissance en quatre endroits : tout d’abord dans Les Présupposés de l’Histoire critique, puis dans deux lettres à son frère Andrew, ensuite dans une note de bas de page dans Ethical Studies, enfin et surtout dans le manuscrit intitulé « Relativity », accompagné d’un résumé intitulé « Relativity of Knowledge »33. C’est sur ce manuscrit qu’il convient de se pencher, en utilisant les autres éléments pour éclairer notre reconstruction de la pensée bradleyenne.
17Tout d’abord, la première remarque qu’il convient de faire est l’absence de tout caractère polémique de l’écrit en question. Il ne prend parti ni pour l’un ni pour l’autre des camps en présence : son propos est ailleurs tant il semble ambitieux. Il ne voit en effet pas dans ce débat un conflit à trancher, mais, pourrions nous dire, un symptôme à comprendre et à dépasser. Nous pouvons remarquer d’emblée qu’il ne nomme pas le débat « relativité de la connaissance », mais « relativité de la connaissance et de l’être » (Relativity of Knowledge and Being) : c’est assez dire que la question n’est pas simplement épistémologique comme pour la plupart des acteurs du débat, mais ontologique, métaphysique, comme pour les meilleurs d’entre eux. C’est mieux dire encore que l’ambition ici, c’est de toucher à la question du système tout entier. Cette hauteur de vue se manifeste également par le fait qu’il ne conteste pas la relativité de la connaissance, mais seulement l’idée qu’elle n’est que relative. Son but consiste alors à trouver une solution, une « réconciliation » à la contradiction de l’entendement, le terme hégélien étant bien présent34. Dans ce texte, il n’est donc pas question ni de loin ni de près de la théorie de Hamilton : tout au plus fait-il référence à Mansel, non pas dans la dimension d’actualité de la controverse, mais parce que Mansel pose le problème au même niveau.
18Bradley commence tout d’abord par la position qu’il qualifie de « réflexion commune » et qui indique le réalisme ; la deuxième est celle qu’il nomme « la théorie psychologique », qui correspondrait à un idéalisme de type kantien mal compris laissant en face du sujet une chose en soi inconnue ; la troisième, qu’il nomme « l’idéalisme subjectif », correspond à une position du type de celle de Berkeley ; la dernière enfin, qu’il ne nomme pas, humienne, est celle d’un scepticisme radical. Chacune de ces possibilités, inégalement développée, est critiquée de telle sorte qu’elle conduise insensiblement à la suivante. On reconnaît là une démarche caractéristique de la dialectique hégélienne, dont l’idéal voudrait que d’une position quelconque sourde l’antithèse qui appelle son dépassement. Le cadre général du manuscrit est d’ailleurs donné très précisément dans l’introduction à la Phénoménologie de l’Esprit, dans un passage qui, selon toute vraisemblance, a au moins inspiré Bradley :
On peut sur le plan général, faire cette remarque préalable que l’exposition dans sa non-vérité de la conscience non véritable n’est pas un mouvement purement négatif. C’est là le genre de point de vue unilatéral qu’en a de manière générale la conscience naturelle ; et le savoir qui fait de cette unilatéralité sa propre essence est l’une des figures de la conscience inachevée, dont l’échéance est inscrite dans le courant même de cet itinéraire et qui s’y présentera. Cette figure, c’est en effet le scepticisme qui ne voit jamais dans le résultat que le pur Rien, et fait abstraction de ce que le néant est précisément le néant de ce dont il résulte. Mais seul le néant pris comme le néant de ce dont il provient est en réalité le résultat véritable ; et partant il est lui-même un néant déterminé et a un contenu.35
Que chacune des positions ne soit pas face à l’autre, c’est ce qui est repris dans la partie 8 qui, récapitulant l’ensemble, montre que les positions qui s’opposent ne sont pas, en un certain sens, incompatibles. L’opuscule ne s’achevant pas, on peut certes constater un échec : mais le résumé intitulé « Relativity of Knowledge », qui ne correspond pas bien à « Relativity », donne des indications sur la « vraie doctrine » (the true doctrine). Celle-ci présente l’Absolu (the Absolute) comme la « contradiction Réconciliée » (the Reconciliated contradiction). Mais si dans la forme donc, il y a indéniablement une inspiration hégélienne, dans le contenu non plus que dans le style, on ne peut trouver d’inspiration directe et constante dans le détail précis. Bien au contraire, la réflexion conduite semble ne relever que d’un contexte britannique. Ce texte écrit entre 1873 et 1874 (il semblerait que Bradley l’ait terminé après avoir achevé Les Présupposés de l’Histoire critique) doit nous intéresser à trois titres. Tout d’abord, il nous donne des renseignements précieux sur une tentative de greffe d’une perspective hégélienne sur une souche philosophique indiscutablement britannique. Il nous renseigne aussi sur l’état des convictions bradleyennes : Pierre Fruchon nomme l’article qu’il consacre à cet essai « Premières ébauches d’une Métaphysique »36, indiquant par là qu’il lui semble que certains acquis peuvent être d’ores et déjà enregistrés. Enfin, il nous demande de nous interroger sur les raisons de l’échec qu’il faut bien constater : ce n’est que dans Principles of Logic et plus encore dans Appearance and Reality (presque vingt ans après...) que l’on pourra considérer les problèmes ici posés comme résolus.
19Parmi les quatre positions que Bradley étudie successivement, les deux premières demandent peu d’effort. Celle de la « réflexion commune » (ordinary reflexion) est celle dont les limites apparaissent le plus rapidement. Reprenant l’expression de Green (« Popular Philosophy ») qui, comme nous l’avons déjà observé, l’avait utilisée pour définir la philosophie moderne qui remettait en cause l’activité spéculative faite au nom du pouvoir de la Raison, il analyse la production philosophique qui sur ce point ne dépasse pas le sens commun. Cette attitude repose sur le truisme que la connaissance met en relation un sujet et un objet, chacun des deux, du point de vue de l’être, étant subsistants par eux-mêmes, réalité en soi. Cette conception correspond à celle du réalisme et n’est donc pas relativiste du tout : l’objet, quand la connaissance est vraie et non illusoire, est dans l’esprit tel qu’il existe en lui-même. Il est à remarquer ici que la question de la source de la connaissance n’est même pas posée : peu importe que l’objet soit connu dans l’expérience ou par la raison, peu importe ici que l’on soit, par exemple, lockien ou cartésien. Cette conception est presque immédiatement récusée. Elle ne comprend pas sa nature contradictoire : dès que la connaissance comme relation est admise – et comment ne le serait-elle pas ? – il est clair que l’objet ne peut être en soi mais seulement pour moi. Pourquoi cette réflexion est-elle qualifiée de « commune » ou d’« ordinaire » ? C’est que par rapport à la question qui nous occupe, elle ne réfléchit pas sur elle-même, elle n’opère pas sa propre critique : en bref, elle est pour Bradley « unilatérale », péché hégélien par excellence, en ce qu’elle accorde, sans s’en apercevoir, tout à l’objet dans la connaissance, objet qui en quelque sorte fait tout le travail :
Vue unilatérale ; son énoncé suffit à la réfuter. Car lorsque nous envisageons ici cet énoncé, nous n’avons pas deux termes étrangers l’un à l’autre, dont l’un imprime sa marque à l’autre, mais une unité qui les domine tous les deux, pour laquelle ils sont, à laquelle ils sont relatifs et qui réfléchit sur chacun d’eux et sur les deux.37
On rencontre ici le paradoxe d’Alice qui se lève tôt le matin pour voir le jardin tel qu’il est quand personne ne le regarde. Si cette conception opère sa critique, si elle réfléchit, elle sera conduite nécessairement à une deuxième conception.
20Celle-ci est nommée « théorie psychologique » (psychological theory), sans doute, en l’absence d’une expression consacrée de ce type38, parce qu’elle se réfère explicitement à l’idée que la connaissance est pour une conscience, une psyché, et que donc la relation entre elle et l’objet n’est pas, comme dans la conception précédente, extérieure au sujet mais intérieure à lui. Nous sommes, du point de vue de l’être, comme dans la position précédente, dans l’idée que le sujet et l’objet sont bien subsistants par soi. Cette conception fait fort logiquement de l’objet de la connaissance, qui est cette fois bien relative, une chose en soi (« thing in itself ») inconnaissable : on aura ici reconnu la position kantienne, non pas en tant que telle bien entendu, mais dans la lecture que donne Mansel du kantisme. Nombre de commentateurs ont justement fait remarquer que ni Hamilton ni même Mansel n’ont véritablement rendu raison à Kant, même s’ils l’avaient compris. Notons cependant qu’une telle réduction de la pensée kantienne n’est pas non plus étrangère à une lecture hégélienne, qui se plaît à brocarder ce monstre logique qu’est la chose en soi. Bradley ne s’en prive pas non plus : il reste ici un résidu illogique de réalisme. En effet, la chose en soi, bien que posée comme inconnaissable, fait encore l’objet d’un jugement : elle est reconnue comme existante. Mais si elle est hors de toute relation, comment peut-on même encore affirmer cela ? Il faut s’interroger ici sur le statut de cette seconde position : est-elle une simple étape intermédiaire entre la première et la seconde, ou est-elle plus une sorte de moyen terme qui opérerait un travail du négatif conduisant de l’unilatéralité de la première position qui accorde tout à l’objet à la troisième qui accorde tout au sujet ? Dans ce dernier cas nous serions en présence d’un mouvement fidèle à l’orthodoxie hégélienne. Il nous semble devoir prendre ce risque interprétatif, appuyé en cela par la note À dont le ton, la rhétorique et le vocabulaire sonnent parfaitement hégélien :
Car (en général) la moindre réflexion montre que toute assertion qui prétend transcender la conscience se contredit implicitement ; et (en particulier) il faut se demander si ce connaissable est déterminé ou indéterminé. S’il est déterminé, toutes ses déterminations, parce qu’elles sont objets de connaissance, sont relatives à la conscience ; s’il est indéterminé, c’est un universel abstrait, une pensée et, à coup sûr, des pensées n’existent que dans l’esprit [...] Il est clair que la distinction se situe à l’intérieur de la conscience.39
Le basculement est donc inévitable quand on continue de réfléchir : d’abord un réalisme naïf, puis un réalisme de la chose en soi, puis enfin l’idéalisme.
21Avec l’« idéalisme subjectif » (subjective idealism), les choses commencent à devenir plus sérieuses. Cette position est longuement analysée, la critique sans cesse reprise et approfondie. Suivant l’expression canonique, est désignée ici la position de Berkeley, et sans doute également dans l’esprit de Bradley, de Ferrier. Notons qu’elle désigne également dans le vocabulaire hégélien la position de Fichte. Ici, pour Bradley, nous sommes dans une position qui ne maintient plus comme précédemment deux absolus dans l’être ; la connaissance, tant bien que mal, de fait nécessairement plus mal que bien, faisant comme elle peut la relation entre les deux. L’objet est destitué : il n’est plus un absolu, seul le sujet est existant par soi. Remarquons en passant que pas plus que la première conception, celle-ci, dans la réalité effective de l’histoire de la philosophie, ne se présente comme une théorie de la relativité de la connaissance, car si chez Kant, par exemple, on peut admettre un relativisme puisque la connaissance n’est que la connaissance pour nous autres humains, il n’est pas question, pas plus pour Berkeley que pour Ferrier, d’un absolu inaccessible. Pourquoi ici les choses sont-elles plus sérieuses ? D’une part parce qu’on atteint une position qui n’est plus celle du sens commun : au contraire, elle révolte le sens commun, et il faut du temps et de la réflexion pour y parvenir. Mais d’autre part, surtout parce qu’elle présente une cohérence supérieure : elle prend en quelque sorte acte du fait que la connaissance est une relation, tant du point de vue du jugement de connaissance proprement dit (ce qu’est l’objet, il l’est pour moi), que du point de vue du jugement d’existence (que l’objet soit, cela signifie qu’il est pour moi, et qu’il n’a donc pas d’indépendance ontologique). On voit bien que la charge critique de Bradley est moins forte que dans les analyses précédentes : l’idéalisme est une voie intéressante. Sa critique d’ailleurs porte moins sur le terme idéalisme que sur celui de subjectif. Par ailleurs, le reproche majeur porte sur le fait que cette position n’est pas stable et qu’elle conduit nécessairement à la quatrième. Qu’est-ce donc que cet idéalisme subjectif et quelle est sa généalogie ?
22Il nous semble que pour Bradley, il consiste dans le fait de concevoir d’une certaine manière le rapport à soi, la nature de la conscience. Dans une conception comme celle-là, la conscience est pensée, à juste titre apparemment, comme plus originaire que l’objet qui est pour moi. Mais qu’est-ce que cette conscience ? Elle est nécessairement ma conscience (une conscience qui ne serait pas consciente d’elle-même n’est pas une conscience du tout), comme la connaissance est ma connaissance40. Mais qu’est-ce que le moi ? Qu’est-ce que le moi par rapport au je ? Cette question, fort classique dans l’histoire de la philosophie, porte sur les rapports entre la conscience spontanée et la conscience réfléchie. C’est Descartes qui a inauguré le débat en l’orientant d’une manière tout à fait déterminée, et il nous faut expliquer ici sa position, parce qu’elle a été reprise par l’idéalisme subjectif anglais que Bradley remet en cause ici. Le sens commun fait de la conscience spontanée la réalité première de la conscience : j’ai conscience d’un objet quelconque donné. La conscience réfléchie est seconde, puisque dans un deuxième temps je prends conscience de la présence dans ma conscience de cet objet et je réfléchis sur mon rapport à lui. Descartes fait remarquer que cette conception est absurde, qui différencie le « je pense », du « je pense que je pense ». Car dire que je pense sans « savoir » que je pense que je pense est une absurdité : ce ne serait pas une pensée du tout. Dans le fameux cogito, la conscience s’intuitionne elle-même : il n’y a aucune distance entre le « je » et le « moi ». Pour Bradley, il y a là une confusion entre le « je » et le « moi », ce « this-me », le sujet particulier que j’atteins dans un second temps. C’est cette erreur qui fait basculer l’idéalisme subjectif dans la quatrième position.
23En effet, lorsque je réfléchis sur moi-même, je fais du moi un objet de ma conscience. Ce faisant, le moi, qui était sensé être l’absolu devient relatif à la connaissance que j’en ai, relativité qui, on l’a vu, porte tout aussi bien dans le jugement sur la connaissance de ce qu’est ce moi que sur le fait que ce moi est, le jugement d’existence ne pouvant être exempté de son caractère relatif. C’est une position en soi absurde puisque le « je » qui pense la relation est à la fois le tout et sa partie : Bradley fait remarquer que l’idéalisme subjectif à la fois affirme dans un premier temps, comme idéalisme, le sujet comme réalité absolue qui instaure la relation qui dépend de lui, et dans le même mouvement, comme subjectif, nie le sujet qu’il rabaisse au rang d’objet que je connais, ce fameux moi particulier (« this me »). Or ce faisant, il va soumettre ce moi particulier aux lois de la connaissance, ce qui produit nécessairement sa dissolution, puisqu’il devient un élément du monde, donc relatif à ce monde dont le moi fait partie, relatif au temps, déterminé comme ce moi-ci et non comme un autre moi, dans cet état particulier dans le temps et dans l’espace et non dans cet autre état particulier.
24Mais avant d’examiner ce qu’est la quatrième position, un bilan de ce qui vient d’être accompli est nécessaire. La première question porte sur le caractère dialectique du dépassement de cette troisième position. Ici encore, il nous semble possible de le penser en ces termes hégéliens car il y a bien contradiction et travail du négatif, cette position sapant elle-même ses propres bases. La seconde question porte sur la valeur de cette négation : est-elle totale, pour ainsi dire sans résidu ni repentir ? Nous avions vu que la réflexion commune et la théorie psychologique étaient récusées comme vraiment naïves, et effectivement totalement récusées. Ici il n’en est pas de même : si l’idéalisme subjectif n’est pas sauvé, puisqu’il il conduit en effet à un relativisme absolu, est donnée en même temps que son erreur la solution de cette erreur. Si toute cette dernière tient à la confusion entre le sujet, que nous pourrions qualifier d’absolu et le « this-me », le sujet particulier, ne suffirait-il pas de refuser cette confusion et de penser la différence entre le sujet absolu et le « this-me » pour avoir la solution ? C’est en effet ce qu’il conviendrait de faire d’une progression dialectique. Or Bradley ne le fait pas. Il préfère examiner la quatrième position et on est en droit de se demander pourquoi. On pourrait dire que ce n’est pas le lieu ici puisque le propos est d’examiner la relativité de la connaissance, et non pas de parvenir à l’absolu. Cela semble peu plausible, du fait que la moitié du résumé est tout de même consacrée à « The true Doctrine ». Et par ailleurs, on ne peut pas dire que le propos de cet essai soit une pure critique d’un strict problème d’actualité : la hauteur de vue est telle que l’on examine ici la totalité de l’histoire de la pensée et non une doctrine circonstanciée. 11 eût été plus logique de produire la solution, et si cela n’est pas fait, c’est sans doute bien que cela n’était pas possible. Mais réservons l’examen de l’échec de Bradley, et finissons d’examiner la dernière proposition.
25Si celle-ci n’est pas nommée dans l’essai, elle reçoit dans le résumé la dénomination de relativité absolue : c’est la position sceptique, celle de Hume et de ses épigones, en l’occurrence Mill, ce qui s’accorde parfaitement avec l’affirmation classique que Hume n’a fait que tirer les conséquences de la doctrine de Berkeley. Cette position est vraiment relativiste puisqu’elle consiste en la dissolution des termes de la relation, et du point de vue de l’être et du point de vue de la connaissance. Si l’on examine en effet ce qu’est le moi particulier, il est impossible de s’arrêter à un substratum quelconque : le moi empirique n’est en effet rien d’autre qu’une succession d’états de conscience particuliers. Le sujet n’est plus qu’un nom commode pour désigner une collection d’états intérieurs et l’objet d’états extérieurs. Mais même parler d’un état de conscience particulier pose un problème : quelle est l’unité de cet état en ce lieu et à ce moment ? On rencontre ici les paradoxes du continu et de la divisibilité à l’infini. Bradley examine longuement les tentatives d’une telle position pour établir, avec l’examen de la valeur de la sensation et des lois de l’association, une connaissance digne de ce nom.
26C’est presque avec délectation qu’il en constate l’échec. Il faut noter ici que c’est un trait constant de la pensée hégélienne que de valoriser le scepticisme : d’un certain point de vue, l’action dissolvante du scepticisme est la vérité, le seul problème du sceptique étant qu’il ne le sait pas, et qu’au lieu de se hisser à la connaissance spéculative, il conclut de son œuvre que rien n’est vrai et qu’il faut désespérer de la connaissance. Bradley avec ses termes propres et des images saisissantes fait le même constat. Poussant à son maximum, c’est-à-dire à sa vérité, la réduction de l’absolu au sujet particulier, le scepticisme, qui est la pointe extrême, même s’il s’ignore comme tel de la subjectivité et de l’individualisme41, livre le monde au pouvoir de l’analyse (en langage hégélien l’on dira à la logique d’entendement, à la dialectique de l’entendement) et réussit absolument dans son entreprise : « Elle se connaît comme l’analyse qui s’approprie un monde étranger et, alors qu’elle divise et détruit, elle sent sa propre identité et elle est heureuse. Elle est l’analyse victorieuse. »42 Et ce qui intéresse Bradley, comme Hegel, c’est que dans sa victoire même, l’entreprise sceptique connaît sa défaite :
Mais, pour elle, la victoire n’est que défaite (Cf. Alexandre). Tout lui appartient et elle doit réfléchir sur elle-même. Elle découvre que tout lui appartient mais qu’elle n’est rien que ce qu’elle détruit. Le monde est le moi victorieux mais le moi se réduit au monde vaincu. Le moi est le flux ; le moi, en tant que flux, est l’objet contradictoire de la réflexion qui produit la souffrance.43
Cette défaite est extrêmement positive car elle est en quelque sorte le signe de l’absolu. Au sens hégélien, le dogmatisme signifie qu’un discours n’a pas effectué le retour réflexif sur lui-même qui permette de rendre compte de tous ses présupposés : la plus belle expression de cette cécité est la constance avec laquelle Descartes, au nom des idées claires et distinctes, fustige tout ceux qui s’embarrassent stupidement de vouloir définir les mots qui désignent ces idées. Le scepticisme prend au sérieux les mots et, les analysant avec beaucoup de rigueur, en dissout toutes les significations. Il n’y a qu’une chose que le scepticisme n’examine pas : le fait que lui-même tient un discours sur le tout. Or ce faisant, il se réfute admirablement lui-même :
Ici, la contradiction se trouve entre cette Relativité absolue et sa propre affirmation (dans la philosophie). L’absolu est ici la relativité du relatif conscient de lui-même, et de façon permanente. C’est une Objection fatale à Hume.44
Ainsi sur ce point le scepticisme est comme l’oracle de Delphes : il ne parle pas, il indique. Et ce qu’il indique est la présence de l’absolu, qu’il nie puisque l’absolu est le seul moyen de comprendre qu’il puisse énoncer ce qu’il énonce. On se trouve ici face à une contradiction performative : le sceptique qui conclut « rien n’est absolu » est comme un homme qui s’écrie « je suis mort ».
27Ayant achevé la critique des positions erronées, il nous faut maintenant comprendre ce que Bradley énonce comme « The true Doctrine ». Sur ce point encore, il suit le programme de l’introduction de la Phénoménologie de l’Esprit, puisque le scepticisme est censé, ultimement mais certes pas de lui-même, se convertir en la vérité.45
28Du point de vue ontologique, Bradley, en quelques lignes fort concises, donne plus l’impression d’esquisser un programme que de résumer un système. Il est néanmoins possible de déployer quelque peu l’implicite de ces quelques lignes.
L’Absolu n’est pas Abstrait mais infiniment déterminé par des Relations. Il est lui-même, cependant, uniquement relaté à l’intérieur de lui-même et n’est donc pas seulement relatif. Il est la véritable totalité des relations, infinie et auto-proclamée (self-contended). De plus, il est la Connaissance (le connaissant et le connu) en un.46
Comment se représenter ici l’absolu que Bradley pose ? A vrai dire, absolument parlant, il pourrait être aussi bien l’Un plotinien dont toute chose émane, la nature naturante spinoziste qui s’exprime en modes, un intuitus originarius kantien qui crée ce qui pour notre intuition est seulement donné. La seule chose qui est certaine, c’est, en termes hégéliens, qu’il n’est pas au-dessus, séparé comme l’un tout seul parménidien, mais qu’il est « acte de se poser dans des déterminations » : il n’est pas possible en effet ici de comprendre « determined » comme un passif (car par quoi d’autre serait-il déterminé ?), mais comme un résultat intemporel de sa propre activité immanente. Mais exprimée dans ces termes spécifiques, la formule bradleyenne de l’absolu serait acceptée telle quelle comme immédiatement correcte par tous les idéalistes post-kantiens, et par eux seulement.
29C’est en abordant le point de vue de la connaissance que l’on peut espérer sortir du vague dans lequel nous sommes.
[Relativité] De la Connaissance [...] Toute vérité est ma vérité. Cela ne signifie pas que la vérité n’est relative qu’à moi. Le « moi » lui-même ne peut résister à l’analyse dissolvante, en tant que « mon moi ». La connaissance n’est pas relative à lui, mais il est relatif à la connaissance.47
L’introduction du moi particulier nous permet donc de rentrer dans le détail de ces déterminations immanentes que l’absolu pose comme relations. Nous avons ici les deux bouts de la chaîne, le moi et l’absolu ; il ne reste plus qu’à comprendre les chaînons manquants. Pour ce faire, tentons une dialectique ascendante. Qu’est-ce qui caractérise ce moi-ci en propre et dans quelles relations s’insère-t-il ?
Ce qui est simplement mien n’est pas de la pensée et n’est donc pas un fait ; c’est tout simplement du sentir sans réalité en soi, et dont l’essence est de n’être que pour moi, c’est-à-dire que c’est une apparence. Ma subjectivité comme pensée vide c’est le potentiel de l’univers qui est pensée.48
Ce qui relève de ma pure subjectivité est donc, si nous lisons bien, la sensation : en tant que telle, elle n’est pas encore relation, elle est pure apparence. On reconnaît ici clairement l’analyse hégélienne de la sensation qui, en tant qu’immédiate, est la première station de la connaissance : c’est une pure abstraction que l’on doit dépasser. Cette subjectivité pure, abstraite, non existante, donc pas soi, est la manifestation négative d’une relation qui lui donne sa consistance ontologique : la connaissance, qui est relation entre la pensée et le fait (« thought and so fact »). Cette connaissance, qui est relation (« Knowing and known in one »), en tant que telle, relève de l’ontologie, de l’absolu lui-même, et non de l’épistémologie49. Lorsque je connais, ce n’est donc pas seulement moi qui connaît, mais en quelque sorte l’absolu, l’univers qui est pensée (« Universe which is thought »). La preuve de la vérité de ce qui est énoncé ici est donnée précisément par la compréhension de ce qui est pour moi la connaissance bien comprise (« This is the only possible theory of perception »). En effet ma connaissance est finie et relative et se connaît comme telle : ces deux faits ne sont possibles que parce que d’une part je ne suis pas l’absolu mais parce que d’autre part l’absolu est. Mais qu’est-ce que l’absolu pour moi ? C’est ma connaissance comprise comme relative. Je ne peux formuler cela que parce que la contradiction que je pense (faussement, car abstraitement, comme non réconciliée tant que je suis dans de fausses doctrines dont le scepticisme est le paradigme) est réconciliée par l’acceptation et la compréhension de sa relativité : « Le Relatif qui se connaît lui-même comme Relatif n’est plus Relatif. Il se tient au-dessus de sa condition finie et devient la contradiction Réconciliée ou l’Absolu »50. Cette conception présente indiscutablement un air de cohérence et ne semble pas en contradiction avec l’orthodoxie hégélienne. Nous disons un air de cohérence et semble s’accorder à l’hégélianisme non pas parce que nous prétendrions en avoir découvert les incohérences et les traits hérétiques, mais parce que tout simplement il n’y a là qu’un programme. On pourrait dire que la métaphysique est un art tout d’exécution : le programme donné, il reste à produire le système complet qui lui correspond, ce que Bradley ne fait pas. Compte tenu de l’intérêt que présenterait une telle œuvre, on peut affirmer que si Bradley ne le fait pas, c’est qu’il ne le peut pas. Deux raisons, non incompatibles et entre lesquelles nous ne pouvons pas encore choisir ici, peuvent être avancées pour expliquer cela. Tout d’abord il peut se faire que Bradley ait de sérieux doutes sur certains des éléments de ce programme, doute qu’il lui faudrait lever pour pouvoir l’accomplir. D’autre part, une telle tâche demande pour son accomplissement plus que quelques mois ou peut-être même quelques années de travail – pour un philosophe, c’est l’œuvre d’une vie de travail. Or la question de l’urgence se pose : convient-il d’écrire une œuvre de moindre d’ampleur mais publiable rapidement ? Ou le grand œuvre qui nécessitera infiniment plus de temps ? C’est là que le philosophe rencontre son temps et qu’il doit trancher dans le conflit de devoirs qui s’offre à lui dans la réalité concrète de sa condition.
30Pour comprendre la réponse que Bradley a donnée à ce dilemme, il nous faut avoir une vue d’ensemble de l’état de sa réflexion à l’époque. Il nous reste donc à examiner le dernier essai inachevé, resté inédit et écrit dans la même période (1874), « Progress »51.
« Progress », et le choix des termes du problème
31Nous pourrions nous attendre, avec la lecture de « Progress », à une mise au point sur une question de civilisation d’importance. En effet, il y a bien un débat public et Bradley utilise même l’expression de « savage controversy » pour rendre compte de l’opposition entre optimistes et pessimistes sur la réalité du progrès : s’agit-il d’une régression ou d’une amélioration ? Ce clivage pourrait également être formulé à l’aide d’autres antagonismes (utilitaristes contre romantiques, positivistes et radicaux contre traditionalistes, libéraux contre conservateurs, etc.) signalant que l’idée d’une polarisation du débat sur l’évolution intellectuelle et sociale avait touché tous les milieux52. Quoi de plus naturel pour un idéaliste, pour un spiritualiste, que de construire une interprétation de ce thème et, surtout quand on dispose d’un vrai talent polémiste, d’entrer en lice et de s’imposer ? Bradley ne le fait pas : il se contente d’indiquer dans son introduction l’existence d’un conflit en termes de jugements de valeur, avant d’entrer dans un débat technique et apparemment abscons en opérant une reprise critique et épistémologique de la position spencérienne. Il nous semble qu’il s’agit là d’une manifestation très lucide et très consciente d’elle-même de ce que doit nécessairement être la stratégie de l’idéalisme britannique de cette époque. La première chose qu’un bon stratège doit savoir, c’est que l’on ne gagne des batailles que si l’on sait imposer à son adversaire le terrain de l’affrontement, et ce que veut Bradley, c’est qu’une question quelle qu’elle soit se discute dans les termes et au niveau qui lui convient. Ainsi, en ce qui concerne la question du progrès, il ne s’agit pas d’opposer des jugements de valeur à d’autres mais de disqualifier les outils épistémologiques de l’adversaire, de lui retirer toute légitimité : bref, de gagner le combat d’abord à un niveau épistémologique, la suite allant de soi. S’il s’en prend à Spencer sur ce point, ce n’est pas parce que cet auteur mérite plus qu’un autre que l’on croise le fer, mais parce qu’il représente le courant adversaire dont il est simplement un bon exemple type53 Ce n’est donc pas que Bradley ne « croit » pas au progrès : dans Les Présupposés de l’Histoire critique, il note bien une croissance de l’esprit critique54, admet un développement de l’humanité selon un mode dialectique où les contradictions du monde ancien produisent un monde nouveau55, et il peut même décrire ce développement historique en des termes qui ne choqueraient pas un spencérien :
Dans le processus ininterrompu qui ne se différencie qu’en vue de constituer une totalité et qui ne constitue en totalité que pour atteindre à une différenciation plus pleine, la conscience qu’une étape a d’elle-même n’est jamais celle qui correspond à un développement ultérieur.56
Il est sur ce point en parfaite adéquation avec la doctrine greenienne et d’une manière générale, avec l’idéalisme britannique57, mais cela, seul un idéaliste peut le dire, et personne d’autre – nous nous souvenons sur ce point de la vigueur avec laquelle Bradley avait refusé à la science toute légitimité en matière d’histoire58. Dans son introduction, très ironique, notre auteur pose le problème : la question du progrès, qui n’est pas définissable à partir de son étymologie uniquement, renvoie à une téléologie, à l’idée selon laquelle le mouvement impliqué par le terme est coordonné par rapport à un but (goal). C’est là un sens indiscutablement ancien du progrès, qui se rapporte au passé aristotélicien : comment oserait-on encore aujourd’hui se référer à de pareilles vieilleries ? Ne faut-il pas se mettre à la nouvelle école ?
Ainsi – comme il appert à première vue que le progrès est téléologique et qu’il est non moins clair que la conception téléologique est annihilée – nous sommes assurément ravis d’apprendre d’un homme comme Spencer en quoi consiste le progrès.59
Il faut dire que la question du progrès avait franchi une nouvelle étape avec le darwinisme. Spencer, qui avait énoncé sa théorie de l’évolution dans Principles of Psychology, publiés de 1852 à 1857, donc avant la publication de l’Origine des Espèces en 1859, présente l’avantage de proposer une doctrine complète, dont aucun des qualificatifs n’aurait l’heur de plaire à Bradley : réaliste, relativiste, matérialiste, libéral, individualiste, scientiste, mécaniste, empiriste, utilitariste60. À l’énoncé de cette liste, on devinera que malgré la très large audience dont Spencer bénéficie à l’époque, sa pensée n’a pas été retenue par l’histoire de la philosophie comme un modèle de cohérence. Sa métaphysique, nous l’avons vu, pose l’existence dans l’univers d’une force inconnaissable, mais dont nous avons cependant une conscience indéfinie. Le principe se manifeste au travers de l’évolution. Cette dernière est déduite de la loi de conservation de la Force, à l’aide d’un modèle causal exclusivement mécaniste, sans recours officiel à la cause finale : un développement se constate du fait d’une dissipation de mouvement et une intégration concomitante de matière (sur le modèle du passage d’une nébuleuse gazeuse à un système planétaire), la matière passant alors d’une homogénéité indéfinie à une hétérogénéité définie et cohérente. On notera que les mêmes principes, quand on voudra penser un équilibre général menacé, pourront aussi expliquer l’effet inverse compensatoire, à savoir une dissolution, c’est-à-dire un passage de l’hétérogénéité à l’homogénéité. C’est dans ce cadre général que Spencer explique le Progrès, et ceci plus particulièrement dans « Progress : Its Law and Cause »61, l’article que Bradley examine ici. Le texte comporte deux moments principaux : tout d’abord une analyse assez féroce des inconséquences spencériennes, ensuite une sorte de pastiche de dialogue platonicien tout à fait charmant, qui reprend les mêmes inconséquences sur un autre mode.
32Dans l’examen de la doctrine de Spencer, Bradley développe trois types de reproche. Tout d’abord il montre que les termes ne sont définis ni en eux-mêmes, ni les uns par rapport aux autres. Ainsi, si l’on attend une définition de la causalité ou de l’évolution, on en sera pour ses frais (encore que Bradley ne se fasse sur ce point peu d’illusions, puisqu’il estime que les auteurs anglais n’examinent pour ainsi dire jamais les conceptions sur lesquels ils travaillent62). La solution consiste en effet en cas d’embarras à user de synonymes : cause ou condition, évolution, développement, progrès – mais cela ne fait bien sûr qu’ajouter à l’embarras puisqu’à la fin on ne sait plus de quoi l’on parle. Ensuite, Bradley décèle des erreurs manifestes de raisonnement, qu’il manque rarement de pourfendre d’autant plus impitoyablement qu’il le fait avec humour63. Prenons un premier exemple que nous qualifierons de réfutation de l’usage abusif de l’effet papillon mal compris. Spencer affirme que c’est l’essence de la causalité de produire de l’hétérogène : « l’effet est toujours simplement et infiniment plus hétérogène que la cause »64. C’est en un sens tout à fait vrai et c’est ce que fait n’importe quelle œuvre de fiction qui, partant d’un changement de détail dans la chaîne causale, fait s’ensuivre de ce changement de détail un monde totalement différent. Mais qui ne voit que l’erreur vient de l’isolement d’une cause (une petite partie de l’univers) dont on enregistre par la suite l’effet dans l’univers plus large ? C’est à un problème subjectif de découpage, et, en droit, si rien n’interdit dans une perspective comme celle-ci de penser qu’une prise de tabac a été la cause de la Révolution Française65, rien n’interdirait non plus de faire l’opération en sens inverse et de montrer qu’un large ensemble de causes aboutit à un ridicule petit effet, puisqu’aussi bien la montagne pourrait accoucher d’une souris...66 Le deuxième exemple consiste dans un raisonnement logique élémentaire : Spencer affirme que la causalité est ce qui produit l’évolution ou le progrès. Mais alors de deux choses l’une, soit la causalité est quelque chose de supérieur à l’évolution, soit elle lui est égale (la possibilité qu’elle soit moins que l’évolution, logiquement possible, n’a bien sûr aucun sens ici). Dans le premier cas, il existe alors des causes dont les effets ne sont pas l’évolution : mais alors on ne peut pas dire que l’essence de la cause est d’être progressive... Dans le second cas, puisque causalité et évolution sont strictement identiques, on peut en user comme de synonymes : il serait alors possible de disserter aussi bien sur l’effet désastreux du coup de marteau sur mon doigt que de l’évolution, du progrès de ce coup de marteau sur ce même doigt ? Comme le dit Bradley : « This is too barbarous »67. Enfin, pour en venir à un troisième ordre de critique, qui reste dans un registre extrêmement sévère voire méprisant, Bradley reproche à l’argumentation spencérienne de ne pas être « fair-play », de botter en touche. Chaque fois qu’un problème se fait jour, ou bien l’on se réfugie dans le nouménal, l’inconnaissable68, ou bien l’on se réfugie dans la pure observation du fait que l’on affirme et tant pis si c’est irrationnel69. Cela ne revient-il pas à montrer que l’interlocuteur au vocabulaire incertain et aux raisonnements spécieux, se révèle, au bout du compte, ne pas être un interlocuteur du tout puisqu’on ne peut même plus parler avec lui ?
33Dans le second et dernier moment du texte, Bradley met en scène une sorte de dialogue socratique. L’auteur s’y présente, à l’instar du jeune Socrate du Protagoras, comme un tout jeune homme, non pas ici l’ami des idées, mais un adepte enthousiaste du développement, et un développement spencérien sans aucun doute, puisque défini comme « un processus de différenciation et d’intégration croissant en complexité »70. Fut-ce le cas du jeune Bradley ? On peut se plaire à le croire et peut-être à imaginer le « représentant patenté de l’école Anglaise »71 sous les traits de ce maître ès platonisme que fut Jowett. Le maître s’étonnant de voir le mot de développement toujours à la bouche du bon jeune homme, lui demande avec une fausse naïveté de définir le terme. Le jeune homme reçoit alors cette leçon fondatrice dont tout apprenti philosophe se souvient avec émotion, celle qui le refroidit de son enthousiasme naïf et lui fait comprendre que si la philosophie est grande, c’est parce qu’elle peint gris sur gris dans la patience et la rigueur du concept. Les questions du Maître qui essaye de faire préciser sa pensée au jeune homme ou sans doute, ce qui serait un progrès, de lui montrer qu’il ne pense pas encore, font intervenir les couples de contraires platoniciens que sont le même et l’autre, l’un et le multiple, et implicitement, avec l’exemple de l’œuf et de la poule, le couple aristotélicien de l’acte et de la puissance, pour finir par l’opposition hégélienne de l’identité et de la différence :
« Mon cher ami, dit-il, comme vous vous payez de mots. Le différent n’est-il pas l’opposé du même ?
– Oui, répondis-je à contrecœur.
– Croyez-vous donc à l’identité des opposés alors ?
– Mon Dieu, bien sûr que non, dis-je.
– Alors, comment pouvez-vous croire en l’évolution ?
– Je ne sais pas quoi dire »72
34Bradley revient alors au début de son texte : le refus de la téléologie implique l’impossibilité de rendre compte des concepts utilisés, pour pouvoir continuer de les utiliser il faut se résoudre à penser dans les termes de l’idéalisme. Mais hélas, l’état d’inachèvement du manuscrit n’indique pas ce que serait la doctrine positive qui aurait dû être élaborée après la démonstration de l’incapacité du scientisme de rendre compte de la notion de progrès ou d’évolution.
35L’étude de « Progress », bien plus que celle de « Relativity », manifeste la volonté de Bradley de s’inscrire dans un courant qui est en prise constante avec la pensée du temps. Et si cet essai, pas plus que « Relativity », n’aboutit, il convient de se demander pourquoi. Pour ce faire, il est nécessaire d’établir un bilan de l’état de la pensée bradleyenne en cette année 1874.
La métaphysique : ce que veut Bradley, ce dont il ne veut pas et ce qu’il peut
36De tous les écrits dont nous disposons avant Ethical Studies, il n’est pas possible de dégager un système métaphysique, mais il est envisageable à ce stade de présenter un état des directions de sa pensée, directions qui pour certaines ne connaîtront pas de modification, et qui pour d’autres au contraire évolueront. Si les quatre premiers points proposés dans ce qui suit ne font que reprendre le résultat des analyses que nous venons de conduire, les deux derniers, parce qu’il manifestent les problèmes que rencontre Bradley à cette époque, méritent d’être plus développés.
1) La contradiction est un signe positif
37Nombreux sont les auteurs qui ont remarqué la grande aisance dont Bradley fait preuve lorsqu’il s’agit de traquer, en général impitoyablement, l’erreur de raisonnement chez son adversaire. Il nous semble qu’il y a là plus qu’un trait de caractère individuel, plus qu’un trait d’esprit caractéristique d’un métaphysicien de race, mais bien l’indication d’une certitude philosophique qui est la sienne et qui ne l’abandonnera plus. Les philosophes dogmatiques, au sens de Hegel, haïssent ou craignent la contradiction, et à l’instar de Descartes, ils cherchent un point fixe qui leur garantirait une bonne fois pour toutes un discours où il suffirait d’être attentif pour ne jamais rencontrer le contradictoire. Les philosophes sceptiques, de même que les vrais philosophes au sens de Hegel, mais sans doute également les esprits religieux, ne reculent pas d’horreur devant la contradiction ; pour les deux derniers, et Bradley relève peut-être de ces deux types à la fois, la contradiction n’est pas un pur rien, elle est un signe qui mérite d’être suivi. D’un point de vue logique, ils ont indiscutablement raison : l’expression de cercle carré ne peut être équivalente au silence, elle dit bien quelque chose, en l’occurrence quelque chose d’absurde, et c’est un point sans doute intéressant qu’elle parvienne à le dire. S’il y a une communauté d’esprit entre Hegel et Bradley, elle se noue à notre sens sur cet accord, même s’il reste ensuite à déterminer de quoi la contradiction est le signe. Si Bradley et Hegel sont d’accord pour lier cela à un absolu qui ne nous est pas étranger, il s’agit ensuite d’en comprendre les modalités, et c’est sur ce point que des divergences peuvent apparaître.
2) L’absolu est, et est totalité
38Le seul moyen pour Bradley de penser l’absolu est de le concevoir comme totalité. De ce point de vue, encore en accord avec Hegel, il récuse une solution de type parménidien qui reviendrait indiscutablement à un dogmatisme. Si l’absolu est séparé, nous ne pouvons pas le connaître, c’est-à-dire que nous ne pouvons même pas le poser comme existant, la solution de l’inconnaissable étant particulièrement misérable. La totalité est le seul moyen de rendre compte de toutes les relations que nous observons et dont, par notre être même, nous manifestons la présence.
3) L’absolu est sujet
39C’est ici l’accord le plus flagrant avec Green et avec l’hégélianisme tel qu’il est entendu à l’époque. Il se décline sous une forme canonique et dans des termes qui sont emprunts d’enthousiasme, et il faut le dire, d’une certaine approximation. En effet, si le self-consciouness greenien est le terme le plus fréquemment utilisé, Bradley peut aussi bien écrire, pour le désigner, le terme de Mind, de Thought. Toute autre solution que celle de l’absolu comme pensée ne pourrait rendre compte non pas seulement de ce que dit ou fait l’homme, mais aussi du fait qu’il puisse le faire et le dire. Le discours de la vérité est, comme le réel, uni-total, et rend compte et du monde et de son existence comme discours. Et qu’est-ce qu’un discours qui ne serait pas tenu par un sujet ? L’Absolu se présente donc bien sous la forme d’un Sujet Infini, et comme la relation ne peut être réduite à l’un de ses termes ni être extérieure à ses termes, elle est nécessairement intégrée au Sujet Infini :
La critique bradleyenne ne cesse de dénoncer la réduction de la relation à ses termes ou du Moi Infini au moi fini. Elle implique une ébauche de doctrine dont il convient de définir la fonction. Bradley évoque au passage, et seulement pour l’exclure, la possibilité de « stades supérieurs de la pensée » que le langage ne serait pas en mesure d’exprimer : il considère uniquement ce qu’Appearance and Reality appellera le relational way of thought [...] ce qu’il importe de souligner, c’est que mon inadéquation à l’Absolu ne signifie pas encore pour Bradley que celui-ci se situe au-delà de la pensée relationnelle, qu’il consiste en une expérience où elle serait abolie.73
4) Le moi particulier n’a pas vraiment de consistance ontologique
40Le sujet particulier, le « this-me », n’est pas auto-subsistant, auto-fondé, il ne s’explique que dans sa relation avec le sujet absolu. Cela semble être une évidence ontologique et épistémologique pour Bradley, mais cela doit être une conviction également morale. Il convient tout de même de remarquer ici que l’idéalisme britannique de l’époque est bien une réaction contre l’individualisme sous toutes ses formes, et que le moins que l’on puisse attendre d’un philosophe, c’est qu’il justifie cette conviction morale sur des plans supérieurs.
5) Il faut cependant se méfier de la raison
41C’est ici assez curieux dans la mesure où l’on pourrait penser que d’une part c’est contraire à tout l’hégélianisme dont les points précédents manifestent la présence. Or, s’il y a une chose qu’un hégélien admet nécessairement, dont il se réjouit et qui est la raison majeure de son adhésion à cette doctrine, c’est qu’elle restaure enfin la Raison totalement, exhaustivement, absolument dans ses droits, et qu’elle ne laisse rien subsister en dehors d’elle. C’est bien le sens de la fameuse formule provocatrice de la préface des Principes de la Philosophie du Droit : « ce qui est rationnel est réel ; et ce qui est réel est rationnel ». Dans une lettre du 12 février 1873 adressée à son frère Andrew, alors qu’il était encore en train d’écrire son opuscule sur l’histoire, après s’être avoué incompétent pour savoir si Hegel avait la réponse ou non aux question métaphysiques, Bradley s’exprimait en ces termes :
Mais si Dieu est pensée, cela explique-t-il l’existence d’un monde comme le nôtre ? Non, bien sûr, pas dans les détails, mais nous en savons suffisamment pour dire que Dieu ou la pensée qui fait du monde un système est le fondement [prius] créateur de la matière des sens, si bien que rien n’est perdu à ceci près que le monde des sens est (en tant que totalité) beau et rationnel et que le rationnel n’en est que les os desséchés ?74
Dans toute la lettre se manifeste un souci que l’on peut qualifier de religieux de sauver ce monde-ci tel qu’il est, c’est-à-dire avec la beauté que l’on voit, la souffrance que l’on ressent, et que le prix à payer pour une compréhension certes désirable ne soit pas de se retrouver avec un squelette sans chair, une simple planche anatomique. On pourrait dire qu’il s’agit là d’une crainte normale et qu’au fond, c’est une question que tout être doté d’un minimum de sensibilité ne peut manquer de se poser devant les conséquences de la philosophie. Mais cette inquiétude nous semble être redoublée par les autres écrits que nous possédons. Par exemple, dans le manuscrit sur la relativité de la connaissance, il est remarquable que le terme de « Raison » n’apparaît jamais. Pourtant il s’agit d’un des gains majeurs de l’entrée en hégélianisme : la différence entre la raison et l’entendement est un concept opérateur qui engendre un sentiment de triomphe en ce qu’il explique et lève tant d’illusions et d’incompréhensions. Non seulement Bradley ne s’en délecte pas, mais il n’en fait même pas usage. Pire encore, alors que dans le résumé « Relativity of Knowledge » il range la sensation au rang de ce qui, en langage hégélien, serait une abstraction, il fait porter sa réflexion de détail, dans le manuscrit développé, sur la question de la sensation à travers ses analyses sur les lois de l’association. On pourrait dire que c’est là le prix qu’il paye pour développer sa pensée dans le cadre de la philosophie britannique, dont on connaît le caractère empiriste. En fait, plus encore que la présence effective de dissonances réelles par rapport à une tonalité hégélienne – ce qui exprimerait une méfiance vis-à-vis de la raison liée à l’entreprise hégélienne en tant qu’elle est, pour l’heure, sa meilleure défense et illustration – c’est une absence que nous nous sentons obligés de prendre en compte : trop d’éléments caractéristiques de l’hégélianisme manquent pour des écrits si fortement imprégnés de cette philosophie. C’est-à-dire que l’hypothèse d’une incompétence, qu’il avoue par ailleurs, ne constitue pas une explication suffisante ; quels que soient les bénéfices que Bradley envisage du fait de l’adoption de tout ou partie du système hégélien, il en sent assez certains dangers pour rester circonspect, du moins pour le moment encore.
6) Il n ’existe pas pour l’heure de doctrine métaphysique satisfaisante
42Si nous ne pouvons pas trancher le point précédent, c’est que Bradley n’a pas l’impression, en 1874, de toucher au but. Son opuscule sur l’histoire, par le champ étroit qui est le sien, est en-deçà des attentes. Nombre de directions intéressantes touchant aux questions épistémologiques ou métaphysiques sont tout juste esquissées et ce non sous le prétexte simple qu’il ne s’agit pas ici du but de l’ouvrage, mais avec l’aveu que l’auteur ne dispose pas de la réponse. Ramassant l’essentiel des propositions principales qu’il avait analysées méticuleusement et progressivement dans son manuscrit sur la Relativité de la connaissance, Bradley ne peut faire mieux que d’espérer :
Toutes ces propositions sont-elles fausses ? Il se peut qu ’elles soient fausses, et c’est le cas si on les isole ; mais il ne fait aucun doute qu’elles ont aussi leur part de vérité. Mais les assembler comme autant d’éléments d’un système est une tâche ardue et c’est à la philosophie que revient cette mission. Un mot ou deux devraient être suffisants pour tenter d’établir comment il se peut qu ’elles soient toutes vraies.75
En quoi consiste d’ailleurs son credo de l’époque ? La note E des Présupposés de l’Histoire critique nous le livre dans les deux dernières pages de l’ouvrage :
[...] mais nous pouvons donner brièvement une réponse, celle qui paraît être la meilleure. L’univers est, semble-t-il, un unique système ; c’est un organisme (semblerait-il) et même davantage. Il porte la marque du soi, de la personnalité à laquelle il est relatif et en dehors de laquelle il équivaut pour nous au néant. Ainsi, aucune portion de l’univers ne peut être par elle-même un système cohérent ; elle renvoie à la totalité de même qu’en elle la totalité est présente ; elle est en puissance la totalité (puisqu’elle incarne ce qui est réellement la totalité) ; mais cherchant à se fixer dans son être propre, la portion ne réussit qu’à mettre en relief sa relativité ; elle est entraînée au-delà d’elle-même et se contredit. En termes plus brefs, l’évolution est nécessaire parce que l’esprit est, en acte, limité et virtuellement illimité ; l’objet vit de la vie de l’esprit et change avec lui.76
On peut être attentif ici à la tonalité hypothétique de l’ensemble, mais il est plus riche d’enseignement de se pencher sur la pauvreté de l’entreprise. Car enfin, c’est là tout ce que Bradley peut énoncer en matière de métaphysique ! Les quelques paragraphes de la véritable doctrine que propose le résumé de Relativity sont à peine plus développés et, s’il y manque les précautions oratoires, Bradley reste aussi vague et peu précis conceptuellement. Or notre auteur souffre de ne pas pouvoir faire mieux puisqu’il essaye de le faire. Cette souffrance aurait pu être aisément dépassée : il suffisait d’adopter tel quel le système hégélien. On a vu que Bradley ne le fait pas et qu’il essaye de suivre une voie propre qui pour le moment ne passe que par la critique de doctrines qu’il récuse. Il y a bien là une impasse. À ce stade, comment croire qu’en quelques années, il serait possible d’élaborer réellement une métaphysique ?77 Pourtant il faut bien faire quelque chose puisque le monde attend de nous que nous ne soyons pas simplement les spectateurs de la marche de l’esprit...
Notes de bas de page
1 Cf. PAP, « Sélections from Bradley’s Reading Notes », p. 365-488.
2 Cf. Leighton, The Greenian Moment, op. cit., p. 48.
3 Cf. Les premières pages de The Philosophy of the Conditioned, où Mansel pose le problème en partant de Platon.
4 Cf. John Locke, An Essay Concerning Human Understanding [1693], Book II, « Of Ideas », Ch. VIII, § 8 (New York, Prometheus Books, 1995, p. 85).
5 Ibid., Book II, Ch. VIII, § 9-10.
6 Cf. George Berkeley, Principles of Human Knowledge [1710], Part I, 9, (Oxford, O.U.P. « World’s Classics », 1996, p. 27).
7 Cf. David Hume, A Treatise of Human Nature [1739-1740], Book I, Part IV, ch. 6 (New York, Dover, 2003, p. 187).
8 On consultera avec profit l’analyse d’Alan Ryan dans son introduction à l’ouvrage de Mill (« Introduction », An Examination of Sir William Hamilton’s Philosophy, by John Stuart Mill, Toronto, University of Toronto Press, 1979).
9 John Skorupski (English-Language Philosophy [1750-1945], Oxford, O.H.P., 1993) estime que la différence entre Hume et Reid n’est pas si importante que cela et que leur désaccord est plus de Tordre d’une controverse interne entre naturalistes des Lumières écossaises qu’une opposition véritable dans la mesure où Reid a opposé le sens commun à la raison et en a appelé à la croyance, et que la philosophie de Hume peut aussi se concevoir comme construite autour de l’idée que la nature était dépositaire d’une autorité que l’homme ne pouvait défier (voir pages 12-13). Pour une analyse plus profonde de la philosophie de Reid, nous renvoyons le lecteur à l’étude de Patrick Chézaud, La Philosophie de Thomas Reid, des Lumières au XIXe siècle, Grenoble, Ellug, 2002.
10 James Bradley, « Hegel in Britain : A Brief History... », op. cit., p. 4.
11 C’est dans « On the Philosophy of the Unconditioned », prévu au départ pour être un compte-rendu de la philosophie éclectique de Victor Cousin, que Hamilton a présenté sa lecture de Kant, lecture qui a donné l’ancrage définitif de sa philosophie personnelle : l’absolu est indéfinissable par définition, l’inconditionné est indéfinissable. Hamilton n’a vu chez Kant qu’une remise en cause du pouvoir de la raison et a construit sa philosophie sur un phénoménisme. Voir « On the Philosophy of the Unconditioned in Reference to Cousin’s Infinito-Absolute », Discussions on Philosophy, and Literature, Education and University Reform, Londres, Longman, Brown, Green and Longmans, 1852, p. 1-37.
12 Voir à ce sujet la note de Hamilton sur les philosophies de Schelling et de Hegel dans « On the Philosophy of the Unconditioned », op. cit., p. 23-24, où il les critique en montrant comment elles s’opposent l’une à l’autre.
13 Mansel va plus loin que Hamilton en transformant l’agnosticisme philosophique de ce dernier en une « foi philosophique » dans ses « Bampton Lectures », The Limits of Religions Thought (1858), et en suggérant de sauver la foi : voir pour cela son « Summary of the argument » (Henry Longueville Mansel, The Limits of Religions Thought, Londres, John Murray, 1867 (3rd ed.), p. vii & xix).
14 Pour Mansel, qui reprend sur ce point les analyses de Reid, de Dugald Stewart et d’Hamilton, toute philosophie est une philosophie de la conscience, et cette conception s’oppose à toute ontologie qui tente d’aller au-delà, notamment celle que proposent « les philosophes ontologiques de l’Allemagne moderne », notamment Schelling et Hegel (Cf. Mansel, Metaphysics, or the Philosophy of Concsiousness, Phenomenal and Real, Edinburgh, Adam and Charles Black, 1860, « Introduction », p. 10-11 & p. 306- 307).
15 Hamilton, cité par Mansel dans The Philosophy of the Conditioned, Londres, Alexander Strahan, 1866, p. 69 (voir les pages 67 à 69 pour une explication de ce que Hamilton a emprunté à Kant et la façon dont il a modifié sa philosophie pour parer les objections de Schelling et de Hegel.)
16 Herbert Spencer, First Principles (1862), New York, D. Appleton and Company, 1897, p. 70-99.
17 Spencer cite abondamment les deux philosophes ; voir notamment p. 76-78 pour Hamilton et p. 78-81 pour Mansel, auteur que Spencer juge bien moins abstrait.
18 Ibid., p. 70-71.
19 Mansel note bien, par ailleurs, à quel point la position de Spencer est aux antipodes de sa position et de celle d’Hamilton ; voir Mansel, The Philosophy of the Conditioned, op. cit., p. 39-40 (note).
20 J.S. Mill, An Examination of Sir William Hamilton s Philosophy, andof the Principal Philosophical Questions Discussed in his Writings (1865), Londres, Longmans, Green, Reader and Dyer, 1873 (3rd ed.), p. 5.
21 Alan Ryan, « Introduction », An Examination of Sir William Hamilton’s Philosophy, by John Stuart Mill, op. cit., p. xiii-xiv.
22 George Grote, Review of the Work of Mr John Stuart Mill entitled ’Examination of Sir William Hamilton’s Philosophy’, Londres, Trübner & Co., 1868, voir à partir de la page 2 pour la présentation de ces deux auteurs (« les deux représentants les plus remarquables de la pensée spéculative et moderne en Angleterre ») qui, comme le disait Sorley, ont tenté de renouveler le discours philosophique ; ainsi qu’à partir de la page 25 pour l’exposé de toutes les variantes de l’interprétation de la notion de relativité de la connaissance à l’époque. Grote est globalement en accord avec les remarques de Mill, mais il admire néanmoins Hamilton pour son effort et sa puissance philosophique.
23 « mind/matter, person/thing, subject/object, self/not-self ego/non-ego », Mansel, The Philosophy of the Conditioned, op. cit., p. 2 et suivantes.
24 Ibid, p. 5.
25 « D’où l’apparition d’une troisième forme de philosophie, que par manque de terme plus adéquat nous appellerons l’Indifférentisme, et qui consiste en un système où les différences de matière et d’esprit sont supposées disparaître dans la mesure où elles sont fondues en quelque chose qui les dépasse », ibid., p. 8.
26 Ceci est en opposition avec la conception idéaliste que Ferrier avait développée une dizaine d’années avant le début de la polémique, et qui s’exprimait notamment sous la forme d’une théorie de l’ignorance (Agnoiology, or the Theory of ignorance), où il estimait paradoxalement qu’il était possible de connaître l’inconnaissable : « Section Il – Proposition III. La Loi de toute Ignorance. Nous ne pouvons ignorer que ce qui peut vraisemblablement être connu ; en d’autres termes, il ne peut y avoir d’ignorance que de ce dont il est possible d’avoir une connaissance ». James Frederick Ferrier, Institutes of Metaphysics : The Theory of Knowing and Being, Edinburgh, Blackwood and Sons, 1854 (réimpr. Elibron Classics, 2005), p. 412 (ce passage se trouve p. 404 de la première édition, datée de 1854). Cet « inconnaissable » pouvant être connu est conçu par Ferrier comme une synthèse, une union du sujet et de l’objet (Cf. Section II – Proposition VIII : The object of all ignorance, p. 432), une « existence absolue » (absolute existence) aussi définie comme l’union de l’universel et du particulier (Section III – Proposition X : What absolute existence is, p. 511).
27 Mansel, The Philosophy of the Conditioned, op. cit., p. 9.
28 Ibid., p. 87.
29 Ibid., p. 56-58.
30 James H. Stirling, Sir William Hamilton, Being the Philosophy of Perception, Londres, Longmans, Green & Co, 1865, p. vii.
31 « The Hypothetical Realist [othervise called also the ’Representationist ’ or the Cosmothetic Idealist] », ibid., p. 4. Stirling insiste, à la page 5, sur le phénoménisme d’Hamilton en citant de nombreux passages tirés de ses ouvrages, par exemple : « Tout ce que nous connaissons n’est pas connu comme tel, mais uniquement comme il nous semble être (Meta. i. 146.) L’esprit et la matière n’existent pour nous qu’à travers leurs qualités : et ces qualités existent pour nous uniquement parce qu’elles nous sont connues, c.-à-d. comme phénomènes (Disc. p. 61.) L’univers et son contenu, tout cela nous est connu, non pas du fait qu’ils existent, mais en tant que notre esprit est capable de les connaître (Meta. i. 61.) ». Ces citations de Hamilton sont à rapprocher des remarques formulées par Bradley dans deux lettres écrites à son frère en 1873 (voir infra), où il lui fait part de son désir de connaître le monde « tel qu’il est » (as it is).
32 Ibid., p. 7-8.
33 PAP, p. 165-189. Les traductions en français de « Relativity » (« Relativité ») sont de Pierre Fruchon. Celles de « Relativity of Knowledge » (le résumé) sont de l’auteur. Les références des citations sont données systématiquement dans l’édition anglaise des inédits de Bradley (PAP : A Pluralistic Approach to Philosophy : 1865-1882 (Vol. 1 des Collected Works of F.H. Bradley, Bristol, Thoemmes Press, 1999, Carol A. Keene [dir.]) et dans le numéro des Études philosophiques (Les études philosophiques, n° 15, janvier-mars 1960, p. 3-22) quand les traductions sont celles de Pierre Fruchon.
34 « En disant que la connaissance est Relative, nous entendons qu’elle n’est que Relative. Absolu et Relatif, une contradiction de l’Entendement. De toute façon une contradiction, mais une contradiction réconciliée ». PAP, p. 166.
35 Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., préface, p. 84-85.
36 « Premières ébauches d’une métaphysique », Les Études philosophiques, 15 (1960), p. 63-74.
37 PAP, p. 169 (trad. Fruchon, « Relativité », op. cit., p. 4.)
38 Si l’on se réfère aux pages introductives de Mansel dans Metaphysics, or the Philosophy of Consciousness, Phénoménal and Real, op. cit., p. 10-11, il semblerait que Bradley vise à cet endroit les philosophies de Reid, de Stewart mais aussi de D’Alembert.
39 PAP, p. 170 (trad. Fruchon, p. 5).
40 « La conscience est ma conscience, la connaissance est ma connaissance. Le “Je” est le substrat nécessaire de tous ses prédicats », ibid., p. 171 (trad. Fruchon, p. 6.)
41 II n’est pas question de morale bien sûr dans ce texte. Pourtant nous devons noter une différence de ton entre l’analyse hégélienne et bradleyenne du scepticisme. Pour Hegel, le scepticisme est une figure de l’insatisfaction : « C’est pourquoi cette voie peut être considérée comme la voie du doute, ou à proprement parler, comme voie du désespoir » (Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., préface, p. 83). Le sceptique serait mû par un réel appétit philosophique, et son résultat le laisse dans une conscience malheureuse. Pour Bradley le sceptique est content : mais de quoi peut-il donc jouir, lui qui met fin à l’espoir de satisfaire l’appétit de connaître ? Il n’y a qu’une réponse possible : il jouit de lui-même, de sa pure subjectivité qui seule reste face à un monde que l’on hait. En ce sens, la figure du sceptique n’est-elle pas diabolique, n’est-elle pas l’affirmation du « moi seul », de celui qui s’est écrié une fois pour toutes « non serviam ! » ?
42 PAP, p. 186 (trad. Fruchon, p. 20.)
43 Ibid., p. 186-187 (trad. Fruchon, p. 20.)
44 Ibid, p. 167.
45 « Le scepticisme, qui s’achève par l’abstraction du néant et du vide, ne peut plus repartir plus loin en partant de celui-ci, mais doit attendre de voir si quelque chose, et quoi, se présente de nouveau à lui pour le précipiter dans ce même abîme vide ; mais dès lors qu’à l’inverse le résultat est appréhendé tel qu’il est en vérité, savoir, comme négation déterminée, une forme nouvelle a surgi, du coup, immédiatement, et dans la négation s’est accomplie la transition d’où résulte spontanément la poursuite du parcours de toute la série complète des figures de la conscience ». Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., p. 85.
46 PAP, p. 167.
47 Ibid.
48 Ibid.
49 « Elle [la connaissance] est absolument réelle, parce qu’elle est dans l’Absolu comme un moment nécessaire », ibid., p. 167.
50 Ibid.
51 Ibid., p. 191-198.
52 La révolution industrielle a fait apparaître le problème du progrès dans toute son ampleur en tant qu’il a été possible de constater des changements évidents et concrets dans la société de l’époque, et pas uniquement dans le domaine industriel. Mais les apôtres du progrès, issus des Lumières et propageant leur message ont aussi rencontré une opposition farouche, et les thuriféraires du libéralisme politique comme économique autant que les positivistes se sont affrontés à ceux qui voyaient dans les événements depuis la révolution plus des raisons de souci et de crainte, soulignant que la civilisation était entrée dans une phase de décadence plutôt que dans une ère de bonheur et de perfection partagée par tous. La question du progrès est donc devenue cruciale et elle a été posée sur tous les plans : religieux, social, politique, culturel et donc évidemment philosophique. Il n’est que de voir par exemple la popularité des livres de Samuel Smiles dans la société victorienne, où la réussite sociale, plus qu’elle n’impliquait la respectabilité individuelle, a incarné l’esprit même du progrès de la civilisation. C’est particulièrement notable dans les biographies qu’il a écrites sur les ingénieurs de la société victorienne (Watt, Stephenson, Wedgwood, Boulton, etc.) non seulement pour ériger leur réussite en exemple mais aussi pour vanter l’idée de progrès. Et l’on constate, sur l’autre versant, l’influence souterraine du néo-gothique et des préraphaélites, d’inspiration réactionnaire et très critique de l’individualisme et du matérialisme victorien. Le dix-neuvième siècle est non seulement le siècle des révolutions, il est aussi celui où les termes de progrès, de développement, d’évolution ont fait l’objet d’une attention toute particulière et pour tout dire centrale. En réalité, si on accepte l’idée selon laquelle l’idée de progrès à partir des Lumières a sécularisé une conception téléologique de l’histoire et a remplacé l’idéal religieux du salut par celui du bonheur, d’où son impact formidable sur les doctrines hédonistes et utilitaristes, on comprend que la notion soit devenue si importante au dix-neuvième siècle et qu’elle ait été instrumentale dans le conflit entre science et religion que nous avons déjà évoqué.
53 Qu’il s’agisse bien de la figure de la science en général est prouvé par les références répétées à l’œuvre de Théodule Ribot, La Psychologie anglaise contemporaine (1870), où s’exprime la tentation contemporaine de séparer la psychologie de la philosophie en la faisant reposer sur la méthode des sciences naturelles.
54 « Telle a été la croissance de l’esprit critique. Il a combattu au nom d’un autre et pas en son propre nom ; il a vaincu avant de s’engager lui-même dans la bataille ; c’est en établissant son royaume qu’il a commencé à saisir le secret de sa mission. Il a eu le sentiment de sa puissance avant la connaissance de son but et c’est le passage de la puissance à l’acte qui a commencé à lui découvrir sa propre nature. Mais la marche de son action a été graduelle ; sa conscience de lui-même est passée par une croissance égale et sa révélation peu pressée a suivi les pas d’un lent développement », PCH, p. 6.
55 Ibid., p. 67-70, et plus encore toute la note E.
56 Ibid., p. 40.
57 Ceci est particulièrement notable chez Edward Caird dans la fréquence avec laquelle il utilise le concept hégélien de « réconciliation » pour rendre compte du principe même de l’évolution. Voir par exemple son livre Hegel, Édimbourg, Blackwood and Sons, 1896.
58 Cf. supra notre chapitre III.
59 PA P, p. 192.
60 Spencer est souvent méconnu. S’il est aujourd’hui oublié, il n’a pas été pour rien dans l’existence du courant darwinien. Par exemple, c’est lui qui a créé l’expression de « survivance du plus apte » dans The Principles of Biology (1864), après avoir lu l’ouvrage de Darwin (The Origin of Species, 1859), qui allait adopter par ailleurs l’expression à partir de la cinquième édition de son ouvrage (1869). Et ce sont les textes d’application de la théorie de l’évolution spencérienne à l’éthique qui ont donné naissance à ce que l’on nomme darwinisme social (le terme social Darwinism n’apparaît qu’en 1879), qui allait engager un autre type de controverse dans les années 1880, marquées par le conflit entre les positions, pour simplifier, de Francis Galton (Eugénies date de 1885) et celle de Thomas Henry Huxley, dont la Romanes Lecture, « Evolution and Ethics », date de 1893. Ce serait donc bien sûr un anachronisme que d’analyser le texte de Bradley au regard de ce débat postérieur.
61 Cet essai de Spencer se trouve dans Essays : Scientific, Political, and Spéculative, Londres, Williams and Norgate, 1863.
62 PAP, p. 192.
63 « À partir de là, nous voyons que chaque cause a plusieurs effets. En fait, comme la cause vient en premier et que l’effet vient après, il s’ensuit que l’état ultérieur du monde est toujours plus complexe que son état antérieur. C’est pourquoi je me risque à penser que cette idée est un des sophismes les plus manifestes qu’un homme de talent s’est jamais imposé à lui-même. Il me semblait si handgreiflich que j’hésite presque à dire ce que j’en pense ». Ibid.
64 Ibid., p. 193.
65 « [...] pinch of snuff cause of French révolution », ibid.
66 « Mais malheureusement, le même type d’argument prouve son contraire diamétralement opposé, car l’effet est un événement que vous n’avez absolument pas le droit d’isoler comme vous isolez la cause. Cet événement là est l’effet d’un état de l’univers précédent [et] il est donc infiniment moins complexe que sa cause ». Ibid.
67 Ibid., p. 194.
68 « Ceci, je suppose, est une question “nouménale” » ! (« la cause du progrès est un mystère. Ribot) », ibid., p. 195.
69 « Si nous avons les faits, que pouvons nous désirer d’autre ? (Je passe cela. Spencer (Ribot) admet que ce n’est pas rationnel », ibid.
70 Ibid., p. 196.
71 Ibid.
72 Ibid., p. 197, c’est nous qui rétablissons visuellement la forme dialoguée.
73 Pierre Fruchon, « Premières ébauches d’une métaphysique », op. cit., p. 73-74.
74 Lettre du 12 février 1873, The Collected Works of F.H. Bradley : Vol. 4. Selected Correspondance, op. cit., p. 4.
75 PAP, p. 188-189. Dans un brouillon de ce manuscrit, Bradley avait écrit « Toutes ces propositions sont-elles fausses ? Non ! Nous pensons qu’elles sont toutes vraies dans le sens qu’elles sont des vérités partielles. Mais en dehors de la philosophie, elles ne peuvent être réconciliées » (p. 187 note 11).
76 PCH, p. 69-70.
77 Anticipant sur les chapitres suivants, nous pouvons ici faire remarquer que la note portant sur la relativité de la connaissance, dans Ethical Studies (ES, p. 323-324), reprend tels quels, en les simplifiant d’ailleurs, les résultats critiques obtenus dans les manuscrits que nous avons étudiés : malgré le travail fourni, malgré la progression intellectuelle opérée dans et par ce nouvel ouvrage, Bradley est toujours en attente quant à l’élaboration d’une ontologie et d’une épistémologie développées et satisfaisantes.
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