Chapitre III. Les présupposés de l’histoire critique
p. 99-128
Texte intégral
1Les Présupposés de l’ Histoire critique (The Presuppositions of Critical History) est la première œuvre de Bradley. En apparence, il s’agit d’un travail sur l’histoire, comme son titre l’indique, mais contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer, du fait de l’enthousiasme général issu des cours de Green et des thèmes ambitieux du cénacle idéaliste à Oxford, son sujet est en réalité restreint à la question de l’histoire des historiens, abordée à l’occasion d’une réflexion sur un problème encore d’actualité en Angleterre, celui des miracles. Dans un plan où se succèdent des difficultés et des objections, Bradley traite progressivement de la face subjective et objective de l’histoire critique, de la nature du fait, du témoignage, de la préjudication (une forme de pré-jugement chez l’historien), de la nature de l’inférence historique, et de la spécificité du travail de l’historien par rapport à la science en général.
2Ses carnets prouvent qu’il a commencé à prendre des notes pour ce travail sur l’histoire critique vers 1872, soit une année après sa nomination à Merton College (décembre 1870), et après s’être remis d’une maladie des reins qui l’a immobilisé de juin à octobre 1871. L’écriture définitive du texte aurait commencé en 1873 et se serait achevée début 1874 ; le livre est paru chez James Parker (Oxford) la même année1.
Comment l’ouvrage a-t-il été reçu ?
3Cet opuscule d’une soixantaine de pages, pourtant novateur sur plus d’un point, a longtemps été ignoré, excepté une remarque en passant de Bernard Bosanquet dans Knowledge and Reality, qui estime que son traitement du fonctionnement de la conscience y est optimal2. Il n’a finalement été considéré comme relevant d’une importance capitale que bien après la mort de Bradley, avec la critique presque dithyrambique de R.G. Collingwood dans une publication posthume (en 1946)3. Collingwood a placé le texte de Bradley dans le contexte des polémiques de la période sur la question des miracles, et sur celles de l’opposition entre science et religion ; il l’a inséré en particulier dans la continuité des écrits des membres de l’école de Tübingen (David Strauss et Ferdinand Baur), dont la méthode critique avait contribué à détruire la crédibilité des discours bibliques classiques mais aussi à répandre, selon Collingwood, un esprit positiviste délétère4. Collingwood exagère sans doute l’influence du positivisme, mais c’est pour donner plus de poids à l’innovation de Bradley, à qui il attribue le rôle de meneur du mouvement de révolte contre le positivisme, qui prétendait être le seul fondement possible de la connaissance historique5. Collingwood considère donc que le concept bradleyen d’histoire critique est d’une grande importance en tant qu’il s’oppose aux conceptions classiques de l’histoire comme réception passive des faits historiques purs, tout en analysant philosophiquement les méthodes et les présupposés en histoire. Mais il estime que Bradley ne va pas assez loin, et il le critique pour avoir exprimé un positivisme latent, qui a infecté sa pensée, dans la mesure où sa conception de l’expérience ne renvoie pas encore à une connaissance historique autonome mais maintient la connaissance historique dans l’influence des sciences de la nature6. Collingwood pense en l’occurrence que Bradley ne s’est pas encore émancipé de Mill, à qui il emprunte le concept d’analogie dans son ouvrage7. Collingwood interprète d’ailleurs la philosophie de Bradley postérieure à cet essai (telle qu’elle se développe dans Principles of Logic et Appearance and Reality) comme une volonté de se détacher de l’influence de Mill, d’éliminer toute trace d’épistémologie millienne tout en se maintenant dans une perspective fondamentalement historienne8. En somme, si pour Collingwood la connaissance de l’historien reste de l’ordre du probable, pour Bradley, selon Collingwood, elle viserait une certitude qui serait celle des sciences de la nature. Mais comme le remarquait Christopher Parker, un critique récent, bien que Bradley n’ait évoqué qu’une seule loi universelle, la loi causale, il n’a jamais suggéré que la connaissance historique soit autre que probable9. Cependant, quelles que soient les limites de la rapide lecture de Collingwood, elle a le mérite d’exister : on constate que les rares commentaires sur l’essai de Bradley se sont presque tous positionnés par rapport à cette interprétation.
4C’est le cas de Lionel Rubinoff, qui a réédité Les Présupposés de l’Histoire critique en 196810. Dans son introduction, s’opposant sur certains points à la lecture collingwoodienne, Rubinoff a présenté le texte comme la première réflexion philosophique sur l’histoire en langue anglaise, la première application de l’idéalisme britannique à des problèmes historiographiques, et a jugé que Bradley était le précurseur de la phénoménologie et du mouvement historiciste de Droysen à Collingwood via Dilthey et Croce. Enfin, il a vu en Bradley un Collingwood non accompli, une interprétation critiquée pour son anachronisme par de nombreux autres commentateurs, dont W.H. Walsh, qui n’en continue pas moins de situer son propre commentaire dans la même optique11. Dans un article plus récent12, Rubinoff est revenu sur son point de vue en séparant plus nettement Bradley de Collingwood, tout en estimant que c’était Collingwood qui avait le dernier mot sur la question de la connaissance historique et en insistant sur ce qu’il estime être la mauvaise explication par Bradley du rapport entre la science et l’histoire, due à sa vision rationaliste de la nature humaine trahissant l’influence tardive des Lumières. Christopher Parker a toutefois remarqué que les explications les plus récentes, celle de Guy Stock dans son introduction à la réédition des Présupposés de l’Histoire critique13 et celle de David Holdcroft14, sont critiques à l’endroit de la position de Collingwood, et tentent d’élucider autrement la position de Bradley concernant la science, notamment en examinant le rapport de Bradley à la philosophie idéaliste. Selon Parker, il s’agit de l’interprétation actuellement dominante de l’œuvre et il est notable que cette position, déjà évoquée dans le contexte d’une redécouverte de l’œuvre de Bradley et d’un renouveau d’intérêt pour l’idéalisme et la métaphysique, effectue en fait un retour vers une des toutes premières analyses de l’opuscule, celle de John H. Muirhead15, qui date de 1931.
5La lecture de Muirhead, si elle reste très proche de la construction progressive de l’argumentation bradleyenne, tire le texte du côté de la tradition kantienne du fait que Bradley, dans la philosophie de l’expérience qu’il tente de définir, oppose l’expérience individuelle et subjective à l’expérience « en général », objective, et attribue à cette dernière un critère de validité16. En tentant de reconstituer une logique globale dans l’œuvre de Bradley, Muirhead a présenté l’argument central de Bradley comme une réconciliation des deux aspects principaux de l’histoire : l’existence de « faits », d’événements objectifs dans le temps (la Geschichte), et le souvenir subjectif de ces faits l’historia) grâce au critère de l’historien qui, en tant que tel (ni celui-ci ou celui-là), adopte une attitude critique quasi scientifique en faisant appel à l’analogie. Muirhead a ensuite estimé que le reste de l’ouvrage consiste à analyser la différence entre la science et l’histoire avant de présenter les notes de fin comme une illustration et une défense de l’argument central par l’utilisation de la notion de progrès.
6Enfin, les travaux de Pierre Fruchon17 sur Bradley dans les années 1960, hélas négligés par la critique anglo-saxonne18, sont d’une toute autre importance, tant par l’ampleur de son étude que par le souci du détail qu’il y manifeste. Il discerne plusieurs niveaux de compréhension dans l’œuvre de Bradley et les insère dans les problématiques de l’époque en sélectionnant quelques thèmes et en distinguant trois niveaux d’analyse différents : une pratique de l’histoire (qui se rapporte aux travaux exégétiques de l’école de Tübingen), une réflexion sur les critères de l’histoire (les présupposés que doit connaître l’historien, cohérence et perspective) et un traitement de la réalité de l’histoire (par opposition au savoir scientifique) qui pose le problème de l’expérience19.
7À la lecture de l’appareil critique existant, il nous semble acquis que la valeur de l’opuscule de Bradley est loin d’être négligeable. Il s’agit selon toute évidence d’une réflexion sur l’histoire qui dépasse les commentaires relativement sommaires de l’époque en Angleterre sur la pratique de l’histoire, et qui propose une thèse originale suivant laquelle la subjectivité de l’historien est moins un obstacle qu’un moyen pour comprendre les acteurs du passé. Cependant, au vu du peu de cas que Bradley lui-même fait de son ouvrage, et de son influence immédiate réduite, il convient de l’aborder simplement sans vouloir absolument y voir l’effet de la maîtrise d’un philosophe possédant un système lui permettant de jeter un regard surplombant sur toutes choses. À l’époque, Bradley a vingt-neuf ans, il se relève d’une grave crise de santé, et aborde un sujet que lui-même reconnaît comme limité20. En conséquence, il ne s’agit aucunement pour lui d’appliquer une théorie sur un exemple particulier mais au contraire de partir d’une réalité très concrète, le cas de l’historien, et de se demander en réfléchissant sur les présupposés de sa pratique, ce qui justifie la valeur de l’histoire comme connaissance. C’est dans cette perspective qu’il nous semble nécessaire de reprendre le fil de l’argumentation de Bradley dans Les Présupposés de l’Histoire critique, en prenant le soin de mettre en évidence les raisons immédiates de son analyse qui, bien qu’inscrites dans le conflit d’interprétations de son époque et situées dans la continuité du mouvement idéaliste dans lequel il s’est volontairement inséré, sont principalement guidées par le souci précis, presque naïf21, de rendre compte de l’effectivité de la pratique de l’historien.
Les notes manuscrites et les termes du débat sur la question des miracles
8Les notes manuscrites rédigées dans la période pendant laquelle Bradley travaille à son opuscule, son court essai « History and Miracles », son projet de préface et les notes qu’il prend sur des ouvrages concernant la question des miracles (l’essai de Hume « Of Miracles » dans An Enquiry Concerning Human Understanding, la réaction de William Paley sur le texte de Hume, examinée à partir d’une source secondaire, probablement un texte de Henry Mansel s’il faut en croire Keene22) permettent de comprendre non seulement dans quel esprit il a abordé la question de l’histoire mais aussi de mettre en évidence les articulations centrales de son texte sur fond du conflit d’interprétation majeur opposant l’exégèse biblique classique des miracles aux tenants de la méthode critique en histoire.
9La question des miracles a engagé une problématique historique à l’époque en ce que l’histoire providentielle a cédé le pas à l’histoire critique : elle a cristallisé l’opposition entre les croyants et les auteurs soupçonnés d’athéisme (Hume en l’occurrence23) avant que la science ne soit admise comme critère d’autorité pour y mettre bon ordre. À partir de là, cette question s’est dramatisée en un conflit des dogmatismes, mettant face à face une conception nouvelle de la science, dégagée du déisme, et l’orthodoxie chrétienne classique, deux autorités en lutte pour la reconnaissance de leur supériorité.
10Dans un projet de préface pour son opuscule, Bradley situe le point de départ de son travail dans un passage omis dans la préface définitive pour ne pas s’attirer, on peut le supposer, les foudres des deux parties engagées dans la controverse sur les miracles :
Il y a quelque temps de cela, alors que j’étais plongé dans l’étude de Zeller sur Ferdinand Baur et que je méditais sur la misérable nature des arguments utilisés de part et d’autre au sujet de la controverse sur les miracles, je fus conduit à me demander si, avant même de se poser la question de savoir si tel ou tel événement supposé est historique ou non, il ne serait pas préférable de revenir à notre façon de concevoir l’histoire, et de voir s’il est possible d’en tirer quelque conclusion quant à la nature nécessaire de ce tout qu’on est amené à appeler une partie de l’histoire. J’ai pensé qu’il était possible de cette façon d’éviter de poser des questions métaphysiques et d’arriver néanmoins à des résultats positifs. Mais, comme j’ai pu m’en rendre compte, cela n’était qu’un vœu pieux ; car à chaque fois que l’on cherche à expliquer ce que l’on entend par histoire, on se trouve confronté aux pires problèmes, et sous leur forme la plus exaspérante.24
Il explique également dans ce projet de préface pourquoi il n’a pas voulu citer la littérature apologétique dans son ouvrage dans un autre passage omis dans le texte définitif mais qui en dit long aussi sur ce que Bradley pensait du niveau de la controverse en cours25. Pierre Fruchon souligne que Bradley est intervenu non pas dans le débat mais sur le débat, car il explique dans la préface publiée que sa position personnelle est volontairement en dehors des polémiques de sa période, même s’il remarque qu’il déplore une telle situation26.
11Le principe même d’une exégèse critique de la Bible avait déjà commencé d’instruire un débat agité au tout début du dix-neuvième siècle, avec le Earlier Oriel School Movement à Oxford qui, suivant ses meneurs Richard Whately et Thomas Arnold, avait suggéré de soumettre certains dogmes chrétiens à l’examen de la raison humaine, voire de remettre en cause le principe de l’inerrance des Écritures27. Ce mouvement, resté dans l’orbe d’influence de la Broad Church, a culminé avec la publication d’Essays and Reviews en 1860, juste un an après celle de L’origine des espèces de Darwin. Mais l’école de critique historique biblique de Tübingen, connue en Angleterre par les travaux de Ferdinand Baur et surtout de David Strauss28 a aussi eu une influence considérable dans l’évolution du conflit entre la science et la religion29. Baur a révolutionné l’exégèse biblique en appliquant les lois hégéliennes du développement historique aux Écritures et en critiquant le traditionalisme surnaturaliste tandis que Strauss, élève de Baur, est plutôt connu pour avoir poussé les principes de l’historiographie biblique jusqu’à une remise en cause de la religion chrétienne elle-même dans sa Vie de Jésus en 1835, dont le retentissement a été très important en Angleterre. La position de Strauss a consisté à mettre en valeur un point de vue « mythique » : la source principale de la croyance en la vérité de la Bible provient selon Strauss de sa mystique surnaturelle, ce qui explique pourquoi les croyants sont émotionnellement prédisposés à croire en la vérité historique de l’histoire biblique. Selon Strauss, il faut purger l’histoire de sa base mythique, et comme le christianisme repose sur un mythe et non sur des faits historiques, sa signification doit être réévaluée. Le Christ, dont Strauss nie la dimension surnaturelle, est avant tout un maître de morale. L’histoire doit donc être étudiée en se dégageant de toute présupposition dogmatique ou religieuse, en adoptant un point de vue critique scientifique et philosophique pur.
12Cette nouvelle critique historique repose sur un certain nombre de lois : la loi de l’uniformité de la nature (un fait n’est pas historique s’il contredit les lois universelles connues : les miracles ne sont donc pas historiques) ; la loi de succession (l’ordre naturel de croissance et de décroissance s’applique aux choses humaines) ; et la loi psychologique (les êtres humains se comportent de façon globalement et psychologiquement prévisible). Enfin, Strauss évoque un principe de cohérence selon lequel aucun fait ne doit être contredit par un autre30.
13La critique biblique s’est inscrite dans un mouvement plus ample affectant l’historiographie générale, notamment avec l’apparition du mouvement critique en Angleterre. Traditionnellement, on fait commencer l’école critique anglaise avec la traduction du livre de Barthold Georg Niebuhr sur l’histoire de Rome (Römische Geschichte) par Connop Thirlwall et Julius Hare (la deuxième édition de cette traduction date de la fin des années 1820)31. La réception de cet ouvrage n’avait pas été bonne en Angleterre car il avait introduit de nouveaux principes dans la recherche historique, comme un esprit scientifique et une utilisation des règles de l’inférence à la place des discours traditionnels, et l’accusation de scepticisme qui lui a été portée est donc aussi révélatrice des enjeux de l’époque. L’échauffement des esprits et le degré de confusion en la matière justifient bien l’œuvre de Bradley comme réflexion sur l’histoire critique. Il s’est placé dans la perspective de trouver des critères permettant d’évaluer des témoignages contradictoires sur la question des miracles. Trouver une solution entre les écueils du positivisme (encore incarné à l’époque par l’œuvre de Thomas Buckle32) et du relativisme/scepticisme n’était pas aisé. En plus de la remise en cause de l’histoire officielle des débuts de l’histoire chrétienne et des croyances fondamentales qui y sont associées, la période était aussi perturbée par les doutes sur l’origine divine de l’homme du fait des travaux de Darwin ainsi que par la nouvelle conception de l’histoire de Marx et d’Engels qui réintroduisait un élément prophétique et messianique, même s’il était au service d’une doctrine athée.
Une interprétation kantienne de la connaissance historique
14Pour comprendre ce qu’est l’histoire de l’historien, la méthode de Bradley consiste à découvrir les présupposés derrière les faits en réduisant ces derniers par soustraction de tout ce qu’il est possible de leur enlever jusqu’à parvenir à ce qui les détermine vraiment33. En recherchant les présupposés de l’histoire critique, Bradley adopte ce qui est l’essence même du criticisme kantien. En effet, l’objet de la philosophie transcendantale est de remonter aux conditions de possibilité de l’expérience par exemple pour en dégager les sources : la connaissance, la science, n’est possible que lorsque chacune des sources contribue judicieusement selon son essence vraie à construire l’objet connu. Bradley pose d’emblée que l’histoire ne peut être que critique, c’est-à-dire qu’un pur réalisme, travers typique de l’attitude pré-critique, est impossible ; il y a nécessairement une action du sujet qu’est l’historien :
Telle est la conception naturelle à l’esprit non-critique ; l’histoire n’a pas de présupposés et, en vérité, elle ne peut pas en avoir ; il lui appartient de rappeler, non de construire ; elle veut prendre la vérité telle qu’elle est, non la faire telle qu’elle devrait être.34
Mais bien entendu, le criticisme n’est pas un pur idéalisme puisqu’il admet le rôle indispensable de l’expérience comme source de donnée :
Nous ne contestons nullement que l’histoire existe indépendamment de l’historien ; nous devons admettre inversement qu’il n’y a pas d’histoire purement subjective ou, en d’autres termes, que rien de ce que l’historien « crée » n’est pas à proprement parler histoire.35
En énonçant d’emblée la méthode dans la préface, Bradley expose du même coup ce sur quoi portera tout l’ouvrage36 : les présupposés de l’histoire critique dépendent d’un seul critère qui permette de les définir, l’historien, et ils ne sont donc autres que l’expérience critique présente37, qui se construit dans la conscience de l’historien. Si l’exposé de la méthode est fort clair, la difficulté consiste donc à comprendre comment cette expérience critique se réalise, et quelles sont les règles qui président à la construction de cette conscience : c’est le programme que se propose de suivre Bradley dans son ouvrage.
15Reconstruire l’unité de l’ouvrage dans les différents moments de la soixantaine de pages qu’il contient n’est pas une tâche aisée. Le texte principal se double de cinq notes (représentant un tiers du volume de pages total) qui le reprennent sous des perspectives différentes, et Bradley donne l’impression d’avoir travaillé sur plusieurs questions épistémologiques en même temps, comme la nature de l’expérience, l’analogie, l’inférence, etc., qu’il passe au crible d’une critique serrée et constante. La progression est constamment émaillée voire arrêtée par des objections multiples, parfois successives, qu’il discute longuement avant de reprendre le fil initial de sa réflexion. La plupart des commentateurs ont souvent dû faire un choix pour essayer de reconstituer une logique globale, comme Muirhead, ou tenter de distinguer plusieurs niveaux de compréhension, comme Fruchon, quand ils ne se sont pas contentés d’inclure rapidement Bradley dans les problématiques de l’époque en sélectionnant quelques thèmes. Bradley était lui même insatisfait de sa tentative38, et on peut comprendre qu’il ait ressenti comme un échec le fait de ne pas être parvenu à circonscrire totalement la question de l’histoire. En effet, il a estimé que son opuscule n’était pas une réussite, et si la mésestime de ses propres travaux est un trait fréquent chez lui, il est particulièrement sévère avec Les Présupposés de l’Histoire critique. Compte tenu de ces éléments, faut-il absolument chercher un plan serré, dialectique, construit et précis dans son travail ? Sa conception de l’histoire critique exposée en préface sert en fait de fil conducteur tout au long de l’ouvrage, et même si le lecteur se perd parfois dans certains méandres de digressions subtiles, le retour régulier à la problématique générale se fait aisément. Il convient ici de prendre la mesure de ce qui apparaît là peut-être comme un défaut de la pensée bradleyenne : c’est un trait récurrent, d’ores et déjà en place, que de procéder en cheminant de points précis en points précis qui peuvent, pour un lecteur pressé, apparaître comme des détails superflus39. Ce cheminement, quand il est maîtrisé, est chez Bradley le signe d’une rigueur qui vise à l’exhaustivité, et qui seul peut prétendre concrètement à ramener le divers du réel à son unité véritable.
16Travaillant sur la construction de la connaissance historique dans et par la conscience de l’historien, Bradley ne peut logiquement manquer d’aborder les problèmes de l’outil dont doit disposer l’historien, du matériau sur lequel il travaille et qu’il a pour tâche d’organiser, de la difficile question de l’essence de l’histoire, non pas en tant que connaissance mais comme réalité effective, c’est-à-dire comme milieu du déploiement de l’esprit humain. C’est dans ces trois directions qu’il nous faut aborder maintenant le corps de son texte.
Les outils de l’historien
17La position idéaliste adoptée par Bradley implique que l’historien dispose d’outils épistémologiques pour construire l’objet de sa connaissance compte tenu de la spécificité de l’histoire, qui est la connaissance du passé humain.
18Les acteurs de l’histoire s’inscrivent dans un monde naturel que la science comprend en la soumettant à l’explication causale, et c’est dans ce cadre que tout scientifique construit des lois permettant d’établir des régularités et de penser le cours stable du monde. Il faut noter ici que Bradley admet que la science est le cadre de référence de l’histoire, et il serait anachronique de voir dans les distinctions effectives qu’il opère une préfiguration de la distinction sciences de la nature / sciences de l’esprit, pensées comme deux sphères séparées. L’histoire a bien des spécificités qui interdisent l’approche scientifique normale, que Bradley conçoit, comme son époque, sur le modèle de la physique40. C’est donc toujours par comparaison avec la méthode et les résultats de la science en général que la méthode et les outils de l’histoire sont pensés, et ce de façon négative puisque l’histoire est incapable de procédure scientifique au sens dur du terme :
Certes, nous sommes loin de penser que l’histoire et la science (toujours réduite, comme le veut en Angleterre le sens du terme, à la science physique) sont absolument identiques. À la différence de la plupart des domaines de la science, l’histoire ne peut pas instituer d’expérience et son objet (nous devons ici nous contenter de l’admettre) n’est pas le même que celui de la science.41
Cela explique tous les longs passages où Bradley distingue radicalement la vérité scientifique de la vérité historique, notamment lorsqu’il examine la question du caractère seulement probable de la vérité historique, ou lors qu’émettant la supposition que l’histoire devienne une science, il procède à une longue démonstration pour démontrer l’absurdité d’une telle idée42. La critique, comme toute connaissance phénoménale, doit donc son fondement à ce qui justifie l’inférence, laquelle n’a de sens que si l’on suppose l’uniformité essentielle de la nature et du cours des événements43. L’universalité des lois (universality of law), présupposé nécessaire de toute connaissance, représente la condition de possibilité de l’histoire : en ce sens on peut dire que les caractéristiques de l’histoire sont celles de la science44, même si, ultimement, elles ne sont pas identiques. En effet, l’être humain possède comme particularité d’être libre, du moins est-ce ainsi qu’on s’accorde en général à analyser sa spécificité ; cependant, cette idée de liberté ne s’oppose pas à celle d’une nature humaine dans la mesure où l’homme agit librement en choisissant avec sa conscience et sa raison. Dans le cas contraire, l’idée de liberté conduirait à des comportements totalement aléatoires, totalement irrationnels, ce qui rendrait toute connaissance impossible :
Si la liberté du vouloir doit signifier que les actions humaines ne sont soumises à aucune loi et qu’elles sont, en ce sens, irrationnelles, il faut concéder, à mon avis, que la possibilité de l’histoire disparaît et que le passé est livré à une incertitude presque totale. Car s’il est exclu que nous comptions sur la nature humaine, nous perdons nos prises sur la tradition et, avec elles, à peu près tout ce qui fonde pour nous le jugement historique.45
Cet historien, qui infère sur fond d’uniformité des lois, doit posséder des outils adaptés à son objet car il est un sujet pensant qui cherche à connaître l’action d’autres sujets pensants. L’inférence dans les sciences consiste à analyser l’objet de l’extérieur et à produire des preuves toujours d’un point de vue extérieur à l’objet, mais pour Bradley ceci est insuffisant en histoire. En effet, le problème n’est pas ici d’évaluer des preuves externes mais de s’approprier le témoignage des autres, de le comprendre et de le faire entrer dans notre expérience. Il est notable que Bradley ne semble concevoir le travail de l’historien que comme une analyse de témoignages, passant de surcroît par le médium de l’écrit, une idée qui nous semble aujourd’hui terriblement réductrice ; mais à l’époque elle ne l’était pas totalement. De plus, Bradley s’intéresse particulièrement dans cet ouvrage à la question des miracles, et ceux-ci, par définition, ne sont appréhendés qu’à travers des témoignages. Par ailleurs, notons que le témoignage peut s’entendre dans un sens supérieur où il change de statut : quels que soient les matériaux qu’un historien rassemble, ils ne prendront de sens au bout du compte que lorsque nous les ferons témoigner, que lorsqu’à travers eux le passé nous parlera.
19Comprendre le témoignage d’autrui implique une inférence opérée à partir de notre propre expérience, et cela entraîne un jugement d’un homme appartenant à une époque, le présent, sur des hommes appartenant à une autre époque, le passé. Cela ne revient-il pas à dire que la connaissance historique est impossible puisque ce sera toujours le présent qui juge le passé, puisque la conscience présente de l’historien, condamnée à l’illusion rétrospective, s’interpose entre lui et son objet ? C’est tout le contraire pour Bradley, au sens où l’expérience est précisément le medium, le moyen, le lien avec le passé. C’est cette opération que recouvre le mot de subsomption, clé de voûte de la méthode de l’historien selon lui. La subsomption est un terme kantien qui désigne dans l’activité de l’entendement le fait de rassembler une multiplicité donnée : on subsume le divers donné dans l’intuition à l’aide des catégories pour produire des concepts. En quoi précisément consiste donc cette synthèse au sens kantien qu’opère l’historien ?
20Tout homme a une expérience du monde dans lequel il vit. Cette expérience immédiate n’est pas encore l’expérience critique ; et c’est à cette dernière que doit obligatoirement accéder l’historien dans une mise à distance de notre propre expérience du monde46. L’historien, en quelque sorte, doit « expérimenter » en un sens kantien « l’expérience de son monde ». Ce faisant, la conscience de l’historien a devant les yeux deux expériences du monde, la sienne propre et celle de l’homme du passé47, transmise par exemple dans un témoignage. Opérer une synthèse de ces deux expériences du monde consiste dans le fait d’établir des identités, des différences, différences qui seront comprises toujours par cette mise en regard des deux mondes à l’aide d’analogies48. Bradley procède à un examen quasi exhaustif et minutieux de toutes les formes d’identité, de différence et d’analogie qui peuvent apparaître, des difficultés spécifiques engendrées par chacune, qu’il serait inutile de détailler ici, et on peut, pour conclure, dire que l’expérience critique de l’historien subsume deux expériences non critiques, la sienne propre en tant qu’elle est naturelle, et celle de son objet d’étude.
21Le point essentiel ici est que l’analogie est le seul outil de l’historien pour établir ses connaissances : « [...] le non-analogue n’aura jamais droit de cité dans le domaine du témoignage historique49 ». Cet outil rencontre des limites, lesquelles ne sont pas sans évoquer un certain rapport avec une analyse positiviste ; Bradley utilise d’ailleurs le terme analogie dans une expression développée récurrente, « avec le présent fourni par la science »50, et c’est pour cette raison que Collingwood lui a adressé un reproche fondamental :
Il estime que la connaissance scientifique de l’historien lui donne les moyens de distinguer entre ce qui peut et ce qui ne peut pas se produire ; et cette connaissance scientifique, il la conçoit à la manière des positivistes [...]51
Si Collingwood n’est pas avare de compliments à l’endroit de Bradley malgré sa dissension de fond, c’est, nous semble-t-il, parce que Bradley était passé avec son idée d’identification des consciences très près du « re-enactment » collingwoodien52. Ce qui a permis la « libération » des sciences de l’esprit vis-à-vis des sciences de la nature, c’est l’idée que l’on retrouve chez Dilthey, Husserl et Bergson, d’une séparation entre la philosophie et la science, la première plus originaire et plus vraie, travaillant sur le sujet conscient et non sur ses productions, à savoir ses représentations du monde et la science. Ce sujet conscient, inaccessible à la science, est accessible au philosophe, à l’historien, par le biais d’une expérience toute autre que celle de la science. Il est donc possible, lorsque l’on se place de ce point de vue, de s’identifier avec la conscience de ces acteurs passés, et de comprendre ce que la science ne pourra jamais expliquer. Or, si Bradley évoque l’identification des consciences dans une analyse générale du témoignage53 pour comprendre en quoi nous sommes capables d’intégrer des éléments nouveaux qui n’ont pas d’analogie avec notre expérience dans notre monde vécu, il la refuse absolument dans le cas particulier de la connaissance historique :
[...] Nous devons nous rappeler que le témoignage historique est non seulement témoignage rendu à l’histoire, mais qu’il est aussi dans l’histoire. Cette clause empêche l’identification de notre conscience à celle du témoin.54
C’est ce qu’il exprime d’une autre manière lorsqu’il écrit que l’histoire ne peut rien lorsqu’il n’y a pas d’analogie. Au nom de quoi Bradley, ultimement, récuse-t-il l’identification des consciences en histoire ? Ce n’est pas à notre avis parce qu’il était épistémologiquement encore prisonnier du modèle des sciences naturelles, mais parce qu’il est ontologiquement, philosophiquement, convaincu par l’idée hégélienne d’une marche de la raison dans l’histoire :
[...] la conscience qu’une étape a d’elle-même n’est jamais celle qui correspond à un développement ultérieur. Comparée à une époque de réalisation plus intense, la connaissance qu’une étape a d’elle-même est partielle et fausse. Et quand nous réfléchissons que le sens de l’histoire est de porter ce développement à son comble, nous comprenons que le présent se condamne à la déception lorsqu’il espère trouver ses idées et ses croyances dans l’esprit du passé.55
Si nous ne pouvons pas nous identifier à un homme du passé, ce n’est pas parce qu’il lui manque des connaissances de détail que nous possédons, tout en ayant un esprit, une conscience, identiques aux nôtres ; c’est parce que son esprit appartient à un stade dépassé de l’histoire, et que par conséquent il nous est inaccessible comme un enfant est inaccessible à un adulte.
22Certes, Bradley n’est pas historien de profession, mais il manifeste dans cette analyse une grande pertinence dans la compréhension de la pratique de l’historien. Avec la subsomption et l’analogie, il parvient d’une part à décrire ce qui, dans la réalité, distingue l’historien et du scientifique et du philosophe. Ce faisant, il perçoit toute la difficulté du métier d’historien : les scientifiques lui reprocheront toujours d’aboutir à des résultats insuffisants, les philosophes de s’en contenter.
Le matériau de l’historien
23Ayant déterminé les outils méthodologiques dont l’historien dispose selon Bradley pour aborder l’objet singulier de l’histoire humaine, Il est nécessaire de se demander maintenant comment il analyse la manière dont l’historien informe son matériau.
24Le sens commun voit volontiers l’historien comme un individu dont la tâche essentielle consiste à collecter des faits, des événements, qu’il met en ordre suivant la succession temporelle effective. N’est-ce pas au fond le rêve également de l’histoire objective qui pense la conscience de l’historien comme un miroir qui devrait refléter le passé pour nous le rendre « tel qu’il a véritablement eu lieu ». Bradley ne peut pas adhérer à une vision aussi simpliste. Il revient donc à la définition du fait historique pour s’opposer d’abord à la doctrine des sensations de l’empirisme classique qui se cache au fond derrière l’attitude incriminée : cette « philosophie de l’expérience » qui, par sa psychologie ordinaire de la simple reproduction donne une définition de la connaissance qui la condamne à poursuivre dans le fait « un fantôme pour toujours voué à disparaître dans nos étreintes, une ombre qui nous raille sans que nous puissions l’atteindre »56. Le fait pour Bradley n’est pas une chose mais une construction, un résultat qui comporte toujours des éléments subjectifs, et qu’il définit comme une totalité complexe. Du côté de l’acteur historique, il apparaît toujours comme un « événement enregistré » (recorded evenf) contenant un mouvement, une transition, des relations entre les éléments qui le composent, engendré par l’esprit mais indépendant et réel. Du côté de l’historien, en tant que le fait est objet de sa conscience critique, il atteste la présence de jugements résultant de la pratique de la subsomption, de l’analogie, de l’identification des consciences. Le fait est donc bien une théorie puisqu’il dépend d’une inférence dans sa réalité même d’objet de l’histoire :
[...] Dans le champ de l’histoire, il est impossible de s’affranchir du raisonnement, et [...] ce que l’on appelle le fait est en réalité une théorie.57
Pour Bradley, les faits ne sont donc jamais une donnée originaire ; s’ils viennent jusqu’à nous, c’est fondamentalement à travers un témoignage qui nous les rapporte. Ce témoignage est pour lui la source primitive du matériau historique.
25Nous avons soulevé précédemment l’idée que Bradley ne pouvait être ignorant au point qu’il ait méconnu le fait que le matériau de l’historien n’était pas constitué uniquement de témoignages écrits : c’eût été passer totalement à côté, par exemple, de l’existence de l’archéologie. Si Bradley s’en tient au témoignage, c’est qu’il s’inscrit dans la question de droit et non dans la question de fait. Ce statut bien spécifique est marqué dans Les Présupposés de l’Histoire critique par le développement sur le témoignage en général : il analyse celui-ci, avant même d’aborder la question du témoignage historique, à travers l’exemple type du témoin dans l’instruction d’une affaire judiciaire58. Le problème du juge est d’établir la vérité qu’il peut extraire des divers témoignages qui lui sont proposés : pour ce faire, il dispose bien sûr d’indices, d’éléments matériels, mais ceux-ci n’ont de sens qu’en tant qu’ils sont rapportés aux témoignages, nous renvoyant à la situation dans laquelle le crime ou le délit a été commis et subi par des sujets pensants. Il faut donc bien à un moment évaluer le témoin lui-même, la valeur de ses dires dépendant de la compréhension de sa manière de s’insérer, de vivre, de penser, de croire dans son monde vécu en sa totalité ; or, cela ne peut se faire, comme nous l’avons vu précédemment, que par une subsomption et tout ce qu’elle implique méthodologiquement. La spécificité du témoignage historique réside dans la distance entre l’expérience vécue des témoins que nous interrogeons et notre propre expérience vécue, et par définition, ces témoins n’appartiennent plus à notre monde : tout le travail de l’historien consiste, grâce à sa conscience critique, à établir des ponts entre ces deux mondes.
26Toutefois, à ce point de l’analyse, il est nécessaire de soulever un problème de taille : le monde de l’historien et le monde des témoins sont-ils réellement deux mondes différents59 ? D’un certain point de vue, non, puisque le monde présent est le résultat du monde passé, et à ce titre, s’inscrit dans la marche de l’esprit dans le temps60. Mais ce point de vue est celui de la Weltgeschichte conçu par Hegel, ce que Bradley n’ignore pas61 – or cela implique un traitement philosophique métaphysique qui ne relève pas du travail de l’historien. Mais d’un autre point de vue ce sont bien deux mondes séparés : dans sa pratique, l’historien, situé dans l’histoire, ne surplombe pas totalement les deux mondes au point de les identifier, et il y a bien, pour lui, son monde présent et des mondes révolus. Ce monde mort que l’historien doit en quelque sorte faire revivre pour comprendre le témoin est indéniablement, en tant que tel, comme totalité absolue, hors de portée :
Lorsqu’elle remplit son rôle critique, l’histoire envisage des contenus qui lui sont extérieurs bien qu’ils lui appartiennent et elle doit entreprendre une fois de plus de les embrasser. Or, la nature même de ces contenus représente un obstacle. Ce sont des documents et ils prétendent à un double titre d’être tenus pour des faits réels : ce sont d’abord des documents fournis par telle période et tel auteur, ensuite ils relatent des événements. Si l’on trouvait l’ensemble des documents complètement harmonisé, conforme à l’analogie et soumis aux conditions de l’expérience présente, si, en particulier, les documents fournissaient des événements cohérents, possibles et unis en une suite où les causes et les effets nous seraient dans une certaine mesure connus, si un enchaînement satisfaisant d’inférences assurait en outre de la localisation historique des auteurs et autorisait à leur faire confiance en tout, ... alors la critique n’aurait plus qu’à vérifier et à réaffirmer sous sa propre garantie un matériau qu’elle ne changerait pas, qu’elle conserverait sous sa forme primitive.
Mais il n’est pas besoin d’observer que cette hypothèse est bien éloignée de la réalité et qu’elle en diffère complètement. Elle n’est pas réalisée et la manière dont est produite la matière de l’histoire ne permet pas d’en envisager la possibilité.62
Il y a ici comme une limite asymptotique dont l’historien peut se rapprocher à l’infini, mais qu’il ne dépassera jamais. C’est, semble-t-il, parce que Bradley en a parfaitement conscience qu’il s’intéresse ici à la question des miracles, certes encore un peu d’actualité à l’époque où il écrit. Mais cette question contient épistémologiquement l’essence de la limite de l’historien. Il est avec eux dans le domaine du tout autre : ne quitte-t-on pas, alors, le monde de l’expérience possible « [...] vers une région qui ne tient ni de la science, ni de l’histoire »63 ? Il reste cependant un champ immense à explorer pour la connaissance historique et il convient de réfléchir sur le degré de vérité auquel peut s’élever l’historien dans ses investigations.
27À partir des témoignages qu’il examine, l’historien fournit lui-même un témoignage sur le passé. En l’accueillant avec les analogies de notre expérience dans notre propre monde, nous savons que certains de ses témoignages sont plus crédibles que d’autres. Ce faisant, nous manifestons un rapport à la vérité historique ; nous établissons une hiérarchie entre ses récits : et ce n’est pas le simple fait d’options idéologiques, mais le fait de la contrainte qu’opère sur nous la probabilité de certaines explications, supérieures à celles d’autres interprétations. La première distinction qu’opère Bradley pour différencier les sciences naturelles et l’histoire est de placer les premières dans l’ordre de la vérité certaine et prouvée, et la seconde dans le seul horizon du probable :
Il faut maintenant nous demander si elles [les conclusions historiques] si elles sont jamais plus que probables.
À cette question, nous répondons par la négative. Si elles étaient plus que probables, elles seraient nécessairement scientifiques ; elles égaleraient les résultats de notre observation critique ; ce qui requiert, nous l’avons vu, l’identification des points de vue et l’assurance, chez le témoin, d’une intégrité, comme d’un soin, suffisants.
Or, la nature du témoignage historique s’oppose absolument à ce que ces conditions soient réunies.64
L’idée ne semble pas très originale : par exemple, l’histoire objective, l’histoire triviale du sens commun, aurait tendance à dire que comme tous les faits du passé ne seront pas tous connus, il y aura toujours des incertitudes. Ce n’est bien sûr pas dans ce sens que Bradley pense la notion de probable, qui ne relève pas d’un défaut de fait du contenu que travaille l’historien, mais de l’essence même de la connaissance historique. Si cette dernière ne peut pas prétendre au même degré de vérité que la science, cela est dû aux trois conséquences qu’implique la connaissance de l’objet particulier qui est le sien. Tout d’abord, le fait dont s’occupe l’historien est un fait singulier qui par définition ne se reproduit jamais :
En histoire, le fait primitif est un événement qui périt au moment où il apparaît. Il meurt et on ne peut jamais le faire revivre. Il ne se reproduit pas et nous n’avons pas le pouvoir de le reproduire.65
Ensuite, l’événement historique est un événement imprévisible puisque la totalité historique dans laquelle il se produit interdit de l’isoler de telle façon qu’il rentre dans le cadre des attentes de lois abstraites, générales, universelles66. Enfin, le témoignage qu’il nous rapporte ne sera jamais l’objet d’un contre-interrogatoire possible, contrairement à ce qui se passe dans un tribunal, et contrairement à ce qui est possible dans un laboratoire où l’on peut à l’infini réitérer les vérifications (« [...] À l’exception possible des dépositions présentes, l’historien n’est pas en mesure de soumettre les témoins à un contre-interrogatoire »67). 11 n’y a pas et il n’y peut pas y avoir de preuve scientifique en histoire par définition. Cela signifie-t-il que la connaissance historique nous interdit toute certitude, du fait qu’elle est cantonnée à la probabilité ?
28Bradley ne le pense pas et il découpe à l’intérieur du probable deux ordres bien distincts. Le premier pourrait être appelé, suivant une formule dont il remarque lui-même le caractère paradoxal dans toute la note C (qui se débat avec ce difficile problème qu’il avait éludé dans le corps du texte principal) celui du probable certain. Qu’est-ce à dire ? Il y a dans le passé un nombre d’événements qu’il est possible de comprendre par analogie avec le présent. Ces événements, attendu qu’ils ne présentent aucune contradiction avec les lois générales de la nature, seront donc validés avec le type de certitude qui est celui de la connaissance historique. Bradley utilise le terme de certitude pratique par opposition à celui de certitude théorique68, valable seulement dans le domaine scientifique au sens strict :
Les conclusions de l’histoire ne sont jamais prouvées ; ce sont, en premier lieu, des probabilités théoriques et, en second lieu, davantage, des certitudes morales. Les conclusions de l’histoire sont des certitudes morales ; mais comme l’histoire n’est point pratique, elle doit déboucher sur des acquisitions théoriques auxquelles, par conséquent, l’on accorde, bien qu’elles soient probables, la valeur de certitudes théoriques.69
Comment comprendre le fait qu’à du probable on accorde une valeur de certitude théorique, ce qui semble contradictoire ? Le cadre premier dans lequel Bradley élabore sa solution est bien celui du kantisme, qui distingue la vérité scientifique théorique qui s’attache au monde phénoménal et qui relève d’une connaissance, d’une certitude pratique que l’on peut penser dans le monde nouménal mais qui ne sera jamais connue. Dans ce cas, l’idée d’une science de l’homme est totalement exclue. Pourtant, d’un point de vue hégélien, cette distinction fondamentale, théorique, n’a plus cours, et la connaissance peut à nouveau s’emparer du monde « nouménal » puisque le fantôme de la chose-en-soi a été éliminé. Bradley ici mélange ces deux points de vue en maintenant la distinction théorique pratique et en affirmant dans son sein la possibilité d’une connaissance pratique à laquelle il confère un statut particulier. Comment peut-on s’y prendre pour donner à la probabilité historique un statut de certitude qui en fait une quasi vérité théorique ? C’est ici que l’analogie va jouer tout son rôle :
En effet, si l’histoire toute entière est probable et si toute donnée probable ne repose que sur une preuve par analogie, la conclusion s’impose que la preuve par analogie est la seule qui soutienne l’objet du témoignage historique.70
Les événements historiques sont « [...] moralement certains, pourvu que l’analogie les garantisse »71. 11 y a peut-être là une sorte de coup de force théorique, mais cette voie « [...] est donc la seule qui nous sauve du scepticisme historique et de la crédulité en science. Elle est la seule qui s’offre au praticien de la critique »72.
29Un bon historien est donc celui qui présente des événements moralement certains. Mais l’histoire n’est pas seulement une somme d’événements, elle est un récit d’événements. Ce récit n’existe pas avant que l’historien n’ait effectué son travail.
Nous sommes en quête d’histoire, c’est-à-dire du simple récit des faits à l’état pur ; nous regardons et nous ne trouvons nulle part l’objet de notre recherche ; nous voyons à sa place une multitude discordante de témoins, un chaos de récits discontinus et contradictoires, sans pouvoir les estimer tous vrais, ni toutefois en rejeter aucun parce qu’il serait faux.73
Qu’est-ce qui fait que le récit de tel historien est plus vrai que le récit de tel autre74 ? Le fait qu’il unifie au mieux la totalité qu’il étudie : on rencontre ici son deuxième ordre du probable, le critère fondamental de la cohérence. Par définition, le matériau de l’historien comprend des multiplicités de témoignages, d’événements, et les comprendre c’est les relier suivant un schéma causal qui donne un sens sans contredire ce qui relève d’une preuve scientifique. Il s’agit ici de bien comprendre ce sur quoi, en dernier ressort, porte la cohérence, car elle n’est pas pour Bradley un terme vide, général et abstrait. En fait, l’historien doit donner une cohérence critique à son propre monde sinon il risque de demeurer dans l’attitude naturelle, qui est insuffisante. Il doit également donner une cohérence au monde ancien s’il veut pouvoir comprendre et évaluer les témoignages divers et multiples, voire contradictoires, qu’il étudie. S’il ne le fait pas, tel témoignage restera totalement incompréhensible et par conséquent n’existera pas pour lui puisqu’il ne pourra rien en faire. Pour donner une cohérence au monde ancien, il peut s’appuyer sur l’analogie, le ramenant ainsi d’une certaine façon à son monde présent. Nous avons vu qu’il existe nécessairement des cas où cela n’est pas possible, et nous atteignons là, apparemment, la limite de la subsomption. Mais en fait, celle-ci qui dépasse la simple analogie sous-entend une unité d’un troisième monde, celui constitué par l’unité du monde présent et du monde ancien. D’un certain point de vue, l’historien critique est déjà dans ce troisième monde puisqu’il arrive à produire des vérités historiques qui peuvent être évaluées selon des degrés de vérité. Mais bien sûr, il ne s’y trouve pas totalement, car dans ce cas il serait celui qui donne un sens à toutes les contradictions présentes, à toutes les contradictions passées et à la contradiction entre l’ancien monde et le nouveau ; en d’autres termes, il serait l’esprit absolu, ce qu’il n’est pas selon toute évidence, en tant que simple historien. Par ailleurs, qu’il ne soit pas l’esprit absolu ne l’empêche nullement de mettre en place des vérités relatives qui ne sont que probables au vu d’une synthèse supérieure ; mais il n’empêche que cet esprit absolu, l’unification ultime de la totalité parfaitement cohérente, est bien l’horizon de la connaissance historique.
30Cet horizon implique que la tâche de l’historien est une tâche infinie, et que jamais l’histoire n’en aura fini d’améliorer la compréhension du passé : elle est reprise et révision inlassable des interprétations précédentes. Bien sûr, des données nouvelles sont toujours possibles, et du passé peuvent toujours surgir des éléments nouveaux, mais l’histoire est reprise et révision également du fait même de l’évolution du monde présent. Tel événement, sans analogie dans le monde présent et par conséquent écarté du champ de la connaissance historique avérée, peut devenir compréhensible du fait, par exemple, de l’avancée de la connaissance scientifique. Dans la note D, Bradley montre comment des récits autrefois considérés comme non historiques, ont finalement reçu gain de cause plusieurs siècles après ; et ceci est particulièrement vrai des témoignages de stigmatisation75.
31De tous les éléments qui font que l’histoire est simplement probable, et sans que cette limitation ne déprécie la connaissance historique, le plus important est bien la question du degré de cohérence auquel peut prétendre l’historien, non pas du fait qu’il rende techniquement difficile l’activité de l’historien mais parce qu’il est sa limite absolue. Par définition, arriver à une cohérence parfaite impliquerait de rendre raison des contradictions entre les témoignages, dans les témoignages, c’est-à-dire des contradictions réelles qui causent les soubresauts dont le monde passé, comme le monde présent, est affecté. Mais il est évident que nous ne sommes plus ici dans le seul cadre de la pratique de l’historien, et que nous abordons la question de l’essence de l’histoire, non pas seulement comme connaissance, mais comme réalité temporelle habitée par une humanité qui manifeste le progrès de l’esprit.
Bradley, l’histoire, et le programme de l’idéalisme
32À l’époque de Bradley, pour qui refusait de céder aux attraits de la science, du matérialisme et de l’utilitarisme, la notion de progrès, donc l’histoire, constituait un enjeu majeur. Si l’on avait bien conscience qu’il n’était plus possible de s’arc-bouter sur une lecture de la Bible sub specie aeternitatis, ignorante des avancées du temps en les contestant sans les intégrer, il n’y avait d’autre choix que de proposer une autre version du progrès : celle d’un progrès moral, celle d’une avancée de la vie de l’esprit qui ne devrait rien pour l’essentiel au progrès scientifique, et qui serait peut-être même de taille à le comprendre, au sens étymologique du terme.
33Il n’est donc point étonnant que, outre les raisons spécifiques, circonstanciées, qui ont poussé Bradley à écrire cet opuscule, il y avait bien un motif d’intérêt général. Dans son analyse de l’histoire, Bradley a dessiné les contours d’un objet et d’un contenu dont jamais la science ne pourra légitimement s’emparer :
L’intérêt de la science est orienté vers la découverte des lois de ce qui est, non pas vers des événements passés, présents ou futurs, ni même vers aucun événement, mais vers ce qui subsiste. L’intérêt de l’histoire concerne le rappel du cours des événements qui ne sont pas, qui n’existent pas et qui n’existeront pas, mais qui ont existé. L’une a pour objet « le permanent au milieu du changement » l’autre « les changements du permanent » ; les faits sont, pour l’une, des illustrations, pour l’autre des incarnations ; l’une limite les individus pour les abstraire, l’autre les incorpore pour les réaliser.76
Cette différence radicale de perspective et d’objet est à l’origine de la séparation théorique radicale entre le témoignage historique et le témoignage scientifique, ce dernier prenant bien place dans le passé sans pour autant n’être jamais dans l’histoire. Il est bien entendu que cette séparation historique des témoignages n’empêche pas un même objet d’exister sur les deux plans : Bradley donne l’exemple de la peste à Athènes qui intéresse à la fois l’épidémiologiste et l’historien sans que les plans n’interfèrent théoriquement77. Ce qui fait la spécificité du témoignage historique est :
En premier lieu, le témoignage historique est, pour nous, dans l’histoire, c’est-à-dire limité au champ de la tradition humaine. Nous refusons de considérer comme proprement historiques les documents fournis par la géologie, la géographie, les fouilles et l’étude des langues parce qu’ils ne se situent pas essentiellement dans l’ère des récits humains ; la rédaction d’histoires doit ici représenter pour nous la limite de l’histoire critique.
En second lieu, le témoignage historique est témoignage rendu à l’histoire. Les documents fournis par l’astronomie ou la météorologie, l’ensemble des récits qui concernent des événements naturels n’appartiennent pas à l’histoire telle que nous la comprenons. Pour nous aussi, l’histoire est récit d’événements mais elle ne s’intéresse qu’à un champ unique, à ce qui transmet et raconte les actions et les souffrances humaines.78
Cette dernière phrase déprécie en quelque sorte l’intérêt de la connaissance scientifique, sans doute utile pour connaître la nature et pour la dominer ; mais d’une certaine façon, elle ne nous intéresse pas vraiment parce qu’elle ne nous parle pas de nous-mêmes, ne transmet ni ne raconte « les actions et les souffrances humaines ». La connaissance historique est l’objet d’un conflit : face aux prétentions de la science qui aurait bien voulu s’en emparer pour y découvrir des lois de type scientifique permettant par exemple d’établir des prévisions, Bradley défend les prérogatives de l’esprit en assignant la science dans des limites qu’elle ne pourra jamais dépasser79. Ce faisant, il arrache à cette dernière ce qui en réalité était l’objet de toutes ses convoitises, car n’y a-t-il pas que l’humain, finalement, qui intéresse l’homme ?
34Reste maintenant à comprendre quelle est la nature de l’objet de l’histoire, objet qui justifie sa valeur exceptionnelle.
L’intérêt que nous prenons au passé est le sentiment que nous avons de ne faire qu’un avec lui ; c’est l’intérêt que nous prenons à notre propre développement ; et comme, pour exister, cette nature humaine doit être individuelle, l’objet du document historique est le monde de l’individualité humaine et le cours de son développement dans le temps. L’homme se réduit à un exemple pour le témoignage scientifique, mais non pas pour le témoignage historique : il est une incarnation nouvelle de la même substance sentie, à son apogée peut-être, l’individualisation manifeste d’un monde (stage) en marche (mais sur ce point, nous ne voulons pas exprimer d’opinion). Le témoin historique ne cherche nullement l’universel comme tel ; tout au plus lui importe-t-il de le voir incarné dans ne personne unique ou dans l’esprit d’une nation.80
Si jusqu’à présent toutes les analyses bradleyennes relevaient, parfois au prix de quelques contorsions, d’une inspiration kantienne (et nous suivons Muirhead sur ce point), le doute n’est ici plus permis : nous sommes dans une conception parfaitement hégélienne de la réalité historique. Cette dernière est le lieu du déploiement d’un esprit absolu qui se révèle dans et par ses incarnations, et ce, dans un progrès qui n’est pas continu, cumulatif, mais qui procède par ruptures, révolutions, dépassements. Bradley le célèbre et l’expose dans des paragraphes dont l’orthodoxie hégélienne est indiscutable :
[...] l’esprit est une unité qui, en elle-même, maintient une contradiction jusqu’à ce que les éléments désunis se soudent, se dissolvent et se mêlent de manière à constituer une autre conscience, un nouveau système, un nouveau monde... un monde qui est nouveau et dans lequel on retrouve l’ancien sous une autre forme.81
Ce progrès s’entend bien dans deux sens, à la fois un progrès moral, et un progrès dans l’ordre de la vérité :
En effet, l’histoire (nous l’admettons) progresse, elle est progrès non seulement au sens de croissance quantitative, mais comme l’est ce qui se développe ou évolue de soi-même, ce qui reste essentiellement identique, à des stades de croissance qualitativement différents, plus dissemblables les uns que les autres que la fleur ne l’est au bourgeon et que le fruit ne l’est de la fleur.
Si le bouton avait conscience de lui-même, il se connaîtrait, mais il ne se connaîtrait pas comme la fleur le connaît et encore moins comme le connaît le fruit ; et n’atteignant pas la vérité, sa connaissance serait fausse.
Ainsi en est-il davantage encore de l’histoire.82
Le terme histoire dans ce passage renvoie évidemment à la réalité historique effective, mais, dira-t-on, où est passé l’historien ? Comprendre cette marche de l’esprit dans le temps nécessite une philosophie de l’histoire qui demande de toutes autres capacités que celle du praticien de la connaissance historique : c’est, nous semble-t-il, la limite fondamentale que rencontre l’opuscule de Bradley. On remarque tout d’abord que dans le corps du texte, ces moments d’inspiration hégélienne sont loin d’être aussi nombreux que l’on pourrait s’y attendre83, et ils ne viennent que lorsque l’analyse de la connaissance historique rend ce recours nécessaire. C’est en fait la longue note E qui est la plus explicite quant à son hégélianisme : elle est destinée à ceux qui sont prêts à dépasser le cadre de l’ouvrage et qui veulent chercher plus loin84. On peut se demander pourquoi Bradley fait preuve d’une telle prudence, si ce n’est de pusillanimité.
35D’un certain point de vue, Bradley a parfaitement raison d’arrêter ses analyses au moment où l’on quitte le domaine de l’historien pour entrer dans celui du philosophe. Cependant, il faut tout d’abord noter qu’il est très difficile, sinon impossible, de tracer une limite : en fait, il n’y a pas d’autre moyen de l’arrêter que d’une façon arbitraire. Qui plus est, du point de vue de la philosophie de l’histoire hégélienne, y-a-t-il même une place pour l’historien ? Si celui-ci se borne à mettre en ordre des événements minuscules, à réaliser des unités partielles, en quoi son travail a-t-il vraiment plus d’intérêt pour celui qui le lit qu’un roman85 ? Ce n’est vraiment que le philosophe qui peut rendre compte des contradictions qui sont le mouvement de l’histoire comprenant ce qui passe, ce qui meurt, ce qui survit et ce qui apparaît, le philosophe dont le jugement spéculatif peut rendre raison de la réalité effective du passé. Est-il si sûr que le métier d’historien, définitivement mis à l’abri des attaques de la science, gagne au change lorsqu’il passe dans l’orbe de la philosophie de l’histoire ? Il semble en effet plus prudent de ne pas trop développer cette dernière.
36Ensuite il faut se demander à quelle satisfaction donnent droit les avancées de l’ouvrage. Comme nous l’avons constaté à plusieurs reprises, il est indéniable, et nous suivons Collingwood sur ce point, qu’elles sont réelles, indiscutablement en avance sur son temps, manifestant dans ses méandres une rigueur et une efficacité surprenantes. Pourquoi l’ouvrage a-t-il été si peu remarqué ? Que les historiens n’en aient fait aucun cas, cela n’est guère surprenant, ne serait-ce que pour des raisons institutionnelles : Bradley n’est pas un historien, comment pourrait-il arriver à dire quelque chose d’intéressant sur l’histoire ? Ajoutons que si, d’aventure, un historien s’était aventuré dans la lecture de l’opuscule, il aurait encouru le risque d’être bien vite arrêté par la technicité du texte. Ce qui est plus surprenant, c’est qu’il n’ait reçu aucun écho de la part de ceux dont il partageait les convictions et les aspirations. Certes, Bosanquet a écrit quelques lignes laudatives, mais Green n’a même pas jugé bon de répondre à l’envoi de l’ouvrage, et il n’est pas jusqu’à Bradley lui-même qui n’ait déprécié son propre travail. C’est, nous semble-t-il, que malgré ses mérites, Les Présupposés de l’ Histoire critique est en-deçà des attentes du programme idéaliste dont Green avait jeté les grandes lignes, et que Bradley, avec d’autres condisciples, avait fait sien. Face à la tâche qu’il y avait à accomplir, comme par exemple développer une nouvelle philosophie de l’histoire, ou refonder la morale, une bonne mise au point sur le métier d’historien ne pouvait suffire. Mais en retour, on peut également se demander s’il était possible d’en faire plus ?
37Il faut remarquer que si Bradley n’en fait pas plus, c’est surtout parce qu’il ne le peut pas. Développer une philosophie de l’histoire n’est possible que lorsqu’on est en possession du système du savoir absolu, d’une métaphysique permettant de comprendre les enjeux ontologiques, éthiques, politiques qui sont à l’origine des passions humaines qui forcent la marche en avant de l’histoire. En réalité, Bradley n’est pas en possession de résultats lui conférant une telle assurance86. Il est en proie à des incertitudes, puisque visiblement il ne semble pas partager l’idée pourtant nécessaire d’un point de vue hégélien, d’une fin de l’histoire au sens où elle possède un but, un télos :
Les faits essentiels sont l’élément qui détermine le mouvement, et les moyens qui acheminent vers une fin nouvelle ; or on ne peut pas saisir les moyens sans connaître la fin, connaître le mouvement essentiel sans avoir connaissance de la fin. Enfermés que nous sommes dans les limites d’une étape et privés de la vue des hauteurs qui nous dominent (ce que nous sommes, cela nous le savons), il ne nous reste plus qu’à nous emparer de la totalité des événements, ce qui est impossible [...]87
Bradley ne maîtrise pas la question de la connaissance en général. Dans la note E, il mélange constamment deux plans, celui du jugement que porte une conscience finie sur le développement de l’histoire et celui du déroulement effectif de l’histoire, ce qui alors ne relève plus d’un jugement mais de l’esprit absolu lui-même, sans que l’on puisse véritablement distinguer les deux plans qui séparent pourtant une analyse de type kantien, transcendantal, et une analyse véritablement hégélienne. Alors que l’on pourrait attendre de l’antépénultième paragraphe de cette note E qu’il reprenne d’une façon ferme les résultats et les convictions de l’ouvrage, nous trouvons une expression parfaitement hégélienne rongée par l’incise réitérée d’un « semble-t-il » qui instille un doute de mauvais aloi :
L’univers est, semble-t-il, un unique système ; c’est un organisme (semblerait-il) et même davantage. Il porte la marque du soi, de la personnalité à laquelle il est relatif et en dehors de laquelle il équivaut pour nous au néant. Ainsi, aucune portion de l’univers ne peut être par elle-même un système cohérent ; elle renvoie à la totalité de même qu’en elle la totalité est présente [...]88
Au fondement de tous ces doutes, de ces imprécisions, voire de ces confusions, se dessine une difficulté épistémologique d’une toute autre ampleur. Elle fait l’objet, toujours dans cette même note E qui décidément concentre toutes les objections que Bradley se faisait à lui-même, de l’aveu suivant :
Sous sa forme la plus aiguë, la difficulté revient à l’énigme ancienne : « toute connaissance implique une connaissance antérieure » ou « toute subsomption implique une subsomption antérieure » ; elle conteste la possibilité de tout commencement et, par conséquent, l’existence de toute connaissance.89
Face à cette aporie, il reconnaît : « Il est impossible que nous tentions ici d’envisager cette énigme »90. Certes, ce n’est en effet pas possible dans les limites de l’opuscule, mais ce n’est surtout pas possible pour Bradley, qui, en même temps qu’il écrit cet ouvrage, réfléchit par ailleurs au problème de la connaissance, sans succès d’ailleurs puisque les manuscrits que nous possédons sur la question sont inachevés et ne connaîtront aucune publication.
Notes de bas de page
1 Cf. Keene, PAP, p. 137. Pendant très longtemps le livre est resté indisponible, Bradley ayant refusé sa réédition. Muirhead, qui en cite de longs passages dans les pages qu’il consacre à Bradley, justifie sa décision par le fait qu’il est devenu presque impossible de se le procurer (Muirhead, The Platonic Tradition..., op. cit., p. 221 note 1), et il a fallu attendre la publication des Collected Essays de Bradley en 1935 pour pouvoir y accéder à nouveau ; puis sa réédition, grâce à Lionel Rubinoff, en 1968. Enfin, il faut aussi ajouter l’édition plus récente de Guy Stock en 1993, qui s’inscrit dans le travail de redécouverte de l’oeuvre de Bradley que nous avons présenté en introduction.
2 Bernard Bosanquet, Knowledge and Reality : A Criticism of Mr FH Bradley ’s « Principles of Logic », Londres, Kegan Paul, 1885, p. 332 note 1.
3 R.G. Collingwood, The Idea of History (Lectures 1926-1928), Oxford, O.U.P.. 1994, p. 240.
4 Ibid, p. 135.
5 Ibid.
6 Ibid., p. 139.
7 Ibid. Colingwood a également formulé l’hypothèse selon laquelle c’est pour cette raison que Bradley s’est opposé à la réédition de son livre (Cf. Keene, PAP, xix-xx).
8 Ibid., p. 140. En fait, Bradley est retourné à la question historique dans un essai, « What is the Real Julius Caesar ? », publié dans Essays on Truth and Reality (1914) et où il a répondu à l’article célèbre de Bertrand Russell sur la connaissance directe et sur la connaissance par description (« Knowledge by Acquaintance and Knowledge by Description », Proceedings of the Aristotelian Society, New Sériés v, XI, 1910-11, p. 108-128).
9 Christopher Parker, « F.H. Bradley and the “Presuppositions of Critical History” », The English Idea of History from Coleridge to Collingwood, Aldershot, Ashgate, 2000, p. 121.
10 F.H. Bradley, The Presuppositions of Critical History, édité avec une introduction par Lionel Rubinoff, Chicago, Quadrangle Books, 1968.
11 W.H. Walsh, « Bradley and Critical History », The Philosophy of F.H. Bradley, A. Manser & G. Stock (dir.), op. cit., p. 34. Voir aussi p. 42-44 où Walsh souligne la proximité de la position de Bradley et de celle des empiristes. Voir enfin l’article de Christopher Parker (références supra), qui fustige Rubinoff pour son anachronisme et sa récupération anti-behaviouriste et anti-néopositiviste en le plaçant dans la tradition historiciste au sens pré-poppérien du terme (p. 122).
12 Lionel Rubinoff, « F.H. Bradley and The Presuppositions of Critical History », in Philip MacEwen, Ethics, Metaphysics and Religion in the Thought of F.H. Bradley, Lewiston, The Edwin Mellen Press, 1996, p. 179-221.
13 F.H. Bradley, The Présupposions of Critical History, édité avec une introduction par Guy Stock, Bristol, The Thoemmes Press, 1993.
14 David Holdcroft, « Bradley, Collingwood and The Présupposions of Critical History », Bradley Studies, vol. 3, n° 1, 1997.
15 Muirhead, The Platonic Tradition in Anglo-Saxon Philosophy, op. cit. Voir les pages 219à228.
16 Ibid, p. 225 et 228.
17 Pierre Fruchon, « Premières ébauches d’une métaphysique », Les études philosophiques, 15 (1960), p. 63-74. Francis Herbert Bradley : Les Présupposés de l’Histoire critique, étude et traduction, Paris, Les Belles Lettres, 1965.
18 W.H. Walsh évoque les travaux de Fruchon dans une note, juste pour dire qu’ils lui ont été utiles pour comprendre l’influence de l’école de Tübingen sur Bradley (« Bradley and Critical History », The Philosophy of F.H. Bradley, op. cit., note 1 p. 51.)
19 Pierre Fruchon, Francis Herbert Bradley : Les Présupposés de l’ Histoire critique, étude et traduction, op. cit.. p. 14.
20 « Bradley s’est orienté d’abord vers une réflexion sur...“l’histoire en général (ou l’histoire considérée dans son ensemble)”... », Pierre Fruchon, ibid., p. 12.
21 Bradley fait remarquer qu’il n’est ni historien ni homme de science, mais argue du fait que de nombreux penseurs non-scientifiques sont parvenus à écrire sur la méthode en science, et c’est la raison pour laquelle il considère comme justifié le fait qu’il propose à son tour une méthode en histoire (voir PAP, p. 149). Pour Carol Keene, Bradley fait allusion à l’arrière-plan comtiste et positiviste de la période et pense notamment à Herbert Spencer et G.H. Lewes (PAP, p. 149 note 5).
22 Ibid., (« Notes towards The Presuppositions of Critical History ») p. 156 note 12.
23 « Un Miracle est une violation des Lois de la Nature... », David Hume « Essay X : Of Miracles » An Enquiry Concerning Human Understanding and Other Essays, New York, Washington Square Press, 1963, p. 113.
24 PAP, p. 147-148 .
25 « Au début, j’avais pris en note dans ces pages d’autres remarques ridicules rencontrées au fil de mes lectures de la littérature apologétique de l’époque, enfin ce que j’avais réussi à en lire. Mais j’en ai même retiré les références [...] Elles sont le produit d’une sophistique qui s’est épuisée à se vouloir stupide ». Ibid., p. 151. Selon Rubinoff, il aurait lu l’ouvrage Voices of the Church in Reply to David F. Strauss Comprising Essays in Defence of Christianity by Divines of Varions Communions, Rev. J.R. Beard (dir.), Londres, 1845.
26 « [...] Je suis obligé, en conclusion, de dire un mot sur l’application de tout ce que j’ai écrit ici à des questions religieuses. De ce que j’ai dit, je suis responsable, je ne le suis pas de ce qu’un autre en voudrait conclure. Voici ce que j’avance : le point de vue présent de chacun doit déterminer sa croyance relative à tous les événements passés. Le terme de cohérence est le seul que j’aie voulu mettre en relief. Si l’on pense que les conclusions de cet essai ne sont compatibles qu’avec telle forme de croyance ou d’incroyance, je n’y peux rien. Je peux seulement dire d’avance que cette opinion n’est pas la mienne. Ces conclusions, je pense, excluent seulement une rupture entre les mondes du passé et du présent ; il ne m’appartenait pas de montrer où cette rupture existe et encore moins de me prononcer sur la vérité et la fausseté relatives des croyances religieuses existantes ». PCH, p. 2-3.
27 Cf. Kia Tcheng (François) Houang, De l’humanisme à l’absolutisme : l’évolution de la pensée religieuse du néo-hégélien anglais Bernard Bosanquet, op. cit., p. 11.
28 En ce qui concerne l’école de Tübingen, nous nous référons ici à la nouvelle école évangélique fondée par Baur, et dont les membres les plus connus, Strauss et Zeller, ont eu une influence certaine en Angleterre, et notamment sur Bradley. Mais alors que la position de Strauss aboutissait à une remise en cause de la tradition chrétienne, quand il soulignait la dimension mythique des Évangiles, la plupart des autres membres estimaient qu’il était nécessaire de recourir à une conception de l’histoire critique qui implique une forte composante spéculative. De ce fait, l’école a incorporé des éléments de la philosophie hégélienne. Pour plus de détails et pour une bibliographie sur cette question, nous renvoyons à l’entrée « Tübingen » du Dictionnaire critique de théologie, op. cit.
29 Pour la relation de Bradley avec l’école de Tübingen, voir entre autres Muirhead The Platonic Tradition in Anglo-Saxon Philosophy, op. cit. ; l’introduction de Lionel Rubinoff à son édition de The Presuppositions of Critical History, op. cit., p. 31-37 ; et surtout l’étude de Pierre Fruchon Francis Herbert Bradley : Les Présupposés de l’Histoire critique, étude et traduction, op. cit., p. 15-34, qui offre le plus de détails, et dont nous nous sommes inspiré ici avec l’appui des remarques de Rubinoff sur l’épistémologie straussienne dans son article « F.H. Bradley and The Presuppositions of Critical History », op. cit.
30 Life of Jésus, 4th ed. [1840], translated by George Eliot, in 3 vols., Londres, Chapman Bros., 1846, vol. 1, p. 91, cité par Rubinoff, op. cit., p. 188. C’est cette édition (et non la deuxième version de l’ouvrage de Strauss [1864], traduite en anglais sous le titre de A New Life of Jésus en 1879) qu’a lue Bradley. C’est aussi cette version qui a connu un retentissement important dans l’histoire des idées en Angleterre.
31 Concernant cette question, voir l’article récent de Frédéric Slaby, « Présentation d’une controverse : les Écritures face à la critique biblique au XIXe siècle en Grande-Bretagne », La Revue LISA /LISA e-journal – Volume V, n° 4 / 2007, p. 15 passim, qui propose un « tour d’horizon » de la critique biblique en Grande-Bretagne en soulignant notamment l’importance de la critique allemande. Voir également l’introduction de .1. R. Haie, The Evolution of British Historiography from Bacon to Namier, Londres, Macmillan, 1967, p. 9-79 ; Benedikt Stuchtey & Peter Wende (dir.), British and German Historiography, 1750-1950, Oxford, Oxford University Press, 2000, ainsi que le livre de Christopher Parker, mentionné supra.
32 Henry Thomas Buckle, History of Civilization in England, 4 vols., avec une introduction d’Arthur Brisbane, New York, Hearst’s International Library Co. Publishers, 1913. Il existe une traduction française : Henry Thomas Buckle, Histoire de la civilisation en Angleterre (trad A. Baillot) 5 tomes, Paris et Bruxelles, 1865. Pour une étude de l’œuvre de Buckle, nous renvoyons à notre article « Henry Thomas Buckle, ou l’Angleterre comme sens de l’Occident », in Jean-Paul Rosaye et Charles Coutel (dir.), Les Sens de l’Occident, Arras, Artois Presses Université, 2006, p. 169-185, et à sa bibliographie.
33 « Cette méthode est tout simplement la suivante. Prenez pour une évidence (et vous devez y croire) un ensemble de faits, de croyances, ou tout ce que vous voudrez bien appeler par un nom de votre choix, et cherchez à voir, dans la mesure du possible, ce qu’ils impliquent, quelles sont leurs conditions ; c.-à-d. prenez vos faits, et après les avoir analysés, essayez de trouver ce qui en eux, quand on l’enlève, les réduit à l’état de caput mortium [sic], les annihile en tant que faits. En d’autres termes, essayez de découvrir à partir d’eux ce qu’ils présupposent. J’ai voulu appliquer cette méthode à l’histoire critique. À l’histoire critique car il me semble clair que toute histoire est plus ou moins critique... », PAP, p. 149. Nous tirons ce passage des notes manuscrites car elles sont plus développées que ses explications dans la préface de son opuscule.
34 PCH, p. 9.
35 Ibid., p. 8.
36 Ibid, p. 2.
37 Ceci avait déjà été noté par Jules de Marneffe « La preuve de l’Absolu chez Bradley » in Archives de philosophie, op. cit. : I- Analyse et critique de la méthode, p. 79.
38 « Je sais bien que je ne peux pas livrer ces pages au public sans offrir d’excuses. Je le crains, leur contenu n’est pas satisfaisant et leur forme est pire... » (PCH, « Préface », P- 1)–
39 Cf. les remarques de Green au sujet du cheminement intellectuel de Bradley dans sa dissertation « A Révolution is a New Idea », PAP, p. 34 note 5.
40 Bradley sait bien que cette conception positiviste de la science est elle-même problématique, et qu’elle mériterait, dans un autre cadre, d’être réévaluée ; mais ici, il n’y a pas lieu de le faire puisque la position de l’histoire par rapport à l’attitude scientifique générale, même réévaluée, même mieux comprise, ne changerait pas.
41 PCH, p. 23.
42 Voir notamment la note C (Ibid., p. 59-60) et p. 37 à 43.
43 « [...] l’inférence n’est justifiée que si l’on suppose l’uniformité essentielle de la nature et du cours des événements ». Ibid., p. 21.
44 « En un mot, l’universalité des lois et, sans donner à l’expression son sens strict, la connexion causale représentent la condition de possibilité de l’histoire ; bien qu’elle n’ait pas à la prouver, elle y trouve le principe qu’elle doit présupposer et faire valoir comme un acquis développé dans tout le champ de son activité. Jusque là les caractéristiques de l’histoire sont celles de la science (de la nature) ». Ibid., p. 21.
45 Ibid, p. 23.
46 « Bref, l’expérience destinée à fonder la critique historique doit être elle-même une expérience critique. » Ibid., p. 26.
47 « Pour lui rendre la vie, il faut pouvoir l’intégrer par subsomption au monde critique présent. » Ibid., p. 27.
48 « Répétons-le, chaque fois que le “fait” prétendu a été constitué par subsomption sous une vue du monde différente de la nôtre et que nous ne pouvons pas établir que le jugement reposait (consciemment ou inconsciemment) sur un système ordonné identique au nôtre, l’analogie est seule à pouvoir garantir l’affirmation du “fait” ». Ibid., p. 31.
49 Ibid, p. 43.
50 « [...] le monde présent, le monde vérifiable, le monde d’aujourd’hui ou (autre application du terme) le monde de la science », ibid., p. 38 ; « sans évoquer d’analogie avec le présent fourni par la science », p. 62 ; « [...] en l’absence d’aucune analogie avec le présent constitué par la science », p. 64.
51 R.G. Collingwood, The Idea of History, op. cit., p. 139.
52 Collingwood admet que Bradley a raison de penser que la connaissance historique est plus une interprétation critique du témoignage que son acceptation passive, et que cela revient à faire sienne la pensée du témoin ; mais il estime que Bradley ne franchit pas l’étape supérieure consistant à reconnaître que l’historien re-joue (re-enacts) dans sa conscience non seulement la pensée du témoin mais aussi celle de l’agent dont l’action est rapportée par le témoin (« the historian re-enacts in his own mind not only the thought of the witness but the thought of the agent whose action the witness reports », Cf. Ibid., p. 138.
53 « Nous avons posé la question : “Pouvons-nous étendre notre connaissance et lui faire embrasser un monde de phénomènes nouveau ?” Nous répondons par l’affirmative. Nous donnons le moyen de cette extension : l’observation rigoureuse dont nous sommes l’auteur. Nous nous sommes également demandé : “Le témoignage est-il pareillement en mesure d’élargir notre expérience lorsqu’il ne peut pas invoquer l’analogie ?” Nous répondons : “Oui, quand l’identification des consciences est possible ; jamais quand elle ne l’est pas” ». PCH, p. 31-32.
54 Ibid, p. 39.
55 Ibid., p. 40.
56 Ibid., p. 12.
57 Ibid, p. 17.
58 Ibid., p. 15-17 & p. 49, où cet exemple type est à nouveau convoqué pour expliquer un problème historique spécifique à l’aide des conditions du témoignage en général.
59 Bradley évoque (p. 26) l’apparence de l’existence de deux mondes séparés : « Critique, l’historien sépare bien le monde passé [...] du monde présent et connu ; mais cette démarche est illusoire [...] ».
60 Cette continuité, cette intégration, cette totalité implique qu’en un certain sens rien d’humain n’est en droit hors de l’histoire. À propos des phénomènes qui posent un problème à l’historien, Bradley indique bien que : « [...] leur irréductibilité absolue, si nous la considérons comme il faut, elle ne nous apparaît rien moins qu’une contradictio in terminis », ibid., p. 53.
61 II a suivi les cours de Green sur l’histoire de la politique et de la philosophie morale, et il a également lu les Leçons sur l’histoire de la philosophie de Hegel.
62 PCH, p. 46 : c’est nous qui soulignons.
63 « [...] vers une région qui ne tient ni de la science ni de l’histoire ». Ibid., p. 37. Bradley évoque à ce titre le « matériau aliéné de la tradition » (alienated material of tradition, p. 50), qui se situe dans le non-analogue, et se trouve donc hors du champ de l’histoire. C’est aussi en ce sens qu’il revient dans sa note page 51 sur la critique historique de Baur : ce qui appartient, selon Baur, à une forme supérieure de la connaissance est tellement individuel qu’il ne peut y avoir d’analogie possible, comme par exemple les petits miracles que sont les œuvres d’art « [...] les éléments échappent à toute distinction parce que, dans certaines personnalités, ils sont indissolublement fondus par une flamme qui mêle la substance des éléments à la nature du vase qui les contient et qui est elle-même re-naissance d’une âme individuelle. Ce ne sont point, par conséquent, des croissances naturelles, mais des créations et rien n’empêche, si l’on y tient, de leur donner le nom de miracles ».
64 Ibid., p. 39.
65 Ibid., p. 41-42.
66 « En outre, nous ne pouvons pas nous préparer à sa venue. Il se peut que nous ignorions son approche ; si nous en étions prévenus, nous n’aurions pas nécessairement la possibilité de nous poster à l’endroit voulu ; même présents au moment et sur le lieu où il se produit, le fait resterait trop complexe pour que notre observation prétende à la certitude. Pour fixer, il faut isoler ; comment peut-on, alors, isoler ? Et à supposer que l’on puisse isoler et fixer, on ignore trop souvent l’essentiel. Le moment, qui décide de l’orientation d’une situation complexe, n’apparaît tel que plus tard lorsque la tendance a pris corps ; et notre connaissance du présent nous fait regretter trop tard notre ignorance passée ». Ibid., p. 42.
67 Ibid.
68 « Pour la science, il y a preuve et il y a probabilité ; il y a des faits probables mais incertains, des hypothèses probables mais non vérifiées ; cependant, la science ne connaît absolument pas de conclusions probables. Les conclusions de la science ont, pour elle, valeur de certitudes et, tant que la science reste fidèle à elle-même, elle ne peut pas se dispenser d’en fournir la preuve complète. La science reconnaît la probabilité théorique, non la probabilité morale ; et elle ne le peut pas, parce que la probabilité pratique peut avoir rang de certitude ». Ibid., p. 61.
69 Ibid.
70 Ibid., p. 34.
71 Ibid., p. 62.
72 Ibid., p. 63.
73 Ibid, p. 9.
74 La note B est une réflexion sur le canon lérinien (« quod semper, quod ubique, quod ab omnibus, creditum est / nous devons tenir ce qui a été cru partout, toujours et par tous »), établissant l’autorité du consentement général comme critère d’orthodoxie d’une doctrine. Bradley transforme légèrement la citation de saint Vincent de Lérins en « quod ubique, quod ad omnibus, ... verum est », et on peut supposer qu’il cite de mémoire. Bradley insiste sur le fait que l’assentiment général ne peut être un critère recevable tout en observant que ce qui fonde véritablement la force d’une croyance est « la qualité de la base de l’observation », p. 59). Bradley ne se prononce pas encore sur la validité de ce critère (« Nous ne voulons pas nous demander maintenant si l’on peut jamais tenir pour plus que probable ou scientifiquement valide cette espèce de preuve ». Ibid.) mais c’est une question qui deviendra centrale et sera finalement exposée sous la forme de la doctrine des degrés de vérité et de réalité (« Degrees of Truth and Reality ») dans Appearance and Reality.
75 Ibid., p. 63-64.
76 Ibid., p. 36.
77 Ibid., p. 37.
78 Ibid., p. 35.
79 Dans l’appendice B de son étude sur Les Présupposés de l’Histoire critique, (op. cit., p. 114-119) Pierre Fruchon analyse de façon détaillée l’opposition de Bradley aux prétentions de Mill, qui voulait aligner les sciences humaines sur les sciences physiques comme seul modèle d’intelligibilité : l’histoire alors, rendue totalement scientifique, aurait eu pour mission de rendre possible des prévisions utiles pour la pédagogie et la politique.
80 PCH, p. 36.
81 Ibid., p. 67.
82 Ibid., p. 39-40. Cf. Hegel, Phénoménologie de l’esprit (1807), « Préface », (trad. Jean-Pierre Lefebvre), Paris, Aubier, 1991, p. 28.
83 Nous notons trois occurrences : la première, courte, p. 36, la deuxième p. 39-41, et la troisième dans la note E.
84 « Mais celui qui cherche voudra aller plus loin ». Ibid., p. 64.
85 Ibid., p. 40.
86 Le problème de l’histoire se pose évidemment à l’homme du commun de l’époque : c’est une grande banalité pour les sociétés européennes au dix-neuvième siècle que de constater les grands bouleversements du temps et et de s’interroger avec angoisse sur le sens que tout cela peut bien avoir. Mais avec l’idéalisme hégélien, cette question triviale conduit immédiatement au cœur de la métaphysique et de la théologie : l’absolu fait irruption dans l’histoire puisqu’il se manifeste comme histoire. L’intelligibilité de la doctrine hégélienne toute entière se joue alors sur la question du sens de l’histoire, du rapport entre le fini et l’infini, entre la dialectique et le système. Gérard Lebrun note que dès 1829, par la bouche d’un disciple certes dissident, Christian Weisse, Hegel est en quelque sorte sommé de choisir entre le progrès indéfini et la fermeture du système : « Weisse est conséquent : si la dialectique est bien une explicitation illimitée, il est certain qu’elle appelle l’idée de progrès sans fin, dont le système cyclique ne peut être que le blocage... Mais la dialectique est-elle bien cela ? Weisse ne commet-il pas une erreur de principe qui lui interdit de comprendre la compatibilité profonde du système et de l’histoire ? Par là nous revenons à notre indication initiale : la compréhension mobiliste de la dialectique n’est-elle pas une interprétation partiale – et, plus exactement, le résultat d’une lecture d’entendement ? ». Gérard Lebrun, L’Envers de la dialectique. Hegel à la lumière de Nietzsche, Paris, Seuil, 2004, p. 234. Cette difficulté majeure pour la pensée implique que la question de l’histoire, du progrès, doit nécessairement hanter Bradley jusqu’à tant qu’il ait élaboré une métaphysique satisfaisante.
87 PCH, p. 44.
88 Ibid., p. 69-70.
89 Ibid., p. 65-66.
90 Ibid.
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