Chapitre I. Éléments pour une biographie intellectuelle
p. 31-58
Texte intégral
Pour connaître un homme... il ne faut pas le détacher de son contexte. Il fait partie d’un peuple, il est né dans une famille, il vit dans une société particulière et dans un État particulier. Ce qu’il a à faire dépend de la place et de la fonction qu’il occupe, et tout cela provient de sa condition dans l’organisme.1
1Tenter de connaître la vie de Bradley revient à retrouver dans le cadre familial, social et national de son existence concrète des éléments qui nous permettent de comprendre les choix par lesquels il a conduit sa vie et de mettre en évidence des aspects fondamentaux de sa personnalité2. Face aux déterminations objectives de sa condition et de ses devoirs dans la famille qui l’a vu naître, la société dans laquelle il a grandi et le pays où il s’est affirmé, il importe de déceler les éléments de rationalité subjective qui ont peu à peu construit son identité et qui lui ont valu d’être célébré à sa mort comme le philosophe anglais le plus éminent de son époque, et le plus brillant depuis David Hume.
Une enfance à l’ombre d’un évangélisme sectaire
2Francis Herbert Bradley est né le 30 janvier 1846 à Clapham, dans le Surrey. Il est le quatrième enfant du Révérend Charles Bradley et de sa seconde femme Emma Linton.
3Son père est issu d’une vieille famille du Yorkshire ; il a poursuivi des études universitaires à St Edmund Hall, à Oxford, avant de se marier à 21 ans avec Catherine Shephard qui lui a donné treize enfants. À la mort de sa première femme en 1831, il a eu huit enfants avec Emma Linton, sa seconde femme. Charles Bradley faisait partie de la frange évangélique de l’Eglise anglicane et est devenu Premier Titulaire (First Incumbent) de la St James Chapel à Clapham en 1829 après avoir été vicaire à High Wycombe (1812) et pasteur de la paroisse de Glasbury dans le Brecknockshire (1825). La Clapham Sect (appelée ainsi à cause de son influence la plus manifeste à Clapham, dans la banlieue de Londres) dont il était un membre actif, était politiquement conservatrice en règle générale, d’inspiration évangélique, et elle visait une action réformatrice dans la société de l’époque plus qu’elle ne cherchait à restaurer un semblant de moralité dans l’Eglise anglicane. Contrairement aux courants évangéliques non institutionnels, canalisés par la montée en puissance du méthodisme qui s’était répandu dans les nouvelles villes (alimentées par l’exode rural, troublées par les révolutions et où l’absence d’églises se faisait cruellement sentir), ce nouveau courant évangélique envisageait une action politique et sociale et estimait qu’il était possible d’améliorer la société par voie de réformes. Alors que les évangéliques de tendance non-conformiste se réunissaient lors de leurs célèbres May Meetings à Exeter Hall, ce mouvement évangélique anglican, composé de conservateurs et de libéraux ironiquement désignés comme les « Saints » au Parlement, s’est surtout fait connaître pour avoir été très actif dans le mouvement abolitionniste (grâce notamment à William Wilberforce, un de ses représentants les plus célèbres), pour avoir lutté contre le travail des jeunes enfants ainsi que pour l’accompagnement scolaire des plus démunis grâce à l’institution des Sunday Schools3 Les méthodistes et autres non-conformistes étaient autant intéressés par les réformes que les anglicans évangéliques, mais ils n’avaient pas, avant 1928, suffisamment de pouvoir politique pour œuvrer dans le même sens que les évangéliques anglicans ; et même après, car provenant pour la plupart d’entre eux de classes sociales inférieures, ils ne pouvaient agir qu’en fonction de leurs possibilités. Par contre, les comités pour les améliorations dans les villes, etc., comptaient toujours beaucoup de non-conformistes parmi leurs membres.
4Le courant évangélique, dans toute sa diversité, a crû dans l’ombre des révolutions et a su répondre à l’angoisse suscitée par le statut incertain et la précarité de nombreuses personnes ; il a aussi pu proposer un sens identitaire et communautaire, un standard de moralité dans un monde pris dans la tourmente du changement. C’est sur ce mouvement évangélique que la classe moyenne s’est élevée progressivement au cours de la période victorienne dans la mesure où ce n’était pas tant à un corps de doctrines qu’à un mode de vie qu’il appelait, et les croisades lancées contre le vice, l’intempérance et l’immoralité ont été un vade-mecum qui, du fait de la fonction et des convictions de son père, a nécessairement accompagné l’enfance de Francis Herbert.
5Charles Bradley a publié une vingtaine de livres, principalement des sermons, qui ont connu un certain succès – tant en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis – mais on peut émettre l’hypothèse que sa religiosité est apparue particulièrement oppressive à son fils d’autant plus que les difficultés liées à sa grande famille l’ont rendu très irritable et particulièrement sévère avec ses enfants. À en croire les commentateurs, Francis Herbert a été le seul enfant de la famille à s’opposer véritablement à son père et à sa religion4, et on peut lire, ici et là dans son œuvre et plus particulièrement dans un petit nombre de textes centrés sur cette question, des jugements très durs sur les dégâts que peut causer la religion aux individus et aux sociétés quand elle est poursuivie aveuglément et sans ménagement, s’attaquant à des êtres qu’elle devait protéger et consoler5. Bradley s’en est pris particulièrement aux apôtres d’une lecture littérale de la Bible, en les accusant non seulement de dogmatisme mais aussi d’immoralité du fait de leur dédain pour les liens familiaux, le sens de la communauté et leur mépris pour la beauté et la connaissance :
Si par « Christianisme » on entend suivre les Évangiles à la lettre, alors aucun d’entre nous n’est chrétien et quoi que l’on dise, nous savons tous qu’il doit en être ainsi. Si la morale grecque était unilatérale, celle du Nouveau Testament l’est encore plus, car elle implique que le développement de l’individu et de l’État est sans valeur. Ce n’est pas seulement qu’il raille la victoire sur les forces de la nature, qu’il se moque de la beauté et qu’il méprise la connaissance, mais il ne se trouve pas une seule de nos grandes institutions morales qu’il ne méconnaît ou qu’il ne condamne. Les droits à la propriété sont niés ou suspects, les liens familiaux sont rompus, il n’existe plus de nation ni de patriotisme, et l’union des sexes n’est guère qu’un palliatif contre le péché.6
Ce refus du fondamentalisme religieux prôné par les évangéliques est particulièrement remarquable car sa virulence signifie que les racines de son opposition sont profondes. Bradley semble donc avoir été marqué par l’évangélisme de son père, par l’éducation qu’il a reçue et qui émanait du monde évangélique dans lequel il a grandi, même si son père ne semble pas avoir fait partie des évangéliques fondamentalistes7. Sa réponse n’a pas été la soumission mais la rébellion8. Une rébellion qui ne signifie pas un rejet total et définitif du christianisme et de la morale chrétienne mais qui l’a motivé à isoler et à condamner une théologie entendant fonder une morale sur la peur du jugement dernier, une théorie morale fondée sur le « fais ceci ou sois damné » qui non seulement est source d’irréligion mais ne dit rien sur ce qui est moralement satisfaisant dans ce monde et ne donne que des motifs égoïstes aux croyants qui se réfugient par peur dans l’obéissance9. Si sa condamnation de la mentalité chrétienne primitive apparaît bien comme un thème majeur dans sa pensée sur l’éthique10, elle dénote aussi certains traits de caractère qui, à en croire tous ceux qui ont connu personnellement Bradley, ont toujours été dominants dans sa personnalité : une attitude rebelle, un sens de la lutte servi par une grande force de caractère, une constance assurée dans l’esprit de contradiction et un véritable don pour l’argumentation dialectique. Sa réputation à Oxford, alors qu’il n’était encore qu’étudiant, corrobore ces déterminants psychologiques car il a gardé de son enfance ce rôle de meneur et de rebelle, une véritable autorité naturelle et une indépendance d’esprit qui ne rechigne pas devant l’effort pour s’affirmer. Certains commentateurs ont remarqué que cette autorité, cette opiniâtreté et cette rare force de caractère est probablement un trait familial dans la mesure où elle est aussi présente chez quelques-uns de ses frères, dont George Granville Bradley, qui a été directeur (Master) de Marlborough College à Londres puis de University College à Oxford avant de devenir Doyen (Dean) de l’Abbaye de Westminster.
6Bradley a revendiqué sa liberté dans un cadre évangélique, familial et social, contraignant : faut-il l’interpréter comme une conséquence de sa force morale et de son esprit rebelle ? C’est difficile à dire ; mais une chose est sûre, c’est que son choix n’a pas été sans incidence et c’est pourquoi on retrouve ces traits de caractère dans son style même, dense, tendu, têtu, incantatoire parfois comme le remarquait T.S. Eliot11, et jusque dans sa méthode, empirique et volontiers ratiocinante, qui ne préjuge pas de l’exagération :
Car ce que nous voulons le plus, et spécialement ceux d’entre nous qui parlent le plus sur les faits, c’est de nous en tenir à tous les faits. Il est de notre devoir de les prendre en compte sans sélectionner ceux qui nous conviennent, de les expliquer, si nous en sommes capables, mais sans les justifier ; et de raisonner à partir d’eux, de trouver leur raison d’être mais de ne jamais penser que nous sommes rationnels quand, par le plus grand raccourci vers la raison qui soit, nous nous sommes trouvés une raison grâce à eux.12
Bien que farouchement opposé à l’idolâtrie du texte biblique, Bradley ne gardait pas moins un esprit profondément religieux, un aspect de sa personnalité probablement hérité de l’atmosphère dans laquelle il a vécu pendant son enfance, mais empreint du sentiment qu’il lui faut poursuivre une quête, qu’il doit obligatoirement découvrir un autre chemin sur la voie de la spiritualité. On pourrait dire que son refus d’une lecture évangélique de la morale lui confère cette responsabilité et justifie son engagement de toute une vie à trouver un sens à la moralité dans un pays traversé par le doute.
7Il faut remarquer que si le mouvement évangélique a pu constituer un havre de sens dans un monde tourmenté au début du dix-neuvième siècle, et s’il a réussi à contenir les ardeurs radicales et même à empêcher une révolution sociale13, la période victorienne se caractérise dans son ensemble par une sécularisation progressive de la société anglaise, et c’est un contexte culturel susceptible de nous permettre de mieux appréhender la situation de Bradley et les devoirs qu’il a pensé être les siens.
8En fait, le mouvement évangélique se distingue par sa diversité et laisse entrevoir sa fragmentation progressive : les évangéliques anglicans n’étaient qu’une portion de l’Église établie et les évangéliques non-conformistes un mouvement de conversion populaire très ancré socialement. Le Réveil Évangélique a donné lieu à la création de nombreuses sectes et ce mouvement ne pouvait que se fragmenter, même si sur le plan doctrinal tous gardaient en commun des thèmes comme la chute de l’homme, la mort rédemptrice du Christ, la grâce comme seule cause de salut et la justification par la foi seule. Les attitudes sociales et religieuses des premiers victoriens n’ont pas été uniformément conservatrices. Leur consensus relatif s’est de plus en plus morcelé avec le siècle, d’autant plus que la peur de Rome suscitée par l’émancipation des catholiques, le mouvement tractarien et la reviviscence catholique, mais aussi les tensions avec la théologie libérale et le développement de la critique biblique ont fortement instruit une crise d’identité du christianisme. Il ne faut pas oublier non plus le retrait progressif de l’État dans son soutien à l’Eglise établie : abolition des Test and Corporation Acts en 1828, acceptation de l’émancipation catholique mais aussi évolution en direction d’une plus grande neutralité de l’État par sa reconnaissance progressive du pluralisme religieux, etc. La fragmentation du mouvement évangélique est aussi due au fait que certains se sont maintenus dans une attitude pré-critique, rigide et fondamentaliste vis-à-vis de la Bible (Biblicisme) alors que d’autres ont adopté une théologie plus souple. Enfin, il faut aussi souligner une tension entre le rôle évangélique traditionnel et la croissance régulière de l’intervention de l’État dans l’action sociale et éducative à travers le siècle.
9Les difficultés du mouvement ont été attisées par la critique biblique et le darwinisme et aggravées par la prise de position anti-démocratique de l’Église dans un siècle où progresse, précisément, l’idée de démocratie. Si le courant évangélique a sauvé l’Angleterre d’une révolution au début du dix-neuvième siècle, l’opposition, sur le long terme, de l’Église au changement dans un monde qui s’y adonnait de toutes ses forces a entamé son crédit. Face à l’éveil de l’esprit démocratique et à la lutte contre les structures traditionnelles de la société, face au triomphe du déisme et du matérialisme, on observe même une ré-affirmation de l’autorité de l’Église, les évêques s’étant opposés au Reform Bill de 183214. Dans ces conditions, la position de Bradley va dans le sens du siècle et devient compréhensible, tout comme sa façon de trouver une issue et de répondre à l’évolution de la société victorienne.
10Selon A.E. Taylor, Bradley était un homme très religieux, convaincu de la réalité de l’invisible et désireux de voir se dessiner un renouveau spirituel. Taylor contredit ainsi l’idée selon laquelle Bradley était hostile à la religion :
La religion intime de Bradley était d’un type mystique très marqué, en fait d’un type spécifique commun à tous les mystiques chrétiens. Pour lui, comme pour Plotin ou pour Newman, la religion signifiait un contact direct et personnel avec le Principe Suprême et l’ineffable, sans la médiation de quelque forme de prière, de cérémonie ou de rituel ; et comme tout mystique pour qui cette passion pour un accès direct au Divin n’est pas contrôlé par le culte organisé et habituel de la communauté, il était enclin à faire peu de cas de la dimension historique et institutionnelle des grandes religions.15
Bradley se déclare anglican, même s’il n’est pas pratiquant16, et l’idée d’une amélioration personnelle et d’un réel sens du devoir est chez lui fréquemment associée à la religion17. En tout état de cause, son indifférence pour la dimension historique de la religion chrétienne18, comme le remarque Taylor en différenciant sur ce point Bradley et Newman, ne consiste aucunement en une conception humanitariste et progressiste de la religion qui soustrairait l’homme à ses obligations et à ses responsabilités. À la fin de sa vie, Bradley remarquait que la doctrine protestante avait été trop souvent pervertie et que cela lui valait une disgrâce éternelle19, confirmant ainsi l’origine et le développement de son propre point de vue à partir d’une opposition à la religion de son père. Dans ses prises de position sur la religion et la morale, Bradley a exprimé le fond culturel de son époque, et la rationalité subjective de sa quête intellectuelle et spirituelle est donc compréhensible, en adéquation avec l’esprit de son temps.
Une éducation parfaitement classique
11La famille de Bradley a été déterminante dans son « éducation ». Hormis l’influence de la religion sur son évolution personnelle – et il s’agissait comme nous venons de le voir d’une ouverture à un sens des responsabilités qui a justifié autant sa position subjective qu’une situation objective dans la société de son temps – son parcours pour une reconnaissance professionnelle ou institutionnelle dans la société victorienne a également été dans un premier temps favorisé par une culture des lettres dans sa famille, ainsi que par l’appartenance de certains frères plus âgés que lui au monde de l’institution scolaire, notamment George Granville Bradley, connu pour avoir fait de Marlborough College une des premières Public Schools d’Angleterre.
12Public School et Oxford : sur le plan de l’éducation scolaire et universitaire, le parcours de Bradley est optimal dans la société de l’époque ; très classique et encore réservé à une minorité de la population au milieu du dix-neuvième siècle. Mais plus encore, sa scolarité a eu l’heur de débuter à un moment où l’élite intellectuelle commençait à se constituer sur la base d’une certaine homogénéité, et ce sont ces mutations dans les façons de concevoir l’institution universitaire – et l’enseignement de la philosophie en particulier – qui ont eu une incidence tout autant paradoxale que déterminante sur l’évolution de sa situation professionnelle, ainsi que sur ses propres choix intellectuels.
13De grands changements avaient commencé à s’opérer dans le monde intellectuel victorien depuis le milieu du siècle, et il faut placer le développement intellectuel de Bradley puis poser la question de sa réussite dans un contexte marqué par le sentiment que l’Angleterre ne parvenait plus à soutenir la concurrence des autres pays européens. Dans les années 1860, J.R. Seeley en avait appelé à la constitution d’un professorat cultivé :
[...] la constitution d’un professorat proprement cultivé qui conduirait « la recherche » au niveau élevé déjà atteint par d’autres pays (l’Allemagne, de toute évidence). Dans une matière comme la philosophie, remarquait Seeley, l’Angleterre se trouvait bien derrière les principales nations de l’Europe continentale ; mais il soulignait que les causes de cette situation étaient plus contingentes que nécessaires. « La stérilité des idées, le mépris des principes, tout ce philistinisme ambiant et caractéristique de l’Angleterre actuelle n’est pas un trait constant [...] Ce n’est donc pas que l’esprit anglais soit rétif à toute pensée : nous ne sommes pas ce peuple ordinaire et pragmatique dont parfois nous nous vantons d’être, et ce dont parfois nous rougissons ».20
Ce que disait Seeley de la situation de la philosophie est intéressant à plus d’un titre. En effet, Bradley est resté dans les mémoires comme le philosophe anglais qui est parvenu à changer cette situation en redonnant un nouvel élan à la philosophie anglaise, intégrant au passage des éléments de la philosophie allemande et restituant à la métaphysique anglaise un potentiel qui lui avait fait défaut après la philosophie de Hume. Or, les conditions dans lesquelles Bradley s’est imposé comme le philosophe le plus important de sa génération sont ambiguës. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas brillé par sa présence dans les cercles philosophiques et qu’il a même soigneusement évité toute véritable relation publique :
Il est difficile de communiquer à l’homme des années 1980 ce que Bradley a pu représenter à Oxford, au début des années 1920. Il dominait la scène philosophique. D’autres voix d’importance se faisaient entendre, comme Joseph. Joachim, Prichard, Ross et Collingwood. Mais Bradley était le Mahatma [...] Que Bradley domine Oxford est d’autant plus remarquable qu’il y était lui-même invisible. Il était comme Duns Scot, que d’aucuns disaient avoir parfois aperçu le fantôme arpenter la bibliothèque de Merton College. Pour autant qu’on sache, Bradley n’a jamais fait de conférence, n’a jamais donné de cours particuliers et n’a jamais assisté aux réunions de la Aristotelian Society ni de la Mine ! Association, et il ne rencontrait que rarement ses collègues.21
Il y a là un mystère autant qu’un paradoxe. Compte tenu de la position sociale de l’« intellectuel »22 à l’époque, en pleine évolution, il est étonnant que Bradley soit parvenu à se faire un nom ; et son refus de se conformer aux nouvelles règles de la vie intellectuelle en Angleterre rend obscures les raisons pour lesquelles il a décidé d’entrer à l’université et de poursuivre une carrière philosophique.
14Dans un de ses livres sur l’évolution de la vie intellectuelle en Grande-Bretagne, Stefan Collini23 a insisté sur le grand changement qui a affecté les modes de représentation de l’élite cultivée à partir des années 1850-1860. Le statut des « maîtres à penser » (leading minds) au début du dix-neuvième siècle dépendait pour l’essentiel du patronage et des liens de parenté24, ainsi que de la réussite individuelle publiquement reconnue. Cette élite était plus métropolitaine que provinciale et se retrouvait souvent dans les clubs, le plus connu étant l’Athenaeum (fondé en 1824), ou la Royal Society of Literature. Mais à partir du milieu du siècle, la réduction des antagonismes sociaux et la montée en puissance des classes moyennes a contribué à une plus grande homogénéité du statut, et si les intellectuels indépendants constituaient encore la majeure partie de cette élite au début du siècle, la réussite intellectuelle a de plus en plus été gagée sur l’appartenance au monde universitaire.
15Il faut dire que ce monde universitaire était en pleine effervescence. Dans son article sur la situation de la philosophie à Oxford, publié dans le premier numéro de Mind en 1876, Mark Pattison reprenait des suggestions qu’il avait déjà formulées (Suggestions on Academical Organisation, 1867) pour réorganiser l’enseignement en insistant sur le fait que la dominante classique en philosophie avait toujours été une des grandes forces de l’université, mais que le système des mentions et des prix excluait les étudiants attirés par la spéculation philosophique dans la mesure où ces derniers étaient les moins enclins à répéter mécaniquement l’enseignement orthodoxe qu’ils recevaient25. Il donnait en exemple le bon fonctionnement des universités allemandes en insistant sur le fait que l’émulation et la rivalité entre universités dynamisait la pensée et suscitait l’esprit d’invention, alors que le contrôle des connaissances habituelles et autorisées, en vigueur en Angleterre, profitait à un système carriériste excluant toute dérive. Il visait surtout l’enseignement de la philosophie contemporaine (Literae Humaniores) qui venait s’ajouter à celui des classiques (Classical Moderations) :
Le premier principe de la philosophie, ou plutôt de l’entraînement intellectuel, c-à-d. que tout doit sortir de l’esprit de l’étudiant lui-même, est ici interverti ; son enseignant lui déverse tout ce qu’il y a [...] le maximum que l’étudiant puisse acquérir de ce système, c’est d’apprendre à écrire dans le nouveau style de pensée et de savoir manipuler les expressions du dernier traité en vogue.26
Ces remarques nous permettent de situer l’originalité de Bradley dans ce système. Ayant obtenu une excellente mention pour sa connaissance des classiques, Bradley avait obtenu une mention moindre en Literae Humaniores, ce qui l’avait écarté de la possibilité d’être nommé à University College (c’est Bernard Bosanquet qui a été élu). Selon les commentateurs, cette mauvaise mention lui aurait été attribuée à cause de son rejet de la philosophie de John Stuart Mill et de ses préférences avouées pour la philosophie allemande ; en outre, sa nomination un an plus tard à Merton College aurait été due à l’intervention de William Wallace, traducteur de Hegel et auteur d’ouvrages sur Kant et Hegel. Ces péripéties suggèrent que Bradley montrait avant tout un esprit spéculatif et indépendant ; et le contraste entre les deux conceptions de l’enseignement philosophique suggéré par Pattison pourrait être figuré par la différence souvent signalée entre Bradley et Bosanquet, le premier s’étant fait connaître grâce à sa puissance spéculative et à l’éclat de son style, le second étant surtout connu pour sa vaste érudition. Enfin, Pattison soulignait l’importance de l’enseignement de T.H. Green, qui renversait quelque peu les habitudes philosophiques de son temps et tentait d’institutionnaliser un mouvement de pensée idéaliste, qui commençait à se faire connaître et cherchait à instaurer un renouvellement spéculatif en Angleterre. C’est justement cette voie que Bradley a suivie et qui a été déterminante dans sa façon de concevoir sa mission au sein de l’institution universitaire.
16Au début du dix-neuvième siècle, la nomination en tant que membre de l’université (fellowship) était réservée aux célibataires, et les charges comportaient peu d’astreintes d’enseignement. Dans le cadre d’une opération de sécularisation à Oxford et à Cambridge, les réformes des années 1860 et 1870 ont surtout porté sur la suppression de la clause de célibat et l’amélioration du statut d’enseignant à l’université (Don) :
À Oxford en 1845, 325 membres (Fellows) des collèges étaient dans les Ordres, mais par la suite – et tout particulièrement, bien sûr, après l’assouplissement des restrictions touchant au célibat à la fin des années 1860 et dans les années 1870 – le nombre d’ecclésiastiques (clerics) a diminué bien plus vite que le nombre de professeurs (dons) n’augmentait : en 1895, il ne restait que 61 membres dans les Ordres. Dans le même temps, la gamme des sujets enseignés dans les universités s’accroissait de manière encore plus spectaculaire.27
Bradley a en fait obtenu, à Merton College en décembre 1870, le dernier poste soumis à la règle semi-monastique à être octroyé à Oxford avant la nouvelle législation de 1871 (University Test Act), et supprimé en cas de mariage (Life fellowship). Il n’a donc pas fait partie des university teachers mais a bénéficié d’un statut qui, en décalage avec l’esprit du temps, lui a procuré néanmoins une véritable indépendance. Son identité primordiale s’est établie à travers son appartenance à l’université d’Oxford (non pas à un monde universitaire global ni à une élite intellectuelle qui s’y reportait de plus en plus) et à Merton College en particulier, ce qu’il n’a pas manqué de faire observer dès la publication de son premier ouvrage28. Cette indépendance, Bradley l’a aussi choisie en se gardant à l’écart des manipulations institutionnelles dans les cercles intellectuels et en s’opposant même à ceux qui en étaient les instigateurs.
17Certaines personnalités, et notamment Henry Sidgwick, avaient tenté de professionnaliser les activités culturelles en confortant le sens de la réforme universitaire en cours : l’intention de Sidgwick et de quelques autres universitaires était de promouvoir les sciences morales, face au développement de la recherche « scientifique », et de présenter au niveau international l’état de la recherche britannique dans ce domaine. Sidgwick a en quelque sorte été l’âme du projet de création de la British Academy for the Promotion of Historical, Philosophical, and Philological Studies, qui n’a été officiellement reconnue qu’en 1901 mais qui avait commencé de fonctionner bien avant. Ce projet s’est constitué en rupture avec la Royal Society of Literature (institutionnalisée en 1825), non seulement sur le plan des statuts, mais aussi sur celui du recrutement de ses membres et sur le mode de représentation de l’élite intellectuelle en Grande-Bretagne. Composée en grande majorité d’universitaires29 qui se connaissaient déjà bien depuis qu’ils avaient décidé de rompre avec la Royal Society of Literature et de tenir leurs réunions au British Museum, cette nouvelle académie recrutait sur réseaux, était notamment proche du monde libéral30, et tranchait avec la représentation de l’élite cultivée qui transitait autrefois par l’Athenaeum.
18Non seulement Bradley n’était pas un homme de réseau (il n’avait pas d’étudiants et trouvait stupide l’idée d’avoir des disciples) mais ses sympathies conservatrices (il haïssait Gladstone)31 ainsi que sa position favorable à la pensée post-kantienne et son attaque en règle de l’éthique de Sidgwick32 ne pouvaient que contribuer à un isolement qu’il désirait de toute façon. Il faut aussi ajouter que la conception de l’élite intellectuelle que défendait Sidgwick, d’inspiration libérale et professionnelle, essentiellement associée à un système de réseau universitaire, tranche avec l’idée que pouvait s’en faire Bradley, plus conservatrice et plus proche de l’ancienne idée de Clerisy défendue par Coleridge et définie à la fin du chapitre cinq de On the Constitution of the Church and State, According to the Idea of Each (1829). De par sa grande diversité d’aspiration (non limitée aux seules sciences morales), de ses liens avec l’État et avec tout ce qui constitue la civilisation et l’âme d’une nation33, cette conception de l’élite ne pouvait que trouver un écho favorable auprès de Bradley34.
19Contrairement, en apparence, à ses choix dans le domaine religieux, où sa position vis-à-vis de l’évangélisme épousait intuitivement les contours d’une évolution générale de la société de son époque, Bradley semble avoir vécu en contrepoint des modifications affectant le monde universitaire, et à l’écart du nouveau mode d’institutionnalisation du statut d’« intellectuel ». Mais, paradoxalement, il ne s’est pas inscrit à rebours de son époque en prenant un poste qui ne comprenait aucune charge d’enseignement et qui reposait sur une conception traditionnelle du statut de membre d’un collège à Oxford. On pourrait même avancer l’hypothèse qu’il s’est mis en avance de ce qu’une telle évolution comportait comme potentiel novateur. À l’instar de Nietzsche, qui vivait et écrivait à la même période, ou de Darwin, qui avait profondément marqué son temps une génération avant la sienne, il existe une dimension intempestive et inactuelle dans la vie et l’œuvre de Bradley.
Le métier de sage
20Sa vie à l’écart des tribulations mondaines a contribué à façonner l’image d’un philosophe misanthrope, d’un ours solitaire qui se maintenait volontairement à l’écart des hommes et des choses de ce monde, n’acceptant vraiment que son chien comme compagnon. On trouve de très nombreuses anecdotes sur son excentricité35, son humeur critique et son sens de la répartie acide36, mais la plupart des commentateurs et surtout ceux qui l’ont vraiment connu donnent une toute autre image de l’homme. Une fois encore, c’est l’extraordinaire ascendant de Bradley sur ses interlocuteurs qui semble être à l’origine de sa stigmatisation. Blanshard notait qu’il se dégageait une telle force et une telle présence de son personnage qu’il n’est pas étonnant que ses remarques aient été interprétées comme de la froideur ou du mépris, et que le ton sec et net avec lequel il s’exprimait pouvait susciter une certaine appréhension chez ceux qui s’étaient exposés à ses commentaires ; cette disposition de caractère se retrouve dans son style oral comme écrit :
[...] c’est alors qu’il prononçait un de ces paragraphes bien structurés que j’avais appris à connaître dans son écriture : des phrases courtes et pénétrantes, consécutives, et malgré tout prononcées comme si elles étaient irrévocables.37
Contrairement à ce qui a été souvent colporté, Bradley était d’un naturel plutôt sociable et fréquentait quotidiennement les pièces communes de Merton où il brillait par ses qualités de conversation et d’esprit, mais ce n’est jamais délibérément qu’ il décidait de rencontrer ses collègues ou d’autres personnalités. En réalité, certaines explications permettent de réunir les éléments de ce puzzle psychologique et de comprendre non seulement les causes de sa retraite et sa décision de devenir philosophe, mais aussi les conséquences que cela a entraîné, c’est-à-dire la capacité qu’il a eue de transcender l’esprit de son temps et de fournir une sortie de la crise intellectuelle du victorianisme.
21Comme cela a déjà été remarqué, l’excentricité de Bradley, son sens des responsabilités, son individualisme notoire, son autorité naturelle, sa forte présence intellectuelle et son grand sens de l’ironie ont été soulignés par tous ceux qui l’ont connu. Compte tenu de ce portrait psychologique, la question qui se pose naturellement est de savoir pourquoi il a emprunté la voie philosophique alors que son ambition semble avoir été de devenir un explorateur, alors qu’il était encore étudiant. Blanshard a apporté des éléments de réponse qui semblent convaincants dans la mesure où ils sont très souvent corroborés par d’autres commentateurs de la vie de Bradley :
Il n’était en rien un étudiant ordinaire ; « il était très profondément anglais, et possédait tous les instincts de sa race. À Oxford, selon la rumeur de l’époque, il était le leader attitré de toute opposition à l’autorité quand cette dernière se révélait inefficace », et il se disait qu’il songeait sérieusement à devenir un explorateur. Il y avait en lui une certaine rectitude, une franchise et un solide bon sens qui laissait penser qu’on entendrait parler de lui dans le monde de l’action. Mais en même temps, il manifestait une tendance à quelque chose de totalement autre : il y avait en lui un fond romantique ardent dont se détachaient des sentiments profondément religieux, y compris quelques touches de passion mystique. C’est en partie ce qui explique pourquoi il s’est tourné vers la vie spéculative, lorsque le fléau de la maladie s’est abattu sur lui.38
En juin 1871, peu après avoir été reçu à Merton, Bradley est tombé gravement malade à cause d’une inflammation des reins, le laissant avec une maladie chronique, la pyélite, qui l’a forcé à vivre en retrait afin de s’épargner la fatigue ou le stress, susceptibles de provoquer une crise. Carol Keene ajoute qu’il souffrait d’une autre infirmité singulière : une agnosie visuelle, qui l’obligeait à lire toutes les lettres d’un mot pour le reconstruire et le comprendre, couplée à une agnosie auditive qui peut expliquer pourquoi il ne participait que rarement aux réunions et aux conférences39. Ces difficultés d’ordre physique l’empêchaient de travailler pendant des mois et l’obligeaient souvent à quitter Oxford quand le climat n’était guère profitable à sa santé.
22C’est d’ailleurs à l’occasion d’une croisière sur le Nil, de novembre 1880 à mai 1881, qu’il aurait rencontré la fille d’un ingénieur américain et envisagé un mariage, qui n’a finalement pas eu lieu. Une aura de mystère perdure autour de cette relation et la plupart des commentateurs en sont restés à des conjectures, mais toutes contredisent l’image détestable dont il a pu être affublé. Plus encore, il semblerait que les rapports de Bradley avec les femmes aient toujours été excellents40, et ses nombreux aphorismes sur l’amour41 montrent plus volontiers un homme délicat, d’une grande finesse et d’une indéniable perspicacité psychologique, qu’un misanthrope psychologiquement rigide. Toujours est-il que ces éléments concourent à mettre en valeur un autre aspect de la personnalité de Bradley : sa maladie n’ayant été contractée qu’après sa nomination à Merton, il n’est guère possible de faire reposer sa décision d’entrer en philosophie sur des raisons médicales, et il semblerait bien que les prédispositions romantiques, religieuses et mystiques évoquées par Blanshard aient eu quelque incidence, d’autant plus que Bradley avait déjà commencé à s’intéresser à la poésie et à la philosophie allemande avant même d’entrer à University College. Mais il est également vraisemblable que la maladie a accusé ces prédispositions et qu’elle les a fait passer avant la vie d’action pour laquelle il semblait destiné.
23Si les raisons médicales se révèlent importantes pour expliquer sa vie en retrait, il est aussi possible de dire qu’elles ont conditionné son rapport à la société de son temps, et peut-être même à la philosophie. Plus qu’un concours de circonstances, la maladie a accentué son inclination à l’indépendance et son goût pour les choses de l’esprit, des tendances déjà remarquées dans sa position sur la religion, et favorisées aussi par elle :
Un philosophe qui a traversé et ne cesse de traverser plusieurs états de santé, a passé par autant de philosophies : il ne saurait faire autrement que transfigurer chacun de ses états en la forme et en l’horizon les plus spirituels ; – cet art de la transfiguration, voilà ce qu’est la philosophie [...] Et pour ce qui est de la maladie, est-il seulement possible, serions-nous tentés de demander, est-il seulement possible de nous en dispenser ?42
La maladie est cet autre particularité dans sa vie qui permet de le rapprocher de Nietzsche et de Darwin, dont la vie et l’œuvre ont souvent dépendu de leur état de santé. Sans qu’il soit nécessaire de recourir à des explications psychologiques ou médicales avancées pour évaluer l’impact des raisons psychosomatiques sur leur évolution personnelle43, on peut remarquer que la vie en retrait favorise toujours l’observation, à une certaine distance des choses de ce monde, et une attitude que l’on pourrait globalement qualifier de sceptique44. On pourrait même ajouter que l’agnosie de Bradley, sa difficulté à restituer l’unité d’un mot ou d’un sens général peut expliquer, psychologiquement, l’ardeur qu’il a pu manifester pendant toute son œuvre, à rechercher, précisément, le sens et l’unité de l’« Absolu » : « En regard de l’unité de l’Absolu, nous savons que l’Absolu doit être un45 ». Dans un monde en pleine évolution, Bradley s’est situé à une certaine distance pour reconstituer le sens et l’unité de l’univers46 ; il s’est ménagé un poste d’observateur et n’a pas participé aux querelles partisanes, ne s’est investi dans aucune société particulière, et a ainsi pu transcender cette condition des sages victoriens, dont John Holloway a peint les principaux caractères :
[...] Tous ont cherché (entre autres choses) à exprimer des notions concernant le monde, la place de l’homme, et comment nous devrions vivre. Leur œuvre reflète une façon de voir la vie, une façon de voir qui pour la plupart d’entre eux, sinon pour tous, a été en partie philosophique et en partie morale [...] En dépit de leur aveuglement et de leurs tabous, et en dépit de leur ferveur et de leur grossièreté parfois, les victoriens ont cherché à affirmer, à réorganiser et à approfondir leur culture d’une manière qui suscite la louange et la fascination quand on pense aux profonds changements dans le domaine de la connaissance, de la technique et de la société qui leur rendaient la tâche presque impossible. Ce furent ces changements qui conduisirent chacun des membres les plus doués de cette société à décider que les perspectives et les credo traditionnels étaient passés de mode ; et qu’il leur fallait prendre un nouveau départ, revenir aux fondements avec un regard neuf [...] Pour leur époque, ils ont exercé un métier qui tient une place durable dans la vie des hommes : le métier de ce que l’on pourrait nommer un sage.47
Les « sages » victoriens étudiés par Holloway (Carlyle, Disraeli, George Eliot, Newman, Matthew Arnold et Hardy) font partie de l’ancienne élite intellectuelle des « moralistes publics », pour reprendre l’expression de Stefan Collini, et non la frange professionnelle des universitaires plébiscitée par Henry Sidgwick48. Holloway n’évoque aucun philosophe professionnel et c’est comme si Bradley, en tant que tel, occupait une situation intermédiaire entre ces deux classes : ni un « intellectuel » professionnel, ni un « moraliste public », mais compte tenu des éléments entrant dans le portrait dressé par Holloway, un sage sans aucun doute.
24Il est difficile de résumer le victorianisme en quelques mots et illusoire d’espérer circonscrire l’extraordinaire richesse de cette période autour de quelques paradigmes qui soient totalement satisfaisants, mais les expressions les plus couramment utilisées pour définir le dix-neuvième siècle anglais, « période de transition », « ère de révolutions » ou encore « âge du changement », mettent en évidence un flottement des certitudes et l’impossibilité de les stabiliser sous une unité métaphysique qui donne à la vérité un sens communément admis. Pour Holloway, le problème victorien réside dans l’interrogation interminable et mal assurée que les penseurs de cette époque ont menée sur le sens de la vérité. Bradley s’est trouvé confronté à cette difficulté et on ne peut s’empêcher de penser que l’absolutisme bradleyen, l’emmendatio intellectus qu’il a opérée sur toutes les catégories historiques, logiques, morales et métaphysiques dans son œuvre pour situer la vérité dans un absolu inaccessible est à la fois le symptôme et le terme de la logique du victorianisme. En ce sens, il est permis de dire qu’il a exprimé le mouvement de fond de son époque et qu’il a suggéré une issue possible qui a été reconnue en son temps, ne serait-ce que parce qu’il a rendu possible un véritable renouveau de la philosophie dans son pays, un des buts qu’il a par ailleurs poursuivi consciemment :
La philosophie anglaise a principalement besoin, je pense, d’une étude sceptique des principes premiers, et je n’ai pas connaissance d’une seule œuvre qui semble s’acquitter convenablement de cette tâche. Par scepticisme, il ne faut pas comprendre doute ou incrédulité quant à telle ou telle doctrine. J’entends par là une démarche consistant à prendre conscience de toute idée préconçue et à la soumettre au crible du doute. Un tel scepticisme est le fruit du travail et de l’éducation seuls, mais c’est une formation que l’on ne peut négliger impunément. Et je ne vois aucune raison pour laquelle l’esprit anglais, s’il consentait à se soumettre à pareille discipline, ne devrait pas produire aujourd’hui un système rationnel des principes premiers. Si je parviens à susciter un tel résultat, alors quelle que soit la forme qu’il pourra prendre, mon ambition sera satisfaite.49
Le désir de mettre de l’ordre dans la culture, de réaffirmer la valeur de l’héritage en usant de nouveaux credo, est patent chez les victoriens ; et il suffit de penser à Thomas Carlyle, à John Henry Newman, et à Matthew Arnold pour s’en convaincre. En même temps, on observe que ces auteurs ont tenté de formaliser, de synthétiser leur prise de conscience que le temps joue un rôle considérable dans le processus d’interprétation et de transmission de tout héritage, que ce soit dans la « philosophie des habits » de Carlyle dans Sartor Resartus, le développement de la doctrine chrétienne chez Newman ou dans le pessimisme culturel de Culture and Anarchy chez Arnold ; et que ce temps n’arrange rien à la situation, à l’exception notable de la vision positive qu’a Newman de son action dans la révélation du message chrétien dans On the Development of Christian Doctrine. Dans ce siècle où les évolutionnismes sont parvenus à s’imposer, la question importante est de savoir pourquoi Bradley a joui d’une réputation considérable de son vivant, de comprendre comment il est parvenu non seulement à exprimer le sens de son époque en dépit de circonstances qui le rendaient particulièrement difficile à appréhender, et comment il a réussi à sortir la philosophie anglaise de son insularité en émettant le souhait qu’elle perpétue en le renouvelant, l’âme de l’esprit philosophique anglais. La fin du premier essai des Ethical Studies nous fournit une indication :
[...] Si nous ne sommes pas capables de nous en tenir à l’opinion commune, ni de donner de la voix dans la querelle opposant nos deux grandes écoles, il se pourrait bien qu’il nous soit profitable de nous souvenir que nous vivons sur une île, et qu’il se peut que notre esprit national, si nous ne l’élargissons pas, devienne également insulaire ; non loin de chez nous se trouve un monde de pensée qui. dans toute sa variété, ne ressemble ni à l’une ni à l’autre de nos deux philosophies, mais dont les batailles esquissent la bataille de la philosophie elle-même contre deux unilatéralités opposées et étemelles ; il s’agit d’une philosophie qui pense ce que l’opinion commune croit ; une philosophie, pour finir, que nous avons tous réfutée et que, maintenant que nous avons la conscience tranquille, quelques-uns d’entre nous pourraient entreprendre de comprendre.50
En passant par la philosophie allemande ? Certes, elle a permis de renouveler le discours philosophique en Angleterre, mais cette piste avait déjà été suivie depuis le milieu du siècle, et comme l’écrit Bradley, elle avait rapidement été critiquée, y compris par T.H. Green peu avant sa mort. En amendant cette philosophie allemande pour lui conférer une tonalité plus proche de l’esprit anglais ? Sûrement, et Bradley a effectivement pris certaines libertés, notamment par rapport à la philosophie hégélienne, mais l’essentiel n’est pas là. Il réside dans cette indépendance de jugement et de situation que nous évoquions précédemment, et donc dans cette attitude sceptique consistant à prendre le point de vue de Sirius sur les principes mêmes et de donner, pour reprendre le mot de John Holloway, des explications sur le monde, sur la situation de l’homme dans ce monde et de suggérer une façon d’y vivre de la façon la plus harmonieuse possible.
Bradley et la « révolution des valeurs »
25L’expression « crise des valeurs » a souvent été utilisée pour caractériser la situation culturelle de l’Europe à partir du dix-neuvième siècle. Elle signifie pour l’essentiel que se produisent alors un basculement et une modification des hiérarchies portant sur les valeurs intellectuelles, esthétiques, morales et spirituelles. L’expression est fortement associée à un sentiment de déclin, appelant par contrecoup une réaction, mais elle reste grevée par une connotation pessimiste qui obscurcit le processus en cours et ne garde que le sentiment d’une catastrophe de grande ampleur. C’est pourquoi il est préférable de parler de « révolution des valeurs » dans la mesure où l’expression est plus neutre et plus adaptée aux réalités de l’époque. Elle souligne en outre l’idée d’un foisonnement intellectuel et spéculatif au dix-neuvième siècle qui nécessite un retour aux premiers principes, ne serait-ce que pour faire la part des positions unilatéralement prises et suggérer une harmonisation ou un dépassement, ce qui a, précisément, été un des axes de développement de la pensée bradleyenne. Il est alors envisageable de procéder à l’analyse de la simultanéité, de la collision et de l’interaction de plusieurs visions du monde possibles, axées sur un sentiment de perte de repère, et fondées sur la recherche d’un sens sur fond de controverses religieuses, scientifiques et idéologiques.
26Nous avons déjà signalé l’émergence pendant la période victorienne d’une société et d’un milieu intellectuel qui prennent leur distance avec la religion, ainsi que le transfert d’autorité de la tradition chrétienne dogmatique et orthodoxe vers une conception plus sécularisée, plus idéologique voire plus scientifique du monde. Du fait du divorce entre émotion et raison51 provoqué par les évangéliques, le christianisme a peu à peu perdu le soutien spéculatif dont il avait besoin, et les notions de progrès et de développement se sont progressivement substituées à l’idée chrétienne du salut. La dérive apparaît déjà clairement au dix-huitième siècle chez Joseph Priestley et chez les radicaux, mais la popularité des évangéliques a tempéré la bonne fortune de ces radicaux, qui n’a repris de l’importance que plus tard, dans les années 1820 sous la forme du radicalisme philosophique. Plusieurs visions du monde possibles ont interagi : une conception dogmatique de la religion s’opposant à une conception libérale, un courant matérialiste et scientifique en conflit avec le courant romantique et idéaliste, pour engendrer finalement un sentiment de perte de repère, et en appeler à une recherche de sens sur fond de controverses religieuses, scientifiques et idéologiques. Ces interactions ont conduit à la montée en puissance du mouvement idéaliste anglais et plus particulièrement de sa composante néo-hégélienne, dont Bradley a constitué la figure de proue jusqu’au début du vingtième siècle. Mais pour mieux comprendre les grandes lignes de la genèse de ce mouvement idéaliste, il est nécessaire d’approfondir cette question de « révolution des valeurs » en remontant un peu plus loin dans le temps, pour mieux percevoir son mouvement général.
27Un nouveau paradigme de l’histoire des idées s’est mis en place au dix-huitième siècle en Grande-Bretagne ; et il est parfaitement observable avant les Lumières anglaises, notamment depuis la Révolution Glorieuse de 1688 qui est venue clore les guerres civiles du dix-septième siècle. Son effet le plus visible en est la polarisation politique, l’apparition du bipartisme, de partis ou de factions politiques symboliquement nommés par l’adversaire (reconnaissance mutuelle d’une opposition) et dépositaires de principes globalement identifiables sur le plan religieux (anglicans contre non-conformistes) économique (propriétaires terriens aristocrates contre bourgeoisie d’affaires) et politique (souverainistes contre parlementaristes) voire littéraire et philosophique (les anciens contre les modernes)52. Les Tories et les Whigs ont incarné soit l’esprit d’un retour au modèle monarchique, terrien et anglo- (voire romano) catholique ; soit un modèle révolutionnaire et constitutionnaliste, axé sur le monde des affaires et fondamentalement protestant. En principe donc, un modèle traditionaliste et conservateur contre un autre modèle révolutionnaire et progressiste :
Chacun des partis est un système à plusieurs entrées, les Whigs comme les Tories connaissent leurs extrémistes et leurs modérés [...] Ainsi coexistent, sans se recouvrir pour autant, plusieurs variables : Parti de la Cour/Parti du pays, Whigs/Tories, Église établie/dissidence religieuse ... En bref, cette indécision des termes, qui se prête aussi aisément à la double accusation de corruption et de duplicité, constitue Tun des thèmes majeurs de la vie politique anglaise en son siècle élémentaire.53
L’autonomie du politique, du religieux et de l’économique ne s’est construite que lentement au cours des dix-huitième et dix-neuvième siècles. C’est pourquoi la transformation des hiérarchies s’est exercée sur tous les plans simultanément54, si bien que la polarisation politique s’est développée en une polarisation axiologique. L’esprit des Lumières a accusé le trait de cette opposition paradigmatique, et le sens de l’évolution de la situation au dix-huitième siècle est celui d’une accentuation de la polarisation entre les deux modèles. Le modèle révolutionnaire progressiste et transformateur, débordé sur sa gauche pourrait-on dire, s’est orienté en direction du radicalisme politique et philosophique, tandis que le modèle conservateur s’est cristallisé avec le réveil évangélique. L’impact des révolutions de la fin du dix-huitième siècle (américaine, française et industrielle) est très net sur le modèle radical, et le modèle conservateur et traditionaliste de la Old and merry England, appuyé par les évangéliques et les rêveries mélancoliques des poètes romantiques, a eu tendance à accentuer une lecture dogmatique, spiritualiste et fondamentaliste du christianisme.
28Concrètement, cette tension est provoquée par trois forces majeures qui se sont opposées à l’ancienne vision chrétienne du monde, et qui ont tenté d’imposer par à-coups une nouvelle vision, portée par l’esprit des Lumières : le courant empiriste-utilitariste radical, qui s’est doté d’un organe de diffusion en 1824 avec la création de la Westminster Review ; la critique biblique et la publication très commentée de l’ouvrage Essays and Reviews en 1860 ; et le courant évolutionniste et scientifique qui est devenu prépondérant après la publication d’Origin of Species en 1859. Ces trois forces ont entamé puis bouleversé l’ancien creuset culturel britannique. Mais le contexte intellectuel de la période serait incomplet sans l’action de la tradition idéaliste.
29Le signe de ce temps des incertitudes est manifeste chez les romantiques anglais Coleridge et Carlyle, initiateurs de l’idéalisme britannique au dix-neuvième siècle. Tous deux se sont opposés au matérialisme ainsi qu’à une apologétique chrétienne insuffisante et ils ont prôné une vision spiritualiste qui, si elle ne s’est pas résolue en une philosophie concrète et stable, n’en n’a pas moins esquissé les contours. La tradition idéaliste a accompagné la « révolution des valeurs » : elle a œuvré pour une résolution du conflit dialectique imposé par la polarisation axiologique, et elle est montée en puissance tout au long du dix-neuvième siècle55. En fait, même si cette tradition semble se ranger du côté du pôle conservateur en s’opposant dès le départ à la tradition matérialiste du courant utilitariste, elle n’a pas confirmé l’orthodoxie religieuse : elle l’a réinterprétée, et Bradley est celui qui a le mieux incarné cette ré-interprétation, qui s’est faite sur plusieurs générations et qui a connu en lui sa cristallisation et sa fin. C’est comme si l’idéalisme pouvait se concevoir comme une union du sacré et du profane, un surnaturalisme naturel, une lutte contre les deux composantes dogmatiques de la religion et des forces du progrès.
30Ainsi l’Angleterre a-t-elle exposé au dix-neuvième siècle l’enjeu d’un affrontement dogmatique et d’une tentative de conciliation, comme on peut le voir dans la multiplication des mouvements, des sociétés et des clubs. Les tensions entre les deux tendances majeures dans cette « révolution des valeurs », et qui allaient être schématiquement symbolisées par le conflit entre la science et la religion, ont été très fréquentes, et elles ont animé toute la production intellectuelle de la période victorienne. Au réveil évangélique et au mouvement tractarien, qui tentaient de ré-affirmer les principes de l’inerrance biblique, de la tradition et de l’orthodoxie chrétienne, on peut opposer l’action prosélytique du X-Cluh qui, des années 1860 aux années 1 890 a tenté d’imposer la science comme seule autorité intellectuelle possible. En parallèle, la Metaphysical Society, entre 1869 et 1880, a cherché à favoriser une réflexion commune et à travailler en direction d’une résolution des conflits en intégrant des personnalités de tous bords (catholiques et protestants, athées et agnostiques, conservateurs, libéraux et révolutionnaires), mais après 1880 le renversement des autorités est manifeste et la culture britannique dans l’ensemble a solidifié une position laïque, même si la philosophie idéaliste, dont l’influence est certaine au moins jusqu’à la première guerre mondiale, ne s’est jamais pleinement sécularisée du fait de son rapport intime à une certaine ambiance religieuse, à laquelle elle s’est efforcée de répondre en repensant les normes que la critique avait contribué à saper. La Metaphysical Society est devenue la Aristotelian Society à partir de 188056, et Bradley a entretenu avec nombre de ses adhérents et surtout de ses présidents (notamment Bernard Bosanquet et G.F. Stout) de profonds rapports d’amitié, des accointances révélatrices de ses préférences intellectuelles.
31De par sa formation philosophique, Bradley s’est engagé dans une réflexion sur le sens, il a dénoncé le conflit des interprétations dès ses premières dissertations d’étudiant. Il a tenté d’y trouver un remède dans ses premières esquisses métaphysiques sur le statut de la connaissance, en réfléchissant sur la « relativité de la connaissance », en faisant le point sur ce que les écoles philosophiques de son temps pouvaient apporter comme certitudes, une fois débarrassées de leurs scories et de leur dogmatisme. Convoqué intellectuellement par la situation de crise qu’il a découvert, il a vécu le réveil évangélique de l’intérieur et est intervenu non pas dans mais sur le débat. Ne voulant rejoindre aucun camp servi par une dogmatique particulière, il a fait preuve de scepticisme quant à ces dogmatiques, les a dé-construites méticuleusement et a cherché à fonder une philosophie qui rétablisse du sens, sa philosophie de l’absolu.
Insuffisance d’une approche exclusivement biographique
32Dans ce chapitre, nous avons mis en rapport la psychologie de Bradley avec les conditions objectives d’un monde en plein bouleversement. D’un point de vue purement biographique, il apparaît que Bradley manifeste une certaine indépendance. Son style, sa personnalité, sa situation professionnelle et l’identité philosophique qu’il constitue au fil de sa vie, rendent compte d’un authentique souci d’indépendance, érigé en règle fondamentale de vie, et révélateur d’une attitude tendant à la vérité en empruntant le chemin de la critique :
Elle [la critique] va son chemin, indifférente aux avertissements, indifférente aux clameurs de ce qui, en dehors de son royaume, peut être ou se donner le titre de religion ou de philosophie ; elle met sa philosophie, sa religion dans sa réalisation et son accomplissement propres ; sa foi lui dit que, tant qu’elle reste fidèle à sa vérité, elle ne peut pas trouver une ennemie dans la vérité.57
Cette règle de vie signifie qu’il est nécessaire de sortir du conflit des interprétations et des théories pour donner à voir autre chose, peut-être de plus vrai ou de plus juste, et de ne pas s’insérer dans le relatif des connaissances. Observant les différents systèmes philosophiques en vogue, c’est toujours cette indépendance psychologique qui l’a enjoint de partir de l’idée que chaque philosophie détenait une part de vérité, qu’il fallait s’inspirer de toutes et ne s’attacher à aucune en particulier : seul l’absolu est souverain, en tant qu’il se situe au-delà des contingences. C’est son indépendance, enfin, qui a engagé Bradley à dépasser la « révolution des valeurs », à exprimer les incertitudes de sa période et à poursuivre sa tâche en proposant de remettre de l’ordre dans la philosophie anglaise.
33Mais en rapportant la psychologie de Bradley aux conditions de son milieu, qu’avons-nous fait ? N’en sommes-nous pas restés au simple niveau des représentations ? Certes, la vie d’un être vivant n’est en un sens qu’une confrontation entre une physiologie et un environnement, et la vie d’un être humain la confrontation d’un caractère avec un milieu socio-historique. Mais on confronte de la sorte deux essences figées, deux substances, comme s’il existait un individu en soi, et comme si le contexte était une chose. Il s’agit là d’une étape nécessaire, puisque comme observation, elle est un préalable à toute tentative intellectuelle de déchiffrement de la complexité du réel. Mais il faut bien lever ensuite, dans un second mouvement, l’obstacle épistémologique que constitue l’illusion substantialiste58. En effet, chacun des termes qui se confronte dans l’interaction se constitue concrètement dans et par l’interaction avec son autre. Il est donc nécessaire de transformer cette observation abstraite de la vie de Bradley en une compréhension concrète de la réalisation de son œuvre en examinant les textes par lesquels il a réagi dans le contexte objectif de son époque. L’état lacunaire des sources sur la vie personnelle de Bradley (lacunes dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas cherché lui-même à les combler) n’est pas et ne doit pas être, de ce point de vue, un problème : l’essentiel réside dans les textes qu’il a laissés, dans la lente sédimentation de ses idées et dans les choix philosophiques qui ont orienté son œuvre.
34Comme un miroir de son indépendance d’esprit, cette œuvre s’est construite sur un certain scepticisme méthodologique, consistant à ne s’engager pleinement dans aucune mode intellectuelle, et à révéler leurs présupposés tout en, dans le même temps, ne contribuant pas peu à modifier par ses écrits la physionomie intellectuelle de son temps. C’est cette interaction concrète que le reste de cette étude va tenter d’établir en insistant sur l’organisation progressive de ses idées qui aboutit à la publication de Ethical Studies, ouvrage par lequel il s’est fait connaître de la scène philosophique en Angleterre.
Notes de bas de page
1 ES, p. 173.
2 II n’existe aucune biographie officielle de Bradley mais des éléments biographiques, émanant souvent de personnalités ayant connu l’auteur. Les principales sources utilisées pour l’écriture de ce chapitre sont les suivantes : A.E. Taylor, « F.H. Bradley », Mind, NS Vol. 34 (1925), p. 1-12. Brand Blanshard, « F.H. Bradley », The Journal of Philosophy, XXII, 1, janv. 1925, 5-15, et « Bradley : some Memories and Impressions », Richard Ingardia Bradley : A Research Bibliography, Bowling Green, The Philosophy Documentation Center, 1991, p. 7-14. G.R.G. Mure, « Francis Herbert Bradley », Les études philosophiques, vol. 15, jan-mars 1960, p. 75-89, et « F.H. Bradley : Towards a Portrait », Encounter, vol. 16 (1961), p. 28-35 (reproduit dans le vol. 6 de The Collected Works ofF. H. Bradley). Carol A. Keene « Introduction », The Collected Works of F.H. Bradley, op. cit., Vol. 1 p. ix-xxiv & « Introduction » Vol. 4 (Selected Correspondance), p. xii-xxxii.
3 Pour une analyse plus détaillée des mouvements évangéliques en Grande-Bretagne, nous renvoyons à l’ouvrage Histoire religieuse de la Grande-Bretagne (Hugh McLeod, Stuart Mews, Christiane D’Haussy [dir.]), Paris, Cerf, 1997, et notamment aux trois premiers articles (Dominic Aidan Bellenger, « 1789-1830 : une période d’expérimentation », surtout les pages de présentation de la Clapham Sect [p. 30-33] ; Edward Royle, « 1830-1850 : renouveau spirituel et réformes institutionnelles », en particulier les pages 74-79, pour le durcissement sectaire du mouvement du « réveil » ; et enfin Christiane D’Haussy, « 1850-1880 : essor religieux dans une nation prospère », pour la question de la « crise de la foi » des années 1850-60 et de la morale religieuse victorienne) et à la bibliographie en fin de volume. Pour des renseignements plus spécifiquement orientés sur le mouvement évangélique dans l’Eglise anglicane, voir Kenneth Hylson-Smith, Evangelicals in the Church of England : 1734-1984, Édimbourg, T. & T. Clark, 1988 (notamment le chapitre 5, pour la présentation des membres les plus éminents et des missions du groupe de Clapham, et le chapitre 6, « The Fathers of the Victorians », pour l’extension du mouvement). Mentionnons aussi les entrées « Anglicanisme » et « Méthodisme », avec leurs bibliographies, dans le Dictionnaire critique de théologie (Jean-Yves Lacoste, dir.), Paris, P.U.F., édition de 2007. L’analyse du courant évangélique par Melvin Richter dans le premier chapitre de son livre The Politics of Conscience, T.H. Green and His Age (Cambridge [Ma.], Harvard University Press, 1964) est aussi très utile dans la mesure où elle vise une meilleure compréhension non seulement de l’œuvre de Green mais aussi de la bonne fortune de l’idéalisme en Grande-Bretagne à partir des années 1860. Richter étudie notamment l’impact de l’Église Wesleyenne sur la relation entre l’Establishment anglican et les sectes puritaines, et sur son influence dans la reconstitution de ces dernières. Enfin, son orientation principale consiste à suivre les hypothèses de Ernst Troeltsch en montrant comment le courant évangélique est parvenu à s’imposer dans toutes les classes de la société anglaise, des plus pauvres aux classes intellectuelles, nonobstant des modifications de tendance, jusqu’à la crise de conscience intellectuelle de la société victorienne lors de la confrontation avec la montée en puissance de la pensée scientifique à partir des années 1860.
4 Voir à ce sujet les remarques de Melvin Richter (The Politics of Conscience..., op.cit., note en bas de la page 38) qui, tout en soulignant le fond évangélique familial commun à Green et Bradley, insiste sur la situation conflictuelle entre Bradley et son père, qu’il rend responsable de l’attitude d’opposition et de provocation dont Francis Herbert ne s’est jamais départi. À l’inverse, les rapports paisibles dans l’environnement familial de Green justifient qu’il ait défendu, par sa conception de l’éthique, les principes évangéliques de l’action sociale au nom de la religion.
5 Voir notamment « Some Remarks on Punishment » (CE, p. 149-164) ; « The Limits of Individual and National Self-Sacrifice » (CE, p. 165-176) ; « On the Treatment of Sexual Detail in Literature » (CE, p. 618-627) et « An Unpublished Note on Christian Morality » (édité avec une introduction par Gordon Kendal, Religions Studies, Londres, 1983, vol. 19, n° 2, p. 175-183).
6 « The Limits of Individual and National Self-Sacrifice », CE, p. 173. Dans « An Unpublished Note on Christian Morality », op. cit., Bradley reprend l’essentiel de ces critiques sur un ton encore plus acerbe : voir p. 175.
7 Cf. Richard Wollheim, F.H. Bradley, op. cit., p. 13.
8 « Bien sûr, en ce qui concerne la religion dans laquelle nous avons été élevés, mon sentiment était, est, et sera toujours celui d’un dégoût [...] », lettre du 24 janvier 1922 à sa soeur Marian, citée par T.L.S. Sprigge, James and Bradley, American Truth and British Reality, Chicago & La Salle, Open Court, 1993, p. 549 note 63.
9 « Il existe une conception qui cherche à fonder la philosophie morale sur la théologie, une théologie d’un type assez grossier [...] On peut l’appeler la théorie morale du “fais ceci ou sois d – ” [...] Comme telle, il nous semble qu’elle contienne l’essence même de l’irréligion [...] La peur des poursuites pour crime dans l’autre monde ne nous dit pas ce qui est moral dans ce monde. A ceux qui croient, elle ne donne qu’une motivation égoïste pour obéir, et elle laisse ceux qui ne croient pas avec une motivation moindre, si ce n’est l’absence totale de motivation », ES, p. 62 note 2.
10 Dans son article « On the Treatment of Sexual Detail in Literature », qui attaque de front la conception évangélique de la sexualité, il écrit cette phrase qui résume parfaitement sa ligne de conduite intellectuelle : « Je contredirais tous les principes avec lesquels j’ai mené ma propre vie si je ne me tenais du côté de la liberté dans les sciences, dans la littérature ou dans les arts » (CE, p. 618).
11 T.S. Eliot, « Francis Herbert Bradley », Selected Prose of T.S. Eliot, édité avec une introduction par Frank Kermode, Londres, Faber & Faber, 1975, p. 196-204.
12 ES, p. 251.
13 C’est la thèse d’Élie Halévy : à l’époque de la Révolution française, la masse ouvrière anglaise constituait une armée prête à se lancer dans la guerre civile pour peu qu’on l’y aide. Or, en étudiant la condition religieuse de l’Église anglicane, Halévy a remarqué qu’elle se trouvait dans un état d’anarchie et de désordre qui rappelait beaucoup l’état de la politique et de l’économie anglaise de la période. C’est justement cette situation qui allait sauver l’Angleterre d’une révolution car l’Église établie a laissé le champ libre au développement du zèle fanatique des sectes protestantes, renforcées par le mouvement méthodiste. Le renouveau évangélique de tendance non-conformiste a offert une issue au désespoir des masses laborieuses et, par son action silencieuse et pacifiste, a contribué à endiguer le développement des idées révolutionnaires. Voir Élie Halévy, La Formation du radicalisme philosophique (en trois volumes) : La Jeunesse de Bentham, 1776-1789 ; L’Évolution de la doctrine utilitaire de 1789 à 1815 ; Le Radicalisme philosophique, Paris, P.U.F., 1995.
14 John Stuart Mill en était alors conscient, comme on peut le lire dans une de ses lettres à John Sterling : « Vous pouvez considérer que le sort de l’Eglise est scellé. Deux évêques seulement ont voté pour la loi [de réforme électorale], cinq se sont abstenus et le reste a voté contre [...] La première vague d’indignation générale s’est portée contre la Prélature » The Letters of John Stuart Mill, édité avec une introduction par Hugh S. R. Elliot, Vol. 1, Londres, Longmans, Green & Co, 1910, p. 4.
15 A.E. Taylor, « F.H. Bradley », op. cit., p. 10.
16 « Ma religion est l’Anglicanisme [...] Je n’ai pas “pratiqué” depuis de nombreuses années, mais je pratiquerais dès demain si je pensais que cela pourrait faire de moi un homme meilleur », cité par Taylor, ibid., p. 9. Il affirme aussi, dans une lettre à William James du 14 mai 1909, que son christianisme est loin d’être orthodoxe (lettre citée par T.L.S. Sprigge, James and Bradley..., op. cit., p. 549 note 63).
17 « Mais qu’entendez-vous par Purgatoire ? Cela signifie-t-il que lorsque je mourrai, je serai rendu meilleur par la discipline ? Si c’est le cas, c’est ce que j’espère vraiment », ibid.. p. 10.
18 « [...] À ceux parmi nous qui ne pensent pas que la vocation du Christianisme soit de continuer à se draper dans “des vêtements hébraïques usés”, tout ceci est entièrement du ressort de l’historien », ES, p. 317.
19 ES, p. 325, note 1. Cette note a été ajoutée dans l’édition revue et corrigée de 1927.
20 Stefan Collini, Absent Minds : Intellectuals in Britain, Oxford, O.U.P., 2006, p. 70.
21 Brand Blanshard, « Bradley : some Memories and Impressions », op. cit., p. 8-9.
22 Observant que la notion d’« intellectuel » renvoie à une représentation suffisamment large en Grande-Bretagne, Stefan Collini a estimé qu’il était possible de l’utiliser pour rendre compte des grandes lignes de l’évolution des notions d’« élite cultivée » (cultured elite), de « maîtres à penser » (leading minds) ou d’« hommes de lettres » (men pf letters) pendant le dix-neuvième siècle. Pour une présentation synthétique de la conception du rôle de l’« intellectuel » en Grande-Bretagne, voir Stefan Collini, Absent Minds : Intellectuals in Britain, op. cit., p. 52 : « Le rôle de l’intellectuel, pourrait-on dire, implique toujours l’intersection de quatre éléments ou dimensions : (1) l’élévation à un certain niveau de réussite dans une activité estimée pour les qualités non-instrumentales, créatrices, analytiques ou d’érudition qu’elles impliquent ; (2) l’accession à des moyens de communication ou à des filières qui touchent un public différent de celui initialement visé par la “spécificité” de l’activité ; (3) l’expression de conceptions, de thèmes ou de sujets qui s’articulent ou qui s’engagent avantageusement avec quelques-unes des préoccupations principales de ce public ; (4) jouir de la réputation d’être susceptible d’avoir des choses intéressantes et importantes à dire, de vouloir et de pouvoir les dire de manière efficace par un moyen adéquat ». Ce modèle de l’intellectuel britannique a fait l’objet de nombreuses réactions dans le monde anglo-saxon : voir à ce sujet le numéro du Journal of the History of Ideas qui lui est consacré en partie (Vol. 68, n° 3, juillet 2007).
23 Stefan Collini, Public Moralists : Political Thought and Intellectual Life in Britain (1850-1930), Oxford, Clarendon Press, 1991.
24 Les Arnold (Thomas Arnold et Matthew Arnold) et les Mill (James Mill et John Stuart Mill) en sont un exemple majeur ; il n’est pas interdit de penser que les Bradley pourraient constituer un exemple mineur (Charles Bradley père. George Granville Bradley, A.C. Bradley, et F.H. Bradley, les deux derniers étant avant tout des universitaires).
25 Mark Pattison, « Philosophy at Oxford », in Mind, Vol. I – 1876, p. 82-97 ; voir notamment les pages 88 à 93. Voir aussi Lewis Campbell, On the Nationalisation of the Old English Universities, Londres, Chapman and Hall, 1901, p. 227 pour le contexte de la proposition de Pattison en faveur de la recherche (Endowment of Research) et p. 154,
177 & 268 pour celui de ses suggestions académiques.
26 Mark Pattison, ibid., p. 93.
27 Collini, Public Moralists..., op. cit., p. 206 ; voir aussi le chapitre 6 de la quatrième partie de ce livre (« Their Titles to be heard : Professionalisation and its Discontents »). Pour la situation à Cambridge, voir Sheldon Rothblatt, The Révolutions of the Dons : Cambridge and Society in Victorian England, Cambridge, C.U. P, 1981 ainsi que Henry Sidgwick, « Philosophy at Cambridge », Mind, Vol. I – 1876, p. 235-245. Les suggestions de Pattison avaient été précédées par des réunions entre les réformateurs de l’université et les représentants des congrégations non-conformistes pour ouvrir les anciennes universités au pluralisme religieux en 1864, et par un début de refonte des organisations internes des universités pour mettre en valeur les projets de promotion de la recherche. Henry Sidgwick, alors professeur de philosophie morale à Cambridge, a joué un grand rôle dans cette campagne en œuvrant pour la mise en place d’un enseignement plus pratique et moins traditionnel, ainsi que pour l’idée de création d’un corps d’experts. Sidgwick a été un rival philosophique de Bradley.
28 « Ma dette, je l’ai contractée à Oxford et je suis très loin de m’en être acquitté par le parti que j’en ai tiré ». PCH, p. 3 (trad. P. Fruchon, Les Présupposés de T Histoire critique, op. cit., p. 128).
29 Stefan Collini rappelle que sur ses 48 membres au départ, 37 avaient été formés à Oxbridge et 29 étaient des titulaires de ces deux prestigieuses universités : Public Moralists..., op. cit., voir p. 22-25 en particulier.
30 Cf. Frederick G. Kenyon, The British Academy : The First Fifty Years, Londres, O.U.P., 1952 ; Christopher Harvie, The Lights of Liberalism : University Libérais and the Challenge of Democracy (1860-1886), Londres, Allen Lane, 1976.
31 Sur le conservatisme de Bradley, voir Peter Nicholson, « Bradley as a Political Philosopher », The Philosophy of F.H. Bradley, Anthony Manser & Guy Stock (dir.), Oxford, Clarendon Press, 1984, p. 117-130. Ces « sympathies » ne signifient pas qu’il faille le ranger aveuglément dans le camp conservateur sur tous les plans car certaines de ses positions sont progressistes – mais cela est aussi dû à une évolution intellectuelle de sa part au cours de sa vie. Il convient d’insister une fois encore sur son indépendance d’esprit, qui ne préjuge pas d’une tendance intellectuelle vers le conservatisme : « Même si l’on pouvait établir de façon certaine que les propres convictions politiques de Bradley correspondaient à un type particulier de conservatisme, il ne s’ensuivrait évidemment pas que sa philosophie politique en serait l’expression fidèle. En fait, ce n’est pas le cas. » (Peter Nicholson, Ibid., p. 118). Voir également à ce sujet la mise au point plus récente de Peter Nicholson dans la section 8 (« The myth of Bradley’s conservatism ») de son article « Bradley’s Theory of Morality », The Political Philosophy ofthe British Idealists, Cambridge, C.U.P., 1990, p. 39-49). Ne pourrait-on pas dire que le conservatisme de Bradley, comme celui de Hume, présente des audaces qui empêchent de le classer de façon définitive dans le camp conservateur ; au sujet du conservatisme de Hume, voir la conclusion de Claude Gautier dans son livre Hume et les savoirs de l’histoire, Paris, Vrin/EHESS, 2005, p. 288.
32 Dans son article sur la philosophie à Cambridge, Sidgwick avait très clairement condamné la philosophie post-kantienne en leur opposant l’influence de Spencer : « D’un autre côté, l’université de Newton a toujours répugné à admettre les thèses de Hegel et de Schelling [...] Et en dehors des offenses perpétrées par ces caprices scientifiques, les préférences en matière de formation traditionnelle à Cambridge pour l’exactitude de la méthode et l’exhaustivité conceptuelle sont naturellement défavorables vis-à-vis des constructions ambitieuses de la métaphysique post-kantienne », Mind, vol. I, 1876, p. 245.
33 Cette idée de clerisy, que Coleridge assimile à une Eglise nationale, est composée de sages, de juristes, d’érudits de toute sorte qui déterminent le niveau de civilisation d’un pays. Cf. Coleridge’s Writings, Volume 1 : On Politics and Society (John Morrow dir.), Princeton, Princeton University Press, 1991, p. 174-175.
34 « [...] l’État n’est pas un assemblage, car il vit ; ce n’est ni une masse ni une machine ; quand un poète parle de l’âme d’une nation, ce ne sont pas de vaines élucubrations » ES, p. 184.
35 « Bradley aimait aussi les oiseaux et, pour les défendre, il tirait au pistolet sur les chats ; il pratiquait le tir à la cible dans le grenier situé au-dessus de son appartement », G.R.G. Mure, « Francis Herbert Bradley », Les études philosophiques, op. cit., p. 79.
36 « Lorsque, en 1905, quelque soixante-dix philosophes britanniques firent part à Bradley de leur intention de lui offrir son portrait, il déclara, certes en dehors de sa réponse officielle où il donna pour excuse sa mauvaise santé : “qu’ai-je fait pour être crucifié ?” », ibid. Cette anecdote rappelle l’épisode du portrait de Plotin : « Un de ses élèves lui avait demandé d’accepter qu’on fit son portrait. Il refusa tout net et ne consentit pas à poser. Et il s’expliqua : “N’est-ce pas assez de porter cette image dont la nature nous a revêtus, fallait-il encore permettre de laisser derrière nous une image de cette image, plus durable encore que la première, comme s’il s’agissait d’une œuvre digne d’être vue ?” », Pierre Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Paris, Gallimard, Folio-essais, 1997, p. 19.
37 Brand Blanshard, « Bradley : some Memories and Impressions », op. cit., p. 8.
38 Blanshard, « F.H. Bradley », in The Journal of Philosophy, XXII, 1, janvier 1925, p. 6-7. Blanshard écrira aussi plus tard : « Sa force de caractère le destinait à quelque activité pratique : la carrière d’un officier, d’un leader politique, ou peut-être d’un explorateur. Mais en lui se trouvait aussi une très forte tendance à la spéculation [...] À Merton, il a découvert sa voie. Il n’était pas fait pour être un chercheur ou un enseignant, mais un pur philosophe, brûlant d’une passion ardente pour la connaissance », op. cit., p. 10.
39 Carol A. Keene, « Introduction », The Collected Works of F.H. Bradley, op. cit., Vol. 5, p. xv-xvi.
40 Voir notamment les pages que Mure consacre à cette question et plus particulièrement aux rapports entre Bradley et la romancière Elinor Glyn (« Francis Herbert Bradley », Les études philosophiques, op. cit., p. 85-88).
41 Un bon nombre de ces aphorismes ont été publiés : The Presuppositions of Critical History and Aphorisms, Bristol, Thoemmes Press, 1993.
42 Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, in Œuvres philosophiques complètes, tome V, édition Colli et Montinari, Paris, Gallimard, 1982, « Préface à la deuxième édition », p. 25.
43 En ce qui concerne Nietzsche et Darwin, cet aspect a souvent été considéré comme fondamental. Nietzsche en a fait lui-même l’observation dans de nombreux passages de ses livres. Pour ce qui est de Darwin, voir notamment la biographie de John Bowlby (Charles Darwin, a New Biography, Londres, Hutchinson, 1990) qui a entrepris une étude psychanalytique démontrant les origines profondes de sa mauvaise santé chronique, non réductible à la maladie de Chagas qu’il aurait contractée au Chili.
44 Observateur se dit skeptikos en grec.
45 AR. p. 556. Les occurrences de ce type sont innombrables, et c’est avec une étonnante fréquence que Ton rencontre les termes « unity » ou « whole », « wholeness », dans son œuvre.
46 « Nous pouvons tomber d’accord, il me semble, en définissant la métaphysique comme une tentative visant à distinguer la réalité de la simple apparence, ou comme l’étude des principes premiers ou des vérités ultimes, ou encore comme l’effort pour saisir l’univers, non seulement comme morcelé et fragmenté, mais plutôt comme un tout ». AR, p. 1.
47 John Holloway, The Victorian Sage, Londres, Archon Books, 1962, p. 1-2.
48 Quand Monique Canto-Sperber constate que « les philosophes britanniques n’ont jamais considéré que les questions ayant trait à la vie des hommes en société ou aux aspects les plus concrets de l’expérience devraient rester en dehors de leur compétence » dans la préface du livre La philosophie morale britannique (Paris, P.U.F., 1994, p. ix) elle a sûrement en mémoire cette frange universitaire qui s’est définitivement imposée avec la philosophie analytique, véritablement professionnelle, et aux antipodes de l’esprit même des sages victoriens qui intéressent Holloway.
49 AR, Préfacé p. xii.
50 ES, p. 4L
51 René Gallet a étudié la dialectique de la Réforme et des Lumières à l’œuvre au dix-neuvième siècle dans deux ouvrages : Romantisme et postromantisme de Coleridge à Hardy : Nature et surnature, Paris, L’Harmattan, 1996 et Romantisme et postromantisme de Wordsworth à Pater, Paris, L’Harmattan, 2004 ; nous aurons l’occasion de revenir sur cette lecture de fond de la culture anglaise au dix-neuvième siècle quand nous évoquerons l’évolution philosophique de l’idéalisme anglais. Il s’agit pour l’instant de donner, dans les grandes lignes, la situation globale de « révolution des valeurs » dans ce siècle pour mieux situer le contexte culturel dans lequel s’est trouvé Bradley.
52 Nous sommes conscients du fait que le modèle de cette polarisation simplifie grandement la réalité en n’en gardant que les traits les plus saillants, mais c’est pour mieux suivre le parcours du paradigme en question. Ce modèle doit beaucoup au livre de Bernard Cottret et de Marie-Madeleine Martinet, Partis et factions dans l’Angleterre du premier XVIIIe siècle, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne. 1987, ainsi qu’aux lectures diverses qu’il a provoquées.
53 Bernard Cottret & Marie-Madeleine Martinet, Partis et factions dans l’Angleterre du premier XVIIIe siècle, ibid., p. 11-12 ; voir également page 70 du même ouvrage pour une réflexion sur cette logique dualiste.
54 « La caractéristique essentielle de la vie politique moderne telle qu’elle émerge en Angleterre, avec l’existence de partis concurrents qui se disputent les allées d’un pouvoir de plus en plus identifié au Parlement, c’est bien son large degré d’autonomie, souligné par Hume. En effet, la politique ne se confond plus avec la religion – comme elle avait encore tendance à le faire au XVIIe siècle. Elle n’épouse pas non plus les contours de l’économie au sens strict [...] Ce divorce envahissant de la politique, de la religion et de l’économie constitue bien la caractéristique essentielle de la culture savante du XVIII’ siècle britannique, son entrée dans la modernité, au sens anthropologique dégagé par Louis Dumont ». Ibid., p. 76.
55 Cette thèse sera étudiée au chapitre suivant.
56 Son projet a également été repris par la création de la Synthetic Society, fondée par Arthur Balfour en 1896.
57 PCH, p. 53.
58 Cf. Gaston Bachelard, « L’obstacle substantialiste », in La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1980, ainsi que « Le non-substantialisme, les prodromes d’une chimie non-lavoisienne », in La philosophie du non. Paris. P.U.F., 1940. L’épistémologie bachelardienne a introduit l’idée de progrès dialectique dans une histoire des sciences jusqu’alors trop simplement cumulative. Pour lui, la marche du savoir consiste dans un dépassement des étapes antérieures à l’aide d’un processus de négation qui nie, et lève ainsi des obstacles épistémologiques. L’illusion substantialiste, qui marque déjà un progrès par rapport à la sensation immédiate, constitue l’objet d’étude comme une chose-en-soi mystérieuse dotée de qualités substantielles destinées à fournir une explication. Selon cette illusion, par exemple, ce qui explique que l’opium soit un somnifère est son intrinsèque vertu dormitive : cette explication est évidemment fausse.
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