Troisième partie. Du côté des plus engagés, des plus spectaculaires, des plus indépendants, des plus jeunes, des plus débordants
p. 289-362
Texte intégral
1Cette partie constitue la dernière étape dans l’explication des mobilisations de supporters. Dans cet ouvrage. Trois raisons principales justifient l’exploration des violences supporteristes. D’une part, les comportements déviants marquent le monde des tribunes et sont un des aspects des mobilisations dans les stades de football : on ne peut en aucun cas prétendre comprendre la passion du football sans se pencher sur ce qu’elle a apparemment de plus déraisonnable. D’autre part, le recours à la violence représente un déterminant possible des engagements dans le militantisme sportif c’est-à-dire qu’il appartient au domaine des significations des partisaneries. On sait enfin que les débordements dans et autour des stades concernent principalement de jeunes passionnés. Occulter les « violences » reviendrait par conséquent à passer à côté d’une partie des dimensions futures du supporterisme, à côté de populations qui portent les traces de changements voire les stigmates de « dysfonctionnements sociaux ». On ne peut donc pas prétendre comprendre la popularité du spectacle sportif sans en interroger les continents noirs, même à l’aide de « petites histoires ». Henri Mendras n’en a-t-il pas souligné la portée heuristique ? Encore faut-il qu’elles soient bien racontées.
Introduction
2Les violences dans et autour des stades représentent plus que jamais un objet difficile à traiter. La faute en incombe aux débats récurrents et partiellement fantasmés à propos de l’insécurité, de l’augmentation exponentielle des actes de délinquances, de l’explosion des normes comportementales, de l’omniprésence de la criminalité. J’en passe. Voilà une situation bien embarrassante car peut-on dire que chacun comprend mieux la société en ce qu’elle contient de menaçant pour l’ordre public depuis que se développent ces avant-goûts d’eschatologie ? Je ne le crois pas et Laurent Mucchielli a sans doute raison de souligner qu’ils menacent l’idée même de prévention1. Et ce qui s’applique peut-être aux violences urbaines concerne sans doute les débordements des supporters de football. Sans vouloir les minimiser, on peut dire que l’emprise médiatique influence notablement les manières communes de concevoir les comportements des supporters. Car que dit-elle sinon qu’ils sont bons ou mauvais, festifs ou belliqueux, exaltés ou extrémistes ? Cette tendance à la simplification s’accentue encore si l’exercice de l’explication se fonde sur de fausses abstractions, sur des réifications forcées, etc. La médiatisation du football dégage certainement de nombreuses ressources financières, elle s’appuie certes sur une popularité qu’elle consolide en retour mais elle joue aussi le rôle d’une caisse de résonance qui amplifie les faits et gestes de l’ensemble des acteurs du spectacle sportif. Elle participerait même, insidieusement, à la catégorisation du peuple des tribunes et ce faisant à ses dimensions sociales. Sans doute faut-il y voir la raison essentielle qui pousse certains à ne pas vouloir traiter dans un même élan de l’ensemble des partisans, de leurs expressions, de leurs activités. Une sociologie du spectacle footballistique n’intégrant pas ses audiences et ses violences mentirait à son nom. Mais il y a plus. Là encore.
3L’étiologie des violences des supporters ne peut procéder que d’enquêtes de terrain. Mais que seraient-elles sans l’apport de travaux d’une autre nature ? On sait aujourd’hui que la violence des supporters a donné lieu à des interprétations distinctes de la part de spécialistes reconnus en ce domaine. Certains y voient une manifestation des violences urbaines, une crise du modèle républicain, un refus brutal des institutions que l’on ne veut plus respecter. Pour d’autres, les comportements agressifs des supporters s’expliquent à partir des caractéristiques du spectacle sportif moderne : culte de la performance, compétitions tronquées qui déséquilibrent un code ludomoteur fondé sur l’égalité des forces, montée de la violence à l’intérieur du jeu. Pour ces derniers, les supporters, une fois pris au jeu du spectacle de masse, perdent toutes leurs références sociales et agissent sans contrôle ; ils sont des bêtes féroces et se déchaînent dès que l’évolution d’une rencontre les y autorise. Enfin, quelques intellectuels voient dans la « rage de paraître » incluse dans les comportements des plus jeunes le facteur déterminant des conduites agressives : le supporter ne perd pas sa conscience au contact de la pratique supporteriste, elle lui procure ce que la quotidienneté ne serait plus en mesure d’apporter. De ce point de vue et eu égard aux éléments avancés au cours de la première partie, il faut bien reconnaître que l’essai de contextualisation décrivant un affaiblissement des formes traditionnelles d’attachement social n’est pas très éloigné d’une vision anthropologique dont Alain Ehrenberg est le principal représentant2. Cet essai résistera-t-il aux données empiriques, à la parole des autonomes, au réel vu depuis le réel ? Le lecteur a pu se rendre compte de la portée, limitée, de l’hypothèse d’une « crise du liant social » pour rendre compte des engagements individuels dans le supporterisme. En sera-t-il autant pour ce qui concerne les partisaneries débordantes ? Sans doute.
4Bien que les interprétations globalisantes puissent être vérifiées, elles me paraissent trop globalisantes pour rendre rigoureusement compte des violences des supporters et des mobilisations supporteristes en général. Il fallait pourtant les connaître. Premièrement car ces travaux ont inspiré mes hypothèses de travail, deuxièmement puisqu’il faut toujours replacer une production dans son époque, troisièmement parce que le thème du spectacle sportif est insuffisamment traité. On peut néanmoins avancer, sans acrimonie, que l’analyse perd beaucoup à considérer aveuglément deux catégories d’explications : celles qui se signalent d’abord par une agitation révolutionnaire paralysante, et celles qui « confondent la représentation de l’objet avec l’objet ». Aux dires de Dan Sperber, voilà un piège que tendraient souvent les interprétations anthropologiques3. Mais il ne s’agit pas de refaire ici l’histoire des interprétations attachées exclusivement aux débordements de supporters qu’elles soient officielles, académiques, idéologiques ou « enchanteresses ». D’autres s’y sont essayés et j’en conseille la lecture4 bien que leurs auteurs aient rarement pris conscience, clairement, de l’inscription de leurs travaux dans le champ plus général de la sociologie de la déviance. Et si s’en nourrir demande un investissement supérieur à celui que réserve la consultation des travaux uniquement liés au thème des violences de supporters, s’en détacher comporte un risque majeur. Il est triple : soit le chercheur sombre dans la critique radicale ou la vision globalisante, soit il exploite des résultats que leurs auteurs présentent malheureusement comme novateurs, et dans tous les cas il ne réalise même pas qu’existe une histoire des théories sociologiques de la déviance5. Pourtant, le simple fait de la connaître permet de faire l’économie de très nombreuses – et répétitives – études relatives aux débordements dans les stades accomplies jusqu’à ce jour. Comment peut-on étudier les violences sans fréquenter les tribunes des stades ? Comment peut-on espérer apprendre quoi que ce soit sans rencontrer les acteurs du spectacle des tribunes ? Le public des stades peut sans doute être comparé à « une société anonyme à durée limitée », mais une immersion dans le monde des supporters autonomes permet au chercheur de rencontrer des partisans à visage découvert. C’est ce que j’ai fait en me mêlant aux populations des supporters de type ultra dans la stade Bollaert. J’aurais souhaité reproduire la perspective comparative et examiner le cas des Dogues Virage Est du LOSC. Pourtant, des faits m’ont commandé d’agir rapidement et donc de délaisser le cas des autonomes loscistes. Cette partie du travail a été financée par l’Institut des Hautes Etudes de la Sécurité Intérieure, et repose sur la production d’un rapport de recherches alors effectué au cours d’une période de dix mois. Aussi, compte tenu d’une telle contrainte, il était impossible d’expliquer les violences à partir de deux publics différents (deux fois plus de données à dépouiller, deux fois plus de supporters à interroger...). Et si je n’ai pas entrepris d’aborder par la suite le cas des Dogues Virage Est, c’est surtout parce que je n’avais plus la possibilité de profiter de certaines banques de données. Spécialement celles dont l’accès est interdit à toute personne non recommandée par le ministère de l’Intérieur6. J’ai donc observé ces supporters qualifiés d’ultras, j’ai participé à de nombreux déplacements, j’ai tenu compte de leur discours afin de comprendre pourquoi certains d’entre eux se livrent à des comportements violents, en certaines occasions, ou l’utilisent comme moyen de distinction, et d’autres pas. Cette partie de l’ouvrage ne s’appuie toutefois pas uniquement sur l’étude des comportements des supporters autonomes. Comme on ne doit pas expliquer l’engouement des supporters à partir d’une seule orientation, comme on ne peut pas non plus faire de la vétusté des infrastructures sportives l’unique facteur de développement des comportements violents7, on ne peut pas comprendre les violences en faisant l’économie d’autres hypothèses8. Il faut au moins prendre en compte les acteurs disposés dans les stades pour empêcher que les violences entre supporters ne se déclarent, ou débordent jusqu’à menacer l’ordre public. Qu’il s’agisse des agents de la Police Urbaine ou des agents des Compagnies Républicaines de Sécurité, le monde du spectacle footballistique est indissociable de la présence policière parce que les pouvoirs publics considèrent que les violences en font invariablement partie. Ils surveillent, interviennent et punissent. Peut-on considérer que ces acteurs influencent négativement les conduites de supporters autonomes ? Favorisent-ils l’organisation de ces partisans comme les prisons peuvent rendre les détenus solidaires9 et le personnel d’encadrement plus sensibles aux conditions de détention ? Parce qu’elles partagent l’espace des stades avec les supporters, les forces de l’ordre doivent être considérées comme formant un déterminant possible des violences10. La méthode de travail est donc simple. J’ai tout d’abord cherché à identifier les causes de la déviance dans le supporterisme à partir des interactions entre les différents acteurs du spectacle footballistique. J’ai ensuite mis en œuvre une démarche compréhensive selon laquelle le chercheur sollicite et interprète les discours des personnes concernées par le phénomène à étudier : on doit donc commencer par distinguer deux catégories de facteurs responsables des violences lors des matchs de football. D’un côté on retrouverait des causes liées au mouvement des supporters autonomes, de l’autre un ensemble de déterminants exogènes. Il y aurait ainsi un partage des responsabilités ; cela revient à penser que l’adoption d’un préjugé comme point de départ à une étude ne la catapulte pas nécessairement en dehors de la neutralité. L’objectif ici est de disposer de plusieurs grilles de lecture pour comprendre l’émergence d’un fait aux multiples significations, un habit d’arlequin dont le lecteur devrait pouvoir se défaire.
5Chacun perçoit donc la sensibilité théorique de ce travail. Si le simple fait d’en posséder une « permet de se prémunir contre le risque de ne rien voir, de ne rien recueillir qui soit théorisable11, alors le choix général de l’individualisme méthodologique et plus précisément de la sociologie de l’action peut s’avérer fort judicieux12 ; surtout si le chercheur intègre d’autres perspectives dans son protocole de travail. Mais quelles sont-elles et quels en sont les principes de base ? Tout d’abord, il ne sera jamais ici question de statistique morale rendant au contexte social le rôle de déterminant des comportements déviants ; l’essai de contextualisation et ses imperfections suffisent. Je ne m’inscris pas non plus dans un déterminisme biologique comme celui de « l’école italienne ». Ensuite, pour reprendre le propos d’Albert Ogien synthétisant un apport commun des travaux sociologiques sur la déviance13, je crois aussi que l’organisation de la vie en société l’engendre et l’appelle. Très classiquement, j’envisage les débordements dans les stades comme : un ensemble d’actions accomplies par des acteurs aux rationalités variées et parfois mêlées (instrumentale, axiologique, affective, traditionnelle), la manifestation d’activités d’une autre nature ou pas et menées par autrui (les supporters adverses, les supporters d’un même club mais d’un groupe différent, les forces de l’ordre), l’illustration de l’influence écologique proche (le collectif ou groupe d’appartenance et/ou groupe de référence de l’auteur des violences), la conséquence d’un parcours (on parlera alors de modèle séquentiel de la violence14) et des activités parmi d’autres qui ne sont pas toutes à ranger dans la catégorie de la déviance. Voilà pourquoi j’ai analysé les « violences » à partir de caractéristiques relatives à ceux qui sont en interactions avec leurs auteurs lorsqu’ils passent à l’acte, voilà pourquoi j’ai examiné la violence du point de vue de ceux qui en sont les auteurs. Voilà pourquoi enfin je n’ai pas placé les caractéristiques sociologiques, économiques et culturelles de la ville de Lens au centre de mes préoccupations. Cela aurait notablement compliqué l’écriture de ce texte et sa compréhension, d’autant que les supporters du Racing Club de Lens ne résident pas forcément dans l’ancienne ville minière.
Section 1 : Peut-on expliquer causalement les débordements ?
6Depuis quelques années déjà, la majorité des clubs professionnels français s’est dotée d’une organisation privée ayant en charge la sécurité dans le stade. On remarque ainsi, au bas des tribunes ou autour du terrain par exemple, des agents de sécurité ainsi que des maîtres-chien. L’ensemble constitue un service d’ordre relativement imposant et plus ou moins discret d’un club à l’autre. En outre, et les données issues des consultations d’archives le démontrent, les forces de l’ordre sont de plus en plus utilisées. Par conséquent, on observe un recul des conduites violentes à l’intérieur des stades. Si on ajoute la mise en service des techniques de vidéo-surveillance dans toutes les tribunes, on comprend aisément que l’ensemble des consommateurs de spectacle footballistique n’ont pas un avis univoque quant à la signification de la présence policière. Tandis que certains considèrent les forces de l’ordre comme un mal nécessaire ou un élément rassurant, quelques uns les dénoncent. Ils y voient un encadrement du public freinant toutes les ardeurs y compris les conduites créatives : « Mais on va où là ? On va où ? On peut pas se déplacer pour aller suivre notre équipe sans qu’il y ait un car de flics, des RG ou je sais pas quoi. Je me souviens de notre déplacement à Auxerre, on n’avait rien à gagner, nous on y va, on était quand même pas mal, on était prêt pour s’amuser. On voyait bien qu’on nous suivait, y avait des mecs des RG jusque quand on s’arrêtait sur les aires d’autoroutes. Qu’est-ce que tu veux qu’on foute dans des trucs comme ça, je sais pas, y a rien et ben y avait ces mecs quand même. On se disait que si y en a là à cet endroit là et tout, ils pourraient suivre partout quand ils voulaient, tout le temps peut-être, enfin ça ça m’étonnerait ; mais bon, même dans le stade ils sont là en fait, les caméras et tout, c’est comme dans les supermarchés, tu peux rien faire, y a tout de suite quelqu’un pour, le stade tu te dis tranquille je vais voir du foot et puis y a tout ça » (un ancien membre des North Warriors c’est-à-dire d’un groupe de supporters autonomes lensois aujourd’hui officiellement disparu). Quoi qu’il en soit, ces différentes mesures ont contribué à apaiser certains supporters, au moins dans les gradins du stade de Lens. Pour autant, on ne peut raisonnablement croire à la résolution des problèmes d’ordre public, dans les stades et autour de ceux-ci. Ainsi, à l’occasion de certains matchs, les derbys par exemple, on peut assister à des scènes qui déplacent le spectacle du terrain vers les tribunes occupées par des supporters visiteurs (lancers de fumigènes, débordements aux frontières des zones réservées, etc.). Pourtant, d’une manière générale l’ordre reste maintenu durant le temps de la compétition et à l’intérieur de l’espace qui lui donne vie.
7Compte tenu de cette évolution, il fallait enrichir le terrain d’étude, l’étendre, l’adapter aux changements liés à la modification du système du spectacle footballistique. Le double registre de l’analyse est donc à la fois de considérer les conduites de supporters avant, pendant et après les matchs, dans le stade, aux alentours et même jusque dans la ville de Lens. L’analyse repose sur les données correspondant à l’ensemble des matchs de championnat joué à Lens entre les saisons 1993/1994 et 1997/1998 incluses : un recensement de la totalité des contentieux survenus au stade Bollaert depuis la saison 1993/1994 jusqu’à la saison 1997/1998 sera proposé incluant les événements violents dont la ville de Lens a été le théâtre, au cours de la même période et de la même compétition. Comme on pourra le constater, ces cinq saisons ne se ressemblent pas tant du point de vue des services d’ordre employés que de l’évolution de la violence supporteriste. Cette partie de l’analyse repose sur les données issues du travail de consultation d’archives officielles. D’abord, au Commissariat Central de Lens, nous avons pu consulter l’intégralité des notes de service : chaque rencontre jouée à Lens occasionne ce type de document. Dans certains cas, j’ai profité de pièces supplémentaires comme les messages émis par la Sécurité Générale de Lens ou, plus rarement, de rapports de service. Finalement, j’ai été en mesure de comptabiliser à la fois les moyens de service d’ordre, leur distribution au cours de rencontres de football au stade et aux alentours ainsi que les contentieux enregistrés. Deuxièmement, j’ai dépouillé les Rapports Techniques de Service (RTS) produits par les commandements des Compagnies Républicaines de Sécurité (CRS). Afin de faciliter le travail de consultation, de recherche et du même coup d’analyse, seuls les RTS archivés au Commissariat Central de Lens ont été considérés. J’ai donc pu disposer de vingt RTS, c’est-à-dire de la totalité des RTS contenant des informations à propos de violences entre supporters ou entre supporters et agents des CRS. La ventilation de ces RTS par les CRS vers la Police Urbaine a permis d’engager de nombreuses procédures depuis le Commissariat de Lens ; les dossiers sont donc suivis et remis aux services directement concernés. Bref, il paraissait inutile de vouloir dépouiller les archives CRS dans leur totalité puisque les plus intéressantes se trouvaient à Lens même. Une telle démarche ne signifie pas qu’une consultation de l’ensemble des RTS traitant des violences de supporters est inutile. Les RTS existent dès l’instant où les CRS sont appelés en renfort. Dans ce découpage portant sur cinq années, je n’ai comptabilisé « que » 22 déplacements de service d’ordre. J’ai pu profiter de 20 RTS, c’est-à-dire de l’ensemble des RTS contenant des informations motivant des procédures. Quant aux deux RTS non inclus, sans doute ne devaient-ils pas contenir d’éléments relatifs aux violences de supporters15. J’ai ensuite sollicité la Direction Départementale des Renseignements Généraux dans le but de regrouper tout ce que leur service contenait d’informations relatives au football à Lens. Si pour les autres sources il m’était impossible d’aller au-delà de la saison 1993/1994, le peu de données produites par les Renseignements Généraux rendait la chose possible. Après dépouillement, je disposais donc d’une quinzaine de documents (notes et notes de service). Enfin, j’ai entrepris de consulter les « albums photos » créés par l’Identité Judiciaire. Cette source, récente, ne recouvre pas la totalité des cinq saisons. Pourtant, j’ai pu observer un total de 241 clichés de supporters au cours d’une série de 12 matchs joués à Lens entre le 7 décembre 1995 et le 15 mars 1998. Prise isolément, chaque source contient des éléments qui ne permettent pas de rendre correctement compte des violences de supporters. Si les RTS en disent plus sur les moyens de service d’ordre mis en place lors des rencontres sportives à Lens, les notes des Renseignements Généraux fournissent des informations essentielles sur les conduites de supporters en dehors du stade, lors des déplacements, en ville, etc. La conjugaison de ces divers canaux d’information s’impose car elle enrichit l’analyse et la rend plus rigoureuse. Elle apporte au chercheur de quoi recouper ses données. Néanmoins, j’attire l’attention sur le fait qu’une place prépondérante a été faite aux archives des services du Commissariat de Lens. Ce choix s’imposait tant ces services sont les plus sollicités lorsque se déroule un match de football à Lens. Enfin, pour clore cette présentation des sources consultées, je tiens à justifier le choix de laisser de côté des archives de la Garde de Gendarmerie Mobile. La raison est simple : entre les saisons 1993/1994 et 1997/1998 ce service a opéré seulement à deux reprises au stade Bollaert. J’ai bien entendu inséré les deux interventions de la Garde Mobile de gendarmerie dans le dépouillement.
A – Le rapport entre l’état des forces de l’ordre et les débordements
8Cette première phase du raisonnement doit montrer comment les conduites de supporters autonomes lensois peuvent être à la fois conditionnées par celles des forces de l’ordre et celles des supporters adverses. Si on comprend aisément que les attitudes de supporters en visite à Lens influencent celles d’une partie des supporters locaux, peut-on croire à l’existence d’un système policier à la fois maladroit et mal utilisé ? L’analyse interactionniste est une nouvelle fois centrale tout au long de cette section. Pourtant, et c’est ce qui fait la spécificité de la réflexion, je propose de l’effectuer de deux manières : en fonction des informations provenant des archives, et sur la base des discours des leaders et des membres des groupes de supporters autonomes.
9La question des rapports supporters autonomes lensois/forces de l’ordre et supporters lensois autonomes/supporters adverses est soumise à deux grilles d’analyse. Le seul déterminant situé en dehors de la situation d’interaction correspond aux caractéristiques sociales et organisationnelles des groupes autonomes ; je l’aborderai évidemment au cours de cette partie. Je commencerai donc par montrer, en prenant appui sur les informations collectées lors de la consultation des archives, si il existe un rapport entre la présence de la police et la nature des conduites de supporters. Je terminerai cette première section par l’examen de la proposition suivante : il existerait des systèmes d’actions particuliers qui expliquent les comportements violents des supporters. Les violences de supporters seraient déterminées par l’histoire des contentieux entre les groupes de supporters autonomes plus que par les résultats sportifs des équipes que ceux-ci soutiennent. Ce n’est qu’après avoir répondu à ces interrogations que nous serons en mesure de les soumettre à la seconde grille d’analyse. Quoi qu’il en soit, on voit bien qu’il n’est pas question ici d’imputer d’emblée à tel ou tel acteur la responsabilité de l’insécurité dans les stades. Je pense ainsi éviter le piège de la stigmatisation.
A1 – Conduites de supporters et forces de l’ordre utilisées
10Une question se pose : de quelles violences parle-t-on ici ? La volonté ici est d’opérer une lecture longitudinale du rapport forces de l’ordre sur le terrain/conduites des supporters. L’analyse traite donc les situations de manière globale, sans se soucier du type de match, sans tenir compte de l’identité des supporters adverses. Par un raisonnement saison par saison, je souhaitais neutraliser certaines variables pour mieux estimer le rôle joué par les agents de maintien de l’ordre. On se consacrera donc ici aux manifestations violentes de supporters, aux débordements dans lesquels ils sont impliqués ou dont ils sont directement responsables et aux différents moyens de service d’ordre mis en place au cours de cinq années de compétition. Dans la plupart des archives, une simple lecture des notes de service ne permet pas de préciser la nature des contentieux. Evidemment, l’erreur serait de considérer tous les contentieux comme des événements violents. En fait, je n’ai pas retenu les procédures motivées par : des Ivresses Publiques Manifestes, des ports d’armes prohibées, des ventes de billet à la sauvette16. J’ai en revanche pris en compte les contentieux suivants : échauffourées entre supporters, bagarres dans le stade et aux alentours, en ville ; supporters agressant des joueurs ; supporters agressant les agents des sécurité ; jets de projectiles dans le stade, sur les représentants de l’ordre, sur les joueurs, sur les supporters ; dégradations en ville, au stade et aux alentours. Sur les cinq saisons de notre découpage, c’est-à-dire sur un total de 92 matchs, on dénombre 28 rencontres au cours desquelles s’est produit au moins un événement de ce type. Lors de la saison 1993/1994, cinq matchs ont été le théâtre d’événements violents provoqués par des supporters. Quatre saisons plus tard, on remarque une régression de l’ordre de 20 % tandis que les forces de l’ordre n’ont pas été plus déployées lors de l’exercice 1997/1998 que quatre ans auparavant. Comment peut-on comprendre une telle évolution ? Pour répondre à cette question, il convient tout d’abord d’examiner les moyens du service d’ordre pour les saisons 1993, 1994, 1995, 1996 et 1997. Elles regroupent donc un total de 92 matchs17. Notons que les effectifs des CRS et de la Garde Mobile sont exprimés par compagnie ou par escadron. En moyenne par rapport à mes données, une compagnie de CRS représente 81 agents. Quant à la Garde Mobile, on ne peut estimer son effectif avec précision. L’objectif du tableau suivant est de montrer que les moyens de service d’ordre varient d’une saison à l’autre, de manière irrégulière, dans des proportions parfois importantes. Bien évidemment, la faute serait de ne pas considérer le nombre de matchs qui se sont déroulés au cours d’un exercice sportif. On passerait ainsi à côté d’une interprétation plus rigoureuse.
11Plusieurs remarques s’imposent. En premier lieu, les données confirment l’idée selon laquelle les effectifs varient en fonction de nombreux paramètres qui évoluent d’une année sur l’autre. Les équipes en visite à Bollaert changent et les supporters avec elles. Les résultats sportifs du club local s’améliorent et les enjeux qu’ils soulèvent auprès des supporters autonomes sont de plus en plus forts18. Par ailleurs, la détermination des forces engagées relève du « facteur risque » d’une rencontre, de l’importance des déplacements de supporters visiteurs ainsi que de la catégorie à laquelle ils appartiennent (A, B, C). Les supporters sont depuis plusieurs années classés en fonction de leur potentiel à provoquer le désordre public. Tous les groupes sont caractérisés selon un modèle théoriquement utilisé par la plupart des services d’ordre européens (à l’origine la classification devait permettre un meilleur échange des informations entre les forces de l’ordre d’un même pays, puis de pays différents surtout lors des grandes compétitions continentales). Par conséquent, il n’existe pas de modèle de base quant au déploiement des effectifs des services d’ordre lors des rencontres de football à Lens. Au total un peu moins de dix mille agents des polices urbaines19, une quarantaine de Compagnies Républicaines de Sécurité et deux escadrons de la Garde Mobile ont investi les alentours ou les tribunes du stade Bollaert au cours des 92 rencontres considérées. En moyenne par match, il y a 103 agents des Polices Urbaines auxquels il faut ajouter une trentaine de gardes des CRS pour encadrer un peu plus de 20000 spectateurs20. D’autre part, on doit noter un pic d’affectation pour les saisons intermédiaires c’est-à-dire 1995/1996 et 1996/1997. Qu’elles se suivent ne me semble pas être un hasard, ni même le résultat d’interventions pratiquées au coup par coup. A la veille d’une grande manifestation sportive, telle que la Coupe du monde organisée en France, au lendemain du Championnat d’Europe des Nations qui s’est déroulé en Angleterre, les autorités locales « s’entraînent ». Elles ont préparé le terrain de façon à tester leur capacité, tout en faisant intelligemment appel à l’expérience des services anglo-saxons. Mais du même coup, elles ont largement participé à la création d’une atmosphère à la fois rassurante pour les futurs spectateurs, et dérangeante pour des supporters avides d’occuper brutalement les tribunes du stade de Lens. Néanmoins, ces raisons n’expliquent pas entièrement le pic d’affectation. Il faut également intégrer le fait que les mouvements de supporters autonomes se sont développés et étendus à l’ensemble du territoire français vers le milieu des années 199021, qu’ils ont été par ailleurs hautement médiatisés et ont provoqué la crainte de débordements. Si les clubs du Paris-Saint-Germain et de l’Olympique de Marseille connaissent le supporterisme indépendant depuis de nombreuses années (on pourrait en dire autant du LOSC puisque les Dogues Virage Est ont fêté leur dixième anniversaire au cours de l’année 2000), ils constituent une plus grande menace pour l’ordre public depuis qu’une partie des publics français s’affranchissent à leur tour d’un modèle officiel de partisanerie22. A Lens, les premiers supporters autonomes font leur apparition au début des années 1990 mais ce n’est qu’après quelques saisons, deux tout au plus, que ce changement social des tribunes stimule une politique interventionniste de la part des forces de l’ordre. Dès lors, le pic dont il est question dans le tableau 4 prend toute sa signification. Bien que décalé, il illustre directement un changement social qui a traversé le monde des supporters. Pour résumer les données du tableau, il faut donc avoir à l’esprit que les effectifs employés sont déterminés par des facteurs propres à chaque saison, à un ensemble de variables dont les contours sont lâches d’une année à l’autre (nature du match, enjeux de la performance ou de la contre-performance, nombre de supporters adverses et origines de ces mêmes supporters, violences enregistrées lors d’autres matchs nationaux, niveau de médiatisation des phénomènes de désordre public dans le stade). On doit enfin apporter quelques précisions quant au nombre relativement faible d’agents concernant la saison 1997/1998. Jusqu’au 4 octobre 1997, la Police Nationale était présente à tous les niveaux d’intervention lors des rencontres jouées à Bollaert, exception faite de la fonction « placeur » exercée par des employés contractuels du Racing Club de Lens. Ainsi, les fonctionnaires de police assuraient la fouille aux accès, la sécurité des tribunes et autour de l’aire de jeu, la surveillance des parkings, la sécurité en ville, la circulation en ville sans oublier la réserve de maintien de l’ordre au cas où. Or, depuis le 4 octobre 1997, le RCL a effectué un recrutement conséquent afin de prendre à son compte non seulement l’accueil des spectateurs, mais aussi une partie de leur sécurité. Les policiers n’interviennent plus qu’en cas d’échec de l’intervention des « stadiers », c’est-à-dire lorsque le service d’ordre privé ne maîtrise plus les situations de débordement. Ils sont théoriquement sollicités à titre préventif comme lorsqu’ils participent aux fouilles individuelles à l’entrée du stade. Ils passent du côté répressif dès qu’une infraction pénale est constatée. Ce dispositif a permis d’économiser une quarantaine de fonctionnaires par match joué.
12Y a-t-il une corrélation entre le nombre d’agents présents et le volume des violences ? Comme je le mentionnais plus haut, il paraît utile de tenir compte du nombre de matchs rythmant chaque saison. Aussi, il faut reprendre les données du tableau et les ramener à une moyenne par match et par saison : ceci donnera davantage de relief aux enregistrements d’actes violents pour chaque saison. Les données présentées dans le tableau qui suit voudraient tester l’hypothèse d’une corrélation entre le nombre d’agents des forces de l’ordre présents sur le terrain d’une part, et le volume des violences enregistrées sur ce terrain d’autre part. Pourquoi en vient-on à mettre en relation ces deux variables ? A priori, on serait tenté de prendre en compte uniquement les principaux acteurs des brutalités. Pourtant, notre manière de percevoir le social répond invariablement à la même procédure interactionniste. C’est une démarche qui considère l’ensemble des acteurs impliqués dans l’objet de l’étude, et qui part de l’hypothèse que leurs relations expliquent leurs comportements. L’explication relève par conséquent de plusieurs logiques23 qui se croisent jusqu’à se confondre les unes dans les autres au cours des actions violentes. En conséquence, le rapport que suggèrent les données du tableau 5 constitue une étape logique dans un raisonnement qui voudrait traiter tous les facteurs liés au déclenchement des violences dans les stades.
Tableau 5 : Effectifs moyens des forces de l’ordre par match au stade Bollaert et nombre de rencontres avec violences (de la saison 1993-1994 à 1997-1998)
Saisons | Effectif moyen d’agents de la Police Urbaine | Effectif moyen d’agents des CRS | Nombre de rencontres avec violences de supporters |
1993/94 | 88 | 34 | 5 |
1994/95 | 84 | 25 | 7 |
1995/96 | 123 | 21 | 5 |
1996/97 | 134 | 44 | 7 |
1997/98 | 90 | 38 | 4 |
Moyennes | 103 | 32 | Total : 28 |
13Il semble qu’il y ait une corrélation évidente entre un volume important d’agents des forces de l’ordre et le nombre de rencontres avec violences ; pour certaines saisons. Ainsi, au cours de la première saison de l’échantillon, on dénombre cinq rencontres émaillées de violences tandis que les moyens du service d’ordre se situaient en-dessous de la moyenne d’ensemble (103 agents de la Police Urbaine, 32 gardes des CRS). Lors de l’exercice suivant, et alors que la présence des services d’ordre diminuait, le total des matchs avec violences passe de cinq à sept. Une saison plus tard, on s’aperçoit qu’en augmentant les effectifs de Police et de CRS le nombre de matchs avec violences faiblit notablement (on passe de sept à cinq). Mais en prenant la saison 1993/1994 comme point de référence de l’analyse, et non plus la saison qui précède directement l’année que l’on interprète, la remarque n’est plus recevable. On déploie en effet davantage d’agents en 1995/1996 qu’en 1993/1994 (144 contre 122 au point de référence) pour un résultat équivalent : cinq rencontres avec violences pour les deux saisons. En dehors de la saison 1997/1998, les saisons situées au maximum des effectifs de police (le plus d’agents, le moins d’agents pour la période considérée) sont celles qui ont le plus grand nombre de rencontres avec violences ce qui neutralise donc la première remarque. La quantité d’agents déployés ne semble donc pas influencer les conduites de supporters. Peut-on raisonnablement accepter un tel point de vue ? Si la dernière lecture ne donne que peu de crédit à l’engagement des agents, une vision d’ensemble des cinq saisons le ramène à une plus juste place. Premièrement, les évolutions du rapport au cours des trois premières saisons montrent qu’il existe une certaine corrélation entre les deux variables : plus on « utilise » d’agents moins il y a de rencontres avec violences. En second lieu, il faut se souvenir que le mouvement des North Warriors a connu son apogée au stade Bollaert lors de la saison 1996/199724. Toutefois, les données de la saison 1997/1998 contrarient cette version car elles tendent à prouver qu’une baisse des effectifs des forces de sécurité influence positivement les comportements de supporters. Ce nouveau revirement souligne les limites d’un raisonnement essentiellement construit par rapport à de simples données quantitatives (tableaux 4 et 5). L’histoire des groupes de supporters autonomes lensois (en l’occurrence la disparition officielle des North Warriors), l’évolution des contenus de la compétition (rétrogradation du LOSC et de ses supporters indépendants à l’impressionnante organisation) ainsi que la nouvelle organisation des agents d’encadrement au stade Bollaert (la brigade de stadiers recrutés par le RCL) constituent autant d’éléments dont il faut tenir compte pour comprendre la baisse du nombre de matchs avec violences lors de l’exercice 1997/1998. On peut cependant encore essayer de voir si la répartition des forces de l’ordre a une incidence sur les violences. La répartition des forces de l’ordre dans l’espace modifie-t-elle les violences ? On peut faire un premier constat : quelle que soit la saison, le pôle de rassemblement majeur des agents de l’ordre demeure le stade. Si on reprend le nombre de rencontres avec violences pour chaque saison (tableau 5), ce sont les exercices 1994/1995 et 1996/1997 qui occupent le premier rang bien que la répartition des agents diffère de l’un à l’autre. Dès lors, on peut une nouvelle fois s’interroger sur le bien fondé de l’hypothèse d’une relation entre la distribution des effectifs du maintien de l’ordre au stade Bollaert et l’émergence des violences. Examinons ceci plus en détail.
Tableau 6 : Distribution moyenne des services d’ordre par match au stade Bollaert (saison 1993/1994 à 1997/1998)
Circulation | Sécurité au stade | Sécurité en ville | |
1993/1994 | 15,6 % | 68,8 % | 15,6 % |
1994/1995 | 8,2 % | 67,8 % | 24 % |
1995/1996 | 6,1 % | 82,8 % | 11.1 % |
1996/1997 | 10 % | 79.9 % | 10,1 % |
1997/1998 | 16,7 % | 65,6 % | 17,7 % |
Moyennes | 11,32 % | 72,98 % | 15,7 % |
14La majorité des violences enregistrées se sont déroulées aux abords du stade et en ville (dégradations matérielles, bris de vitrines, bagarres entre supporters, jets de projectiles sur des supporters adverses). Pourtant, si on se souvient de la particularité de la saison 1996/1997 (dernière année d’existence officielle du groupe des North Warriors et conséquence de cet événement), on estimera la répartition des effectifs de maintien de l’ordre comme relativement adaptée à la situation (80 % de ceux-ci se maintenaient au stade et aux alentours). Quant à la saison 1994/1995, il ne fait aucun doute que les choix de répartition des « troupes » n’ont pas été judicieux. Avec un quart des effectifs affecté à la sécurité en ville, il semblerait que les directives organisationnelles aient mésestimé la faculté d’adaptation des supporters autonomes. Evidemment, cette évolution n’est qu’une suite logique des événements violents qui se sont produits lors de l’exercice 1993/1994 (davantage de violences en ville qu’au stade). Par ailleurs, c’est aussi l’année au cours de laquelle s’accentue la pression municipale pour « sécuriser » la population lensoise25. Le résultat de cette ingérence habilement minimisée, c’est un déploiement massif des effectifs de police en ville et à des points stratégiques ; c’est du même coup une présence moins marquée dans le stade et aux alentours26. Cette répartition explique sans doute en partie le volume élevé de rencontres avec violences de supporters au cours la saison 1994/1995 (7 matchs avec violences, rixes...).
15De façon générale, toutes les répartitions s’équilibrent (en dehors de la saison 1994/1995 donc) à raison d’une parité entre « circulation » et « sécurité en ville », et d’une présence très forte dans le stade et aux alentours. Toutefois, bien que ce système ne donne pas de résultats stables sur cinq années, il a constamment été reconduit. Certes, on note dans le détail des variantes comme une explosion de la présence policière, et des CRS, dans le stade lors de l’exercice intermédiaire (en 1995/1996, 82,8 % des effectifs avaient en charge la sécurité au stade Bollaert). Sur ce point, on constate une diminution importante des violences par rapport à la saison précédente (passage de sept rencontres à problèmes graves, à cinq l’année suivante) malgré une sollicitation réduite des CRS : 21 agents en moyenne par match, soit l’utilisation la plus faible sur les cinq saisons de notre échantillon. De là à en déduire que la présence des CRS est un « inconvénient », il faut se tourner vers la saison 1994/1995 pour éviter de tomber dans ce piège comptable. Quels enseignements peut-on tirer des différentes données exposées tout au long de la section ? Selon les chiffres avancés dans le tableau 6, une lecture saison par saison ne suffit pas pour comprendre un rapport délicat à interpréter et grouper deux saisons successives ne fait guère avancer l’explication. Au mieux, on constatera qu’en répartissant les effectifs au deux tiers un tiers (la sécurité au stade constituant bien évidemment le pôle de dépense majeure) on garantit une relative stabilité de l’ordre tout au long d’une saison (au moins 17 matchs soit au total et approximativement 350000 personnes encadrées). On peut par ailleurs dire qu’une répartition identique des effectifs, selon le type de service, présente une efficacité semblable : deux tiers d’agents de la Police Urbaine, un tiers d’agents des CRS. Et lorsque ce dispositif repose sur une collaboration entre ces services et celui du club de football lui-même, on serait tenté de dire que la méthode d’encadrement est plus efficace encore (voir le tableau 5 par rapport à la saison 1997/1998). Toutefois ces données ne se suffisent pas et dissimulent d’autres réalités, d’autres changements qui sont autant de déterminants à considérer pour comprendre l’émergence – ou la diminution- des violences autour des matchs de football à Lens. La responsabilité supposée de l’état des services d’ordre dans le développement des violences n’est pas clairement établie. Si à certains égards nous sommes en droit de parler de « maladresses » voire d’inadaptations, on ne peut effectivement pas considérer la présence des agents des Polices Urbaines et des CRS comme un déterminant des conduites violentes lors des matchs de football à Lens. En serait-il de même ailleurs ? Certes, un « isolement » de la variable pourrait signifier la responsabilité des services d’ordre quant aux débordements de partisans autonomes et je pense essentiellement à la saison 1996/1997. C’est-à-dire un exercice au cours duquel 2415 agents de la Police Urbaine et 800 gardes des CRS ont été mobilisés (surtout dans le stade et aux abords de celui-ci), pour aboutir à un volume de rencontres avec violences dépassant celui de la majorité des autres saisons de l’échantillon. Mais le but n’est pas de vouloir prouver qu’une hypothèse de départ se vérifie, ni même de montrer nécessairement que le terrain infirme des propositions de recherche27. Et même si les chiffres propres à la saison 1996/1997 signalent la présence probable d’un effet pervers28, ceux des quatre autres bases me font croire le contraire. On ne peut donc pas totalement caractériser les agents des Polices Urbaines et des CRS comme responsables du désordre public. Pour autant, ce « petit grain de sable » me dérange comme il m’invite à davantage d’analyse.
A2 – L’hypothèse du règlement de compte entre groupes
16Cette section renvoie à une question simple : les groupes d’autonomes ont-ils une mémoire ? Il est temps maintenant d’inclure dans l’analyse l’identité des supporters en visite au stade Bollaert, au cours des cinq saisons de l’échantillon. Sur ce point, l’identité signifie le club d’appartenance des supporters, celui auquel ils s’identifient : le but est de savoir si les contentieux passés entre les groupes de supporters autonomes conditionnent les heurts à venir, d’estimer si ces groupes ont une mémoire et en quoi elle détermine les violences. Pour autant, la prise en compte des services d’ordre reste effective. Je la réduis à une plus juste dimension puisqu’il ne sera plus question de moyennes pas saison, mais plutôt de moyennes par club. Je traiterai donc plusieurs questions : peut-on parler de reproduction en matière de violences entre groupes de supporters ? Les efforts consentis en matière de maintien de l’ordre permettent-ils de contenir voire d’enrayer des comportements revanchards, des conduites vindicatives de la part de supporters ayant une histoire commune d’agressivité ? J’entreprends donc ici une double lecture des données, longitudinale et transversale. Elle correspond à une manière de voir optimale et aboutira forcément à une meilleure compréhension de la mobilisation des supporters ultras. Par ailleurs, elle est un moyen privilégié pour introduire toute une série de questions portant sur l’organisation des groupes d’autonomes, ainsi que sur leur discours.
17Quelle est l’histoire des contentieux entre groupes de supporters ? Parier que les affrontements entre supporters de deux camps stimuleront des heurts à venir signifie deux idées essentielles. La première c’est qu’il existe, dans le paysage de la partisanerie autonome, un réseau de connaissances et de concurrence entre les groupes. Les heurts entre les supporters ne seraient donc pas déterminés par des aléas de la compétition et les dimensions dramatiques qui la structurent29. En second lieu, l’hypothèse suppose que chaque groupe possède et entretient une mémoire collective. Plus ou moins marquée selon des caractéristiques propres à l’organisation et participant à la structure dynamique des groupes de partisans autonomes, cette mémoire peut être activée en certaines occasions, et des éléments extérieurs aux groupes eux-mêmes peuvent au contraire l’occulter plus ou moins durablement. Il paraît évident qu’une telle proposition ne peut être vérifiée uniquement à partir de données statistiques, et je complèterai le bilan comptable par une interprétation des entretiens effectués auprès des supporters autonomes de Lens et ceux du club « rival », le Lille OSC. Pour cela, je tiendrai compte des discours de simples membres ainsi que de ceux des responsables d’associations encore appelés « leaders ». Avant cela, la section suivante propose un panorama précis de l’ensemble des contentieux survenus à Lens entre les supporters autonomes locaux et les partisans en visite au stade Bollaert 30. Aucun groupe de supporters n’a été oublié, tous les matchs de championnat joués au stade Bollaert en cinq saisons ont été intégrés dans le traitement. Mais que signifie exactement l’expression « panorama précis » ? J’ai opté pour un traitement des archives policières finalement plus raffiné que celui qui a été employé précédemment. L’analyse transversale m’obligeant à considérer les violences en fonction de l’identité des supporters, elle conduit à regrouper les clubs visiteurs en fonction du nombre de rencontres que ceux-ci ont joué à Lens entre les saisons 1993/1994 et 1997/1998. Selon cette perspective méthodologique, les clubs n’ayant évolué qu’une seule fois à Bollaert en cinq saisons intéressent moins que ceux qui sont venus chaque année soit cinq fois. Pourtant, la prise en compte des informations relatives aux conduites de supporters découvrant Bollaert pour la première fois demeure importante : l’ensemble apporte du sens à l’hypothèse, surtout si aucune violence n’a émaillé les matchs auxquels ils ont assisté à Lens dans le cadre du championnat. Les principales interprétations naîtront des données caractérisant les comportements de supporters présents à plusieurs reprises dans le stade lensois. On pourra alors comprendre au mieux si il existe une mémoire des contentieux, dans quelle mesure ceux-ci conditionnent les violences à venir et de quelle manière les forces de l’ordre s’accommodent de ce phénomène. In fine, on reviendra sur une partie des conclusions qualifiant la responsabilité des services d’ordre face aux phénomènes de la violence supporteriste.
18La première catégorie du traitement concerne ces clubs habitués du stade Bollaert et aux supporters ayant rencontré les autonomes lensois à cinq reprises au cours de cinq saisons consécutives : cette catégorie pourra être appelée le club des cinq. La liste des supporters concernés (et clubs) est suffisamment longue, je bénéficie donc d’un terrain idéal pour vérifier/infirmer l’hypothèse. Voici précisément les clubs appartenant au club des cinq : Football Club de Nantes (FCN), Racing Club de Strasbourg (RCS), Le Havre Athlétique Club (HAC), Paillade de Montpellier (PMT), Association Sportive de Cannes (ASC), Girondins de Bordeaux (GDS), Olympique Lyonnais (OL), Paris Saint-Germain (PSG), Association de la Jeunesse Auxerroise (AJA), Sporting Etoile Club de Bastia (SECB), Football Club de Metz (FCM) et Association Sportive de Monaco (ASM). Afin d’éviter les confusions, je compte tout d’abord présenter les visites de supporters n’ayant jamais provoqué de violence manifeste au stade Bollaert. En dehors de rares interpellations pour ivresse publique, il s’agit de déplacements pour lesquels je n’ai jamais comptabilisé de problème en matière d’ordre public. Je m’intéresserai ensuite à l’ensemble des clubs confirmant, pour une part, l’hypothèse de la mémoire des contentieux. J’examinerai enfin les cas au cours desquels les violences entre supporters sont quasiment constantes d’une saison à l’autre. Mais avant de suivre ce cheminement, quelques remarques s’imposent. Pour commencer, il faut savoir qu’en moyenne, par match, sur les cinq saisons et pour tous les types de rencontre, les forces de l’ordre se sont déployées de la façon suivante : 112 agents des Polices Urbaines et 19 gardes des CRS ont été appelés pour assurer l’ordre public au stade Bollaert et aux alentours31. La sécurité au stade représentait le pôle principal d’affectation (60,5 %) devant le maintien de l’ordre en ville (28,5 %) tandis que la circulation n’occupait qu’un peu plus d’un fonctionnaire sur dix (11 %). Si on se rapporte aux informations contenues dans le tableau 6, on constate que cette répartition moyenne se rapproche de la distribution caractérisant la saison 1994/1995 qui fut une saison « difficile » en matière d’ordre public, du moins au stade de Lens, puisque sept rencontres avec violences y sont recensées32. Observons à présent ce qui caractérise les visites n’ayant jamais provoqué de violence au stade Bollaert, elles concernent les supporters des clubs suivants : PMT, FCN, RCS, ASC. Pour introduire les interprétations et suggérer des commentaires, j’entame l’examen des catégories par une présentation successive de chaque situation et sous la forme de tableaux. On y trouvera la répartition des services d’ordre, l’origine des effectifs, le nombre et les caractéristiques des contentieux enregistrés, le volume moyen d’agents des Polices Urbaines et des CRS présents sur la période ainsi que leur répartition calculée à la moyenne également. Pour débuter la présentation exhaustive des caractéristiques liées aux visites de supporters au stade Bollaert, j’ai choisi de faire figurer des situations pour lesquelles l’item « violences » n’a pas de réelle signification. C’est une façon de montrer que le match de football ne produit pas nécessairement de heurts, de dérives comportementales.
19Quelle que soit la quantité des forces de l’ordre, on ne constate pas de violence entre supporters. De même, selon les séries considérées, il n’y a pas de corrélation entre les modes de distribution des forces de l’ordre et les conduites de supporters. Cela revient-il à dire que les services d’ordre sont, pour ces matchs là, trop sollicités ? Une réponse positive ne semble pas raisonnable, elle occulterait le pouvoir dissuasif inhérent aux services de maintien de l’ordre. Autrement dit, on ne peut pas supposer que l’absence de violence rélève à la fois du nombre d’agents et de leur répartition dans le stade et en ville. Quant au rôle déterminant joué par l’histoire des contentieux entre groupes dans l’émergence des brutalités, il trouve ici des éléments qui le confortent puisque aucune violence n’a été enregistrée au cours des cinq saisons. Dernier point, compte tenu d’un environnement favorable, on s’étonne de voir des déploiements parfois démesurés. Comment comprendre que la rencontre opposant le RCL au FC Nantes lors de la saison 1996/1997 ait demandé autant de présence policière (162 agents de la Police Urbaine et deux compagnies de CRS) ? Rien n’explique une tel niveau d’utilisation, surtout lorsque l’on se réfère aux données de la saison 1993/1994 (77 agents au total, pas de contentieux) ou à celles de l’exercice 1997/1998 (94 agents sachant que le service d’ordre du RCL était déjà en place). Autre surprise, elle concerne cette fois la progression fulgurante des effectifs réquisitionnés entre 1994/1995 et 1995/1996 pour la visite des supporters montpelliérains (+ 50 points). Evidemment, si on considère que l’absence de contentieux lors de ces matchs est une conséquence d’un développement excessif, la remarque n’est plus recevable. Pourtant, lors des saisons suivantes, l’utilisation « retourne » à une plus juste proportion sans qu’il y ait d’évolution défavorable en terme d’ordre public. Enfin, pour clore un propos peut-être injustement critique, je rappelle que les déploiements des forces de l’ordre sont déterminés par divers facteurs. Les instances dirigeantes peuvent décider d’accroître la présence policière eu égard au nombre de contentieux enregistrés lors de la dernière visite des supporters d’une équipe à Lens ; il est possible aussi qu’une supposée forte affluence commande d’augmenter la sécurité au stade. Et justement, les rencontres en question ici (Lens-Nantes et Lens-Montpellier) se sont déroulées devant plus de 30000 spectateurs33. Quoi qu’il en soit, l’absence totale de violence lors de ces vingt rencontres (4 fois 5) signifie qu’il n’existe pas de contentieux entre les différents groupes de supporters engagés sur ce terrain. S’agissant des conduites violentes, les bons élèves sont rares surtout ceux qui le restent quand ils changent d’école34.
20Je dois maintenant porter un regard sur ces clubs et supporters qui n’ont engendré, en cinq saisons, qu’un seul déplacement avec violences. Il s’agit des partisans des Girondins de Bordeaux et de l’A.J Auxerre, c’est-à-dire de populations que tout oppose du point de vue de l’organisation et de la dynamique supporteriste. Bien que l’A. JA fasse partie des meilleures formations professionnelles et qu’elle soit soutenue par un public fidèle (7000 spectateurs de moyenne en 1997/1998), ses supporters indépendants ne forment pas un groupe reconnu parmi les ultras français. A l’inverse, les ultras de Bordeaux comptent parmi les plus créatifs et les mieux structurés de France. Les notions de défense du territoire ou d’affirmation identitaire y ont donc une signification plus marquée que dans l’Yonne. Toutefois, cela ne semble pas contribuer à l’émergence de violences lorsque ces deux populations de supporters se déplacent au stade Bollaert.
21Globalement, ces équipes et leurs supporters n’inquiètent pas puisque l’utilisation moyenne des forces de sécurité lors de chaque situation (72 agents des Polices Urbaines dans le cas des visites de supporters auxerrois, 95 dans le cas de Bordeaux) se situe au dessous de la moyenne du « club des cinq » (112 agents des Polices Urbaines). De plus, sur cinq saisons aucune CRS n’a eu à intervenir au stade Bollaert et en dehors. Par ailleurs, la répartition moyenne des forces de sécurité est quasiment identique d’un club à l’autre (les trois quarts sont chargés de la sécurité au stade, le reste est équitablement réparti entre la sécurité en ville et la circulation). C’est là une distribution que l’on retrouve dans les données des tableaux précédents, situations caractérisées par l’absence de violence. En ce qui concerne les violences, on ne note pas d’antécédent direct sur les cinq saisons. Le fait qu’aucune situation conflictuelle n’ait précédé les heurts en question infirme l’hypothèse des contentieux entre groupes comme déterminant des conduites agressives (saison 2 dans le cas de l’A. JA, saison 5 dans le cas des GDS). Quant aux conséquences provoquées par ces violences lors des saisons suivantes, elles sont nulles ou inconnues (dans le cas de GDS puisque les violences dont on parle sont intervenues en saison 5, soit lors du dernier exercice couvert par l’échantillon). Pour ces situations, les problèmes de désordre public ne s’expliquent ni par une histoire des contentieux (au stade de Lens), ni par un effectif réduit ou mal réparti des forces de sécurité. Il convient par contre de considérer les différends qui se sont déroulés dans les stades d’Auxerre et de Bordeaux lors des rencontres entre les supporters locaux et ceux du RCL. Sur ce point, la consultation des archives des Renseignements Généraux apporte des informations intéressantes et remet en cause les conclusions établies uniquement à partir de ce qui s’est déroulé entre les supporters au stade Bollaert.
22Premier élément : les agressions dont les supporters auxerrois ont été victime au début de la saison 2 précèdent de nouvelles violences lors du Match Auxerre-Lens (21 mai 1995). Lors de cette rencontre, la Police d’Auxerre a interpellé une vingtaine de North Warriors (NW, supporters directement responsables des violences lors du match Lens-Auxerre). Elle devait saisir alors un véritable arsenal d’armes (couteaux, battes de base-ball, poings américains...) et constater la dégradation du local des supporters auxerrois. Bref, si on ne peut expliquer le développement des violences à Lens lors de la visite des partisans auxerrois, celles-ci précèdent des heurts survenus lors du match retour opposant donc une nouvelle fois l’A. JA au RCL. Cela corrobore l’hypothèse de l’histoire des contentieux. En second lieu, la manifestation brutale de supporters bordelais à Lens (saison 5) pourrait avoir germé au cours de la saison 1995/1996 soit deux ans plus tôt. Les informations enregistrées par les services des Renseignements Généraux montrent, en effet, qu’un joueur lensois a été agressé par un supporter bordelais lors du match Bordeaux-Lens du 10 septembre 1995. L’agression s’est même déroulée en présence d’un certain nombre de supporters du Kop Sang et Or, puisque ce joueur passait une partie de la journée en compagnie de quelques uns de ces partisans autonomes lensois. La question du lien entre les deux événements reste posée, elle légitime la probable influence qu’exerce un contentieux passé (saison 3) sur des événements violents postérieurs (saison 5) mais laisse perplexe ; pourquoi la supposée vengeance n’a-t-elle pas eu lieu au cours de la saison suivant le premier accrochage ?
23Passons maintenant aux violences dont les supporters en visite à Bollaert ne sont pas responsables. Cette troisième « sous-catégorie » concerne les séries de matchs entachées de violences pour lesquelles on n’enregistre pas officiellement l’implication des supporters de l’équipe en visite à Lens. Il s’agit des partisans du Havre AC et de l’AS Monaco, deux clubs à faible public au moment des enquêtes. Si la caractéristique majeure de cette catégorie paraît pour le moins curieuse, les données présentées par les deux tableaux suivants montrent que les violences enregistrées au cours d’un match ne proviennent pas nécessairement de l’interaction entre les supporters des deux équipes en présence sur l’aire de jeu.
24On le remarque, sur ces dix matchs, quatre sont émaillés de violences entre supporters. Pourtant, aucune ne concerne conjointement les partisans lensois et les supporters havrais ou monégasques. Trois fois sur quatre même, les incidents sont survenus entre des supporters d’un seul camp, en l’occurrence celui du RCL. A deux reprises il s’agissait de heurts entre autonomes (saison 3 de la série Lens-Monaco et saison 1 de la série Lens-Le Havre), et les bagarres enregistrées en saison 3 (série Lens-Monaco) n’étaient pas le fait de supporters appartenant au mouvement indépendant. Bien que l’examen de ces deux séries ne permette pas de vérifier l’hypothèse de la section, il semble opportun de les analyser pour deux raisons. D’une part, ces données démontrent que toutes les violences autour du football ne sont pas, mécaniquement, le fait des ultras et des hooligans ni même les conséquences d’une guerre entre supporters de deux équipes distinctes. D’autre part, si les violences de ce type ne se sont pas développées lors des matchs référencés ici, cela est dû à la fois à une présence massive des services de sécurité dans le stade35 et à un moins grand nombre de supporters visiteurs à l’extérieur de Bollaert. En effet, le club monégasque ne compte des partisans indépendants que depuis la saison 1997/1998 tandis que les ultras havrais, encore appelés les Barbarians, n’appartiennent pas à la catégorie de supporters considérés comme dangereux par les autorités de maintien de l’ordre (soit la catégorie A). Quant aux violences qui se sont produites en 1993/1994 lors du déplacement du HAC à Lens, des supporters du LOSC en seraient à l’origine. Il s’agit de membres des DVE, c’est-à-dire des supporters pouvant être particulièrement agressifs surtout lorsqu’ils sont confrontés aux autonomes lensois, parisiens ou stéphanois. La raison de leur passage, remarqué, demeure sans réponse puisque je ne dispose d’aucun élément à propos de différends entre supporters havrais et lillois permettant d’expliquer les violences commises. Est-il possible que l’absence de spectacle footballistique à Lille cette semaine-là ait excité des DVE ? Pour terminer cette séquence du « club des cinq », il faut observer les séries de rencontres régulièrement rythmées par des scènes de violences et de dégradations. Même si celles-ci ne sont pas reconduites d’une saison à l’autre, elles illustrent le bien fondé de l’hypothèse des contentieux passés comme déterminants des heurts entre supporters. Les partisans concernés par cette tranche sont bastiais, parisiens, lyonnais ou messins.
25Première constatation, en moyenne sur les cinq saisons, chaque série a provoqué la mobilisation de CRS ainsi qu’une présence importante d’agents des Polices Urbaines. Par ailleurs, à l’exception de la série des rencontres qui concerne les visites du club de la capitale, la répartition des effectifs suit la distribution de type trois quarts un quart (le pôle majeur étant la sécurité au stade, le reste est équitablement réparti entre la circulation et la sécurité en ville). Dans la plupart des cas, en dehors de la situation « parisienne », les premières violences se sont déroulées alors que les forces de l’ordre étaient moins présentes comparativement aux saisons précédentes (dans le cas de Bastia principalement) ou sont postérieures à l’exercice avec violences (cas de Bastia, de Lyon et de Metz). Aussi, on remarque dans le détail : 87 agents et pas de CRS dans le cas de Metz avec 32000 spectateurs ; 61 agents et pas de CRS dans le cas de Lyon ; 80 agents et pas de CRS dans le cas de Bastia. Enfin, il faut noter une nouvelle fois l’implication du groupe des NW dans une partie non négligeable du volume des violences : sur un total de 11 rencontres avec heurts, on dénombre quatre situations dans lesquelles la responsabilité des NW est engagée plus ou moins nettement36. Si on isole le cas parisien sur lequel je reviendrai, aucune situation ne montre directement l’influence exercée par des contentieux passés. En effet, aucune série de violences n’est continue. Comme si on voulait troubler le jeu de la vindicte, comme si on voulait faire croire que « l’affaire était classée », une saison « morte » s’immisce, la plupart du temps, entre les violences. Pourtant, au regard des confrontations entre supporters parisiens et lensois, il semblerait que l’on ne soit pas toujours capable de différer un règlement de compte (à condition que cette interprétation soit valable). Mais, dans le cas des séries bastiaise et messine, c’est moins l’idée de faire oublier les violences passées que le renfort considérable des forces de l’ordre qui paraît à l’origine de l’absence de heurts. Ici, les violences ont toujours déclenché la mise en place d’un dispositif de sécurité beaucoup plus imposant lors du match succédant à la saison avec violences (+ 55 points dans le cas de Metz entre la saison 1994/1995 et la saison suivante, + 90 points dans le cas de Bastia au cours de la même période). D’une certaine manière, les éléments de cette séquence tendent à démontrer que l’augmentation des effectifs de maintien de l’ordre (cf. tableau 5) provient d’une multiplication des violences lors de la saison 1994/199537, elle surviendrait donc avec un temps de retard d’une saison. Pour conclure, on se doit de reconnaître l’existence d’une corrélation plus ou moins forte entre les violences produites entre un temps T et un temps T+2 saisons (dans certains cas : supporters de Bastia, Lyon et Metz). Il est possible d’avancer un tel propos puisque sur l’ensemble des séries retenues dans la séquence, soit huit, sept contiennent au moins deux saisons sans heurts séparées par une saison au plus. Quant aux matchs entre Lens et Paris, les données sont éloquentes. Quel que soit l’effectif des forces de sécurité38, les violences demeurent.
26A la différence de contentieux caractérisant l’essentiel des séries présentées, les violences « parisiennes » changent de formé au gré de la répartition des forces de l’ordre et sont régulièrement tournées vers les agents de l’ordre eux-mêmes. Si il n’y a peut-être rien d’étonnant à cela puisque ce sont les agents des CRS ou des Polices Urbaines qui sont les premiers en contact avec les partisans des équipes visiteuses, il n’en reste pas moins vrai que le pouvoir dissuasif des forces de l’ordre ne fait pas reculer l’ensemble des supporters. Lorsque ceux-ci ont tout d’une horde sauvage, rien ne semble pouvoir anéantir leurs charges agressives. Ainsi, au mieux, peut-on parler d’un contrôle des situations belliqueuses car en sollicitant de nombreux agents de maintien de l’ordre on assure la sécurité du public local, puisqu’on détourne consciemment les agressions vers les forces de l’ordre elle-même39. On croira enfin, pour l’instant, en la validité de l’hypothèse qui fait de l’histoire des contentieux entre groupes de supporters un facteur déclenchant des violences à venir. Qu’en est-il lorsque les séries d’étude sont constituées de moins de cinq rencontres jouées consécutivement à Bollaert ? L’étude des cas des supporters-visiteurs irréguliers pourrait-elle montrer des configurations particulières ? Il est question ici du club des « quatre à la suite ». Dans le cadre du championnat de France de première division, deux clubs ont évolué quatre fois consécutivement au stade Bollaert entre les saisons 1993/1994 et 1997/1998, soit en raison d’une accession parmi l’élite, soit à cause d’une relégation en deuxième division au cours de notre découpage. Il s’agit du LOSC et du Stade Rennais (STR). Avant de voir chaque situation de manière précise, voici quelques caractéristiques globales à propos de la catégorie « quatre à la suite ». Tout d’abord pour les huit rencontres ayant opposé le RCL au LOSC et au STR en quatre ans au stade Bollaert, la moyenne par match des services d’ordre s’élève à 117 agents (Polices urbaines) et 20 gardes des CRS- Par ailleurs, on dénombre quatre situations sur huit comptant des violences entre supporters, ou entre supporters et membres des forces de sécurité. De fait, le rapport entre matchs joués et matchs avec violences est largement supérieur à celui qui caractérise la séquence du « club des cinq ». Autre élément, commun cette fois avec les données précédentes, on remarque une progression significative des effectifs de police entre les deux extrêmes de la période considérée pour chaque club. En dehors d’une interpellation pour ivresse publique manifeste, aucun contentieux (au sens défini par les services de sécurité et non selon notre conception) n’a été enregistré lors des visites des supporters rennais à Lens. Malgré une histoire pacifique des relations entre partisans des deux « camps », l’importance des forces de l’ordre n’a cessé de progresser jusqu’à cette fameuse saison charnière40 au point d’atteindre un niveau très élevé relativement à l’ensemble des 92 matchs de l’échantillon (112 agents des Polices Urbaines et hors district). La situation du club de Lille et de ses supporters diffère en bien des points des caractéristiques de la série Rennes-Lens. Au regard des éléments présentés, il semblerait que les attitudes loscistes soient proches de celles des supporters du Paris Saint-Germain.
27Quand Lille vient à Lens, des violences éclatent à chaque fois et on constate une forte progression des effectifs sécuritaires d’une saison à l’autre ; ces violences sont la plupart du temps orientées vers les forces de l’ordre. Cependant, tandis que les agents concentrent leurs efforts sur la sécurité en ville lors des visites de supporters parisiens, elle est ici délaissée au profit d’une importante présence au stade (tribunes, parkings, caisses). Sur ce point, j’attire l’attention sur le fait qu’il s’agit d’une moyenne (un regard détaillé sur la situation montre en effet combien la distribution des différents agents en saison T est fonction des événements enregistrés au cours de la saison T-1). Je le mentionnais en début de partie : le déploiement policier est déterminé par plusieurs facteurs, notamment par la prise en compte des violences survenues lors d’un match précédent. Et si cette méthode prouve son efficacité dans la majeure partie des cas, il faut reconnaître ses limites dans le cadre de matchs suivis par des supporters autonomes habitués aux joutes extrêmes de la partisanerie sportive. Les supporters du LOSC ne cessent de marquer leur passage lorsqu’ils visitent le stade Bollaert et la ville de Lens. Ils s’adaptent au dispositif des forces de l’ordre ; ils déplacent leurs actions en fonction des quadrillages de surveillance, ils n’hésitent pas à leurrer les agents des Polices urbaines et des CRS en développant une action violente par-ci, pour en entreprendre d’autres plus brutales ailleurs. En outre, ils ne craignent pas l’affrontement avec ces forces de l’ordre et en isolant les Dogues Virage Est, les agents contribuent finalement à stimuler l’agressivité lorsque leur cordon de surveillance se fait plus lâche. Pour cette raison, rien ne semble entamer l’agressivité de supporters uniquement intéressés par l’affrontement, la bagarre, la dégradation de tout ce qui touche de près ou de loin au RCL ou, au cas où cela serait impossible, à tout ce qui contrarie leurs desseins belliqueux. En ce qui concerne la validité de cette manière d’expliquer cette sombre dimension du supporterisme, elle trouve ici deux terrains qui la confirment mais de deux façons distinctes. D’une part, on constate une absence de violence tout au long de la période considérée (série rennaise), et d’autre part on déplore l’existence d’un fond de violences qui se répète d’année en année (série losciste). Les conclusions de la séquence corroborent donc le point de vue dégagé antérieurement. En sera-t-il de même si on s’intéresse aux supporters ayant moins fréquenté le stade Bollaert au cours des cinq saisons de l’échantillon ?
28Pour poursuivre la lecture transversale, nous traitons à présent la catégorie dans laquelle se trouvent les clubs ayant évolué trois fois consécutivement à Lens. Il s’agit du FC Martigues, de l’E.A Guingamp, de l’OGC Nice et de PAS St Etienne. D’emblée, je fais le choix de scinder ce groupe en deux avec d’un côté les situations sans violence, et de l’autre des séries pour lesquelles au moins une rencontre avec violences a été constatée41. Sur les douze rencontres examinées ici, une seule a motivé l’intervention d’une CRS et en moyenne par match (hors CRS), c’est un total de 99 agents qui s’est chargé de la sécurité pour une répartition au trois quarts un quart (l’essentiel se tient dans le stade et aux alentours, le reste est une nouvelle fois équitablement réparti entre la circulation et la sécurité en ville). Enfin, pour la première fois, on observe parfois un recul de l’utilisation des services d’ordre entre la première et la dernière saison, tandis que sur douze rencontres trois ont été le théâtre de violences entre supporters. Examinons pour commencer les séries sans problème manifeste.
29En ce qui concerne l’interpellation signalée dans le tableau 22 et en fouillant les enregistrements des procédures du Commissariat de Lens, j’ai pu découvrir qu’il ne s’agissait que du lancer d’un fumigène dans le stade. Et si je ne considère pas qu’il s’agit là d’un acte de violence, c’est uniquement parce que cette action ne peut être assimilée à un jet de projectile puisque le fumigène n’était pas dirigé vers des supporters. Que peut-on tirer des éléments ci-dessus ? On peut se demander, une fois encore, si les moyens de service d’ordre et leur distribution sont à l’origine de l’absence de brutalités, de dégradations. Dans le cas des supporters martégaux, le problème d’une inadéquation des effectifs mis en place se répète ; comment comprendre une augmentation de plus de 80 points alors qu’il n’existait pas officiellement de supporters autonomes autour du FCM ? La question reste sans réponse. Quant aux déploiements des service d’ordre décrit dans le tableau 22, il souffre d’une critique identique. Bien sûr, les responsables de la sécurité publique ont rectifié leurs méthodes puisque la variation des effectifs chute de 20 points entre les deux extrêmes de l’échantillon. Comment, alors que le club breton venait d’accéder à l’élite, comprendre le chiffre de 110 agents chargés de la sécurité lors de la première visite de Guingamp à Bollaert ? Quoi qu’il en soit, on restera encore ici sur une note « neutre » : puisque aucune violence n’a été enregistrée, la configuration des services d’ordre ne se discute pas... et rien ne permet d’infirmer l’hypothèse. Quant aux séries relatives aux supporters niçois et stéphanois, leurs caractéristiques sont différentes.
30Il ne semble pas y avoir de corrélation entre les deux situations de violence dans le cas de Nice. Premièrement (saison 2), les violences appartiennent au registre classique (bagarre entre supporters des deux camps, agressions envers les forces de l’ordre). Une nouvelle fois, on remarque l’entière responsabilité des NW. Les brutalités suivantes (saison 4) sont donc survenues deux saisons plus tard, mais leur spécificité ne permet pas de retenir l’hypothèse de la saison « morte », ni même d’avancer celle du rôle déterminant joué par les forces de sécurité. En effet, il ne s’agit que d’un différend entre supporters lensois42. Le cas de PASSE est plus singulier et si lui non plus ne confirme pas l’hypothèse du poids des contentieux passés entre supporters, il ne l’infirme pas pour autant. Après vérification par le dépouillement de notes de service et de rapports des CRS, on constate que les violences venaient d’un déplacement de supporters casuals43 du club de Liège (Belgique). Ceux-ci se seraient rendus au stade Bollaert afin de régler des différends survenus entre des supporters stéphanois et les DVE. Si cet affrontement mérite d’être souligné, c’est parce qu’il confirme en effet l’hypothèse de l’histoire des violences entre groupes de supporters dans l’explication des conduites agressives. C’est parce qu’ils ont exploité une ressource atypique, leur capital social à l’intérieur de leur réseau de partisans, que ces supporters peuvent être considérés comme indirectement responsables des violences enregistrées. N’en sont-ils pas les commanditaires ? On voit donc que si les forces de l’ordre apprennent à s’adapter aux diverses modalités du supporterisme tout au long d’une compétition, certains groupes d’autonomes sont capables de déjouer les moyens sécuritaires ainsi que de surmonter le problème de leur distribution dans l’espace. Ils possèdent tout un registre de ressources, autant de manières de surprendre et de « régler des comptes », autant de pièges tendus aux partisans qui ne s’y attendent pas, autant d’outils pour tromper les agents chargés de la sécurité dans et autour des stades de football. Ma volonté n’est pas de dresser un bilan noir du monde des supporters autonomes (ultras, hooligans, casuals). Du reste, au regard des données exploitées jusqu’ici, les violences produites au stade de Lens ne semblent pas devoir alimenter le caractère mécaniquement belliqueux des passionnés du football. Je reviendrai sur la question. Il convient auparavant d’achever ce panorama des violences pour savoir si des séries de deux matchs en deux ans présentent des caractéristiques analogues à celles déjà examinées. En règle générale, la rareté des rencontres entre deux clubs empêche les contentieux. C’est le cas pour les rencontres avec Sochaux et Caen. Par ailleurs, les visites de partisans caennais et sochaliens n’ont pas occasionné de fortes présences policières (90 agents en moyenne malgré tout) et les CRS n’ont pas été appelés en renfort.
31On notera tout d’abord que la distribution des effectifs respecte encore le système du trois quarts un quart (avec une légère modification présentée en tableau 26). Autre élément commun à ces deux séries : on note le nombre pratiquement nul d’agents recrutés hors de la circonscription de Lens. Bien que l’un de ces deux clubs soit suivi par quelques supporters ultras (le S.M de Caen), on ne relève aucun contentieux. En matière d’ordre public et de vérification de l’hypothèse, ces deux séries représentent un terrain idéal puisque les rencontres entre ces divers supporters ne sont jamais problématiques. Evidemment, l’une des raisons de la configuration tient dans le fait qu’il n’existait pas de supporters autonomes de ces deux clubs lors des saisons 1993/1994 et 1994/1995. Depuis, les choses ont évolué et les événements d’avant et d’après matchs avec elles. Quoi qu’il en soit, ces situations sont remarquables d’autant plus que les saisons de référence (1 et 2 pour l’ensemble des rencontres de l’échantillon) sont particulièrement agitées. En ce qui concerne l’hypothèse de la mémoire des groupes, on ne trouve pas ici d’éléments permettant de l’invalider tandis que chaque suite de rencontres de supporters s’établit de manière continue (ce qui limite donc les effets d’une éventuelle amnésie). Mais tout cela ne signifie absolument pas que le caractère irrégulier des rencontres entre supporters ne produit aucun incident. Les supporters concernés par la série des « visiteurs irréguliers » se passionnent ici pour le Toulouse FC et l’Olympique de Marseille. La situation des rencontres entre autonomes marseillais et lensois aurait pu me conduire à présenter deux tableaux distincts : elle est effectivement bien différente de celle dont toulousains et lensois sont les acteurs. Avant d’examiner ce que la visite des supporters marseillais provoque à Lens, observons le cas des militants du TFC.
32Le TFC s’est rendu à deux reprises à Lens en 1993/1994 puis en 1997/1998 : de manière irrégulière donc et très espacée. Alors qu’aucun incident n’avait été enregistré en saison 1, et malgré la progression des effectifs de sécurité de plus de 20 points entre la saison 1 et la saison 5, des violences ont éclaté lors de l’exercice 1997/1998. Autrement dit, la situation décrite par le tableau remet en cause à la fois l’hypothèse du poids du passé et l’efficacité des agents des Polices Urbaines. Ce cas est d’autant plus délicat à cerner qu’aucun différend n’est apparu entre autonomes lensois et toulousains lors du déplacement du RCL au Stadium de Toulouse quelques mois plus tôt44. Quant au club de Marseille, on comptabilise trois visites à Lens au cours du découpage. Il y est effectivement passé lors de la saison 1993/1994, c’est-à-dire un exercice au cours duquel fut décidée la rétrogradation administrative du club en raison de « tricheries ». Voici le détail des événements survenus lors de la première visite des ultras marseillais au stade Bollaert ; les groupes autonomes les plus puissants de France (nombre d’adhérents, nombre de déplacements effectués, nombre de spectacles en tribunes composés...). Dans le cas des oppositions entre lensois et marseillais, l’hypothèse de la mémoire des groupes comme l’efficacité des forces de l’ordre ne peuvent être discutées. L’absence de contentieux au cours de ces deux saisons réaffirme (voire n’infirme pas de façon certaine) la supposée « mémoire » des groupes d’autonomes, et la forte mobilisation des agents de sécurité est légitimée par cette même absence de problèmes.
33Prenant en compte ces dernières informations mais considérant aussi les limites du raisonnement (est-ce que les incidents de 1993/1994 ne s’expliquent pas à partir des événements plus vieux d’une saison ?), comment peut-on expliquer la disparition des violences entre la saison 1 et les saisons 4 et 5 ? Selon l’hypothèse qui suppose une reproduction (pas nécessairement d’une saison à l’autre, cf. idée de la « saison morte ») des incidents à partir d’une capacité de mémorisation propre aux groupes d’autonomes45, on ne peut pas comprendre le calme des deux dernières saisons. Selon les informations dont on dispose ici, il semblerait que l’augmentation des forces de l’ordre déployées au cours des dernières saisons explique ce « calme ». En outre, la nature des contentieux survenus en saison 1 n’infirme pas vraiment l’hypothèse puisque l’agressivité relevée concernait des supporters belges et des autonomes marseillais (des supporters belges à l’origine des heurts)46. Examinons pour finir ce qui concerne les supporters de clubs n’ayant évolué qu’une fois en cinq ans à Lens.
34Bien que les caractéristiques de la série relative aux visites des supporters toulousains aillent dans un sens apparemment contraire, les déplacements de clubs fraîchement promus dans la division occupée par le RCL ne provoquent pas d’incidents entre supporters et ceci pour deux raisons. D’une part les clubs concernés ne disposaient pas à l’époque de public autonome, d’autre part aucun incident n’a été enregistré entre leurs publics et les autonomes lensois puisque les clubs auxquels ils s’identifient ne se rencontrent pas souvent. Je termine là le commentaire puisque la vérification de l’hypothèse appelle nécessairement au moins deux saisons, deux déplacements de supporters à Lens au cours de la période 1993/1998. Il fallait néanmoins présenter au lecteur les cas de groupements supporteristes à l’histoire récente ; de fait aux capitaux de contentieux plutôt réduits.
35Quels sont, en définitive, les principaux enseignements d’une lecture à la fois transversale et longitudinale ? On se souvient qu’une forte augmentation des forces de l’ordre (saison 1996/1997) n’avait pas entraîné une diminution des violences mais plutôt une progression de celles-ci (on passe de cinq rencontres avec heurts en 1995/1996 à sept pour la saison suivante). Et alors que les effectifs de sécurité étaient moins présents la saison suivante, le volume des incidents chutait de façon apparemment paradoxale. Je l’ai mentionné, une telle évolution s’explique en partie par l’intervention des agents de sécurité salariés au RCL. Mais la raison principale de ce changement provient de l’absence de rencontre entre Lens et Lille puisque le LOSC a été rétrogradé sportivement. De plus, on doit la diminution des violences à une accentuation de la présence policière au cours des saisons 1995/1996 et 1996/1997. Cette « campagne » a modifié les comportements des supporters, comme elle a largement contribué au démantèlement du groupe d’autonomes le plus violent à Lens, celui des North Warriors. Et si il en reste quelques uns à la fin des années 1990, l’atomisation-de leur groupe de référence entraîne la disparition progressive de violences organisées au stade Bollaert. En fait, si les données d’ensemble relativisent le pouvoir des services de sécurité, une lecture plus pointue rétablit une efficacité qu’il faut de toute façon estimer sur plusieurs saisons. Globalement, une forte présence des agents des Polices Urbaines et des CRS limite, sur le moment ou une saison plus tard, le désordre public dans et autour d’un grand stade de football et rares sont les supporters capables de déborder les dispositifs sécuritaires. Il existe cependant des groupes pour lesquels la présence policière n’a que peu d’importance. Quelle que soit en effet l’évolution des forces de l’ordre d’une saison à l’autre (mobilisation en hausse, répartition modifiée), la quantité des contentieux ne change pas (séries relatives aux supporters du LOSC et du Paris SG). Car si les agents chargés de la sécurité savent s’adapter aux situations, les supporters font de même, de sorte que les agressions continuent mais leur forme varie. Aussi, il ne faut pas s’étonner de voir une recrudescence des agressions de supporters à l’encontre des agents de la police. Les supporters adverses ne représentant plus une proie accessible, on décide alors de s’en prendre à ceux qui les isolent et les protègent.
36Au regard des multiples informations contenues dans cette section, on doit reconnaître le rôle déterminant joué par les Polices Urbaines et les CRS pour endiguer les violences ou, selon les cas, les reporter à plus tard. Dans bien des cas en effet, des violences passées conditionnent des heurts à venir et le système sécuritaire ne provoque pas nécessairement l’oubli dans l’esprit de partisans particulièrement revanchards. Pour certains groupes de supporters, l’objectif de la vengeance et du règlement de compte semble beaucoup trop ancré dans les valeurs qui gouvernent les attitudes pour l’abandonner au motif que la présence policière est forte. Ceci me conduit par conséquent à considérer l’histoire des contentieux entre les groupes de supporters autonomes comme un élément suffisamment significatif de leurs comportements. Au mieux, l’impact des services d’ordre sera de faire croire que les événements violents d’une saison ne se renouvelleront pas l’année suivante. Mais les supporters s’adaptent, ils peuvent très bien satisfaire leur vindicte lorsqu’ils accueilleront à leur tour les supporters lensois. Ils peuvent aussi faire preuve de patience (c’est l’idée de la saison « morte ») et possèdent les moyens de déjouer tous les plans des forces de l’ordre en déléguant d’autres supporters afin de satisfaire leur vengeance (c’est le cas des supporters lillois ayant « envoyé » des partisans belges avec lesquels ils s’entendent, des hooligans liégeois, pour agresser leurs « ennemis » stéphanois). D’autre part, il s’avère que les violences entre supporters naissent plus facilement lorsque la fréquence des rencontres opposant les équipes est élevée. Autrement dit, les supporters qui ne feraient qu’un bref passage par Bollaert sur une période de plusieurs années auraient davantage de chances de ne pas être agressés que les partisans habitués. Plus les supporters s’inscrivent dans un territoire, plus ils investissent d’autres lieux que leur propre tribune, et plus ils seraient alors perçus comme des étrangers qu’il faut punir et chasser. En revanche plus les confrontations entre deux équipes et deux camps de supporters sont fréquentes, plus la probabilité de voir émerger des violences augmentera et le nombre des agents de l’ordre n’aura que peu d’influence surtout si les supporters en question font de la violence une valeur cardinale de leurs engagements. Pour autant, si les supporters en question ne font pas de la violence une ressource déterminante et si leur rapport aux brutalités appartient à la provocation et à la simple intimidation, les services de sécurité joueront un rôle essentiel puisqu’ils permettront de limiter voire d’empêcher toutes formes de violence.
B – Culpabilité du club et précarité sociale des supporters
37On sait maintenant que les violences dans le stade ne sont pas obligatoires, on sait aussi qu’elles ne concernent qu’une partie du public47. Ces conclusions ne paraissent pas discutables puisqu’elles reposent sur une base de données fiable, et ceux qui l’ont construite ne gagneraient rien à dissimuler les incidents. Ce constat va à l’encontre des visions « unanimistes » des spectateurs de football48. Il faut pourtant constater les limites d’un travail à la fois descriptif et de recoupement des informations présenté au cours de la section précédente. Certaines précisions ont pu être apportées mais elles ne suffisent pas ; que disent-elles à propos des causes réelles des violences et de la manière dont les supporters autonomes les perçoivent ? Bien que l’hypothèse de l’histoire des contentieux entre groupes soit en partie vérifiée, je dois la confronter aux discours des partisans autonomes parce que la mise en évidence d’une corrélation ne représente qu’un élément d’interprétation, une base qui appelle des informations d’une autre nature. Bien sûr, le premier versant de l’étude des violences supporteristes permet de réfléchir sur la responsabilité de l’appareil policier quant à l’insécurité dans les stades. Là encore, si les résultats du dépouillement des données et de leur recoupement légitiment les interventions des forces de l’ordre, que pensent ceux qui obligent à tant de présences policières ? Comment les supporters autonomes lensois définissent-ils leur rapport à la violence ? Quelles sont leurs manières de voir des acteurs qui les surveillent, les punissent, les stigmatisent et qui limitent leurs débordements ? Les violences de ces partisans naissent-elles par exemple de cette interaction ?
B1 – L’organisation locale du supporterisme comme déterminant des heurts
38En observant les conduites des supporters autonomes lensois lors de nombreux déplacements, en reconstituant les profils sociaux49 d’une partie d’entre eux, en évaluant le rapport que chacun entretient avec le comportement partisans agressif, j’apporte de nouveaux éclairages pour comprendre la violence dans le grand stade de football. Cette partie du travail poursuit donc deux objectifs principaux : identifier les supporters autonomes et les situer dans le système supporteriste lensois, dresser les diverses significations de la violence en interprétant les conduites et les paroles des autonomes appartenant aux Red Tigers. En outre, ce dernier aspect sera enrichi par une prise en considération d’informations contenues dans le discours de quelques adhérents des DVE, des partisans autonomes parfois farouchement opposés au public lensois dans son ensemble. Voyons maintenant en quoi le RCL et l’organisation du Supp’R’Lens contribuent, pour une part, à attiser certaines conduites déviantes. La question est très simple ici : le RCL est-il coupable ? L’idée qui vient d’abord à l’esprit pour caractériser le public lensois est celle de la convivialité des tribunes, de la ferveur sympathique des supporters. En dépit des incidents qui se produisent parfois, l’image de ce public demeure intacte grâce aux efforts conjugués des médias et des dirigeants du RCL. Pour mieux comprendre la stigmatisation dont les supporters autonomes sont victimes, pour avoir à l’esprit qu’il peut s’agir d’un déterminant de conduites agressives, il faut d’abord revenir sur l’organisation sociale du supporterisme lensois et des réseaux qui le supportent50.
39Si on remonte aux origines du Supp’R’Lens, c’est-à-dire au début des années 1990, on s’aperçoit que les impératifs sécuritaires sont à l’origine de la création d’un club central de supporters. L’intérêt pour chaque club était d’opérer un contrôle social, de contenir le débridement des émotions. Une part de la dynamique du supporterisme officiel concerne la sauvegarde d’une manière « normale » de soutenir une équipe de footballeurs. Qu’il s’agisse du discours officiel (le Maire de Lens, les représentants du RCL, les dirigeants du Supp’R’Lens) ou des discussions privées entre sympathisants ou membres du Supp’R’Lens, tous ont longtemps condamné, plus ou moins, les conduites des supporters autonomes et leurs leaders qui se sentaient considérés comme des déviants voire des délinquants. De ce fait les autonomes lensois n’avaient pas le droit à l’expression, ni même au partage de certaines ressources mises à la disposition du public par les dirigeants du RCL. En réponse les autonomes lensois ont mis en place des spectacles et des stratégies à la fois provocatrices et de défiance à l’égard des représentants du RCL et des « moutons » du Supp’R’Lens. Cependant, à partir de la saison 1995/1996, une série d’incidents (violences, dégradations à domicile, et lors des déplacements du RCL) va remettre en cause la dynamique d’étiquetage. Si jusqu’alors la plupart des membres du Supp’R’Lens ne faisait pas de distinction entre les supporters autonomes, la montée de la violence du côté des North Warriors amènera leur isolement et disculpera en partie les autres groupes, notamment les Red Tigers.
40Si la situation actuelle se signale par davantage de compréhension entre styles de partisanerie, si le groupe des North Warriors n’a plus d’existence officielle, d’anciennes pratiques vexatoires ou discriminatoires n’ont pas terminé d’alimenter les différends qui continuent d’isoler le supporter autonome lensois du reste des tribunes. Aussi, on doit reconnaître qu’une mauvaise gestion du supporterisme peut occasionner des violences dans un même camp, surtout lorsque les populations concernées se côtoient dans un espace circonscrit. Tant que la différence ne sera pas tolérée, tant que le supporterisme ultra conservera une image de haine et de violence dans la représentation collective, les distinctions se feront et l’on continuera d’assister à des scènes d’exclusion. Les dirigeants du RCL ont semble-t-il compris cette situation puisqu’un rapprochement se fait jour aujourd’hui, volontaire ou obligé, du fait de l’augmentation des effectifs des groupes autonomes. Ce « rapprochement » des styles supporteristes peut toutefois devenir problématique. Il se traduit par des déplacements « clés en mains » consentis aux autonomes à condition que ceux-ci adoptent des conduites proches de la norme supporteriste. Ces concessions se font parce que le RCL semble devoir s’accommoder du supporterisme autonome51. Ce rapprochement de deux formes d’engagement profite, a priori, finalement aux deux parties. D’un côté les leaders des groupes autonomes sont satisfaits de pouvoir offrir des déplacements moins coûteux à leurs adhérents et cela explique, en partie, l’augmentation de l’effectif des Red Tigers ces dernières années. De l’autre, l’association permet au Supp’R’Lens d’optimiser le contrôle social qu’il doit exercer sur l’ensemble du public et au RCL de donner une image moderne de son mode de gestion des tribunes. Toutefois, si la multiplication des échanges et des ententes contribuent certainement à limiter l’augmentation de certains délits mineurs, mes investigations à l’intérieur des groupes autonomes m’amènent aussi à modérer ce point de vue.
41Je me souviens de mes premières interprétations se rapportant aux comportements de certains North Warriors, de ma première rencontre avec l’un d’eux. Je me trouvais au stade Bollaert, non loin de l’emplacement régulièrement occupé par le groupe des Red Tigers. Ce supporter avait le regard voilé, il parlait sans vraiment se soucier de savoir si je l’entendais ou pas. Il expliquait qu’il était seul face à moi mais que ses « amis » ne se tenaient jamais vraiment éloignés les uns des autres. Avant cette rencontre, plusieurs personnes m’avaient fait part de leur avis à propos de ce qu’ils appellent les « hools ». On les considérait comme des individus très violents, des racistes, des fascistes. Je suis conscient que ces points de vue orientaient ma façon de voir les faits dans un sens passablement préconçu. Or, les idées préconçues ne valent rien car on risque autant à se laisser influencer par elles qu’à les ignorer totalement. Pourtant, il arrive que l’on se demande si il ne faut pas être persuadé qu’une idée peut être exacte tout en étant préconçue. Cela étant, je tenais beaucoup à me faire ma propre opinion. Je l’ai précisé, les North Warriors ne sont plus constitués en groupe, ils ne possèdent plus de local privé et se réunissent dans un café qui jouxte le stade de Lens. Tous les membres n’y sont pas forcément présents les soirs de match, on ne dispose d’aucun élément quant à leur identité sociale mais on sait par déduction qu’ils résident tous dans les environs de Lens et d’Arras. Pour les avoir côtoyés à plusieurs reprises lors des déplacements du RCL, je sais que ces supporters se déplacent en voitures particulières par groupes de quatre à cinq, que leur itinéraire se distingue de celui qu’empruntent les bus du Supp’R’Lens. Il arrive néanmoins que des jonctions se fassent à la sortie d’une bretelle d’autoroute et c’est alors que quelques Red Tigers profitent de l’arrêt d’un bus pour engager des discussions avec certains North Warriors. Si le groupe n’a donc plus d’existence officielle, il arrive qu’il se reconstitue en certaines occasions et leur nombre approcherait alors la centaine de membres. Bien que les NW aient perdu leur droit à la parole à l’intérieur du mouvement autonome, et en dépit de la disparition d’anciennes alliances, notamment avec les Magics Fans de Saint-Etienne c’est-à-dire le « groupe ennemi » des DVE52, il arrive assez fréquemment qu’une partie de ces supporters rejoignent les rangs des Red Tigers afin d’organiser des agressions contre les supporters adverses. Et si la chose aboutit rarement, la seule présence de NW aux alentours d’un groupe ultra peu violent change nettement l’atmosphère pour une raison essentielle. En acceptant le rapprochement avec le Supp’R’Lens, les leaders des Red Tigers ont provoqué l’émergence d’un mouvement contestataire à l’intérieur même du groupe animé par quelques supporters déçus de voir l’idéologie originelle de « leur groupe » galvaudée. Aussi, on comprend mieux pourquoi les principaux leaders des Red Tigers n’acceptent pas vraiment la présence de quelques North Warriors aux alentours du groupe. Ils craignent en effet de voir se modifier les comportements en certaines situations, comme ils sont conscients d’être en partie responsables de ce rapprochement pervers53.
42En définitive, eu égard à la responsabilité du RCL dans la disparition des NW et dans le rapprochement entre les Red Tigers et le Supp’R’Lens, accepté par les principaux leaders des Red Tigers (afin de donner une légitimité au groupe en participant aux assemblées générales, de disposer de certaines ressources nécessaires pour développer le groupe et de lui permettre d’exister à l’intérieur de l’espace national du supporterisme autonome), je suis en droit de me demander si ce club n’a pas une part de responsabilité dans le développement des violences. De fait on retrouve ici tout le paradoxe de l’action d’un club central de supporters et des dirigeants d’un club. Entre leur volonté de fédérer l’ensemble des supporters pour mieux les contrôler afin d’assurer la sécurité de tous, et leur manière d’homogénéiser par la contrainte, la malice et parfois la répression, le RCL et le Supp’R’Lens peuvent finalement apporter à quelques autonomes de quoi nourrir une riposte violente. Les dirigeants des clubs doivent impérativement comprendre qu’il existe un monde parallèle à celui des simples spectateurs et des supporters classiques, un système dans lequel on trouve des organisations de groupes différentes avec leurs propres modes de régulation. C’est d’ailleurs un ensemble qui ressemble de plus en plus à un monde dans lequel la concurrence entre les groupes semble régler les relations et les attitudes, un univers qui fait de la partisanerie une lutte et c’est pourquoi il me fallait traiter l’hypothèse d’une histoire des contentieux entre groupes d’autonomes comme déterminant des violences.
43Avant de traiter l’hypothèse selon laquelle les profils sociaux des Red Tigers expliqueraient leur comportement violent, je rappelle les principaux enseignements à propos des réactions violentes des supporters. Tout d’abord je dirai que l’histoire des groupes est déterminante. En cultivant la mémoire du groupe, les leaders contribuent au maintien des contentieux entre leur groupe et des supporters de camps opposés comme ils participent à la construction identitaire de l’association qu’ils dirigent. Ensuite, l’importance des forces de l’ordre et leur mode de déploiement ne contribuent pas à l’exacerbation des violences. Au contraire, ces forces réduisent les prochaines expressions agressives lors de la saison suivante jusqu’à les faire disparaître au fil du temps, ou bien elles empêchent leur reproduction immédiate ; c’est ce que voudrait suggérer la notion de « saison morte ». Au pire, les moyens de service d’ordre participent à la transformation voire au déplacement de ces violences sans jamais les éliminer vraiment. J’ajoute que le nombre des accrochages violents est en partie indexé sur la configuration des compétitions, sur les ressources déployées par un club en direction de la gestion des publics, sur l’organisation des partisaneries au plan local. On a pu le constater à Lens : l’absence de certaines rencontres à hauts risques (notamment l’opposition entre le RCL et le LOSC), la mise en place d’un service de sécurité propre au RCL à domicile et en déplacement (on retrouve invariablement les mêmes agents de sécurité qui connaissent les supporters et ceux-là les reconnaissent) et un rapprochement entre le club, les membres du Supp’R’Lens et les supporters autonomes influencent notablement le volume comme la « qualité » des débordements. Les observations et les entretiens effectués auprès des supporters m’amènent toutefois à relativiser ce processus de pacification des conduites autonomes. Selon certains supporters autonomes, le rapprochement des styles supporteristes doit être discuté. Ils y voient une confusion de genres qui risquerait, à terme, de modifier les attitudes d’autonomes convaincus que l’on doit s’affranchir des clubs et de ce qu’ils proposent. Pour eux, la reconnaissance identitaire ne passe pas d’abord par une reconnaissance du public traditionnel, mais plutôt par ce qui se dit et s’écrit à l’intérieur du système de la partisanerie indépendante. Il faut savoir que chaque club de supporters autonomes entretient toute une série de correspondances avec d’autres clubs considérés comme des alliés. A un autre niveau, ces correspondances (lettres, clichés photographiques représentant un spectacle organisé au cours d’une rencontre dans les tribunes, la présentation d’un nouveau logo ou d’un fanzine…) sont envoyées aux rédactions de mensuels spécialisés dans la question du « supporterisme créatif » (Kop, Sup’Mag…). Au bout du compte, un rapprochement excessif signifierait leur disparition. Selon les membres les plus influents des groupes d’autonomes observés, tout porte à croire que la partisanerie autonome cherchera encore à se distinguer des manières supporteristes traditionnelles ou perçues comme telles54, et inventera de nouvelles méthodes de distinction. On a pu voir se multiplier lors de la saison 1999/2000 des « grèves du soutien » des supporters dans les grands stades de football, ou les expéditions punitives en direction des footballeurs professionnels (particulièrement en France). Ailleurs, on constate l’augmentation de la diffusion de messages à caractères xénophobes à l’adresse, encore une fois, des joueurs c’est-à-dire des premiers représentants des clubs (en Italie, en Belgique, en Allemagne). On peut légitimement penser que la violence (ou une forme de violence...) occupera une position centrale parce qu’elle contient des dimensions qui rendent originaux et apparents ceux qui l’intègrent dans leur forme de soutien à un club. A Lens, si pour l’instant la relation Supp’R’Lens/supporters autonomes ne produit pas de changements majeurs dans le fonctionnement des Red Tigers par exemple et dans leur rapport à la violence (bien que des facteurs de changements aient été décelés...), une immersion dans les tribunes et la parole des gens permettent d’évaluer les tendances à venir. Elle nous renseigne à propos de nouveaux éléments qui se font jour, elle nous donne de quoi vérifier les premières hypothèses (rôle déterminant des contentieux entre groupes, effets pervers liés à l’importance des forces de l’ordre, responsabilité du RCL et du Supp’R’Lens dans l’émergence des violences). Avant cela, je compte présenter les profils sociaux des membres des Red Tigers afin peut-être de bousculer certains préjugés mais surtout pour poursuivre la tentative d’explication du supporterisme violent.
B2 – Les débordements ont-ils un rapport avec la « situation sociale » des supporters ?
44Qui sont les autonomes ? Leur identification repose ici sur des données collectées au cours d’une passation de questionnaires effectuée auprès de la totalité des Red Tigers lors d’un match joué au stade Bollaert (saison 1997/1998). Au total, un peu plus de 160 questionnaires et autant de stylos à bille ont été distribués pour un taux de retour avoisinant les 70 %. Bien des stylos ont été conservés par les supporters. Compte tenu des questionnaires non exploitables, j’ai profité d’une base de données caractérisant 108 Tigers exactement. Enfin, cette passation avait été annoncée par les leaders des Red Tigers quinze jours auparavant grâce à l’organe de communication diffusé à tous les membres présents lors des rencontres jouées à Bollaert (« Les nouvelles du dedans »). Si la représentation graphique suivante confirme la forte masculinité du supporterisme autonome (90 % des Tigers sont des « hommes »), il fait en revanche basculer un préjugé faisant de ce style de partisanerie une pratique purement juvénile. Selon les discours des leaders, le nombre élevé des « moins de 17 ans » s’explique à partir de ce qu’évoque le supporterisme ultra dans les consciences des teen-agers : un moyen de se distinguer du reste des tribunes, une sortie originale pour une compagnie que l’on souhaite impressionner par tant de virilité et d’originalité. Cela étant, on constate que ce style n’est pas exclusivement celui d’adolescents mais plutôt celui de personnes proches de l’âge adulte55 puisqu’une écrasante majorité des Tigers a dépassé ou est proche de l’âge de la majorité (environ 70 %). Quoi qu’il en soit, on ne peut tirer aucune conclusion quant à un quelconque effet causal sur le développement des violences.
45Comme la majorité des membres de groupes autonomes, les Red Tigers instaurent une relation faite de provocations et d’intimidations à l’égard d’une partie des supporters adverses. Que le match se déroule à Lens ou ailleurs, cet élément appartient au mode de fonctionnement du groupe comme il est une dimension de l’organisation du Kop Sang et Or. Si il arrive que quelques Tigers agressent le camp partisan adverse (bagarres isolées, dégradations...), ce type d’événement reste suffisamment rare pour ne pas inquiéter les forces de l’ordre, – mais il aurait tendance à s’installer notablement dans les conduites d’adhérents proches d’anciens North Warriors Il reste que les Tigers ne sont pas catalogués comme des supporters violents et ne constituent pas une « menace pour l’ordre public »56. Mais ce groupe comme tous les autres, n’est pas homogène du point de vue des attitudes. Et si Christian Bromberger affirme qu’il est impossible de dresser un portrait-type du supporter indépendant des réseaux officiels de soutien, c’est uniquement en raison de l’hétérogénéité sociale qui caractérise leur groupe d’appartenance. Aussi, l’identification sociale des Red Tigers ne doit pas être comprise comme une tentative de recherche de corrélation entre origine sociale et violences. D’une part en moyenne les Tigers ne sont effectivement pas vraiment dangereux, d’autre part ils ne se comportent pas tous d’une manière uniforme. Mais il y a plus. Selon des événements liés au jeu des rencontres entre les Tigers et d’autres supporters, selon les dispositions individuelles, les comportements d’un même sujet varie d’un match à l’autre. La variable dont il s’agit ici porte donc sur la précarité sociale des individus. Quelles sont les situations sociales de ces supporters autonomes ? Si les caractéristiques sociales des partisans autonomes expliquent en partie l’émergence des violences, doivent-ils être d’origine et de milieux populaires voire précaires ? Rien n’est moins sûr. Pourtant, le point de vue commun tend quasi mécaniquement à associer les déviances à la précarité sociale des auteurs présumés. Pourquoi ? Parce que les supporters autonomes sont en général assimilés à des individus dérangeants57, c’est-à-dire à des figures sociales proches des milieux populaires dont l’attribut élémentaire serait le nihilisme, le « je-m’en-fichisme »58. Peut-on parler de « situations sociales précaires » au regard des éléments suivants ? Les données à venir viennent-elles rassurer le producteur de sens commun ?
Tableau 30a : Eléments de situation sociale des Red Tigers selon la tranche d’âge
15-17 ans inclus | 18-20 ans inclus | Plus de 20 ans | |
Etudiant | 28 | 40 | 13 |
Ayant un emploi | 0 | 1 | 15 |
A la recherche d’un emploi | 2 | 2 | 7 |
Total | 30 (27,8 %) | 43 (39,8 %) | 35 (32,4 %) |
46Ce tableau voudrait suggérer la situation sociale à partir des trois caractéristiques évoquées dans le questionnaire. Ainsi, il faut lire qu’un tiers des Tigers comme étudiants est constitué de personnes dont l’âge ne dépasse pas les 17 ans. Lorsque le Tigers a plus de 20 ans, il sera donc avant tout un actif tandis que la population des 15 à 20 ans regroupe avant tout des scolaires. Aussi, en dehors de quelques adolescents et jeunes adultes ayant quitté le système scolaire ou universitaire pour certains, et d’adultes à la recherche d’un emploi, on ne peut pas vraiment en conclure que la majorité des Tigers se trouve dans une situation sociale précaire. En fait, si-précarité sociale il y a, elle concerne avant tout ceux qui sont âgés de plus de 20 ans tandis qu’une bonne partie des membres poursuit sa scolarité. Ce n’est pas là une originalité, mais une reproduction plus ou moins fidèle de la structure sociale globale de ces tranches d’âge. On le constate, les trois quarts de la population des Tigers sont scolarisés alors que trois Tigers sur vingt occupe une position salariée, avec un contrat de travail stable ou non. Quant aux supporters à la recherche d’un emploi, deux sur vingt tout de même, il s’agit essentiellement des plus de 20 ans. On ne donc parler ici de précarité sociale : 75 % des Tigers sont étudiants, 15 % sont des actifs ayant un emploi et 10 % sont à la recherche d’un emploi. Néanmoins, derrière la catégorie « étudiant » se dissimulent divers profils qu’il convient ici de caractériser. Tout d’abord, un Red Tigers sur deux possède le BEPC ou un diplôme de l’enseignement professionnel c’est-à-dire précisément un BEP ou un CAP. Si un tiers des Tigers scolarisés déclarait avoir obtenu le baccalauréat (soit environ 27 personnes), 13 militants au total suivaient des études supérieures. Au total, 37 % des Red Tigers possédaient le baccalauréat et/ou poursuivaient des études supérieures en 1997/1998. Il faut reconnaître que la majorité ne parvient/parviendra pas à obtenir le baccalauréat au moment de la majorité civile. Aussi, si les données permettent de parler d’un niveau de scolarisation plutôt élevé, les derniers éléments modèrent des conclusions trop hâtives. Si on se réfère aux trajectoires scolaires ainsi qu’à ce qu’il advient sur le marché du travail de ceux qui ne possèdent pas de capital culturel suffisamment important, on suppose que la situation d’une bonne partie des Tigers pourrait évoluer dans un sens défavorable. Partant de ce constat quelque peu exagéré mais en tenant compte également de la part des non scolarisés (c’est-à-dire des Tigers sans emploi ou en emploi mais peut-être en situation professionnelle instable si on admet que le niveau de diplôme conditionne la nature d’un contrat de travail, son niveau de rémunération, sa pénibilité...), on peut légitimement envisager qu’un Tigers sur cinq ne se situe pas en situation sociale remarquablement favorable. Les données autorisent à supposer cet état de fait mais nullement à l’affirmer. Ce sont des entretiens, ainsi que de nombreuses discussions informelles qui m’amènent à penser qu’une partie non négligeable des Tigers se trouve dans des situations sociales plutôt difficiles. Pour autant, je ne suis pas du tout en mesure de rapprocher ce constat des éléments avancés lors de la proposition d’un contexte social favorable au développement du sport et à la consommation du spectacle footballistique. La première section de l’essai de contextualisation n’est toujours pas concluante. En effet, il n’est pas certain que chacun des Tigers en situation supposée précaire se caractérise par un déficit identitaire et un besoin de sociabilité. Les caractéristiques du milieu familial exprimeront-elles un tel constat ? Vont-elles, une fois encore, confirmer l’idée d’une reproduction des inégalités sociales ?
Tableau 30b : Eléments de situation sociale des Red Tigers autour du milieu familial
CSP du chef de famille | Proportions (effectifs en % ages) |
Agriculteurs | 0 |
Artisans, commerçants, chefs d’entreprise | 7 (6,48 %) |
Cadres, professions intellectuelles sup. et libérales | 14 (12,96 %) |
Professions intermédiaires | 17 (15,74 %) |
Employés | 33 (30,55 %) |
Ouvriers | 18 (16,66 %) |
Retraités | 7 (6,48 %) |
En chômage | 12 (11,11 %) |
47On le constate, les CSP « employés » et « ouvriers » constituent près de la moitié des réponses enregistrées. Un milieu social relativement modeste que confirment d’ailleurs les chiffres relatifs au nombre de chômeurs (11,1 %) et de façon évidemment plus discutable le volume de retraités (6,5 %). Certes, ces catégories peuvent parfois tromper mais en dehors de cas isolés elles signifient généralement une perte notable de capital économique, une situation sociale plus délicate. Pour reprendre la formule de Jean Fourastié, les « trente glorieuses » ont largement participé à la tertiarisation de la structure des emplois créant ainsi une économie de moins en moins ouvrière. Le monde ouvrier s’est donc progressivement effacé au bénéfice des catégories d’employés, de professions administratives sans grande responsabilité. De fait, il ne faut pas nécessairement être surpris de voir que peu de Tigers ont baigné ou baignent encore dans une culture familiale ouvrière. Compte tenu de la proportion élevée du nombre d’employés (et de chômeurs...), cela ne semble pas remettre en cause des études antérieures qui qualifiaient les supporters et les supporters indépendants d’individus issus de milieux populaires. Et si on rapproche ces données de celles qui ont été présentées précédemment (notamment par rapport aux niveaux de diplôme), on voit bien que cette base populaire existe et qu’elle a toutes les chances de perdurer60. Soulignons par ailleurs le caractère pluriel des origines sociales et ajoutons qu’une telle diversité constitue, en elle-même, une ressource pour l’ensemble des Red Tigers. A partir de cela mais aussi de l’étonnante solidarité caractérisant les relations entre les différents membres du groupe, on comprend mieux comment les Tigers mobilisent les ressources les plus variées pour atteindre leurs objectifs : tel adhérent fait appel à son père pour disposer de nombreuses ramettes de papier nécessaires à la création de certains spectacles sportifs, tel autre profite de la profession d’un de ses proches pour utiliser un équipement photographique de grande qualité nécessaire pour promouvoir et construire l’image du groupe lorsque des clichés seront envoyés aux rédactions de magazines spécialisés.... Cette diversité sociale alimente en outre l’hétérogénéité des significations du supporterisme caractérisant la population des Tigers. Ainsi, bien que tous soient d’accord pour critiquer le Supp’R’Lens, chacun n’entretient pas un rapport « tout fait » avec les violences dans les stades. On le verra, certains les condamnent plus ou moins fortement, tandis que d’autres y voient un moyen d’affirmer leur personnalité dans le groupe, dans leur « autre vie » sociale même. Si le groupe des Red Tigers ne correspond pas globalement à un style supporteriste proche du hooliganisme, il n’en reste pas moins profondément inscrit dans le mouvement autonome et représente même une « petite référence ». Je tiens compte d’un dépouillement des fanzines de supporters bordelais, marseillais, stéphanois, nancéiens et messins dans lesquels on note une reconnaissance des Tigers.
48Mais il arrive que des certains Tigers soient à l’origine ou au centre de heurts entre supporters. L’ensemble des éléments dont on dispose ici doit pouvoir nous amener à mieux comprendre les violences en général et celles causées par des partisans autonomes en particulier. Pour ces raisons, il faut tenir compte des caractéristiques sociales dégagées. On apprend donc que ces autonomes se distinguent socialement en certains points du reste des supporters et spectateurs, mais qu’ils ne représentent pas pour autant tous des exclus sociaux venus chercher fortune identitaire et force reconnaissance dans les tribunes. Même si effectivement certains Tigers vivent sans doute la précarité, cela n’explique pas entièrement les violences tant une partie du reste de Bollaert la subit aussi. Par contre si on la conjugue avec la consommation d’alcool qui rythme la plupart des déplacements de supporters autonomes, ou si on l’associe à d’anciens incidents entre groupes d’appartenance qui ne demandent qu’à être réglés par des esprits revanchards parfois mal accompagnés, alors l’appareil policier devra déployer l’ensemble de ses moyens afin de limiter les violences qui surgiront immanquablement. Et je l’ai montré, selon l’intensité de tel ou tel facteur ou parce qu’ils sont entièrement « dans le rouge », l’importance des forces de l’ordre ne limitera pas les incidents mais elle contribuera simplement à leur mutation ou à leur mobilité géographique. Le problème des déterminants de l’agressivité des supporters autonomes est d’autant plus difficile à cerner qu’il existe, comme j’ai voulu le faire comprendre à partir de la diversité sociale des Tigers, plusieurs formes de violences : depuis son non sens jusqu’à son utilisation comme ressource, dirigée selon les cas vers le groupe tout entier ou un individu.
Section 2 : Du côté des significations de comportements jugés déviants
49J’ai voulu montrer jusqu’à présent que certaines interactions influenceraient négativement les conduites de supporters autonomes, et peut-être plus probablement lorsque les sujets en question sont socialement fragilisés. Mais rien n’est moins sûr. Bien que la mobilisation des forces de l’ordre limite les débordements ou participe à leur transformation, elle n’endigue pas franchement l’enracinement des attitudes agressives dans et autour du spectacle footballistique. Quel que soit en effet le niveau de mobilisation des agents des Polices Urbaines ou des CRS, il est des rencontres invariablement productrices de heurts, de dégradations de bien publics. Néanmoins, en certaines occasions qui constituent heureusement une majorité dans le peu de rencontres avec violences, la présence policière contrarie puisque les brutalités se manifestent moins durement. Ce qui suscite la curiosité tient au fait que cette efficacité ne dépend pas systématiquement de la distribution des effectifs, ni du nombre d’agents présents sur le terrain. Le caractère paradoxal de la situation relève principalement de la pluralité des formes de la violence, c’est-à-dire des multiples significations qu’elle revêt à l’intérieur du monde des autonomes. On ne parle pas ici des types d’agressivité – l’une prédatrice et l’autre de compétition61 – mais plutôt de la place de la violence dans l’organisation des groupes autonomes autant que dans les définitions subjectives relatives à la partisanerie sportive. Evidemment, on comptabilise différentes manières d’être violent selon que le groupe d’appartenance d’un supporter se réfère à tel ou tel style autonome.
50De ce point de vue, on ne peut se passer des observations empiriques car elles nous renseignent à la fois sur l’intensité des comportements violents et sur leur fréquence. Quant aux multiples entretiens (une cinquantaine ici) et discussions informelles, ils signalent que les définitions de la violence sont particulièrement hétérogènes d’une catégorie de supporters à une autre, d’un supporter à un autre. En effet, il faut constamment avoir à l’esprit que le supporterisme autonome contient la plupart des caractéristiques propres au militantisme62. On y trouve par conséquent une diversité des rôles depuis les membres du noyau dur jusqu’aux adolescents de base en passant par les stagiaires63, une complexité pour le chercheur puisque le rôle attribué définit au moins partiellement l’action. Mais avant de voir combien une telle distribution des rôles détermine l’émergence de violences à l’intérieur des groupes autonomes et combien la concurrence entre, ces groupes stimule ce processus, le lecteur trouvera les principales significations de la violence dégagées des discours des supporters autonomes lensois.
51Je l’ai précisé, la prise en compte d’éléments de sociologie compréhensive conduit à examiner les points de vue des auteurs de l’action que l’on cherche à expliquer ; mais comment en rendre compte efficacement lors de la phase d’écriture ? Comment une première lecture, voire une seconde, peuvent-elles donner du sens ? J’aurais pu tenter de suivre le modèle installé par Howard Becker dans son étude de sociologie de la déviance, mais encore fallait-il pour cela disposer des données nécessaires à la retranscription d’un modèle séquentiel propre aux débordements de supporters. Or, malgré plusieurs dizaines d’entretiens et une multitude d’observations, je ne suis pas parvenu à repérer explicitement une temporalité de l’action. Celle-ci existe, je la présente mais il faudra encore d’autres expériences empiriques pour la formaliser au mieux. J’ai donc préféré exposer les « significations » des déviances en fonction de critères moins séquentiels que structurels. Le lecteur ne doit donc pas opposer les catégories qui suivent : un autonome peut fort bien pratiquer l’intimidation après être passé à l’acte, de même que l’affirmation identitaire peut autant procéder d’une déviance que d’une provocation. Tout dépend de l’ancienneté du supporter, de ses expériences partisanes passées, du contexte dans lequel se trouve le groupe auquel il appartient au moment de l’entretien. Les trois points suivants concernent en fait deux dimensions de l’étiologie des débordements. La première couvre les deux versants des déviances du point de vue des autonomes (le « faire semblant d’être violent » et le passage à l’acte), la seconde se rapporte davantage au sens des déviances pour le collectif et ce faisant pour ceux qui l’organisent c’est-à-dire les leaders. On retrouve ainsi les deux moteurs de l’action (le supporter et son groupe), mais il est toujours question d’acteur(s).
A – Faire semblant d’être violent
A1 – Un jeu d’oppositions
52Plus que tout autre style supporteriste je l’ai dit, le monde des ultras et des hooligans se caractérise par une opposition entre « eux » et « nous ». C’est même un caractère qui semble indissociable de la partisanerie autonome et finalement du supporterisme en général. Cependant, cette opposition ne s’exprime pas de façon homogène dans les tribunes des stades de football. Les paragraphes consacrés à la dynamique des groupes de supporters l’ont montré, l’antagonisme entre « eux » et « nous » est particulièrement marqué chez les supporters autonomes parce qu’il est au fondement idéologique des mouvements indépendants : il rythme l’essentiel des rites, des expressions. Mais il y a plus. En effet, d’un autonome à l’autre, les « autres » ne sont pas nécessairement ceux à qui l’on pense. Je veux dire que les « autres » peuvent être les supporters adverses, les supporters officiels, les dirigeants du club que l’on supporte, les journalistes.... Et bien que les violences survenues lors des matchs de football concernent d’abord les supporters de deux équipes différentes, il arrive qu’elles mettent également aux prises des partisans d’un même camp. Dès l’instant où la rencontre sportive concerne deux formations évoluant à un même niveau de pratique, une confrontation d’un même ordre se joue dans les tribunes entre les supporters des deux camps. Dans le cas de Lens, on note une affirmation de ce sentiment lors des déplacements, sans doute parce que les forces de l’ordre ne connaissent pas franchement le public qui visite le stade. Les supporters se sentent plus libres et se permettent des actions qu’ils ne feraient pas forcément au stade Bollaert. Une telle situation s’explique aussi en fonction de la position qu’occupent les Tigers et les Kop Sang et Or dans les tribunes. Ils ne se trouvent pas à proximité des supporters adverses et n’ont donc pas la possibilité d’exprimer autrement que par le chant leur opposition puisque les supporters qui les entourent sont du « même bord ». Quoi qu’il en soit, cette distinction entre eux et nous fait partie d’un jeu et s’exprime de diverses manières selon le lieu de la rencontre et le volume des forces de l’ordre. De cette opposition (et de ses variations) naissent les situations de violence.
53Si à un premier degré on trouve des chants à consonance guerrière64, la plupart des rencontres en déplacement sont rythmées par un lot d’intimidations et de provocations qui se manifestent particulièrement avant ou à l’issue de la compétition sportive. Pour les avoir vécues à plusieurs reprises, je peux affirmer qu’elles se transforment rarement en batailles rangées, même si une telle éventualité est rendue possible en raison de graves contentieux entre deux groupes, ou à cause d’un supporter qui dépasse les limites du jeu. Pour beaucoup de supporters autonomes, la signification de la violence se réduit à cela, une somme de comportements apparemment incontrôlés et que l’on souhaite exprimer afin d’intimider le camp adverse. Pourtant, pour tous ceux qui participent à la provocation, cette signification de la violence n’implique pas l’adoption d’une conduite unique et partagée par l’ensemble. Un membre des Kop Sang et Or insiste ici sur l’obligation de participer aux provocations. Alors que le jeu de la provocation lui procure « quelque chose de bien », il n’approuve pas entièrement le recours aux « fausses bagarres » puisque les contenus des chants suffisent à satisfaire son désir de marquer sa différence et son opposition : « Bon moi quand ça finit autour d’une grille ou quoi, j’aime pas ça mais le type qui fait pas comme les autres, qui se cache dans un coin, il est pas dans le groupe, surtout quand tu fais des déplacements. Là on n’est pas nombreux, tu peux dire que t’es resté, que t’as rien vu, mais comme maintenant on est obligé d’être ensemble, ça passe pas vraiment. Mais moi je fais rien, je suis là et puis quand on me regarde ou qu’on me demande si j’ai vu ça ou ça, je dis oui mais ça me dit rien ».
A2 – Provocations et intimidations
54Pour d’autres supporters, les situations de provocation font partie de la routine, elles représentent un élément essentiel de la dynamique du groupe auquel on appartient et même du mouvement autonome dans son ensemble. Y participer devient une attitude évidente, il faut « en être » au moins pour affirmer sa position dans le groupe. C’est le cas par exemple pour ce responsable des Red Tigers, encore lui, pour qui la provocation n’est rien d’autre qu’une dimension de la partisanerie ultra : « C’est des trucs ça va jamais très loin, ça fait partie du jeu. T’es peut-être impressionné, mais bon les sochaliens c’est rien, tu vas à Lyon ou quoi c’est carrément autre chose. Les mecs qui font les mariolles ici je suis certain qui y en a pas la moitié que tu reverras là-bas. Ils feront des chants à cinq cents mètres des Gones mais ils iront pas les charrier à la sortie du stade. Moi j’y serai si les autres sont là aussi, j’ai pas envie de me faire défoncer parce que j’ai juste tchatché ».
55Selon les cas, les attitudes provocatrices correspondent à une motivation déterminante des engagements individuels dans le supporterisme autonome. Si au cours des paragraphes précédents la mobilisation relevait d’un autre registre, il arrive que le semblant de violence constitue un levier de la pratique. Quel que soit le groupe autonome, ce type d’activité n’est nullement condamné, de sorte que les supporters les plus téméraires ne rentrent jamais en conflit avec leurs leaders. Les interdits dans le groupe disparaissant, on peut légitimement se demander si le supporter en question ne décidera pas d’en transgresser de nouveaux, en exagérant par exemple la provocation jusqu’à espérer qu’elle débouche sur une situation problématique et donc gratifiante. Pour un Tigers dont l’âge dépasse largement la moyenne du groupe, le supporterisme c’est au moins l’occasion de « délirer avec des copains » et cela passe nécessairement par l’adoption de comportements vexatoires à l’égard des autres, depuis les supporters adverses jusqu’aux habitants de la ville que l’on visite lors des déplacements. Si dans le stade tout commence par des chants, ils laissent rapidement place à un déplacement dans les tribunes, l’objectif est de se confronter au camp adverse sans jamais rentrer en contact physique avec lui. Dans ce cas, l’intensité de la provocation se modifie, le risque d’émergence des violences s’amplifie même si l’expérience de la bagarre en fait reculer plus d’un : « Moi je fais des déplacements rien que pour ça, t’es sur l’autoroute ben tu te mets à voler des trucs, des conneries, n’importe quoi. Déjà ça, et puis au stade faut que ça finisse en baston avec les autres supporters, ça finit jamais en baston normalement mais quand t’es pété tu sais pas, tu penses que ça peut arriver. Faut des trucs qui t’excitent, nous on fait les déplacements rien que pour ça, t’as vu, on passe le film des vacances et l’autre il montre son cul, on se fout à poil dans les tribunes (...). Bon pis on charrie et tout, si y a pas ça, ça sert à rien de faire les déplacements parce que sinon c’est comme si t’étais chez toi, je veux dire à Bollaert ».
56Les pratiques d’intimidation n’ont pas invariablement la même signification d’un supporter à l’autre. Par rapport à l’émergence des violences dans les stades, si les deux premiers extraits ne révèlent rien à propos du mécanisme par lequel on passe à la conduite agressive, le dernier exemple démontre que le jeu du « semblant de violence » peut se transformer en une lutte sérieuse. Du reste, j’ai pu vivre plusieurs scènes d’intimidation et je dois reconnaître qu’il est difficile de se persuader que tout cela n’est qu’un jeu. Selon les cas, il pourra s’agir d’échanges verbaux à travers une grille ou un cordon d’agents de CRS, mais des violences surviennent parfois à l’issue d’une communication trop houleuse entre les groupes surtout si l’équipe favorite a perdu la rencontre (ou l’a gagnée assez largement). Ce mode de fonctionnement appartient totalement au mouvement ultra. Sans intimidation celui-ci perd de sa capacité à se distinguer des autres styles partisans et crée un déficit identitaire chez les individus (plus ou moins marqué selon que le supporter est un leader, un simple membre...). Et tant que les supporters impliqués dans ce type de conduite auront les moyens de se contrôler, le jeu de la provocation n’inquiétera pas l’ordre public. Dans le cas contraire (causé par une forte consommation d’alcool, par l’existence de contentieux passés entre les parties), on ne gagnerait rien à laisser le jeu se poursuivre puisqu’il fonctionnera sans règle et sera donc source d’incidents.
B – Le passage à l’acte
B1 – Une participation à l’affirmation identitaire
57Les brutalités entre supporters ne renvoient malheureusement pas toujours à une simple rhétorique, elles ne sont pas non plus l’expression plus ou moins ritualisée et adoucie de l’opposition entre « eux » et « nous ». Le premier volet de l’analyse des violences à Bollaert le montre, les incidents violents appartiennent à l’histoire du supporterisme lensois bien que l’on ne puisse en faire une dimension essentielle. Chez certains autonomes, les violences spontanées représentent un événement majeur dans leur trajectoire. Si les résultats de leur équipe préférée produisent des émotions bienfaisantes, s’ils aiment se souvenir d’une victoire en particulier, ils apprécient apparemment tout autant de raconter des bagarres dans lesquelles ils ont joué un certain rôle. « Se raconter » me semble constituer un élément moteur pour rendre compte de ces mobilisations. Lorsqu’un supporter participe à un déplacement périlleux (voyage en fourgonnette, auto-stop, visite chez un ancien joueur lensois évoluant dans un autre club français ou à l’étranger...), il en parlera nécessairement au contact de jeunes membres ou devant les affranchis du groupe. Le fait de s’engager dans une bagarre ou d’en être responsable, l’acte de vandalisme lors d’un déplacement s’apparente aussi à des histoires que l’on raconte parce qu’elles procurent une reconnaissance symbolique. Une telle signification varie en fonction de la position dans le groupe, de l’image que le supporter donne généralement de lui et de la représentation qu’il a de lui-même en tant qu’autonome. Un supporter des Red Tigers, membre actif depuis plus de deux saisons, a commencé par apprendre à ses dépends l’intérêt d’une implication dans des événements violents. Au cours d’un déplacement, il s’est ainsi retrouvé sans vraiment le souhaiter au cœur d’une rixe entre le Kop Sang et Or, quelques North Warriors et des supporters lillois. A l’arrivée, le supporter a été hospitalisé durant deux jours mais il s’est ainsi fait connaître de tous les membres de son groupe d’appartenance. En racontant son périple, en le « brodant » comme pour valoriser le caractère courageux de sa démarche, celui-ci a mécaniquement fabriqué son image de partisan téméraire et solidaire du mouvement autonome. Alors que sa participation aux violences était accidentelle, il a profité d’un mode de fonctionnement collectif qui produit du respect à partir d’un rapport plus ou moins défini avec des brutalités physiques : « J’y pensais jamais à la baston, je me la jouais là tranquille, on se frittait comme ça avec les autres mais c’était tout. Mais putain depuis ce jour-là, tout a bien changé pour moi dans le groupe, bon déjà on me connaissait parce que je fais pas mal de déplacements surtout depuis cette année. Avec la baston, je suis bientôt aussi connu que Yule ou Sabos, alors ça c’est incroyable. Eux il leur faut, ils font plein de trucs et pas que des déplacements, Yule prépare les ramettes pour les tifos par exemple, Sabos il fait tout pour les déplacements ou pour les gadgets, c’est normal pour des leaders. Ben moi je suis au même niveau, on me demande comment j’ai fait, combien ils étaient et tout, y en a je les entends ils disent voilà le mec qui a fait de l’hosto, quand je passe ils parlent de ça encore maintenant, c’est incroyable ».
58Un autre Tigers, membre actif depuis les débuts du groupe, a compris quant à lui depuis longtemps combien son image de « vrai ultra » dépendait de ses participations aux bagarres, de son esprit téméraire. Ici, dès qu’une opportunité de se battre se présente, il s’agit de « s’arranger » de quelques supporters et de saisir l’occasion de se valoriser. Bien que cette forme de violence ne soit pas organisée, elle se distingue des précédentes parce que celui qui s’y engage a conscience d’en tirer un bénéfice dès le départ : « Moi je vais à Leeds, à Chelsea, les supporters là-bas c’est quelque chose, c’est pas comme ici. Ici on va te dire des trucs c’est pas forcément la vérité, tu regardes dans le groupe y en a combien qui iraient dans une bagarre pour défendre un mec ? Tous les jeunes, en haut de la tribune, ils viennent pas pour ça, ils arriveront jamais à être de vrais ultras et pis je sais même pas si c’est vraiment ça qu’ils veulent quand ils viennent ici, pourquoi ils font qu’un ou deux déplacements par an ? (...). Ce que ça m’apporte c’est simple, moi je suis un vrai ultra et puis c’est tout, on sait que je suis dans le groupe, je peux me mettre en bas avec les autres65 et y a jamais personne qui me dira rien ».
B2 – La violence pour la violence
59Mais la violence des supporters autonomes, et je précise qu’elle ne concerne qu’une minorité de personnes (mais peut-être est-ce une caractéristique propre au terrain lensois ?), n’est pas toujours orientée de façon à produire de la reconnaissance dans le groupe d’appartenance. Pour ce North Warriors par exemple, la brutalité physique n’a pas d’autre signification qu’une participation à la brutalité physique. Il s’engage dans les rixes ou les détériorations parce que la lutte pour la lutte l’intéresse. L’explication n’a rien à voir avec une mise en spectacle, ni même avec l’affirmation de sa position dans un groupe. Il provoque la violence, il s’attaque spontanément aux supporters adverses ou aux biens publics d’une ville, il part d’un café sans régler sa consommation et c’est justement cela qui a motivé son entrée dans ce café. Il s’arrête dans une station essence mais la quitte sans payer son carburant, il insulte les agents de la Police Urbaine ou provoque des CRS : « ... de toute façon je serai jamais à la place des flics, et pis même, ça changerait rien. J’en profiterai quand même (...). Ce que ça m’apporte ? J’en sais rien moi, tiens le mec là si j’ai envie de lui péter le phare de sa voiture et je ben je lui pète et puis voilà, je sais pas répondre à une question comme ça. Quand on fait des trucs comme ça, bon moi je vais pas choisir avec qui je vais me battre, tu l’as vu à Toulouse, ces mecs moi j’en avais rien à foutre, ils étaient jeunes et tout et ben ça fait quoi ? Ils étaient plusieurs et on les a niqués ». Cette dernière signification, de la lutte pour la lutte, ne se retrouve que rarement dans le discours des supporters du Kop Sang et Or ou des Red Tigers. A en juger par l’attitude générale des supporters luttant pour la lutte et celle des supporters luttant pour un autre intérêt, on doit d’abord s’entendre pour énoncer qu’il s’agit bien là de pratiques de distinction sociale et d’affirmation identitaire. En effet, leur but est de s’affranchir d’un mode supporteriste dont on ne veut pas par dégoût, que les supporters rejettent parce qu’ils le voient comme un élément influençant négativement (donc) leur image. Si tout ceci ressemble en bien des aspects à une « rage de paraître » pour reprendre une expression suffisamment connue maintenant, précisons alors qu’elle ne se limite pas seulement à montrer que l’on existe mais aussi et surtout à démontrer que l’on peut exister autrement66. Bien que cette dimension du supporterisme n’ait rien à voir avec le spectacle footballistique compris ici comme prétexte, tous les rapports à la violence n’ont pas la même signification. Si à un premier niveau (intimidations, provocations) tout se joue autour d’un désir de conformité par rapport à un mode de partisanerie vécu comme « différent », et si à un deuxième stade cette intériorisation débouche sur une utilisation de la provocation visant à renforcer une position dans le groupe, la phase de la lutte pour la lutte ne se rapporte même pas au supporterisme. Je crois de ce point de vue qu’il est vain de vouloir rapprocher le hooliganisme d’un quelconque mode de conduite propre au monde des tribunes. Le football n’est plus ici un terrain de jeu visant à afficher une existence, des préférences et une indépendance sociale. La lutte pour la lutte n’a rien à voir avec tout cela. C’est moins la démonstration plus ou moins agressive de son existence que la destruction plus ou moins radicale de l’existence des autres qui est en jeu dans l’activité du hooligan. Alors que les trois groupes rassemblés dans cette partie de l’étude l’ont été sous une même étiquette, la lecture du dernier extrait d’entretien doit suffire pour opérer une distinction fondamentale entre les courants qui composent le mouvement autonome. Depuis des groupes ultras aux organisations différentes (les Red Tigers et le Kop Sang et Or) jusqu’aux supporters hooligans orphelins de leur groupe d’appartenance (les North Warriors), les attitudes sont très hétérogènes et il en va de même des significations de la violence dans les tribunes. Cela ne signifie pas pour autant que les ultras lensois condamnent systématiquement les violences provoquées par une minorité de leurs membres, surtout si celles-ci paraissent profiter au plus grand nombre : le paradoxe de l’action collective s’appliquerait donc aussi aux groupements de supporters.
B3 – La violence comme ressource dans la dynamique des groupes
60Dans le supporterisme autonome, les incidents ne sont pas tous spontanés. Ils ne sont pas uniquement provoqués par un dérapage lié aux activités d’intimidation, ni même à une forte consommation d’alcool. Ils ne sont pas non plus tous directement causés par des passages à l’acte isolés. A l’occasion des matchs de football, il existe également des violences préméditées et/ou organisées. J’ai fait remarquer dans la première section le rôle déterminant des contentieux passés entre deux populations de supporters pour expliquer les actes violents. Bien sûr, ces incidents peuvent être de nature spontanée parce qu’un membre de groupe a décidé d’agir sans l’assentiment des leaders. Dans ce cas, l’opération mise en place demandera une dépense d’énergie importante puisque le « dissident » devra constituer un groupuscule capable de rivaliser avec des supporters adverses ou une partie d’entre eux. L’action n’est par conséquent plus spontanée mais au moins préméditée. Cependant ce cas de figure reste rarissime, et si il se produit une action vindicative, elle sera préméditée et/ou organisée à partir des décisions prises par la cellule dirigeante du groupe d’autonomes. Pour que ce type d’action se développe, il faut nécessairement qu’un contentieux se soit produit entre un groupe de supporters et un autre. Par exemple, on sait aujourd’hui que la rivalité entre les Dogues Virage Est de Lille et les partisans de Saint-Etienne s’est renforcée depuis un événement bien particulier. Lors de la saison 1992/1993, un groupe de lillois s’est rendu jusque Saint-Etienne. Le local des Magics Fans a été visité et leur bâche a été volée. Depuis, il arrive que les Dogues Virage Est utilisent cette bâche lors de certaines rencontres jouées à Lille surtout lorsqu’elles sont télévisées. A Lens, tous les groupes autonomes entretiennent des relations pour le moins difficiles avec quelques rivaux d’autres clubs du championnat de France. Parmi ceux-là il faut bien sûr citer les Dogues Virage Est, le Kop de Boulogne du Paris SG, les Gones lyonnais et des ultras bastiais à la dynamique indépendantiste très marquée. Lorsque ces supporters se rencontrent, chaque groupe mobilise ses principales ressources afin de satisfaire les esprits revanchards mais aussi pour asseoir l’identité collective à l’intérieur de l’espace de la partisanerie autonome. Le supporter suivant, un North Warriors, ne dit pas autre chose et ceci est d’autant plus surprenant que le groupe n’a plus d’existence officielle : « Quand on va à Lille, c’est la guerre et tout le monde le sait. Déjà en temps normal y a plus grand monde, y en a par-ci par-là dans le stade. Mais quand c’est Lille, enfin quand on monte à Lille faut que tout le monde soit là parce que les DVE eux, ils seront de toute façon au moins quatre cents. On est moins bien parti c’est sûr, mais on les attend déjà avant le match on fritte comme ça, pendant le match on peut rien faire, nous on se déplace pas avec les autres lensois et c’est ça qui marche bien. En fait, vous pourrez regarder s’ils remontent un jour, ça se passe après le match. Une année y a deux mecs qui ont été tabassés mais grave. Et puis y a de ces histoires, les mecs dans le canal et tout. Moi je peux vous dire, quand on y va on sait que ce sera la grosse baston et tout le monde y va pour ça mais aussi pour régler des comptes ».
61Pour le groupe des Tigers, la situation est quasiment identique bien que les responsables éprouvent beaucoup de difficultés à mobiliser la totalité de l’effectif en raison d’un nombre important de jeunes membres. Ceux-ci ne s’impliquent en effet pas énormément dans le groupe, ils aiment surtout connaître les histoires de violence ou l’identité de celui et de ceux qui se sont sortis de « mauvaises affaires ». Mais dès l’instant où le passage à la violence effective se précise, les défections se multiplient et les Tigers ne peuvent plus intervenir. Le discours de ce Tigers le montre bien, toute action organisée n’aboutit pas forcément à l’objectif prévue initialement : « ... on nous dit Lille, Lille, d’accord mais et le PSG ? Ils font quoi quand c’est le PSG ? Déjà là-bas tu peux faire une croix dessus, ils nous prennent pour des merdes, des paysans. Mais tu verrais comment ils nous insultent mais tu serais dégoûté. Y a même une année ils nous ont balancé des pommes ou des bananes sur la gueule, putain personne n’a bronché. Alors bon nous on se dit à Bollaert ça va changer, on va se bouger. Mais moi je vais te dire, ici et c’est malheureux à dire parce que ce sont des gros fachos, y a que les warriors qui se bougent mais alors eux c’est grave. Nous on demande pas autant de haine et tout, mais au moins quelque chose. Quand le PSG est venu l’année dernière, on avait tout prévu, l’endroit, les fumis et tout. Y avait personne, que dalle, on était dix ou quinze je sais plus, qu’est-ce que tu veux faire ? On a rien fait et puis voilà, la honte ».
62Ce genre de situation affaiblit le groupe parce que les leaders n’utilisent pas de sanctions fortes, on lira au mieux une remarque très critique dans le fanzine. Les membres les plus déterminés n’acceptent pas les défections lors des conflits programmés, ils s’opposeront alors vigoureusement aux leaders qui cautionnent des attitudes que l’on n’accepte pas quand on est « un vrai ultra ». Le plus intéressant ici repose sur la transformation radicale qui a traversé les Tigers au cours de la saison 1998/1999. En effet, j’ai constaté le passage d’un groupe de supporters autonomes plutôt « tranquilles » à une structure qui finira tôt ou tard par agir. C’est en tout cas ce que pense ce responsable du groupe pour qui le « passage à tabac » d’un Tigers aura constitué la vexation de trop : « On peut pas continuer comme ça, le mec a quand même fait deux jours dans le coma, je sais pas si les mecs se rendent bien compte. Ils étaient combien sur lui ? Cinq ou six, c’est pas possible il va falloir régler ça parce qu’en plus les autres vont pas l’accepter, ce mec là il a rien à voir avec nous, c’est un jeune et tous ses potes en veulent, il suffira d’allumer la mèche, ils iront. C’est des trucs, on n’a pas le droit de les oublier ». Et même si au cours de cette saison les leaders s’étaient refusés à intervenir, si pour eux agresser des lillois à Lille aurait été « une grave erreur », ils seront sans doute contraints de varier et leur discours et leur stratégie.
63L’organisation des violences collectives ne va donc pas de soi parmi les supporters autonomes, et bien souvent les conduites agressives se limitent à des violences spontanées de la part de quelques éléments des groupes. A Lens, si quelques événements plutôt récents pourraient changer la donne67, la disparition officielle des North Warriors a considérablement réduit les violences préméditées. Si le groupe des Red Tigers poursuit son développement, je ne vois rien qui puisse empêcher leur mode de fonctionnement de se rapprocher de celui des Dogues Virage Est. A priori. Premièrement car les nouvelles générations de membres paraissent plus farouches, deuxièmement parce que des contentieux récents constitueront des marqueurs durant plusieurs années et enfin parce qu’un revirement s’opère depuis un certain temps déjà à l’intérieur de la cellule dirigeante. Quant au rôle que jouera le Kop Sang et Or, il semble que le vieillissement de ses cadres ainsi qu’une ancienne interdiction de stade de son principal leader entameront largement la dynamique contestataire d’un groupe déjà affaibli. Selon les groupes, l’accentuation de la présence policière et/ou l’affirmation d’une ligne de conduite incluant la probabilité de passages aux violences s’apparentent à un ensemble d’éléments au pouvoir attractif pour de jeunes supporters. Ainsi, bon nombre de nouvelles recrues parmi les Tigers signifient leurs investissements à partir du caractère aventureux de l’expérience ultra. Ils apprécient d’être surveillés dans le stade, ils participent à quelques déplacements « parce qu’il se passe toujours quelque chose », ils se tiennent informés des contentieux entre leur groupe d’appartenance et les autonomes adverses, ils aspirent à connaître dans les moindres détails l’histoire du groupe. Cette évolution surprend les membres les plus anciens qui s’étonnent de voir un changement de tendance comme si le prosélytisme de certains devenait rentable. Pourtant, personne n’est dupe et beaucoup savent qu’il ne suffit pas d’être attiré par le règlement de compte pour passer à l’acte violent. Jusqu’à présent, les dégradations et les provocations suffisaient à contenter les plus imprudents. L’ensemble constituait même une ressource grâce à laquelle l’effectif s’est élargi essentiellement lors des déplacements. En outre, ces dérives comportementales ne suscitaient pas d’inquiétude parmi les responsables du groupe. Le contrôle du groupe fonctionnait correctement, et bien que la présence policière n’empêchât pas ces débordements, elle jouait parfaitement son rôle de dissuasion par rapport aux violences physiques. Néanmoins, l’apparition de satellites parasites autour du groupe semble modifier la dynamique des Tigers et l’agression d’un membre à Bastia par des « lillois en vacances » a occasionné aussi un dérèglement similaire. Ces deux éléments représentent de puissants déterminants dans l’explication de l’émergence de conduites supporteristes radicales (dégradations lors des déplacements, expéditions punitives envisagées).
64Si des violences spontanées (provocations, intimidations qui déparent, actes de vandalisme) s’expliquent à partir de la dynamique des groupes, c’est en raison de la structure militante de ceux-ci. Elle valorise en effet les supporters qui font preuve de loyauté à l’égard du groupe et par conséquent est forcée d’accepter des supporters aux conduites déviantes. Sous le poids du capital symbolique produit par une conduite agressive, les leaders récalcitrants sont parfois contraints de responsabiliser un membre dont ils se méfient. De ce point de vue, la saison 1998/1999 aura été marquée par un changement radical dans le fonctionnement des Tigers. En effet, un nouveau président a été nommé alors qu’il a participé à quelques violences. Même si il ne cache pas son envie de récidiver, les véritables leaders du groupe espèrent qu’en donnant la présidence ils assureront la paix. Toutefois, si il est possible de contrôler quelques éléments jugés perturbateurs, les statuts de l’association empêchent de ne pas satisfaire ce que réclame la base. Ainsi, en raison des principes communautaires qui régissent le fonctionnement du groupe mais aussi d’une structure décisionnelle démocratique, les responsables des Tigers se trouvent dans l’obligation d’approuver ce qu’ils dénonçaient. Ils prévoient donc des règlements de compte alors que la ligne de conduite du groupe ne les y autorisait pas précédemment, ils laissent « s’éclater » le groupe lors des déplacements tout en sachant qu’une telle atomisation provoquera des incidents, ils ne contrôlent plus la situation et en sont en partie responsables. En cultivant la mémoire des contentieux, en multipliant les gratifications liées à l’engagement dans les comportements agressifs, en stigmatisant ceux qui ne partagent pas une idéologie ultra qui commande entre autres la solidarité entre les membres d’un groupe, les leaders ont fabriqué les partisans déviants qu’ils ne peuvent plus vraiment maîtriser aujourd’hui. Tout d’abord, ils n’ont pu éviter d’importantes dégradations pour lesquelles des tiers ont réclamé des dédommagements. Afin d’empêcher la disparition du groupe – les Red Tigers ne pouvant régler le montant de l’amende, les leaders ont accepté une aide financière du RCL –, les leaders ont donc entrepris de « calmer le jeu » en échange d’un rapprochement avec le Supp’R’Lens. Ce faisant, une vague contestataire s’est déclarée au sein même du groupe, tout en reprenant les propos originels de leaders considérés alors, par certains, comme des traîtres. Pris à leur propre « jeu », les leaders peuvent être tenus responsables de la présence d’anciens North Warriors aux abords de la tribune occupée par les Tigers. Cela ne va-t-il pas influencer négativement les significations supporteristes de nouveaux arrivants ? Si un tel changement est envisageable et si il devait s’installer durablement dans le groupe, on peut légitimement songer à un affaiblissement des mesures coercitives jusqu’ici efficaces. Par mesures coercitives il faut comprendre l’état de la mobilisation des forces de l’ordre (défini plus haut), l’action des services de sécurité du RCL, l’influence exercée par les supporters traditionnels placés à proximité des Tigers, les anciennes dispositions prises par les leaders des Tigers. L’usage du terme coercitif est donc différent, ici, de celui proposé par Patrice Mann68.
Eléments de conclusion
65La violence se traduit de manières différentes en fonction de la dynamique des groupes, de leur histoire rythmée par des contentieux, du rôle et de la position occupée par le ou les supporters violents dans le groupe d’appartenance, d’une redéfinition des places de tel ou tel style de supporterisme dans le système local de la passion du football. La dernière situation exposée est ce qui semble caractériser le mieux le cas lensois depuis deux saisons ; et si le rapprochement des styles d’engagement profite à un modèle officiel quelque peu essoufflé, il a mécaniquement poussé certains autonomes à développer davantage les pratiques de distinction. Ceux-là se sentent « trahis » par leurs leaders, ils les jugent trop « tendres » et les assimilent volontiers aux dirigeants du club. Mais les violences de supporters ne sont pas uniquement des réponses à une vexation ou liées à des événements qui blessent un groupe tout entier. Elles peuvent être réduites à une lutte pour la lutte ; les North Warriors ne conçoivent pas autrement le supporterisme autonome69. Par ailleurs, selon la manière dont on cultive l’histoire d’un groupe, selon le mode de fonctionnement du groupe par rapport à la concurrence, on peut présenter le recours à la violence comme un élément moteur des investissements individuels dans le militantisme sportif. Dès lors, la violence ne s’explique plus, elle devient une variable explicative des engagements individuels : voilà pourquoi, entre autres, l’interrogation de l’audience du spectacle footballistique devait comporter un volet consacré aux supporters « déviants ». Mais pourquoi la dynamique des groupes de supporters autonomes produirait-elle du comportement déviant ?
66D’une part, il existe un réel monde des supporters autonomes, parallèle à celui des partisans officiels lui-même différent mais proche du monde des simples spectateurs : c’est le réseau de concurrence entre groupes indépendants. Pour se distinguer des autres catégories de consommateurs, les autonomes s’expriment alors avec emphase et sont créatifs. Mais, dans ce jeu, il leur faut aussi se distinguer des autres supporters autonomes, c’est-à-dire qu’ils doivent produire de la distinction dans leur propre système de partisanerie. Pour atteindre cet objectif qui correspond à une constante organisationnelle et de sens, la théâtralité ritualisée ou même la rhétorique ne constituent pas, ou plus, un outillage suffisant. De fait, ces supporters ont recours aux conduites agressives ou faussement agressives parce qu’elles représentent une ressource déterminante dans le procès de distinction dans lequel ils se sont engagés. De ce point de vue, il semble que les supporters autonomes lensois soient davantage des victimes de cette quête de distinction et des stigmatisations dont ils sont les cibles favorites sur un plan local ou national. Faut-il rappeler combien les médias ont une part de responsabilité dans tout cela ? En effet, ce sont eux qui permettent la visibilité comme ce sont ceux qui font du spectacle footballistique un moment événementiel favorable aux expressions les plus saillantes. Ils participent de la mutation du football en phénomène social majeur et entraînent avec lui un bouleversement des dimensions qui le composent. Ils produisent de véritables salariés de multinationales qui investissent dans un football compris comme un produit marchand rentable ; ils façonnent les expressions de supporters et ne me semblent pas peu responsables pour ce qui concerne l’existence de figures extrémistes proches de militantismes par ailleurs en déclin. Mais cela ne suffit pas pour expliquer pourquoi, à l’intérieur des groupes, certains adoptent une conduite agressive et d’autres pas. Je reviens ici au problème de la dynamique des groupes. On peut avancer qu’elle se structure à partir de changements socioculturels traversant la société et donc la consommation du spectacle sportif (nouvelle position de la jeunesse dans le pays, démocratisation des systèmes scolaires et universitaires, rajeunissement des publics sportifs, effet de génération expliquant le renouvellement des pratiques, médiatisation donc à outrance facilitant les perceptions de « ce qui se passe ailleurs »...). Mais qui se trouve à l’origine de tout cela sinon l’homme lui-même ? Selon ce raisonnement relativement pessimiste, tout porte à croire que les supporters marginaux d’aujourd’hui seront les partisans classiques de demain. Quels seront alors les profils de ceux qui s’opposeront à eux ? Qui seront ces supporters susceptibles de mettre à mal la tradition supporteriste de demain ? Enfin, le recours massif aux forces de l’ordre a un coût. Ici, par rapport aux cinq saisons mais en tenant compte uniquement des rencontres de championnat (soit un total de 92 matchs), on comptabilise un total de présence des services de sécurité publique qui dépasse les 40000 heures uniquement au stade Bollaert et dans ses environs. Dans quel sens le supporterisme autonome va-t-il évoluer ? Faudra-t-il surveiller davantage ? Punir davantage ? Jusqu’où la collectivité pourra-t-elle supporter un tel coût ? La vérité est que le spectacle footballistique finira peut-être par perdre sa base populaire comme il a perdu sa base ouvrière depuis une vingtaine d’années maintenant. Avec l’arrivée de grandes multinationales d’abord dans le capital des clubs, puis à leur direction, rien ne sera plus laissé au hasard des passions individuelles pour le football. Les clubs seront gérés comme des entreprises, et les supporters soi-disant problématiques qui se trouvent dans les stades seront évacués comme on liquide un personnel. Le fait que le supporterisme soit une pratique sociale récréative ne change rien. Ces interprétations n’épuisent toujours pas le problème du passage à l’acte comme elles ne règlent pas tout à fait la question de l’attribution de la responsabilité. Je crois fermement à ce que m’apprennent des travaux inscrits dans ce que l’on appelle le travail de terrain ; celui des petites histoires certes. Mais quand celles-ci combinent relations causales et éléments de sociologie compréhensive, passation de questionnaires et conduites d’entretiens, observations participantes et dépouillement d’archives, leurs résultats ne peuvent être foncièrement inintéressants. Ils me semblent théoriques au sens où ils permettent de comprendre autrement, sinon mieux, un phénomène qui demeure plus que jamais au carrefour de plusieurs logiques. Ils me semblent théoriques parce que le chercheur a confronté les données d’une démarche causale à celles d’une approche plus compréhensive. Ils me semblent même repousser quelques perspectives toujours tenaces : ne montrent-ils pas que le supporter a conscience de ce qu’il fait ? Ne prouvent-ils pas que les comportements déviants des supporters ne peuvent-être réduits à une simple volonté d’affichage, de délimitation des frontières identitaires, d’affirmation d’une existence par ailleurs insuffisamment ressentie ?
67Cette troisième partie a été structurée autour de deux types de perspectives de recherche : l’une causale, l’autre compréhensive. Considérée isolément, aucune d’entre elles ne peut véritablement emporter l’adhésion c’est-à-dire être considérée comme théorique. La logique causale, si elle n’est pas comprise, n’a finalement aucun sens tant elle conduit à montrer qu’il faut manipuler les statistiques avec le plus grand soin, relativiser l’influence forcément négative des forces de l’ordre, modérer le point de vue radical selon lequel le supporter est nécessairement déviant. Mais tout cela est, je le pense, normalement devenu une sorte de culture de base de l’étiologie des violences dans les stades. Je ne pourrais en faire un livre. S’agissant de l’approche compréhensive telle que j’ai pu la mener pour cette section, elle n’apporte pas non plus grand chose toute seule : elle est ce qu’elle est ici parce que je l’ai couplée avec des observations participantes et des enseignements produits par l’étape fondée sur la logique causale : c’est la raison pour laquelle les significations de la violence présentées ici n’ont rien à voir avec une simple restitution de ceux que les supporters disent à propos de ce qu’ils font. J’ai voulu faire comprendre, non sans mal, que la plus grande partie des violences résulte d’un processus, d’un construit. L’organisation des groupes de supporters, la structuration du champ de la passion autonome, le système local des partisaneries engendrent finalement le jeu de la distinction. Et si celui-ci ne peut être caractérisé de manière univoque, c’est sans aucun doute en raison de l’hétérogénéité des rapports que les supporters eux-mêmes entretiennent avec chacun de ces facteurs potentiellement étiologiques. C’est ainsi que la volonté de se distinguer prendra une forme festive ici, provocatrice et intimidante là, violente ailleurs. Toutefois, ces catégories ne sont pas figées de sorte qu’un même groupe peut fort bien passer d’un état à l’autre comme ses membres n’ont pas nécessairement conscience de ce qu’ils font. Ce dernier point traduit bien l’inscription de l’attitude du supporter dans ce que l’on appelle communément la théorie de la désignation, de l’étiquetage : la faute à une culture du spectacle sportif refermée sur elle-même, ignorante et insensible à la variation des passions individuelles. Les dirigeants des clubs, c’est-à-dire les principaux promoteurs des « bonnes façons » de supporter ont tout à gagner à suivre le jeu de l’ouverture, à modérer leurs intentions de mise en conformité des différentes fractions de supporters. Ils doivent également réaliser que le supporterisme procède d’une construction établie étape par étape, que l’on parle d’un partisan officiel ou d’un supporter autonome. Comment toutefois penser que l’on devient supporter de football quand on vend un modèle pré-construit ?
Notes de bas de page
1 Sur ce point voir Laurent Mucchielli, « Délinquance juvénile et violences urbaines : résister à la vision policière et reconstruire un programme de prévention », in Collectif, Mineurs en danger... mineurs dangereux ! La colère de vivre, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 267-275.
2 Cf. Alain Ehrenberg. Le culte de la performance, p. 13-95.
3 Sur le sens de la description, de l’interprétation et des manières de passer de la première à la seconde : Dan Sperber, Le savoir des anthropologues, Paris, Hermann, coll. Savoir, 1982, p. 13-48.
4 Voir, entre autres : Philippe Chassaigne, « Sports et violence dans la Grande-Bretagne victorienne : le cas du football » et Christian Civardi, « Des tribus de gredins dans les gradins des tribunes ? Trois décennies de football hooliganism », Revue Internationale de Civilisation Britannique, vol. X. n° 4, p. 103-116 et p. 117-130. Mais aussi : « La violence des spectateurs lors des matchs de football : vers une explication sociologique », in Norbert Elias, Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard. 1994 (1986), ch. 9 et Patrick Mignon, « Pourquoi tant de violence ? », in Didier Demazière et Williams Nuytens (dir.), « Un monde foot. foot, foot ! ». Revue Panoramiques : politiques, cultures et sociétés, 62, septembre 2002.
5 Pour connaître cette histoire et prendre conscience de l’investissement que cela demande : Albert Ogien. Sociologie de la déviance, Paris, Armand Colin, coll. U, 1999 (1995).
6 Cf. L’insécurité dans et aux abords des stades de football. Analyse sociologique à partir du cas des supporters autonomes à Lens, déjà cité.
7 Je suis en désaccord avec la thèse défendue par John Williams sur les causes principales des violences dans les stades. Selon l’auteur, par exemple, l’Angleterre est le berceau des supporters agressifs parce que l’ancienneté moyenne de ses stades est largement supérieure à celle de l’Italie, de la France ou de l’Allemagne. Une infrastructure « confortable » attire un autre public certes plus discipliné mais qui fait pression, consciemment ou pas, sur d’autres spectateurs moins dociles. Cf. John Williams, « Football, hooliganisme et comportement du public en Angleterre », in Football : quels supporters pour l’an 2000 ?, Sport, n° 153, Bruxelles, Ministère de la culture et des Affaires sociales, 1996, p. 7 et suivantes.
8 Qu’il s’agisse de l’hétérogénéité du supporterisme, du rôle déterminant des dirigeants de clubs quant à la gestion du public ou des caractéristiques socioculturelles des zones accueillant les sièges de partisans, bien des aspects de cet objet de recherche conduisent à multiplier les approches pour prétendre à la compréhension.
9 L’analogie est plus qu’intéressante, cf. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences Humaines, 1975, p. 269 et suivantes.
10 Ce qui rejoint tout à fait une de mes manières d’expliquer l’écart de popularité qui sépare le RCL du LOSC. En effet, supposer que les dirigeants des clubs (et du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC) participent à l’état des mobilisations de supporters revient à intégrer dans le raisonnement d’autres acteurs du spectacle footballistique (pas tous puisque je n’ai jamais considéré jusqu’ici le rôle des médias, je veux dire de façon précise et objective).
11 Le processus de théorisation et la « perspective sociologique générale » sont très clairement expliqués dans Didier Demazière et Claude Dubar. Analyser les entretiens biographiques. L’exemple des récits d’insertion, déjà cité, 1ère partie.
12 Pour une présentation synthétique de la sociologie de l’action et du concept de rationalité, cf. Raymond Boudon (dir.), Traité de sociologie, déjà cité, p. 21-53 et « La rationalité axiologique : une notion essentielle pour l’analyse des phénomènes normatifs », in Sociologie et sociétés, vol. XXXI, n° 1, p. 103-117.
13 Cf. Albert Ogien, déjà cité, p. 162.
14 Je fais bien évidemment référence à Howard Becker, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, déjà cité.
15 Relativement au terrain d’étude, les rencontres de championnat à Lens sur cinq saisons, il était peu pertinent de faire appel au Service Central des CRS situé à Paris (Bureau méthodes et techniques). L’élargissement de l’enquête à l’ensemble des stades par exemple, aurait nécessairement conduit le chercheur sur cette piste. Sans qu’il s’agisse d’un travail portant sur le même sujet, on verra qu’il est essentiel de tenir compte de la totalité des RTS en consultant Olivier Fillieule, Les déterminants du recours à la manifestation dans les années 80. déjà cité.
16 A priori, je pouvais considérer les Ivresses Publiques Manifestes (1PM) comme autant de signes de violences de supporters. Après avoir consulté plusieurs agents du Commissariat de Lens, j’ai pu comprendre que la plupart des interpellations pour IPM répondaient à une mesure préventive contre les débordements entre supporters. Aussi, il devenait inconcevable de tenir compte des interpellations suite aux IPM. L’étude traite des violences effectives et non des violences « qui auraient pu avoir lieu ».
17 Certaines saisons comptent plus de matchs que d’autres puisque la compétition de première division passe de 20 à 18 clubs au gré des implications médiatiques surtout. Toutefois, le tableau suivant fait figurer un total de 18 matchs pour la saison 1996/1997. Suite aux violences qui se sont déroulées au stade Bollaert lors de la visite de l’Olympique Lyonnais (joueur et arbitre agressés), une suspension de terrain avait obligé le RCL à recevoir l’équipe d’Auxerre au stade du Havre.
18 En dépit de l’esprit sportif du public de Bollaert. il faut bien reconnaître qu’une progression sportive du RCL commande de nouvelles attentes de la part d’une majorité de supporters. Bien sûr, il arrive encore que le public applaudisse les joueurs du Racing malgré une défaite. Pourtant, de plus en plus en souvent, ceux-ci se font siffler lorsque les résultats attendus n’ont pas été atteints.
19 Les effectifs de la Police Urbaine proviennent de plusieurs pôles : du Commissariat Central de Lens, d’autres centres situés dans la circonscription de Lens (Béthune, Bruay-en-Artois…), de services classées hors district (brigade canine d’Arras, de l’Identité Judiciaire...).
20 Bien que ce chiffre soit approximatif, je répète qu’il ne s’éloigne pas énormément de la réalité. Je ne le présente pas a priori puisque je m’appuie sur un calcul effectué à partir des affluences à Bollaert entre 1990 et 1995. Depuis la moyenne de spectateurs au stade de Lens ne cesse de progresser.
21 Si la rupture entre le public traditionnel et des formes d’engagement plus « militantes » s’est instaurée dans la plupart des pays européens entre 1970 et 1980, il faudra attendre le développement du Paris-Saint-Germain et de l’Olympique de Marseille pour constater les premières figures ultras et hooligans en France. Aussi, ce n’est qu’après la fin des années 1980 que le supporterisme indépendant s’est réellement propagé dans l’ensemble des tribunes des grands stades de l’hexagone, et il a bien fallu une dizaine d’années pour cela. Au sujet d’un supporterisme français qui perd une partie (et dans certains cas) de « son caractère folklorique », cf. Patrick Mignon, La passion du football, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 212.
22 L’idée développée ici sera discutée plus loin. Elle signifie que le phénomène des violences dans les stades est en partie déterminé par la multiplication des terrains de sa réalisation, soit par la multiplication des groupes de supporters autonomes et par leur généralisation à la majorité des clubs français.
23 La base de cette partie prend donc en compte les logiques des acteurs engagés, les stratégies qu’ils adoptent sur le terrain, les caractéristiques des systèmes d’action (je suis d’accord sans attacher à la totalité de ce travail cette connaissance des logiques d’acteurs : en dehors de considérations organisationnelles, elle est malheureusement absente dans la compréhension des agents des forces de l’ordre mais je n’avais pas la possibilité de m’entretenir avec de simples exécutants). Comme je l’ai annoncé au début de l’ouvrage, le modèle actionniste est central dans la démarche et place du même coup la compréhension par interactions au cœur de la problématique. Bien que l’orientation théorique d’ensemble s’éloigne à certains moments du cadre fixé par Raymond Boudon (notamment lorsque j’exploite et contorsionne les concepts d’opportunités ou de mobilisation des ressources), elle privilégie les logiques d’action dans l’interprétation de phénomènes sociaux comme les conflits, la résolution des conflits, les situations de coopération entre divers groupes. Cf. Henri Amblard, Philippe Bernoux, Gilles Herreros, Yves-Frédéric Livian, Les nouvelles approches sociologiques des organisations, Paris. Seuil, coll. Sociologie, 1996, p. 187-203.
24 C’est au cours de cette saison 1996/1997 que le groupe des North Warriors a été dissout. Cette mesure semblait s’imposer en raison de comportements de plus en plus violents en ville et dans le stade lui-même (jet de bouteille sur un arbitre lors du match opposant le RCL au Paris Saint-Germain datant du 13 février 1997). Certains entretiens l’ont montré, cette saison aura été l’occasion, ressentie comme définitive, de promouvoir une multitude d’actes de violence de la part des membres de ce groupe (les plus influents ne voulaient pas partir sans laisser une série de traces fortes). De fait, cela explique le nombre important de matchs avec violences (sept au total sur cette saison et ce malgré un niveau de mobilisation des forces de l’ordre le plus élevé sur la période).
25 Les archives des RG d’Arras ont été très utiles sur ce point. Ainsi, on a pu y trouver une note dans laquelle il était question de la multiplication des plaintes et délations émises et commises par des habitants de Lens (essentiellement des commerçants). Naturellement, la grande majorité de ces plaintes se concentre au cours de l’année 1994. On comprend donc aisément la modification des zones de mobilisation des services d’ordre au cours des rencontres jouées à Lens après la saison 1993/1994.
26 De prime abord, la chose ne paraît pas évidente puisque 68,8 % des effectifs avaient été chargés de la sécurité au stade en 1993/1994 contre 67,8 % la saison suivante. Néanmoins, la chute du nombre d’agents des CRS mobilisés entre ces deux exercices (cf. tableau 4) confirme l’idée d’un abandon.
27 La fonction d’une hypothèse de travail (« un jugement de valeur sur la réalité ») correspondrait plutôt à cette nécessité d’orienter une recherche dans l’intention de lui donner de quoi découvrir, de quoi énoncer des certitudes ou bien des caractéristiques de tendance selon que l’hypothèse en question relève des sciences de la nature ou des sciences de l’homme. Sur ce point. Georges Canguilhem reprenant une citation de Max Planck : « La grande question n’est pas de savoir si telle idée est vraie ou fausse, pas même de savoir si elle a un sens nettement énonçable mais bien plutôt de savoir si l’idée sera la source d’un travail fécond ». Cf. Georges Canguilhem, « Leçons sur la méthode », in Le métier de sociologue, déjà cité. p. 268.
28 Selon la définition apportée par Raymond Boudon, cf. La place du désordre, déjà cité, p. 66.
29 Cf. Patrick Mignon, La violence dans les stades : supporters, ultras et hooligans, déjà cité, p. 18-20. Précisément : « Le hooliganisme, c’est l’autonomisation de la rivalité entre supporters autour d’enjeux qui ne recoupent plus ceux de la compétition sportive ».
30 Ce panorama prend également en compte les situations au cours desquelles aucune violence n’a été enregistrée (comme suggéré par l’hypothèse).
31 Pour ce décompte et précisément en ce qui concerne le nombre des agents de CRS, nous nous sommes basés sur une moyenne de 81 agents par CRS. Ce chiffre a été établi à partir des données provenant de la consultation des archives.
32 L’objectif de la remarque n’est pas de contester ou de critiquer la distribution, il s’agit d’une moyenne. Par ailleurs le rappel concernant les chiffres de la saison 1994/1995 n’a pas de valeur interprétative puisque nous n’avons pas rappelé le nombre d’agents présents au cours de l’exercice.
33 Je prends comme référence la note de service provenant du Commissariat de Lens.
34 Il est en effet peu fréquent qu’une répétition de rencontres entre supporters de clubs différents ne provoque pas de violence. Ces informations font suite aux contacts qui existent entre les forces de l’ordre locales et le correspondant national du hooliganisme rattaché à la Direction Centrale de la Sécurité Publique.
35 En moyenne : 85 % des services d’ordre étaient chargés de la sécurité au stade lors des visites du HAC et 73 % pour le compte des visites de supporters monégasques.
36 Trois de ces situations apparaissent clairement dans les tableaux. On doit la dernière aux informations véhiculées par les Renseignements Généraux, elles portent sur les des violences produites en saison 3 du tableau consacré aux matchs entre Lens et Lyon.
37 Cette remarque ne vaut pas uniquement pour les supporters concernés par la sous-catégorie examinée ici. En effet, un coup d’œil rapide sur l’ensemble des données confirme la progression du volume des violences au stade de Lens lors de la saison 1994/1995. Dans la séquence du « club des cinq », les séries touchées par ce phénomène se rapportent aux rencontres entre supporters lensois et autonomes auxerrois, monégasques, messins, bastiais et parisiens. En outre, les données présentées dans les séquences suivantes ajouteront au fondé de la remarque d’ensemble.
38 Par état il faut entendre : masse des effectifs et distribution de la masse dans l’espace.
39 Du point de vue d’un dirigeant des Red Tigers, l’agression du gendarme Nivel à Lens par certains hooligans allemands illustre ce point de vue. Confrontés à un dispositif sécuritaire empêchant toute agression à l’égard des supporters yougoslaves et surpris de les voir si peu nombreux, des supporters extrémistes de la Mannschaft se sont résolus à « casser » malgré tout. On a donc constaté une impressionnante série de dégradations dans le centre de Lens, mais aussi l’agression d’un gendarme seul et en faction au carrefour de rues parallèles au parcours des hooligans allemands.
40 Quel que soit les supporters considérés, la saison 1996/1997 est celle qui a le plus mobilisé d’agents des services de sécurité. Bien que le Stade Rennais ne soit pas un club entouré de supporters fanatiques, son déplacement à Lens en saison 4 a été largement encadré.
41 Tout d’abord, il faut comprendre que plus on avancera dans le traitement transversal moins je disposerai d’éléments permettant de résoudre l’hypothèse. En effet, la réduction des séries de référence ne favorise pas la vérification de l’énoncé qui fait de l’histoire des contentieux entre groupes de supporters une variable explicative des violences. Pour autant, je compte prendre la totalité des séries dans le traitement.
42 Après vérification, il s’agit d’une rixe entre plusieurs membres du Kop Sang et Or et de quelques supporters sans plus d’identification.
43 Les « casuals » sont des hooligans ne portant aucun signe d’appartenance, aucun signe distinctif permettant de les ranger dans une autre catégorie que celle composée de simples spectateurs.
44 Donnée produite à partir d’observations effectuées au cours d’un déplacement du RCL à Toulouse (saison 1998/1999).
45 Finalement l’hypothèse suppose qu’il y a une reproduction de la nature des relations entre un temps T et un temps T+x, qu’il s’agisse d’une interaction de nature violente ou pas.
46 Les archives des Renseignements Généraux signalent la présence de hooligans belges lors du match Lens-Marseille de la saison 1 et leur accointance avec les North Warriors de Lens.
47 Bien que cet aspect soit démontré ici, je dois signaler que d’autres auteurs se sont penchés sur le problème des versions qui font des spectateurs de football une masse homogène d’individus belliqueux. Sur la pluralité d’identifications produite par le spectacle du football, Cf. Le match de football…, déjà cité, p. 228-259 et p. 263-284.
48 Ce qui, compte tenu du pouvoir de séduction de certaines productions, n’est pas évident. Cf. Jean-Marie Brohm, Les meutes sportives. Critiques de la domination, Paris, L’Harmattan, 1993 ou Marc Perelman, Le stade barbare, Paris, Editions Mille et une nuits, 1998 notamment p. 47-49.
49 Par « profil social » il faut entendre à la fois le niveau de diplôme, l’origine sociale et la « situation sociale » d’un adhérent du groupe d’autonomes observé. L’ensemble, si il constitue une source d’informations enrichissantes, n’apporte pas autant d’éléments qu’une analyse biographique par exemple.
50 Cette hypothèse de la responsabilité partagée entre le RCL (finalement le Supp’R’Lens) et les autonomes repose sur une référence de la sociologie interactionniste dont l’extrait suivant signale la pertinence quant à notre manière d’envisager ici l’explication des violences : « Nous devons d’abord reconnaître que la déviance est créée par les réactions des gens à des types particuliers de comportements et par la désignation de ces comportements comme déviants. Mais nous devons aussi garder présent à l’esprit que les normes créées et conservées par cette désignation, loin d’être unanimement acceptées, font l’objet de désaccords et de conflits parce qu’elles relèvent de processus de type politique à l’intérieur de la société ». Cf. Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, déjà cité, p. 41.
51 C’est ainsi que le RCL acceptera enfin la présence (en 1998) de quelques Red Tigers lors de l’Assemblée Générale organisée chaque année. Le fait ne trompe pas, il signifie une reconnaissance d’un autre style supporteriste mais démontre aussi que la base peut être entendue (puisqu’une partie des membres du Kop a plusieurs fois réclamé la présence des Red Tigers lors de la réunion annuelle des supporters).
52 Toutes les anciennes alliances n’ont cependant pas été rompues puisque certains North Warriors continuent d’entretenir des contacts avec quelques supporters allemands.
53 Toutefois, il arrive que ces leaders ne condamnent pas nécessairement les North Warriors. Ainsi, lors d’événements violents survenus à Bastia lors de la saison 1997/1998, beaucoup se sont réjouis d’avoir pu compter sur leur soutien pour éviter un véritable drame (un membre des Tigers avait été sauvagement agressé par quelques bastiais cependant contrariés par l’arrivée de quelques North Warriors).
54 La configuration est tout à fait singulière puisque les leaders des groupes autonomes lensois, ou lillois, continuent de dénoncer le modèle supporteriste du Supp’R’Lens ou d’En Avant le LOSC alors que beaucoup profitent des ressources que ceux-ci leurs fournissent.
55 Pour simpliste voire réactionnaire qu’elle soit, cette définition de l’âge adulte n’en reste pas moins la plus pragmatique en ce qui concerne l’usage qui en est fait ici. Pour déterminer une définition moins grossière, on se rapportera aux travaux d’Olivier Galland : « L’entrée dans la vie adulte peut se représenter comme un passage qui s’effectue sur deux axes principaux : un axe scolaire et professionnel et qui correspond à la sphère publique de la vie du jeune ; un axe familial qui correspond à la sphère privée (ce qui détermine le passage à l’âge adulte c’est, de façon synchronisée ou pas : la fin des études, le départ de chez les parents, le début de la vie professionnelle, le mariage ou la vie en couple) ». Cf. Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, déjà cité, p. 137.
56 On se réfère ici à une note présente dans les archives du Commissariat Central de Lens : « Fiche de renseignement hooliganisme, saison 94/95 ».
57 On entend souvent dire, y compris dans certaines tribunes des stades, que ces supporters sont « fous » ou qu’ils ne « respectent rien ». Et que veut dire « fous » dans ce cas sinon que les supporters autonomes ne ressentent aucune fibre partisane par rapport à une équipe, qu’ils agissent sans intérêt, qu’ils ne sont pas de « vrais supporters ».
58 D’un « point de vue bourgeois », c’est-à-dire ici posé comme vrai et distancié tandis qu’il repose finalement sur une ignorance et sur l’intolérance. Et si je rapproche le profil du bourgeois de celui qui caractérise ceux qui critiquent ou condamnent les supporters autonomes, c’est surtout parce que tous ne supportent pas la différence ou parce qu’ils la considèrent comme dangereuse. On trouvera un remarquable point de vue à propos de ceux qui ont un point de vue sur ce que « pourrait être le type social qui serait le plus représentatif des couches populaires » dans l’ouvrage de Richard Hoggart, (1957), La culture du pauvre, déjà cité, p. 336-343.
59 Cf. Données sociales, INSEE. 5ème édition, 1984, p. 539.
60 En définitive si on compare ces données et une partie des précédentes aux caractéristiques sociales du reste du public lensois, on constate que la population des Red Tigers est différente aux niveaux : de l’âge (35 % du public a plus de trente ans), du statut social (11 % sont étudiant contre 75 % dans l’échantillon). En revanche, on retrouve presque autant de chômeurs d’un côté ou de l’autre et la répartition par sexe ne varie pas non plus. Cf. L’Humanité, le 4 décembre 1995, enquête réalisée par Christian Bromberger et Jean-Marc Mariottini auprès de 300 personnes, lors du match Lens-Martigues, déjà cité. Je n’en déduis pas pour autant que les quelques violences dont sont responsables certains Tigers relèvent de ce qui les sépare du reste du public de Bollaert.
61 L’agressivité prédatrice serait innée, motivée par la faim et sans doute exceptionnelle chez l’homme. En revanche, l’agressivité de compétition pourrait prendre l’aspect de la défense d’un territoire ou de l’agressivité « inter-mâles ». Comme elle relèverait toujours d’un comportement acquis, lié à l’accès à des objets gratifiants et à l’établissement de hiérarchies dominantes, elle se manifesterait soit par une attitude agressive soit par un combat réel. Cf. Henry Laborit, « Les mécanismes biologiques et sociologiques de l’agressivité », in La violence et ses causes, Editions UNESCO, coll. Actuel, p. 55.
62 Sur la définition de la formule « militantisme sportif », de son association avec le concept de « revendication » voir Patrick Mignon, « La violence dans les stades : Supporters, ultras et hooligans », Paris, Les Cahiers de l’INSEP, p. 30-33 ainsi que « La société du samedi : supporters, ultras et hooligans », in L’Etude comparée de la Grande-Bretagne et de la France, Paris, IHESI, coll. Etudes et Recherches, p. 130- 152.
63 Voir Karl Van Limbergen, Luc Walgrave, « La violence dans les stades : un phénomène de société inéluctable ? », Revue Interdisciplinaire d’Etudes Juridiques, Bruxelles, Editions des Facultés Universitaires de Saint-Louis, numéro spécial, 1988. p. 17-18.
64 Pour trouver une excellente synthèse de la rhétorique des supporters voir Christian Bromberger, Alain Hayot, Jean-Marc Mariottini, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, déjà cité, p. 263-310.
65 Les « autres » dont ce supporter parle ici sont ces quelques anciens North Warriors qui rôdaient aux alentours de l’emplacement occupé par les Red Tigers dans le stade Bollaert.
66 Ceci n’est recevable qu’à condition de comprendre autrement une « partie d’un travail » de Pierre Bourdieu résumée par l’annonce que « le poids de l’origine sociale dans le système explicatif des pratiques ou des préférences s’accroît quand on s’éloigne des domaines les plus légitimes ». Cf. La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Les Editions de Minuit, coll. Le sens commun, 1995 (1979), p. 12 et l’ensemble suivant donc.
67 On peut par exemple supposer que le rapprochement « contraint et conscient » entre les Red Tigers et le Supp’R’Lens provoquera quelques effets pervers (affirmation d’une identité ultra réelle et « pure »...).
68 Cf. L’action collective. Mobilisation et organisation des minorités actives, déjà cité, p. 81 et suivantes.
69 Sur ce point de la lutte pour la lutte, je propose cet extrait d’entretien entre un disciple de Daniel Mermet et un supporter de l’Olympiacos du Pirée : « Tout arrêter et devenir un supporter comme les autres, bien sage, serait facile. Continuer est beaucoup plus difficile, plus courageux aussi. Et moi, je préfère l’adversité... lutter, toujours lutter », in Philippe Broussard, Génération supporter, Paris, Robert Laffont, 1990, p. 300.
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