Deuxième partie. Le supporterisme dans les stades, dans ses organisations, dans ses pratiques, son histoire, dans ses expressions et ses significations
p. 125-287
Texte intégral
1Si l’exercice de contextualisation a permis d’exprimer des potentialités d’action vers le supporterisme, il n’a pas du tout épuisé son explication. Outre le fait qu’il a traité indifféremment de l’audience et de la violence de la pratique du spectacle footballistique, ce premier temps de la recherche ne dit pas plus que de la probabilité. Il ne faut pas s’en contenter mais le considérer plutôt comme un fil conducteur de l’explication, comme un faisceau d’hypothèses relatives à la connexion entre environnement sociaux et supporters organisés. Il est temps maintenant d’entrer dans le stade, de s’asseoir au côté des passionnés, de les observer, de les écouter, de vivre leurs organisations. Il est temps de passer de L’in vitro à l’in vivo pour reprendre l’expression de l’ethnologue François Laplantine. Comme la chose sociale y est forcément beaucoup plus complexe, les recherches de causalités qui suivent concernent un seul aspect de la popularité du football : son audience. Pourquoi y a-t-il davantage de groupements de supporters ici ? Pourquoi attirent-ils plus de membres qu’en cet ailleurs ? Comment se forment-ils ? Comment disparaissent-ils ? Mes réponses viendront progressivement, selon la structuration centripète induite par la sociologie de l’action. Je partirai des niveaux de popularité des clubs, je passerai par les sections de militants, j’emmènerai le lecteur dans leurs discours et fouillerai l’histoire de la pratique du spectacle footballistique au plan local. Ainsi l’étiologie des violences pourra fermer ce livre : ne sont-elles pas au cœur du problème puisqu’elles posent problème ?
Introduction
2Selon la logique du paradigme actionniste, l’étape de contextualisation des actions que l’on cherche à expliquer précède celle qui consiste à identifier des causalités singulières. Se positionner selon cette matrice offre plusieurs avantages. Tout d’abord, le chercheur peut décider, au terme de ces deux premiers moments, de revenir aux éléments explicatifs dérivés des causalités initiales. Selon ce qui ressort de ses expériences empiriques, il travaillera à ajuster les contenus des tendances globales par lesquelles il a débuté sa recherche. En d’autres termes, ses impressions de départ produites par l’observation et les recherches bibliographiques doivent être confrontées aux conclusions issues d’autres terrains. Pour le lecteur ensuite, l’intérêt est de rentrer progressivement dans le monde complexe des phénomènes sociaux. La compréhension s’accomplit donc pas à pas, du plus général aux singuliers pour aboutir à une intelligibilité mêlant le global au local. Mais ceci ne fonctionne que si le chercheur présente l’ensemble des étapes de son travail, accomplit l’exercice de la théorisation en confrontant le macro au micro, transforme les potentialités issues de la contextualisation1 en caractéristiques déterminantes. Penser le supporterisme, c’est-à-dire l’audience et la violence du spectacle sportif, nécessite par conséquent de ne pas se situer uniquement au-delà/au-dessus des passionnés et des groupes auxquels ils appartiennent. Comme elle concerne le traitement d’une série d’hypothèses – conditions initiales – qui se rapportent plus directement à l’explication des mobilisations de supporters dans les stades, cette deuxième partie intègre tout à fait ce deuxième levier explicatif. Mais quelles sont précisément ces hypothèses ?
3Il existe deux catégories d’énoncés à l’intérieur de ce que j’ai appelé moi aussi les conditions initiales. D’une part, on trouvera des données qui concernent avant tout l’aspect organisationnel du supporterisme. Si l’explication de la réussite et les débordements du spectacle du football dépendent des raisons et des stratégies des acteurs en partie conditionnées par un contexte social qui a donc été initialement déterminé d’en haut, elle relève aussi de la logique des groupes de partisans, de leurs relations avec les dirigeants des clubs de football, de leurs rapports avec les autres supporters et spectateurs. Selon ce point de vue, le fossé qui sépare la partisanerie losciste de la partisanerie lensoise s’expliquerait à partir des politiques de développement du supporterisme en cours dans l’un et l’autre club. Par ailleurs, je suppose que la configuration des réseaux de supporters concourt, pour une part, à expliquer les deux dimensions de la spectacularisation. Ici, il s’agira de montrer ce qui sépare les réseaux lillois et lensois tant d’un point de vue quantitatif (nombre de groupements, nombre d’adhérents, nombre d’abonnés, nombre d’adhérents qui se mobilisent effectivement) que qualitatif (diffusion géographique des groupements de supporters, organisation des groupes). J’émettrai également l’hypothèse selon laquelle la mobilisation des ressources des groupes constitue un élément déterminant quant à la présence dans les tribunes des stades. Ce dernier point fera davantage appel à la relation qui existe entre les groupes et les dirigeants des clubs de football. En effet, quelques entretiens et l’observation permettent d’affirmer que l’aide consentie par les clubs de football en direction de leurs supporters constitue une ressource non négligeable.
4Toutefois parce que j’ai choisi d’expliquer aussi ce qui explique, une partie de l’analyse est consacrée à l’explication de l’émergence des groupes de supporters. En mobilisant les données des deux premières hypothèses, je fournirai de quoi comprendre ce qui pousse de nombreux individus à consommer du « prêt à saisir » et tout ce qui, à un niveau systémique, contribue à motiver la consommation de biens liés aux loisirs sportifs. Aussi et eu égard à la littérature existante sur la question du développement des loisirs en général, je propose une hypothèse qui permet de rendre compte de l’émergence des groupes de supporters. Parce que cela ne suffirait pas d’affirmer qu’il y a davantage de groupes de supporters et de supporters dans tel stade, je cherche à identifier des causes. L’hypothèse principale qui concerne cet aspect relève de ce que j’appellerai le marché de la concurrence entre les activités de loisirs. Cette tranche de l’explication causale renvoie par conséquent à deux aspects. Toutefois, dans les deux cas, l’interrogation s’opère à partir d’un questionnement de type comment/pourquoi. L’un appartient à la dimension quantitative du spectacle sportif, il s’agit de s’interroger clairement sur l’affluence de supporters des stades de Lille et de Lens. On va se demander pourquoi la popularité varie d’un stade à l’autre, comment chaque club gère son public. Le second aspect concerne la dimension qualitative du supporterisme. Ici, on se demande pourquoi on trouve telle ou telle forme d’engagement dans les tribunes, comment une telle hétérogénéité est possible, pourquoi tel groupe de partisans pratique le spectacle de cette façon, comment telle personne s’engage de cette manière dans le spectacle sportif. La méthode comparative permet non pas de multiplier les angles d’approche, mais plutôt de les interroger à deux reprises et selon deux terrains distincts. Aussi d’un point de vue méthodologique, je ne vais pas choisir d’hypothèses et d’indicateurs spécifiques au terrain lensois ou au terrain lillois. Chaque public ou plutôt chaque population de supporters sera soumise au même régime afin de satisfaire au mieux au principe de la falsifiabilité2.
5On pose souvent comme fait évident que la mobilisation collective dans les stades est plus prononcée lorsque, autour de ce stade ou dans la ville ou le canton qui l’abrite, il n’existe pas d’autres types de loisirs. Comme si le fait d’aller au match de football constituait l’une des rares possibilités de quitter sa quotidienneté, de participer à un acte déroutinisant. J’ai donc saisi cette manière de voir le supporterisme en « répétant » cette méthode en fonction du marché de la concurrence des loisirs à Lille et à Lens. La seconde hypothèse expliquant l’émergence des groupes de supporters relève d’une autre logique. Je me suis demandé si la création des groupes au niveau local n’est pas en partie dépendante d’un tissu associatif local plutôt restreint. En d’autres termes, on verra si il n’existe pas une autre forme de concurrence à l’intérieur même du régime associatif, ou au contraire, si l’existence d’un réseau de sociabilités pré-établi favorise l’émergence de groupements de supporters. L’aspect organisationnel de l’analyse peut être résumé comme suit : déterminer les réseaux de supporters de chaque club, caractériser leur implantation et leur diffusion géographique, identifier les ressources dont disposent les supporters, définir la politique de développement du supporterisme à Lille et à Lens, apporter des éléments d’interprétation par rapport à la question de l’émergence des groupes en fonction du marché local des activités de loisirs. La mobilisation des supporters sera donc déterminée ici à partir d’un répertoire d’indicateurs construits objectivement3. L’intérêt du deuxième volet de la recherche c’est de montrer empiriquement en fonction de quoi varie l’affluence des supporters d’un stade à l’autre. Et si la portée des propositions relatives à l’aspect organisationnel des partisaneries n’atteint pas la hauteur interprétative des hypothèses liées au contexte social ou à l’essor du sport en général, elle saisira localement des causes rigoureuses. Plus facilement vérifiables, elles inscrivent l’étude dans le domaine de la faisabilité.
6Après avoir traité la dimension quantitative du supporterisme, j’aborderai tout ce qui touche aux formes et engagements des acteurs. Il ne s’agit plus de dégager des causes systémiques locales, mais d’expliquer l’intérêt qu’ont les supporters à faire ce qu’ils font à partir de leurs discours. Compte tenu de l’hétérogénéité des formes d’engagement partisan dans le stade, on doit s’attendre à découvrir une pluralité de modes de justification, de rationalisation des conduites4. En accord avec ce que les philosophes appellent le principe de la raison suffisante, selon lequel il n’arrive rien qui n’ait de raison d’être, je dirai qu’un supporter a un intérêt à être supporter5, ce qui revient à reconnaître que le supporterisme ne relève ni de la folie, ni de l’acte gratuit, ni de l’acte totalement immotivé. Les supporters n’agissent donc pas sans raison et tout le travail du chercheur c’est bien de déterminer les raisons du supporterisme. Quels intérêts ont les supporters d’adopter de tels comportements ? Ne pas répondre à cette question appauvrirait l’analyse explicative des mobilisations collectives dans les stades de football (on comprend donc que l’application du principe de la raison suffisante a aussi guidé la dernière partie de l’ouvrage). En niant l’importance de cette interrogation d’abord, je ne pourrais pas donner de relief aux enseignements issus de la démarche purement quantitative. Les réponses dont je m’inspirerais ne seraient pas réellement recevables parce qu’elles se passeraient du discours des acteurs eux-mêmes. Ensuite, l’absence de réponse m’empêcherait de vérifier l’hypothèse d’un supporterisme comme produit d’un affaiblissement des espaces traditionnels de cohésion sociale. Enfin, sans cette perspective, je serais bien incapable de comprendre l’hétérogénéité des formes supporteristes dans les tribunes. Il faudra par conséquent saisir le sens que donnent les supporters à leur activité partisane, comprendre la signification de leur activité afin d’expliquer causalement cette activité, mais à partir d’une interprétation du sens que les acteurs fournissent au chercheur. Voilà pourquoi, à ce stade de la recherche, l’explication du phénomène social ne peut en aucun cas se faire sans la compréhension des activités de supporters, sans l’analyse de la dynamique des groupes partisans. La difficulté de cette étape du travail tient justement au fait que les causes des actions sont livrées par les supporters eux-mêmes et qu’il serait malvenu de reproduire textuellement les raisons que ces acteurs donnent à leur pratique. Il faut les replacer dans le contexte déterminé au préalable, identifier des tendances explicatives qui se dégagent des discours parce que chaque discours ne peut en aucun cas fournir de causalités originales. En d’autres termes, c’est à travers l’interprétation et la catégorisation des discours de supporters que nous serons en mesure de participer à la recherche des causalités6.
7Selon cette perspective, l’explication ou la mise à jour de causes revient à comprendre les activités des supporters ; de quelle logique le supporterisme relève-t-il7 ? L’objectif de la série d’entretiens consacrés aux motivations des partisans des clubs de Lille et de Lens sera d’établir des « ensembles significatifs compréhensibles »8, de les rapporter aux déterminants de l’activité proposés par Max Weber sans pour autant chercher à classer tel ou tel style de mobilisation selon une forme pure d’action : comme le souligne l’auteur, il est effectivement rare de voir un comportement orienté uniquement d’après l’une ou l’autre forme d’action. J’ai donc cherché à interpréter le discours des supporters afin de déterminer les significations du supporterisme, tout en les raccordant aux jalons explicatifs posés par l’intermédiaire de la phase de contextualisation : dans quelle mesure le recul des formes traditionnelles de sociabilité conditionne tout ou partie des comportements de supporters ? Répondre à ce type d’interrogation nécessite de pouvoir identifier la forme de l’action des supporters autrement qu’à partir des types idéaux produits par Max Weber : est-il possible que les mobilisations collectives dans les stades de football se présentent comme la défense ou le maintien d’un équilibre social passé occasionné par le déclin des formes traditionnelles de cohésion sociale ? Etre supporter ne relèverait donc pas plus de la poursuite d’un acte coutumier que de la réalisation de penchants affectifs. Il faudrait plutôt y voir l’expression d’un ajustement par rapport à ce que l’existence quotidienne ne fournit plus, une somme de liens sociaux que l’acteur ne trouve plus ou pas suffisamment dans la société.
8Compte tenu de l’hétérogénéité du supporterisme, j’ai formulé une seconde vague d’hypothèses. Peut-on croire qu’à chaque forme d’engagement partisan correspond un seul et même type d’action ? L’appartenance à un groupe de supporters, à la partisanerie prétendument commune, dépend-elle du partage d’une motivation (ou d’une combinaison de motivations) commune ? Dans le même ordre de raisonnement, j’ai été amené à me demander si il n’existait pas de motivation transversale à tous les types de supporterisme retenus dans l’étude, à Lens et à Lille. Quel est l’intérêt de la méthode compréhensive ? Qu’apporte-t-elle à l’explication et donc au lecteur ? Elle correspond tout simplement en une prise directe avec la réalité, avec la parole des supporters puisque plusieurs extraits d’entretiens seront proposés, avec autre chose que ce qui apparaît en surface. En même temps elle fournit de quoi participer autrement aux exercices de falsification des premiers énoncés, elle les enrichit ou les appauvrit, elle commande de les relire différemment. Bien évidemment, ceci n’a pas de sens sans une interprétation des matériaux recueillis et c’est bien de ce moment du travail que naît la saturation du modèle (ou du quasi-modèle) qu’il faut pouvoir finalement énoncer9. Ce passage destiné à présenter les axes de recherche liés à la question de l’audience du spectacle footballistique montre une diversité des approches. Pour autant, il ne faut pas y voir une manière de détourner l’étude de l’essentiel ni même de rompre volontairement toute unité tant théorique que méthodologique. Mon objectif reste sans conteste d’expliquer causalement les aspects quantitatif et qualitatif des mobilisations collectives dans les stades à partir des partisaneries organisées. Pour y parvenir, j’ai tout d’abord utilisé les enseignements tirés d’une modélisation macrosociologique. Dans ce deuxième temps, je m’engage sur des pistes explicatives plus « locales » appliquées au double terrain des supporters du Racing Club de Lens et du Lille Olympique Sporting Club. La première entraînera le lecteur au cœur des réseaux de supporters, dans leur configuration générale. La deuxième l’emmènera aux alentours des politiques de gestion des publics mises en place par les clubs, par leurs dirigeants. La troisième le laissera face aux paroles de passionnés, tout en le guidant à l’aide de catégorisations. Mais le fait que leurs frontières ne soient pas étanches n’en complique-t-il pas la compréhension ? L’objet d’une recherche peut-il devenir plus énigmatique après avoir été analysé ? Peut-être.
Section 1 : L’explication est dans la configuration des réseaux de soutien
9Expliquer en fouillant la dimension de l’organisationnel nécessite de déterminer les différentes politiques supporteristes des dirigeants des clubs de football à Lens et à Lille. Comment considèrent-ils la partie la plus partisane de leur public ? Quel sens donnent-ils à cette forme d’activité ? Comment se concrétisent les volontés des dirigeants des clubs de football à l’égard de la partisanerie sportive ? Leur but est-il invariablement de développer toutes les formes de supporterisme ? Afin de répondre à ces différentes questions, il fallait rencontrer de nombreux dirigeants mais aussi les responsables des groupes de supporters. L’objectif étant de déterminer une politique organisationnelle, il était nécessaire de connaître et de comprendre le point de vue de chacun des acteurs responsables de l’ampleur du spectacle sportif. Pour mener à bien cette partie de la recherche, le travail a débuté par des entretiens exploratoires puis par un questionnement visant l’approfondissement des connaissances. Plus d’une centaine d’entretiens a été effectuée auprès de plusieurs types de partisans, de dirigeants de clubs10 et des personnels de sécurité pour comprendre la vie des groupes et les politiques du RCL et du LOSC. J’ai aussi mis en place deux batteries de questionnaires : la première vague concernait les dirigeants des groupes de supporters lillois et lensois, la seconde les membres d’un groupe de supporters lensois appartenant au modèle ultra11. Par conséquent, l’explication de la plupart des formes de supporterisme dans les stades lillois et lensois ainsi que celles relatives à l’aspect organisationnel reposent sur une cinquantaine d’entretiens, sur plus de cent cinquante questionnaires, sur le dépouillement des fichiers d’abonnés, sur le calcul de plusieurs correspondances12. En outre, j’ajoute à ce répertoire un nombre élevé d’observations et une multitude d’entretiens informels tout aussi précieux pour comprendre les supporters et la sociabilité à laquelle ils participent. Mais examinons à présent la configuration du supporterisme à Lille et à Lens.
A – Le supporterisme des grands stades, à Lens, à Lille
10Comme je l’ai déjà indiqué, la question des mobilisations renvoie à l’aspect quantitatif du supporterisme (pourquoi sont-ils si nombreux ou si peu nombreux ?) ainsi qu’à sa dimension qualitative (qui sont les supporters, comment agissent-ils, quelles sont les significations de leurs engagements depuis le partisan de base jusqu’au supporter « violent » ?). Je traite dans cette partie l’aspect quantitatif des mobilisations, c’est pourquoi je dois présenter l’état des supporterismes lillois et lensois. Je commencerai l’explication de leur différence par l’examen de facteurs contextuels pour aborder les facteurs organisationnels (les politiques des dirigeants des clubs d’abord, une partie des dynamiques des groupes de supporters ensuite). En plus des quelques indications fournies jusqu’ici, il me semble opportun de définir au plus juste les différentes figures des spectateurs des stades de football. Sur ce point, je devrais plutôt écrire les « grands stades » parce qu’il est évident qu’un stade de village, de quartier n’est pas occupé par les mêmes types de spectateurs. Ce qui ne signifie pas que ces lieux confidentiels ne dégagent pas d’incertitudes, qu’ils ne produisent pas de l’identification. Simplement, de par leur structure et l’absence des médias il est improbable de rencontrer les formes les plus modernes du supporterisme. Non seulement on a peu de chances d’observer cette manière de vivre le spectacle du football, mais surtout il est logiquement impossible de trouver de nombreux supporters quand le jeu de l’équipe locale ne déclenche pas beaucoup plus qu’un contentement sportif. Dans les petits stades en effet, l’essentiel des spectateurs se compose d’anciens pratiquants locaux devenus les juges de leurs descendants. On trouve également tout un contingent de personnes désireuses de voir l’autre football, celui qui se prépare une ou deux fois par semaine lors des entraînements, celui qui relève d’un autre système que celui du sport-spectacle. Certes, le spectacle des équipes d’amateurs ressemble à celui des professionnels mais il ne dégage pas les mêmes saveurs, ne repose pas sur les mêmes valeurs et n’a donc pas la même signification. Voilà pourquoi j’évite de croire que ce qui est écrit ou dit à propos des spectateurs des grands stades s’applique à l’ensemble des amateurs de ce type de spectacle13. Justifier ma position ne pose aucun problème si je tiens compte des niveaux de popularité des clubs amateurs « qui gagnent ». Dans certains cas même, les performances sportives ne changent rien parce que les motivations des spectateurs ne dépendent pas du contenu du spectacle, ni du fait qu’il soit en rapport avec le football. Tout se passe, pour reprendre le propos de Norbert Elias, au niveau de l’exploitation du temps libre individuel puisque l’important est de s’engager dans un spectacle déroutinisant14. Bref, il ne faut pas faire d’amalgame malheureux ; songer que deux personnes pratiquant la même activité peut produire deux manières de la vivre, même si les significations sont quasiment équivalentes. Par conséquent, si je tiens compte des éléments d’analyse de la première partie, il n’est pas question de dire que les spectateurs des petits stades n’ont rien à voir avec ceux des grands stades. Simplement, les distinctions se situent au niveau de la mise en forme des engagements, de l’expression et de la mise en spectacle de « ceux qui regardent un spectacle ».
11La majeure partie des auteurs spécialisés dans la question du football s’accordent pour reconnaître toute l’hétérogénéité des tribunes des grands stades. Même si l’on ne rencontre pas nécessairement à chaque match la totalité des figures précisées ici, il existe cinq catégories d’acteurs dans les grands stades : les spectateurs, ceux qui les surveillent (des agents de la Police Urbaine locale, des gardes de la Gendarmerie Mobile et/ou des Compagnies Républicaines de Sécurité, des détachés des Renseignements Généraux, des membres des clubs eux-mêmes), ceux qui les encadrent (les « placeurs »), ceux qui participent de près ou de loin au spectacle sportif (les joueurs, les remplaçants, les techniciens, les dirigeants des clubs), ceux qui rendent compte du spectacle sportif (les journalistes de la télévision et de la presse écrite, les techniciens des médias...). S’agissant des spectateurs, il convient de distinguer précisément les différents publics auxquels ils appartiennent. Lorsque j’emploie les formules « spectateurs au sens large » ou « public global » à propos des politiques commerciales des clubs, je veux dire qu’elles s’adressent à la fois aux spectateurs passifs et aux spectateurs actifs. Il me semble utile d’établir cette première distinction. Comme on pourra le remarquer sur le schéma à venir, passifs et actifs regroupent plusieurs styles d’engagement. Afin de faciliter l’examen des différentes catégories de spectateurs, je tiens à signaler que les diverses catégories présentées ne sont nullement étanches : un spectateur peut par exemple devenir un « actif » après avoir été un « passif ». Pourquoi avoir utilisé les termes passifs et actifs ? La passivité énoncée ici signifie que l’engagement individuel n’est pas motivé par la passion partisane pour une équipe, qu’il ne se rapporte pas au spectacle footballistique en particulier, qu’incertitude et identification ne représentent pas les « carburants » de la mobilisation. En d’autres termes, ce qui prime ne se rapporte pas au football ou au jeu déployé par une équipe, le spectacle sportif est ici fondamentalement un prétexte. Je ne dis pas que certains supporters ne considèrent pas, eux aussi, le spectacle comme un prétexte. Simplement, celui-ci n’est prétexte que parce qu’il est relatif au football et il donne du sens à la présence individuelle. Les spectateurs passifs n’ont, dans le cas idéal-typique, rien à voir avec la nature de l’objet du spectacle. Ils se trouvent dans les tribunes parce que celui-ci les contente certes, mais ne relève absolument pas d’une pratique supporteriste. Les stratégies des « passifs » se rapportent à ce qui entoure le spectacle footballistique, de l’ensemble des éléments produits par la masse des intérêts de spectateurs actifs et des téléspectateurs. Leur présence dépend de la popularité du football, que ce soit au niveau du stade lui-même ou sur un plan plus général. Aussi, le déroulement du spectacle qu’ils observent ne détermine pas, au fond, leur attitude dans le stade ; comme il n’influencera pas non plus leur comportement au moment de quitter les tribunes.
12Prenons l’exemple d’un spectateur passif dont la présence est liée à la volonté d’un rapprochement social. Pour lui, le stade représente un lieu de rencontres ou un espace dans lequel se consolide une rencontre préexistante. Dans ce dernier cas, le passif ne sera pas seul dans les tribunes, il sera accompagné d’une personne sans doute plus intéressée que lui par le football en lui-même. L’engagement du passif, sa mobilisation, peuvent illustrer une volonté de rapprochement vers l’accompagnant. Démontrant un semblant d’intérêt pour le spectacle du football, le passif manifeste son approbation à l’égard de l’activité de la personne qui l’accompagne. C’est un partage, une reconnaissance, la preuve que l’on ne se moque pas de l’engagement d’autrui. On rencontre ce type de configuration dans le cas du supporter accompagné(é) de son ami, d’un proche, d’un conjoint. Toutefois, plus la démarche du passif sera « sincère », moins elle sera totalement orientée vers le contentement d’autrui, plus elle aura de chance d’évoluer. Dès lors, la fonction du passif ne se limitera plus à sa seule présence mais aussi à l’écoute et à la compréhension de l’activité de celui qui l’accompagne. En imaginant que celle-ci soit partisane, il est possible que le passif devienne peu à peu à son tour un supporter (par effet d’imitation, après un processus d’apprentissage, d’initiation). Plus le spectacle footballistique local est populaire, plus on a de chance d’observer ce type d’évolution.
13Mais le stade ne représente pas seulement un lieu de rencontres amicales voire amoureuses. Je l’ai exprimé, il n’est plus question d’envisager la compréhension du spectacle des sportifs professionnels sans intégrer les activités capitalistes des dirigeants ou des partenaires, sans concevoir que l’engagement financier est central dans son histoire. Sur ce point, le football est sans conteste, dans toute l’Europe, l’objet sportif le plus concerné par les opérations lucratives et spéculatives15. Aussi, dans les grands stades, il existe toute une population de spectateurs dont la présence doit beaucoup à la dimension marchande du football. Ce sont des représentants commerciaux, des cadres d’entreprises, des dirigeants de PME. Il n’est pas question de croire que le supporter-cadre d’entreprise n’existe pas, je veux dire que cette variété de spectateurs passifs se trouve au stade en raison de leur activité professionnelle. Pour ceux-là, en effet, la présence au stade n’a pas d’autre raison que celle d’être étroitement liée à leur profession. Le grand stade de football fait ici figure de prolongation de l’activité professionnelle, il est un espace dans lequel on consolide des liens économiques en invitant un partenaire. La présence au stade est un cadeau, une prestation, comme dans le cas de ces grands groupes de travail intérimaire qui offrent des places à leurs meilleurs clients. Ce type de spectateurs occupe généralement les places les plus confortables dans le stade ; on ne parle plus de tribunes ni de gradins mais de loges. Le match de football est un prétexte, un décor, un cadre sur lequel on s’appuie pour satisfaire autre chose que la partisanerie sportive. Bien sûr, il arrive que le client invité ne soit pas seulement un passif car la « prestation » contente bien la personne qui en profite.
14Le football représente un bel outil de communication pour ceux qui le fabriquent, comme il facilite les échanges entre ceux qui le regardent. Qui ne sait rien de ce sport ? Qui n’a rien à en dire ou à penser après avoir recueilli quelques informations de base ? Parce qu’il est facile d’accéder à l’intelligence de ce spectacle, parce que les stades modernes disposent presque tous de compartiments réservés à ce qui ne se mobilisent pas uniquement pour le football, il est normal que les supporters ne soient pas les seuls à s’y trouver. Dans certains cas donc, se rendre au match facilite la réalisation d’intérêts professionnels. Là encore, une simple observation de ce qui se déroule dans les « salons » des grands stades conforte mon propos. Comme les supporters continuent de discuter des matchs dans les cafés, dans les bus qui les ramènent chez eux tout en écoutant les résultats des futurs adversaires, les spectateurs passifs ne se séparent pas une fois la rencontre terminée. On finalise ce dont ces acteurs ont discuté pendant le jeu ou à la mi-temps, on remercie l’hôte, on prévoit une nouvelle rencontre parce que celle-ci s’est bien déroulée (ou pas suffisamment). Clairement, le spectacle sportif correspond à un support pour satisfaire des intérêts symboliques et professionnels. La mobilisation n’est pas partisane. Dans certains cas, elle consiste à montrer, à prouver que l’on est capable de goûter à la culture de masse, faire savoir que l’on partage l’activité simple du citoyen anonyme. Voilà pourquoi, entre autres, il peut apercevoir des élus depuis le notable local jusqu’au plus illustre. Enfin, la mobilisation d’agents économiques, demeurant agents économiques dans les tribunes, brise la fonction « déroutinisante » généralement associée au spectacle sportif. Il ne s’agit plus d’exploiter le temps libre librement, ce qui revient plutôt à étendre le temps routinier dans un espace jusque là réservé à la réalisation d’un loisir. De ce point de vue, on voit comment tout moment libre n’équivaut pas à une forme de loisir, qu’il ne faut pas employer ces termes « comme des synonymes »16.
15Si les spectateurs passifs constituent une part non négligeable des publics des grands stades, le principal contingent d’acteurs présents appartient malgré tout à la catégorie des supporters. On ne peut cependant en estimer précisément le nombre. Premièrement parce que cette forme d’engagement fluctue d’un match à l’autre, deuxièmement parce qu’elle est aussi le résultat d’un effet de mode (particulièrement pour ce qui fait du stade un lieu de rencontres amicales...). Par ailleurs comme cette mode-là concerne en grande partie des lycéens, des étudiants voire des collégiens c’est-à-dire des populations qui ne maîtrisent pas nécessairement leur temps, les rythmes parfois irréguliers des rencontres sportives influencent notablement leur mobilisation (certains matchs se déroulent en milieu de semaine, d’autres le vendredi ou le dimanche...). Dès lors, comment ne pas biaiser des données empiriques compte tenu de ces quelques modalités ? Mais je reviens aux supporters : pourquoi les avoir rangés dans la catégorie des spectateurs actifs ? Etre supporter ne revient pas seulement à être présent dans un stade, il ne suffit pas de connaître ni d’aimer le football pour appartenir à l’une des trois figures présentées dans le schéma suivant. Pour démarquer un peu plus cette forme d’engagement du spectateur passif, je précise encore qu’une présence régulière dans les tribunes ne garantit pas une fibre partisane. Pour tout dire, le supporterisme n’existe pas sans passion. Du supporter isolé jusqu’aux membres des groupes indépendants, la passion est constante au point de la considérer comme la seule caractéristique qui soit transversale à tous les styles supporteristes.
16Le spectateur est un supporter dès l’instant où sa présence dans le stade produit, consciemment ou inconsciemment, le double sentiment d’être à la fois un anonyme parmi d’autres et quelqu’un d’unique qui vibre. En effet le supporter vibre, ressent ; le football provoque chez lui une somme d’émotions tous azimuts. Bien que chacun les exprime différemment, il m’a semblé intéressant de présenter l’extrait d’un entretien effectué auprès d’un supporter âgé de quarante ans, ancien cadre supérieur au chômage depuis plusieurs années au moment de l’enregistrement : « Le sport, il y a une communion collective. Alors que vous avez une vibration, une émotion forte, je prendrai en exemple le cinéma ou le théâtre, c’est quelque chose quand même que vous vivez personnellement, des sensations qui vous sont très intérieures, l’émotion est d’une autre force, la sensibilité est d’une autre nature, même si la salle est pleine, même si la salle réagit, c’est autre chose, là, il y a une vibration qui est générale, parce qu’en plus, dans un stade vous supportez l’athlète dans son action, dans son effort, c’est plus qu’une action, c’est un effort et vous portez, vous êtes en même temps spectateur et acteur. Vous êtes dans les tripes de l’athlète, même au football vous êtes dans le geste du joueur ». La différence fondamentale entre un supporter et un spectateur passif se situe à ce niveau, dans la sensation, dans ce que le match procure d’émotions et de compréhensions. Pour le spectateur, qu’est le football sinon une simple opportunité, une occasion comme une autre d’atteindre un objectif (faire une rencontre ou bien la consolider, faire des affaires ou bien les préparer), au mieux se rendre compte de ce que peuvent ressentir les supporters qui l’entourent. Ils peuvent être joyeux puis tristes, ils peuvent exploser puis se muer en spectateurs silencieux mais leur comportement dans le stade dépend avant toute de ce qu’ils regardent. Le moteur de son engagement relève de la passion, de l’éventail des émotions qu’elle produit. Néanmoins, comme le montre la schématisation des différents spectateurs qui fréquentent les stades, tous les supporters ne vivent pas a priori leur passion de façon identique, comme ils ne sont pas nécessairement animés par la recherche des mêmes sensations. Pour certains l’essentiel c’est l’esthétique du jeu, pour d’autres l’attachement total à une équipe. Certes, il s’agit de supporter une formation mais l’important serait de la voir remporter le match auquel on assiste « avec la manière ». Pour d’autres encore, seul compte le résultat et peu importe par exemple si la victoire s’est dessinée à la suite d’une erreur d’arbitrage. En dépit d’une pratique partisane qui n’accepte pas, théoriquement, le quant à soi, on rencontre des supporters isolés dans les stades. Ils vivent bien sûr le football, réagissent de telle ou telle façon, mais l’expression de leurs émotions les concerne exclusivement. Dans l’idéal de cette figure en effet, le supporterisme correspond à une partisanerie hautement individualisée.
17Toutefois, les grands stades sont surtout occupés par des supporters qui forment des groupes. On a d’un côté des associations informelles, de l’autre des regroupements officiels qui ont le plus souvent le statut associatif type loi 1901. La schématisation permet de distinguer deux catégories d’associations informelles, les facteurs d’agrégation sur lesquels elles reposent diffèrent effectivement. Dans le premier cas, les supporters s’installent dans les tribunes et nouent des relations essentiellement orales. Ils discutent du match de football, réagissent ensemble contre les décisions arbitrales ou les commentent sans les critiquer, échangent leur vision du jeu et des joueurs. En définitive, on retrouve une bonne partie du comportement collectif des groupes informels dans le répertoire des actions de groupements plus « officiels ». Même si la sociabilité que produisent les premiers n’est pas une donnée constante à l’intérieur des expériences supporteristes, elle n’en demeure pas moins au fondement de ce type d’engagement. Soit parce que ces supporters se côtoient dans le stade plus ou moins régulièrement, soit qu’il y existe un autre facteur d’agrégation (des liens familiaux, des affinités sociales moins fortes comme le voisinage dans la vie courante...). Le second cas d’associations informelles ne renvoie donc pas à cette idée d’une agrégation légère, d’une rencontre reposant uniquement sur la consommation du spectacle footballistique. L’utilisation de l’expression « association informelle » dissimule donc à la fois des sociabilités fragiles (parce qu’elles ne résisteront pas au-delà du match ou de l’après-match), mais aussi des relations sociales fortes (qui constituent pour le coup un foyer de sociabilité préexistant permettant de mieux comprendre l’engagement dans le stade). Il est de ce point de vue intéressant de noter, rapidement, combien la mise en place ou la mise en mots de catégories peut contrarier l’exercice de l’explication par la description. Et si la sociologie des pratiques du spectacle sportif ne tombe pas dans ce piège, c’est aussi en raison des erreurs par ailleurs accomplies au sujet des catégories de pratiquants de sports (pratiques « sauvages », « de rue », « informelles »... sans plus d’éléments de nuance).
18On trouve enfin des supporters qui composent des groupes dont l’existence est connue, enregistrée (par opposition à informels), depuis ceux que le club reconnaît (on parlera alors de « supporters officiels ») jusqu’aux groupes indépendants (on dira aussi « autonomes » puisqu’ils n’appartiennent pas au réseau officiel dépendant des dirigeants des clubs). A Lens, le supporterisme formel comprend donc les membres des sections du Supp’R’Lens et ceux des groupes indépendants (les Red Tigers, les supporters du Kop Sang et Or, quelques résidus de l’ancien courant hooligan17 local dénommé North Warriors). A Lille et au moment des enquêtes, le club officiel de partisans était appelé En Avant le LOSC tandis que l’essentiel du courant autonome concernait les Dogues Virage Est. Aussi, lorsque l’on parle de supporterisme au sens de soutien indéfectible et organisé, il faut comprendre que nous parlons de cette catégorie de supporters. Le problème de l’état des mobilisations collectives dont il est question ici la concerne exclusivement, même si les premiers axes de travail ont tenu compte des spectateurs au sens large. Deux raisons légitiment ce choix de ne retenir que ces deux styles supporteristes à l’intérieur de la population des spectateurs actifs. D’une part, ces manières de s’engager dans le spectacle sportif représentent la forme la plus aboutie qui soit, s’agissant des processus d’attachement et d’identification à une équipe de sportifs professionnels. D’autre part, leur existence formelle constitue la condition élémentaire visant à satisfaire le principe de falsifiabilité de la plupart de mes hypothèses de travail.
19Il m’a semblé pertinent à la fois de présenter cette classification et de le faire à ce moment de la recherche. Elle montre les limites d’une description trop générale du monde des tribunes, voudrait suggérer qu’il n’y a rien d’homogène dans les stades et que l’ensemble des personnes mobilisées n’est pas fait seulement de supporters. L’idée n’est pas d’opposer spectateurs et supporters, mais plutôt de clarifier pour les besoins de la suite de la recherche les diverses catégories d’acteurs que l’on retrouve dans les grands stades de football. Elle donne la preuve qu’il n’existe pas que du supporterisme, que le spectacle footballistique provoque la mobilisation d’individus dont la motivation n’a que peu de rapport avec le sport lui-même. Par sa popularité, le football déclenche en effet toute une série d’affiliations relevant de l’imitation, du phénomène de mode, du besoin de satisfaire les curiosités, d’un goût spontané pour ce qui intéresse le plus grand nombre, d’une volonté dérivée d’une stratégie de rapprochement social (par rapport à une culture de masse, par rapport à l’activité d’un conjoint ou plutôt d’un futur conjoint), etc. Spectateurs et supporters ne sont donc pas des synonymes, pas plus que l’ensemble des supporters ne constituent une population homogène. Comme je l’ai expliqué, celle-ci repose sur de nombreuses catégories. Mais notons un point important : chaque catégorie abrite en effet toute une variation de styles d’engagement, et il arrive parfois qu’un même style supporteriste soit constitué de diverses formes d’expression. Il ne faut donc pas considérer cette classification comme une construction tout à fait adaptée à la réalité. Le supporterisme est un objet social complexe : ceux qui y jouent un rôle ont à nous dire comment se structure leur passion, comment ils conçoivent le spectacle qu’ils observent fréquemment. Il faudra découvrir les significations des engagements du plus grand nombre de supporters et chacun verra alors si chaque catégorie se caractérise par des sujets motivés par les mêmes intentions. Enfin une telle typologie ne saurait être utilisable sans que chacun prenne conscience de sa flexibilité. Ces différentes catégories de spectateurs ne sont pas étanches ; un simple « curieux » peut devenir progressivement un supporter. En outre, un supporter isolé a toutes les chances de voir s’ouvrir les portes des diverses sociabilités qui animent les stades. Comme un ultra peut finir par décider d’intégrer le réseau officiel de soutien à une équipe, il arrive qu’un partisan « classique » modifie l’expression de son engagement pour revêtir l’habit des indépendants. On verra plus loin combien certains déterminants du supporterisme concernent la notion de trajectoire. Il faut d’abord examiner ce qui sépare quantitativement les supporterismes lensois et lillois.
A1 – Le public dans les stades de Lille et de Lens
20Que le spectacle du football attire chaque semaine plusieurs milliers de spectateurs dans les stades de Lille et de Lens n’étonnera personne. N’est-il pas évident d’associer un football aux vertus « déroutinisantes », à une région au passé économique douloureux pour reprendre les termes de Norbert Elias ? L’histoire sociale du Nord – Pas-de-Calais n’alimente-t-elle pas la thèse d’un supporterisme comme manifestation de la « stratégie du paraître » pour emprunter l’expression d’Alain Ehrenberg ? Bien que cette région ne se soit pas encore totalement affranchie des crises liées à l’interruption progressive des industries textiles et minières, on constate aujourd’hui les effets d’importants changements sociologiques. Tandis que le processus de scolarisation a conduit à l’explosion des effectifs de l’enseignement supérieur, le Nord – Pas-de-Calais contient l’une des plus fortes proportions de jeunes de moins de 25 ans et ne figure plus en tête des régions du point de vue du nombre de demandeurs d’emploi. De telles mutations ont-elles modifié la popularité du spectacle footballistique à Lille et à Lens ? A quoi ressemblait la popularité du football dans les stades de ces deux clubs, alors au même niveau pendant plus de dix ans entre 1982 et 1995 ? Après avoir répondu à cette question, je montrerai ce que représente le supporterisme à Lille et à Lens. Je débuterai alors l’explication de l’enthousiasme des supporters à partir des données empiriques. Mais quel est l’autre intérêt d’examiner l’état des affluences des stades lillois et lensois18 ? Bien que la manière de résoudre l’objet de recherche ne concerne pas l’explication des mobilisations collectives dans leur totalité, il faut reconnaître qu’un questionnement à propos du supporterisme participe à la compréhension de l’affluence parfois débordante dans les stades au sens large. La question qui guide ce travail n’est pas tant de comprendre pourquoi tel club n’attire pas plus de spectateurs qu’un autre, mais plutôt de saisir en quoi un club parvient à déclencher davantage de passions partisanes qu’un autre. On peut se demander sur quoi reposent les foyers supporteristes qui s’expriment dans les tribunes, comment ceux-ci émergent, comment ils se perpétuent. Par ailleurs, selon une de mes hypothèses, la réflexion doit amener le lecteur à s’interroger sur le rôle déterminant que jouent les dirigeants dans la popularité d’un spectacle sportif comme celui du football. En effet, on ne peut pas dire d’un côté que ce spectacle représente un produit fabriqué, et de l’autre ne pas tenir compte de l’action de ceux qui sont mis en cause.
21Connaître avec précision les affluences des stades a nécessité de rencontrer les dirigeants lensois et lillois. Ce faisant, j’ai pu solliciter les services d’archives des deux clubs afin de profiter des sources officielles. En outre, je voulais analyser l’évolution dans le passé des affluences des rencontres de championnat disputées aux stades Bollaert (Lens) et Grimonprez-Jooris (Lille). L’intérêt de ce retour en arrière étant d’éviter un constat biaisé par une vision tendancielle du phénomène. Le graphique numéro 4 concerne donc les affluences moyennes annuelles dans les stades de Lille et de Lens calculées sur une base quantitative reproduite à l’identique d’un club à l’autre (uniquement les rencontres de championnat). Le rapide aperçu des affluences moyennes est utile puisqu’il montre une fois encore le caractère fluctuant de la popularité d’un club. S’agissant de mon découpage, cette remarque concerne essentiellement le cas lensois. Le graphique suivant le prouve clairement : un club peut perdre plus de 50 % de son potentiel public en moins de dix ans comme il peut le retrouver en l’espace de cinq saisons. Il faut essayer de comprendre la fragilité (ou pas) d’un tel phénomène de masse.
22Compte tenu des discours critiques que l’on peut entendre dans les tribunes lensoises à propos du voisin lillois, un tel graphique étonnerait sans doute plus d’un spectateur du stade Bollaert. Comment accepter, à la vue de telles données, l’idée d’une tradition lensoise en matière de spectacle footballistique ? Comment ne pas voir dans cette parole de dirigeants la volonté de minorer le football lillois ? Au regard des chiffres des saisons 88/89, 89/90 et 90/91, on constate un revirement de tendance. Alors que le LOSC stagne toujours aux alentours d’une moyenne de 8000 spectateurs, le RCL voit la fréquentation du stade Bollaert décroître rapidement (7100, 4900 puis 5800 personnes). Or, prendre ces deux dernières moyennes en considération n’a pas de sens dans cette étude puisqu’elles correspondent aux saisons au cours desquelles le club artésien évoluait en deuxième division (je rappelle que l’un des postulats de travail est de neutraliser, autant que faire ce peu, la variable « résultats sportifs »)19. J’exprimais bien plus haut qu’il était nécessaire de comparer les cas où les phénomènes à démontrer sont simultanément présents (ou absents). Même si je neutralise la variable des résultats sportifs, je ne peux occulter le biais laissé par des différences environnementales. Quand on veut comparer les affluences moyennes des deux stades, il nous paraît essentiel que les clubs concernés évoluent au même niveau. Cela garantit un nombre de confrontations invariables d’un club à l’autre, des adversaires identiques, une couverture médiatique similaire, etc.. Par conséquent, compte tenu des résultats présentés dans ce graphique, on peut conclure que le Racing Club de Lens possède un réservoir de spectateurs plus conséquent que le club nordiste : un « potentiel public » plus important, ce qui ne signifie pas un « public de base » supérieur.
23Il est frappant de noter la régularité de l’affluence lilloise sur le précédent graphique. Quel que soit le résultat sportif, que le RC Lens évolue dans une division inférieure ou pas, la fréquentation moyenne au stade Grimonprez-Jooris n’excédait pas à cette époque les 10000 spectateurs. On remarque même une légère décroissance, lente et progressive, comme si les défections naturelles n’étaient pas renouvelées. En revanche, l’évolution lensoise présente un tracé plus saccadé. Ici, la réussite et l’échec sportifs semblent marquer davantage la mobilisation du public. Néanmoins, les fréquentations lors des trois dernières saisons présentées dépassent le seuil des 20000 spectateurs. Cette situation est remarquable si l’on tient compte des performances sportives du RC Lens à ces moments (équivalentes à celles d’un club de première partie de « tableau »). Sur ces 13 saisons, la fréquentation moyenne au stade Bollaert est supérieure à celle de Grimonprez-Jooris avec un coefficient multiplicateur proche de 1,7 point. Il fallait s’arrêter sur la question des affluences : cela ne contribue-t-il pas à une meilleure explication du supporterisme dans chaque stade ? Assurément et pour deux raisons. Premièrement parce que l’organisation du spectacle sert la population des supporters, deuxièmement parce qu’un niveau d’affluence repose en partie sur la mobilisation des supporters. Enfin, bien que les dirigeants lensois et lillois travaillent à l’augmentation des fréquentations, on constate que celles-ci sont fortement variables puisqu’elles diffèrent d’un club à l’autre. Quels sont justement les moyens les plus visibles dont disposent les dirigeants pour influencer l’affluence au stade ? Depuis le milieu des années 1980 jusqu’à 1998, le stade Bollaert présentait une capacité de 49000 places contre 24000 à Grimonprez-Jooris. Bien que les emplacements soient pratiquement similaires (chaque stade se situe à quelques centaines de mètres du centre de ces villes), il est plus aisé de rejoindre le stade Bollaert notamment parce que Lens reste une ville moyenne. On notera aussi une signalisation plus abondante à Lens qu’à Lille. D’autre part, il semblerait que les deux enceintes soient desservies à peu près au même niveau, les infrastructures autoroutières semblent en effet être équivalentes dans les deux cas. Bref, la situation géographique des deux stades ne constitue pas réellement un indicateur des différences d’affluences. Quant à la capacité de parkings, celle-ci diffère peu d’une situation à l’autre. En revanche, il n’y a qu’un seul véritable emplacement autour du stade lillois (le parking du Champ de Mars est relativement vaste) tandis que le stade Bollaert est entouré d’une multitude de petites parcelles de stationnement et bénéficie aussi d’un vaste emplacement. Les prestations sont de meilleures qualité à Lens puisque chacun peut profiter d’un réseau d’emplacements pour voitures et bus d’une forte densité. La « diffusion » de la prestation amène une plus grande fluidité dans les départs et les arrivées des spectateurs. A l’inverse, le cas lillois se caractérise par une concentration des aires de stationnement. Si une telle configuration permet à chacun de laisser son véhicule aux abords du stade, cela a pour conséquence de compliquer le trafic des arrivées et des départs ; donc de compliquer le stationnement à terme. Aussi, puisque j’évoquais plus avant l’importance probable de l’instantanéité, de la rentabilité, de la facilité comme ressorts des pratiques sociales, on doit croire que l’inconfort du stationnement représente un handicap dans le développement des affluences d’un stade. Ceci n’est guère nouveau mais participe, peut-être, de l’explication des écarts de popularité. Pour importante qu’elle soit en effet, la question des aires de stationnement n’est pas aussi déterminante que les politiques tarifaires mises en place par les clubs ; j’y reviendrai au cours de la section consacrée à l’influence de la politique des dirigeants des clubs. Mais avant d’examiner dans quelles mesures les clubs parviennent à mobiliser leurs supporters et d’interroger l’émergence des groupes de partisans à partir de facteurs contextuels, terminons la présentation de l’état des supporterismes lillois et lensois.
24A Lille comme à Lens, il est un fait que les dirigeants des clubs (je parle ici des responsables commerciaux, des chargés de la communication avec le public) ne connaissent pas exactement le nombre de leurs supporters. Pour tout dire, ils semblent avoir une vague idée de l’état de cette population et communiquent des chiffres officiels qui ne correspondent pas vraiment à la réalité. Ainsi, sur les douze sections que contenait officiellement En Avant le LOSC au début de la saison 1996/1997, une n’avait plus d’existence réelle. De même, parmi les soixante dix groupes reconnus par le Supp’R’Lens au même moment, cinq n’avaient plus d’activité. Tandis que le nombre de sections affiliées au club central fluctue aisément d’une saison à l’autre20, chaque supporter n’en connaît pas nécessairement l’état. Evoluant au même niveau dans la hiérarchie du football, se situant dans des bassins démographiques parmi les plus denses du pays, distants pourtant d’à peine cinquante kilomètres, le Racing Club de Lens et le Lille Olympique Sporting Club ne disposent pas du tout d’un réseau de supporters officiels comparable. Le graphique 5 donne un aperçu rapide de la structure des clubs de supporters. Regroupées en six classes d’égale amplitude, les observations sont exprimées ici à travers des fréquences relatives (arrondies à l’unité inférieure). A Lille, la majorité des sections d’En Avant le LOSC comptent moins de 54 supporters possédant une carte tandis que du côté lensois, la distribution des sections est beaucoup plus diversifiée. A Lille, à Lens et dans la majorité des grands clubs, tout supporter affilié au club officiel possède une carte de membre depuis le règlement d’une cotisation. Pour autant, si la plupart des cartés sont des supporters à la mobilisation fréquente, cela ne signifie pas que tous participent aux activités du groupe (ou section) auquel ils sont rattachés (tournois de cartes, ventes de gadgets, mobilisation...). Dans certains cas en effet, prendre une carte de membre ressemble à une pratique de sociabilité. L’acheteur sait qu’il conserve la liberté d’engagement dans l’organisation supporteriste, il sait aussi qu’il pourra tirer profit de cette affiliation lorsque l’équipe locale jouera un match « à ne pas manquer ». Bien évidemment, ce carté plus ou moins virtuel, permet aux responsables de section d’accroître leur compte d’affiliés.
25Selon des données proposées par les clubs (et partiellement corrigées après quelques communications téléphoniques avec les responsables de section), le Supp’R’Lens comptait six fois plus de sections qu’En Avant le LOSC au milieu des années 1990. Loin de vouloir me contenter de cette unique information, j’ai cherché d’autres indicateurs concernant les organisations de supporters. Pour ce faire, j’ai procédé à l’envoi d’un questionnaire à chacune des sections du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC. Il s’agissait de dénombrer la population des supporters affiliés à chacun des réseaux, et d’évaluer l’ancienneté des différentes sections qui les composent. Grâce à un taux de retour important (100 % de retours côté lillois, 90 % côté lensois), on peut légitimement se fier aux données présentées dans le graphique 5. Avec une population totale qui atteint les 460 membres, la moyenne des supporters déclarés par section est de 41 environ dans le cas de Lille. En revanche, le Supp’R’Lens rassemble plus de 4700 supporters (au milieu des années 1990) et la moyenne des effectifs par section est deux fois plus élevée que celle du club central lillois (85 sujets par groupement à Lens). Non seulement le RC Lens s’appuie sur un réseau de sections six fois plus important qu’à Lille, mais le rapport entre les volumes des effectifs théoriques passe de un à dix en faveur du Supp’R’Lens.
A2 – L’efficacité mobilisatrice des sections de supporters
26Comme ma remarque faite à propos des cartés virtuels le laisse entendre, il est probable qu’une section à l’effectif théorique important n’en entraîne qu’une fraction. Par exemple dans le cas du Supp’R’Lens. de nombreuses sections sont implantées au cœur du bassin minier, aux alentours de Lens, à l’intérieur des grandes zones urbanisées du béthunois ou dans les villages. Un certain nombre d’entretiens exploratoires et d’observations le prouvent, plusieurs personnes s’acquittent du droit d’entrée dans le supporterisme officiel, mais cet acte ne correspond pas toujours à la première étape du supporterisme officiel. Autrement dit, dans certains cas, le sens d’une affiliation n’a rien à voir avec le supporterisme lui-même ; il n’existe pas non plus d’homogénéité à ce stade. On peut donc acheter une carte de membre dans le but de répondre à la demande d’un patron de café que l’on connaît, mais cela peut également correspondre à une volonté d’intégration à l’intérieur d’un réseau de voisinage21.
27Si je me réfère à ce qui se déroule aujourd’hui dans quelques uns des sièges des sections de supporters, on peut même dire que l’affiliation sans présence effective permettra aux cartés virtuels de participer au supporterisme à distance. En effet, la plupart des cafés (qu’ils soient les sièges de section ou pas) sont équipés de télévisions et diffusent les matchs de football. Il suffit d’être abonné à l’une des chaînes à péage pour lesquelles le football représente le produit d’appel idéal, ou bien de disposer des appareils permettant le paiement à la séance (dans ce cas précis, il convient malgré tout d’être abonné à un réseau numérique). Aussi, être un carté sans être un supporter qui assiste au match facilitera la participation à ce genre de réunions. L’intégration à l’assistance apparemment spontanée des cafés se fera quasi naturellement ; simplement parce que le visiteur possède une carte de membre. Ainsi il profite d’un service, donc du football à côté de chez lui et de la participation à un réseau de sociabilité. On trouve l’explication dans le fait qu’il a en quelque sorte rendu un service au responsable de la section locale en lui achetant une carte de membre, en participant à l’image que le responsable de la section donnera d’elle et de lui lors des assemblées de supporters. Compte tenu du biais causé par les cartés virtuels, il m’a semblé opportun d’analyser davantage les effectifs théoriques. Pour ce faire, chaque questionnaire comportait une question relative aux supporters qui se rendent effectivement au stade22. Qu’il s’agisse du Supp’R’Lens ou d’En Avant le LOSC, deux constantes se dégagent du traitement statistique des réponses fournies par les dirigeants des sections. D’une part, on voit bien que chaque organisation ne parvient pas à mobiliser la totalité de ses membres. D’autre part, plus un groupement dispose d’un effectif théorique élevé, en moyenne, plus sa mobilisation effective au stade sera éloignée des données de base : en proportion ce sont essentiellement les petites sections qui rassemblent le plus de supporters dans les stades. Aussi, compte tenu de la structuration d’En Avant le LOSC, il n’est pas surprenant de voir que les absences « lilloises » sont moins nombreuses que côté lensois. La représentation graphique suivante ne dit pas autre chose. Si l’on excepte la section lilloise qui a plus de 210 membres et perd jusqu’à 19 % de ses inscrits en moyenne lors des rencontres jouées à Lille, les autres groupements théoriquement inférieurs à 54 supporters ne connaissent pas un volume d’absences aussi élevé : de l’ordre de 10 % en moyenne pour les dix sections restantes. Selon ma manière d’envisager les niveaux d’absence, l’écart entre Lens et Lille s’expliquerait donc uniquement à partir d’une distribution plus souple d’un côté, plus lourde de l’autre. Néanmoins, si l’on compare le nombre théorique des participants des sections lensoises inférieures à 54 membres à celui des sections lilloises avec les mêmes caractéristiques, on remarque malgré tout un volume d’absences inférieur à Lens : moins de 5 % de pertes dans un cas, contre 10 % dans le cas lillois. A effectif égal, il semblerait, par conséquent, que les supporters lensois se mobilisent davantage23.
28On le constate, les supporters du Supp’R’Lens (60 supporters présents au stade Bollaert en moyenne pour un effectif théorique par section de 85 personnes) n’obtiennent pas le même niveau de présence que les membres d’En Avant le LOSC (33 pour 41) à Grimonprez-Jooris. Au total, l’écart entre les « effectifs théoriques des sections » et la mobilisation effective est de 20 points dans le cas de Lille et de plus 30 points à Lens. Bien qu’officiellement on constate dix fois plus de supporters officiels à Lens qu’à Lille, il n’y a pas dix fois plus de membres du Supp’R’Lens au stade Bollaert que de membres d’En Avant le LOSC à Grimonprez-Jooris. Toujours selon les données, plus on progresse dans la distribution du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC -on a donc en théorie des groupes plus nombreux- plus le volume des absences augmente24. Comment peut-on expliquer une telle évolution et que signifie le terme absence ? Comme je l’entends, le concept d’absence n’a apparemment rien de dramatique pour les responsables d’une section. Il s’agit simplement d’une mobilisation qui ne se fait pas. Elle ne correspond pas aux défections que connaissent les centrales syndicales par exemple, et n’est pas un « signal d’alarme » pour les dirigeants des sections25. La « défection »– ou absence – dont je parle ici, est temporaire : le supporter qui ne s’est pas mobilisé possède toujours sa carte de membre, il continue peut-être de se rendre au siège de la section. Je ne dis pas que l’ensemble des absences n’a rien à voir avec un rejet, ce qui arrive sans doute, mais elles relèvent d’autres phénomènes. En se basant sur la méthode de l’observation, on se rend compte que la plupart des sections fonctionnent à partir d’un noyau dur de supporters. Que les résultats de l’équipe qu’ils soutiennent soient bons ou mauvais, ceux-ci s’engageront dans le spectacle sportif. Même si leurs comportements se caractérisent par un profond attachement à une équipe, il semblerait que cela ne soit pas aussi déterminant qu’en d’autres cas. On verra plus loin dans cette partie que les significations du supporterisme sont très variées, comme elles dépendent parfois d’un tout autre élément que les résultats d’un match. Quoi qu’il en soit, le noyau dur des sections ne semble pas concerné par les absences. Pour l’avoir compris en participant à de nombreux matchs et déplacements, je sais qu’un bon nombre de supporters (bien que cartés) ne suivent pas leur équipe préférée au stade à chaque match. Il existe en effet une sorte de turnover, une somme d’allers et retours qui concerne une partie des personnes composant les sections. Pour celles-là, les modalités de l’absence sont inconnues. Peut-être s’agit-il de problèmes financiers, ou d’une incapacité provisoire et/ou exceptionnelle à se rendre au stade (liée à l’activité professionnelle, à la vie familiale, à l’état de santé...).
29Mais ce ne sont là que des suppositions, car mes informations ne permettent pas de savoir si l’essentiel des absences concerne toujours les mêmes personnes (sauf dans le cas des cartés virtuels, ceux qui se sont engagés pour « faire plaisir » par exemple). Pour autant, je ne crois pas que ces absences puissent être considérées comme des plaies pour les organisations de supporters. D’une saison à l’autre en effet, chaque section renouvelle une minorité de ses membres. Ce n’est pas dramatique et ne préoccupe guère les responsables surtout si le groupe qu’ils dirigent rassemble de nombreux supporters. En revanche, l’absence pourrait très bien signifier le boycott si elle concernait des membres du noyau dur, ou de l’équipe dirigeante d’une section. Même, si le phénomène des absences se généralise et n’est pas corrigé par de nouvelles adhésions la saison suivante, il deviendra un problème qu’il faudra résoudre, tant il privera la section de ressources financières importantes. Il faut donc bien distinguer les absences prévisibles (elles sont provisoires, elles ne signifient rien qui puisse appartenir à l’ordre de la critique ou du mécontentement vis-à-vis de la section et de ses dirigeants) des absences-boycott (à l’égard des dirigeants, de la manière supporteriste de la section). Les premières disparaissent quasi naturellement tandis que les autres sont plus problématiques et surviennent rarement de façon spontanée. Premièrement un mécontentement ne s’exprimera pas nécessairement par une fuite (le supporter mécontent pourra dans un premier temps chercher à s’expliquer, à se justifier), ensuite la plupart des supporters cartés disposent d’un abonnement pour toute la durée d’une saison, ce qui les obligera, même s’ils n’appartiennent plus au groupe, à se placer toute la saison à la même place dans les tribunes. Sur ce point, il ne faut pas négliger l’importance du mécanisme, dissuasif et incitatif, de l’abonnement. Compte tenu de leurs tarifs et des sacrifices qu’ils demandent, les abonnements sont bien souvent utilisés tout au long d’une année, ce qui contraint, d’une certaine façon, tout supporter à demeurer jusqu’à la fin d’une saison dans le groupe auquel il est affilié26.
30Enfin, si ce sont essentiellement les « petits groupes » qui connaissent le moins d’absences provisoires, c’est moins en raison d’une mobilisation des ressources plus conséquente que d’une forte intégration et/ou d’un niveau d’interconnaissance plus élevé. Statistiquement au moins, que l’on regarde le cas du Supp’R’Lens ou celui d’En Avant le LOSC, les sections aux effectifs les plus faibles, théoriques et mobilisés, sont aussi celles dont la création est récente : moins de 9 ans en moyenne à Lille, moins de 7 ans en moyenne à Lens. L’ancienneté d’un groupement constitue un facteur déterminant pour comprendre la mobilisation des supporters. Dans le cas des petits groupes, la sociabilité est renforcée et l’action des dirigeants plus efficace car plus directe. De même, tandis que les sections aux effectifs importants, et à l’ancienneté affirmée, ne parviennent pas nécessairement à influencer les comportements de tous leurs adhérents, les jeunes associations ne connaissent pas vraiment ce type de problème. Les investissements individuels sont plus prononcés, depuis ceux des leaders jusqu’à ceux des simples affiliés27. A Lille comme à Lens, il existe donc un décalage significatif entre les supporters potentiels et ceux qui se mobilisent. Si le dépouillement statistique semble montrer que les petites sections sont plus efficaces, les groupements à l’effectif « théorique » conséquent fournissent malgré tout une grande partie du contingent des partisans officiels. Certes, un calcul de proportions démontre toute la fragilité d’un raisonnement fondé sur les listes de cartés dans l’absolu. Toutefois, la lecture des effectifs vient relativiser la position favorable qu’occupent les groupes lillois dans cette comparaison. Selon la façon avec laquelle je vois l’efficacité des organisations de supporters, il apparaît clairement que le réseau lillois motive davantage : 10 fois moins de supporters potentiels qu’à Lens, mais 9 fois moins de supporters (officiels) présents au stade. En fait, un tel rapport se modifie si l’on tient compte de deux variables. D’une part, le Supp’R’Lens ne compte que six fois plus de sections que le club d’En Avant le LOSC. Par conséquent, derrière un tel nombre statistiquement à l’avantage des sections lilloises, c’est bel et bien le réseau lensois qui fait preuve de la plus grande efficacité au total ; il n’y a guère que les petites sections lilloises qui semblent donner l’avantage au club central du LOSC. D’autre part, mais cette variable est concomitante à la première, le RC Lens s’appuie également sur un nombre élevé de structures supporteristes aux effectifs théoriques supérieurs à 54 membres : ce qui n’est pas le cas du LOSC puisqu’il n’existe qu’une formation de ce type.
31Même si ces sections sont victimes d’absences significatives, elles n’en demeurent pas moins des foyers de partisanerie qui font la différence entre les clubs : je pense principalement aux groupes ayant un effectif compris entre 54 et 93 cartés, soit 25 % de la distribution du Supp’R’Lens contre 0 % du côté d’En Avant le LOSC. Au-delà des supporters qu’elles emportent au stade Bollaert, elles participent à ce qui ne semble pas réellement exister du côté lillois : elles sont des éléments d’un réseau, elles le supportent donc en partie, elles l’étendent aussi. En effet, plus un club central regroupera de sections, plus il aura de chances de voir se développer la population des supporters. Prenons un exemple assez simple pour illustrer cette idée. On pourra le constater en observant la répartition géographique des associations lilloises et lensoises, le Supp’R’Lens s’étend sur une grande partie du territoire régional alors que la présence lilloise se concentre aux alentours de la métropole. Comme on le comprend, l’existence d’une section au niveau local facilite l’afflux des supporters : déplacement collectif jusqu’au stade, tarifs préférentiels.... Or, au moment de l’enquête toujours, En Avant le LOSC ne pouvait s’appuyer sur un réseau suffisamment élargi. Il devait essentiellement compter sur l’efficacité des quelques groupements qu’il rassemblait, multiplier les opérations valorisantes afin de maintenir ce qui pouvait encore l’être au risque de délaisser des structures partisanes à l’effectif conséquent28.
32Cela étant, puisque le coefficient multiplicateur lensois ne joue pas franchement en faveur du Supp’R’Lens, l’écart entre les effectifs théoriques et les effectifs actifs ne permet pas de comprendre au plus juste ce qui sépare les affluences de chaque club. Une telle caractéristique est significative si l’on ne porte pas uniquement un regard par proportion. En effet, le regard comparatif se modifie si l’on tient compte du nombre des sections en volume : tandis que le Supp’R’Lens doit gérer six fois plus de sections qu’En Avant le LOSC, il limite plus efficacement le nombre des absences. Mais comment expliquer que le RCL s’appuie sur un réseau de sections aussi dense ? Comme prévu, je donnerai tout d’abord des éléments de réponse à partir d’une analyse relative à quelques déterminants structurels – ou contextuels comme énoncé précédemment –. Je vais donc interroger la configuration des opportunités de développement des associations de supporters. Expliquent-elles les différences entre les réseaux lillois et lensois ? Peut-on croire que la constitution d’un groupe d’inconditionnels repose sur un quelconque foyer de sociabilité préexistant ? Une interprétation des caractéristiques sociologiques éloignées des stratégies de supporters apporterait-elle de quoi comprendre la popularité d’un club de football ?
B – La question de l’implantation géographique des sections
33Mon travail n’est ni une diatribe contre le peuple des tribunes ni un discours apologétique. Il ne peut pas non plus être rangé dans la catégorie des études essentiellement descriptives. A l’aube de cette entreprise, je souhaitais secrètement tout comprendre des phénomènes supporteristes en France. Animé par le désir de l’explication totale et raisonné par le sage discours de l’expérience, j’ai limité le cadre de mes investigations. Néanmoins, en décidant d’adopter le paradigme actionniste, l’articulation du « macro » et du « micro » s’est imposée à moi. Jusqu’à présent, je suis parvenu à explorer différentes dimensions suggérées par mon interprétation de la théorie de Raymond Boudon. J’ai donc caractérisé le contexte de l’action des supporters au niveau le plus général à partir de l’hypothèse de la recomposition relative et progressive des formes traditionnelles d’attachement social, au niveau local à l’aide de quelques indicateurs comme le bilan de la réussite scolaire ou celle des structures d’emplois, enfin j’ai discuté l’hypothèse de l’âge du sport. Avant d’envisager l’étude des facteurs organisationnels, et de considérer plus encore le supporter lui-même et la dynamique du groupe auquel il appartient, soit avant de passer de l’explication du nombre des supporters à celle de leurs types, j’ai caractérisé l’espace des partisaneries lensoise et lilloise pour examiner ici la question de l’émergence des groupes à partir d’hypothèses structurales. L’apparition d’une association à tel « endroit » peut-elle être comprise à partir de caractéristiques socioculturelles qui lui sont propres ? Au travers de mes différentes hypothèses, j’examinerai donc l’influence des facteurs contextuels et organisationnels sur la mobilisation des supporters. Comment émergent les groupes de supporters ? Quelles sont les politiques des clubs à leur égard ? Si cette succession d’interrogations doit révéler les ressorts du développement supporteriste, elle commandera de se pencher davantage sur l’aspect qualitatif des partisaneries lilloise et lensoise.
34Sur le plan environnemental et s’agissant donc de l’hypothèse d’un marché des activités de loisirs, j’ai cherché à savoir en quoi la concurrence entre ce type d’activités influence (positivement ou négativement) les mobilisations collectives dans les stades de Lille et de Lens. Si cette question a été abordée au cours des différents entretiens, force est de constater que ce sont essentiellement des recoupements statistiques qui ont fourni la principale source de réflexion. Les données chiffrées proviennent des services d’information du Ministère de la culture, d’antennes locales d’activités culturelles comme les centres appelés « Culture commune », des directions de différents centres de loisirs et de pratiques culturelles, des municipalités. Enfin, je signale qu’une partie de ce travail aurait dû reposer sur mes propres calculs mais qu’il m’était impossible d’utiliser ces données29. En dehors de rares travaux, la question de la formation des groupes de supporters d’équipe de football n’est pas abordée de façon empirique. Sans considérer des recherches d’outre-Manche à propos de la liaison supporters/milieux populaires30, c’est-à-dire du rôle joué par une working class à partir de laquelle Patrick Mignon a bâti sa remarquable étude évoquant les ends31, on ne dispose guère d’interprétations à la fois sociologiques et historiques relatives au supporterisme organisé. Et si des travaux de Christian Bromberger demeurent incontournables, que sait-on de la constitution des organisations partisanes selon l’explication en termes d’opportunités structurales ? Cette méthode d’analyse aurait-elle été « oubliée » comme ce fut le cas, pendant de longues années, par les chercheurs spécialisés dans l’étude des mobilisations contestataires32 ? Une telle remarque ne voudrait pas suggérer l’intérêt relatif de l’ensemble des travaux portant sur les phénomènes du supporterisme, je ne souhaite pas rentrer dans ce type de débat et ceci pour deux raisons. D’abord il faut préciser qu’une partie de ces recherches n’est nullement motivée par le désir de tout expliquer, de tout comprendre depuis la pluralité des significations partisanes jusqu’aux rouages des organisations de soutien. Si je me réfère à Alain Ehrenberg par exemple33, l’étude d’un style de supporterisme a une portée plus générale. Précisément, il s’agit pour l’auteur de rassembler un certain nombre d’indicateurs permettant la mise à jour d’une tendance comportementale caractéristique des sociétés avancées. Aussi, l’essentiel n’est pas de rendre compte du supporterisme de manière rigoureuse, mais plutôt d’exploiter et d’interpréter un phénomène social en développement en vue de la confirmation d’un « culte de la performance » et d’une « rage de paraître » jugées comme moteur d’une grande partie des pratiques sociales en général34. Enfin, force est de constater que de nombreuses productions se préoccupent avant tout d’informer sur le monde des stades de football. Aussi, c’est bien souvent de description dont il s’agit. Et il arrive fréquemment que telle ou telle investigation échoue car elle vise avant tout la réhabilitation du supporter.
35S’agissant des sections de supporters (groupes) rattachées à la fois au Supp’R’Lens et à En Avant le LOSC (les organisations de supporters reconnues par les dirigeants des clubs), j’ai posé que deux déterminants influenceraient leur émergence : d’un côté tout se passe comme si il existait une situation de concurrence à l’intérieur des pratiques récréatives, de l’autre il faut considérer le tissu associatif environnant les sièges d’associations de supporters35. Les notions de nouvelles configurations de ressources ou d’arrangements institutionnels s’accordent avec le concept d’occasion ou d’opportunité, mais le faible tissu associatif ou la concurrence entre pratiques de loisirs relèvent d’un autre ordre. Si je prends l’exemple du mouvement pacifiste français en 1991, on comprend le rôle déterminant joué par les médias36. A la fois employés comme une ressource et signifiant une opportunité puisque les médias trouvaient un intérêt à jouer le rôle de relais des demandes issues du mouvement, les médias représentaient un élément à part entière dans l’action du mouvement des pacifistes puisque ceux-ci les ont exploités et s’y sont engagés. Dans le cas du supporterisme et selon ma manière d’envisager la formation des groupes, on ne peut comparer le tissu associatif local ou la concurrence entre les activités de loisirs avec les médias par exemple. Certes ces deux « opportunités d’action » (je les appelle encore ainsi) peuvent être effectives (c’est ce que je suppose) mais dépendent-elles vraiment de la façon dont les supporters perçoivent la situation37 ? L’entrepreneur d’une section et les quelques membres qui l’accompagnent ont-ils conscience du tissu associatif environnant le siège de leur groupement ? Si mes deux hypothèses offrent de quoi en assimiler les objets, elles ne définissent pas l’entreprise de formation d’une section à partir des acteurs eux-mêmes. On peut admettre l’utilisation des termes opportunité, occasion ou bien facilitation mais ne confondons pas « réel » et « rationnel ». Si le tissu associatif environnant les sections de supporters ou si la formation de celles-ci est liée à cette idée de « désert culturel », il convient d’éviter le « piège du réalisme ».
36Si à propos de cette phase de la recherche j’évoque la notion de structures des opportunités politiques, c’est en raison de l’utilisation que je fais de recherches en sociologie politique. Comme je suis loin de critiquer l’interdisciplinarité, je crois à l’intérêt d’un travail sur la structure des opportunités nécessaires au développement d’associations d’acteurs. Parce qu’une partie de mes lectures a prouvé la validité de cette voie de réflexion, je me suis arrêté sur cette notion de structure des opportunités politiques afin de voir en quoi elle pourrait servir ici. Selon une définition classique, les structures d’opportunités politiques « facilitent le développement des mouvements de protestation dans certains cas et les contraignent dans d’autres ». Elles reposeraient à la fois sur des ressources, des arrangements institutionnels voire sur des précédents historiques qui représenteraient autant de moteurs de création, de maintien ou d’échec. Bien qu’il ne soit pas question ici d’un mouvement social de type protestataire, d’une action collective structurée autour d’une situation conflictuelle, je me suis inspiré de la notion d’opportunités pour tenter d’expliquer la naissance des groupes de supporters. Plus précisément, en contorsionnant quelque peu le concept, je suppose qu’il permettrait de répondre à la question du « pourquoi ici et pas ailleurs ». Et si j’emploie le terme « structural », cela n’a rien à voir avec le degré d’ouverture produit par les structures étatiques ou les systèmes politiques. Il faut plutôt le comprendre par rapport à des caractéristiques structurales d’une autre nature. En ce qui concerne le phénomène du supporterisme organisé, il serait en effet inopportun de compter par exemple sur le niveau de centralisation des services étatiques pour expliquer la naissance d’une section à tel ou tel endroit. De ce point de vue, l’utilisation de la notion d’opportunités exige de réfléchir sur le choix des indicateurs structurels.
B1 – L’hypothèse d’une concurrence entre des pratiques récréatives
37Selon mes hypothèses, il convient d’analyser les niveaux de corrélation entre l’émergence d’un groupement de supporters et deux éléments de la structure socio-culturelle locale : l’état de l’espace des sites récréatifs environnant, l’état du tissu associatif local. Je suppose d’une part que la naissance d’une section sera facilitée par une faible concurrence entre le supporterisme et d’autres pratiques récréatives au niveau local, je crois d’autre part qu’un faible réseau associatif concourt à la création de structures collectives liées aux partisaneries sportives. Plus prosaïquement cela revient à penser que l’existence d’une section à tel endroit est favorisée par une sorte de « désert culturel » local, qu’elle s’explique aussi par un réseau de sociabilités formalisées peu développé. Comme je procède de la sorte depuis le départ de cette recherche, j’examinerai ce dernier aspect dès que sera testée l’hypothèse de la concurrence à l’intérieur de l’espace des pratiques récréatives. On le constate, les origines de ces deux énoncés sont distinctes. D’un côté je me suis inspiré d’un préjugé classique, de l’autre je n’ai qu’exploité des données fournies par la sociologie des réseaux sociaux38.
38Dans l’un et l’autre cas, l’objectif consiste à exploiter ce qui. dans l’environnement des sections, participe à l’explication de leur émergence ou pas. Si l’énoncé d’un faible tissu associatif comme élément déclenchant conduira à discuter le concept d’un terreau de sociabilité préexistant, l’hypothèse d’une concurrence entre les pratiques récréatives ne renvoie pas exactement à ce que l’on appelle le degré d’ouverture. En ce sens on verra d’un côté en quoi des caractéristiques locales contraignent la configuration du réseau de supporters, de l’autre comment elles en facilitent le développement. S’agissant du caractère structural et autonome des énoncés, par autonome j’entends que l’objet des deux hypothèses n’est pas en relation directe avec le supporterisme, je veux dire de près ou de loin. Il s’agit de faits (le faible tissu associatif environnant, la concurrence entre les pratiques récréatives) établis dans le temps et dont l’état ne doit rien à la structuration des réseaux de supporters lensois et lillois. On ne peut pas les considérer soit comme une décision politique nouvelle, soit comme une réalité dont les entrepreneurs d’organisations partisanes ont conscience lorsqu’ils décident l’ouverture d’une section. Ils recouvrent des réalités socioculturelles indépendantes, voilà pourquoi je doute maintenant qu’il faille utiliser ici le terme d’opportunité. Mesurer le pouvoir explicatif de la concurrence entre les pratiques récréatives suppose d’abord de déterminer les types de pratique mis en relation avec l’activité de supporterisme organisé. Peut-on par exemple raisonnablement considérer la sortie dans l’ancienne prison de Bourbourg comme concurrente de l’engagement individuel des dunkerquois dans une section du Supp’R’Lens ? Sachant qu’une adhésion à un réseau officiel de soutien demande un certain investissement financier, on doit se demander s’il faut intégrer ou non dans les comparaisons le critère du coût de la pratique. De plus, il faut pouvoir sélectionner un ensemble d’activités susceptibles d’être régulièrement consommées puisque le supporterisme se vit une fois par semaine et au moins quarante fois par an (dans les formes d’engagement les plus prononcées). Aussi, parmi les critères de choix des pratiques susceptibles d’être mises en comparaison faudrait-il retenir trois discriminants de base : le coût de l’activité, sa fréquence, sa nature. Car émettre l’hypothèse d’une simple concurrence à l’intérieur de l’espace des pratiques de loisir ne suffit pas. Si un certain degré de précision n’est pas atteint, on ne voit pas en quoi une telle démarche permettrait de comprendre l’état des réseaux de supporterisme aussi bien à Lille qu’à Lens. Si l’on se réfère aux travaux de Norbert Elias et d’Eric Dunning, on se souvient qu’il ne faut pas confondre les concepts de « temps libres » et de « loisirs ». Précisément, les loisirs correspondent à des formes spécifiques d’occupation du temps libre, ils rassemblent des activités qui ne peuvent être qualifiées de routinières. Dans le cas contraire, il ne faut pas parler de loisir comme lorsque l’objet de la recherche concerne le travail privé, la gestion familiale, les soins accordés aux besoins biologiques39. Mon hypothèse ne sera recevable qu’à la condition de confronter le supporterisme à certaines activités de loisir, c’est-à-dire aux pratiques dont les fonctions principales sont le délassement, le divertissement et l’épanouissement personnel40. Mais comme ces fonctions n’occupent pas une position équivalente d’une pratique de loisir à l’autre, et que la variation de l’importance de telle ou telle fonction tient à la subjectivité des pratiquants, il est bien difficile de proposer la catégorie de loisirs capable de concurrencer le supporterisme.
39Même si Norbert Elias et Eric Dunning se sont fortement inspirés des premières recherches effectuées par l’association Peuple et Culture dirigée par Joffre Dumazedier41, leur seconde construction du spectre du temps libre est indispensable pour déterminer les types de loisirs influençant les formations de groupes de supporters au niveau local. Selon ce travail, on doit distinguer trois grandes formes d’activités de loisirs : les activités purement ou essentiellement de sociabilité ; les activités « mimétiques » ou ludiques ; les activités de loisirs moins hautement spécialisées, ayant plusieurs fonctions et en grande partie un caractère déroutinisant agréable. On pourra le constater en parcourant la dernière section de cette partie, la pratique du supporterisme semble pouvoir s’intégrer dans l’une et l’autre de ces formes de loisir :
- s’agissant des « activités de sociabilité », je montrerai que le supporter officiel participe aux assemblées formelles (l’Assemblée Générale à Lens, des réunions mensuelles entre partisans et responsables de sections aussi bien dans le Supp’R’Lens qu’à En Avant le LOSC) et informelles (des Gemeinschaften réalisées dans les cafés comme siège des sections...). Quant aux supporters indépendants, malgré une structure organisationnelle manifeste, on ne peut tenir une telle interprétation. Si les sociabilités formelles et informelles sont bien réelles, elles sont toutefois confondues parce que le supporterisme indépendant ne s’accommode pas d’une division de l’engagement observée par exemple dans les organes centraux reconnus par les clubs.
- s’agissant des activités « mimétiques ou ludiques », on le verra lorsque seront abordées les significations du supporterisme, le supporter (officiel ou indépendant) participe en tant que spectateur à une activité mimétique organisée sans faire partie de cette organisation (d’où l’absence de motilité puisqu’il ne joue pas). Toutefois, selon le discours d’une majorité de partisans, cette participation doit être élargie tant chacun éprouve le sentiment d’influencer la motilité des footballeurs eux-mêmes.
- s’agissant des activités de loisirs moins hautement spécialisées, là encore, les supporters (qu’ils soient officiels ou indépendants) sont concernés. Les observations effectuées au cours des déplacements le montrent : le supporterisme recouvre toute un ensemble de pratiques dont l’objet est de « faire ça pour changer » comme le voyage ou la promenade : le trajet en bus ou en train pour les membres du Supp’R’Lens ou d’En Avant le LOSC, en camionnette ou grâce à l’auto-stop pour les supporters des Red Tigers ou des Dogues Virage Est.
40Sur les six formes de loisir recensées par Norbert Elias et Eric Dunning dans leur « spectre du temps libre », cinq concernent donc de près ou de loin la population des supporters organisés c’est-à-dire la pratique du supporterisme. En outre, puisque ces cinq variations se rapportent à l’ensemble des formes de loisirs c’est-à-dire aux trois types d’activités comptabilisés par les auteurs dans leur grille d’interprétation et d’intelligibilité du réel – le spectre du temps libre signifie cela et l’on voit une fois de plus la filiation avec le propos de Joffre Dumazedier –, le supporterisme organisé possède de quoi être rangé dans la catégorie des loisirs archétypaux. Je ne dis pas qu’il correspond à la forme la plus aboutie du loisir. Derrière son apparente gratuité et la seule logique passionnelle qui la caractériserait, l’activité du supporter se structure sur la presque totalité des caractéristiques du loisir. Elle renferme alors tout un univers de valeurs, un authentique florilège de significations qu’il faut finir par découvrir. Toutefois, la variété des activités de loisir contenues dans le supporterisme ne vaut pas uniquement pour annoncer l’hétérogénéité des valeurs auxquelles il se rapporte. Mon application à caractériser le supporterisme organisé en fonction des travaux d’Elias et Dunning relève, souvenons-nous, d’une volonté de définir au mieux ce qu’il représente afin de déterminer les loisirs susceptibles de rentrer dans une comparaison. Dès lors, puisque la partisanerie organisée renvoie à plusieurs formes d’activités de loisirs, on peut raisonnablement envisager de la penser en concurrence avec : la pratique muséale, la visite d’autres sites culturels et touristiques, les promenades dans les parcs et les bases nautiques..., la consommation de spectacles sportifs dont le football. D’un point de vue méthodologique, je veux voir si il est possible d’expliquer la formation d’une section de supporters en un endroit X à partir du marché des loisirs situé aux alentours de l’endroit X et concurrençant le supporterisme. Afin de ne pas compliquer la lecture de la corrélation, j’ai choisi de ne pas saisir une section à la fois mais plutôt de les regrouper par zones. De même, s’agissant des loisirs concurrents retenus, j’ai établi une comptabilité définie selon une distribution géographique identique. Par exemple, je dirai qu’en Artois il y a tant de sections de supporters (donc plutôt du Supp’R’Lens) et tant de possibilités les concurrençant. Outre ce bilan par zones, j’étudierai précisément la corrélation pour ce qui concerne les villes de Lille et de Lens. Je ne prendrai cependant pas uniquement en compte la répartition géographique des sections comme premier levier de la corrélation. Conscient des limites de mes hypothèses (elles sont structurales, les loisirs « concurrents » retenus demeurent discutables)42, il me semble opportun d’enrichir le mécanisme de la corroboration. Aussi, après avoir étudié le premier tri, je proposerai une nouvelle lecture de corrélation en me basant sur la répartition des abonnés par zones. Selon mes observations43 et quelques entretiens informels effectués auprès de dirigeants de sections et de responsables commerciaux du RCL et du LOSC, j’ai rapidement su que la presque totalité des supporters organisés sont des abonnés. Par conséquent, connaître la distribution dans l’espace de la population des abonnés du RCL et du LOSC revient à vérifier ce que la répartition géographique des sections du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC dit déjà. Pour employer un terme approprié cette nouvelle relation représente ce que l’on nomme un test, une épreuve. Par là j’espère évaluer plus justement les hypothèses, emporter l’adhésion des plus sceptiques puisque j’aurai prouvé l’aptitude de tels énoncés à résister à un nouveau test. J’ajoute pour terminer que les données utilisées se rapportent à la même année.
41La construction de l’hypothèse fondée sur la concurrence entre les loisirs a nécessité de récolter les fréquentations des sites dans lesquels ils sont consommés. J’ai pour cela sollicité le Comité Régional de Tourisme de la région Nord – Pas-de-Calais et son observatoire économique, quelques services d’informations rattachés aux équipements intégrés dans mon tri mais dont les fréquentations n’étaient pas recensées ailleurs, le département des études et de la prospective du ministère de la Culture et de la Communication. S’agissant de la répartition géographique des sections du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC, j’ai simplement consulté les calendriers offerts aux responsables des groupes de supporters dans lesquels figurent les adresses de l’ensemble des sièges d’organisations partisanes reconnues par les clubs. Cependant, la répartition obtenue ne correspond pas à celle que j’ai présentée plus avant (relative à l’année 1996) puisqu’elle concerne l’année 199744. Pourquoi ne pas avoir repris les données relatives à l’exercice 1995/1996 ? En fait, il faut comprendre que l’année de référence des différentes informations utilisées ici a été imposée par mes connaissances de la population des abonnés. En dépit des diverses relances adressées aux clubs, je n’ai pu bénéficier que d’un seul fichier d’abonnés par club et celui de la saison 1997-1998. Ce type d’information étant rarement diffusé par les clubs de football, je n’ai profité que d’une seule base comptable tandis que chaque fichier exploité était très précis45. Finalement, je dispose de six outils pour vérifier ou non la corrélation induite par l’hypothèse de la concurrence à l’intérieur de l’espace des loisirs46. En voici la synthèse : elle recense les six caractéristiques mobilisées pour l’examen du rapport entre la structure des loisirs concurrents et la configuration des réseaux de supporters officiels à Lille et à Lens :
- la répartition géographique par zone des sections du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC pour la saison 1997-1998 ;
- la répartition géographique par zone des « loisirs concurrents » et de leur « consommation », qui se traduira en terme de fréquentation pour l’année 1997 ;
- le nombre de sections du Supp’R’Lens dans la ville de Lens, le nombre de sections d’En Avant le LOSC à Lille lors de la saison 1997-1998 ;
- le nombre d’abonnements à Lens, le nombre d’abonnements à Lille pour la saison 1997-1998 ;
- la structure des loisirs concurrents à Lille et à Lens pour l’année 1997 ;
- la répartition géographique par zone des abonnés du RCL et du LOSC pour la saison 1997-1998.
42Bien que l’exploitation des fichiers d’abonnés permettra de vérifier en partie les conclusions issues de la première phase de la corrélation (répartition par zone), je tiens à rappeler que la population des abonnés ne concerne pas exclusivement les membres des groupes de supporters. Aussi si je peux légitimement parler de test étant entendu que la majorité des cartés sont abonnés, je dois en outre indiquer que ce test dépasse quelque peu la population de référence : ceci m’obligera à relativiser certaines conclusions car le nombre des abonnés dépasse celui des membres du Supp’R’Lens dans un cas, et celui des membres d’En Avant le LOSC dans l’autre avec une marge de dépassement de l’ordre de 30 % en moyenne. Cela étant dit, l’ensemble des ces caractéristiques devrait permettre de tester le pouvoir explicatif de mon hypothèse : l’état des loisirs concurrents influence-t-il la formation des sections de supporters ? Une zone géographique proposant de nombreuses possibilités de loisir comparables au supporterisme contient-elle autant d’abonnés et de sections du Supp’R’Lens ou d’En Avant le LOSC qu’une zone moins pourvue ? Les opportunités de sorties du samedi varient-elles de Lille à Lens ? On peut découper différemment la région Nord-Pas-de-Calais : par exemple citer l’Artois, la Plaine de la Lys, les Weppes, le Cambrésis, le Pays de Montreuil, la Flandre intérieure.... Pour agréables qu’elles soient, ces délimitations couvrent cependant un trop vaste espace et ne seraient pas suffisamment significatives. Il est également possible de n’envisager que deux zones, le Nord d’un côté et le Pas-de-Calais de l’autre mais nous tomberions alors dans davantage d’imprécisions. Afin de ne pas compliquer la compréhension de la corrélation, je me suis arrêté sur un quadrillage composé de 11 zones47 : chacune contient au moins un arrondissement et deux d’entre elles en couvrent au moins deux (une fois deux, une fois trois). Une telle structure ne doit rien au hasard, elle relève avant tout du pragmatisme, car l’objectif était de pouvoir croiser des informations provenant de nombreuses sources (le ministère de la Culture, l’Observatoire Economique Régional, l’INSEE, les sites, le Comité Régional de Tourisme Nord – Pas-de-Calais)48. J’ai donc comptabilisé à la fois le nombre de sections de supporters et la population des abonnés pour chacune de ces zones, ainsi que l’état des « loisirs concurrents ». Avant de déterminer ce que cette situation signifie, je propose de détailler la liste des zones en question en commençant par le numéro de la zone, sa dénomination, les arrondissements auxquels elle correspond si besoin, la liste des cantons qu’elle couvre et le nombre total des communes qui lui sont rattachées49.
- zone 1, l’Artois. Cantons : Arras-Nord, Arras-Sud, Aubigny-en-Artois, Auxi-le-Château, Avesnes-le-Comte, Bapaume, Beaumetz-les-Loges, Bertincourt, Croisilles, Heuchin, Marquion, Le Parcq, Pas-en-Artois, Saint-pol-sur-Ternoise, Vimy, Vitry-en-Artois, Avion, Arras-ouest, Rouvroy, Dainville. Soit un total de 397 communes ;
- zone 2, l’Audomarois. Cantons : Audruicq, Ardres, Lumbres, Fauquembergues, Saint-Omer-Sud, Saint-Omer-Nord, Aire-sur-la-Lys, Arques. Soit un total de 116 communes ;
- zone 3, l’Avesnois. Cantons : Avesnes-Nord, Avesnes-Sud, Bavay, Berlaimont, Hautmont, Landrecies, Maubeuge-Nord, Quesnoy-ouest, Quesnoy-Est, Maubeuge-Sud, Solre-le-Château, Trélon. Soit un total de 156 communes ;
- zone 4, le Boulonnais. Cantons : Boulogne Nord-ouest, Boulogne Nord-Est, Marquise, Le Portel, Outreau, Boulogne Sud, Samer, Desvres. Soit un total de 75 communes ;
- zone 5, le Calaisis. Cantons : Calais Nord-Ouest, Calais Est, Calais Centre, Calais Sud-Est, Guines. Soit un total de 28 communes ;
- zone 6, la Canche-Authie. Cantons : Etaples, Hucqueliers, Montreuil, Berck, Campagne-les-Hedin, Hesdin, Fruges. Soit un total de 140 communes ;
- zone 7, le Cœur de Flandre. Cantons : Bailleul Nord-Est, Bailleul Sud-Ouest, Cassel, Hazebrouck-Sud, Steenvorde, Hazebrouch-Nord, Merville. Soit un total de 56 communes ;
- zone 8, Flandre Côte d’opale. Cantons : Bergues, Bourbourg, Coudekerque-Branche, Grande-Synthe, Dunkerque-Est, Dunkerque-Ouest, Gravelines, Hondschoote, Wormhout. Soit un total de 65 communes ;
- zone 9, Hainaut couvrant le Douaisis, le Valenciennois, le Cambrésis. Cantons : Arleux, Douai (Nord, Nord-Est, Sud, Sud-Ouest), Marchiennes, Orchies, Valenciennes (Est, Nord, Sud), Condé-sur-l’Escaut, Saint-Amand (Rive Droite, Rive Gauche), Bouchain, Anzin, Denain, Cambrai (Est, Ouest), Clary, Marcoing, Solesmes, Le Cateau, Carnières. Soit un total de 269 communes ;
- zone 10, le Haut-Artois couvrant les arrondissements de Lens et de Béthune. Cantons : Béthune (Nord, Est, Sud), Norrent-Fontes, Lillers, Noeux-les-Mines, Laventie, Douvrin, Cambrin, Badin, Houdain, Bruay, Divion, Auchel, Lens (Nord-Ouest, Nord-Est, Est), Liévin (Nord, Sud), Bully-les-Mines, Wingles, Carvin, Courrières, Leforest, Noyelles-sous-Lens, Hénin-Beaumont, Montigny-en-Gohelle, Sains-en-Gohelle, Harnes. Soit un total de 140 communes ;
- zone 11, la Métropole Lilloise. Cantons : Lille (Nord, Sud, Nord-Est, Sud-Est, Est, Ouest, Sud-Ouest), Lomme, Marcq-en-Barœul, Pont-à-Marcq, Quesnoy-sur-Deûle, Seclin (Sud, Nord), Villeneuve d’Ascq (Nord, Sud), Roubaix (Centre, Est, Ouest, Nord), Tourcoing (Nord, Sud, Nord-Est). Soit un total de 90 communes.
43Quels sont les loisirs concurrençant le supporterisme ? Je l’évoquais plus haut, le supporterisme organisé est une pratique hétérogène qu’il n’est pas question de réduire à une seule activité de loisir. Parce qu’il représente une activité de sociabilité, mimétique, ludique et aux multiples fonctions, je suis en droit de le placer en concurrence avec des loisirs produisant tout ou partie de ces dimensions : ceci m’a d’abord conduit à dresser l’inventaire de toutes les pratiques de loisirs dont le contenu s’apparente à tout ou partie des dimensions liées au supporterisme (délassement, divertissement, développement c’est-à-dire les trois fonctions à partir desquelles Elias et Dunning ont produit le spectre du temps libre). Mais pour éviter de biaiser la corrélation par des analogies forcées, j’ai ajouté quelques variables discriminantes liées aux caractéristiques du supporterisme présentées en début de partie. Parmi l’ensemble des loisirs, j’ai sélectionné des activités consommables le week-end et ce tout au long de l’année (à peu près dix mois sur douze puisque les footballeurs professionnels ont droit à un mois de vacances, à une trêve de deux semaines). Afin d’éviter le piège de la concurrence déloyale (qu’elle soit en faveur du supporterisme ou non), j’ai opéré ensuite un dernier tri en fonction du coût de la consommation des loisirs. En définitive je dispose d’une liste de 514 activités de loisirs pour l’ensemble des zones considérées. Autrement dit, la pratique du supporterisme à Lille et à Lens serait concurrencée par 514 autres possibilités d’exploiter le temps libre ; qui se consomment aussi le week-end et pratiquement tout au long de l’année, dont le coût de la consommation n’est ni trop supérieur ni trop inférieur à la valeur d’un billet d’accès aux stades du RCL et du LOSC. Les « autres possibilités d’exploiter son temps libre » comme définies sont : la visite de musées, de châteaux et autres maisons culturelles à thèmes (la « Maison de pays » à Pont-sur-Sambre, la « Maison de la faïence et de la poterie » à Férrière-la-Petite…), les promenades dans des parcs d’activités (les parcs zoologiques de Lille ou de Maubeuge, le Parc Départemental du Val Joly à Liessies, le Parc de loisirs d’Olhain…), la consommation de certains spectacles (de théâtre ou de musique lorsque les tarifs qui y sont pratiqués permettent de les retenir ici comme ceux de « Culture Commune » à Loos-de-Gohelle, du « Biplan » à Lille...), les parcours dans les haltes fluviales agencées (à Arleux, à Gravelines, à Merville…), la découverte ou redécouverte de sites touristiques (le carillon du Quesnoy, le Nausicaa à Boulogne, le Manoir du Huisbois à Wast, les fortifications Vauban à Cambrai...), la consommation de jeux d’argent et de hasard (le Casino de Saint-Amand ou celui du Touquet…).
44Pour récréatives qu’elles soient, ces diverses « opportunités » ne contiennent cependant pas de quoi concurrencer réellement le supporterisme lorsqu’on les prend en compte isolément. Par ailleurs, on peut tout en autant avoir à l’esprit que la pratique muséale par exemple n’offre pas de quoi être consommée chaque semaine (parce qu’en général tel site présente telle collection pour une certaine durée, par conséquent ce type d’activité ne pourrait être comparée au supporterisme qu’à condition de voir se déplacer vers d’autres sites les consommateurs...). Je le répète, l’hypothèse des « loisirs concurrents » voudrait suggérer qu’il existe d’autres possibilités d’exploiter le temps libre qui ne soient pas fondamentalement opposées aux pratiques du spectacle sportif ; mais il convient de les considérer toutes, pour chaque zone évidemment. En d’autres termes, on ne compare pas la consommation du spectacle footballistique avec tel ou tel type de loisir en particulier mais avec l’état des autres activités de loisir, possibles et situés aux alentours de l’emplacement d’une section de supporters. Afin de mesurer la supposée influence de l’état des loisirs d’une zone par rapport à la formation des sections (et donc à l’état de la population des abonnés puisque la corrélation s’opère en deux temps s’agissant de cette hypothèse), il me fallait connaître la popularité des « loisirs concurrents » et c’est pourquoi j’ai cherché à intégrer les niveaux de fréquentation des sites retenus (deux sur trois sont connus, soit environ 330 sur 514). Bien qu’une donnée de cette nature soit délicate à interpréter, parce que l’ensemble des consommateurs ne réside pas nécessairement dans la région Nord – Pas-de-Calais et parce qu’il y a un volume important des touristes dans le Boulonnais, il me semblait malheureux d’en faire l’économie. En effet, il ne suffit pas de dire qu’une zone présente davantage de possibilités de loisirs qu’une autre pour justifier qu’elle abrite plus de sections ou de supporters abonnés ; encore faut-il être en mesure d’exprimer la popularité des loisirs concurrents. C’est ce que je ferai au cours de la présentation du traitement statistique dans lequel figureront alors les rapports suivants (vérifiés ensuite à l’aide du test des abonnés) : nombre de sections en zone x, nombre d’activités de loisirs « autres » et concurrentes ; nombre de sections en zone x ; nombre d’activités « autres », concurrentes et dont je connais la fréquentation pour l’année 1997. On pourra sans doute me demander ce qui me permet de comparer par exemple le supporterisme dans le football et la pratique muséale. D’une façon générale, on s’interrogera sur cette tendance à rapprocher le supporterisme d’un ensemble d’activités au contenu culturel manifeste. Le fait est que je pose pas de jugement de valeur entre ceci ou cela, qu’il m’importe surtout de mettre en concurrence un ensemble de loisirs dont les caractéristiques ont été objectivées : elles se consomment toutes – aussi – en fin de semaine, elles s’inscrivent dans un même espace et reposent sur des investissements financiers équivalents. Le seul problème inhérent à cet angle d’attaque est qu’aucun de ces loisirs n’appartient aux systèmes des sports et particulièrement à la dimension du spectacle. On verra donc par ailleurs si l’état du Supp’R’Lens et celui d’En Avant le LOSC sont concurrencés, dans chaque zone, par le supporterisme lié à une – ou plusieurs – autre organisation. Si je dois évidemment confronter les supporterismes lensois et lillois avec ceux d’autres clubs de football de la région Nord – Pas-de-Calais, je dois aussi considérer d’autres formes de consommation de spectacle sportif. J’examinerai, pour chaque zone, si la popularité d’un club de basket-ball ou de rugby influence négativement l’implantation de sections lilloises ou lensoises ainsi que le nombre d’abonnés. En outre, comme prévu je présenterai le détail des différents rapports s’agissant des villes de Lille et de Lens. Le lecteur saura alors si, comme l’entend le préjugé, la popularité du football à Lens provient du fait que cette ville est un quasi désert culturel. Comme je le précisais lors de l’identification des deux réseaux officiels de soutien, le RCL doit sa popularité à une réelle présence régionale (mais pas seulement). Pour autant, qu’il s’agisse de l’un ou l’autre club, deux variables semblent déterminer la création d’un siège de section : la proximité géographique par rapport aux stades et la densité de population de la zone considérée. Le RCL profite alors pleinement des caractéristiques démographiques du bassin minier et de sa situation géographique qui fait de cette ville le quasi centre du croissant minier. Que l’on réside à Douai ou à Béthune, trente minutes suffisent pour rejoindre le stade Bollaert. En outre, avec des densités moyennes de l’ordre de 1600 habitants au Km2 environ, la zone du Haut Artois et le Douaisis représentent un terreau favorable à l’implantation de sections du Supp’R’Lens. Néanmoins, la dernière partie du bassin minier (le Valenciennois) n’offre aucune implantation, sans doute en raison de la popularité du Valenciennes Anzin Football Club. Le graphique suivant montre à la fois le nombre et la distribution des sections de supporters du LOSC et du RCL dans la région Nord – Pas-de-Calais pour la saison 1997/1998. On constate la distinction d’un club au recrutement régional d’un club soutenu par un militantisme plus confidentiel, plus circonscrit dans l’espace. En dehors de la zone 3 (Avesnois), on retrouve des sections du Supp’R’Lens dans tous les compartiments de notre quadrillage tandis qu’une majorité des antennes d’En Avant le LOSC sont placées à moins de trente kilomètres du stade Grimonprez-Jooris. Une représentation cartographique suit le graphique 7 (on y distingue le découpage de la région en pays).
45En dehors de quelques exceptions, le réseau officiel de soutien d’un club ne se développe pas aux alentours du stade d’une organisation concurrente. En Avant le LOSC n’existe pas réellement aux environs de Lens (une seule section basée à Courrières, elle est dirigée par un patron de café d’origine lilloise), le Supp’R’Lens ne fait pas mieux (une antenne située exactement à Houplin-Ancoisne près de Lille et une autre implantée dans la ville frontière de Wattrelos). Bref, avant même d’exposer le rôle déterminant d’autres variables, il faut insister sur ces notions de niveau de peuplement et de proximité géographique. Par conséquent, on ne sera pas surpris de voir que de nombreuses zones n’enrichissent pas les réseaux de soutien. En dehors du pourtour douaisien, le Hainaut ne contient aucune organisation parce que, entre autres, la ville de Valenciennes dispose d’un club de football ambitieux et qu’il faut plus d’une heure de trajet pour rejoindre Lille ou Lens depuis le Cambrésis50. Si l’on prend en compte les sections de Lille et de Lens, il existe donc bien des espaces dans lesquels on ne recense pas ou peu d’activités partisanes organisées. Si la zone 3 ne contient aucun siège (plus grossièrement le carré Valenciennes/Maubeuge/Avesnes/Cambrai), les zones 6 et 8 sont relativement désertes (deux sections lensoises et aucune losciste en Cauche-Authie ainsi que dans l’arrondissement de Dunkerque). De même, si l’on examine attentivement la répartition des sièges de supporters, on remarque aussi qu’une bonne partie de l’Artois et de l’Audomarois n’a pas été touchée, en particulier le Ternois dans un cas, la vallée de l’Aa dans l’autre. Mais que signifient donc les variables « proximité géographique » et « niveau de densité » ? Simplement si le Supp’R’Lens regroupe autant d’organisations, il le doit sans doute à son organisation et à la dynamique sur laquelle elle repose, à des résultats sportifs favorables et à l’efficacité du mécanisme identificatoire qui en découle, mais aussi à l’emplacement stratégique de la ville de Lens. Tandis que Lille se trouve au cœur du département du Nord, Lens jouxte la frontière qui sépare les deux départements de la région. Sans remettre en cause la position de « carrefour » de la métropole nordiste, force est de reconnaître que l’ancrage régional du club artésien est favorisé par la proximité des villes d’Arras, de Béthune, de Douai. Par ailleurs, Lens est encerclé d’un cortège de petites et moyennes communes longtemps rythmées par l’activité d’extraction charbonnière. On retrouve donc de nombreuses cités minières, ces corons dans lesquels les habitations se touchent et qui constituaient une architecture urbaine propice à la sociabilité, comme les jardins, les courées et autres ruelles. Et si en parcourant aujourd’hui les villes de Courrières, d’Harnes ou de Liévin on observe toute l’évolution d’un bâti rajeuni voire dénaturé par la construction de moyens ensembles comme à Avion ou à Montigny-en-Gohelle, on perçoit comme un imaginaire héritage du passé. Pourquoi ces anciens réseaux de sociabilité créés par la structure de l’habitat ne conditionneraient-ils pas, en partie, les bases du Supp’R’Lens aujourd’hui ?
46Toutefois, une telle interprétation ne suffit pas pour expliquer l’écart de popularité entre le RCL et le LOSC. Les villes de Roubaix, de Fives devenue aujourd’hui un quartier de Lille, ou de Tourcoing contenaient elles aussi des ensembles populaires. En réalité, la métropole lilloise a plutôt correctement négocié l’abandon progressif des industries liées au textile et à la confection. L’évolution des emplois au niveau régional le montre51 et je le suggérais lors de la première partie, la métropole lilloise (Lille/Roubaix/Tourcoing) représente à ce jour le principal pôle d’activités tertiaires dans le Nord – Pas-de-Calais. On le constate à la fois à travers la part de l’emploi par secteurs d’activité (essentiellement des services marchands et non marchands mais aussi de l’industrie pour moins d’un tiers), et au niveau du nombre d’emplois (plus de 470000 pour ces trois secteurs). En revanche, le Haut-Artois n’est pas parvenu à se hisser au stade de la tertiarisation malgré de nombreuses et douloureuses restructurations. Si les services marchands se sont développés dans les arrondissements de Lens et de Béthune, l’activité industrielle demeure vivace tandis que le pôle des services non marchands ne pèse que peu en proportion. Aussi, il n’est pas certain que les caractéristiques socio-économiques de l’ex-bassin minier et de la métropole lilloise puissent être comparées et qu’il y ait un terreau de sociabilité commun aux deux espaces géographiques, malgré d’anciennes architectures urbaines proches et des configurations professionnelles presque analogues. Si une distance trop importante (par exemple une centaine de kilomètres) séparant une zone x d’un stade représente un frein quant à l’installation en x d’un siège de supporters, si l’on comprend bien que cette même distance bride le processus d’identification, elle ne permet cependant pas d’expliquer certaines incohérences. Quoique toutes deux situées à égale distance du stade Bollaert, les zones 4 et 6 (le Boulonnais et l’Avesnois) se distinguent selon le nombre de sections du Supp’R’Lens qu’elles abritent (trois et zéro). L’utilisation de la variable des loisirs concurrents permet-elle d’expliquer pourquoi les zones entourant les villes de Lille et de Lens ne contiennent pas un nombre équivalent de sections de supporters ? Fournit-elle de quoi comprendre pourquoi le Haut-Artois apporte plus au Supp’R’Lens que la zone « Métropole lilloise » à En Avant le LOSC 1 Afin de suggérer au mieux le rapport, je distinguerai tout d’abord les deux clubs selon un traitement départemental. Ainsi, je verrai si le LOSC représente malgré tout le club des nordistes et si le RCL correspond au club « de toute une région » pour reprendre les propos de son président.
47En ce qui concerne le LOSC, l’implantation des sections est manifestement inscrite dans le département du Nord (9 sur 11). Si l’on ne compare pas l’état du réseau de supporters lillois avec celui de Lens, le mécanisme de l’identification fonctionne donc bien au niveau départemental puisque plus de 80 % des sièges de partisans se trouvent dans le Nord. Mais le LOSC est-il pour autant le club des nordistes ? En effet, si l’on tient compte du nombre de sections rattachées au Supp’R’Lens et situées dans le département du Nord, on constate une totale équivalence. Il y a autant de groupements lensois que d’associations loscistes dans le Nord ! Même dans des zones a priori toute acquises à la cause du LOSC, le RCL parvient à s’implanter dans des proportions plus qu’inquiétantes pour les dirigeants lillois. Dans de telles conditions, comment le LOSC pourra-t-il étendre son réseau de soutien lorsque ses résultats sportifs seront plus favorables ? Ne peut-on pas supposer qu’il n’y parviendra pas partout52 ? Tandis que la Métropole lilloise et le Hainaut présentent les zones du Nord contenant le plus grand nombre de sites de loisirs (respectivement 82 et 87 possibilités d’exploiter son temps libre le week-end), elles correspondent aussi aux principaux foyers d’implantation de sections loscistes (respectivement 5 et 3). Force est donc de constater que, dans ces deux cas, la variable des loisirs concurrents est beaucoup moins significative que celle de la proximité géographique. Toutefois, s’agissant du Hainaut, je souligne que les sièges de supporters sont uniquement situés aux alentours de Douai. En dépit d’une faible distance séparant Lille de Valenciennes, on ne trouve pas de trace d’En Avant le LOSC dans l’arrondissement valenciennois. C’est que, comme je l’évoquais précédemment, il semblerait donc que le concurrent idéal du supporterisme soit le supporterisme lui-même. Le Valenciennois concentre en effet deux sites de consommation de spectacles sportifs tout à fait importants : le stade Nungesser pour le football, la salle de Basket-ball occupée par le club des féminines de Valenciennes/Orchies. Les fréquentations moyennes qui les caractérisent sont suffisamment élevées pour être intégrées dans mon raisonnement, elles signifient surtout que les habitants de cet arrondissement disposent de deux possibilités de satisfaire leur partisanerie. Aussi, eu égard à la proximité de ces deux sites (à Valenciennes même) et au potentiel mobilisateur des spectacles sportifs qui s’y déroulent53, on comprend mieux pourquoi En Avant le LOSC n’existe pas dans le valenciennois et au-delà (la Sambre précisément). Si l’on considère à présent les zones 3 et 8 (l’Avesnois et la Flandre Côte d’opale), aucune ne contient de section malgré deux états de loisirs concurrents comparables mais surtout moins riches par rapport à ceux des zones il et 9. Malgré un total de 115 sites pour lesquels je parle de concurrence et l’absence de spectacle sportif de valeur54, les zones 3 et 8 ne sont pas favorables au LOSC.
48Il faut à présent se pencher sur la relation nombre de sections/nombre de loisirs concurrents. Je commence, comme prévu, par la situer au plan du département : le Nord pour ce qui concerne les sections loscistes (graphique 8a) et le Pas-de-Calais pour ce qui concerne les groupements lensois (graphique 8b). Je rappelle que cinq zones composent le Nord contre six dans le Pas-de-Calais. J’insiste aussi sur l’absence des villes de Lille et de Lens dans ces zones : ces deux situations sont effectivement à part et méritaient un traitement particulier.
49Là encore, on reconnaît la domination de la variable proximité géographique sur celle contenue dans mon hypothèse de travail. Mais il y a plus. Alors que la Zone 7 (Cœur de Flandre) ne regroupe qu’une trentaine de sites de loisirs concurrents, elle apporte une section à En Avant le LOSC. C’est dire si l’hypothèse de l’état des loisirs concurrents comme déterminant de l’implantation des sièges de supporters est infirmée. Bien que faiblement peuplée, la zone 7 devrait logiquement fournir davantage au LOSC. En dehors du spectacle footballistique produit par les joueurs de la Jeunesse d’Armentières55, on ne comptabilise aucun site capable de menacer le LOSC c’est-à-dire d’empêcher l’implantation de quelques sections officielles. Mais le RCL est déjà largement présent au cœur des Flandres. Il étouffe ainsi un éventuel développement des associations de supporters lillois. Quant à la ville de Lille elle-même, les 17 possibilités d’occuper le temps libre le week-end semblent avoir plus d’emprise sur le niveau local de partisanerie (et davantage si l’on tient compte du nombre de salles de cinéma, de bars à thème proposant de petits concerts…). La présence d’une seule section losciste intra-muros serait donc l’unique donnée soutenant l’hypothèse d’une influence jouée par un marché des activités de loisir au niveau local. L’examen du cas lensois confirmera-t-il la faible corrélation jusqu’ici démontrée entre les loisirs concurrents et l’implantation des sections ?
50Comme le graphique 8b le suggère, le niveau d’implantation des sections de supporters est largement déterminé par la variable proximité géographique. Qu’il s’agisse de Lille ou de Lens, la zone la mieux pourvue est bien celle dans laquelle se trouve le lieu de consommation du spectacle footballistique (22 sections dans le Haut-Artois pour le RCL et – seulement – 5 en métropole lilloise en faveur du LOSC). Pourtant, une telle équivalence ne signifie pas que les deux réseaux de soutien sont comparables. Tandis que près de la moitié des sections loscistes se trouve dans la zone qui abrite le stade Grimonprez-Jooris (5 sections lilloises en zone 11), le Haut-Artois contient un tiers des antennes du Supp’R’Lens dans la région. Mais le RCL ne rayonne pas uniquement aux alentours du stade Bollaert, la présence du Supp’R’Lens est manifeste au-delà du Haut-Artois. Ainsi, l’Artois regroupe douze sièges de partisans lesquels se concentrent cependant à quelques kilomètres de la ville de Lens, là où l’on franchit les limites du bassin minier. Car l’Artois n’est pas seulement composée de petites communes rurales comme on en rencontre dans le Ternois, il contient par ailleurs plusieurs anciennes cités minières dans lesquelles on trouve justement l’essentiel des sections lensoises artésiennes. Faut-il y voir la marque d’un légitime recours à l’hypothèse des terreaux de sociabilité préexistants ? On le verra au cours de la prochaine section. La forte implantation du Supp’R’Lens en Artois et dans le Haut Artois ne s’explique pas à partir du nombre d’activités de loisir environnant ; une fois encore cette hypothèse est invalidée. Bien que 47 sites de loisirs concurrents aient été recensés en zone 10 contre 31 en zone 1, cette dernière apporte six sections de moins au Supp’R’Lens que la zone 10. Si la situation en zone 10 souligne la prépondérance de la variable « distance » sur celle des « loisirs concurrents », on ne peut en dire autant s’agissant de l’Artois. Certes, de nombreux sièges de section situés en zone 1 bordent le bassin minier mais le fait est que nous en trouvons aussi au sud voire à l’extrême ouest de l’Artois. Comment mon orientation structurale me permet-elle de comprendre l’existence d’une section de supporters à Auxi-le-Château ou à Hesdin sachant que ces villes délimitent l’espace en zone 1 offrant le plus d’activités de loisirs56 ?
51En revanche, si l’on s’intéresse de plus près aux cités de l’Artois jouxtant le Haut-Artois et abritant une section de supporters lensois, on constate qu’elles forment une aire ne contenant qu’une petite quantité de sites de loisir. Toutefois, je ne pense pas que ces quelques éléments suffisent à faire de la faiblesse des loisirs concurrents un déterminant possible du niveau d’implantation des sections de supporters. D’une part, il faut se souvenir que les différentes activités de loisirs retenues ne correspondent pas – en nature – à la pratique du supporterisme elle-même. Il n’y a pas ici de jugement de valeur, mais simplement les activités mises en concurrence ont été choisies par rapport aux fonctions et caractéristiques théoriques qui les définissent. D’autre part, il ne s’agit ici que de quelques éléments qui ne résistent pas au volume d’infirmations jusque-là démontrées. Selon ma méthode de traitement et de construction des données, il n’existe donc pas de corrélation significative entre le volume d’occupations du temps libre en zone x et le nombre de sections de supporters qui s’y trouvent. Toutefois, cette conclusion est en partie remise en cause si je tiens compte du nombre de sites par département plutôt que par zone. Que se passe-t-il en effet si je ne distingue pas l’appartenance d’une section à tel ou tel réseau de supporters dans l’étude de la corrélation jusqu’ici infirmée ? Si je me rapporte toujours aux informations datant de 1997, je constate que le Pas-de-Calais regroupe pratiquement deux fois plus de sections (Supp’R’Lens et En Avant le LOSC confondus) que le département du Nord (42 contre 22). Certes et nous l’avons vu, cela tient essentiellement à la popularité du RCL et à la puissance de son club central de soutien en Artois et en Haut-Artois. Mais le fait est que le Nord se caractérise par un marché de loisirs concurrents notablement plus fourni que celui du Pas-de-Calais et si l’on tient compte des niveaux de consommation liés aux activités de loisir répertoriées, il n’y a pas seulement plus de possibilités d’exploiter son temps libre dans le Nord mais aussi davantage de consommateurs57. Les données suivantes le montrent, la vision par département semble contrarier le raisonnement par zone.
Tableau 2 : les réseaux officiels de soutien en quelques chiffres
Nord | Pas-de-Calais | |
Nombre de sections (les deux réseaux sont confondus) | 22 | 42 |
Marché des loisirs concurrents (nombre de sites retenus) | 315 | 199 |
Fréquentations (exprimées en milliers d’entrées) | 798 | 525 |
Spectacles sportifs concurrents (footballistiques ou non) | 4 | 0 |
52Selon de telles données et en délaissant pour l’instant la caractéristique « nombre de sections », tout porte à croire que le spectacle sportif comme produit se développera sans doute plus aisément dans le Pas-de-Calais que dans le Nord. Premièrement, on voit clairement ce qui sépare ces deux départements du point de vue du volume de possibilités d’exploitation du temps libre (le week-end, selon des coûts d’accès à la pratique proches de ceux observés dans la consommation du football ou d’autres spectacles sportifs majeurs). En second lieu, la concurrence à l’intérieur du marché de la consommation des spectacles sportifs est plus vive dans le Nord que dans le Pas-de-Calais. En dehors de Grimonprez-Jooris, le Nord compte effectivement deux stades de football dont les moyennes sont au moins égales à 1500 entrées (à Valenciennes, à Villeneuve d’Ascq où évolue le club de l’Etoile Sportive de Wasquehal) et deux clubs professionnels de basket-ball (le Basket Club Maritime situé à Gravelines attire un millier de spectateurs en moyenne, les féminines de Valenciennes/Orchies sont quant à elles soutenues par 800 personnes environ). En revanche, le Pas-de-Calais ne dispose que d’une seule vitrine sportive sur le plan national : le stade Bollaert. Cette situation ne doit-elle pas remettre en cause les résultats issus d’une réflexion par zone ? La réponse est négative et ceci pour trois raisons. D’une part, on sait à présent que le RCL et le LOSC recrutent une partie de leurs supporters officiels au-delà du département auquel ils appartiennent. Ainsi, le Supp’R’Lens est-il convenablement implanté au nord des. Flandres par exemple (Cœur de Flandre pour reprendre le découpage). Bien que sa situation soit moins favorable, En Avant le LOSC est présent dans le Pas-de-Calais puisque le Haut-Artois abrite deux sections loscistes. En conséquence, il convient de relativiser les conclusions d’un raisonnement par département. D’autre part, ma perspective sociodémographique ne saurait être acceptable sans la prise en compte du niveau de peuplement de chaque département. Que devient l’écart entre les niveaux de fréquentation des sites de loisirs lorsque l’on intègre le million d’habitants qui séparent les populations des deux départements, au bénéfice du Nord58 ? Enfin, considérons que 10 des 15 communes les plus peuplées de la région Nord – Pas-de-Calais sont situées dans le Nord. Aussi, en fonction des activités de loisirs concurrentes saisies par mon traitement (les musées, les haltes fluviales, les parcs d’activités aménagés, les Maisons culturelles à thème, les salles de concert, les enceintes sportives plus ou moins occupées selon le niveau de jeu des sportifs qui y évoluent...), il faut absolument corriger les différences entre les nombres de sites de loisirs concurrents propres à chaque département ainsi qu’entre les niveaux de consommation59. Les grandes communes ne disposent-elles pas des moyens nécessaires pour créer et entretenir de grands et nombreux sites de loisirs ?
53Parce que le développement des équipements urbains (culturels et récréatifs ici) est dépendant des ressources financières municipales, parce qu’une majeure partie de ces ressources est octroyée à partir d’un calcul au prorata du nombre de résidents, on saisit mieux pourquoi le département du Nord se caractérise par un capital d’opportunités récréatives supérieur à celui du Pas-de-Calais. Et si l’on met en parallèle les enseignements tirés des trois raisons qui viennent d’être exposées, l’hypothèse d’un marché des loisirs concurrents comme déterminant des formations de sections (à partir d’un raisonnement par département) n’est pas recevable. Le test fondé sur la répartition des abonnés peut-il remettre en question ces conclusions ? Si je me rapporte aux éléments identifiant les supporters officiels du LOSC et du RCL, je sais qu’une majorité d’entre eux sont abonnés. Compte tenu des avantages que chacun retire de l’abonnement lui-même mais surtout lorsque la commande s’établit depuis une section, il n’y rien d’étonnant à cela. Aussi, je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’examiner les diverses corrélations en modifiant la variable « répartition des sections » par celle de « répartition des abonnés ». L’intérêt se situe plutôt dans la vérification de la dépendance entre l’emplacement d’une section et le volume d’abonnés qui l’environne. En effet, il ne suffit pas de se reposer sur la parole des dirigeants de section pour annoncer que ces deux répartitions sont corrélées60. Pour emporter l’adhésion par la preuve et justifier l’abandon d’un deuxième niveau de corrélation, j’ai souhaité vérifier si il existait réellement un rapport entre l’emplacement d’un siège de supporters et la population des abonnés au niveau local. J’ai donc dépouillé les fichiers d’enregistrement des abonnements lensois et lillois. Toutefois, en me rapportant au nombre d’adhérents du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC ainsi qu’à la population des abonnés pour la saison 1997/1998, je souligne qu’une quantité non négligeable d’abonnés n’appartient pas à l’organisation officielle de soutien. Pour la saison 1997/1998 en effet, tandis qu’En Avant le LOSC fédérait un millier de membres le LOSC comptait 1394 abonnés soit un écart de l’ordre de 40 points. On peut comprendre une telle différence en tenant compte conjointement des dysfonctionnements et autre dynamique vieillissante de l’organisation losciste. Si mon analyse conduit finalement à la dire timorée, « prisonnière » voire imprécise, je peux sans conteste affirmer que cela aura créé une mauvaise image de l’organe central du LOSC. Il est donc prévisible de constater qu’il n’a pas semblé très attractif, tandis que le Supp’R’Lens rassemblait plus de 6000 membres au même moment. Fait pour le moins surprenant à cet égard, je n’ai recensé « que » 4797 abonnés lensois soit une diminution de l’ordre de 20 points par rapport à la population totale des cartés. Il faudrait y voir la marque d’une politique de dynamisation des sections ; de prochains éléments explicatifs confirmeront ce point de vue. On verra par ailleurs que cette situation procède de modalités de « recrutement » plus abouties à Lens que du côté losciste. Quoi qu’il en soit, tout ceci montre que l’interprétation des graphiques à venir réclame prudence. D’une façon générale, les abonnés du LOSC résident dans des zones occupées par des sections d’En Avant le LOSC61. On reconnaît ici la puissance de l’unique organisation supporteriste située à Lille (la section République) mais aussi un nombre élevé d’abonnés habitant la ville de Lille et n’appartenant à aucun groupement. Ces données confirment le constat d’un club lillois aux structures supporteristes dépassées. Bien que représentant près d’un cinquième des antennes d’En Avant le LOSC, les sections situées dans le Haut-Artois ne fournissent qu’une faible quantité d’abonnés (moins de 2 %). Nous pourrions faire un constat identique à propos du Hainaut ou même du Cœur de Flandre.
54En fait, le LOSC est avant tout supporté par les lillois (63 % des abonnés habitent la ville de Lille et/ou achètent leur abonnement depuis la seule section implantée dans la ville) mais profite aussi d’un tissu urbain environnant dense. En effet, compte tenu de la position centrale occupé par Lille dans la communauté urbaine et des axes routiers la desservant, l’abonné du LOSC est plutôt un banlieusard s’il n’est pas déjà lillois62. Par rapport aux abonnés lensois cette fois, rares sont les cas où une forte implantation du Supp’R’Lens ne débouche pas sur un volume important d’abonnés. Comme à Lille, la ville qui abrite le stade est celle qui apporte la plus forte proportion d’abonnés (en précisant que l’on compte 4 sections du Supp’R’Lens à Lens contre une losciste à Lille). Tandis qu’en proportion les sections d’En Avant le LOSC ne jouent pas ce rôle de moteur des engagements partisans, celles du Supp’R’Lens attisent la fibre supporteriste locale (en dehors du siège situé en Flandre Côte d’opale). Il faut donc reconnaître toute l’efficacité de l’organisation lensoise qui ne se limite pas à accompagner la formation d’une section, mais impose un modèle de fonctionnement l’invitant à obtenir des résultats (délivrer de nombreux abonnements...). Dans le cas du LOSC en revanche, il semblerait que les présidents d’associations de supporters officiels n’aient pas eu à « rendre de comptes » comme ils n’étaient sans doute pas régulièrement soutenus. Enfin, puisque la répartition d’abonnés correspond pour une large part à celle des sections (qu’il s’agisse du LOSC ou du RCL), il ne serait pas opportun de soumettre ces dernières données à la variable « état du marché des loisirs concurrents ». En effet, dans ce cas j’aboutirais à des conclusions analogues. Quel serait l’intérêt d’une telle redite ?
55Dans le Nord comme dans le Pas-de-Calais, qu’il s’agisse de l’organisation lilloise ou du Supp’R’Lens et quelle que soit la zone géographique considérée (globalement donc), l’hypothèse d’un marché des activités de loisir n’explique pas la répartition des sièges de supporters. En d’autres termes, la formation d’une section de partisans en zone x n’est pas dépendante du volume d’activités de loisirs différentes du supporterisme (c’est-à-dire de la consommation de spectacle footballistique) mais comparables au supporterisme et situées en zone x. Pourtant, si j’affine la perception en examinant les caractéristiques des villes de Lille et de Lens, l’interprétation diffère. A Lille, nous l’avons vu, En Avant le LOSC n’est que faiblement représenté (une seule section intra-muros). Si les résultats sportifs du LOSC ne doivent pas être oubliés, on peut néanmoins souligner toute l’importance et l’hétérogénéité des possibilités de « sortir le samedi soir » dans la métropole (une vingtaine de sites recensés, de nombreux écrans de cinéma, des salles de concerts, etc.). En revanche, la ville de Lens apporte son lot de sections au RCL (quatre exactement et plus du tiers des 4797 abonnés en 1997) mais aucune de mes sources ne répertorie d’activité de loisirs dans cette ville. Je n’avance pas qu’il n’existe aucune possibilité de « sortir le samedi soir » (il y a bien trois écrans de cinéma), mais aucun des loisirs concurrents sélectionnés n’a été enregistré à Lens. Comment ne pas y voir l’illustration d’une politique culturelle municipale plutôt timide ou privilégiant un spectacle sportif ?
B2 – Foyers locaux de supporters et tissu associatif environnant
56Cette section a pour but de vérifier si l’émergence des sections de supporters dépend, de près ou de loin, d’une caractéristique environnementale d’un nouvel ordre. J’ai cherché précisément à savoir si l’implantation d’une section pouvait être expliquée à partir d’un faible tissu associatif local. Une fois encore, la notion de concurrence est centrale mais repose ici sur une signification différente du spectacle footballistique. Au regard des enseignements de la section précédente, il semble que ma manière de voir n’ait pas été tout à fait pertinente. Pourtant, il faut le rappeler, l’hypothèse de travail a tout d’abord reposé sur la description éliasienne des activités de temps libre et principalement sur ce que l’auteur nomme les activités mimétiques et ludiques.
57Cette première utilisation de la notion de concurrence nous aura au moins permis de vérifier que si il existe une concurrence, elle concerne avant tout des activités finalement très proches. Ainsi, le développement d’un réseau officiel de supporters dépend en partie de l’état d’un réseau analogue mais dont le terrain d’expression – le stade – est bien évidemment différent. Voilà pourquoi le Supp’R’Lens ne parvient pas à s’étendre aux alentours de Lille malgré toute la finesse et l’efficacité d’une dynamique organisationnelle que je ne manquerai pas de décrire plus loin. Voilà pourquoi En Avant le LOSC n’a quasiment aucune antenne au-delà des frontières du département du Nord et même de la zone « métropole lilloise ». Enfin, ces deux réseaux n’occupent pas du tout le sud-est de la région Nord – Pas-de-Calais puisque les habitants de ces zones peuvent profiter d’un spectacle footballistique plus proche au stade Nungesser de Valenciennes. Toutefois, la seule variable de la proximité géographique ne doit pas être uniquement interprétée en terme de facilité, de confort. Elle renvoie au mécanisme de l’identification, elle facilite la production d’une combinaison de valeurs entre un club de football et les individus qui résident non loin du lieu de consommation du spectacle. Aussi, bien que le spectacle footballistique soit théoriquement plus attractif à Lens qu’à Valenciennes (ou à Lille qu’à Valenciennes), le Supp’R’Lens (ou En Avant le LOSC) n’a pas la possibilité de s’installer dans le Valenciennois ni même dans l’Avesnois. C’est moins la politique de gestion du supporterisme des dirigeants lensois (ou lillois) que les facteurs empêchant toute identification entre les habitants de l’Escaut et le RCL (ou le LOSC) qui est en jeu. Si les clubs ne déclenchent pas de sentiment partisan suffisamment fort chez plusieurs personnes, et si ils ne profitent donc pas d’une extension de leur réseau officiel de soutien jusque-là, c’est parce que le contexte local ne le permet pas. De ce point de vue, il faut bien admettre que l’hypothèse de la concurrence à l’intérieur des activités de loisirs est en partie vérifiée si l’on met côte à côte des pratiques identiques en nature, ou d’un même ordre63.
58En conséquence, cette recherche de causes liées au développement des réseaux de supporters conduit à reconnaître l’erreur de vouloir considérer qu’il existe un marché des activités de loisirs et même un marché des activités mimétiques ou ludiques64. Finalement, il y a donc bien un sens des pratiques de loisirs qui dépasse largement le simple cadre de l’exploitation du temps libre fixé par Norbert Elias et Eric Dunning. Si cela ne remet pas en cause une catégorisation éprouvée (participer à des activités de sociabilité ou à des communautés, à des activités mimétiques ou ludiques, à des activités de loisir moins hautement spécialisées...), on comprend que ce qui fait la différence entre ces pratiques est sans doute davantage en rapport avec les conditions socialement qualifiées dans lesquelles elles s’accomplissent, à la manière de les accomplir, à leur fréquence et à leur ancienneté, à leur capacité à produire ce que les individus attendent lorsqu’ils s’y engagent depuis le désir d’identification et d’incertitude jusqu’au goût prononcé de l’art pour l’art65. Pour être clair, je n’avais pas envisagé de traiter l’hypothèse d’un faible tissu associatif comme facteur facilitant l’émergence d’une section de supporters. A l’origine, il était question d’entamer la recherche de causes en travaillant l’hypothèse de sociabilités préexistantes pour comprendre la formation des groupes de supporters66. Je voulais montrer plus exactement qu’une origine ethnique commune pouvait rendre compte de la formation des sections de supporters. Aussi, je comptais introduire dans mes entretiens une question relative à l’histoire personnelle des supporters cartés, une question relative à leur origine ethnique (polonaise, italienne... compte tenu de l’histoire de l’immigration dans la région Nord – Pas-de-Calais au cours de la première moitié du vingtième siècle). En conséquence, j’ai cherché à situer les principales concentrations d’habitants d’origine polonaise et italienne, issus des vagues d’immigration survenues plus précisément pendant l’entre-deux guerres67. Mais il s’est avéré que cela n’avait guère de sens, et peu d’intérêt sociologique puisque les « polacks » comme les « macaroni » ne font plus que survivre aujourd’hui dans le Nord-Pas-de-Calais68.
59Dans le bassin minier, aux alentours et à Courrières, à Harnes ou encore à Hénin-Liétard, les dernières grandes « associations amicales » d’italiens ont disparu depuis le début des années 1980. La disparition progressive ou le parcage actuel des premiers italiens immigrés n’ont pas seulement coïncidé avec l’enfouissement des premières valeurs communautaires des générations suivantes, ils ont aussi provoqué une lente extinction de nombreuses pratiques identitaires et de quelques symboles liés à une appartenance communautaire. Ainsi, lorsque les fêtes d’Amici ont fini de rythmer le calendrier civil à plusieurs reprises durant les jeunes années des petits enfants des premiers italiens de la région béninoise ou lensoise même, ce sont les ultimes attaches communautaires fortes qui ont disparu. Qu’en reste-t-il aujourd’hui sinon une simple sociabilité du dimanche ? Le partage d’un café serré dans une cuisine ? La dégustation d’un plat typiquement italien entre une mère pourtant toujours aussi macaroni et son fils qui ne connaît de l’italien que ce phrasé si agréable ? Et ce qui est vrai à propos des communautés italiennes, de ce qu’il en reste, l’est tout autant au sujet des polonais. C’est Janine Ponty qui, dans un remarquable ouvrage69, montre comment la polonité s’est progressivement effacée dans l’espace, les esprits, les modes de vie. Le fait est que les communautés italiennes et polonaises n’existent plus. Les enfants et petits enfants issus de la vague d’immigration ne résident plus nécessairement dans les corons, là où justement l’architecture pouvait favoriser une sociabilité de voisinage. Ils ne partagent plus que diverses survivances culturelles, en entrée ou au dessert. Et si tout n’a certes pas disparu, l’essentiel n’est plus présent. Voilà pourquoi une hypothèse liée à cette forme d’origine commune ne pouvait me renseigner ; une piste malheureusement impraticable.
60Je me suis donc tourné vers une seconde déclinaison de la notion de concurrence. Mais si la première reposait sur un marché des loisirs, elle fera référence au fait qu’un faible tissu associatif facilite les engagements individuels dans la partisanerie sportive organisée. En d’autres termes, on suppose qu’une section de supporters se formera et se développera plus aisément dans une zone offrant finalement moins d’occasions de s’engager collectivement qu’en un endroit comptant déjà de nombreuses associations. Cela étant, la vérification d’une telle hypothèse implique à la fois de comparer ce qui est comparable, c’est-à-dire de sélectionner de manière rigoureuse les types d’associations supposés être en concurrence, mais aussi d’avoir à l’esprit que les enseignements qu’elle dégagera ne seront que des variables parmi d’autres. Comme l’hypothèse de la concurrence entre les loisirs commandait de définir les types de loisirs, ce que j’ai fait à partir de la catégorisation proposée par Norbert Elias et Eric Dunning, supposer que les associations appartiennent à un « marché » nécessite une démarche identique. Quelles sont les formes d’associations susceptibles de « gêner », de contrarier l’extension du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC au niveau local ? Si la raison utilitaire est le déterminant de l’action associative et si le fait associatif n’est qu’une modalité de l’action collective70, il convient cependant d’identifier la variation des utilités des groupements associatifs. En effet, on ne peut pas mettre côte à côte les différents types d’association sous prétexte qu’ils relèvent tous d’une définition volontariste des engagements. Aussi, je ne suis pas en mesure d’établir un parallèle entre des formes d’associations qui représentent plutôt des prestataires de loisirs et celles qui reposent sur la défense de convictions générales, ou celles qui correspondent aux types d’associations plus conventionnelles. Par conséquent, je ne peux pas comparer les associations de supporters avec les groupements politiques, syndicalistes, religieux, humanitaires, consuméristes. Il faut vérifier l’hypothèse en mettant en regard clubs de supporters et de loisirs pour deux raisons. D’une part, nous l’avons constaté au cours de la section précédente, il paraît illusoire de vouloir mettre en concurrence des réalités uniquement à partir d’un ensemble d’analogies formelles. Il faut tenir compte également des significations sociales attachées aux activités, à l’hétérogénéité qui se cache derrière une équivalence de forme. On perd autant à vouloir associer à tout prix des activités apparemment semblables qu’à comparer toutes les formes associatives. D’autre part, puisque « la grande majorité des relations sociales ont en partie le caractère d’une communalisation, en partie celui d’une sociation »71, il me faut bien trancher à partir de la notion d’utilité.
61Sur ce point, il faut bien exclure du tri les divers groupements humains fondés sur une rationalité qui implique uniquement (mais est-ce possible ?) une adéquation entre fin et moyen. A partir de ce que l’on connaît, a priori, du supporter engagé dans une section, l’activité de supporter est déterminée par la passion72. Pour reprendre la terminologie wébérienne, elle serait donc déterminée de « façon affectuelle, et particulièrement émotionnelle ». Par conséquent, j’ai choisi de vérifier l’hypothèse de la corrélation entre la formation des sections de supporters et l’état du tissu associatif environnant à partir des associations liées aux activités artistiques, aux jeux d’argent et de hasard, aux activités sportives ainsi qu’à toutes les autres formes d’activités récréatives (selon le classement établi par l’INSEE et précisément ses codes et nomenclatures des associations arrêtés au mois de novembre de l’année 1998). S’agissant des associations sportives, mon choix a reposé sur la volonté de vérifier plus précisément le rapport questionné au cours de la deuxième piste explicative. En effet, le traitement de la question de l’âge du sport ayant débouché sur un non sens même de l’expression mais aussi sur les difficultés à travailler à partir de sources peu fiables (les fédérations), j’ai souhaité voir ici si il existait effectivement une corrélation entre les niveaux de pratiques sportives en général et l’état de la consommation d’un spectacle sportif en particulier73. En fait, il s’agit simplement de voir si les associations sportives (les clubs de football, de hand-ball…) facilitent la constitution d’une section de supporters de football, c’est-à-dire le développement d’un réseau de soutien à un spectacle sportif majeur – localement – même si la nature de ce dernier ne correspond pas à tous les types de pratique sportive dont on tient compte.
62Ce travail a nécessité la commande d’une exploitation sur mesure au service recherches de l’INSEE basé à Lille. Il a été demandé un comptage exhaustif de l’ensemble des associations relatives aux différents types présentés plus haut, une mesure effectuée par rapport à une liste de 23 villes situées dans la région Nord – Pas-de-Calais74. En dehors de Lille et de Lens qui feront l’objet d’une analyse séparée, 21 villes ont été sélectionnées en fonction principalement de leur situation géographique de sorte que les onze zones de mon découpage sont représentées. Par ailleurs, j’ai tenu compte du nombre des sections que l’on retrouve dans chaque ville, depuis la cité qui n’en contient aucune jusqu’à celle qui en regroupe un maximum (deux dans le cas de la ville d’Arras mais quatre à Lens qui ne fait pas partie de ce premier tri)75. Enfin, si certaines zones ont été privilégiées, c’est essentiellement en raison du nombre élevé de sections et d’abonnés qui s’y trouvent, ainsi que des densités de population qui les caractérisent76. Voici donc la liste des villes retenues pour ce traitement, mais aussi pour rappel, les zones géographiques dans lesquelles elles se situent : Arras, Auxi-le-Château, Frévent (Artois) ; Saint-omer (Audomarois) ; Avesnes-sur-Helpe (Avesnois) ; Boulogne (Boulonnais) ; Calais (Calaisis) ; Montreuil (Canche-Authie) ; Armentières, Hazebrouck (Cœur de Flandres) ; Dunkerque (Flandres Côte d’opale) ; Cambrai, Douai, Valenciennes (Hainaut) ; Hénin, Liévin, Béthune, Bruay (Haut-Artois) ; Roubaix, Tourcoing, Wattrelos (Métropole lilloise).
63Sur les 21 villes sélectionnées au total pour ce premier tri, dix ne comptent aucune section du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC. Il s’agit de Montreuil, de Frévent, d’Avesnes-sur-Helpe, d’Armentières, de Dunkerque, de Cambrai, de Valenciennes, d’Hénin-Liétard, de Bruay et de Roubaix. Au total, ces villes regroupent 373 associations (récréatives, sportives, de jeux d’argent et de hasard, artistiques) dont voici le détail en proportion de chaque type retenu. Les associations sportives sont ici les plus présentes (68,3 %) devant celles qui offrent des activités artistiques (22,4 %), tandis que les groupements de jeux d’argent et de hasard occupent la dernière place (2,4 %), juste derrière les autres associations récréatives répertoriées par l’INSEE (6,9 %). Comme le sous-entendait Michel Forsé dans l’article consacré à la fréquence des relations de sociabilité, la taille d’une agglomération détermine certes pour une large part l’offre de spectacle, mais aussi celle de pratiques associatives classées parmi l’ordre des activités récréatives. Ainsi, on ne sera pas étonné de voir que la ville de Roubaix est la cité offrant le plus de possibilités récréatives (113) puisqu’elle compte plus de 97000 habitants (en 1990). Et ce qui est vrai pour Roubaix l’est aussi pour Dunkerque (70000 habitants, 73 associations) et Valenciennes (68 associations pour 38000 habitants). Compte tenu de ce qui sépare les villes de Dunkerque et de Valenciennes, on serait tenté de dire que la dynamique associative paraît plus dense d’un côté mais cela n’explique pas pour autant le fait qu’il n’y ait pas de section du LOSC ou du RCL à Dunkerque. Nous l’avons vu, cette dernière ville compte un club de hand-ball d’un bon niveau mais aussi une équipe de basket-ball à quelques kilomètres plus au sud (Gravelines précisément). Mais il n’est pas recevable de présenter cette seule interprétation ; il faut aussi comparer ces données à celles de villes abritant une voire deux sections de supporters.
64Quoi qu’il en soit, si je me rapporte aux éléments précédents, notamment ceux qui se rapportaient à Valenciennes, il semblerait que cette ville dispose de caractéristiques suffisamment marquées au point de concurrencer la mise en œuvre d’un supporterisme lensois ou lillois. En effet, rappelons-le, Valenciennes compte un « bon » club de football ainsi qu’une équipe de basket-ball composée de professionnelles très performantes, ces deux spectacles sportifs mobilisant, de fait, en moyenne et au total environ trois mille personnes. En outre, si l’on se réfère aux nombres d’associations récréatives indexés sur ce que l’on constate par ailleurs dans une ville plus peuplée (Dunkerque compte 22000 habitants de plus que Valenciennes mais seulement 5 associations de plus), on comprend mieux ce qui explique l’absence de présence supporteriste lilloise ou lensoise dans cette ville. Cette vision paraît acceptable, d’autant que Valenciennes se trouve à moins de 50 kilomètres du stade de Lille et à une heure en voiture de Bollaert. Se pourrait-il que mes hypothèses trouvent, à Valenciennes, leur pleine mesure explicative capable d’expliquer les faits par ailleurs ? Rien n’est moins sûr. Ainsi, quoique située à une vingtaine de minutes de Lille par l’autoroute, la ville d’Armentières n’a pas de section d’En Avant le LOSC et très peu de supporters. Pourtant, il existait environ 26000 armentiérois en 1990 pour un tissu associatif de base récréative faible comparativement à la situation valenciennoise (18 associations ont été répertoriées, soit presque quatre fois moins qu’à Valenciennes tandis qu’on recense 13000 habitants de plus à Valenciennes qu’à Armentières). De fait, si je m’en tiens uniquement à cette catégorie des villes n’abritant aucune section de supporters, il semblerait qu’il n’y ait pas de corrélation effective entre le faible tissu associatif local et le développement d’une antenne du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC. En effet, je m’appuie ici sur le rôle déterminant de la variable « proximité géographique » pour supposer, pour l’instant, que l’hypothèse n’est pas valable. Semble-t-il. Bien que ces villes d’Armentières et de Valenciennes ne comptent aucune section, il va sans dire que la situation géographique de la cité des Flandres donne un certain « relief » à la falsification de l’hypothèse. Pour la vérifier il faudrait donc que les données suivantes fassent apparaître une série de tissus associatifs moins garnis que précédemment. Toutes proportions gardées (essentiellement celles qui se rapportent au niveau de peuplement des villes), les diverses villes présentées ici ne devraient donc pas contenir davantage d’associations récréatives au total que celles de la série précédente (414). Je propose donc d’établir tout d’abord une comparaison globale, pour revenir à davantage de précisions et à une lecture à partir des situations locales.
65Au total, les onze villes de cette série contiennent 421 associations soit une différence quasiment nulle relativement à la série précédente. Encore une fois, les villes les plus peuplées sont celles qui comptent le plus d’associations. Toutefois, il faut noter que la population totale des villes de cette deuxième série atteint 422000 personnes environ contre moins de 330000 pour la série des villes sans section77. Et en ramenant ces données à la moyenne par ville considérée (puisque la première série compte dix villes contre onze à la seconde), on obtient une différence de l’ordre de 5600 habitants. Autrement dit, les villes retenues ici contenant une, voire deux sections, sont plus peuplées (en moyenne et au total) que celles qui n’en abritent pas et se caractérisent (en moyenne et au total) par des tissus associatifs (associations artistiques, sportives...) légèrement plus fournis. Toutefois, compte tenu des écarts qui séparent les deux séries du point de vue des niveaux de peuplement, on peut supposer que les tissus associatifs respectifs sont pratiquement équivalents puisqu’on moyenne on compte 5600 habitants et 0,4 associations de plus entre une ville de la série 1 et une ville de la série 2. De fait, si je tiens compte de ces chiffres sans doute trop globaux, l’hypothèse d’une corrélation entre l’état du tissu associatif et la formation des sections n’est pas vérifiée. En sera-t-il de même si je porte un regard plus précis ? Tandis que la situation arrageoise correspond de très près à celle de Valenciennes (45000 habitants et 69 associations comme précisées), on y compte deux sections lensoises. L’hypothèse de l’état du tissu associatif n’explique donc rien ici, elle souligne plutôt sa faiblesse par rapport aux déterminants de la proximité géographique et/ou d’un spectacle sportif local concurrençant celui du football : il n’y aucune organisation sportive à Arras et aux proches alentours capable de menacer le football, contrairement à ce que l’on a observé à Valenciennes. L’une des rares situations vérifiant l’hypothèse n’a en définitive plus beaucoup de sens puisqu’une fois considérée une autre situation, (présentant cependant certaines analogies), mes conclusions ne sont plus recevables. Prenons un autre exemple. Si j’observe les situation de Roubaix et de Tourcoing, il semblerait que l’hypothèse soit en partie vérifiée. D’un côté le tissu associatif est dense (à Roubaix, 113 éléments retenus) tandis que de l’autre il l’est beaucoup moins (64 associations recensées), et les populations de ces deux villes sont sensiblement équivalentes (c’est-à-dire que l’écart de 5000 habitants en faveur de Roubaix n’explique pas les 50 « associations de différence »). A priori donc, l’énoncé est vérifié puisqu’une section de supporters (lillois en l’occurrence) a pu se constituer à Tourcoing alors que Roubaix n’en compte aucune. Mais peut-on réellement parler de vérification sur la base dune seule et unique section de supporters ? Quel que soit le couple de situations dont on tient compte, le fait est que les réalités ne m’autorisent pas à valider ma proposition. C’est donc moins les opportunités caractérisant les environs d’un emplacement de section que d’autres variables dont il faut tenir compte pour comprendre la formation des groupements du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC (proximité géographique, dynamique des politiques de gestion des supporters, existence d’un spectacle sportif de même nature que le football ou pas mais capable en tout cas d’en menacer la popularité...). Qu’une analyse plus fine des situations de Lille et de Lens me conduise ou pas à de telles conclusions, il va sans dire qu’il sera nécessaire de se tourner davantage vers la parole des acteurs depuis le simple supporter jusqu’au créateur d’une section.
66A Lens : du football un point c’est tout ! Selon le recensement de 1990, la ville de Lens comptait 35000 habitants mais son agglomération figurait sur le podium des trois plus importantes de la région Nord – Pas-de-Calais78. Que peut-on dire d’une ville qui, comme nous l’avons vu, ne se signale pas vraiment par sa politique de développement des activités de loisirs ? Les élus de ces vingt dernières années auraient-ils davantage concentré leurs efforts sur l’apport de subventions permettant un développement du tissu associatif urbain ? Avant de décrire les structures associatives locales, je tiens à présenter le cas de la ville de Cambrai à titre de comparaison. La ville de Cambrai compte approximativement autant d’habitants que celle de Lens (36000) et, selon mes données, 50 associations récréatives y sont enregistrées (50 % sont des associations sportives classées en 18 types différents). A Lens, plus de 60 % des associations récréatives sont des associations sportives. Sur un total de 26 associations recensées (pratiquement deux fois moins qu’à Cambrai), soit 16 groupements alors que les associations artistiques et récréatives ne sont que quatre, une seule association offre des activités artistiques. C’est trois fois moins qu’à Cambrai, et il n’y que les cités de moins de 10000 habitants dans mon échantillon pour lesquelles la situation est plus défavorable sur ce plan que celle de Lens. Autrement dit, à niveau de population égale, Lens est la ville dans laquelle les activités artistiques et récréatives sont les moins organisées, les moins aidées sans doute. Toutefois si nous prenons une autre ville de référence plus proche par ses caractéristiques de l’agglomération lensoise79, celle de Liévin, une ville minière située à la juste proximité de Lens, les conclusions diffèrent quelque peu. Il y pratiquement autant de liévinois que de Lensois, les taux de chômage moyen de ces deux villes sont à peu près identiques et celles-ci sont gérées depuis de nombreuses années par des élus de tendances politiques communes. Ainsi Liévin compte quatre fois plus de groupements à caractère artistique que Lens, et les association sportives y sont aussi moins nombreuses (16 à Lens contre il à Liévin). Tout cela s’explique-t-il à partir des affinités liant les élus lensois à l’idéologie politique du premier secrétaire d’Etat aux Sports et aux Loisirs Léo Lagrange ? Peut-être. Toujours est-il que la combinaison de ces données avec celles relatives au marché des loisirs à Lens permet de comprendre, en partie, la toute puissance du Racing Club de Lens, à Lens même.
67La situation de la ville de Lille est bien différente parce qu’elle représente, dans les données, le plus grand marché de récréation de la région Nord – Pas-de-Calais. Je l’ai rappelé à plusieurs reprises, le contexte lillois ne ressemble pas à ce que l’on connaît, ce que l’on vit et ce que l’on voit lorsqu’on parcourt le bassin minier et les environs de Lens. A Lille, les panneaux réservés aux communications municipales ne semblent pas faire grand état du football et des événements à venir au stade Grimonprez-Jooris. Je parle ici de signalétiques de quatre mètres sur trois, changeantes à Lille le plus souvent (une annonce fait place à une autre annonce) et figées à Lens de sorte que le passant comme l’automobiliste ne peuvent pas ne pas connaître l’identité du prochain adversaire des lensois. Si je considère la population de la ville de Lille elle-même, il y a donc près de cinq fois plus d’habitants qu’à Lens (172000 contre 35000). Aussi, afin d’affiner la comparaison, je propose un ajustement du tissu associatif lillois en divisant chaque donnée par cinq. Bien que cela ne soit pas tout à fait objectif, cela amènera sans aucun doute plus de clarté dans mon propos. Première surprise, Lille est une ville « plus sportive » que Lens. En effet, il y a deux fois plus d’associations sportives à Lille qu’à Lens (en réalité plus de 9 fois plus au regard de la population des deux villes), mais l’offre sportive est aussi plus hétérogène. La principale différence entre les tissus associatifs récréatifs de Lille et de Lens se situe sur le plan des activités artistiques. Avec 175 associations de ce type recensées (c’est-à-dire 35 si l’on ajuste les populations), Lille est aussi une ville « plus artistique » que Lens. Le tissu associatif lillois compte près de quatre fois plus d’associations récréatives que Lens (soit en réalité 20 fois plus). Même si les occasions de s’engager dans une sociabilité ne sont pas statistiquement très fréquemment exploitées par les acteurs en France80, le fait de vivre dans une agglomération offrant à l’instant présent et aussi tout au long d’un conditionnement, d’une socialisation, une multiplicité de pratiques associatives récréatives, participe comme mécaniquement à davantage d’ouverture culturelle. Puisque nos choix, nos goûts, nos pratiques sont en partie construits au cours de ce processus de socialisation, vivre dans une cité plus ouverte d’un point de vue culturel c’est-à-dire structurée par un tissu associatif dense et aussi hétérogène revient à multiplier les possibilités de construction des choix, des goûts, des pratiques sociales.
68Que sait-on de plus à propos de la formation des sections de supporters ? En quoi ces dernières hypothèses permettent d’expliquer l’écart entre le nombre de supporters du LOSC et du RCL ? Que nous apprennent-elles à propos du supporterisme en général ? En premier lieu, il est clair qu’un raisonnement fondé sur un découpage géographique grossier ne permet pas de valider l’explication en terme de concurrence des activités de loisirs. Globalement donc, cette cause ne doit pas être retenue. Pourtant, au cas par cas, c’est-à-dire si le regard se porte plus précisément sur les villes, mais aussi sur les différentes activités de loisir, on sait que le spectacle footballistique (et donc sa consommation, le supporterisme) peut-être « menacé » sous certaines conditions. C’est ce qu’en effet j’ai constaté à Valenciennes ou à Dunkerque : il existe bien une concurrence entre les spectacles sportifs mais surtout entre les spectacles footballistiques eux-mêmes : on ne compte pas ou peu de sections de supporters d’un club x aux alentours d’un club y. Par ailleurs, l’hypothèse d’un lien entre un faible tissu associatif de type récréatif et l’implantation des clubs de supporters n’a pu être vérifiée. Par exemple, deux villes peuvent fort bien compter un même nombre d’habitants, et regrouper une même quantité d’associations sans pour autant abriter un même volume d’abonnés, d’organisations de supporters. Là encore, il ne semble pas possible de parler de cause manifeste. Pour autant, on ne doit pas considérer ces pistes de travail comme totalement stériles81. Par exemple, nous avons vu combien est importante la proximité géographique d’une part parce qu’elle constitue en elle-même une ressource pour une section82, d’autre part parce qu’elle peut être interprétée comme un facteur facilitant les processus d’identification83. Le fait est que la variable de la proximité géographique représente un déterminant important pour expliquer la formation d’une section même si, encore une fois, elle n’explique pas tout. Des sections du Supp’R’Lens se trouvent à Albert dans la Somme par exemple, tandis qu’existe un groupuscule de sympathisants du LOSC aux alentours de Lyon. Dans ces deux cas, l’éloignement n’empêche pas un sentiment d’appartenance régionale. A Albert pas exemple, on le verra, le président de la section a vécu plus de vingt ans à Vimy, un chef-lieu de canton situé à moins de dix kilomètres de la ville de Lens. En région lyonnaise, on retrouve ces supporters loscistes qui n’hésitent pas à se mobiliser à Valence ou ailleurs lorsque « leur équipe descend ». Voilà pourquoi il faudra se tourner vers la parole des supporters, vers les motivations qu’ils mettent en avant pour expliquer leur attachement à une équipe.
69La fascination exercée par le RCL ou le LOSC sur les supporters provient par conséquent de causes multiples. Néanmoins, nous l’avons vu à partir d’un examen plus fin des villes de Lille et de Lens, les hypothèses du marché des loisirs et du tissu associatif de nature récréative semblent pertinentes. Comme le laisse entendre ce préjugé à propos du football à Lens, il y a effectivement moins de possibilités d’occuper son temps libre dans cette ancienne grande cité minière qu’à Lille. Dans ce contexte, le spectacle d’un football de haut niveau occupe donc une place de choix, tandis que l’environnement lillois est moins favorable au spectacle offert par les professionnels du LOSC. Comment ne pas y voir l’expression d’une variation dans la stimulation des goûts et des occupations du temps libre en direction des habitants de Lille et de Lens et des environs ? Il faut croire que les politiques culturelles des municipalités lensoise et lilloise participent au processus d’initiation culturelle du fait qu’elles soutiennent ou non l’hétérogénéité, c’est-à-dire la diversité, et en tant qu’elles donnent les moyens aux habitants d’y avoir accès. Voilà pourquoi je pense que tout ceci correspond à un facteur dont on doit tenir compte pour expliquer, en partie, le statut du spectacle footballistique dans ces deux villes84. Et, compte tenu des politiques tarifaires appliquées par les dirigeants lillois depuis plus de cinq ans maintenant – j’y reviendrai –, je ne crois pas que le faible rendement de l’offre footballistique à Lille puisse s’expliquer uniquement à partir du temps d’arrivée au stade et du coût des places85. Il est vrai que la ville de Lens se situe en plein cœur du bassin minier. Certains l’ont noté d’une façon remarquable depuis plusieurs années déjà, la proximité d’une ville et l’urbanisation de la campagne exercent une influence manifeste sur la sociabilité locale et le développement du phénomène associatif86. Parce qu’il se compose d’une succession de villes de taille moyenne situées bien souvent aux frontières de cités plus importantes, et qu’il contient aussi ses espaces ruraux dans lesquels l’urbanisation déborde, le bassin minier représenterait la zone idéale pour le développement associatif. Pourtant, nous l’avons vu, la ville de Lens comme celles de Béthune ou de Liévin ne se signalent pas réellement par un tissu associatif très dense (du point de vue des associations récréatives). Mais si je tiens compte à la fois du nombre de sections de supporters et des caractéristiques socio-économiques de cette région du nord de la France, les résultats semblent donner raison à ceux qui voient dans le bassin minier un espace géographique facilitant les réseaux de sociabilité ; à la condition que ceux-ci soient, dans une certaine mesure, capables de contenter les goûts du plus grand nombre. Mais qu’est le supporterisme sinon une occasion socialement accessible de participer à des pratiques de sociabilité ? Et puisque le club de Lens et la municipalité combinent leurs efforts pour développer la consommation du spectacle footballistique, que tout est fait pour initier les uns et les autres aux goûts du football, on comprend la popularité du football dans le bassin minier. Mais comment expliquer, à partir de la parole des acteurs, la genèse et le développement de la passion du football ? Parce qu’il existe une logique souterraine dans la vie de chacun, ainsi qu’une dynamique centrale à l’intérieur des groupes de supporters, je m’y suis engagé pour mieux comprendre les passions dans les stades de football. Des passions fabriquées, organisées au fil du temps.
Section 2 : L’audience comme produit d’une histoire, d’une organisation
70Comme j’ai pu le laisser entendre, la configuration des réseaux de supporters dépendrait moins du poids de caractéristiques environnementales que des politiques organisationnelles mises en place par les dirigeants des clubs. Pour être plus précis, je dirai que chacune des pistes empruntées jusqu’ici ne conduit pas à énoncer des causalités concluantes ; toutes attendent d’être confrontées à ces données issues d’expériences individuelles : qu’il s’agisse d’activités de dirigeants de club donc, mais aussi de pratiques de supporters et de responsables de section. Progressivement les énoncés déterministes sont en partie falsifiés et demandent à être affinés, progressivement l’explication se resserre, progressivement je m’approche des acteurs situés au cœur de la question : les supporters eux-mêmes. Plusieurs chemins m’en éloignent encore. Ils concernent les stratégies des dirigeants des clubs, celles des hommes qui président les organisations officielles de soutien, celles des responsables de section. Pour commencer à cerner les raisons du supporterisme à travers l’organisation des clubs, il est nécessaire d’analyser à la fois la situation actuelle et le passé du Racing Club de Lens et du Lille Olympique Sporting Club. Comment le supporterisme a-t-il évolué au cours de sa courte histoire ? En quoi des événements passés conditionnent-ils les réseaux de supporters aujourd’hui ? Mais fouiller l’histoire des clubs et des groupements de partisans ne renseignera pas uniquement la question de l’audience du spectacle sportif : cette étape du travail dégagera plusieurs éléments susceptibles de mieux comprendre les débordements supporteristes. Une fois encore, la preuve sera faite que les deux dimensions du supporterisme (et donc de la pratique du spectacle sportif) méritent d’être interrogées conjointement.
A – Comprendre le supporterisme actuel en tenant compte du passé
71Je propose de discuter ici de l’histoire des supporterismes lensois et lillois. Les partisaneries collectives du football évoluent, comme elles dépendent des différentes manières de fabriquer le spectacle footballistique et comme les stratégies des dirigeants de clubs conditionnent fortement les mobilisations dans les stades. Ces quelques rappels historiques87, propres aux situations lensoise et lilloise jusqu’à la fin des années 1990, introduisent et légitiment le recours à l’hypothèse de l’organisation de club comme élément déterminant de l’affluence des supporters. Comme je l’annonçais au cours de la première partie, mesurer l’influence de l’organisation implique la comparaison entre deux clubs. En outre, afin de neutraliser le rôle déterminant des résultats sportifs, il était convenu de saisir deux clubs évoluant à un même niveau de la hiérarchie du football français. S’agissant de la falsification de l’hypothèse relative à l’efficacité des structures organisationnelles, je ne pouvais pas tenir compte de données plus récentes dans le temps court de mes enquêtes de terrain puisque le LOSC a évolué trois saisons durant en deuxième division, tandis que le RC Lens obtenait les meilleures performances de son histoire à l’échelon supérieur. Je le rappelle, les données concernant l’aspect qualitatif des mobilisations des supporters s’établissent à partir de trois années (de 1995 à 1998) alors que l’explication des différences d’affluences (globales puis supporteristes) repose sur un autre type de découpage chronologique (de 1982 à 1995 pour comprendre les différences d’affluence, la configuration et la gestion du supporterisme à Lille et à Lens). L’analogie dans la comparaison concerne donc exactement la dimension quantitative des mobilisations collectives. Lorsque je proposerai l’éventail des significations du supporterisme, l’analyse de la dynamique des groupes ou l’explication des violences partisanes reposera sur un ensemble d’informations datant de 1995 au moins. C’est-à-dire qu’il ne sera plus question de parler d’étude comparative basée sur des analogies mais plutôt sur des ressemblances puisque Lille et Lens n’évoluent plus au même niveau88 .
72Parce que le supporterisme n’est pas immuable, la section suivante a donc pour objectif d’éclairer la situation supporteriste d’aujourd’hui à partir de données relatives au passé. Elles révéleront rapidement les parcours des clubs lensois et lillois, l’importance de tel ou tel acteur dans le destin sportif de ces clubs ainsi que le caractère fluctuant de leur popularité. Ces informations proviennent en grande partie du dépouillement d’archives régionales, d’entretiens effectués auprès de supporters « expérimentés », d’anciens joueurs lillois et lensois89. Elles montrent que la partisanerie sportive n’est pas figée, que la dimension traditionnelle des fibres supporteristes relève d’une interprétation mythique, que l’évolution des manières de soutenir et de s’identifier n’est pas nouvelle contrairement à ce que laisserait penser une analyse centrée sur les groupes autonomes (ultras, hooligans…). Mais qu’apportent ces données du passé pour ce qui concerne la contemporanéité des mobilisations collectives dans les stades de Lens et de Lille ? Comment faut-il interpréter des éléments antérieurs à ceux que l’on cherche à expliquer ? Cette question n’est pas anodine tant les attributs de ce qui fonde ordinairement l’engagement des partisans autour d’un club, la réussite sportive, appartiennent au domaine du fragile (instable et incertaine dans le temps, relative et donc différenciée d’une époque à une autre). Il faut donc bien se garder de connecter mécaniquement le présent au passé, l’idéal étant plus justement de ne pas se raccrocher à une histoire dite évènementielle90 : on risquerait alors de comparer l’incomparable sous prétexte que les variables retenues (ici la réussite sportive prise comme exemple) semblent similaires, proches. Cela étant, l’histoire du supporterisme reste sans aucun doute trop « courte » pour piéger définitivement celui qui déciderait de la traiter avec maladresse (donc de façon strictement évènementielle). Il reste que, même récente, celle-ci ne doit pas donner lieu à de fausses explications c’est-à-dire qui paraissent « trop coller aux faits ». S’en tenir aux faits historiques permet par conséquent de ne point trop se tromper, surtout si on les combinent à plusieurs ficelles compréhensives : les éléments produits par la comparaison de deux clubs et de deux publics semblent devoir apporter un supplément de compréhension. L’histoire de la partisanerie à Lens et à Lille contient quelques unes des caractéristiques propres au monde des spectacles. Il y a des acteurs, mais leur distribution varie au gré des événements et de l’environnement de sorte que les premiers rôles ne sont pas toujours occupés par les mêmes personnages (ici les dirigeants, là les supporters, ailleurs les élus). Il y a de nombreuses scènes de jeu, mais des renversements de situations surgissent et qui modifient l’interprétation du passé. Il y a de l’incertitude (les résultats sportifs), de l’identification et enfin de la recherche de rentabilité. Pourquoi dès lors ne pas intituler tout cela ? « Des feux de la rampe à l’anonymat », « Le soleil n’est pas pour nous », « Plus dure sera la chute », « Un petit tour et puis s’en va »…, sont quelques uns des titres susceptibles de suggérer ce que l’histoire du supporterisme à Lens et à Lille dissimule. A différents moments, d’un point de vue je l’espère objectif.
A1 – Deux clubs, deux publics
73Fondé en 1945 à partir d’une fusion entre l’Olympique Lillois (1902) et le Sporting Club de Fives (1902 également), le Lille Olympique Sporting Club connaîtra la gloire sportive jusqu’au milieu des années 1950. Le club accumule les titres et remporte même trois Coupes de France d’affilée à partir de 1946. A cette époque, le LOSC compte environ 10000 spectateurs en moyenne dans son stade et peut compter sur le soutien d’une cinquantaine de sections implantées dans les cafés et regroupées dans le club de supporters Allez Lille. Si les sections principales contenaient jusqu’à 300 membres, Allez Lille rassemblait au total 5000 sympathisants issus de la ville de Lille, de sa proche banlieue et des environs. Malgré l’importance de ce réseau de supporters, les dirigeants n’étaient pas formellement estimés et ne participaient pas par exemple au conseil d’administration du club. Et lorsque le LOSC rejoint le Club Olympique de Roubaix-Tourcoing en deuxième division en 1956, c’est une nouvelle période du supporterisme qui commence à Lille. L’accession du club l’année suivante au plus haut niveau du football français ne réglera pas des problèmes structurels profonds. Les difficultés financières sont lourdes et commandent aux responsables du club d’impliquer davantage des partenaires privés ; les supporters sont eux-aussi sollicités, mais ne gagnent pas pour autant plus de considération. Qu’il s’agisse de l’engagement de la municipalité ou de l’intégration des supporters parmi les dirigeants du LOSC, rien n’aura vraiment bouleversé le destin sportif d’un club trop longtemps aveugle. Ainsi au milieu des années 1960 Allez Lille ne compte plus que 1500 adhérents, le nombre des sections a chuté d’un tiers depuis les années 1950 et le LOSC redescend en deuxième division. En dépit de la pression des supporters sur la municipalité pour l’amener à s’investir dans le club, le LOSC perd son statut professionnel vers la fin des années 1960. Le stade apparaît alors encore plus vétuste, les tribunes plus vides et l’avenir du football à Lille très incertain. Que s’est-il passé, dans le même temps, à moins de cinquante kilomètres de là ?
74Créé au début du siècle dernier (1906), le Racing Club de Lens doit finalement sa popularité à quelques industriels lillois. A ses débuts, en effet, le club ne représente qu’un élément parmi d’autres du football dans le Nord-Pas-de-Calais, un « bon club » du district Artois91. Après avoir accédé à l’élite régionale à la fin des années 1920, le club entame sa professionnalisation grâce à la Société des Mines de Lens fondée par d’importants acteurs économiques lillois. Celle-ci participe à une nouvelle capitalisation du club, en assure la gestion financière et lui offre le stade Félix Bollaert. La Société des Mines de Lens prend alors en main la destinée du RCL et de ses supporters rassemblés depuis 1926 autour du Supporters Club Lensois. Contrairement à son voisin lillois, le RCL n’a pas attendu de rencontrer des difficultés à la fois financières et d’affluence dans son stade pour impliquer les supporters dans le club. Ainsi dès l’obtention de son statut professionnel, le RCL intègre un représentant du Supporters Club Lensois dans son conseil d’administration. Parce qu’elle n’a pas brisé l’association RCL/Société des Mines de Lens, la Seconde Guerre Mondiale ne viendra pas enrayer la progression du club lensois. Les années de restructurations économiques produiront pourtant le phénomène inverse tant le football semble futile aux yeux de nouveaux dirigeants de l’industrie du charbon. Mais devant un contexte social houleux, voyant dans le football un moyen de calmer les tensions sociales liées aux conditions de vie des mineurs et de leur famille, les responsables des Houillères du Bassin du Nord et du Pas-de-Calais (HBNPC) reprennent le club en main. Les aides financières en direction du club et des supporters augmentent donc, et les HBNPC contribuent aussi à la popularité du football lorsqu’elles assurent, par exemple le transport des spectateurs vers le stade Bollaert. Au milieu des années 1950 le nombre de spectateurs s’accroît dans la cinquantaine de sections que compte le Supporters Club Lensois. Le RC Lens connaît alors des heures de gloire, et ses exploits sont suivis par une affluence moyenne de 15000 spectateurs pendant que le Lille OSC commence à « souffrir ». Avec la crise de l’industrie charbonnière survenue au cours des années 1960. le RC Lens vacille, et ses supporters le quittent. Comme si une nouvelle vie sociale à l’air libre avait empêché le football de continuer à éblouir les masses.
75Les situations que traversent les clubs de Lille et de Lens illustrent tout à fait la crise du football dans la région Nord – Pas-de-Calais à cette époque. Le plus souvent dépendants des acteurs économiques locaux, d’une période de croissance des activités industrielles, les clubs ne se sont pas préparés aux bouleversements socio-économiques. Les dirigeants des clubs ont négligé leur avenir, plaçant ainsi les supporters à la merci d’un désengagement financier. Lors de la saison 1968-1969, tandis que le LOSC affronte l’équipe d’Angoulême et le RC Lens la formation de Besançon, on dénombre 1600 spectateurs dans chaque stade. Et si ces chiffres traduisent un déplacement de la valeur sociale du spectacle footballistique92, ils sont aussi la marque d’un football lâché par des investisseurs qui n’ont plus les moyens de l’entretenir. Ainsi de nombreux clubs commencent une lente descente dans la hiérarchie du football français ; ils entraînent avec eux des sommes de passions individuelles. Certes les événements de la fin des années 1960 ne sont que des péripéties pour le RC Lens et le Lille OSC, mais la plupart des clubs régionaux ne seront pas en mesure d’entamer adroitement une réorganisation obligatoire. Pire même, parmi eux quelques uns ne supporteront pas la nouvelle mutation du football français à partir du milieu des années 1980. Par exemple, l’Union Sportive de Dunkerque Littoral évolue aujourd’hui au plus bas étage des championnats nationaux après avoir été le doyen des clubs de deuxième division. Comme le club de Nœux-les-Mines, une ville proche de Béthune, qui végète encore en championnat de ligue. Et que dire des clubs rattachés à d’anciennes communes minières situées dans ce que Janine Ponty appelle le « Pays Noir » ? Les clubs d’Aniche ou de Bully-les-Mines ne sont-ils pas devenus d’anonymes formations d’amateurs ? Peut-on croire qu’elles sortiront un jour de ce football du dimanche que forment les championnats de district ?
76Je pourrais aisément multiplier les exemples de clubs au passé glorieux mais au quotidien ordinaire. Autant de situations sur lesquelles repose un lieu commun régulièrement au cœur des discussions entre des pratiquants amateurs, d’une « société du samedi » qui nous dit qu’un club ne dure qu’un temps. Nous avons néanmoins une preuve que le supporterisme appartient aussi à l’histoire régionale, par le fait que le spectacle du football est aujourd’hui encore soutenu par plusieurs dizaines de milliers de passionnés. Et bien que chacun connaisse des popularités distinctes, les clubs de Lille et de Lens continuent de représenter les principaux foyers de partisanerie sportive dans la région Nord – Pas-de-Calais. Pour dépendante qu’elle soit des résultats sportifs et du type de spectacle proposé, cette situation n’en reste pas moins le produit d’une réorganisation accomplie par différents acteurs et selon des modalités distinctes d’un club à l’autre. Encore une fois, on constate qu’il serait vain de prétendre poser l’histoire du supporterisme en se tenant éloigné des particularités des contextes locaux. On pourrait en dire autant pour ce qui concerne l’histoire d’une pratique sportive, quel que soit l’étage de la compétition.
A2 – La réorganisation du supporterisme
77La situation du LOSC par rapport à ses supporters a longtemps consisté en une sorte de chasse, de recherche. En dehors de quelques performances sportives mobilisant jusqu’à 25000 spectateurs93, le LOSC des années 1970- 1980 n’attire pas plus de 10000 personnes en moyenne dans son stade. Malgré les efforts de la municipalité impliquée dans la construction du stade Grimonprez-Jooris et d’un centre de formation en 1975, en dépit d’un renouvellement de la capitalisation du club, le LOSC ne figure pas parmi les meilleures équipes de football sur le plan national. Affaibli par une série de dysfonctionnements internes, engourdi par de nombreux embarras financiers, le spectacle du football à Lille ne mobilise plus les foules. Mais alors que certains clubs sortent de l’ornière de la deuxième division à grande vitesse, le LOSC débute une restructuration plus sage. La municipalité lilloise nomme Bernard Lecomte à la présidence du club afin d’assainir les finances et de restaurer le produit « football » dans la métropole. On signe des partenariats avec les clubs environnants, et la société des transports urbains lillois prend en charge le transport de jeunes pratiquants. On crée ainsi les bases d’un supporterisme largement assisté. Par ailleurs, la direction du club relance l’intérêt de son centre de formation en l’utilisant abondamment. En quelques années le LOSC retrouve une forte identité régionale, ses finances sont stabilisées mais l’installation dans l’élite du football français demande davantage. Au moment de mes enquêtes même, la présence du club de Wasquehal en deuxième division lui a disputé la suprématie dans le département du Nord. Dans le même temps, le réseau traditionnel du supporterisme perd peu à peu de sa substance. On ne compte plus qu’une quinzaine de sections rassemblées autour du club de supporters Allez Lille. Ces groupements sont vieillissants, peu créatifs et les dirigeants lillois décident de créer un nouveau club de supporters appelés En Avant le LOSC (fédérant les sections du disparu Allez Lille). Etroitement lié aux instances dirigeantes du LOSC, En Avant le LOSC tente de ranimer les partisaneries locales. Des réunions entre responsables de sections se succèdent au siège du club ou dans des salons du groupe hôtelier Accor94 une politique de rapprochement s’opère entre les quelques sections restantes et les supporters autonomes des Dogue Virage Est (DVE). Certes, si la volonté des dirigeants loscistes de fédérer totalement ses supporterismes débouché sur un échec, elle modifie quelque peu le paysage de la partisanerie au niveau local. Ainsi les DVE, le plus puissant groupe de supporters indépendants dans le Nord – Pas-de-Calais, représentaient toujours le principal foyer de contestation à la fin des années 1990 mais reconnaissaient la qualité du travail du président et de son équipe.
78Côté lensois, le renouveau du club à partir des années 1970 est indissociable de l’action municipale. Sitôt le retrait des houillères consommé, la mairie de Lens prend en charge le club. De nouveaux joueurs intègrent l’équipe alors amateur en échange d’emplois municipaux ; une situation bien connue y compris aux niveaux actuels des amateurs. En la matière, on ne peut parler de singularité. La mairie gère le club et l’entretien d’un stade appartenant encore aux Houillères du Bassin du Nord – Pas-de-Calais. Toutefois, le public lensois ne se mobilise massivement qu’en de rares occasions (au début des années 1970) mais elles suffisent à recréer un engouement populaire, à diffuser l’image positive d’un club de football au niveau régional. Ainsi, les affluences au stade Bollaert progressent et atteignent même le seuil des 17000 spectateurs de moyenne au milieu des années 1970. Le Racing Club de Lens entame alors un redressement dans la hiérarchie du football français et il se qualifiera pour la Coupe d’Europe des vainqueurs de Coupes en 1976. Le réseau des supporters se développe, le nombre des sections progresse, y compris hors des frontières du département du Pas-de-Calais. Comme pour le LOSC à la même époque, la mairie participe activement à la reconstruction du club mais bénéficie pour sa part de résultats sportifs tout à fait favorables. La mairie participe à la création d’un centre de formation, obtient la propriété du stade Bollaert et entreprend son agrandissement. La municipalité lensoise réalise également une véritable politique de rapprochement avec les supporters. Une réunion annuelle est organisée entre les dirigeants du club, les joueurs, l’entraîneur et les supporters (des membres des groupements de l’époque : le Supporters Club Lensois et Allez Lens jusqu’à la fin des années 1980). Ce moment de la saison est déterminant. D’une part il permet aux supporters de constater combien on les considère, et d’autre part de se valoriser en remettant d’importantes sommes d’argent aux dirigeants du Racing Club de Lens. Cette réunion figure toujours au programme du RC Lens, remplit des fonctions identiques et donne en outre l’occasion aux dirigeants d’affirmer ce qu’est un « bon » supporter. Le mécanisme fonctionne parfaitement si bien que le public lensois bénéficie d’une « bonne » image auprès des instances du football français et du public des stades en général.
79Forte de cette ressource, la mairie de Lens proposera son stade dans le cadre du Championnat d’Europe des Nations de 1984. Le stade Bollaert sera alors une nouvelle fois rénové et sa capacité d’accueil sera ainsi portée à 50000 places. Quoique profitant d’un contexte privilégié, le RCL ne résiste pas aux nouvelles exigences du football professionnel moderne. Ainsi, le club « descend » en deuxième division et la vérité du terrain ne lui permet pas de retrouver rapidement l’étage supérieur. Dirigé alors par Gervais Martel, un responsable d’entreprises, le club obtient cependant le droit de rejoindre l’élite aux dépens de clubs à la situation financière jugée catastrophique par la Ligue Nationale de Football95. Le RC Lens se développe alors sur le modèle des meilleurs clubs français et étrangers, les partenaires économiques jouent un rôle majeur et les affluences du stade Bollaert explosent. Une telle transformation ne brisera pourtant pas l’image du club, elle ne changera pas non plus le comportement moyen du supporter lensois. Très souvent primé, le peuple de Bollaert est célébré à la fois par la majorité des joueurs professionnels français et par une bonne partie de la population des supporters. Aussi, en partie grâce à lui, le RCL a de nouveau été choisi pour accueillir des rencontres d’une grande compétition internationale, la Coupe du Monde de football.
80A Lille comme à Lens donc, les événements sportifs ont une grande influence sur les mobilisations des supporters. Fallait-il donc neutraliser, comme je le fais, la variable des résultats dans le modèle explicatif de l’audience des spectacles sportifs ? Plus généralement, peut-on expliquer et comprendre la popularité d’un spectacle quel qu’il soit indépendamment de la production des acteurs, du metteur en scène, des réalisateurs ? Voilà une question bien naïve si je parle du cinéma et des grandes firmes de production, voilà une question saugrenue si je parle du spectacle sportif. Pourtant, si le RCL bénéficie depuis quelques années d’une plus grande popularité il le doit autant au parcours sportif des joueurs lensois qu’à une action ou politique municipale efficace. De même, la domination du LOSC sur le football français au cours des années 1950 s’expliquait par l’action prononcée de partenaires privés. On ne doit donc pas concevoir la popularité d’un club sans tenir compte de l’activité de l’ensemble de « ses » acteurs. Les exemples lillois et lensois le montrent : la réussite sportive d’une équipe de footballeurs professionnels ne survit pas au désengagement financier des promoteurs. Voilà pourquoi il faut réfléchir sur leurs activités.
B – L’organisation actuelle des supporterismes lillois et lensois
81La volonté de connaître les politiques commerciales et organisationnelles des clubs m’a amené à rencontrer les responsables des politiques tarifaires, des campagnes d’abonnement, des clubs centraux de supporters, des représentants de section et de groupe autonome. A ce niveau de l’organisation des clubs, rien n’est laissé au hasard et l’on rencontre bien souvent de véritables professionnels du secteur marchand. Ainsi, à Lens, le responsable commercial n’est autre qu’un ancien gérant d’enseignes de la moyenne distribution, un temps partenaires du club lensois. Si un ancien joueur lillois occupait la même fonction jusqu’à la moitié des années 1990 à Lille, le département commercial du LOSC a ensuite été placé sous la direction d’un ancien élève d’une grande école de commerce française. Bien que chacun possède une trajectoire qui lui est propre (d’autodidacte à Lens, universitaire à Lille), les outils de leurs activités professionnelles sont à peu près équivalents, sachant qu’il existe des différences quant aux objectifs poursuivis. Comme je le faisais remarquer sur le graphique relatif aux affluences (graphique 4), la fréquentation moyenne du stade de Lille oscille autour de 8000 spectateurs depuis plus de dix ans. C’est pratiquement trois fois moins qu’au stade Bollaert en 1996, et quatre fois moins si l’on tient compte de la moyenne de ce stade en 1999. Evidemment, si l’on se réfère à la capacité des deux stades, on passe environ du simple au double et on minimise alors un tel résultat. Bien que ce constat n’ait pas de sens puisque le LOSC ne remplissait Grimonprez-Jooris qu’en de rares occasions, un tel facteur prend toute son importance quand on sait que le nombre d’emplacements « populaires » est indexé sur la capacité totale d’une enceinte sportive. Voyons ce qui différencie les clubs lillois et lensois du point de vue des prestations destinées au public en général (lors de la saison 1994/1995).
82Finalement, ce type d’indicateurs n’explique pas les écarts de popularité d’un stade à l’autre. Ils ne permettent ni de rendre compte de la progression des affluences au stade Bollaert, ni de comprendre l’essoufflement remarqué à Grimonprez-Jooris. On ne peut donc pas utiliser ces données pour expliquer les écarts du point de vue de la situation du supporterisme dans chaque stade96, à moins bien sûr de constater de fortes divergences en matière de gestion du supporterisme. Car si les politiques commerciales globales ne nous apprennent rien quant à l’importance du nombre de supporters, cela ne signifie pas nécessairement que chaque club adopte une position particulière pour gérer une dimension particulière de la population des stades. Puisque ces données ne sont qu’une manifestation parmi d’autres de ce qui se joue entre les dirigeants des clubs et les groupes de supporters, elles nous renseignent mais n’ont que peu de valeur s’agissant de notre objet de recherches. Aussi, avant de consacrer l’essentiel de la section suivante à la nature des relations clubs-supporters, il faut s’arrêter sur la politique des clubs à l’égard du public.
B1 – Les politiques commerciales
83A Lens, le spectacle du football est régulièrement présenté comme une espèce de « tradition ». Les entretiens effectués auprès des responsables commerciaux le montrent, l’audience du football procède avant tout des efforts consentis par le club en direction des spectateurs au sens large. On apprend donc que le RC Lens utilise 15 % à 20 % des recettes d’un « grand match » pour assurer la sécurité du public, et que sa satisfaction passe nécessairement par « la mise en place d’une billetterie claire » et par un stade confortable. L’aspect commercial de la démarche n’apparaît qu’en second lieu, comme si cela ne figurait pas parmi les facteurs déterminants. On sait alors qu’un abonnement permet de réduire de 40 % le prix d’une place achetée à l’unité et qu’une banque locale est impliquée dans les opérations commerciales du RC Lens : ce qui permet d’assouplir le règlement des abonnements puisque « tout est fait pour permettre aux plus défavorisés d’aller aux matchs, on peut payer en trois ou quatre fois, et même en dix fois ». Ces considérations ouvrent la plupart des paroles des commerciaux ; suit ce qui concerne les supporters. Bien que ceux-ci fassent les plus grands sacrifices pour leur club, ils ne représentent pas la population première dans le cadre des entretiens, alors qu’ils sont invariablement ceux dont on parle le plus publiquement. Le Supp’R’Lens est d’abord caractérisé par son action professionnelle à l’égard des seuls supporters officiellement reconnus par le club. Il n’est pas présenté comme un moyen d’attirer les foules mais plutôt comme une structure qui correspond « à une façon de combattre les dérives dans le stade » en faisant du match de football « une fête populaire », un « spectacle traditionnel ». Or, nous l’avons vu, les moyennes de spectateurs sont notablement distinctes d’une époque à une autre.
84Le principal intérêt du discours commercial tient à l’ordre de formulation des idées. Au départ, tout semble indiquer que les politiques commerciales sont un élément essentiel de la réussite du spectacle footballistique au stade Bollaert. Mais plus le discours évolue, plus une tradition du supporterisme prévaut sur l’aspect technico-commercial de l’équipe que dirige le responsable commercial du RC Lens. Celui-ci aurait-il pressenti une malheureuse interprétation de ma part ? Quoi qu’il en soit, comme si la politique du club s’adaptait à un phénomène traditionnel érodé par les retombées de la crise économique manifeste dans cette partie du pays, les responsables commerciaux lensois n’auraient donc d’autres fonctions que d’accompagner, de maintenir un mouvement préexistant qui ne demandait – demanderait – qu’à ressurgir. C’est une manière de relativiser l’action commerciale d’un club dans le but de faire croire qu’elle n’est pas aussi déterminante que cela, une manière de la dissimuler. A rebours, celle-ci s’efface derrière la passion collective et la puissance des engagements individuels : n’est-ce pas là un mensonge proposé pour dire une vérité ? Contrairement à ce que l’on constatait à Lens, le LOSC se trouvait dans l’obligation de stimuler le maximum de supporters dans son stade. Préoccupés par la trajectoire descendante de ses affluences moyennes au cours des années 1980-1990, enlisés dans des difficultés financières qui interdisent toute politique de recrutement pouvant attirer le public à Grimonprez-Jooris, les dirigeants lillois se sont surtout attachés à relancer la retour des spectateurs au sens large. De fait, peut-être faut-il y voir l’une des raisons pour lesquelles ce club n’a pas su, assez tôt par rapport à ce qui s’est déroulé à Lens, structurer son réseau de supporters. L’interrogation de responsables lillois aura cependant mis en évidence l’existence de véritables objectifs en termes d’affluence. L’opération Pass’Foot est de ce point de vue tout à fait représentative. Selon les propos d’un dirigeant lillois, le Pass’Foot représentait un outil « de reconquête du public, de contribution à une meilleure image, parce qu’il est un produit sympathique et innovant ». En permettant aux personnes de moins de 16 ans d’assister au match et d’y manger un « panier repas » pour la somme de 20 francs, en installant un réseaux de « ramassage » à travers l’utilisation de la société des transports urbains Transpole (seul un groupe constitué d’au moins dix individus pouvait avoir accès à cette prestation), l’opération Pass’Foot aura singulièrement recomposé les contours de la pratique du spectacle sportif : ne représente-t-elle pas une forme de mobilisation assistée ? Société privée mais concessionnaire d’un service public, Transpole est un partenaire privilégié du LOSC depuis la fin de l’année 1994. Deux intérêts sont à l’origine de cet accord. D’un côté les parties concernées envisageaient d’appliquer un programme destiné à favoriser les jeunes issus des quartiers populaires de la ville de Lille, de l’autre l’opération poursuivait un objectif commercial. Cet extrait du discours d’un dirigeant lillois illustre les deux versants de l’opération Pass’Foot : « Le sport est un support pour une meilleure insertion. Pour la société Transpole, il s’agit de limiter la délinquance dans certains quartiers mais c’est vrai que ça nous coûte de l’argent. Mais à long terme nous espérons en tirer des bénéfices ».
85Que faut-il faire lorsque les performances sportives ne déclenchent pas les passions partisanes ? Faut-il attendre un changement au niveau de l’environnement social ? Faut-il attendre moins de concurrence à l’intérieur de l’espace des pratiques récréatives sur un plan local ? Les dirigeants loscistes ont finalement décidé d’appliquer une démarche commerciale plutôt classique : puisque les spectateurs ne se déplacent pas jusqu’à Grimonprez-Jooris, il faut « solder » le prix des places tout en assurant une grande partie du coût des transports. Le club a bien compris l’intérêt d’un élargissement et d’un enracinement de son image tout autour de la métropole nordiste. Après avoir constaté les premiers effets du Pass’Foot, les responsables se sont engagés dans une politique de diversification des groupes de personnes concernés par l’opération : quartiers certes, mais aussi clubs de football environnants, écoles, etc. Dans l’ensemble et au milieu des années 1990, ce procédé aura permis au LOSC d’augmenter son affluence moyenne de 1000 spectateurs environ et d’espérer sans doute qu’une bonne partie d’entre eux fournira tout un contingent de supporters ; c’est-à-dire des spectateurs à la mobilisation régulière et inscrite dans le groupement officiel du LOSC. Contrairement au RC Lens, le LOSC appliquait donc une véritable politique de reconquête du public en concentrant ses efforts sur de nouveaux spectateurs. Pour le responsable des relations publiques, le LOSC était contraint d’agir de la sorte tant il supportait les conséquences d’anciens problèmes structurels : « Sur dix ans, le club a connu sept présidents, une dizaine d’entraîneurs et d’incessants changements de dirigeants. En plus, on a connu une juxtaposition de dirigeants-salariés, on avait des décideurs et des exécutants frustrés ». Comme si l’absence d’un véritable « commandant de bord » démotivait les passagers, les dysfonctionnements organisationnels participent de l’effritement – voire du déclin – de la popularité d’un club de football.
86Ce rapide aperçu des politiques de gestion du public révèle tout le poids de l’organisation. Je l’exposais au cours des quelques rappels historiques, le RC Lens a profité d’un engagement municipal sans précédent, tandis que le LOSC était déchiré entre les arrivées et les départs des équipes dirigeantes. Cette succession de modèles organisationnels a donc considérablement affaibli un club qui, rappelons-le, ne connaissait pas la réussite sportive. Mais si l’on reprend le propos de Paul Yonnet, le sport-spectacle fonctionne parce qu’il dépend de l’action de deux « carburants », l’incertitude et l’identification. Il n’y a pas de sport-spectacle sans les phénomènes d’identification et d’incertitude. Or, comme le rappelle l’auteur, l’incertitude est organisée parce qu’il arrive que l’on recherche ou que l’on fabrique des rivaux. Ce point de vue est tout à fait recevable dans le cas d’un sportif – d’une équipe de football – qui domine sa discipline, mais qu’en est-il lorsque ce n’est pas le cas ? D’où peut bien provenir l’incertitude lorsqu’un sportif – une équipe de football – n’est pas dans une situation de domination ? En réalité, la tâche des dirigeants d’un LOSC affaibli et à la capacité sportive inférieure à celle des autres compétiteurs (puisque tout au long de mon découpage le LOSC figurait, sauf exception, en bas du classement de la première division) revient à corriger « l’erreur organisationnelle » d’un sport-spectacle qui n’offre pas toujours le spectacle de l’égalité. Bien que les instances du football français visent « précisément à éliminer ce type d’expérience de l’inégalité » en créant différentes « divisions finissant par isoler et regrouper l’élite »’97, immanquablement il y a des dysfonctionnements surtout significatifs lorsque l’équipe en question possède un passé glorieux, et côtoie un adversaire plus chanceux. Le LOSC des années 1990 ne contribuant pas à l’organisation de l’incertitude du championnat de première division, s’y maintenait sans grandes difficultés et sans aisance. Lentement, saison après saison, le LOSC se rapprochait de la relégation. Le club perdait par conséquent de sa capacité mobilisatrice, et ses affluences moyennes régressaient progressivement parce que ne pas faire partie du jeu de l’incertitude « fait toujours planer une menace d’impopularité ou de défaveur, de désaffection ». Pour autant, ce constat ne signifie absolument pas que l’activité organisationnelle du LOSC ne servait à rien. En développant une forme de mouvement populaire assisté, en allant chercher de nouveaux spectateurs jusque-là virtuels, les dirigeants loscistes ont « temporisé » dans l’espoir de participer à nouveau au jeu de l’égalité. Mais cette attitude n’a pas suffit puisque le club a malgré tout connu la deuxième division à partir de 1997. Dans ces conditions, comment envisager de relancer la mobilisation collective au stade Grimonprez-Jooris ? Comment favoriser un processus identificatoire alors qu’il n’y a guère d’incertitude ?
87La situation lensoise est toute autre. Si l’on se réfère une nouvelle fois au découpage du graphique 4, on constate que le stade Bollaert n’a pas toujours été un haut-lieu du sport dans la région Nord – Pas-de-Calais98. Comment peut-on expliquer l’augmentation de la popularité entre les saisons passées en deuxième division, et la période actuelle depuis 1991 ? Pourquoi les deux clubs n’étaient-ils pas suivis par autant de spectateurs alors qu’ils évoluaient au même niveau ? Nous venons de montrer que le LOSC, loin de délaisser l’aspect organisationnel de sa tâche, n’était pas parvenu à s’accommoder d’un manque d’incertitudes et que ce faisant il se trouvait dans l’obligation « d’aller chercher » des personnes pour eń faire des spectateurs99. En réalité on ne peut pas dire que l’organisation ait été de meilleure qualité. Simplement les dirigeants lensois ont exploité une situation sportive plus favorable ; la variable « résultats sportifs » entraîne donc bien évidemment un enthousiasme collectif. On le verra toutefois dans les cas qui nous intéressent ici, les figures du supporterisme, les mécanismes se situent à un autre niveau. En deuxième division, le RC Lens ne parvenait que difficilement à intéresser plus de 5000 spectateurs au stade Bollaert. A cette époque, l’essentiel de la population du stade était des supporters, c’est-à-dire des membres des sections et des groupes indépendants même si l’on rencontrait quelques centaines de simples spectateurs. Pendant une bonne partie des saisons de deuxième division (1989/1990, 1990/1991), le RC Lens ne participait pas au jeu de l’égalité. Comme le LOSC en première division, le club artésien parvenait à se maintenir au milieu du classement. Et on peut affirmer qu’il n’existait aucune forme réelle de challenge, aucune sorte d’incertitude prononcée de sorte que le sport-spectacle débouchait sur un désintérêt du plus grand nombre. Pire même, le club fut un temps aux portes de la relégation en troisième division. Pourtant, à la suite d’une victoire par cinq buts à zéro sur le club audonien du Red Star, le Racing Club de Lens entama une ascension qui le mena jusqu’à l’épreuve des barrages d’accession en première division. Ainsi, de semaine en semaine, les joueurs lensois contribuèrent à recréer de l’incertitude : celle d’une remontée extraordinaire, depuis une place à la frontière de l’amateurisme jusqu’à celle d’un prétendant au titre de champion de deuxième division100. C’est en partie grâce à cette trajectoire que la moyenne du stade Bollaert n’a pas été inférieure à 5000 spectateurs à cette époque. Bien que ces performances n’aient pas débouché sur un retour parmi l’élite du football français (je veux dire sportivement), cette période coïncide avec l’amorce d’une dynamique mobilisatrice que l’action de la Direction Nationale de Contrôle et de Gestion a permis de développer à l’échelon supérieur après la rétrogradation administrative des clubs de Brest et de Bordeaux. Lorsque nous comparons les situations lilloise et lensoise, il faut bien se garder de considérer que l’analogie est totale. Bien que les données retenues pour ce travail se rapportent à deux clubs de première division, elles ne doivent pas dissimuler les structures de base de chacun des sports-spectacles au niveau local. D’un côté le club de Lens se situait dans une phase ascendante, de l’autre les lillois connaissaient les derniers moments de leur passage en première division. Cette précision est fondamentale puisque les niveaux d’incertitude ne sont pas les mêmes, et que les processus identificatoires sont étroitement liés à la présence – ou à l’absence – d’une équipe dans le jeu de l’égalité. Néanmoins, il ne faudrait pas non plus minimiser les dispositions organisationnelles prises par les dirigeants lensois au cours de cette phase ascendante. Autant les lillois tentèrent de sauvegarder le peu d’enthousiasme dans le stade Grimonprez-Jooris, autant les lensois surent profiter d’un nouvel élan au niveau local pour bâtir une popularité qui ne cesse de s’accroître depuis. Quant à la gestion du public dans sa globalité, il faut reconnaître le rôle déterminant de l’action organisationnelle des équipes dirigeantes tout en intégrant l’influence de la variable « résultats sportifs ». Ce facteur organisationnel est-il également déterminant dans l’explication d’une réalité supporteriste ? En quoi représente-t-il une cause des écarts entre Lille et Lens ?
B2 – L’organisation du supporterisme officiel
88Je veux comprendre ici en quoi l’organisation favorise ou défavorise la participation au spectacle sportif. Il conviendra donc de caractériser les modèles organisationnels de chaque club, de percevoir ce qu’ils mettent en jeu afin de saisir des différences de méthode significatives. Qu’est-ce qui différencie le modèle lensois du modèle lillois ?101 La vérification de l’hypothèse des « variables organisationnelles » sera effectuée en deux temps distincts en fonction du type de supporterisme interrogé. J’exposerai d’abord les données relatives au supporterisme officiel, c’est-à-dire tout ce qui concerne les partisans du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC. On verra comment ces deux organisations de supporters sont gérées par les clubs, comment elles fonctionnent, comment se structure leur dynamique. Il s’agira aussi de présenter ces réseaux officiels de soutien afin de comprendre clairement ce qui sépare les clubs lillois et lensois. Le problème de l’influence de l’organisation sera enfin abordé au travers d’un second énoncé : l’existence d’un groupe de supporters dépend de sa capacité à mobiliser des ressources. J’examinerai comment le Supp’R’Lens et En Avant le LOSC facilitent l’action de leurs supporters, comment ils les motivent. Le second temps du volet organisationnel concernera l’ensemble des supporters indépendants qui feront l’objet du même questionnement (nature de la relation groupes indépendants-dirigeants des clubs, situation des réseaux de ce supporterisme pour chaque club). La question de la mobilisation des ressources à l’intérieur des groupes (qu’ils soient officiels ou indépendants) sera quant à elle abordée au cours de la section suivante. Par ailleurs, je tiens une nouvelle fois à préciser que la comparaison des réseaux de supporters vaut pour les saisons 1995/1996 et 1996/1997. A cette époque en effet, le RC Lens et le Lille OSC évoluaient en première division (ce qui n’annule donc pas totalement l’influence exercée par la variable des résultats sportifs, je dirai plutôt que cela en limite les effets compte tenu de ce qui a été démontré plus haut). Puisque le Lille OSC a été relégué en deuxième division à l’issue de la saison 1996/1997, je ne pouvais procéder à davantage de recherches sur ce point précis. Quant à la réflexion portant sur la dimension qualitative des mobilisations de supporters, elle procède essentiellement de données plus récentes (saisons 1996/1997, 1997/1998, 1998/1999).
89La structuration des clubs de supporters peut être appréhendée de deux manières. On peut d’une part considérer qu’elle représente une conséquence des politiques de gestion du public, ou alors la signifier comme étant le principal détonateur de ces mêmes politiques. Si l’on s’intéresse au cas lillois tout nous incite à interpréter En Avant le LOSC, l’action de ses dirigeants et leurs rapports avec les responsables du LOSC comme une entité qui est à organiser plus qu’elle n’organise. La plupart des acteurs considèrent que l’état actuel du supporterisme officiel découle des erreurs du passé. Aussi, la principale finalité des activités de gestion sera de rénover, voire de reconstruire, une structure plus moderne. On voudra développer le nombre des sections, stimuler la participation des supporters au spectacle des tribunes, mettre en forme un véritable réseau de soutien. Avant tout, les dirigeants du LOSC se préoccupent de maintenir les structures, de favoriser l’intégration des sections les plus récentes, d’encourager l’installation de partisans lillois en dehors de l’aire métropolitaine. Ainsi, lors d’une réunion d’En Avant le LOSC, j’ai pu voir combien était soutenue l’action d’un président de section dont le siège se situait à moins de vingt kilomètres de Lens c’est-à-dire au cœur du bassin minier (à Courrières précisément). Un soutien qui, bien évidemment, ne débordait pas du discours du responsable de l’organe central lillois. A ce moment là. A Lille, au milieu des années 1990, la gestion du supporterisme était donc conditionnée par l’état d’En Avant le LOSC c’est-à-dire par la sauvegarde des dernières sections. On a donc reporté les prochaines grandes orientations de développement, mis en place des politiques de l’urgence, réorganisé les réseaux de soutien précédents tout en apaisant de nouvelles tensions par la méthode du non-dit. En revanche, la politique des dirigeants lensois à l’égard de leurs supporters officiels était différente puisque le RCL connaissait davantage de facilités de gestion. Il n’est plus question ici d’augmenter le nombre de groupements affiliés au Supp’R’Lens ; les efforts se portant essentiellement sur l’entretien d’un réseau très dense. On fabriquait alors un mécanisme de mise en concurrence, on valorisait les sections les plus performantes, on plébiscitait les comportements jugés « fair-play ». Les supporters officiels n’étaient donc pas seulement plus nombreux à Lens qu’à Lille, le Racing Club de Lens avait surtout davantage de moyens de mettre en place une politique supporteriste plus précise.
90L’importance du club central des supporters est indiscutable pour un grand club. D’un côté il représente le miroir des passions collectives, de l’autre il les renforce par une mécanique diffuse de promotions et d’imitations. Il n’est pas rare en effet d’entendre des personnes justifier leur mobilisation au stade sur la base de la curiosité, de la nécessité même : on comprend que le stade est un lieu « qu’il faut aller voir », que « l’ambiance y est incroyable », etc.. De ce point de vue, et pendant les temps de mes enquêtes, l’enceinte lensoise dominait le stade lillois. A bien des égards on peut considérer l’existence de deux ambiances très distinctes. Grâce à une succession de résultats positifs, l’affluence moyenne du stade Grimonprez-Jooris dépassait pourtant les 12000 spectateurs en deuxième division ; le stade lillois comptait parmi les mieux garnis à ce niveau. Néanmoins, ce chiffre n’illustre sans doute pas justement le regain d’intérêt des lillois pour le LOSC. Contraints de respecter les consignes de sécurité édictées par la Ligue Nationale de Football, les dirigeants du LOSC ont bridé la capacité d’accueil du stade pour perdre environ dix mille spectateurs au maximum. Plantée à proximité du Bois de Boulogne et des grands boulevards de la ville, l’enceinte lilloise n’a rien à voir avec les stades modernes. Toutes les tribunes ne sont pas couvertes, le tableau d’affichage des scores nous rappelle la Division d’Honneur Régionale et les supporters éprouvent de réelles difficultés pour se garer les soirs de grande affluence. Telle est la configuration d’un grand stade régional, celle-là même qui caractérisait le LOSC au moment de l’étude comparative. Certes, on comptait entreprendre la construction d’une nouvelle enceinte (ou le rafraîchissement de Grimonprez-Jooris), mais l’état actuel des infrastructures signale toujours le retard qui existe entre ce club et le Racing Club de Lens. S’agissant de l’ambiance, là encore, le club de Lille souffre de la comparaison sans doute en raison du faible nombre de sections de supporters (même si celui a progressé depuis mon travail de terrain, dans une faible proportion). Hormis les animations et les chants provenant du territoire occupé par les Dogues Virage Est, les tribunes ne parlent pas. En dehors de quelques actions de jeu ponctuées de manifestations partisanes, l’atmosphère du stade Grimonprez-Jooris était grise. Bien sûr, l’amélioration des résultats du LOSC a modifié cette configuration : jouer le titre de champion de France de première division après avoir connu la longue compétition de deuxième division stimule les engagements. Mais la capacité comme le confort du stade n’ont que faiblement progressé : quelques morceaux de tribunes ont été réaménagés, une nouvelle tranche a vu le jour, le volume des places assises répond aux exigences des instances du football français. Dans le même temps de nouveaux groupes de partisans sont apparus, d’autres ont changé d’appellation comme de territoire et En Avant le LOSC n’existe plus. Si ces évolutions signalent toute la mobilité des formes de supporterisme dans les tribunes, elles montrent aussi l’inadaptation de l’organisation officielle lilloise des années 1990. Je reviendrai sur cet aspect lors de la conclusion.
91A Lens, depuis la prise de fonction de Gervais Martel à la présidence du club, on accumule les places d’honneur en championnat de France et l’on étoffe un palmarès resté vierge jusqu’ici. Par ses résultats et au gré des tirages au sort des compétitions continentales, le RCL permet à ses supporters de visiter l’Europe et d’enrichir leurs expériences partisanes. Le public du stade Bollaert est réputé pour son « fair-play » et sa fidélité, et tout se passe comme si cette étiquette encourageait les supporters lensois à davantage d’efforts pour demeurer le « meilleur public de France ». Combien sont-ils à garnir leur voiture d’une bande adhésive à l’effigie du Racing et sur laquelle on peut lire « Meilleur public » ? L’ambiance du stade Bollaert est immanquablement associée à celle du Kop102, à ses couleurs, à sa fanfare. A chaque match, le public salue l’entrée des joueurs et durant la rencontre on peut entendre de nombreux couplets soutenant l’équipe dans les moments difficiles (cela existe aussi dans le stade du LOSC mais cela était le fait des supporters autonomes, et non des membres d’En Avant le LOSC). Le public de Bollaert semble ne faire qu’un, il a ce caractère de masse si absent des tribunes de Grimonprez-Jooris à la fin des années 1990. Exception faite des sempiternelles insanités qui accompagnent certaines actions de jeu (en particulier lorsque le gardien de l’équipe visiteuse dégage le ballon), l’ambiance générale est festive, la plupart des sections du Supp’R’Lens s’activent et paraissent croire à leur hypothétique influence sur le déroulement d’un match. Jusqu’à une certaine « époque » dans le temps court de l’histoire du spectacle footballistique, le fossé qui séparait les deux enceintes a semblé encore s’élargir. Notamment depuis la rénovation de Bollaert en 1998 en vue de la Coupe du Monde organisée en France : toutes les places sont assises, même des loges longent le terrain et surplombent la sortie des vestiaires, d’innombrables panneaux publicitaires bordent le terrain, deux panneaux d’affichage dominent le public de part et d’autre du stade. Etre dans les tribunes revient à participer à une sorte d’harmonie, à une polychromie et une polyphonie sans égales dans cette région du pays, même si des partisans tentent d’affirmer leur différence par un mode de conduite éloigné de la norme produite par le Supp’R’Lens.
92Les dirigeants des clubs de supporters officiels occupent une position centrale pour ce qui concerne leur audience, leur efficacité mobilisatrice. Comme le leader d’un groupe ou comme le principal représentant d’un syndicat, les dirigeants disposent du pouvoir de stimuler les engagements. Ils peuvent au contraire en limiter le développement, le contraindre voire l’étouffer. Contrairement à celle du LOSC, l’organisation lensoise est stable. Ses dirigeants sont certes nommés, eux aussi, par les responsables du RCL mais ils restent en place plusieurs années. Comme le partage d’un même mode de vie par des footballeurs et des supporters facilite les phénomènes d’identification103, la proximité sociale entre les dirigeants du Supp’R’Lens et les membres des directoires des sections constitue un facteur de poids pour expliquer une symbiose apparente. De plus, j’ai pu le constater lors de diverses réunions de supporters, les dirigeants du Supp’R’Lens ne sont pas exactement « parachutés » par le RCL. Ainsi, le président du Supp’R’Lens est un ancien partisan de base issu des précédentes organisations supporteristes du RCL. Son parcours est connu de tous, il n’a d’ailleurs jamais été rappelé lors des assemblées générales de sections. Il n’existe pas de responsable de section qui ne l’ait pas rencontré. Il se déplace plus ou moins régulièrement dans les cafés abritant les supporters officiels, participe personnellement aux parrainages des sections et réside dans une maison traditionnelle bâtie par la Société des Mines de Lens. A l’inverse du président d’En Avant le LOSC (un cadre-dirigeant d’une compagnie hôtelière, chargé de la communication), le président du Supp’R’Lens ne semble pas très éloigné socialement des militants lensois (de par son lieu d’habitation, sa fonction professionnelle de contremaître à la Générale de Chauffe locale). L’influence de l’action des dirigeants semble déterminante pour comprendre une partie de la mobilisation des sections, pour expliquer leur nombre et leur activité. En dépit de la multiplication des réunions organisées par le président d’En Avant le LOSC qui souhaitait une fréquence d’une rencontre par mois, plus si possible disait-il, les sections de supporters affiliées n’ont guère modifié leur fonctionnement de manière fondamentale. Leur expression dans le stade ne variait pas, sans doute en raison du caractère vieillissant du recrutement social des membres. En outre, selon mes .observations, il est un fait que ce type de réunion ne poursuivait nullement le but de stimuler les foyers partisans. Je l’ai quelque peu expliqué, la fonction d’En Avant le LOSC à cette époque (jusqu’au milieu des années 1990 et un peu au-delà) relevait avant tout d’une sauvegarde des dernières fibres supporteristes. Il n’était pas encore question d’adopter une politique agressive de reconquête, ou de dépoussiérage d’une organisation reposant sur une simple « bonne volonté » de présidents de sections. Il fallait maintenir la structure, soutenir les actions des dirigeants les plus créatifs et mobilisateurs sans pour autant heurter la susceptibilité des responsables de sections plutôt amorphes. Mais que représente donc un club officiel de supporters ?
93Les années 1990 sont celles de la centralisation du supporterisme en France. Craignant une multiplication des violences à l’intérieur des stades, l’administration centrale du football français encourage l’ensemble des clubs professionnels à se doter d’un organe de gestion du public, à se rapprocher des supporters. L’idée est de fédérer les diverses tendances partisanes, de les placer sous l’autorité organisationnelle d’une nouvelle structure, de centraliser les passions afin de limiter le volume des actes déviants dans les tribunes. Créé en 1991, le Supp’R’Lens rassemble donc les sections dérivées d’Allez Lens, du Supporters Club Lensois ainsi que de nouvelles associations. La création d’En Avant le LOSC remonte à la même époque sur les bases de nouveaux groupements et des sections jusque-là rassemblées autour d’Allez Lille. A Lille comme à Lens, les dirigeants des sections ne sont pas nommés par des organes de centralisation. La création des clubs officiels s’inscrit en fait dans une démarche de modernisation du supporterisme. D’une part cela permet aux clubs de football de satisfaire aux impératifs de sécurité, et d’autre part d’obtenir une place de choix parmi les manières hétérogènes de soutenir une équipe. Il y a donc deux façons de concevoir la fonction des clubs officiels : soit ils servent les intérêts de chacun puisqu’ils concourent à l’ordre public, soit ils effacent les identités des groupes qui les composent au profit d’une homogénéité autrement intéressante. Ce qui rend difficile l’analyse des réseaux officiels de supporters découle de la capacité à mesurer justement le poids de l’une ou l’autre dimension de la démarche. Des deux fonctions, laquelle guide réellement la politique des dirigeants des clubs ? Eu égard à la libéralisation du monde du football professionnel, peut-on croire encore aux décisions avant tout consacrées aux supporters ? Les dirigeants des clubs s’adressent-ils vraiment à la population des stades, à son bien être et à sa sécurité ? Quoique dépendante des décisions des clubs, l’organisation générale du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC repose en grande partie sur l’activité des supporters eux-mêmes. Structurée à partir des statuts d’une association de type loi 1901, chaque section a un président, un trésorier et un secrétaire. Le plus souvent situé dans un café, le siège de la section est un espace où se mêlent supporters et clients, une aire de sociabilité aux contours informels. Les membres de la section s’y retrouvent plus ou moins régulièrement au cours d’une semaine, préparent leur déplacement jusqu’au stade ou lors des rencontres à l’extérieur, organisent des opérations qu’ils développeront dans les tribunes et entretiennent par de nombreuses discussions leur passion du football. Etre membre d’une section apporte, cela a été précisé, un certain nombre d’avantages : l’accès prioritaire aux places, des réductions sur le prix des abonnements, un abaissement du coût des déplacements.
94En lui-même donc, le club officiel constitue une ressource pour ses adhérents comme pour les clubs de football qui en sont à l’origine. Posséder une carte du Supp’R’Lens ou d’En Avant le LOSC ne démontre donc pas seulement un attachement aux équipes du LOSC et du RCL, c’est un moyen pour un supporter de profiter d’un réseau de sociabilité préétabli tout en continuant à vivre sa passion à moindre frais (si on compare un « carté » avec un supporter isolé). Il la pratiquera ainsi de façon collective, dans un groupe étroitement lié aux desseins des dirigeants des clubs de football. Pénétré et entretenu en partie par le club, activé par une somme de comportements partisans, le club officiel de supporters symbolise la marque idéale de réalisation du processus d’identification. En cela, ses caractéristiques nous renseignent à propos de la popularité d’un club de football au niveau local. Il est aujourd’hui le moyen de promotion des clubs, l’organisation par laquelle se construisent les identités partisanes, l’acteur le plus puissant des engagements dans le spectacle footballistique. En outre, de son attitude générale dépendra l’image du club tout entier, et il apporte ainsi un capital symbolique dont on tient compte aujourd’hui avant d’investir dans le destin sportif d’une équipe. Qu’il s’agisse de Lille ou de Lens, le club central officiel et unique de supporters est au cœur des politiques publicitaires. Toutefois, d’un club à l’autre, toutes les considérations et les politiques ne se valent pas. On peut voir d’un côté des dirigeants soucieux de dynamiser le supporterisme sans pour autant risquer de froisser les acteurs, et de l’autre des animateurs dont l’activité se limite à la sélection des éléments d’un réseau très dense. On peut voir des responsables d’organisations prisonniers d’une activité timorée, et rencontrer de véritables managers du supporterisme. Si l’on se souvient de l’hypothèse rendant à l’organisation des clubs et des organes supporteristes un pouvoir déterminant pour expliquer l’état des mobilisations partisanes, il faut analyser le fonctionnement du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC’, le lecteur sera ensuite invité à combiner les actions de ces organes à celles des groupements autonomes.
95De nombreuses observations le montrent, le Supp’R’Lens représente une organisation solide et efficace. Pourquoi en est-il ainsi ? Tout d’abord et je l’ai mentionné, le modèle lensois s’apparente à un véritable réseau social dynamisé par de nombreuses relations aux formes variées. Les rencontres entre supporters lensois et dirigeants du Supp’R’Lens sont de trois ordres. Premièrement des contacts sont provoqués par les présidents de sections au siège du groupement demandeur ; ils ne concernent que les acteurs locaux et quelques figures de l’organisation centrale lensoise. Par ailleurs les responsables lensois mettent en place des réunions mensuelles au cours desquelles on évoque les principes de base du supporterisme, les futures opérations collectives ainsi que les résultats des précédentes. Il est frappant de voir ce qui distingue ce type de réunion à Lille et à Lens ; cette forme de rassemblement ne se déroule pas de la même manière d’un terrain à l’autre. A Lens, il s’agit avant tout d’une réunion de travail : les prises de paroles sont certes spontanées (mas je ne suis pas certains qu’elles le soient toutes) mais leur contenu est parfaitement préparé. A Lille en revanche, le déroulement est plus désordonné : les discussions rebondissent les unes sur les autres, des moments passent sans qu’aucun supporter ne prenne la parole, obligeant ainsi le président d’En Avant le LOSC à réagir sans grand effet. Comme une méfiance semble investir une partie des relations, l’atmosphère paraît parfois lourde et n’est pas très favorable à l’activité. Troisièmement il y a une réunion hautement formalisée, elle est organisée conjointement par le RCL et le Supp’R’Lens qui se déroule une fois par an. L’Assemblée Générale des clubs de supporters du RCL rassemble jusqu’à 500 personnes, depuis le maire de la ville de Lens jusqu’au carté sans grande responsabilité104. Placée sous l’autorité du président du Supp’R’Lens, l’Assemblée Générale représente un moment déterminant dans la vie des sections et des relations qu’elles entretiennent avec leur organe de rassemblement. Les dirigeants du Supp’R’Lens font ici l’éloge des partisaneries, citent des groupements aux potentiels croissants. Alors que l’ensemble s’achève sur un débat public généralement rythmé par des questions de supporters à propos du jeu et des joueurs, il n’est pas réellement question d’entendre les doléances des uns et des autres. Avant tout et contrairement à ce que l’on a pu constater du côté d’En Avant le LOSC, ce sont les dirigeants du Supp’R’Lens et leurs invités (les joueurs, le président du RCL, le maire de la ville, l’entraîneur de l’équipe des professionnels) qui gèrent le contenu des discours. Les réclamations et les autres critiques ne sont pas de mises lors de l’Assemblée Générale ; l’ensemble des communications doit pouvoir être interprété de manière positive par l’ensemble des acteurs conviés parmi lesquels on retrouve des journalistes de la presse écrite. Faut-il y voir une sorte de conférence de presse, une ressource communicationnelle visant à renforcer l’image d’un club lensois toujours proche de ses partisans ?
96L’Assemblée Générale des supporters lensois est bien, comme j’ai pu l’indiquer déjà, une manifestation quasiment exceptionnelle dans le champ du football professionnel français. Elle correspond à un temps fort du club, elle est déterminante pour de nombreux supporters et largement attendue par les médias de la région. Conscients des enjeux qui lui sont liés, les dirigeants du RCL et du Supp’R’Lens ne laissent rien au hasard : il s’agit de démontrer aux journalistes, et donc indirectement à la population de personnes qui s’intéresse au football dans la région, que le RCL estime ses supporters, qu’il sait les recevoir et les écouter, qu’il domine la situation en matière de gestion du public. L’Assemblée Générale amène une publicité essentielle pour le club ; elle procure à ceux qui le dirigent les moyens d’asseoir leur emprise sur l’organisation des événements. Elle permet de diffuser un certain nombre de messages, notamment à l’adresse des populations partisanes qui n’appartiennent pas au Supp’R’Lens : ce moment fort de la saison ne semble pas uniquement organisé en direction des sections. Au contraire, tout en les situant comme les principaux acteurs du RCL, les dirigeants du club font du Supp’R’Lens et de ses membres le meilleur outil de propagande qui soit. Mais le terme est peut-être trop fort. On privilégie l’écoute, on adresse une somme de compliments, on se félicite d’une « année de soutien extraordinaire dans le football français », on s’abaisse devant les « 26000 kilomètres effectués par les supporters au cours de la saison ». Enfin, il est courant de condamner les quelques écarts de conduite provenant des groupes de partisans autonomes. Ainsi, l’Assemblée Générale atteint les trois objectifs principaux que ses organisateurs fixent au préalable : satisfaire l’ego des supporters et des responsables qui les encadrent, promouvoir auprès des médias et du grand public l’image d’un club reconnaissant ses fidèles, affirmer la position du Supp’R’Lens et de son corrélat exprimé par la formule « meilleur public ».
97Bien différente aura été la position de l’organisation supporteriste lilloise pendant les années 1990. On peut à cet égard parler d’une « position défensive ». Quoique structuré, le club officiel des supporters lillois ne dispose pas de quoi rivaliser avec celui du RCL. A bien des égards en effet, le spectacle produit par le LOSC ressemble à une activité de loisir parmi d’autres, une sortie récréative soumise aux aléas climatiques. Sans vouloir tomber dans l’absurde, je pourrais annoncer que la nature du spectacle proposé n’a pas semblé représenter le moteur de la mobilisation des supporters. La fin des années 1990 aura laissé le spectacle d’une accumulation de défaites, de matchs sans aucune incertitude se laissant regarder sans passion comme le club sombrait lentement. Si il faut souligner à quel point des résultats sportifs négatifs découragent la plupart des spectateurs de se rendre au stade, ajoutons que des performances de jeu inégales contribuent à fragiliser les bases d’identification et donc le supporterisme. Car le LOSC n’a pas seulement connu de nombreuses défaites pendant que le RCL redressait sa situation sportive, il a également maintenu son niveau de compétition au prix d’une évolution tactique très défensive. Ce faisant, le LOSC ne parvenait plus à prendre le jeu à son compte, à produire une organisation spectaculaire. Réputé pour être une équipe « difficile à manœuvrer », le LOSC s’apparentait donc à une formation qui subissait le jeu de son adversaire, qu’il soit de qualité ou pas. Autrement dit, c’est moins la collection des titres sportifs et des victoires que de réelles ambitions et initiatives qui contentent les supporters organisés. La fibre partisane ne tolère ni la soumission, ni l’infériorité sportive déclarée. Que de changements accomplis à Lille depuis ces sombres moments. Mais l’échec sportif, ou plus justement l’absence de « challenge sportif » et d’initiative, n’explique pas à elle seule la désaffection des tribunes et la raréfaction des supporters. Longtemps délaissées, leurs organisations ne sont considérées que depuis peu d’années au travers de ces réunions mensuelles sans grand intérêt. Le LOSC accuse un retard significatif par rapport au fonctionnement du Supp’R’Lens ; et même si ses premiers dirigeants souhaitaient s’en approcher, ils n’en avaient pas la capacité. En Avant le LOSC a donc progressivement perdu de sa substance et le supporterisme officiel lillois s’est donc érodé, tandis que les Dogues Virage Est semblaient maintenir leur effectif. Conscients des enjeux liés à une réelle gestion des partisaneries organisées, les nouveaux dirigeants du LOSC s’investissent aujourd’hui de plus en plus dans la dynamique des sections. Bien sûr, auparavant les responsables d’En Avant le LOSC participaient aux parrainages de nouvelles sections mais ne s’attachaient pas nécessairement à établir des liens durables. En dehors des réunions mensuelles, aucun autre espace des relations entre le LOSC et ses supporters officiels ne permettait l’instauration d’opérations collectives. il est arrivé pourtant que de jeunes responsables de sections s’inscrivent dans une logique d’innovations, d’initiatives en matière de pratiques supporteristes. Il était alors question de montrer aux responsables des autres groupes ainsi qu’au président d’En Avant le LOSC, et donc au club tout entier, qu’une section se devait d’instaurer d’elle-même son expression dans le stade : afficher sa propre bâche dans le stade, développer une opération personnelle fabriquée par les seuls membres du groupe. Isolé et pas franchement soutenu par le club, ce type de prise de parole ne s’est pas reproduit au cours des réunions suivantes (dix réunions ont été consommées au cours de la phase d’observation étalée sur deux années). Pire même, en l’absence d’un président de section particulièrement motivé, certains se sont lancés dans une véritable critique que le président d’En Avant le LOSC n’a d’ailleurs pas même condamnée. Et si la plupart des personnes présentes ce jour-là reconnaissaient un possible savoir-faire de la part de ce dirigeant actif, elles lui reprochaient avant tout d’avoir voulu le faire savoir. Bien qu’anecdotique, cette information semble tout à fait significative. Loin d’avoir déclenché un phénomène d’émulation, la portée de la communication de ce jeune dirigeant de section vers les plus anciens semble surtout valider l’idée d’une organisation fatiguée et vieillissante.
98En des temps de morosité sportive, la faiblesse des dirigeants d’En Avant le LOSC découlait d’une incapacité à trancher entre des stratégies expansionnistes et attentistes, c’est-à-dire entre le supporterisme des supporters et celui de dirigeants finalement peu scrupuleux. A trop vouloir préserver les rares foyers de supporters, la politique du club se résumait en une valorisation de chaque section et ce à partir d’un discours préfabriqué. Ce faisant, les plus attentistes se complaisaient dans leur attitude tandis que les voies du renouvellement s’encombraient progressivement. Par ailleurs, contraints sans doute de justifier la confiance que les dirigeants lillois leur accordaient, les responsables des supporters se sont malgré tout lancés dans l’expression des partisaneries qu’ils « dirigent ». Aussi, le club central lillois a offert à chacune des associations le composant les moyens d’affirmer leur présence dans le stade Grimonprez-Jooris. Toutes les sections ont pu disposer d’une même bâche, et chaque emplacement du stade occupé par des supporters officiels était marqué du symbole des Flandres et de celui d’En Avant le LOSC. Il en ressortait une impression d’homogénéité, d’obligation, d’emprise du LOSC sur ces supporters, de décoration hautement organisée, de disposition artificielle. Soigneusement liées aux grilles situées au bas des tribunes, les bâches offertes par le club central losciste ressemblaient à une espèce de cadeaux empoisonnés. Elles trahissaient un empressement, une volonté d’organisation forcée mais surtout la méconnaissance d’un des fondements du supporterisme : pratiquer la passion du football en liberté, disposer d’une marge de manœuvre dans les tribunes et en dehors, produire sa propre manière de soutenir et ses propres instruments tout en acceptant éventuellement l’imposition d’un système de normes produit par le club. Tandis que les supporters lensois habillent leur stade chacun à leur manière ou du moins plus librement en apparence, les sections loscistes présentent donc des signalements qui se confondent dans une totale ressemblance. Comment dès lors percevoir les couleurs du stade lillois ? Etriquée, inactive même si on la compare à ce qui se déroule à quelques dizaines de kilomètres de là, la direction d’En Avant le LOSC n’a pas résisté au regain de forme du LOSC au début de la saison 1999/2000. D’autres formations partisanes se sont développées, les Dogues Virage Est ont continué à jouer un rôle de référence pourtant théoriquement réservé à l’organisation supportée par le LOSC. Il semble cependant que l’on ne maîtrise pas toute la finesse du monde des supporters : ces bâches stéréotypées n’ont pas disparu rapidement et démontrent qu’il faudra sans doute encore compter avec des sections au fonctionnement suranné, inadapté. Si l’affluence du stade lillois progresse aujourd’hui, elle amène donc de nouvelles figures de soutien et un phénomène de rajeunissement des tribunes s’opère. Peut-on croire qu’il s’agit là des premières conséquences d’une opération Pass’Foot devenue rentable ? On constate que de nouvelles banderoles apparaissent autour du carré vert. De confection artisanale, elles nous rappellent la préhistoire du supporterisme officiel mais surtout un événement rassurant pour le club, ses dirigeants, ses salariés : les tribunes reviennent aux passionnés et ceux-ci s’y installeront d’autant plus durablement qu’incertitude et identification émergeront du spectacle des footballeurs. Les choses ne se passeront pas si simplement parce que à Lens, à Lille et ailleurs les clubs centraux de partisans partagent les gradins avec des groupements indépendants.
B3 – Le club central de supporters et les autonomes
99Chacun l’aura compris, le supporterisme lensois doit son capital symbolique à un Supp’R’Lens omniprésent. Mais quelles sont les retombées d’une « gestion-providence » en matière de partisanerie sportive ? A l’inverse d’un En Avant le LOSC généreux mais finalement peu remercié105, la politique du Supp’R’Lens impose à ses membres une relation basée sur le donnant, donnant : plus une section contient d’affiliés, plus elle est valorisée par les dirigeants du Supp’R’Lens. En revanche, lorsqu’une section périclite, le club central des supporters ne s’applique pas nécessairement à la relancer. Les visites de joueurs professionnels au siège de la section sont alors annulées, les contacts sont rompus, le Supp’R’Lens finit par oublier l’existence de ce que ses dirigeants jugent être un foyer de partisans en extinction. Au bout du compte, le président de la section délaissée n’entreprend plus de démarches mobilisatrices, l’organisation n’a plus la capacité d’assurer seule le contrôle des défections. Se crée alors un phénomène d’imitation, et peu à peu la section disparaît. Les rares supporters locaux rejoignent parfois des organisations situées à quelques kilomètres, tout en continuant à se déplacer au siège de la section effacée.
100Pour autant, le dynamisme d’une section ne garantira pas à ses membres une totale mansuétude de la part du Supp’R’Lens. Car à l’inverse d’une structure lilloise évitant la frustration du plus grand nombre, l’organe central lensois sanctionne plus ou moins directement. Il peut donc agir ainsi lorsqu’une section décline, mais aussi lorsque les « résultats » (nombre de cartes de supporters vendues, chiffre d’affaires de l’activité « gadgets ») sont plus qu’honorables par rapport à la moyenne. De ce point de vue, le témoignage du président d’une section située dans la Somme est tout à fait révélateur : « Avant que j’arrive, la section tournait mais un peu au ralenti. Quand j’ai racheté le café, je me suis mis au courant et voir ce qu’on pouvait faire pour le relancer, ce qui n’est pas toujours évident. L’an dernier on a vraiment agi avec plus de 120 cartes de supporters vendues, 30000 francs de gadgets. Et là, on a réussi à faire venir la tournée d’été du Racing Club de Lens pour la première fois à Albert (...) pour nos 20 ans on est content ». A ce stade, on ne comprendrait pas que le Supp’R’Lens sanctionne cette section locale. Pourtant, à la suite d’un événement qu’il a condamné, le directoire de l’organisation lensoise l’a pénalisé en parrainant le développement d’une nouvelle association de supporters à proximité (à Albert même). Ce faisant, il a en quelque sorte instauré une situation de concurrence, un mécanisme qui débouchera sur l’affaiblissement voire la stagnation de l’organisation déjà en place : « Le changement important, je dirai même grave, c’est le secrétaire de la section qui est parti l’an dernier et qui a été dans un autre bar créer une autre section sur Albert. Section que le Supp’R’Lens a acceptée. On a d’ailleurs eu d’autres problèmes avec le Supp’R’Lens, il y a deux ans, quand on a voulu plus de 200 places pour Lens-Nantes et qu’on en a eues que 100. Lors de l’Assemblée générale du Supp’R’Lens, je me suis plaint qu’on négligeait les vrais supporters au profit des comités d’entreprises, il n’y aurait plus d’ambiance dans le stade. On a eu le malheur de parler un peu trop fort et ça n’a pas plu au comité directeur, et dès qu’ils ont eu une demande de création à Albert, ils l’ont acceptée ». Il ne suffit pas en effet d’un groupe de supporters, d’un local et de responsables pour faire d’un foyer partisan une section du Supp’R’Lens. Contrairement à ce qui se passe dans la plupart des grands championnats européens de football (en Allemagne, en Angleterre, en Espagne, en Italie), peu de clubs français peuvent compter sur un soutien populaire capable de remplir un stade régulièrement106. Avec une affluence moyenne qui ne cesse de progresser de saison en saison depuis quelques années, le stade Bollaert appartient à la catégorie des lieux de représentations sportives les plus fréquentés (plus de 20000 abonnés à la fin des années 1990, plus de 10000 au début de cette étude, plus de 30000 lors de la saison 2002/2003). Fonctionnant comme une entreprise, dirigé par un chef d’entreprises lui-même, les performances sportives du RCL sont le plus souvent traduites en terme de résultats d’exploitation. Tout cela progresse, explose, les mises en image de l’équipe professionnelle augmentent et le supporterisme lensois accompagne tout à fait ce mouvement de croissance. Aussi, la tâche des responsables du Supp’R’Lens ne correspond pas à celle des voisins lillois et de me rappeler que ce qui est a priori comparable ne l’est plus clairement maintenant. L’objectif est d’entretenir un réseau au développement établi (grâce, en partie, à l’équipe dirigeante en place), d’ajouter à leur dynamisme en participant à diverses activités : visites de joueurs dans les cafés, création d’un challenge auquel participe l’ensemble des sections affiliées, promotion de sections dans le journal officiel du club et vendu dans les kiosques, apparition de la « tournée d’été » du club (un « car podium » se rend près du siège de la section remerciée, tout se déroule dans une ambiance de kermesse avec la participation de chanteurs populaires), organisation d’un marché des supporters voire d’un carnaval. Toutefois, le mécanisme du Supp’R’Lens se fonde sur le donnant, donnant. Par exemple, qu’une section bénéficie d’une pleine page dans le journal Sang et or Magazine ne doit rien au hasard. La sélection des « sections dont il faut parler » s’opère en fonction de préceptes énoncés par le Supp’R’Lens au moment d’une adhésion : assurer la vente de gadgets produits par le RCL (estimée sur la base du stock dont dispose la section, sachant que l’on ne restitue pas une commande ou une partie d’une commande contrairement à ce que l’on a constaté à Lille), entreprendre les démarches nécessaires à l’augmentation du stock commandé (sur la base du nombre de cartés affiliés à la section), suivre une politique d’expansion du nombre d’affiliés, mobiliser le plus grand nombre de supporters lors des matchs, et donc acheter le plus grand nombre de places à l’avance au club, entretenir la vie associative jusqu’à l’élargir en dehors de la population des membres de la section. En outre, chaque section est « mise à l’essai » durant une période de six mois. On laisse alors aux dirigeants du Supp’R’Lens le temps de vérifier l’adoption de valeurs associées au supporterisme reconnu par le RCL. Le club conditionne amplement l’organisation et l’activité du supporterisme officiel, même si les libertés individuelles sont préservées107. Mais est-ce si important d’appartenir au Supp’R’Lens ? Si il est impossible de répondre à cette question de manière tranchée, on peut penser que l’affiliation au réseau officiel demeure essentielle pour bon nombre de supporters. Il suffit de rencontrer quelques « exclus » pour s’en rendre compte. Par ailleurs, il est évident que l’affiliation au Supp’R’Lens apporte de nombreuses ressources aux supporters ainsi qu’à ceux qui les accueillent dans les sièges.
101Si le LOSC connaît aujourd’hui une situation sportive plus favorable, il n’est pas sûr que les dirigeants sachent assez l’exploiter pour étendre le réseau de supporters ; notamment parce que le contexte socioculturel ne leur est pas vraiment favorable comme j’ai pu le faire comprendre. Certes, nous l’avons vu à partir de l’incertitude et de l’identification chères à Paul Yonnet, une équipe qui gagne attise l’engouement populaire. Toutefois, il n’est pas sûr que la nouvelle fédération des supporters sortira grandie d’une telle recomposition. Au contraire, on peut imaginer une diversification des supporterismes, un éclatement des références et pourquoi pas un affaiblissement du contrôle social que le club souhaite exercer sur son public. En d’autres termes, il est probable que les lillois échouent là où les dirigeants du Supp’R’Lens ont réussi depuis le début des années 1990. Quand bien même ce modèle se reproduirait à l’identique dans les tribunes de Grimonprez-Jooris, il est possible que cela ne débouche pas sur des effets équivalents. Même si elle est bien organisée, la structuration d’un club central ne produit pas mécaniquement la fédération pure et simple de l’ensemble des supporters. Ce propos ne nie pas que la création d’un club central des partisans représente une ressource déterminante dans la mobilisation des passions, il m’amène plutôt à souligner une évidence de bon sens : rien ne sert d’organiser si les modalités des regroupements et des rationalisations ne sont pas adaptées à la sociologie des publics qu’elles concernent108.
102Le cas lillois des années 1990 montre bien que la mise en place d’une politique de gestion des partisans ne garantit rien. En quelque sorte, le modèle tant désiré par les dirigeants des clubs de football ne constituera pas nécessairement une référence pour le plus grand nombre de supporters. Ils la considéreront comme un style parmi d’autres, une réalité qui ne les concerne pas. A Lille plus qu’à Lens pour ce qui nous concerne ici, le club central des supporters ne représentait qu’un élément dont le rôle effectif était moins conditionné par les responsables du LOSC que par d’autres facteurs : l’histoire du supporterisme au niveau local, les caractéristiques sociologiques des acteurs des mouvements de partisans, la concurrence d’autres activités récréatives. Il convient aussi de tenir compte des autonomes lillois, de la puissance mobilisatrice des Dogues Virage Est et de l’image plus positive qu’ils dégagent depuis les tentatives de rapprochement effectuées par le LOSC. Chacun le savait à Lille, l’organe central des partisans n’a pas réellement représenté la marque partisane du club que ce soit dans la conscience collective ou dans l’esprit des décideurs du LOSC. On saisit mieux les raisons qui amenèrent certains d’entre eux à s’approprier le supporterisme autonome local. Dire que le club central lillois n’a pas appliqué de politique précise me semble finalement injuste à la lueur de cette dimension et il faudrait plutôt y voir exactement la manifestation d’un dessein réfléchi : éviter les conflits entre les styles supporteristes, contenter les uns et les autres, ne jamais critiquer les conduites y compris celles qui troublent l’ordre public109. En conséquence les retombées de l’action d’En Avant le LOSC semblent relativement minimes aujourd’hui notamment parce que les Dogues Virage Est n’ont plus d’existence précise. Entre une apparente nonchalance et une neutralité toute calculée, les supporters officiels n’ont pu disposer de réel point d’ancrage et les groupes autonomes ont poursuivi tranquillement leur expansion jusqu’à occuper davantage d’espaces à ce jour qu’aux moments des enquêtes. Quant au Supp’R’Lens son principal argument de promotion aura été de faire admettre, presque naturellement, qu’il repose à la fois sur des valeurs régionales issues d’un passé minier et sur une manière typiquement locale de soutenir une équipe. L’appartenance au Supp’R’Lens permet de combiner l’identité régionale et l’identité du club de football, d’enraciner l’engagement du supporter officiel dans une tradition locale plurielle qu’il ne demande qu’à vivre, qu’à soutenir, qu’à revendiquer. La politique des dirigeants du RCL fabrique de l’identité collective, emprunte des valeurs passées, donne des références auxquelles la majorité des supporters lensois adhère : parce qu’elle en éprouve le besoin mais surtout parce qu’on lui en donne les moyens. Mais les propriétaires du Racing Club de Lens inventent une tradition, ils produisent un artéfact. Si je me réfère à certaines sources, l’idée d’une tradition inventée ne correspondrait pas à la plupart des interprétations. Ainsi quelques auteurs croient au contraire que le football est utilisé pour donner une tradition à une région, à un quartier. En changeant le nom d’un stade, en baptisant du nom d’un stade une station de métro située à sa proximité, on associerait les histoires pour inventer une tradition110. L’action du Supp’R’Lens est un substrat efficace à la réalisation d’objectifs ambigus, et sa rentabilité est d’autant plus concrète qu’elle repose sur deux vecteurs décisifs : d’une part la pratique supporteriste a tout pour s’installer dans la quotidienneté sinon dans le temps libre des acteurs, d’autre part elle se rapporte à un produit tout à fait adapté au jeu de l’illusionniste c’est-à-dire le spectacle organisé des professionnels du football.
103Je ne souhaite pas toutefois que la politique supporteriste des clubs soit uniquement perçue ici comme un moyen de façonner l’image d’un club. Les décisions des dirigeants s’accompagnent d’une mise en pratique parce que l’identité d’un club de football ne se fonde pas uniquement sur les discours. Par ailleurs, une reproduction à l’identique du modèle lensois ne conduirait pas à faire d’En Avant le LOSC un Supp’R’Lens lillois. Le RCL peut en effet s’appuyer sur une histoire économique et sociale favorable, encore aujourd’hui, à l’élargissement des fibres partisanes. Quiconque parcourt le bassin minier environnant s’en apercevra, tant le paysage et l’architecture urbaine rappellent le passé laborieux de cette partie de la région. Certes, les cités de corons disparaissent peu à peu. Et si de vastes programmes de réhabilitation sont entamés (sablage des façades à Drocourt, rénovation des ouvertures de l’habitat sur l’extérieur à Liévin, enfouissement d’anciennes maisons sous une « aire de verdure » comme à Courrières…), ils nous laissent encore la possibilité d’imaginer le passé. D’immenses terrils donnent du relief au paysage, mais ces crassiers illustrent surtout le lourd tribut que beaucoup ont payé pour survivre il y a quelques dizaines d’années maintenant. Le mécanisme du Supp’R’Lens est d’autant plus efficace qu’il dérive d’une interprétation historique de ce type ; simplifiée elle permet d’émouvoir et de déclencher aisément les processus d’identification chez un grand nombre de sujets. On le verra au cours de la piste suivante, toute une population de supporters adhère à ce type de message tout en le situant plus ou moins comme une fabrication et un moyen de « s’amuser ». Dans le Kop lensois par exemple, certains supporters continuent de se rendre au stade coiffés d’un casque de mineur. Même, chez de plus jeunes partisans, ce sont d’anciens casques d’ouvriers du bâtiment que l’on retrouve. Le LOSC ne possède pas ce genre de ressources pour agir comme les responsables lensois. Bien sûr, historiquement, la métropole nordiste a les moyens de développer un fonctionnement fondé sur un même modèle de construction identitaire. Plus exposée aux processus de rénovation, plus engagée dans une voie de modernisation socio-économique, la ville de Lille n’a plus rien à voir avec l’industrie du textile. Bien qu’une partie des villes situées aux alentours ne se soient pas encore totalement affranchies de cette période, l’image de la ville de Lille entraîne une modification de l’idée que l’on se fait de cette zone géographique. C’est une cité à la tertiarisation galopante, un vaste ensemble urbain bâti sur l’agencement de villes devenues des quartiers. Il faut le faire savoir, agir afin de fabriquer là-aussi une certaine identité locale. Dès lors, comment trouver dans tout cela de quoi alimenter une identité collective ? Comment rapprocher cette identité de la dimension populaire qui habille la plupart des clubs de football français ? Les dirigeants du LOSC ne le savent pas ; eux qui font du stade Grimonprez-Jooris tantôt un lieu de spectacle réservé aux familles, tantôt celui de la Communauté urbaine toute entière.
104Enfin, ce que représente une équipe n’est pas seulement important en fonction des enjeux financiers que les clubs ne manqueront pas d’exploiter lorsque le football sera entièrement privatisé (la vente de gadgets par le biais du réseau de sections, les franchises finalement des clubs professionnels). Il y a plus : fédérer les supporters facilite la diffusion d’une norme de conduite voulue par les acteurs du football-produit. Aussi, le Supp’R’Lens et En Avant le LOSC apparaissent comme des structures de contrôle social tout à fait modernes. Sans trop punir ou réprimer, elles mènent la normalisation. Elles doivent répandre la « bonne » façon de se comporter dans un stade, à condition que la majorité des supporters accepte l’idéologie soutenue et fabriquée par le club. Par la normalité qu’ils imposent, les clubs centraux de supporters installent un code de conduite à partir duquel tel ou tel style d’engagement se positionnera plus ou moins naturellement en apparence. Toutefois, comme toute pratique sociale, le supporterisme se décline en fonction de divers paramètres : âge des pratiquants, origines et positions sociales, lieu de résidence, biographie professionnelle dans certains cas, politique des clubs à l’égard du peuple des tribunes, etc... Ce sont les raisons pour lesquelles on parle d’hétérogénéité à propos du supporterisme, depuis le carté des clubs officiels jusqu’au membre des groupes indépendants. Comment ceux-là parviennent-ils à exister dans un univers où les normes comportementales se confondent avec des façons de supporter qu’ils ne partagent guère, voire qu’ils stigmatisent ?
B4 – Le supporterisme autonome : « eux », « nous », « les bons », « les vrais »...
105Si certains supporters se soumettent volontiers aux principes de conduites dictés par les clubs, si d’autres n’appartiennent à aucune organisation, il existe en revanche une population pour laquelle tout se joue dans l’opposition à la norme supporteriste fabriquée de toutes pièces. Pour ces supporters, le plus souvent adolescents ou jeunes adultes, les fondations et les objectifs des réseaux traditionnels de soutien ne correspondent pas aux motivations de leur engagement militant. Dans certains cas même, à Lens comme à Lille, le Supp’R’Lens et En Avant le LOSC ne signifient rien d’autre qu’un outil commercial au service des propriétaires de clubs. Ils sont l’expression d’une volonté d’embrigader les masses. Que peut bien engendrer la diversité des styles de pratique dans un lieu circonscrit ? Une attitude éloignée des cadres officiels du supporterisme conduit-elle à l’exclusion ? Quelle est la politique des clubs à l’égard de ceux qui ne se fondent pas dans le « moule » ? Pour reprendre la formule, on ne sait rien des supporters puisqu’on ne sait pas tout. En dépit d’un nombre croissant d’écrits de qualité à propos du monde des tribunes, la plupart des analyses ne résistent pas aux « séduisantes » visions médiatiques qui font du supporter de football tantôt un ange tantôt une bête comme l’a remarqué Christian Bromberger dans ses travaux consacrés au football. Toutefois, compte tenu de la diffusion et de l’intelligence de quelques productions, on peut dire que ce type de jugement s’applique aujourd’hui aux catégories de partisans non reconnues par les clubs de football. Si être supporter transporte l’individu dans une opposition entre « eux » et « nous », entre ceux qui soutiennent une équipe et d’autres qui suivent l’adversaire d’un jour, cela ne fait pas de la partisanerie sportive un déterminant du recours à la violence. En d’autres termes, la présence du supporter à l’intérieur des foules des stades ne lui fait pas perdre sa conscience individuelle. Bien que la population des stades soit hétérogène et qu’un phénomène de massification finisse par la caractériser, bien qu’une personne en foule puisse s’exprimer autrement qu’une personne isolée, nous ne croyons pas que « la psychologie des hommes en foule diffère essentiellement de leur psychologie individuelle »111
106Qu’il soit traditionnel, c’est-à-dire officiel si on s’en tient au mécanisme produit par le Supp’R’Lens, ou bien autonome c’est-à-dire « mauvais » selon la même référence bien qu’elle véhicule de moins en moins cette idée aujourd’hui, le supporterisme contient avant tout une dimension plus ou moins militante liée à un profond attachement à une équipe (ou à un club, une région, une ville, un certain style de jeu...). Soutenir son équipe tout au long de la saison quelle que soit sa trajectoire, la porter durant tout un match par des chants incessants, la retrouver lors des séances d’entraînement, y compris celles se déroulant au lendemain d’un déplacement que l’on a effectué, serait même autant de conduites propres aux supporters autonomes. Si le supporter à temps plein existe, rien ne montre dans les faits que l’on puisse le trouver davantage dans le modèle classique défendu et construit par les clubs. Nos investigations le montrent, s’affranchir de la norme de conduite diffusée par les clubs n’entraîne pas une dérive des comportements. En effet, l’appartenance à un groupe indépendant de type « ultra » repose sur un code, sur des règles qu’il faut respecter. Chaque groupe indépendant distribue des rôles, s’organise autour d’une division organisée des tâches mais s’écarte consciemment des références supporteristes. Car tout l’intérêt du supporterisme indépendant se situe là effectivement, dans l’émancipation, puisque ses partisans ne se reconnaissent pas dans l’identité collective bâtie par les clubs d’une façon plus ou moins réfléchie. Le contexte d’apparition du supporterisme indépendant contient, à Lens et à Lille mais certainement ailleurs, quelques uns des ingrédients des grandes mutations sociologiques de la seconde moitié du XXème siècle. Autour de l’organisation officielle des supporters gravitent alors de nouvelles formes d’engagement, une « constellation » de groupes plus ou moins militants qui peuvent malgré tout s’inspirer de modèles (français ou étrangers). Dans la plupart des grands stades (ceux de la région Nord – Pas-de-Calais n’y échappent pas), les dirigeants des clubs doivent donc composer avec deux publics différents de partisans organisés. En créant une norme supporteriste à partir d’une idéologie la rendant quasiment exclusive, les clubs ont une part de responsabilité dans le processus d’émancipation de certains réseaux de supporters. Engagés dans une logique de concurrence mettant aux prises les multiples groupes indépendants français (et parfois étrangers lorsqu’une équipe participe aux compétitions européennes), il arrive que les comportements des supporters autonomes aillent jusqu’à menacer l’ordre public. Depuis des actions provocatrices jusqu’aux actes déviants, l’activité partisane des indépendants offre aux dirigeants des clubs l’occasion de renforcer l’image du « bon supporter ». Ce faisant, ils ont fréquemment l’opportunité de rappeler l’intérêt de l’organisation qu’ils soutiennent, de montrer ce qu’est la meilleure façon de supporter par opposition aux « mauvaises » conduites qu’ils ne manquent pas de stigmatiser. Cette réalité montre bien toute la contiguïté des deux dimensions abordées dans cet ouvrage : l’instrument de l’audience du spectacle footballistique n’exerce-t-il pas d’influence sur les conduites déviantes d’une partie des autonomes ? La nécessaire organisation des pratiques du spectacle sportif ne participe-t-elle pas à un processus de stigmatisation touchant des partisans indépendants ?
107L’apparition de nouveaux styles d’engagement est pourtant moins le résultat des politiques des clubs qu’une conséquence de tendances sociales générales, comme le renouvellement des espaces de sociabilité par exemple et précisément en ce qui concerne les jeunes générations. Les supporterismes antagonistes dans les tribunes des grands stades produisent des scènes hautement médiatisées grâce auxquelles chacun peut se mettre en spectacle. Les membres des groupes autonomes sont plutôt des jeunes et relativement socialisés. Si l’identification de l’indépendant-type paraît impossible112, la thèse de l’individu asocial n’est plus d’actualité aujourd’hui ce qui infirmerait par conséquent notre tentative d’explication macrosociologique de type fonctionnaliste. L’augmentation des niveaux d’instruction dans la région Nord – Pas-de-Calais contribue, pour une part, à l’émergence et au renforcement d’un supporterisme en rupture avec le modèle classique de soutien à une équipe. On en vient à discuter le discours produit par les clubs, à remettre en cause une référence posée comme traditionnelle, à rompre l’image du public des stades de football. A mesure que les jeunes générations compilent des connaissances et élargissent leur champ de référence, elles aiguisent leur sens du discernement et en viennent à produire leur propre vision des choses. Cela fait-il des comportements des jeunes supporters des manifestations marginales et inquiétantes ? Dans un stade plus qu’ailleurs peut-être, parce que le supporterisme est avant considéré comme une pratique récréative, il est possible de construire son mode de pratique en dehors des contraintes de la vie sociale. Je ne dis pas du tout que celles-ci n’ont aucune espèce d’influence ; au contraire, elles conditionnent les comportements et doivent figurer parmi les déterminants qui expliquent l’émergence de quelques styles supporteristes (et pourquoi pas du supporterisme en général si l’on se rapproche du point de vue défendu par Norbert Elias). C’est justement parce que la région Nord – Pas-de-Calais ne contient pas que des jeunes « exclus » que le supporterisme autonome se développe, s’enracine et se renouvelle dans les tribunes des grands stades locaux.
108Compte tenu de son hétérogénéité et des caractéristiques des clubs de Lille et de Lens, des configurations socio-économiques de ces deux villes et de leurs environs, le supporterisme indépendant n’occupe pas une position équivalente d’un club à l’autre. Comment exister aux côtés d’un Supp’R’Lens tout puissant, de ses 70 sections et de l’éclatant « Kop » lensois ? Comment les dirigeants loscistes se comportent-ils avec le principal foyer de supporters du stade Grimonprez-Jooris ? Je vais donc examiner les relations qui existent entre les organisations officielles de supporters et le mouvement indépendant de soutien. Je terminerai alors cet état des lieux du supporterisme dans cette partie du pays. Enfin, il s’agira de tester l’hypothèse d’une structure organisationnelle jouant un rôle déterminant dans le développement du supporterisme autonome. Si j’ai montré la part de responsabilité des clubs dans le développement des modèles classiques de soutien (une organisation lensoise à la stratégie expansionniste mais sélective, un En Avant le LOSC nécessairement médiateur avant tout), on ne sait pas si l’état du supporterisme autonome dépend de facteurs organisationnels. A Lens et au moment des enquêtes les autonomes et les dirigeants semblaient, dans une certaine mesure, se neutraliser. Les Red Tigers (RT) et les membres du Kop Sang et Or (KSO) forment les principaux groupes indépendants dans le stade Bollaert. Leur structure associative permet à chacun d’afficher publiquement son existence, de produire ses propres produits dérivés et de signaler une présence dans le stade par la pose d’une « bâche ». Comme la plupart des éléments du mouvement autonome de supporters, les RT et le KSO diffusent régulièrement des messages en direction des dirigeants du club, des médias et autres groupes de supporters indépendants. Ce type de manifestations est inséparable du mouvement ultra, un style d’engagement autonome largement inspiré des modèles anglais et italiens. Il souligne une fois encore la volonté de maximaliser une pratique sociale de spectacularisation, tout en souhaitant qu’elle ne soit pas trop tendre. En ce sens, « bâcher » ou « produire de l’étendard » sont des actes essentiels pour les autonomes, ils symbolisent toute une appartenance. Les dirigeants du RCL l’ont appris à leurs dépens lorsqu’ils proposèrent d’interdire les bâches sous prétexte qu’elles gênaient la visibilité depuis les tribunes, une mesure jugée inacceptable par les responsables des RT et du KSO.
109Comme on peut facilement le concevoir, les relations entre le club et les supporters indépendants n’ont rien à voir avec le traitement dont profitent les cartés du Supp’R’Lens. Si les dirigeants du RCL consentent un certain nombre d’avantages aux RT et aux KSO (réduction du prix des abonnements, entrée au stade avancée permettant la préparation d’un spectacle dans les tribunes), ils n’oublient pas de stigmatiser une partie de leurs comportements dès lors qu’ils les jugent menaçants ou dérangeants. La procédure d’étiquetage rappelle alors ce qu’est une bonne conduite, contente les « vrais supporters » et assure la promotion du Supp’R’Lens. En effet, pour reprendre les propos des responsables du club, « il faut empêcher les loups d’entrer dans la bergerie » c’est-à-dire qu’il ne faut pas que le supporterisme officiel soit influencé par des comportements « déviants ». Chacun doit donc respecter une certaine manière de faire, celle que soutient le RCL à travers l’action des dirigeants du Supp’R’Lens. On encourage donc les initiatives des membres du Supp’R’Lens tandis que le rapport avec les RT et le KSO se limite le plus souvent à l’ignorance, à la condamnation. Toutefois, il arrive que le club prenne des décisions plus agressives à l’égard des supporters indépendants. Ainsi, alors que se multipliaient les incidents au stade Bollaert et lors des déplacements au début des années 1990, les services d’ordre locaux et le RCL décidèrent de dissoudre le groupe hooligan des North Warriors. Quelques années plus tard, le fondateur du KSO fut interdit de stade pour une durée d’un an à la suite d’un port d’arme dans l’enceinte sportive. En même temps que se poursuivait cette sorte de « chasse aux sorcières », le reste de la mouvance autonome lensoise connaissait lui aussi quelques difficultés. Cependant que le groupe des RT subissait à la fois les effets d’une confusion sur le plan de la responsabilité de violences et l’annonce d’une possible amende, les dirigeants du RCL prirent une décision tout à fait exceptionnelle. Conscients de l’image positive dont bénéficie la centaine de RT auprès d’une partie des supporters lensois dans leur ensemble, les responsables du club réglèrent des dommages causés par une minorité du groupe des RT.
110Si la majorité des supporters autonomes semble, au moins statutairement, s’opposer au dirigisme des clubs en matière de gestion du supporterisme, tous n’agissent pas selon les mêmes valeurs. D’un groupe à l’autre en effet, les significations d’une non-adhésion au Supp’R’Lens diffèrent. En sanctionnant d’un côté et en tolérant de l’autre, les dirigeants du RCL ont semble-t-il compris cette donnée du réel. Avec un leader charismatique interdit de stade pendant plus d’un an, le KSO a été considérablement affaibli et les défections se sont multipliées. Bien qu’il soit encore présent aujourd’hui dans les tribunes du stade Bollaert, ce groupe ne constitue plus un problème pour le RCL (au début de la saison 1999/2000 on recensait une vingtaine d’affiliés au KSO). Si les RT continuent d’associer les adhérents du Supp’R’Lens à des « moutons » parfaitement domestiqués, si ils fustigent à l’occasion l’orientation commerciale du RCL, ils reconnaissent la bienveillance dont ils ont fait l’objet. Aussi, en constatant aujourd’hui que les RT poursuivent leur expansion à l’intérieur du champ de la partisanerie autonome, nous pourrions croire qu’une politique de club à la fois consensuelle et rigide nourrit efficacement l’harmonieuse hétérogénéité d’un grand stade. Or l’action « bienveillante » du RCL n’a pas provoqué qu’un effet positif pour le groupe des RT. On se souvient de ces réunions au cours desquelles les principaux responsables des RT signifiaient la main tendue par le RCL, et de la division des opinions. Entre certains membres conscients d’avoir correctement agi « pour la survie du groupe » et d’autres souffrant d’avoir « vendu l’âme du groupe aux technico-commerciaux du club », les RT ont perdu leur homogénéité. Se défendant d’appartenir encore et toujours à la mouvance ultra, les leaders ne cachent pas que « leur groupe » a lâché une partie de leur substance radicale à partir du milieu des années 1990. Cela explique sans doute l’arrivée discrète d’anciens North Warriors.
111La position des autonomes est bien différente dans le stade lillois. On pourrait même parler d’une domination du virage est. Lorsque les Dogues Virage Est (DVE) décident le débrayage comme peuvent le faire à Lens les RT ou le KSO dans une parfaite indifférence, le stade Grimonprez-Jooris paraît vide et les joueurs bien seuls. Les DVE représentent l’élément central de la partisanerie losciste comme le Supp’R’Lens au stade Bollaert. Ce groupe compte plus de 500 adhérents qui animent parfois bruyamment les tribunes, et aucune section d’En Avant le LOSC ne possédait une telle popularité. Comme c’est le cas à Lens lorsque de simples spectateurs prennent place aux côtés du Kop pour ressentir l’ambiance, de nombreux lillois gagnent le virage est du stade parce que « c’est là-bas que ça se passe ». En dépit d’une longue liste d’incidents auxquels ils ont plus moins participé, les DVE n’ont jamais souffert des décisions disciplinaires arrêtées par les dirigeants du LOSC. Pas plus qu’il ne possède de quoi chasser ou dissoudre un groupe de supporters d’un tel format, le club n’avait pas d’intérêt à se passer du principal vivier de partisans présents à Grimonprez-Jooris. Pendant que certaines directions de club durcissaient leur rapport avec des groupes trop militants, les responsables du LOSC ont tenté de marier le supporterisme officiel et le supporterisme autonome. Ainsi, les réunions mensuelles d’En Avant le LOSC se déroulaient parfois en présence de quelques DVE. Mais la politique du LOSC à leur égard ne s’arrêtait pas à de sympathiques collations. Des réductions étaient offertes aux abonnés du groupe indépendant ; on leur permettait de se joindre aux membres des sections officielles lors des déplacements ; on finançait parfois tout ou une partie des spectacles qu’ils présentaient à Grimonprez-Jooris. Ce type de privilèges n’était d’ailleurs pas nécessairement bien accepté par les responsables des groupements d’En Avant le LOSC. Ils le contestaient lorsque des DVE « pourrissaient » un déplacement en dégradant des bus, ou en provoquant les forces de l’ordre une fois arrivés au stade. Ne souhaitant pas faire de l’ennemi d’un ami un ennemi, la direction du LOSC ne prenait pas de mesures disciplinaires. Elle préférait appliquer la méthode de l’arrangement en invitant par exemple d’anciens responsables des DVE113 à participer à des actions voulues par le club tout entier. Tout en donnant raison aux contestataires en privé, les responsables d’En Avant le LOSC laissaient la parole aux anciens DVE afin qu’ils puissent « lisser » les événements. L’objectif consistait à annoncer la mise en place de sanctions à l’intérieur du groupe, de montrer que les DVE font « ce qu’il faut ».
112Même si le contexte actuel facilite les procédures, l’état du supporterisme lillois semble donner raison à la politique du LOSC. Pourtant, au moment de cette étude, la perspective d’un mariage constituait avant tout un nouvel obstacle par rapport à la dynamisation des sections d’En Avant le LOSC ce qui ajoutait à l’imprécision évoquée précédemment. Aujourd’hui, les débordements dans et autour du stade se raréfient et le public revient au stade Grimonprez-Jooris. Pour autant, la configuration du supporterisme n’a pas changé et ce sont toujours les DVE (recomposés) qui dominent la partisanerie organisée au niveau local même si d’autres foyers se développent. En outre, le rapprochement amorcé par les dirigeants du LOSC a amélioré l’image que diffuse un groupe parfois extrêmement violent. Aussi, on ne voit pas comment le LOSC pourra développer un réseau officiel de soutien aussi puissant qu’à Lens. Car à mesure que l’équipe lilloise gagnera en popularité, la référence supporteriste autonome devrait accentuer sa position dominante. Il n’y a guère de raison de croire au déclin d’un style d’engagement autonome à Lille. Alors que la domination ne déstabilise plus régulièrement le spectacle des tribunes aujourd’hui, on peut s’interroger sur la capacité du LOSC à maintenir un tel contrôle social lorsque les résultats du club ne satisferont plus pleinement ce type de supporters. Car donner la responsabilité d’un contrôle des comportements aux dirigeants des DVE eux-mêmes ou à leurs futurs héritiers n’empêchera pas mécaniquement des dérives spontanées. Que se passera-t-il lorsque les leaders d’aujourd’hui seront moins influents ? Que se passera-t-il lors des confrontations futures entre le LOSC et le RCL ? Sur quoi déboucheront les visites à Lille de supporters traditionnellement en conflit avec les DVE ? Il faut espérer que le supporterisme officiel sera mieux structuré, et que l’arrivée de nouveaux investisseurs couplée à la construction d’un nouveau stade suffiront à relancer la mobilisation collective au stade. Elle permettrait d’étouffer le mouvement autonome, et elle fournirait aux dirigeants du LOSC les moyens de discuter, sinon d’imposer leur règle du jeu. Toutefois, serait-ce là une politique judicieuse ? Serait-il opportun de transformer des DVE, dominants aujourd’hui, en soumis ? Les prochains entrepreneurs du LOSC ne se satisferont sans doute pas d’une gestion du supporterisme imprécise, car l’erreur serait d’appliquer un dirigisme à tous crins. Le supporter autonome n’a rien d’un salarié contractuel et les dirigeants gagneraient sans doute à le considérer pour ce qu’il est : le symbole d’une pratique récréative marquée du sceau de l’individuation. L’étouffer risquerait de rendre les tribunes toujours plus grises. A Lille peut-être, à Lens sans doute.
B5 – L’organisation du supporterisme et ses effets pervers
113Si cette section consacrée aux poids des organisations renseigne l’audience du spectacle footballistique, elle montre également que la mise en ordre des passions collectives installe certains supporters dans la marginalité : cette situation peut-elle précipiter les actions de désordre public ? Le refus de la norme supporteriste doit-il conduire à l’exclusion ? Les clubs sont indiscutablement responsables de la configuration du supporterisme indépendant, c’est-à-dire que ceux-là ne doivent pas seulement leur existence à l’influence de modèles étrangers ou à celle de mutations sociologiques visibles dans les catégories juvéniles des supporters. Il n’existe pourtant pas une seule manière de gérer le supporterisme. D’un club à l’autre tout d’abord et pour ne traiter ici que le cas des supporters officiels, en fonction de l’organisation et du pouvoir de l’organe central des partisaneries les clubs disposent de plus ou moins de liberté d’action. Si certains peuvent délibérément imposer une manière de soutenir une équipe à travers un dispositif de toute façon efficace, d’autres s’efforcent de maintenir un réseau fatigué tout en espérant pouvoir relancer une dynamique partisane. L’imprécision comme l’infaillibilité de la gestion du supporterisme par les clubs doit autant aux politiques mises en place qu’à l’état d’un réseau de soutien. Certes, les dirigeants influencent cette partie des ressources qu’ils offrent à leurs membres ou au travers des pénalités qu’ils appliquent. Mais il ne faut pas voir En Avant le LOSC (c’est-à-dire un organe central faiblement doté en supporters et accroché à un club aux résultats sportifs décevants) comme une structure avare de « récompenses » et autres privilèges ; cette situation existe mais elle est dirigée de façon imprécise et surtout est injectée dans un réseau supporteriste vieillissant. Le terrain lensois diffère avec ses 70 sections, ses milliers de cartés et son mécanisme de mise en concurrence. Une toute autre politique lensoise produirait les mêmes effets, mais je précise qu’un Supp’R’Lens (c’est-à-dire un club central richement doté en supporters et accroché à un club aux résultats sportifs en progression) est inenvisageable du côté lillois. En fonction de son histoire, des résultats sportifs et des caractéristiques sociologiques locales114, chaque club engage une politique de gestion du public qui lui est propre mais qui procède d’un environnement spécifique. Celle-ci est donc loin d’être construite de toutes pièces par les dirigeants des clubs de football. Il ne suffit pas de concevoir un modèle unique, de l’imposer plus ou moins astucieusement pour que son application soit une totale réussite. La politique dont il est question ici, ne se décide pas en un jour, dans une salle de réunions garnie des responsables du football français. Elle découle tout autant d’un passé, des stratégies de supporters, de leur motivation à participer à la structuration de leur passion, des activités entreprenantes des présidents de groupement. Ceux-ci sont donc acteurs des décisions. Comme on le verra au cours de la section sui vante, ce sont bien les supporters qui contribuent à la construction du cadre de leur pratique. Ils décident ou non de s’y impliquer, provoquent des réunions, sollicitent les dirigeants des clubs, les critiquent parfois. Ils constituent donc avant tout la principale ressource des dirigeants des clubs. Enfin, la diversité des gestions du supporterisme ne relève pas seulement de ce travail de comparaison des clubs. Le public d’un stade est très hétérogène car de lui se dégagent de nombreux styles d’engagement, chacun avec son point de vue sur la notion même de gestion du public. Là encore, si les décisions des clubs déterminent en partie l’état des groupements, leur nombre et les effectifs sur lesquels ils s’appuient, elles ne peuvent pas intégralement conduire leurs activités. Alors, l’hypothèse d’une organisation déterminant l’état des mobilisations de supporters se vérifie mais son influence doit être relativisée. Elle n’explique pas tout mais apparaît comme une cause parmi d’autres (le contexte sociologique local, la tendance des performances sportives...) qu’il s’agisse de l’audience du spectacle, ou de ses débordements.
114La production d’une norme supporteriste favorise effectivement l’existence d’une contre-culture. A Lens, selon le modèle mis en place par le club mais savamment présenté comme étant l’héritage d’une tradition régionale, un grand nombre de supporters se conforme à un mode, de pratique classique. Le sentiment « d’être lensois » ou « d’être du Nord », de se confondre avec la ville, la région, son histoire socio-économique va de pair avec ce supporterisme forgé par le RC Lens. Pourtant – et c’est ce qui constitue une des clés du succès du club artésien – l’important est contenu dans la réciproque de la proposition. L’appartenance au Supp’R’Lens est étroitement liée à l’identité régionale : aimer le RCL c’est aimer une région comme on la définit. Faire partie du Supp’R’Lens c’est revendiquer en quelque sorte son attachement à la région, être un « bon supporter » c’est donner une bonne image de cette région et donc de soi. Et si les dirigeants du LOSC ne sont pas encore parvenus à associer l’identité de leur équipe à celle du plus grand nombre, c’est justement parce qu’il y a une absence de support identificatoire fort. Lille ne se prête pas si facilement au jeu de l’appartenance ; car la mobilité géographique de ses habitants a un rôle important en ce qui concerne les prétendants au supporterisme. La ville est estudiantine, tertiaire et cela explique la difficulté que les dirigeants loscistes rencontrent pour produire de l’identité. Mais je dois tenir compte d’un autre facteur. Le RCL et le LOSC devront sans doute se préparer à l’essoufflement du cadre de référence qu’ils soutiennent plus ou moins d’une situation à l’autre. Comme les tribunes des stades ne sont pas coupées du monde social, on y retrouve les effets de changements sociaux majeurs. Le consolidation des supporterismes autonomes symbolise par exemple ce phénomène, la jeunesse partisane cherchant à importer sa propre façon de pratiquer le spectacle footballistique. Avec la médiatisation à outrance du football, le supporterisme « original » d’aujourd’hui sera consubstantiel au spectacle sportif de demain, et les dirigeants des clubs n’ont pas vraiment intérêt à y voir la marque d’une contre-culture inquiétante. Parce que le monde des tribunes est sensible aux effets d’âge et de génération dont parle Olivier Galland115. la marginalité d’aujourd’hui peut correspondre à la référence de demain. Sans imaginer une telle extrémité, les dirigeants des clubs ainsi que ceux du football français en général auraient tort de considérer les supporters autonomes comme des étrangers. C’est-à-dire des acteurs déviants qui ne respectent pas le spectacle du football, les joueurs, les arbitres. Ainsi le profil du supporter autonome, qui en veut à l’arbitre, n’est pas courant dans les tribunes des stades de Lille et de Lens. Evidemment il arrive qu’un partisan réagisse violemment à la suite d’une décision arbitrale, ce qui reste le plus souvent dans le domaine du discours. Le comportement du supporter autonome se rapproche de la conduite d’un supporter « classique » (c’est-à-dire docile). Le problème lié à l’univers de la consommation du spectacle footballistique, du moins désire-ton le présenter comme un problème, repose sur l’imposition de normes de conduites. Mais les stades de football ne sont pas des organisations simples. Ils ressemblent aux sociétés modernes, sont hautement différenciés selon les critères du capital culturel, de l’âge.... Comme l’a remarqué Howard Becker dans son étude consacrée à quelques cas précis de « déviance », il n’est pas nécessaire que tous les groupes qui composent les sociétés partagent les mêmes normes. Bien des facteurs les conduisent au contraire à leurs propres systèmes de règles, de valeurs116. Et si il est beaucoup plus délicat d’exister de façon autonome à Lens qu’à Lille, c’est moins en raison d’une faible dynamique de groupes – je parle des Red Tigers en particulier, on verra que leur organisation est étonnante – que de la toute puissance du Supp’R’Lens. Selon Howard Becker, « les différences dans la capacité à établir des normes et de les appliquer à d’autres gens sont essentiellement des différences de pouvoir (légal ou extra-légal) ». Soit. Aussi, comment ne pas percevoir dans l’omniprésence et la force des Dogues Virage Est l’illustration d’une organisation supporteriste lilloise officielle inadaptée voire inefficace ? N’est-ce pas là une preuve, nouvelle, de la pertinence d’une hypothèse rendant aux dirigeants des clubs la responsabilité partielle de l’état de leur réseau de supporters ?
115Il est temps maintenant d’aborder les significations du supporterisme, les réalités relationnelles à l’intérieur des groupes de partisans et leur dynamique (avant, pendant, après les rencontres de football), les notions de carrières partisanes donc l’explication de la pratique supporteriste en nous tenant au plus près des passionnés. Il s’agit donc de comprendre les logiques qui font que tel individu passe d’une motivation à un engagement, de voir en quoi la vie d’une association contribue ou pas au maintien des investissements personnels. L’exploration de ces nouvelles pistes explicatives ne revient pas à confiner les enseignements relatifs à l’examen des organisations de supporters, ou à celui de leur contexte d’apparition. Il reste capital de comprendre comment s’opère l’intégration des partisans dans le Supp’R’Lens ou dans l’organisation lilloise, utile de savoir que se mêlent manipulations affectives et méthodes par contrat, nécessaire de mesurer la marge de manœuvre qu’on laisse à tel ou tel acteur du supporterisme.
Section 3 : Expliquer l’audience du spectacle sportif à partir du sens que les supporters « mettent » dans leurs engagements
116Nous avons vu que la connaissance des contextes sociaux et culturels et celle de l’implication des dirigeants des clubs sont fondamentales pour comprendre l’organisation du supporterisme. Le Supp’R’Lens et En Avant le LOSC coordonnent l’action des groupes de supporters et leur fournissent un certain nombre de ressources comme ils attendent d’eux une certaine rétribution surtout pour ce qui est du cas lensois. J’ai montré par ailleurs l’importance de la structuration des réseaux de supporters. Une fois encore, malgré une légitime politique de reconquête du public, le LOSC n’apparaît pas en mesure de concurrencer le modèle lensois. Les sections loscistes sont vieillissantes, peu dynamiques et En Avant le LOSC n’apporte pas suffisamment son soutien aux groupements pourtant auteurs de quelques initiatives. Le LOSC de cette époque était en quelque sorte prisonnier de ses supporters-cadres. On peut supposer que si la personnalité du président d’En Avant le LOSC répondait aux exigences d’un club craignant une défection massive, elle ne satisfaisait plus en revanche les velléités de développement tous azimuts des nouveaux-futurs propriétaires du LOSC. Le réseau des supporters officiels lillois n’était donc pas seulement six fois moins important que celui du RCL, il était également moins organisé et plus imprécis. Le club de l’Artois règne au contraire sur ses partisans officiels, il impose ses règles et définit de véritables objectifs comme lorsque ses dirigeants demandent aux responsables des sections le doublement des abonnements d’une saison à l’autre (ce fut le cas en 1997). Le Supp’R’Lens est une formidable machine à encadrer et à mobiliser du supporter, il instaure de la concurrence entre les sections, il lui faut des résultats et ceci ne concerne pas uniquement la mobilisation au stade.
117Nous avons vu aussi à quel point les clubs de football professionnel ont intérêt à organiser les partisaneries, comment une politique supporteriste imprécise voire « prisonnière » entame la dynamique des groupes de supporters officiels et en quoi un dirigisme fort contribue au contraire à attiser les réseaux traditionnels de soutien. A Lens plus qu’à Lille donc, le club central des supporters représente une ressource – au sens de richesse – non négligeable. Elle est à la fois économique (puisque les membres du Supp’R’Lens consomment les produits dérivés vendus par le club, puisqu’ils s’abonnent, puisqu’ils s’acquittent d’un droit d’entrée dans une section qui redistribuera ses bénéfices au RCL) et symbolique (puisque le Supp’R’Lens participe à la bonne image du club, puisque ses supporters officiels ont une part de responsabilité quant au choix du Stade Bollaert pour accueillir des grandes compétitions internationales). De ce point de vue, on peut même dire que la portée du capital symbolique ajoute aux prestations marchandes d’un club tant la sélection d’une enceinte améliore le confort de l’ensemble des spectateurs. Si on peut utiliser le terme de « loyautés » appliquées à l’action des supporters dans les sections, je ne crois pas cependant qu’il soit opportun de parler ici des stratégies individuelles de « ticket gratuit ». Je ne pense pas en effet pouvoir comparer le militantisme sportif (j’emploie ce terme à dessein pour distinguer formellement l’engagement de tous les supporters organisés de celui des autres catégories de spectateurs présents dans les stades) à d’autres participations individuelles classiques à l’action collective. Je ne pense pas devoir expliquer les absences occasionnelles des supporters comme membres des groupes comme celles d’agents des partis politiques, ou comme celles d’acteurs réunis par exemple dans des collectifs ou dans des groupes contestataires. Pour ceux-là en effet, le concept développé par Mancur Oison fonctionne117. On comprend bien la portée de son explication quant au paradoxe parfois observé dans l’action collective, on saisit les biens collectifs apportés par une action collective à l’ensemble des personnes y ayant participé ou pas. Précisément, il est pertinent de recourir aux travaux d’Olson pour expliquer l’état des mobilisations des membres de l’association Act-Up ou à celles des adhérents aux collectifs de chômeurs pour l’obtention des primes de Noël. Pour ces cas en effet, les actions collectives produisent des changements dont la nature implique la possibilité qu’il y ait partage jusqu’à ceux qui n’ont pas participé. En revanche, dans le cas du supporterisme, la nature des intérêts produits par un engagement des membres des groupes ne permet pas d’accepter cette notion de partage. De fait, cela exclut de l’analyse la notion de « ticket gratuit » bien que cela ne signifie pas qu’il y ait une certaine forme de redistribution de ce qui a été obtenu par les personnes mobilisées (ici on parlerait plutôt d’intérêt symbolique par opposition aux avancées financières, logistiques, matérielles procurées par les actions collectives menées par des chômeurs, des syndiqués...).
118On peut finalement affirmer que la mécanique organisationnelle lensoise participe activement à la configuration du supporterisme dans les tribunes de Bollaert. Outre sa responsabilité dans la stimulation des engagements de supporters, le Supp’R’Lens agit sur le maintien des participations individuelles dans le spectacle produit au stade. Contrairement à une structure lilloise relativement inopérante, l’organisation lensoise réussit à inscrire les fibres militantes dans la continuité en appliquant la méthode de la concurrence entre les sections. Malgré le coût élevé du supporterisme (achat des abonnements et des produits dérivés, participation aux déplacements...), la population des partisans lensois va grandissante et c’est ce qui intéresse. Il serait plus compréhensible de constater une stagnation voire un effritement des engagements (côté lillois depuis le début des années 1980 mais moins depuis la fin des années 1990) plutôt qu’une progression. Aussi, dans un tel contexte et compte tenu de la multiplication des défections côté lillois (par rapport aux années 1950), l’hypothèse d’une organisation lensoise plus efficace est recevable. Pour autant, il semble peu légitime de juger de la qualité de telle ou telle politique sans mesurer l’ensemble des acteurs concernés. Aussi, après avoir examiné les intentions et les réalisations des dirigeants, il faut préciser le sens des politiques organisationnelles selon le point de vue des dirigés. J’ai très tôt annoncé l’intérêt de cette dichotomie. Même si j’ai en partie entrepris la compréhension des discours de dirigés (notamment à travers l’interprétation de la parole de quelques dirigeants de sections), ce n’est pas suffisant. Il faut pouvoir caractériser la dynamique des groupements de supporters (classiques et indépendants), signifier les engagements des supporters. Ces deux aspects sont abordés au cours de cette section qui consacre par conséquent l’acteur de la « base », celui qui consent de nombreux efforts pour assouvir sa passion du football118.
119L’hypothèse organisationnelle ne peut effectivement tout expliquer. Le Supp’R’Lens et En Avant le LOSC conditionnent à des degrés divers l’engagement des partisans : le maintien de la pratique supporteriste, l’activité ou la passivité des actions menées par les sections, les niveaux d’absence à l’intérieur des éléments des réseaux qu’ils dirigent, les structures protestataires qui les concurrencent plus ou moins d’un club à l’autre119. Selon la façon de présenter les modèles organisationnels soutenus par les clubs, on pourrait craindre que l’acteur ne soit placé au second rang de l’analyse et que la masse de supporters dépende uniquement d’un artéfact personnifié. Compte tenu des dispositions prises ici, il a clairement été annoncé que l’influence des organisations s’envisagerait à travers les politiques mises en place par les dirigeants des clubs. Aussi, on laisse une position centrale à l’individu qui est bien au centre de l’analyse parce que les clubs centraux de soutien ne représentent rien sans son activité. De même, ce n’est pas parce que je place les organisations au cœur de cette étude lors de telle ou telle étape que les supporters n’ont aucune responsabilité. Mon travail présente une diversité des éclairages. Pour autant, même s’il a été démontré combien la politique de gestion du supporterisme détermine l’ampleur des réseaux de supporters, ceci ne signifie pas qu’elle relève seulement de l’action des dirigeants.
120L’organisation n’explique pas tout. Cette « structuration humaine des champs de l’action sociale »120 ne livre pas la totalité des causalités liées au phénomène supporteriste. Il faut pouvoir ajouter davantage de richesse à l’interprétation du réel. Bien que l’action du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC conditionne le résultat des conduites individuelles, elle n’apporte qu’un élément de réponse et pour deux raisons. D’une part, il faut se souvenir qu’à Lens comme à Lille existent des populations de supporters organisés dont l’activité n’a rien à voir avec les politiques produites par les dirigeants. Les groupes des Red Tigers et des Dogues Virages Est n’appartiennent pas au réseau officiel de soutien. Et si une frange de leur dynamique dépend des attitudes de supporters classiques ainsi que de celles qui les encadrent, l’intégralité des comportements de partisans autonomes n’est cependant pas expliquée à partir des structures officielles. D’autre part, quoique adhérent d’une organisation plus ou moins formalisée, le supporter dispose d’une certaine marge de liberté dans l’accomplissement de sa pratique. De fait, il faut bien admettre que l’organisation des partisaneries n’explique pas tout et commande la poursuite des investigations selon une perspective différente121.
121Je l’ai précisé lors du passage correspondant à la sociologie des clubs centraux de supporters, les organisations sont des construits humains. En dépit de la variation des effets qu’elles produisent depuis les faits voulus par les dirigeants lensois jusqu’aux conséquences perverses dont les loscistes aimeraient se débarrasser, le Supp’R’Lens et En Avant le LOSC n’existent qu’au travers des acteurs. L’état de fonctionnement de ces organisations dépend à la fois des supporters, des dirigeants de section et des responsables du RCL et du LOSC. Plus précisément, si le Supp’R’Lens parvient autant à satisfaire son public et à maintenir les engagements de ses membres c’est en raison de la nature de la coopération entre les différents acteurs et aussi parce qu’il profite d’un contexte social favorable. Même si chaque catégorie d’acteurs n’est pas animée par un intérêt commun, la dynamique organisationnelle est telle qu’elle autorise la réalisation de motivations divergentes. Les cartés du Supp’R’Lens poursuivent leurs engagements malgré leur connaissance des intérêts financiers attendus par les dirigeants lensois, les responsables de section poursuivent leurs actions d’entrepreneurs en dépit des diverses pressions qu’ils supportent (provenant à la fois des cartés et des agents commerciaux du RCL), la direction du RCL poursuit sa recherche de plus-value alors que les partisans réclament avant tout de la performance sportive nécessaire à l’identification. En même temps, parce que l’intégration des supporters au modèle lensois ne s’effectue pas par le contrat, une certaine population de supporters ne rentre pas dans le jeu de la coopération des intérêts. Dans ce cas, le Supp’R’Lens ne représente pas vraiment un moteur d’intégration mais plutôt la raison du développement d’un style supporteriste contre-culturel. En d’autres termes, l’apparition de groupes de soutien « indépendants » s’explique aussi à partir du mode de fonctionnement du club officiel de soutien.
122A Lille en revanche, le mode de fonctionnement de l’organisation centrale des supporters semble moins visible. Parfois contraignant lorsque les résultats sportifs du LOSC donnent davantage le droit de demander plus aux supporters, mais le plus souvent fondé sur l’idée d’un contrat sans suite entre le club et les acteurs des sections, En Avant le LOSC n’a pas réellement défini son mode d’action. La politique losciste est imprécise voire prisonnière. La grande diversité des pratiques récréatives proposées par le contexte lillois n’arrange pas la situation du LOSC. Pour l’instant, on saisit mieux ce qui pousse les leaders des Dogues Virage Est à ne pas considérer l’existence d’En Avant le LOSC. On comprend qu’ils ne soient ni gênés par la présence de supporters officiels, ni motivés dans leurs actions par un voisinage qu’ils n’évaluent même pas. A Lens comme à Lille donc, l’état des mobilisations de supporters (officiels et indépendants) relève à la fois de stratégies humaines et de réactions individuelles122. On doit certes considérer les organisations, c’est-à-dire estimer toute leur responsabilité dans la dynamique des réseaux de soutien. Mais que seraient ces construits sans l’accord ou le désaccord qu’ils produisent parmi la population des partisans organisés ? Comment pourrions-nous leur attribuer un statut de déterminant sans intégrer les significations sociologiques des styles supporteristes ? Que représentent le Supp’R’Lens et En Avant le LOSC si le travail du sociologue n’intègre pas le supporter, ses motivations et ses stratégies, ses manières de voir, le sens qu’il engage dans sa pratique partisane ? Peu de choses à vrai dire, et c’est pourquoi je montrerai combien le supporter (et ses motivations...) occupe une grande place dans l’explication (même si je viens de montrer qu’il en va de même s’agissant du facteurs organisationnels, et contextuels, à un certain degré d’analyse).
123Mais expliquer les mobilisations des supporters lensois et lillois à partir de la seule rationalité des clubs officiels ne provoque pas uniquement la relative mise à l’écart du partisan lui-même, et des raisons qu’il donne à sa pratique. En effet, on ne voit pas en quoi la variation des modes de fonctionnement des clubs centraux expliquent la formation des sections et de l’ensemble des groupements indépendants. Bien que l’étude des organisations ait permis d’engager le débat autour de la notion de capacités, ni la méthode du « contrat »– à Lille – ni celle de la manipulation affective ou idéologique – à Lens – n’apportent d’éléments d’explication quant à l’émergence des associations de supporters. Que l’on se réfère à Michel Crozier ou aux travaux didactiques d’Erik Neveu, on nous invite plutôt à réfléchir sur la notion d’opportunités123. Ceci a été fait au cours de la section consacrée aux structures des opportunités. Cela ne signifie pas qu’un travail basé sur l’importance de l’organisation soit illégitime. Même si une partie de ses travaux est aujourd’hui discutée, l’apport de Charles Tilly demeure intact pour comprendre l’action collective124. Précisément, il n’est pas question de remettre en cause le rôle fondamental d’une organisation dans l’explication d’un mouvement social, d’une mobilisation collective. Il convient plutôt de retenir une grande part des recherches et de la théorisation de Charles Tilly, de l’exploiter, tout en ayant à l’esprit que sa propre contribution favorise le développement d’une dynamique heuristique fondée à la fois sur la critique et la dimension cumulative de la connaissance sociologique125. Certes, je parle de critiques mais elles portent moins sur les conditions et les résultats des recherches que sur l’interprétation de données issues d’un terrain qui a considérablement évolué. On reproche par exemple parfois à Charles Tilly de vouloir comprendre l’action collective uniquement à partir des structures organisationnelles, des décisions prises par des corps dirigeants, de réduire ainsi la place des stratégies des acteurs. Cette attitude me semble pour le moins injuste. D’une part parce qu’il faut bien saisir l’objet des travaux de l’auteur qui ne travaille pas réellement sur les « nouveaux mouvements sociaux », sur des actions collectives produites par de petits groupes..., et d’autre part parce que son explication par « le haut » peut être reproduite même lorsque les mobilisations étudiées sont plus circonscrites (ce qui apparaît au travers de l’analyse du déterminant « organisation centrale de supporters »).
124Quoi qu’il en soit, comme précisé plus avant, la justesse de grandes recherches sur l’action collective ne concerne pas la dimension de la formation des groupes. En outre, même si certaines d’entre elles reposent sur un énorme travail longitudinal permettant par exemple la mesure de l’évolution de répertoires d’action, la prise en compte de l’acteur est rare. On ne parle pas de son inscription dans des réseaux de mobilisation, on n’intègre pas le concept de l’intentionnalité de l’individu, on ne tient pas vraiment compte du contexte structural des comportements subjectifs. De ce point de vue, l’utilisation du paradigme actionniste soutenu par Raymond Boudon apparaît plus légitime encore. Pour tout dire, il représente une structure idéale pour comprendre le supporterisme et fait de la théorie de la mobilisation des ressources un élément du maillage qu’il organise. Cette cinquième piste explicative doit nous amener à comprendre comment on devient supporter et ce que cela signifie. Si jusqu’à un certain stade l’essentiel de ce terrain se rapporte aux supporters organisés, il finit par intégrer la parole de supporters isolés (n’appartenant ni aux groupements officiels, ni aux associations autonomes). Comme le recours à la comparaison des publics du RCL et du LOSC s’explique à partir d’une volonté d’attribuer davantage de propriétés distinctives à nos matériaux, l’utilisation d’un comparatisme relatif à la parole des supporters relève d’un désir de signifier davantage les motivations des supporters organisés : « Comprendre le sens de ce qui est dit, ce n’est pas seulement être attentif, écouter et faire siennes les paroles entendues, c’est aussi analyser les mécanismes de production du sens, comparer des paroles différentes, mettre à nu les oppositions et les corrélations les plus structurantes »126. Voilà pourquoi ce terrain ne contient pas seulement la parole des « cartés » et de leurs dirigeants. Par ailleurs, la façon d’exposer les données et de comprendre le supporterisme s’inspire beaucoup de celle adoptée par Howard Becker à propos des fumeurs de marijuana127. Comme cet auteur s’est demandé comment on devient fumeur de majiruana, on a ici cherché à savoir comment on devient supporter de football. On retrouvera donc certaines phases proposées par Howard Becker dans son étude portant sur des « déviants » (« l’apprentissage de la technique », « l’apprentissage de la perception des effets », « l’apprentissage du goût pour les effets ») sans qu’elles soient nommées de façon identique en ce qui concerne les supporters. Comme l’auteur, je proposerai une formulation générale pour comprendre à la fois comment des personnes deviennent des supporters mais aussi pourquoi. Ainsi, nous avons suivi, autant que possible, la méthode de l’induction128 analytique.
125Quant à la démarche adoptée pour analyser et interpréter les paroles de supporters, je dirai qu’elle a été à la fois inductive et thématique puisque nous avons aussi procédé à partir des occurrences repérées dans le discours. Qu’il s’agisse du volet consacré aux significations du supporterisme ou à celui portant sur les raisons des violences des partisans autonomes, la méthode a proposé des chemins grâce auxquels les acteurs ont pu livrer les raisons qui les poussent à agir comme ils le font. Les grilles d’entretiens contenaient donc des questions fabriquées comme des hypothèses, elles étaient autant de propositions inductives dont la réalisation a reposé sur des entretiens exploratoires et de nombreuses observations participantes. Et parce que ces mêmes acteurs pouvaient parfois se fourvoyer quant aux raisons qu’ils croyaient être déterminantes pour rendre compte de leurs activités, une centaine d’entretiens a été effectuée au total (cinquante dans le cadre des enquêtes menées par l’équipe du Peuple des tribunes et cinquante pour ce qui concerne l’explication des violences) dans le but d’aboutir à une « compréhension rationnelle par motivation ». Le recours à la technique des entretiens (qu’elle repose sur l’induction ou non) conduit le chercheur à se poser plusieurs questions : qu’apporte la prise en compte des motivations des supporters ? Quelle est la place de l’interprétation de la parole des supporters dans notre système d’analyse ? Quel est son statut par rapport aux étapes précédentes de la démarche de recherche ? Si les réponses à ces questions ne pourront intervenir qu’en fin d’ouvrage, je pose dès maintenant l’utilité de la technique des entretiens. En effet, compte tenu des éléments d’explication récoltés au cours des étapes précédant l’interprétation des entretiens de supporters – je veux dire en nature et non en valeur- il fallait saisir le sens que le supporter associe à son engagement dans les tribunes des stades. Pour reprendre la formulation de Max Weber, il fallait aboutir à une « compréhension explicative »129.
A – Dynamiques et expressions des groupes
126Compte tenu des enseignements apportés par les sections précédentes, on voit bien que le supporterisme ne peut être saisi uniquement à travers ses organisations. Elles peuvent avoir un rôle structurant des comportements, des goûts et des valeurs, mais l’adhésion à un groupe de supporters n’implique pas une uniformisation des conduites et des discours. Il faut comprendre maintenant comment se crée une section et pourquoi les supporters adhèrent à un groupe précis. Cette partie est principalement composée d’une analyse compréhensive de la parole des supporters. Je vais montrer que l’ensemble des déterminants utilisés jusqu’ici n’explique pas tout en observant les engagements et les expressions des supporters. Quelles sont les formes d’engagements et les attitudes de ceux qui peuplent les tribunes des stades Bollaert et Grimonprez-Jooris ? Que se passe-t-il à l’intérieur des groupes de supporters qui puisse susciter leur participation et les amener à se déplacer sur des centaines de kilomètres pour retrouver leur équipe favorite ? Comment se forme une section de supporters ? Comment « supporter » s’articule avec le reste de la vie ? Ces questions méritent d’autant plus d’être posées que la médiatisation du football standardise les discours des partisans. Les commentaires se contentent alors, pour la plupart, de diaboliser ou d’encenser les foules sportives130. Dès lors, il ne reste guère de place pour la compréhension des significations et des investissements dans le supporterisme. Pourtant, bien des formes d’engagement se dégagent dans le soutien à son club préféré. Et c’est bien à partir d’elles que se constituent des formations de supporters, des associations apparemment distinctes.
127J’ai déjà présenté les différentes catégories de groupements de supporters des stades Bollaert et Grimonprez. Il reste à distinguer les pratiques supporteristes. Quelles sont les manières de vivre le spectacle footballistique ? Que se passe-t-il avant, pendant et après le match de football dans les cafés des supporters officiels ou dans les locaux des partisans autonomes ? Que se racontent-ils et en quoi leurs discours expliquent le supporterisme ? Etant entendu que chaque association est dirigée soit par une seule personne soit par une sorte de collège, en quoi les caractéristiques de ces acteurs particuliers expliquent-elles la formation des groupes ? Des stéréotypes tenaces affirment que les publics des stades agissent par exemple « beaucoup plus sous l’influence de la moelle épinière que sous celle du cerveau »131. Mais il suffit de porter quelque attention aux spectateurs et aux supporters pour percevoir qu’il existe des points de vue132 sur le jeu dans les gradins et que les engagements ne résultent pas de pulsions pathogènes. Parmi les supporters, il existe à la fois une grande proximité et une différence majeure entre ceux des grands clubs et ceux des petits stades. On évoquera volontiers dans un cas une communion voire une célébration, tandis que dans l’autre on s’en tiendra à l’idée de ferveurs sympathiques. Si tous partagent le désir de manifester leur soutien à une équipe, les pratiques de supporterisme ne répondent pas à un temps unique d’initiation. Toutefois, l’engagement des amateurs de football marque l’opposition entre « nous » et « eux ». Le supporterisme c’est avant tout un monde avec des codes, des règles que les uns doivent inclure consciemment ou inconsciemment dans un processus d’apprentissage et que d’autres doivent intérioriser. Mais cet univers repose sur des valeurs hétérogènes et derrière lui se cachent différentes manières de vivre un match de football. Et si aujourd’hui des formes particulières de partisanerie signalent une évolution du supporterisme, elles le font d’abord parce qu’elles sont en rupture avec l’assise sociale traditionnelle du peuple des tribunes.
128Comme les activités physiques et ludiques donnaient « force et prestance » et que parmi elles certaines ressemblaient à « un divertissement excitant », elles ont longtemps constitué une pratique de classe réservée à l’élite sociale133. Si le football a lui aussi d’abord été pratiqué par quelques privilégiés134, il est ensuite devenu le sport collectif le plus répandu, notamment parce qu’il a été instauré dans les milieux ouvriers en vue d’occuper « sainement » les temps libres135. Grâce au spectacle du football, les entrepreneurs souhaitaient combattre les conduites non conformes aux impératifs capitalistes. Mais les ouvriers ont rapidement « occupé » cette pratique sportive. On pourrait illustrer cette idée à partir, par exemple, du rôle joué par les socialistes dans la diffusion du football136. Enfin, le développement de l’industrialisation a largement contribué à renforcer la base sociale traditionnelle du football de manière à l’asseoir comme une composante de la classe ouvrière. L’implantation reposait le plus souvent sur une proximité entre, d’une part, le lieu de résidence des supporters et des joueurs et d’autre part le lieu de travail et le stade. En dépit de cette construction rarement établie par les ouvriers eux-mêmes, le modèle a bien fonctionné. Dans le bassin minier au nord de la France, de nombreux clubs naîtront de cette édification si particulière comme dans les environs de Lille d’ailleurs137. De plus, les commerçants de la région avaient tout intérêt à faire vivre cette « tradition »– à Lille comme à Lens –. Ils ont de fait toujours joué un rôle d’animation et de financement du supporterisme. Pour autant, la réussite repose également sur le fait que l’engagement individuel dans le football (sous ses deux dimensions de pratique et de spectacle) est indissociable d’une inscription communautaire, au moins à ses origines. En supportant une équipe, les individus affichaient leur appartenance à la communauté locale. De cette allégeance naissaient une fusion et une cohésion des comportements facilitées par les structures de l’habitat et, peut-être à l’époque, par des affinités ethniques. Au travers du nom de certains clubs, on retrouve la trace de l’inscription du football à la fois dans les collectivités ouvrières (le Calonne Fosse 6 à Liévin) et dans les regroupements d’immigrés polonais par exemple (le Ruch Carvin). Ainsi, à bien des égards, le supporterisme signifiait d’abord cette intégration par laquelle émergeaient des affinités entre les personnes. Si on saisit mieux maintenant la manière dont le goût du football se répandait parmi les ouvriers, des changements obligent à observer davantage les dynamiques de renouvellement des publics, les processus de construction du supporterisme et ses significations.
A1 – Le jour du match d’un stade à l’autre, d’un gradin à l’autre, d’un partisan à l’autre
129Effervescence est bien le terme qui traduit le mieux l’agitation urbaine lensoise les jours de match. Ce n’est pas une sinécure de traverser en voiture les communes du bassin houiller. Que l’on soit à Courrières, Harnes ou Billy-Montigny il faut être constamment sur ses gardes car la chaussée est exiguë. La ville de Lens est certes une grande cité des houillères, elle n’échappe pas à ce phénomène. Et lorsque le « Racing » rencontre une autre équipe dans son stade, il devient difficile de circuler. Lens est une ville de football. Nombreux sont ceux qui qualifient ainsi cette agglomération de 40000 habitants. On a pris soin d’indiquer la direction du stade Bollaert depuis les rocades qui ceinturent la ville et une partie du bassin urbain situé entre Lens-Hénin-Carvin. Ceux qui connaissent la ville de Lens – et d’autres – savent où se trouve Bollaert, d’abord parce qu’il est très proche du centre-ville et que d’innombrables panneaux signalent son emplacement géographique dans la cité. Toutefois, de là à penser que Lens n’est qu’une ville de football, seuls ceux qui assimilent Bollaert à un chaudron soutiennent cet avis. Mais sont-ils totalement responsables de ce point de vue quand on se souvient que la municipalité a beaucoup investi pour soutenir le RCL depuis plusieurs dizaines d’années maintenant ? Pourtant le stade Félix Bollaert n’est pas un chaudron, il n’est donc pas symboliquement ce qui donne naissance à une forme nouvelle ni même le transformateur de joueurs en héros ou en dieux138. Il est fait de quatre tribunes indépendantes les unes des autres.
130Les soirs de match restent le théâtre d’une agitation urbaine, toute la ville semble comme métamorphosée et nombreux sont ceux qui se préparent à entrer en scène. On la ressent tout d’abord à quelques kilomètres de là, aux abords de la ville, sur les routes qui mènent au stade. Des voitures aux couleurs du RCL filent à vie allure puis, une fois entrées en ville, s’engagent dans un ballet saccadé fait de démarrages et d’arrêts réguliers. Sur les chemins emmenant les supporters vers le carré vert, les cafés et autres « Bar-Tabac-Loto-Presse » s’emplissent peu à peu. Les patrons s’affairent, servent les uns et les autres tandis qu’ils participent, de façon découpée, aux discussions d’avant match. Ils livrent leurs dernières informations concernant la composition des équipes, conseillent ceux qui s’apprêtent à enregistrer leurs bulletins de Loto-sportif, étonnent par leur connaissance approfondie des dernières confrontations entre le club local et celui qui lui rend visite. On entend parler de choix tactiques, d’un buteur qui impressionne par son efficacité, d’un meneur de jeu adroit et « malin », d’une équipe qui « joue bien sinon elle serait pas allée gagner à Marseille ». Tous espèrent assister à un grand match, voir un Racing en grande forme. Accoudé au bar en teck, un quadragénaire fume une cigarette blonde qu’il a tirée d’un paquet de 25. Il porte une écharpe « sang et or » autour du cou. C’est un modèle plutôt ancien. D’autres arrivent, plus jeunes et revêtus d’un maillot sur lequel figure le nom d’une chaîne de supermarchés. Ceux-là sont coiffés de la casquette officielle du RCL qu’ils ont peut-être achetée un samedi après-midi dans une des boutiques du club. A l’extérieur, le ciel est clair car un léger vent souffle mais l’on perçoit déjà une fraîcheur automnale précoce. On entend un bruit sourd qui émane de Bollaert. A quoi ressemble-t-il à plus d’une heure du coup d’envoi de la rencontre ? Les fidèles s’installent, rejoignent leur place particulière et s’assoient. Certains transportent un sachet contenant des sandwichs, des frites. On aperçoit de nombreux agents de sécurité, des membres du personnel d’accueil habillés d’un trois-quarts de couleur orange au dos duquel figure leur spécialité. On remarque aussi des responsables d’agents, « badgés » et portant le costume. Alors que les footballeurs visiteurs foulent la pelouse, des hauts-parleurs dissimulés diffusent de la musique. C’est Patrick Bruel qui succède maintenant à un chanteur italien pour « Attendez-moi ». Je suis dans la tribune Lepagnot au niveau appelé Privilège. Ici, on ne connaît pas les tarifs des abonnements. C’est un endroit privilégié pour observer la tribune opposée et composée des blocs Tony Marek et Louis Xercès. C’est dire que le terrain sépare les gradins Premières, Honneurs, Présidentielles et Privilège de la tranche des places Populaires. Celles-ci sont en général les premières à se remplir. Les couleurs éclatent déjà tandis que le rythme des tambours surgit puis s’épuise, les supporters du Kop et des Red Tigers s’exercent. A moins d’une heure du début du match, les parkings jouxtant le stade sont pratiquement tous déjà saturés. Mais où sont les supporters ? Dans les cafés de la ville sans doute, ou bien dans le principal supermarché des produits à l’effigie du RCL. Je contourne le stade, une vingtaine de bus se trouvent sur un parking réservé que quittent les membres de sections du Supp’R’Lens. Comme ils s’approchent des portes d’accès, de petits groupes de cinq à dix personnes se constituent. Si les affiliés d’une section se déplacent tous ensemble parce que leur carte du Supp’R’Lens leur donne droit à l’avantage de venir au stade en bus, tous ne vivent pas forcément le match avec le reste du groupement. D’une manière générale les voitures particulières sont des berlines de moyenne catégorie. A 19 heures 15, la tribune Lepagnot est presque toujours inoccupée alors que le niveau des Premières reprend progressivement des couleurs. Elles sont cependant moins vives qu’en d’autres endroits du stade, notamment ceux investis par le Kop, les Red Tigers ou le Kop Sang et Or. Bien que les supporters du Kop n’appartiennent pas au mouvement autonome mais au réseau officiel de soutien, ils peuplent l’espace le plus bruyant et le plus expressif du stade Bollaert. Forts de cet élément, les dirigeants du Supp’R’Lens exploitent dès qu’ils le peuvent ce qui constitue leur premier argument de promotion d’un supporterisme « à la lensoise ». Les groupes d’autonomes ont quant à eux déjà installé leurs signes distinctifs, et principalement une bâche grâce à laquelle on les identifie. Même si cela n’est pas une pratique généralisée, une bonne partie des sections du Supp’R’Lens déploie également une sorte de banderole au bas de l’emplacement occupé. On y trouve à la fois le nom de la ville dans laquelle cette section se trouve, celui du café qui fait office de siège ainsi que le logo du Supp’R’Lens. A moins de trente minutes du coup d’envoi, la plupart des Red Tigers sont assis bien sagement en tribune Marek à l’exception de quelques membres situés au bas de l’emplacement du groupe. Je reconnais quelques uns des leaders. « Yule » peaufine encore l’organisation du spectacle qu’il a conçu (appelé encore un tifo) mais se décide finalement à le reporter en raison des conditions météorologiques devenues défavorables, « Baguette » donne ses dernières instructions aux détenteurs des tambours en bon capo139 qu’il est. « Sabos », le principal leader des Tigers, est installé face au groupe. Il le parcourt du regard et s’arrête car on le réclame. Comme une majorité des supporters affiliés au Supp’R’Lens portent les effets officiels du RCL, les Tigers possèdent tous au moins deux gadgets vendus par l’association (une écharpe dans tous les cas).
131Le match a débuté. Les Tigers, le Kop Sang et Or, les membres du Kop et l’ensemble du stade saluent différemment l’entrée des joueurs. Chez les supporters autonomes, le capo dirige la manœuvre, relance ses troupes en utilisant un mégaphone. Il les arrête puis les relance et semble tout donner. Cette activité débordante impressionne, et l’on se dit que ce supporter ne parviendra pas à soutenir ce rythme très longtemps. Jusqu’à la fin de la rencontre, il ne cessera pas son activité. J’ai particulièrement vécu le match au milieu de ces ultras : je ne regardais pas l’évolution des joueurs, ni celle de l’arbitre. L’entame du match passée, le rythme des tambours change et semble plus « brésilien ». La tension tombe. Je décide de quitter momentanément ce bloc des tribunes.
132Le groupe autonome des Kop Sang et Or n’est composé que d’une dizaine de supporters postés derrière une bâche qui fut jadis le symbole de leur puissance. Ils se tiennent debout puis sautillent, chantent puis s’arrêtent comme leur unique tambour. Les spectateurs des autres tribunes ne les regardent pas et un tigers venu me rejoindre annonce que ce groupe « n’existe plus ». Il exprime la peine et la pitié qu’il ressent à son égard, il rappelle alors qu’en matière de supporterisme ultra les Red Tigers n’ont finalement pas de concurrents dans le stade Bollaert. Quelques instants plus tard, je me retrouve face à la partie la plus spectaculaire du Supp’R’Lens, le Kop. Cette zone est éclatante de couleurs, on agite de grands drapeaux sur lesquels figurent parfois les étoiles de l’Union Européenne. On remarque également un pavillon anglais, ces gens portent de mille façons les couleurs du RCL alors qu’ils appartiennent à un même groupe, à un même style de partisanerie. Des adolescents ont le visage peint aux couleurs du RCL. on agite des écharpes mais l’essentiel se passe sur le terrain pour ces supporters. En revenant près des Tigers, je suis surpris de voir qu’aucun membre n’observe le jeu. Tous se tiennent debout et se lient les uns aux autres par le cou et la taille, ils sautillent en tournant le dos au jeu. C’est une animation typiquement ultra, elle porte le nom de « La Grecque » et se reproduira à plusieurs reprises au cours de la partie. Toutes ces personnes sont venues, apparemment, pour les mêmes raisons mais ne partagent pas la même façon de vivre leur passion. En est-il de même à Grimonprez-Jooris c’est-à-dire à moins de cinquante kilomètres de là mais pas au même moment ?
133Au moment des enquêtes les tribunes de Grimonprez-Jooris ne sont pas comparables à celles de Bollaert. D’une part, les supporters sont moins nombreux et le réseau officiel de soutien est, comme je l’ai précisé, peu concerné par l’animation des tribunes. D’autre part les résultats sportifs du LOSC au cours de l’étude n’étaient pas vraiment favorables aux émulations collectives. Car il existait une réelle crainte de voir le LOSC quitter l’élite du football français. On ne peut pas constamment neutraliser la variable sportive quand on souhaite expliquer les phénomènes supporteristes. Si la dynamique concurrentielle imposée par le Supp’R’Lens crée tout un florilège de spectacles et de chants à Bollaert, le faible emprise d’En Avant le LOSC n’apporte que peu d’éléments facilitant l’euphorie collective. Compte tenu de l’état du réseau des sections de supporters lillois, il n’était pas étonnant de constater une relative tranquillité avant les rencontres. En effet, rares étaient les sections capables d’apporter plusieurs dizaines de partisans au stade Grimonprez-Jooris. Alors que la ville de Lens accueille des milliers de personnes provenant de toute la région (mais principalement de quelques zones du Pas-de-Calais), Lille est avant tout investie par des partisans dont le lieu de vie ne se trouve finalement pas éloigné du stade. On peut donc voir d’un côté des supporters profitant de l’occasion pour s’adonner à quelques visites dans les cafés de Lens et de l’autre de simples consommateurs. C’est du moins l’impression que l’on ressentait lorsque l’on se rendait à Lille les soirs de match. Enfin, ne l’oublions pas non plus, le spectacle footballistique ne possède pas le même statut d’une ville à l’autre. Si une première visite de la ville de Lens donnera très certainement une idée de l’emplacement ou au moins de l’existence du stade Bollaert, l’étranger qui découvrirait Lille ne retiendrait sans doute pas cela de son passage dans la capitale du Nord. Le football représente une réalité parmi tant d’autres. Aussi, le stade ne constitue pas l’ouvrage architectural majeur dans la ville, et la municipalité se montrera plus volontiers impliquée dans la rénovation du Musée des Beaux Arts ou dans la réalisation d’un nouveau quartier d’affaires par exemple. Si la majorité des lensois est naturellement tenue au courant qu’un match se déroulera dans sa ville parce qu’elle se métamorphose quelques heures avant le coup d’envoi, on ne peut pas en dire autant des lillois, même si ceux-ci résident à proximité de Grimonprez-Jooris. Le stade lillois est certes situé à quelques minutes du centre-ville, mais son emplacement ne permet pas à une bonne partie des lillois de savoir que quelque chose va s’y passer.
134Alors que la ville de Lens abritera les soirs de match pratiquement le double de sa population habituelle, celle de Lille n’aura aucun mal à digérer la dizaine de milliers de nouveaux venus lorsque le LOSC évolue à domicile. En outre, comme la cité nordiste s’étend sur une zone géographique beaucoup plus large que celle de Lens, on ne constate pas qu’un foyer occasionnel de mobilisation collective se prépare à quelque distance. Certes, les rues du Vieux-Lille sont agitées comme les abords du stade, mais que dire du reste de Lille ? Je l’exposerai plus loin, les cafés constituent des cellules de base du supporterisme parce qu’ils représentent un lieu de sociabilité populaire, masculine et très accessible. Aussi, le fait que le stade lillois soit d’une certaine manière coupé du reste de la ville par les grands boulevards ne favorise pas l’appropriation des alentours par les supporters. Si les cafés situés à proximité du stade Grimonprez-Jooris existent, ils se distinguent cependant de ceux que l’on découvre près du stade Bollaert car ils sont moins nombreux et appartiennent au quartier du Vieux-Lille. En vérité, on rentrera plus volontiers dans les cafés de Lens que dans ceux de Lille parce qu’ils ne semblent pas réservés aux habitués. Ils sont aussi plus spacieux, mais surtout leurs propriétaires affichent clairement leur appartenance à l’équipe de football locale et donc au football. A Lille en revanche, que voit-on aux abords de Grimonprez-Jooris ? Il y a bien quelques bistrots, deux précisément, à moins de cinq cents mètres mais ils ne manifestent pas vraiment un intérêt pour le football. A Lille, le supporterisme n’existe qu’une fois franchies les grilles qui donnent accès au stade. Ce n’était pas qu’un sentiment, ou qu’une impression, au moment des enquêtes. Contrairement au stade Bollaert, les tribunes populaires de Grimonprez-Jooris sont situées derrière l’un des deux buts. Quant au virage est, il est occupé par les autonomes lillois, encadrés des tribunes Réservées et Honneurs. En dehors de cet espace, le stade de Lille n’a rien à voir avec Bollaert. Les DVE forment le groupe de supporters le plus expressif et le plus partisan à Lille. Si à Lens la mécanique impose à l’ensemble des sections d’exprimer joyeusement son appartenance au RCL, on ne peut pas en dire autant des groupements affiliés à l’association En Avant le LOSC. Bien sûr les sections apposent des bâches là où les membres se trouvent, mais elles se ressemblent toutes. Il n’y a pas de chants répétés, ni de rituels originaux au cours des rencontres. Tout cela semble homogène, surfait, reconstruit, c’est-à-dire artificiel. A Lille, seul le derby opposant le LOSC au RCL excite les foules et parfois les envenime. Ainsi en octobre 1996, l’ambiance de Grimonprez-Jooris s’est-elle transformée avec un service d’ordre plus pointilleux et des fouilles systématiques. Les esprits s’échauffent, quelques fumigènes sont lancés depuis le virage est, les supporters loscistes s’agitent et scandent le nom des joueurs puis chantent quelques couplets improvisés et fustigent le mauvais jeu du Racing. Dans chaque groupe, quelques uns exhortent des affiliés généralement plutôt timides, ils s’improvisent capo et le stade vit. Ainsi l’image de ce public d’habitude si peu expressif change-t-elle une fois par saison, et ceux qui assistent au derby régional ne peuvent plus affirmer que le public lillois est plutôt bourgeois au sens où il ne manifeste finalement pas son attachement. Il lui arrive de sortir de sa torpeur, et c’est moins la conséquence d’une modification de la gestion des supporters par les dirigeants lillois que l’effet d’une situation particulière stimulant la partisanerie de chacun. On ne peut indéfiniment neutraliser la variable sportive, ses enjeux. Mais encore faut-il pouvoir assister à la seule rencontre jouée à Lille, au cours de laquelle le public de Grimonprez-Jooris joue la partition de la partisanerie.
135Ces quelques éléments montrent toutefois ce qui sépare les deux grands stades de la région. D’un côté les supporters n’hésitent pas à parler de l’ambiance qui règne au stade comme d’un détonateur de la mobilisation, qui les stimule davantage et les fait revenir, même si le spectacle n’y est pas nécessairement de qualité. Au passage, on trouve la démonstration que le goût pour le jeu ne constitue pas le seul déterminant du supporterisme. De l’autre, on constate une certaine froideur, un engourdissement dont quelques supporters loscistes se plaignent. Si l’environnement culturel et social de chaque ville explique en partie les différences entre les ambiances, il n’épuise pas pour autant les manières de comprendre les différences de popularité : les dirigeants sont en partie responsables des mobilisations de supporters et les performances sportives des joueurs conditionnent aussi pour partie les manières de vivre et de soutenir une équipe. Il faut, me semble t-il, en passer par une explication à partir de l’individu. C’est-à-dire à partir d’une interprétation de ses manières d’agir, de ce qui l’incite et de ce qui ne le fait pas agir autrement. Aussi, je vais tout d’abord examiner ce que les supporters pensent des formes d’engagement qui ne sont pas les leurs. Ceci permettra ensuite de mieux comprendre comment les supporters organisés agissent avant, pendant et après le match de football. Enfin, il s’agira de dégager les diverses significations du supporterisme à partir de la prise en compte de l’ensemble des figures de supporters. Premier élément, le monde des supporters est animé de nombreux jugements de valeurs qui aboutissent à une opération de classement des catégories de soutien. Du supporterisme militant jusqu’à la fréquentation erratique du stade, la pratique se décline selon de multiples niveaux d’intensité. L’important ici n’est pas de faire un classement en terme de vrais ou de faux supporters, mais plutôt de comprendre comment les investissements individuels sont compris du reste des tribunes. D’une certaine manière, il s’agit ici de saisir les dynamiques des divers groupes à partir de ce que leurs membres contestent ou condamnent. A Lille comme à Lens, la passion pour le football est faite à la fois de continuités intergénérationnelles et de ruptures liées à l’émergence de nouveaux mouvements. En outre, si l’engagement militant des jeunes supporters revêt un style éloigné des formes traditionnelles de soutien, c’est parce que les significations du supporterisme changent selon les époques. Adoptant un loisir déjà élaboré mais à leur gré, les supporters autonomes s’approprient la culture partisane tout en lui donnant de nouvelles significations, de nouvelles dynamiques c’est-à-dire d’autres illustrations et expressions. Ils se désengagent par exemple de valeurs fondamentales qu’ils considèrent comme passéistes (solidarité avec l’histoire de la région dans le cas lensois, solidarité avec les autres supporters et tous les joueurs comme à Lille), ou organisent toute une série d’attitudes et d’expressions visant entre autres à marquer d’autres différences. Et si certains affirment que les DVE ou les Red Tigers sont « des supporters de merde », ils le font principalement car ils ne perçoivent pas les distensions sociales provoquées par l’évolution de la société. Dès lors, des partisans affiliés ou non aux clubs officiels stigmatisent les nouvelles formes de supporterisme comme ce losciste (42 ans, non-affilié) et ce « Supp’R’Lensois » (39 ans, section Germinal) : « Le football, c’est un jeu, j’ai joué jusqu’à 42 ans. Les insultes je comprends pas, c’est un jeu. Les DVE, c’est des énergumènes. J’ai connu des DVE quand ils étaient enfants. Ils ne me font pas peur »/ « Les Warriors, les Red Tigers, c’est des supporters de merde. Un vrai supporter, pour moi, c’est encourager son équipe, qu’on gagne, qu’on perde, on fait la fête ».
136Ces deux témoignages concentrent les principes de classification en cours entre des supporters aux styles partisans différents. On peut même reproduire une telle coupure sur la base de l’avis des autonomes à propos des membres des clubs officiels (« les moutons » voire « les bouffons »). Or, le terrain le montre, il est très réducteur de situer les partisans sur la base de ces jugements de valeur. Chacun possède ses propres références et inclut fréquemment tel ou tel groupe dans une catégorie définie grossièrement. Mais tous les ultras ne sont pas des supporters violents et tous les supporters officiels ne sont pas des moutons. Pourtant, dans les tribunes de Lille et de Lens, on peut ressentir une réelle crainte des supporters indépendants comme on constate un sentiment de pitié des autonomes à l’égard des affiliés du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC. En réalité, les uns dénigrent les autres parce qu’ils ne partagent pas un même style de supporterisme et inversement. De là naissent des principes de classification le plus souvent erronés. Parmi les ultras par exemple, la plupart cherche à faire de l’esbroufe et leur soi-disant comportement agressif correspondrait le plus souvent à de la provocation. A Lens et à Lille, la violence demeure bien souvent symbolique et dépasse en de rares occasions le stade verbal et exagérément mimétique. Même si il arrive que cette tension entre le licite et l’interdit devienne incontrôlée, elle est loin de se généraliser. Quant aux « autres », dont parlent par exemple les Red Tigers ou les DVE c’est-à-dire tout d’abord les supporters de leur club mais appartenant au club officiel de soutien, leurs attitudes et expressions trahissent bien plus qu’un engagement distant et passif. Chez certaines personnes, supporter est bien plus qu’une simple activité récréative. En cloisonnant trop rapidement le supporterisme des catégories se font et se défont, la réalité des tribunes est faussée parce que les engagements ne sont pas constants même à l’intérieur d’un style particulier. A Lens comme à Lille, l’essentiel des jugements de valeurs de supporters à propos du supporterisme ne stigmatise pas plus les conduites violentes qu’un lot d’attitudes considérées comme passives par de nombreux partisans. A Lens par exemple, on a ainsi pu voir se constituer un Comité pour le Retour de l’Ambiance à Bollaert qui avance une définition du « vrai supporter ». Afin de nuancer les oppositions, il faut bien évidemment préciser les jugements de valeurs que les supporters diffusent eux-mêmes. Si on observe le discours de jeunes partisans, c’est moins la crainte des groupes autonomes qu’une curiosité voire une volonté de rapprochement qui est à souligner. Tous les supporters officiels n’émettent pas systématiquement des avis négatifs à propos de conduites partisanes différentes des leurs. C’est par exemple ce qu’illustre ce témoignage d’un supporter losciste (18 ans, lycéen) : « Les DVE, ils mettent de l’ambiance dans le stade. Les autres c’est des passifs. Heureusement que les DVE sont là. Mais pour l’instant je n’ai pas envie d’être DVE. Je me sens plus passif que les DVE. Un vrai supporter, c’est quelqu’un qui encourage son équipe dans les difficultés... ». On retrouve le même type de discours à Lens (supporter du RCL, lycéenne, 16 ans) : « Les Supp’R’Lens, y a des moments où ils sont endormis. Les Red Tigers, ils sont biens, on les entend, ils n’arrêtent jamais ».
137On observe nettement ici un décloisonnement. En raison de leur âge et de leur position sociale sans doute, ces supporters pourraient fort bien s’accommoder d’un style de partisanerie plus spectaculaire que ceux qu’ils pratiquaient au moment des entretiens. Ils semblent adhérer à une forme plus démonstrative d’attachement à leur équipe, et voient les ultras comme des supporters actifs avant tout. Dès lors qu’une adéquation existe entre les attentes des uns et des autres, les attitudes ne peuvent finalement pas être condamnées même si elles concernent les « autres ». La plupart du temps, le terrain lui-même confirme l’idée d’un effet de génération pesant sur les styles d’engagement : un jeune supporter s’appuie sur des références sociales qui s’accordent avec celles des ultras, tandis qu’un quadragénaire poursuit un style d’engagement plus conforme à une version plus traditionnelle. Les jugements de valeurs entre supporters dépendent, semble-t-il étroitement, des positions sur l’échiquier de la partisanerie mais aussi sur la scène sociale en général. D’ailleurs un tel décalage crée parfois des tensions entre des individus à l’investissement modéré d’un côté, et des supporters à l’engagement plus « moderne » de l’autre. Mais ces tensions ne sont pas unilatérales et je pourrais multiplier les éclairages pour le démontrer. Et c’est bien ce qui sépare, entre autres, l’engagement ultra de jeunes supporters d’une partisanerie plus « tranquille ». Pour certains jeunes DVE ou Red Tigers, le supporterisme est aussi une pratique juvénile associée à un groupe social destinée à afficher publiquement une certaine modernité, contrairement à ce que pense le supporter lensois suivant (38 ans, non affilié) : « Le RC Lens a les meilleurs supporters, mais ces clubs là ne montrent pas le vrai visage du RCL (…). A la télé, c’est vrai qu’à l’extérieur ils sont bien là et tant mieux. Cette année ils ont l’air de se tenir à carreaux. Si j’avais vingt ans de moins, je serais dans le Kop, pas avec les Red Tigers ». Dans ce cas précis, on observe une reproduction d’une partie du discours véhiculé par les responsables du RCL à propos des ultras lensois140. Ce type de jugement est assez fréquent dans les tribunes, sans doute parce qu’il repose sur une interprétation préétablie. Elle sera d’autant plus partagée si le supporter stigmatisant appartient au style de partisanerie produit par les clubs. Mais d’une façon générale, les faits ne sont pas toujours aussi simples tant on constate un système de jugements croisés. Ainsi l’hétérogénéité peut être aussi un respect de la différence, un sentiment que l’effet de génération ne permet pas nécessairement d’expliquer. Certains supporters font preuve de lucidité en tolérant plus qu’en condamnant une ferveur dépassant leurs propres engagements. Même si ce décloisonnement ne se généralise pas, il existe et mérite d’être souligné d’autant plus qu’il ne provient pas nécessairement de jeunes supporters : « Je pense qu’il est nécessaire qu’il y ait de multiples façons de supporter. Il faut des exubérants, des raisonnables. J’aime bien voir des gens qui explosent, qui sont heureux. Le spectacle du supporterisme, ça fait partie du jeu, de la vie du football » (supporter du LOSC, 67 ans, retraité). Néanmoins l’attitude la plus répandue consiste à répudier les formes de supporterisme les plus éloignées de celles auxquelles les supporters s’identifient141 : « supporters de merde », « énergumènes », « supporters envahissants », « casseurs », « fadas », « des animaux, et on a raison de les parquer comme des bêtes » quand les supporters classiques décrivent les autonomes ; « bouffons », « le beauf complet », « les supporters spectateurs », « des moutons » pour les perceptions qu’ont les ultras des supporters d’En Avant le LOSC et du Supp’R’Lens. Autant de réactions qui traduisent un manque de reconnaissance, un désaveu de la diversité des formes d’engagement et qui illustrent combien les tribunes des stades ne sont pas ces nouveaux espaces de solidarité et de sociabilité vus par quelques observateurs. Les témoignages le montrent, bien souvent les catégories de « bons » et de « mauvais » supporters sont reprises par les acteurs des tribunes. Un engagement différent est la plupart du temps considéré comme étranger. Dès lors, on le caractérise de bestial, de ringard, de dangereux, d’inquiétant. Si l’on constate un certain respect de la différence, on le doit dans un cas à la proximité sociale et dans l’autre à une vision du spectacle du football comme phénomène total. La compréhension du sens attaché à ces définitions du rapport à autrui se trouve à la fois dans la manière dont les uns et les autres témoignent de leur supporterisme, mais aussi dans ce qui se déroule au cœur des groupes de supporters. Il faut donc présenter les dynamiques partisanes des associations de supporters en distinguant d’un côté les groupements officiels et de l’autre les groupes indépendants. Riche des enseignements de ce travail, on saisira l’état qualitatif des mobilisations de supporters dans les stades de football.
A2 – Création et vie des sections de supporters
138Commençons par traiter le cas des sections reconnues par les clubs. Pour compléter les éléments d’interprétation issus des étapes précédentes, j’ai travaillé à partir d’entretiens effectués auprès des responsables de sections lensoises (six entretiens) et lilloises (cinq entretiens) par l’équipe du Peuple des tribunes. C’est moins la volonté de montrer l’inutilité des hypothèses relatives au contexte (associatif, des loisirs) que le désir d’avancer dans l’explication qui a motivé cette tranche du travail. Dans le protocole de recherche, il a été très tôt décidé que j’aurais recours à la parole des dirigeants de sections pour expliquer de façon plus compréhensive la création d’un groupe de partisans. Outre l’aperçu historique contenu dans les entretiens, j’ai tenté de saisir les motivations qui sont à l’origine de l’engagement des présidents. En croisant ces deux ensembles d’informations, je suis parvenu à une lecture plus précise de l’émergence des groupements lensois et lillois. En revanche, cette phase de l’analyse ne permet pas de cerner les raisons qui expliqueraient l’écart de popularité entre le LOSC et le RCL. Voilà pourquoi il me semble opportun de combiner les techniques de recherches, de varier les hypothèses de travail. Je discuterai, au cours de la conclusion, de l’intérêt d’associer les démarches quantitative et qualitative.
139La grande partie des entretiens montre que la création d’une section ne relève pas d’une simple initiative personnelle. A l’origine, on trouve évidemment la passion du football et l’intérêt de plusieurs personnes pour une équipe en particulier. Il en va ainsi dans le cas suivant : « J’ai été poussé par les habitants de Canaples qui étaient attirés par les résultats du Racing. Étant de la région lensoise, j’ai été amené à prendre les rênes de la section que j’ai créée en 1995 » (le responsable de la section de Canaples, Supp’R’Lens). D’une façon plus générale, l’émergence d’un groupe de supporters correspond à des foyers de sociabilité préexistants : amis, collègues de travail, habitants d’un même quartier ou d’une ville de petite taille. Mais il y a plus. Il faut encore que ces différentes personnes puissent se rencontrer de façon régulière dans un lieu dont la raison d’être ne soit pas trop éloignée des attentes de supporters : le café. Dans ce cas, il représente le moyen de consolider des ententes sociales et d’être à la base d’une expérience collective. Le café permet l’interface entre un réseau de connaissances préexistant et la mise en forme d’un projet commun de création d’une section : « La section d’Albert a été créée en 1977 par une bande de copains qui allaient souvent supporter le RCL à Bollaert. Certains travaillaient à la SM AG (usine aéronautique), d’autres au Crédit Agricole. Ils se voyaient ici au café et ont créé un club. Il y a eu le baptême de la section en 1978 avec Flak et Joly (anciens joueurs) » (le responsable de la section d’Albert, Supp’R’Lens). Fonctionnant comme un facteur de connexion sociale, le café constitue une réelle ressource pour les supporters et ceux qui les encadrent. Si dans le dernier exemple cité, il n’y a pas que l’attachement à une équipe qui précède l’utilisation du café comme siège, le témoignage suivant montre que la création d’une section peut provenir d’une sociabilité préexistante directement produite par le supporterisme : « On faisait partie de la section Allez Lille de Douai. On a formé un groupe à Flines, rattaché à Douai et quand Douai a arrêté, on a continué c’était en 81-82. On a été les seuls à avoir un bureau de location, même Lille-République n’en avait plus. On a reçu beaucoup de joueurs, on a fait des soirées avec des joueurs » (le responsable de la section de Flines-les-Râches, En Avant le LOSC). On constate encore que le responsable met rapidement en avant des événements qui consacrent la formation du groupe qu’il dirige (visite de joueurs, mais il peut s’agir aussi d’un parrainage effectué par l’entraîneur de l’équipe, par une personnalité du RCL ou du LOSC). Si on peut dégager une constante entre les différents entretiens réalisés auprès des responsables de sections, c’est l’importance que chacun accorde aux joueurs de l’équipe supportée. Bien que les origines les plus classiques des créations de groupements officiels se rapportent aux formes de sociabilité préexistante présentées ici, il arrive que l’émergence d’une section découle directement de la passion d’un groupe restreint d’individus pour un joueur particulier : « On suivait Arnaud Duncker quand il jouait à Valenciennes. On arrivait à le suivre dans les déplacements et quand il a signé à Lille, on a bien sûr continué. Il faut dire qu’Arnaud a été formé à Pérenchies » (le responsable de la section de Pérenchies, En Avant le LOSC).
140Si la passion pour le football s’enracine dans le jeu lui-même, elle déborde bien souvent ce seul cadre. Derrière le supporterisme se cachent en effet des cercles de sociabilité dont il faut tenir compte pour comprendre les partisaneries ; ce fait est prouvé par le terrain à la fois du côté des supporters officiels et du côté des autonomes. Mais qu’est-ce qui motive les dirigeants de sections ? Comment expliquent-ils leur investissement dans les tâches de création d’une section et d’encadrement des partisans ? Dans le cas des sections qui nous occupe ici, les supporters sont très attachés à la convivialité et ne perçoivent pas le match de football au stade sans comportements festifs par exemple. Parmi les diverses formes de supporterisme présentes à Lille et à Lens, les sections rattachées au club officiel sont les plus représentées quantitativement. Aussi, comprendre ce qui motive les supporters dans la dynamique de ces groupes revient à saisir l’explication d’une bonne partie des mobilisations supporteristes. Que se passe-t-il avant, pendant et après le match qui contente autant les personnes qui peuplent les tribunes de Bollaert et de Grimonprez-Jooris ? Tous les adhérents au Supp’R’Lens et à En Avant le LOSC attendent-ils les mêmes choses ? Pour les membres impliqués dans ces organisations, le stade constitue un lieu dans lequel on se retrouve pour vivre un loisir commun. Pour ceux-là, le match de football procure l’occasion de confronter des façons de voir le jeu, de les verbaliser, de discuter les décisions de l’arbitre, de tailler le portrait technique d’un joueur ou d’une équipe toute entière, de vivre des émotions en communauté. La participation au spectacle footballistique renvoie à des activités en rupture avec l’ordinaire de la vie. L’ambiance du stade est appréciée par les supporters, notamment parce que des connaissances les y attendent. C’est par exemple l’avis de ces deux dirigeants de section : « Ce qui plaît dans le fait d’aller au match, c’est de retrouver les copains. Mais le jeu, on aime ça. Quand c’est un bon match, c’est encore mieux. Sans les copains y aurait pas le foot. Et sans le foot y aurait pas les copains, c’est un ensemble. On s’est connu au stade. On y va maintenant toujours ensemble. On est de la même génération » (section de Wattrelos, Supp’R’Lens). Dans ce cas, le goût du jeu est important certes mais il semble passer au second plan. L’essentiel se trouve plutôt dans le vécu de relations amicales ; mais ces deux sens sont indissociables et ces supporters en ont tout à fait conscience. De fait, le supporterisme représente ici un vecteur de sociabilité déterminant parce que par lui se nouent des relations que l’on ne retrouve pas nécessairement dans la vie quotidienne. Plus précisément, c’est moins le fait de vivre une relation interpersonnelle que de la savoir profondément amicale qui motive aussi les engagements. Pour ces deux supporters, gérer une section « c’est 100 % des loisirs ». En revanche, pour d’autres supporters, prendre la direction d’une association revient à donner au club plus qu’à soi-même.
141A Lille comme à Lens, on rencontre la figure du dirigeant de section qui se sent responsable du supporterisme au niveau local : il assiste à l’ensemble des réunions organisées par le club central, il définit les objectifs à atteindre à la fin d’une saison, il gère le bureau de la section comme un chef d’entreprise, il propose régulièrement des réunions au sein de « sa » section, il s’inquiète des absences lors des déplacements. Ici, la motivation première du dirigeant de section est d’asseoir l’existence de la section au niveau local c’est-à-dire sa propre existence : une part de son identité se confond avec ce qu’il organise. Si une telle attitude semble parfois liée à des stratégies personnelles (accéder au comité directeur du club central de supporters, enrichir un capital social ou symbolique...), elle dépend le plus souvent d’une volonté de maintenir la popularité d’un club pour lequel on se passionne : « Tout ça date de 1978. J’avais un café dans le centre de Tourcoing. Comme il n’y avait rien sur Tourcoing, on a décidé avec quelques amis, intéressés comme moi par le foot, de faire un groupe de supporters avec bureau de location. On a fait ça jusqu’en 1988. J’ai revendu ce café puis j’ai repris le café Au Moulin en 1997 voyant qu’après la descente en deuxième division il n’y avait toujours rien à Tourcoing, ni à Roubaix qui était l’un des plus anciens groupes de supporters. Donc au nord de Lille il n’y avait plus rien, j’ai donc décidé de recréer un groupe de supporters ici à Tourcoing » (le responsable de la section de Tourcoing, En Avant le LOSC). Pour les supporters qui ne veulent pas que la popularité de leur club diminue, la récompense de leur investissement est « d’amener le plus grand nombre de supporters au stade et en déplacement ». Si dans le cas d’un supporter isolé l’investissement peut être progressivement érodé, dans celui des dirigeants d’une association il peut tout autant demeurer intense tandis que le niveau de jeu de l’équipe favorite ne satisfait pas pleinement les attentes. Construisant leur passion pour le football autour d’autres éléments que l’appréciation pure et simple du jeu lui-même mais stimulé par les effets du processus d’identification, les dirigeants des sections de supporters lillois et lensois sont inscrits dans une dynamique mobilisatrice qui ne correspondrait pas tout à fait à celle du simple carté. Je ne défends pas l’idée selon laquelle les responsables des groupements sont plus partisans ; les fondements de leur engagement débordent le cadre du contentement personnel et/ou concernent l’intérêt purement personnel dont la réalisation passe par un supporterisme remarquable et remarqué.
142Un large éventail d’activités se déroule dans les sections du Supp’R’Lens ou d’En Avant le LOSC, et toutes ne concernent pas le soutien à l’équipe. Etre adhérent d’une section officielle permet aux uns et autres de participer à l’organisation à travers différentes tâches qui seront confiées par les dirigeants, ou alors de vivre simplement, mais collectivement, les diverses entreprises proposées depuis la mobilisation dans les tribunes jusqu’à la participation aux tournois de cartes par exemple. Par conséquent, à l’intérieur de chaque section, il convient de distinguer les simples membres et ceux qui dirigent les manœuvres. La plupart du temps, les activités proposées par la section sont gérées par les supporters appartenant au bureau de l’association. Le président, le secrétaire, le trésorier et quelques autres acteurs produisent en définitive l’amorce des sociabilités à venir. Ils mettent en place la vente des billets pour le prochain match ou celle des gadgets déjà achetés au club lui-même, planifient les déplacements à venir si on estime qu’ils seront nécessaires, compte tenu des demandes émanant de la base, offrent de quoi vivre les matchs joués à l’extérieur à ceux qui ne souhaitent pas se déplacer142. De fait, on peut distinguer des sociabilités très hétérogènes selon les partisans. D’une manière générale, l’intégration à un groupe de supporters étendra la sociabilité jusqu’au-delà du stade. L’étendue de ce réseau de camaraderie dépendra avant tout d’une présence répétée au siège de la section, mais aussi d’une participation aux déplacements. Pour le supporter officiel présent à la fois au stade de son équipe favorite mais aussi à l’extérieur (cas de figure qui n’existe pas à Lille en dehors des responsables d’En Avant le LOSC souhaitant montrer l’exemple), le supporterisme conduit à s’investir dans une sociabilité qui se répète chaque semaine, et parfois même tous les jours si les visites au siège de la section correspondent à une habitude.
143Pour rendre compte des cercles de sociabilité situés derrière le supporterisme et au-delà des frontières du stade, on doit partir à la fois des cafés mais aussi de ce qui se passe au cours des déplacements. Ceux-ci ne se déroulent pas dans une ambiance de ferveur et de forte convivialité entre les individus. On le constate d’un groupe de supporters à l’autre, dans un même club ou pas. Certes, dans les bus qui mènent au stade, des chants partisans sont repris et remodelés de façon humoristique par les supporters. Des opérations comme « le jeu des pronostics » ou des loteries donnent du rythme aux kilomètres avalés, on entend de nombreuses discussions relatives au jeu lui même ; certains supporters lancent des plaisanteries et d’autres jouent aux cartes. Au contraire, des déplacements se déroulent dans une relative apathie. La diffusion d’un match peut par exemple meubler une partie du temps consacré au trajet, mais c’est le plus souvent un film apporté par un supporter affilié qui occupe les esprits. La convivialité lors des déplacements n’est pas constante d’un club à l’autre, d’un groupe à l’autre non plus d’ailleurs. De fait, lorsque des partisans autonomes partagent le moyen de transport de supporters officiels, cela crée nécessairement des micro-conflits voire de véritables tensions entre acteurs d’un même club. Ces différences peuvent être liées aux caractéristiques sociales des supporters qui se déplacent (âge, expérience des déplacement, habitude qui s’instaure jusqu’à provoquer une certaine lassitude...), au contexte sportif (rencontre capitale, match sans enjeu, prestige de l’adversaire...) ou à la faculté qu’ont les dirigeants des sections de s’organiser entre eux pour rendre au déplacement un contenu festif, etc.. Comme le siège d’une section se situe le plus souvent dans un café, on doit nécessairement comprendre et examiner ce qui s’y passe pour saisir les cercles de sociabilités du supporterisme. Avant et parfois après les matchs, les supporters se retrouvent au siège de la section à laquelle ils appartiennent, ou dans celui d’un autre groupement officiel. A Lens par exemple, les bistrots qui jouxtent le stade Bollaert sont régulièrement bondés lors des soirs de match, comme ceux qui jalonnent le parcours depuis les parkings basés en ville (près de la gare par exemple) jusqu’aux premiers rassemblements de partisans. Y entrer nous emmène au cœur d’un supporterisme convivial, chaleureux et remarquablement bigarré, et s’y mêler vous projette dans d’innombrables foyers de discussions qui ne se rapportent pas toujours au football. Pourtant, cet aspect de la partisanerie des sections n’est, lui non plus, pas constant.
144Tous les cafés de supporters ne fonctionnent pas selon un modèle de ferveur reproduit à l’identique d’un cas à l’autre. Si dans certaines sections c’est bien le côté festif qui domine l’ensemble des relations, dans d’autres la convivialité demeure moins spectaculaire. De ce point de vue là, il faut souligner une distinction fondamentale entre les sections lensoises et lilloises. A Lille, les présidents de section ne s’inscrivent pas dans une dynamique de conditionnement des adhérents. Si ils organisent eux aussi des banquets et des tournois de cartes entre les affiliés, les instants d’avant-match ne se signalent pas par leur contenu joyeux. En dehors de la section basée à Courrières, les sièges des groupements d’En Avant le LOSC ne correspondent pas vraiment à ce que l’on constate dans la plupart des sièges de supporters du Supp’R’Lens. Ainsi, bien souvent, le patron du café n’accueille plus les supporters une fois le match terminé. Si le siège n’a de sens qu’avant le match et tout au long de la semaine pour les adhérents, c’est moins sans doute en raison d’une faible demande que parce que les dirigeants ne sont pas motivés par davantage de partisanerie en dehors du match lui-même. Comme je l’ai expliqué précédemment, le réseau officiel lillois est vieillissant et les dirigeants des sections lilloises sont comme « installés » dans une situation qui les contenterait déjà donc bien assez. Quant aux sièges ne se situant pas au cœur de la ville de Lille mais par exemple à Tourcoing ou ailleurs, l’heure de retour du stade n’autorise plus la prolongation de l’activité des supporters. En revanche, nous avons constaté que de nombreuses sections du Supp’R’Lens se situent à Lens même et dans les villes environnantes. Aussi, les supporters de ces sections peuvent facilement se retrouver moins d’une heure après les rencontres dans l’un ou l’autre siège et échanger avec des adhérents d’autres sections leurs impressions d’après match ; ce qui permet ainsi aux dirigeants des sections et aux patrons des cafés de se relayer pour entretenir une sociabilité après le match. En elle-même donc, la densité du réseau des sièges de sections du RCL représente une réelle ressource pour les supporters. A Lens plus qu’à Lille donc, les cafés des supporters font davantage office de support d’une sociabilité qui ne demande qu’à s’exprimer. Et puisque celle-ci préexiste à la fréquentation au stade et à la poursuite des investissements individuels dans le spectacle des tribunes143, on comprend d’une toute autre manière l’écart qui sépare le RCL du LOSC au niveau de la popularité. Et lorsque la convivialité s’intensifie autour d’un match de football, c’est bien que le supporterisme répond à un maintien des relations interpersonnelles. Dans le cas contraire, on ne comprendrait pas que des milliers de personnes se pressent dans les sections des réseaux officiels des clubs de football. Voici l’extrait d’un discours produit par deux supporters lensois. Ces deux affiliés au Supp’R’Lens (section des Good Boys de Wattrelos, tous les deux sont âgés de 40 ans) témoignent à leur manière de l’importance du café mais surtout de ce qu’il représente pour les supporters : « Ce qui est important dans le fait d’être supporter, c’est l’amitié. Il y a des gens que j’ai connu par la section et qui sont devenus des amis de foot. On les voit de temps en temps au café, on discute football. C’est un café football. On boit un coup. Des fois on a mal à la tête et pour ça le bus c’est pratique ». Avec ses dizaines de sections et ses milliers d’adhérents, le Supp’R’Lens donne les moyens à l’ensemble de ses adhérents de vivre tranquillement le match de football que le RCL leur offre au stade Bollaert. Les déplacements sont assurés par les sections, les billets achetés et réservés bien à l’avance, les prix des abonnements sont réévalués en fonction justement d’une appartenance au réseau officiel. Dans le cas de Lille, les ressources mises à disposition sont pratiquement équivalentes à quelques exceptions près ; il semble que la principale concerne le déplacement jusqu’au stade Grimonprez-Jooris. Alors que les sections lensoises sont proches les unes des autres144 et que leurs dirigeants s’entendent « pour faire un bus » profitant à tous, les distances qui séparent les sections d’En Avant le LOSC entre elles et la relative apathie de leurs présidents ne facilitent pas l’acheminement des loscistes jusqu’à Lille (et encore moins lors des déplacements auxquels les lillois ne participaient pas lors des enquêtes de terrain).
145Ainsi, lorsque les dirigeants de sections s’investissent dans la gestion de leur organisation, celle-ci a toutes les chances de produire une convivialité remarquée qui leur profitera à deux niveaux. D’une part un investissement réussi, qui déclenche de nombreuses affiliations au niveau local, peut apporter la satisfaction de réussir autre chose que de diriger un bistrot. Elle sera alors saluée par les acteurs du club auquel on s’identifie, notamment à travers la visite des joueurs professionnels. D’autre part sur le plan local, les dirigeants seront reconnus pour la qualité de leur gestion et leur fidélité à un club qui, peut-être, donne envie aux uns et aux autres de s’adonner à la pratique occasionnelle du spectacle footballistique. Il est tout à fait envisageable de considérer les dirigeants des sections comme des initiateurs. des véritables entrepreneurs de la partisanerie, des stimulateurs de mobilisations et c’est d’autant plus remarquable lorsque le siège d’une section se trouve très éloigné du stade de football. Dans le cas de l’association située à Canaples dans la Somme, si la demande sociale des habitants a motivé l’engagement d’un homme, ce sont des caractéristiques biographiques relatives au créateur de l’antenne du Supp’R’Lens qui ont malgré tout permis son implantation : « Natif de Vimy (Pas-de-Calais), j’ai été amené, après avoir bourlingué de partout, à adhérer au supporterisme. Tout jeune, j’ai été marqué par les couleur sang et or avec les frères Lech, mon cousin Roger Vicq et les autres. Le Destin a voulu que je m’écarte de mon village natal durant de nombreuses années, mais le sang lensois m’est resté dans les veines. Il y a huit ans, je me fixais dans la Somme. J’assistais aux péripéties de la D 1 à la D2, en me faisant tout petit au stade Bollaert » (le responsable de la section de Canaples, extrait d’un courrier).
146Les acteurs du tissu de soutien au RCL se distinguent fortement de leurs homologues lillois, justement parce que le club lensois offre de nombreuses occasions de s’identifier à lui depuis plusieurs années maintenant. Aussi, l’organisation des préparatifs d’avant-match produit-elle davantage de convivialité dans le cas de Lens. On la retrouve au moment du match à travers les expressions des supporters organisés : leur mise en spectacle, leur nombre, leurs chants, leurs couleurs. Et comme la convivialité se situe au centre de l’engagement et des expressions des supporters de football, deux faits pourraient finalement diminuer un engagement que les résultats sportifs n’expliquent pas. D’une part, une augmentation des prix des places engendrerait sûrement une modification de l’assise sociale globalement populaire des tribunes. Et si une telle option devait être prise par les dirigeants des clubs, ils gagneraient certes beaucoup à accueillir des personnes au pouvoir d’achat élevé (ce qui permettrait l’écoulement de nombreux produits dérivés) mais ils perdraient tout autant au niveau de l’engagement passionnel des supporters. D’autre part, la violence dans les stades peut aussi enrayer l’engouement populaire fondé en grande partie sur la convivialité. Elle serait la variable qui briserait le contenu déroutinisant du supporterisme et sa dimension sociale puis déclencherait une structuration réellement clanique des tribunes dont les supporters ne s’accommoderaient pas. Toutefois, pour certains supporters les phénomènes de violence ne constituent pas une entrave à la mobilisation. Que l’on observe les DVE les membres du Kop Sang et Or ou les Red Tigers, tous ne semblent pas réellement répudier les attitudes déviantes autour des matchs de football. Les fondations des groupes indépendants ont-elles cependant quelque chose à voir avec celles des associations du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC ? Pourquoi les supporters autonomes ne se sont-ils pas engagés dans le modèle proposé par les clubs ?
147A l’origine des mouvements de supporters autonomes on trouve des cassures sociologiques, des ruptures entre les générations. A Lens comme à Lille, le supporterisme ultra (voire hooligan en certaines occasions) a investi les tribunes depuis une dizaine d’années environ. Dans ces groupes comme dans les sections, les engagements ne sont ni tout à fait constants ni tout à fait identiques. Certes, on y trouve une frange provocatrice et parfois belliqueuse mais du leader au novice bien des figures militantes se dégagent. Pour ceux qui composent ces groupes, le match de football procure un espace dans lequel on s’engouffre facilement afin d’exacerber des rapports avec les supporters adverses, avec la société ou du moins avec l’image que chacun se fait d’elle à partir de sa propre trajectoire. Aussi, les derbys du Nord comme les grands matchs sont des occasions privilégiées pour asseoir une position partisane par des affrontements verbaux, des provocations symboliques (écharpes du club adversaire brûlées au cours du jeu, bâches dérobées), des heurts et tout un ensemble d’activités fort différentes de celles qui sont pratiquées par les supporters traditionnels. La formation des groupes de supporters indépendants repose, elle aussi, sur des foyers de sociabilité préexistants. Tandis que le café établit une connexion entre un public et l’engagement partisan ou représente l’origine même de la mobilisation des supporters cartés, d’autres types de lieux jouent ces rôles dans le cas des ultras : « On était un petit groupe d’amis, on s’est connu au LOSC, donc dans le virage est, c’était en 88 ou 89. Bon, le club marchait pas très bien, y avait aucune ambiance au stade, on a décidé de faire un petit groupe sans ambition spéciale. On a commencé par faire un drapeau et puis donc ça a attiré des gens. Y a des gens de Tourcoing, des gens du lycée qui sont venus, ça a commencé à grossir, ça s’est fait connaître et c’était un petit peu plus et de plus en plus important » (un responsable des DVE). Si le lycée est ici le lieu de recrutement du supporterisme indépendant, c’est bien parce qu’il se greffe sur un espace de sociabilité juvénile où la communication de bouche à oreille fonctionne aisément. En outre – et l’extrait d’entretien le montre – la formation d’un groupe de supporters indépendants provient d’une volonté de renouveler les modes de conduite dans les tribunes. Chez les Red Tigers comme chez les DVE, la démarche initiale des fondateurs renouvelle plus qu’elle ne s’oppose au supporterisme officiel. C’est ce que signifie l’extrait suivant, comme il signale une fois encore qu’une création de groupement s’appuie sur une sociabilité déjà existante : « A l’origine, c’est une section du Supp’R’Lens qui a créé le groupe. En fait c’est le fait de notre président actuel qui voulait faire des animations dans la tribune. Donc il a lancé un tract, c’est donc Coco notre président qui a lancé un tract en Seconde. C’était en février 94 pour faire des animations dans le Kop, chose qui s’était jamais faite et encore maintenant. En même temps existait ou se créait une section du Supp-Estaires, donc voilà en fait cette section existait déjà. Elle s’est donnée un nom c’était Red Tigers. Donc y a eu une cohabitation, même pas, un moulage entre l’idée de Coco et cette section du Supp, on avait le même objectif c’était de faire des tifos dans la tribune Seconde. Tout ça n’a pas fonctionné parce qu’on a essayé de faire des tifos contre Paris, en février 94. On a distribué des feuilles en Seconde et dans le Kop du su Supp, ça a jamais fonctionné. C’est l’origine du groupe, maintenant c’était géré par une section du Supp pendant cinq mois. Moi je faisais parti du tout début avec Coco, faut savoir qu’en juillet 94 la section a démissionné et on s’est retrouvé à cinq » (un responsable des Red Tigers, RCL).
148Bien que la création des groupes de supporters indépendants dérive aussi de relations sociales déjà établies, leurs caractéristiques sociologiques ne correspondent pas à celles des foyers de sociabilité situés à l’origine des sections officielles. Ainsi si « le café est traditionnellement la cellule de base du supporterisme organisé »145, le plus souvent un garage ou un autre type de local privé joue ce rôle chez les Red Tigers ou les DVE. Mais la distinction ne s’arrête pas là. Les rixes entre supporters, le vocabulaire guerrier de leurs chants ou encore les frictions symboliques illustrent de manière éloquente une fracture. Mais n’est concernée en réalité qu’une minorité des membres des groupes indépendants de Bollaert et de Grimonprez-Jooris. Ainsi il arrive que des supporters condamnent le comportement des membres de leur propre groupe. Pour un jeune ultra de base, le supporterisme a un autre sens. C’est une pratique partisane qui, de par son style, s’inscrit clairement dans un phénomène de mode. En s’y engageant, le supporter se démarque du reste de la tribune et affirme son identité. Et parce qu’un groupe autonome se positionne nécessairement dans un système de concurrences avec les différentes associations de supporters qui composent le stade qu’il occupe, il délimite son territoire par la pose d’une bâche qu’il dispose au bas de l’emplacement occupé. Elle est un élément déterminant d’un groupe de supporters autonomes et elle est jalousement protégée lors des déplacements ; les leaders y portent sans cesse une attention particulière entre la sortie du stade et l’arrivée au local qui sert de siège au groupe. Le groupe autonome est surtout populaire chez les jeunes supporters, même si les leaders sont souvent plus âgés ; il offre aux novices l’occasion de se situer précisément dans les tribunes, de manière spectaculaire, dans une opposition formalisée qui renforce peut-être l’ego. Pour ce supporter de 18 ans, les DVE forment un groupe cohérent, en raison de ses attentes et c’est ce qui justifie son engagement : « Comme ceux du haut de la tribune, on aime bien l’ambiance, mais on aime bien aussi chanter, pogoter (…). On aime bien faire la fête et puis c’est intéressant quand y a des histoires entre les groupes. Bon nous les bagarres on n’y va pas mais on s’approche, on regarde pour savoir ». Même si cette forme d’engagement est peu conventionnelle, on retrouve ici quelques uns des déterminants qui poussent des supporters plus classiques à demeurer au stade (faire la fête, être avec les autres...). Le supporterisme autonome correspond à l’appropriation du spectacle par la jeunesse, celle qui fait évoluer les références et qui modifie la donne sociale. Dans le cas des ultras comme dans celui des sections officielles, les trajectoires individuelles conditionnent pour une part les formes d’attachement à une équipe. Pour un autre DVE par exemple (qui ne faisait plus partie du groupe au moment de l’entretien), c’est bien le père qui a joué le rôle de l’initiateur. Pourtant, le rituel d’apprentissage n’a pas spécialement débouché sur une reproduction à l’identique de la pratique « parce qu’au lycée y avait beaucoup de lensois et de DVE et quand ils nous racontaient les matchs, on trouvait ça bien ». On ne doit cependant pas réduire ce renouvellement de la pratique au seul effet de mode. Les significations des discontinuités par rapport au modèle initiatique correspondent aussi à un effet de génération qui est illustré par le style d’identification. On peut arrêter un même constat au regard de la composition sociale des Red Tigers où hommes, lycéens et étudiants sont majoritaires.
149Par ailleurs, l’une des raisons des affiliations des jeunes à ce type de groupe est à rechercher du côté du discours produit par les leaders. Les jeunes recrues reprennent en effet bien souvent la parole des plus âgés : ils critiquent les organisations officielles de soutien, et revendiquent dès que possible leur intention de participer à un supporterisme actif, qualifié d’authentique. Pour d’autres, faire partie d’un groupe ultra correspond à une façon plus moderne de soutenir une équipe même si la signification de la modernité variera de manière considérable selon que l’on interroge un prosélyte ou le « théoricien » du groupe. Ainsi tel qu’il apparaît chez le rédacteur du fanzine des Red Tigers, le supporterisme correspond à une manière d’affirmer qu’une évolution sociale et culturelle caractérise, depuis quelques années maintenant, une région qu’il défend, parce qu’il y réside et parce qu’il la fait sienne. Par là, ce supporter s’oppose au supporterisme traditionnel puisqu’il ne partage pas le discours des dirigeants du RCL à propos de la région (minière, courageuse...) mais il affirme aussi une autre identité : « La région moi je vais te dire, moi j’aime bien ma région quand même mais elle me fait honte quand même. C’est quoi la région Nord ? C’est la région des poivrots, c’est la région du 100 % chômage, c’est la région de la silicose, c’est pas de leur faute c’est vrai aux supporters (...). Mais nous ont montre autre chose, c’est vrai nous c’est pensé, on a vu ce qui se passait ailleurs, on a des références et puis ce sont les nôtres quoi, on montre un autre visage parce que dans le Nord on n’est pas tous des Supp’R’Lens ou des gras et sots ». Et si des avis simplistes évoquent des comportements anomaux, il suffit de se plonger à la fois dans le discours de certains de ces supporters et dans leur organisation pour comprendre que ce style de partisanerie exprime les attentes et les visions d’une partie de la jeunesse. Ces nouveaux engagements sont ceux d’une jeunesse en rupture et qui ne se satisfait pas des idéologies toutes faites. Dans l’idéal, lorsque cela ne déborde pas du cadre récréatif, ces formes rafraîchissent les tribunes des stades grâce à toute une série de pratiques créatives. En outre, et les dirigeants des clubs le comprennent aujourd’hui, ils représentent la partie du public qui s’investit collectivement le plus dans les tribunes. A Bollaert, comme à Grimonprez-Jooris.
150Les supporters des groupes indépendants des clubs ne vivent pas le football comme les membres du Supp’R’Lens ou d’En Avant le LOSC. Même si ils donnent peut-être le même sens mais ne l’exploitent pas d’une manière équivalente, ces jeunes pratiquent avant tout l’autonomie. Ainsi, la plupart des Red Tigers et des DVE sont avant tout intéressés par l’espace récréatif mis à leur disposition pour peu qu’ils investissent collectivement, mais leur style d’engagement se distingue sur bien des aspects. Ils sont tout d’abord davantage maîtres de leur partisanerie que ne le sont les affiliés lensois ou lillois. En règle générale, ces partisans ne comptent pas sur le soutien du club qu’ils supportent. Ils ne profitent pas des ressources que l’on peut mettre à leur disposition et ne veulent pas entendre parler d’assistanat tant sur le plan de l’organisation des déplacements que sur celui de la préparation de leurs engagements dans les stades. Et si il arrive que les leaders des groupes décident un semblant de rapprochement (partage d’un bus avec les supporters officiels), la base s’empresse le plus souvent de les rappeler à l’ordre par des conduites irrespectueuses à l’égard du « donneur » : dégradation du moyen de transport, participation au désordre public lors d’un déplacement. Ensuite, les autonomes ne portent jamais les articles produits par le club. Leurs associations proposent des articles de supporters personnalisés qu’ils commandent soit à une société française spécialisée dans la fabrication de « gadgets » pour ultras, soit à une entreprise italienne. De fait, aucun groupe d’autonomes ne ressemble apparemment à un autre. Dans le cas de Lens, par exemple, et au temps où les North Warriors existaient, les trois groupes indépendants avaient donc leur propre direction mais aussi leurs propres effets de partisans. Aucune entente n’était tolérée ; la concurrence déjà évoquée commençait donc à Bollaert même et se poursuivait lors des déplacements. L’autre particularité du mouvement indépendant concerne justement la mise en avant d’une valeur que l’on attribue plus volontiers à l’ensemble des supporters organisés : la fidélité aux couleurs locales. Selon les codes qui régissent le style ultra auquel les autonomes lillois et lensois disent appartenir, tous se doivent de suivre leur équipe d’une manière indéfectible, à Bollaert et lors des déplacements quelle que soit la réussite sportive du moment. En outre, tous doivent démontrer leur indépendance (tant financière que logistique) vis-à-vis du club en correspondant régulièrement avec une partie des groupes d’autonomes français. Chaque groupe désigne alors un membre dont la tâche sera de diffuser les clichés photographiques prouvant la fidélité au club lors des déplacements, la pose de la bâche dans un maximum de stades français voire européens. Par ailleurs, chaque groupe doit pouvoir produire régulièrement un fanzine au risque de perdre son identité d’autonome à travers le pays, mais surtout à l’intérieur du monde parallèle des partisans indépendants. On y retrouve les commentaires des matchs, un éditorial original dans lequel on règle des comptes, un historique rappelant le parcours du groupe ou l’idéologie autonome, des copies de photographies envoyées par des ultras français ou européens, des anecdotes relatives aux derniers déplacements, etc.. Chaque groupe doit en outre produire, à chaque match joué à domicile, un spectacle dans les tribunes c’est-à-dire un tifo dont la préparation mobilise une personne plusieurs heures par semaine. Il peut s’agir d’un tifo dont l’objectif sera de montrer la créativité, la fidélité et la puissance du groupe (levers de ramettes de papier aux couleurs du club, tendu d’écharpes...) ou un sentiment contestataire à l’égard du club (banderole sur laquelle figure un message critique à l’adresse des joueurs, une dénonciation de la politique de gestion du public par le club, une condamnation de leur attitude par trop commerciale...). Mais tous les groupes indépendants ne suivent pas nécessairement ce que les groupes ultras italiens, espagnols, marseillais et bordelais n’oublient jamais. A Lens et à Lille, seuls les Red Tigers vivent avant tout pour la culture ultra. Leurs leaders ne se préoccupent que du groupe ; ils cherchent constamment à attirer de nouveaux membres, respectent d’une façon radicale les préceptes du mouvement indépendant. Quant aux DVE et au Kop Sang et Or, chacun évolue selon une dynamique qui s’éloigne progressivement de leurs références culturelles d’origine mais pour des raisons différentes. S’agissant des « Gras et sots » (pour KSO) comme les appellent les Tigers, la période est difficile. Prisonniers de l’image impopulaire de leur leader Rambo (un temps interdit de stade pour avoir agressé un joueur), leurs membres se font plus rares, soit parce que certains ont décidé de rejoindre les rangs du Supp’R’Lens en raison aussi de leur âge avancé ; soit que certains vivent à présent les matchs chez eux grâce à la méthode du « Pay-per-view ». En revanche, les DVE ont été confrontés à un tout autre problème. Représentant théoriquement une partisanerie à la marge du supporterisme officiel, ils ont semblé s’y substituer au moment des enquêtes. Voilà une situation que les Tigers ne connaîtront pas de sitôt. Que l’on observe le supporterisme officiel ou les groupes de soutien indépendants, les tribunes lensoises et lilloises ne se ressemblent pas. A Lens, le Supp’R’Lens étouffe un mouvement autonome longtemps stigmatisé en raison des heurts provoqués par les North Warriors. En dehors des Red Tigers, aucune formation ne parvient à se maintenir sur la scène lensoise de la partisanerie organisée. A Lille en revanche, on a constaté un taux de recrutement des partisans officiels qui .devient préoccupant pour les dirigeants. Si une vue d’ensemble du système des sports permet de saisir la place du football dans la société, si un examen des caractéristiques des contextes lillois et lensois explique en partie l’écart de popularité entre le RCL et le LOSC, si l’analyse des structures organisationnelles de ces deux clubs joue aussi ce rôle, si la prise en compte des discours des responsables de groupements enrichit l’analyse relative à la question de la formation des associations de supporters, si elle nous livre des éléments de compréhension du sens des investissements dans le supporterisme, il faut interpréter maintenant la parole des supporters de base.
B – La passion du football
151Quelles sont les motivations des supporters ? Comment expliquer la variation des modalités de pratique supporteriste ? Pourquoi certains s’engagent plus que d’autres ? Quelle place est réservée au football dans le quotidien des plus passionnés ? Comme l’entendait Pierre Bourdieu, il est plus aisé d’identifier les déterminants de la pratique sportive que ceux de la consommation du spectacle sportif146 : la fréquentation des stades de football en tant que spectateur obéit à des lois complexes. En effet, l’hétérogénéité sociale des consommateurs au moment même du déroulement d’un match et la cohabitation de plusieurs dizaines de milliers de personnes dans un espace restreint rendent délicat le travail de l’interprétation. Si l’on peut comprendre « en moyenne et approximativement » qu’un ensemble particulier de pratiques sportives relève de la distinction sociale (Pierre Bourdieu avait pris les cas de l’équitation, du golf, du tennis, du yachting), on ne peut en revanche raccourcir la compréhension de la mobilisation dans les stades de football : tous les spectateurs ne vivent apparemment pas le match de la même façon car tous ne s’identifient pas à la même équipe et ne consomment pas le sport-spectacle de manière unique. Comment naît le goût d’être supporter ? Comment vient à ces dizaines de milliers de personnes le goût de supporter une équipe de football ?
B1 – Devenir supporter
152Aujourd’hui les spectateurs qui garnissent les tribunes viennent d’horizons sociaux très divers. A Lens par exemple, les ouvriers ne constituent plus la base sociale du public en général ni celle du supporterisme en particulier. On trouve des commerçants, des artisans, des lycéens, des étudiants, de nombreux retraités, des chefs d’entreprises, etc.147. Et lorsqu’on parcourt du regard les gradins, on remarque que tous suivent le jeu et c’est bien là l’essentiel des conduites des supporters les plus classiques148. Et pour que cela concerne des milliers de personnes, pour que cela les mobilise personnellement, il faut bien que le spectacle soit émouvant, incertain, ou rassurant, troublant, fascinant. Un plaisir dont les caractéristiques varient d’un supporter à l’autre au gré des chemins qui les ont menés au supporterisme. Que représente la première expérience du supporter ? L’ambiance qui règne dans les tribunes des stades de football constitue sans doute l’un des premiers déterminants du supporterisme. Il faut bien sûr nécessairement se trouver en contact avec elle, et c’est la raison pour laquelle l’accompagnateur joue un rôle central sur lequel je reviendrai très vite. Dans l’extrait suivant, on comprend ce que recouvre l’appréciation d’une ambiance, qu’il ne s’agit pas seulement de la ressentir mais aussi d’y participer : « J’aime bien l’ambiance et puis voir du football, on est en Seconde avec le Kop. C’est déjà s’amuser, rigoler, chanter et puis voir du football, parfois on est déçu faut bien le dire quand même, sinon c’est parce que j’aime bien ça. L’ambiance elle est toujours bonne, mais c’est le match quoi, mais j’ai toujours envie d’aller à Lens. L’année passée j’y suis allé moins souvent mais c’est parce que je travaillais un peu plus, sinon j’y vais tout le temps. C’est parce que j’aime bien rigoler, après les matchs, je rentre tout de suite chez moi et je regarde Jour de foot » (supporter du RCL, 28 ans, à la recherche d’un emploi). Le goût du jeu, l’envie de ressentir des émotions et la joie de participer à l’ambiance des tribunes motivent la majorité de supporters. Mais la présence d’un accompagnateur est fréquemment à l’origine du supporterisme. Lorsqu’elle se double d’une première expérience réussie, la curiosité laisse rapidement la place à l’envie de renouveler la pratique du stade et de son ambiance : « En fait cela fait 5-6 ans que je suis supporter. Ca a commencé bêtement parce qu’on m’a proposé d’aller à un match et puis j’y suis allé une fois, et puis une seconde fois, et puis j’ai commencé à y prendre goût, jusqu’au jour où j’ai été à un grand match, c’était Lens-Marseille, et Lens avait gagné ce soir-là. Et c’est là qu’en fait j’ai découvert vraiment ce que pouvait être un public, et toute cette euphorie autour d’un match, et ça a commencé à me plaire vraiment, et j’ai vraiment essayé de tout faire pour me rendre à tous les matchs » (supporter du RCL, 18 ans, lycéen).
153Dans une bonne partie des entretiens, les enquêtés ont fait référence à leur première expérience lorsqu’il avait été demandé de raconter comment ils se sont intéressés au football. La première visite d’un grand stade correspond à un moment que l’on n’oublie pas, c’est ce qu’évoque bien ce supporter : « En tant que supporter, c’est avec mon père, tout jeune, que je suis allé voir des matchs. J’avais 5-6 ans. En étant assidu aux matchs, en étant toujours fidèle on devient un supporter. Mon père allait toujours aux matchs. Mon premier match c’était, je crois, en 34 ou 35. Il y a beaucoup de trucs que je me rappelle. Bien sûr y a des trucs que j’ai oubliés » (supporter du LOSC, 67 ans, retraité). A Lille comme à Lens, le supporterisme est fréquemment une tradition familiale. Bien souvent, le contact originel avec le monde du football est établi dès l’enfance ou l’adolescence. Le novice est, la plupart du temps, accompagné d’un proche (en général le père) qui représente donc la pièce centrale du processus d’initiation. Il est une référence dont quelques supporters ont pris conscience comme ces deux partisans, le premier du LOSC (18 ans, lycéen) et le second du RCL (d’origine ouvrière, diplômé et cadre), ayant clairement le sentiment de renouveler une pratique familiale : « Mon père allait régulièrement quand il était petit. Il y allait en vélo. J’ai repris le flambeau », « J’ai quand même changé de milieu, c’est une question d’époque. Mais le foot, oui, alors là, ça m’est resté, c’est un virus dans la famille ». Si l’accompagnateur est aussi important dans le processus de construction du supporterisme, c’est en partie parce qu’il initie le novice à l’intelligence du jeu. A son contact, on découvre progressivement la signification du football et les émotions qu’il dégage. Qu’est-ce qu’une initiation réussie ? Celle qui déclenche à la fois la volonté « d’y retourner » et le fait de la poursuivre dans le temps : « Tout ça a démarré en 1958. Un dimanche après-midi, mon père m’a emmené voir un match à Lens, Lens-Saint-Etienne. Ca m’a plu et j’ai insisté auprès de mon père pour aller voir un match à Lille. Depuis la fin de la saison 58-59, je vais toujours au stade (...). Comme j’aimais ça, il n’y avait aucune raison pour que j’arrête. Mon père et ma mère, qui avaient l’esprit sportif, ne m’ont pas empêché d’y aller » (un supporter du LOSC, 47 ans, kinésithérapeute). Dans le processus initiatique qui conduit à apprécier le spectacle des footballeurs, la figure du père revient donc régulièrement dans les discussions. Sans aller jusqu’à dire qu’être et devenir supporter d’une équipe de football ne doit pas concerner les femmes comme dans le monde du rugby149, il faut reconnaître que le portrait-type du partisan est de sexe masculin. Pour autant, cela n’empêche pas le chercheur de rencontrer des femmes dans les tribunes et de constater, là aussi, l’importance du mécanisme de l’initiation : « La première fois c’est quand j’étais toute petite, même ma mère plus, c’était avec mon grand-père. Mon grand-père, c’était lui le foot. Donc il emmenait déjà ma mère au foot, à l’ancien stade du LOSC. Mon grand-père était un supporter du LOSC. Donc il emmenait ma mère, et moi après, quand je suis née, mon grand-père m’a tout de suite mise dans le bain du foot. Quand j’allais chez lui quand il y avait des matchs, je regardais avec mon grand-père à la télé. Je n’ai jamais été au foot avec mon grand-père. Mais c’est de lui que tout est parti » (supporter du RCL, environ 20 ans, étudiante).
154Après la première expérience, débute une période (plus ou moins longue selon les cas) au cours de laquelle on sera initié au jeu. à la vue du spectacle grâce à l’accompagnateur. Plus tard, l’accompagné devient accompagnateur de son fils qui reproduira peut-être à son tour l’initiation. En observant, en écoutant un « autre » qui est déjà un supporter, voire simplement un amateur de football, le novice sera amené à la connaissance du jeu puis à son appréciation. L’apprentissage concourt donc d’un côté à un accès direct à l’intelligence du football car il apporte ou souligne des connaissances techniques indispensables150. De l’autre il provoque un sentiment d’appartenance au moins au jeu d’une équipe parce qu’il est accompli par quelqu’un de partisan parmi d’autres partisans151. L’expérience du supporter débute donc, la plupart du temps, en présence d’un initiateur qui fournit un cadre de références à partir duquel le novice construira peut-être sa passion. Toutefois, et l’extrait précédent le prouve, l’initiation n’est pas nécessairement accomplie par l’accompagnateur. Dans un certain nombre de cas, c’est la pratique du football qui précède la fréquentation du stade. La connaissance des règles est déjà acquise, le niveau de jeu que l’on pratique peut parfois stimuler l’envie de voir évoluer des professionnels, et c’est l’emplacement géographique du club dans lequel on pratique qui conditionnera le choix de l’équipe à supporter : « Je suis supporter du LOSC depuis tout petit, depuis l’âge de 10-12 ans. Je suis supporter du LOSC depuis que je pratique le football (...). On jouait sur tout ce qui était jouable au départ, on tapait dans n’importe quoi. Après on a eu un ballon. On allait souvent chez la grand-mère, elle avait une pelouse devant et on jouait là. Puis après on s’est structuré un petit peu, on est rentré dans un club de football à Haubourdin dans la banlieue lilloise. Au départ, quand on est gamin, les copains sont des supporters parce que leurs papas sont des supporters et après en grandissant les raisons changent un peu. Moi c’est le LOSC, mais cela aurait pu être Lens. Mais Lens, c’est peut-être un peu éloigné de ma région, de mon coin » (supporter du LOSC, 50 ans, salarié). On peut donc estimer que la seule initiation familiale ne suffit pas, dans certains cas, à enraciner les spectateurs dans le supporterisme. D’autres facteurs, comme la pratique sportive, cimentent l’attachement à une équipe de football et lui permettent ainsi de durer, de se consolider. Dans ce type de situation l’éducation du goût sera facilitée ; il y aura par conséquent une plus grande fluidité de la continuité intergénérationnelle. En l’absence de pratique sportive, le rôle de l’accompagnateur et le poids de la tradition familiale seront d’autant plus déterminants. Alors, le rite de passage152 enracine le novice dans un chemin collectif et lui assigne une appartenance qui lui permettra, peut-être, d’affirmer son identité personnelle et sociale. A travers lui, « le jeune est inscrit dans une mémoire de la communauté qui n’est pas seulement l’inventaire édifiant de l’histoire d’un groupe mais surtout un mode d’action et de pensée, un savoir-vivre pour rendre favorable et aisé le cours de l’existence »153. Ce rituel d’apprentissage permet alors une continuité de la socialisation et du destin social selon les générations qui s’exprime à travers le supporterisme. La notion d’enracinement est déterminante pour comprendre la passion du football. Si l’assiduité au spectacle assure évidemment le maintien du supporterisme, une mobilisation par à-coup n’entraîne pas pour autant l’abandon de la pratique. C’est moins l’intensité de la participation que les particularités des trajectoires individuelles qu’il faut retenir pour rendre compte de l’instabilité des engagements. Des raisons professionnelles ou familiales peuvent créer des ruptures dans la pratique, mais elles ne gommeront pas l’attachement à une équipe. Ainsi, une fréquentation erratique peut précéder une participation régulière : « Moi, mes parents sont partis en région parisienne à cause de la fermeture des mines. Donc, pendant plusieurs années, j’ai pas pu voir les matchs à Lens. Des fois, en week-end, j’arrivais à y aller mais pas souvent » (un supporter du RCL, 38 ans, employé de mairie). La seule présence dans le stade de football ne suffit pourtant pas pour être et se sentir un supporter de telle ou telle équipe. Le supporterisme n’est pas une activité éphémère dont la réalisation dépendrait uniquement du moment de la pratique. Il semble qu’il faille non seulement un investissement émotionnel, mais surtout de quoi déclencher des émotions. Et pour reprendre le point de vue développé plus haut, elles n’existent pas forcément, c’est-à-dire que le football n’intéresse pas nécessairement et naturellement le nouveau venu154. On peut en effet assister au match de football et ne pas ressentir de plaisir, rien n’empêcherait la poursuite de l’expérience mais la logique voudrait qu’elle soit abandonnée. De fait, la prolongation de la pratique du supporterisme repose sur les effets que le spectacle footballistique produit chez l’individu, sur la manière dont celui-ci ressent les événements et comment il les juge. Le consommateur du spectacle sportif peut devenir supporter sans pour autant maîtriser totalement, comme un « puriste », les règles du jeu.
155L’intérêt peut naître aussi au contact de supporters à l’expression partisane marquée. En voyant pour la première fois des comportements exubérants on peut redéfinir sa manière de supporter une équipe, l’ajuster, la personnaliser, l’inscrire dans un style de référence voire d’appartenance. Ces variations ou ces changements de façons de supporter une équipe apporteront une dimension supplémentaire à l’expérience du supporter, elles fourniront de quoi éprouver des sensations et stimuleront une partisanerie. En constatant qu’il existe une manière supporteriste différente de la sienne, le supporter peut opérer un renouvellement de sa partisanerie dans le but de « vivre un match de football » selon une modalité de pratique plus cohérente par rapport à ses attentes. Cela pourra par exemple prendre la forme d’un déplacement dans le stade vers l’espace des « populaires », « parce que c’est là que ça bouge ». Ainsi par la diversité des styles d’engagement qui le compose et parce que ceux-ci ne sont pas étanches, le supporterisme renferme quelques unes des caractéristiques qui génèrent sa propre perpétuation et sa popularité.
156Pour une partie des partisans, le supporterisme commence dès l’instant où l’on ressent de manière émotionnelle son engagement. L’accord entre les attentes individuelles et une forme particulière de vivre un match constituent bien une étape déterminante dans la poursuite de l’activité du supporter, et il se passe parfois un certain temps avant que chacun trouve un style capable de déclencher un contentement à plusieurs niveaux. Cet accord semble donc nécessaire et permet « l’être supporter », c’est-à-dire la reconnaissance des sensations jubilatoires. Donc être supporter c’est être inséré dans ce monde grâce à un une phase d’initiation et d’apprentissage mais aussi une étape d’intériorisation. Devenir supporter implique donc de profiter d’un processus de socialisation relatif au monde des tribunes. Les modèles d’engagement peuvent bien évidemment s’imposer, mais il arrive aussi qu’une personne se constitue une conduite à partir d’une modification des premières expériences vécues. Il n’existe donc pas de modèle d’apprentissage unique, cela peut déboucher sur l’imprévu, sur un supporterisme inattendu compte tenu des antécédents familiaux ou autres. Devenir un supporter procède par conséquent d’un mécanisme complexe nécessitant plus ou moins une appropriation des référents reçus, d’une construction transactionnelle et progressive au sens où le supporter doit son style d’engagement à ceux qui l’ont initié mais aussi à la prise en main de sa manière de pratiquer.
157La passion pour le football repose également sur des investissements symboliques très variables et sur des savoirs d’expertise très divers. Ainsi, le goût du jeu représente un élément essentiel pour rendre compte des mobilisations individuelles. Tous les supporters ne perçoivent pas le jeu de façon univoque car certains y sont plus attachés que d’autres. Dans les tribunes de Bollaert ou de Grimonprez-Jooris, on peut voir cette mosaïque de regards possibles. A partir d’un événement du jeu (un but, une erreur d’arbitrage, une passe apparemment facile mais finalement imprécise, une faute commise sur un joueur, etc.), les réactions varient d’un endroit à l’autre du stade. La liaison est forte entre les appréciations du jeu et la façon dont le supporter définit son engagement. Pour certains, la position occupée dans les tribunes est centrale parce qu’elle permet au supporter de pouvoir observer le match, la disposition des joueurs sur le terrain, l’organisation tactique et les enchaînements techniques. Sa participation au spectacle des tribunes est modérée, l’intérêt se trouve ailleurs : pas dans l’engagement dans un style collectif de partisanerie. Dans ce cas, l’attitude n’est pas celle d’un « fan » uniquement préoccupé par la performance sportive, mais plutôt celle d’un supporter soucieux du jeu et des joueurs de son équipe favorite. De fait, en fonction du temps, le supporterisme l’emmènera jusqu’aux séances d’entraînement afin de pouvoir approcher les joueurs. Dans l’extrait suivant, on voit bien que le supporterisme repose sur ce désir d’apprécier le jeu avant les joueurs. Si ce supporter du LOSC (67 ans, retraité) apprécie une équipe en particulier, le processus d’identification en cours par ailleurs ne semble pas réellement déterminer sa façon de vivre une rencontre : « Je suis en Secondes, derrière les buts, car de là, on voit le terrain dans le même axe que le joueur. On voit l’organisation de l’équipe ». Pour d’autres, la qualité du jeu constitue un déterminant majeur au point de provoquer le désengagement individuel lorsqu’elle ne satisfait pas les attentes individuelles. Si la figure du supporter précédent se caractérise par ce désir d’observer et de vivre un jeu de qualité, il n’abandonnera pas sa pratique si son équipe perd. Par contre, pour certains, une mauvaise qualité de jeu et l’absence de résultat créent une frustration entraînant parfois la défection. Ici, c’est encore le jeu qui intéresse les supporters mais surtout celui de l’équipe favorite, et ce sur quoi il débouche. Dans le cas de ce supporter du LOSC (62 ans, retraité), l’attachement aura été exclusif durant de nombreuses années jusqu’à ce que l’équipe lilloise ne lui apporte plus de quoi satisfaire ses attentes : « J’y vais moins souvent ces trois dernières années parce que je n’aime pas aller au match pour critiquer. La qualité me décevait bien alors que j’avais un abonnement. Mais il faut dire que de 58 à 90, je n’ai pas raté un seul match sauf quand je rentrais en Martinique pour les vacances (...). Mais j’aime pas critiquer. Alors quand le jeu me déçoit, j’y vais pas ». Dans ce cas, le jeu est certes central mais le supporter a malgré tout fait preuve d’une fidélité à l’égard de son club. L’espoir d’une amélioration de l’esthétique et de la performance d’un match à l’autre, les particularités de la trajectoires biographiques expliquent sans doute la fidélité pendant plus de trente ans. Quant aux dernières années, des résultats irréguliers et la « routinisation » d’une pratique « déroutinisante » sont à l’origine d’un investissement moins constant. Avec le temps et les aléas que traversent les clubs professionnels, les supporters peuvent donc changer leur niveau d’engagement. Leurs attitudes se modèrent mais pas au même rythme que leur manière de regarder le jeu, et c’est d’une certaine façon ce qui caractérise ce dernier supporter. En commençant à critiquer le LOSC au début des années 1980, le supporter est entré progressivement dans cette étape de l’éloignement. Sa conduite s’est donc modifiée peu à peu, son regard a changé et sa participation au spectacle sportif est devenue irrégulière.
158Si pour une partie des supporters le goût du jeu provient principalement de la performance sportive, pour d’autres le regard se porte bien au-delà de ce qui se passe sur le tableau d’affichage. Lorsqu’il s’agit de parler du jeu, ce sont les jugements d’expertise qui forment la base des discussions. Ils se rapportent à l’organisation tactique des équipes en place, aux qualités physiques et techniques des acteurs du jeu, à leur état de forme. On prend en compte des valeurs du jeu proches de celles qui sont évoquées par les spécialistes pour discuter du déroulement d’une partie, et un discours de supporter-expert contiendra par exemple les termes « variables » ou encore « paramètres ». Dans ce cas, se rendre aux entraînements ne conduit pas le supporter à la séance des autographes, elle représente une information susceptible de permettre une observation plus attentive et raisonnée du match de football à venir. L’important est ailleurs ; chaque match de football correspond à un problème que le supporter se pose comme un entraîneur ; il faut parvenir à contrer la disposition tactique de l’équipe adverse, réfléchir quant au positionnement des joueurs pour contrer les offensives des visiteurs, apporter à l’équipe de quoi surmonter les problèmes auxquels elle est confrontée. Tout ceci varie bien évidemment d’une rencontre à l’autre, parce que les équipes changent, parce que les performances de l’équipe locale influencent les stratégies des entraîneurs en visite. L’équipe est un ensemble d’éléments qu’il faut pouvoir régler, ajuster, rendre plus efficace mais la victoire en elle-même importe peu car la manière compte avant tout. Les joueurs peuvent être parfois assimilés à des pièces d’une mécanique avec leurs faiblesses, ce qui rend les discussions d’après match plus intéressantes encore. Le supporter « puriste » aurait aimé devenir entraîneur d’une équipe de footballeurs professionnels, il discute et critique inlassablement le jeu et ses acteurs. L’attitude de l’expert – que tous les supporters adoptent occasionnellement – ressemble d’une certaine manière à une forme supporteriste de distinction. Dans le cas du supporter lensois à venir, le football n’est pas qu’un jeu. Il tient compte d’éléments extérieurs et c’est ce qui rend le regard sur le jeu plus sérieux : « Lorsque l’on regarde un peu la première division, maintenant c’est le travail d’un entraîneur, c’est de rendre ses individualités, ordonner des qualités collectives, des qualités de jeu, faire ce que j’appellerai un bilan entre les différentes qualités de jeu qui partent du gardien jusqu’à l’attaquant le plus en pointe (...). Les joueurs sont pas des machines, ils sont faits de chair et de sang parce qu’ils doivent traverser des périodes difficiles (...). S’il y a une considération uniquement sportive, mais il est déjà essentiel de comprendre qu’il y a des données qu’on ne maîtrise pas et c’est ce qui fait l’inconnu du jeu ».
159Les formes de supporterisme sont très variées et chacune d’elles produit un regard particulier par rapport au jeu. Un supporter à l’engagement irrégulier aura une vision différente de celle du retraité dont l’investissement s’exprime quotidiennement. Un autonome n’exprimera pas avec la même emphase son attachement à une équipe que le supporter-expert et les attitudes critiques qui les caractérisent ne seront pas identiques. En outre dans un cas le « pur supporter » peut très bien faire partie d’un groupe dont la dynamique influencera les façons de vivre un match, et dans l’autre l’isolement peut générer une volonté de distinction basée sur une pratique présentée comme hautement « sérieuse ». Les différents supporters ne jouent pas tous un même rôle, ne partagent pas le même jugement sur le jeu et les joueurs, ni ne regardent un match avec les mêmes yeux parce qu’ils ne sont pas dans un même « esprit ». Toutefois, une telle variation des jugements et des goûts n’oppose pas systématiquement tous les supporters entre eux155, simplement parce que les diverses manières de voir présentées ici caractérisent tous les supporters puisqu’elles conditionnent toutes, plus ou moins selon les cas donc, les styles d’engagement. Ce foisonnement des regards possibles alimentera les discussions d’après match, et contribuera au maintien des cercles de sociabilité informelle qui enrichissent l’expérience d’une rencontre de football. Sur ce point, Christian Bromberger a déjà bien noté comment cette plasticité des représentations est rendue possible « par la diversité des vertus (force, finesse, abnégation, prise de risque, discipline, complicité, solidarité, etc.) que met en scène » le football156. Pourtant, la diversité des jugements ne vient pas, pour l’essentiel, des particularités de ce sport. Ce serait en effet réduire la place qu’occupe le tempérament propre à chaque personne dans la compréhension des engagements. Cependant, à Lens comme à Lille, la passion pour le football relève bien souvent d’une symbolique partagée par beaucoup de supporters. Ainsi pour rendre compte de la qualité du spectacle, une valeur telle que « mouiller le maillot » est primordiale dans de nombreux cas. Il ne s’agit plus ici de jugements d’expert à propos de l’organisation du jeu comme produit d’interactions entre joueurs et entraîneurs, ni même d’une simple considération de la performance sportive. Quasiment dans chaque cas, l’engagement physique des joueurs se substitue régulièrement à toute autre attente. Et puisque les caractéristiques retenues pour rendre compte d’un match sont intimement liées à la place que le football occupe dans la vie de chacun, à la trajectoire sociale des uns et des autres, que penser de l’importance que la plupart des supporters attachent à cette valeur « mouiller le maillot » bien marquée chez ce supporter du LOSC ayant pratiqué le football sur « tout ce qui était jouable » ? : « J’ai une admiration devant un joueur, Arnaud Duncker parce que pour moi il représente, quand je le vois sur le terrain, toutes les valeurs d’un joueur de football. Ce n’est pas forcément un grand technicien, mais c’est un joueur. Quand il sort du terrain, il a mouillé son maillot. Pour moi c’est primordial ». On retrouve ce type de jugement dans les duels qui ont opposé, par le passé, l’Olympique Lillois au Sporting Club de Fives et, plus tard, le LOSC au RCL comme si cette valeur avait traversé le temps ; comme si elle avait toujours appartenu aux représentations que les supporters se font du « joueur idéal ». Ainsi, au milieu des multiples regards possibles et de la pluralité des goûts associés au football, une valeur émerge et s’impose. Aucun supporter ne comprendrait qu’un joueur de football professionnel ne fasse pas, au moins, les efforts physiques nécessaires à la stabilité d’un spectacle que l’on vient consommer. Si les uns et les autres excusent plus ou moins les maladresses techniques, si ils n’abandonnent pas automatiquement le supporterisme au premier mécontentement, ils forment en revanche une espèce de contrepouvoir dont il faudra tenir compte au fur et à mesure que le professionnalisme gagne du terrain. Les footballeurs professionnels n’auraient pas le droit de ne pas « jouer le jeu », et n’auraient même pas intérêt à agir de la sorte tant les réactions de certains supporters dépassent le cadre du jeu. Parce que certains partisans doivent leur présence au stade à quelque chose de plus important que le jeu lui-même, parce qu’ils y mettent en jeu un sérieux que leur quotidien n’autorise pas, ils demandent aux professionnels et aux dirigeants de clubs de faire preuve d’un engagement à la hauteur du leur. Finalement, on perçoit plus clairement certaines des composantes de la construction de la passion pour le football. Si l’initiation au supporterisme relève le plus souvent d’une tradition familiale ou d’une première expérience positive, d’autres déterminants ont été dégagés qui se combinent entre eux. De ce point de vue, le terrain régional montre qu’il est vain de vouloir « s’enfermer dans une anthropologie de la permanence » pour expliquer le supporterisme157. Il peut tout autant correspondre à l’expression d’une jeunesse qui renouvelle des partisaneries traditionnelles qu’à la volonté de participer à des cercles de sociabilités (section précédente) ou au désir d’apprécier l’esthétique d’un geste, d’une performance, d’une tactique. Du supporter qui se cantonne à une consommation plus ou moins simple du spectacle sportif, jusqu’aux participants à des cercles de sociabilités de proximité, le liant social se décline selon des niveaux divers. Tantôt concentrées dans les gradins, tantôt débordant du cadre du jeu, les relations humaines pèsent de tout leur poids dans les origines et les significations des supporterismes. Que signifie justement le supporterisme ?
B2 – Les significations du supporterisme
160Quel que soit le chemin initiatique ou d’apprentissage, « le fait de se prendre en compte soi-même et en particulier sa propre satisfaction émotionnelle, sous une forme plus ou moins publique et en même temps approuvée socialement »158 est au centre de la passion pour le football. Elle n’est d’ailleurs pas plus forte à Lens qu’à Lille. Si la caractéristique majeure du loisir correspond à celle du supporterisme, il ne fait pas de doute que l’engagement dans les tribunes des stades renvoie à un ensemble de significations déjà bien connues159 : délassement, divertissement, développement (pour reprendre la classification de Joffre Dumazedier)160. Pourtant, c’est seulement si l’on fait l’expérience indirecte161 de ce que signifie être supporter que l’on peut percevoir la correspondance de sens entre le supporterisme et les loisirs en général. Que signifie au juste supporter son équipe ? Le supporterisme est-il plus qu’un loisir ? Je commencerai par traiter du supporterisme récréatif. Pour une bonne partie des supporters, le déplacement au stade est d’abord un loisir au sens premier du terme. C’est un temps à soi, un moment que l’on occupe selon ses propres intentions, une liberté. Le supporterisme représente donc une pratique qui permet de se délasser, de vivre une expérience différente de ce que réserve l’ordinaire de la vie. Comme les entretiens le montrent, ce type d’engagement trouve sa justification à la fois dans l’intérêt pour la compétition et dans la nature de ce que le match de football apporte : des émotions et des sensations déroutinisantes, en rupture avec la quotidienneté, éloignées des contraintes professionnelles et sociales. Le grand stade s’apparente à un lieu qui rompt le processus de civilisation, qui autorise l’expression publique des émotions fortes. Toutefois, cette signification se traduit par des comportements et des conduites diversifiées variant semble-t-il selon les positions sociales et les générations des supporters. Même si le supporterisme repose sur l’opposition entre « eux » et « nous », même si il introduit les partisans dans une sociabilité plus ou moins organisée, il ne peut se vivre de manière plutôt personnelle et passive. Il en va ainsi pour cet employé municipal : « Je lis la presse et quelques articles sur le Racing, je consacre un peu de temps mais je ne vais pas aux entraînements et je n’ai pas de connaissances au club. J’ai quelques photos de joueurs, j’ai aussi une assiette en faïence aux couleurs du Racing. Parfois j’achète des briquets ou des bricoles comme ça. Mais je crois que c’est d’abord pour moi, bien sûr on espère que le club ait de bons résultats, qu’il arrive à se maintenir, qu’il soit européen en fin de saison. Mais je pense que la première raison c’est d’aller au match pour soi-même. Justement pour le plaisir du jeu, le plaisir de voir le public, le plaisir de l’ambiance » (supporter du RCL, abonné, 40 ans). En revanche, pour ce chef d’entreprise aux responsabilités professionnelles jugées parfois oppressantes, aller au stade crée un réel dépaysement. Cette activité donne avant tout le plaisir de casser un rythme de vie, le supporterisme correspond à une parenthèse dans sa vie : « Je viens toujours en avance, je me mets pas la pression ; ça me fait décompresser un peu, ça fait du bien. Je ne mets pas de tenue particulière, jamais. Avant, plus jeune, j’avais une casquette sang et or. J’allais dans les Secondes ou Trannin pour des raisons de moyens. Maintenant depuis 91 je vais en Présidentielles. Les matchs à l’extérieur, je préfère les suivre à la télévision. C’est surtout une question de temps disponible et de fatigue mais c’est vrai que j’aimerais en faire un une fois, pour voir, ça me tente (...). Moi, je viens au match pour oublier la pression du travail. Ici, c’est un autre monde. Je me suis fait des amis au stade, on a sympathisé. On parle souvent du RCL et du foot avec les autres entrepreneurs, on m’asticote un peu » (supporter du RCL, 39 ans, abonné).
161Dans ce cas, est agréable et déroutinisant ce qui projette le pratiquant dans « un autre monde ». Si les tribunes du stade Bollaert composent cet autre monde c’est en raison de caractéristiques biographiques : « Je m’intéresse au football depuis tout petit, j’y jouais quand j’étais jeune » ; « mon premier match, ça remonte à 1970. Mon voisin m’a proposé d’aller voir un match, ça m’a plu. C’est l’ambiance qui me plaît, vous venez ici au stade Bollaert, c’est la chair de poule... ». On retrouve donc ici quelques uns des déterminants relatifs à la construction de la pratique de supporter, depuis l’influence de la pratique du football jusqu’au rôle joué par un accompagnateur. Mais dans de très nombreux cas, le supporterisme est associé à la fête et à la convivialité. Si le moment du match est important, les divers temps qui précèdent et succèdent à la pratique du spectacle sont particulièrement intenses. On se dégage de la retenue et du contrôle de soi car le supporterisme autorise des règles de conduite. Dans le cas d’un certain nombre de supporters affiliés, la récréation occasionnée par le supporterisme provient tout autant du temps du spectacle que de ce que l’on vit dans le café-siège de la section. Pour d’autres supporters, c’est bien ce que l’on retrouve avant et après le match qui conditionne le contenu récréatif de l’activité partisane. Le jeu, les joueurs et le résultats importent mais ils forment un « plus » : « Ce qui plaît dans le fait d’aller au match, c’est de retrouver les copains. C’est l’ambiance, les copains, faire une petite java, s’amuser. Mais le jeu on aime ça. Quand c’est un bon match c’est encore mieux. Sans les copains, y aurait pas le foot même si sans le foot y aurait pas les copains. C’est un ensemble (...), on se considère comme des supporters cool. On fait des déplacements cool. On est la génération cool, on fait des fêtes et tant que les copains viennent, on viendra, sinon pas de raison de changer » (un supporter carté du RCL, employé à La Poste, 30 ans, abonné).
162La dimension récréative du supporterisme peut revêtir, dans certains cas, l’habit d’une pratique envahissante. Comme on le perçoit déjà dans le dernier extrait d’entretien, le supporterisme n’est pas toujours limité à un moment et espace circonscrit. Pour les supporters affiliés à une section ou à un groupe indépendant, le plaisir se prolonge au-delà du match lui-même comme il peut le précéder : on discute de football, on joue aux cartes, on boit un verre, etc.. Dans d’autres cas, le football rythme l’ordinaire de la vie, occupe les quelques moments de temps libre tout au long de la semaine, s’insinue dans l’intimité. Le football se combine ici avec la vie, la structure. Les résultats sportifs de l’équipe favorite peuvent aller jusqu’à conditionner le déroulement de la semaine ; avec les événements liés à la vie du club ils composent une chronique. Le supporterisme est ici indissociable du processus d’identification à une équipe, à ce qu’elle représente d’un point de vue symbolique, aux joueurs. Les extraits suivants le montrent, la passion partisane s’accompagne d’une culture imposante et envahissante. Elle est alimentée par l’accumulation d’objets à l’effigie du club, d’informations collectées dans la presse, auprès des joueurs, auprès des dirigeants et d’autres supporters162. Cette manière d’être supporter varie, elle aussi, selon les places occupées par les passionnés de football dans la société. Pour ce supporter ayant pratiqué le football jusqu’à l’âge de 42 ans, la passion pour le LOSC occupe l’essentiel du temps libre. Il ne rate aucun match, assiste quotidiennement aux entraînements, discute avec les joueurs et quelques dirigeants. Il lit la presse spécialisée parce que « c’est une question de culture » : « Quand on aime vraiment un club comme moi j’aime le LOSC, c’est comme si la vie du club faisait partie de votre vie. Si le LOSC disparaissait demain, pour moi, ça serait vraiment une catastrophe. C’est un patrimoine. Quand j’ai commencé à aimer le LOSC, j’avais 14 ans, ça fait partie de ma vie, j’en parle avec des amis. Ma femme, c’est le théâtre ou le cinéma. On se partage les soirées-télé. Quand il y a du foot le mercredi, je la laisse regarder le mardi pour que chacun ait son tour. Le football, c’est la première place dans mes loisirs » (supporter du LOSC, 62 ans, retraité). Pour ce style supporteriste, le moment du match ne constitue plus un exutoire suffisant. Il faut aller à la rencontre des joueurs, les suivre tout au long de la semaine lors des séances de préparation, s’informer de l’état de forme de tel ou tel, mieux comprendre les desseins tactiques des encadrants techniques. J’évoquais plus haut l’activité envahissante ; il faut plutôt ici reconnaître que le supporterisme constitue l’activité centrale de l’existence sans doute parce que la fin du travail le permet. En d’autres cas cependant, un tel niveau d’engagement s’opère malgré une occupation professionnelle : peut-on dire dès lors que le supporterisme correspond à une pratique envahissante ? Supporter du LOSC depuis quarante ans, ce cadre se déplace au stade et rassemble des informations relatives à son club favori, mais il y a plus. Sa passion ne semble plus seulement constituer un loisir, elle devient un état permanent que l’on entretient : « Dans ma famille, c’est les montagnes russes. Ma femme, originaire de Saint-Etienne, me suivait à Auxerre. Puis un voisin alcoolique l’a dégoûtée des matchs. Pour ma collection, j’étais contesté pour mes dépenses car étant jeune marié..., idem pour l’investissement temps : tous les soirs je passe trois à quatre heures pour le classement. Elle râlait. Mais chercher dans mes archives, ça me passionne. Comme on est casanier, je suis très souvent dans mon bureau à travailler sur mes classeurs. J’ai commencé à collectionner en 59, sur tout le foot, en 63 j’ai restreint que sur le Nord – Pas-de-Calais. En 1965, j’ai limité au LOSC » (un supporter du LOSC, 47 ans, cadre).
163Dans ce cas, la vie aurait moins de sens, semble-t-il, sans le supporterisme. Il déborde jusque dans l’intimité, va jusqu’à influencer les relations du couple, entraîne les supporters vers une façon de satisfaire la passion d’une manière méticuleuse et très organisée. Le match ne suffit pas. Pour ce supporter âgé de 40 ans, le besoin de vivre intensément pour le football s’impose. Le club favori devient un objet de conversation sur le lieu de travail avec les collègues, dans la famille aussi. Sa chambre est tapissée de posters du RCL et décorée de gadgets, et rien ne peut entamer sa passion : « J’habite à vingt kilomètres de Lens, je pars de chez moi en début d’après-midi à pied. J’ai pas de voiture. Je fais du stop sur la route. Des fois, j’ai même pas besoin d’en faire, on me prend. Là, je suis à Lens depuis 15 h. Pour le retour, y a un copain de Biache qui me ramène. Lui, comme il a sa place en présidentielles, il arrive pour 20 h. Moi je préfère arriver avant, comme là je suis tombé sur les supporters de Châteauroux. On a discuté. Je vais à tous les matchs dans le Kop, habillé en sang et or, et je fais les déplacements avec la section Germinal (...). Je garde tout ce que je vois, les posters et tout, j’achète des objets du RCL, je dépense 1000 à 1500 francs par saison » (un supporter carté du RCL, 39 ans, ouvrier qualifié). Pour tous ces supporters, le soutien à leur club requiert un investissement personnel très élevé et particulièrement constant. Les matchs ne représentent que des moments particuliers, complémentaires à d’autres formes d’implication subjective. Si cette signification est déjà très intense, une autre l’est tout autant et acquiert parfois une place déterminante dans la vision que des hommes ont de leur propre vie : à la passion s’ajoute une fonction de structuration identitaire que les autres activités sociales ne procurent guère ou pas suffisamment. Compte tenu de certains témoignages, on peut bien sûr s’interroger sur la validité d’une thèse qui réduirait la fonction des activités de loisirs au seul critère déroutinisant associé aux pratiques de temps libre. Le supporterisme est-il toujours une activité de loisir ? Ce n’est semble-t-il pas le cas lorsqu’il offre l’occasion d’exercer des responsabilités hors de portée ailleurs, d’engager des relations sociales improbables dans le travail. La partisanerie devient alors une source de valorisation sociale, un vecteur de reconnaissance aux yeux des autres, un moyen de s’affirmer, une activité qui restaure confiance et estime de soi. Le supporterisme peut compenser des « blessures » sociales et narcissiques liées aux autres compartiments de la vie, professionnels et familiaux. Là encore cette signification, en phase avec notre hypothèse d’un affaiblissement des formes traditionnelles d’attachement social, se traduit différemment selon les rôles sociaux exercés par les supporters. Relativement à la vie ordinaire, le supporterisme offre la possibilité de jouer des rôles sociaux distincts. Dès lors qu’il est fortement intégré dans un groupe, le supporter cherche à obtenir ce que le reste de la vie ne lui donne pas, à bâtir une deuxième vie en quelque sorte. Mais il y a bien des manières de vivre cette « deuxième vie ». Dans un cas par exemple, les nouvelles responsabilités du supporter lui permettent d’obtenir un bénéfice d’ordre social et psychologique. Et dès lors qu’il prend conscience de tout ce qu’être supporter apporte, il place bien souvent le football au centre de sa vie comme ce responsable des Red Tigers (agent commercial, 25 ans) : « ... moi je parle de foot, le foot ça passe avant tout donc c’est ça, c’est important dans une région et dans une ville (...). Maintenant si les tigers n’existent plus, j’irais toujours supporter Lens. Avant tout j’aime le jeu, la qualité, pour moi la Racing c’est pas un passage dans ma vie. Je suis passionné du Racing, point. J’ai pas peur de le dire ». Ici comme pour la plupart des supporters interrogés, le supporterisme est premièrement renvoyé à la passion du jeu. Mais ce responsable ultra est parvenu à saisir ce que l’ordinaire de sa vie ne lui apportait pas avant. Il dirige les réunions du groupe, joue le rôle du comptable, lance les commandes de gadgets, fait jouer la concurrence entre les divers fournisseurs possibles, participe à la rédaction des bulletins de communication et gère les déplacements. Le supporterisme est ici une deuxième vie, il participe à la construction identitaire, il est un passage qui fournit des repères sociaux différents. Parce qu’il y a donc un « avant le groupe » et un « après le groupe », le supporterisme peut bouleverser la vie : « Tu vois je vais te dire quelque chose, les tigers c’est quelque chose qui m’a redonné confiance en moi-même, c’est psychologique. J’ai eu des problèmes à la tête tout ça donc psychologiquement ça été difficile à vivre. Les tigers ça m’a permis, quand tu déménages comme ça. t’as pas de repère (...). Les tigers ça été une rampe de lancement, un palier, ça m’a permis de retrouver confiance en moi-même, on dirait que je parle à un psychologue… ».
164Le supporterisme est vécu comme une thérapie et joue aussi un rôle de rattrapage social. Dans la mesure où il transporte le supporter vers ce qu’il aurait aimé accomplir, il lui apporte une seconde chance de satisfaire certaines de ses espérances cachées et de se reconstruire une identité : « Les tigers c’est une remise en confiance et puis c’est régler les problèmes des uns et des autres, je me sens pas l’âme d’un patron mais j’aime assez ça (...). Les tigers m’ont fait découvrir qu’il était possible de diriger une équipe ». Se passionner pour le football peut aussi surtout jouer un rôle de rattrapage social sans que cela renvoie à un malaise psychologique. La deuxième vie que le supporterisme implique mène parfois les personnes vers d’autres responsabilités, d’autres occupations, d’autres connexions sociales. Sur ce point, on retiendra un passage du discours d’un président de section du RCL : « L’événement majeur, c’est le Challenge dévouement-amitié en décembre 1996. On a réussi, grâce aussi à la mairie qui nous a aidés, à faire venir Gervais Martel, Muslin, des joueurs, Meyrieu, Arsène. On n’a jamais vu ça à Noyelles. Sinon, un mois après la création officielle, on a fait venir des anciens du RC Lens, Sowinski, Marx, Faber pour le lancement de la section. On connaissait bien Francis Richez, on a eu des facilités pour faire venir des joueurs ». Voilà un supporter qui s’investit pleinement dans le supporterisme, qui s’y implique jusqu’à en retirer une reconnaissance sociale mais celle-ci n’a rien à voir avec la fonction de patron de café. De fait, si l’enquêté accentue son investissement c’est principalement parce qu’il espère jouer davantage cet autre rôle de « patron ». Et si il poursuit le but d’inscrire sa section dans le paysage de la partisanerie locale, il ne signalera pas pour autant que son « autre vie » ne le contente plus, mais plutôt qu’il est capable de faire « autre chose » en souhaitant vivement que cela fonctionne bien : « Si tout le monde reste mordu et qu’il n’y a pas de malades au comité directeur, on sera l’une des sections majeures à l’an 2000 ». Ainsi le rêve pourra se poursuivre. Les responsables continueront à « côtoyer des joueurs à chaque anniversaire de la section », à voir leur café se remplir lors des remises de prix organisés par le club central des supporters, à inviter d’anciennes gloires sportives, à satisfaire les demandes de leurs adhérents, à susciter des « jalousies de supporters ». Autrement dit, ce sont leurs propres investissements qui alimenteront le degré de reconnaissance sociale que chaque supporter aura contribué à bâtir. Toutefois, la partisanerie ne gomme pas les inégalités et les frustrations sociales. Mais, parce qu’elle met en jeu d’autres principes d’appartenance, elle les suspend, les atténue, le temps du match ou des préparatifs. La fonction de thérapie du supporterisme n’a pourtant pas d’effets en retour sur les conditions vécues. La compensation est de courte durée sauf dans le cas de l’accès à de nouvelles responsabilités générées par la prise de direction d’une section de supporters : les profits sont ici plus tangibles et durables. Même dans le cas des dirigeants de la section de Noyelles, le capital social et symbolique accumulé dans le supporterisme n’est pas facilement convertible dans la vie plus ordinaire.
Eléments de conclusion
165Comment expliquer une telle variété de sens ? Comment s’accommoder de la diversité quand a priori tout était en place pour croire à l’uniformité des tribunes ? En effet, si je me rapporte aux interprétations les plus communes concernant le monde des stades de football toutes ou presque signalent volontiers l’homogénéité de la population des supporters. Au mieux, on peut lire une distinction entre les simples consommateurs et les figures violentes et inquiétantes des supporters. En réalité le supporter type n’existe pas. D’une part, si on observe les tribunes de façon globale, on constate que les formes d’engagement sont très hétérogènes entre les groupements fabriqués à la va-vite, et sur place, et les associations de partisans à l’organisation rigoureuse. Dans les stades de Lille et de Lens on constate ces cercles de sociabilité sans statut officiel, les clubs centraux de supporters, les groupes d’autonomes « officiels » et ceux dont la formalisation ne saurait tarder, peut-être. Mais ces appellations dissimulent elles-aussi de nombreuses modalités de pratique du spectacle. Tel groupe reconnu par le club ne s’inscrira pas nécessairement dans la dynamique que l’on voudrait lui voir suivre ; telle association d’autonomes ne s’opposera pas systématiquement aux décisions prises par les dirigeants des clubs, tel cercle sans reconnaissance officielle ne sera pas forcément motivé par le jeu et les joueurs pour lesquels il s’est, semble-t-il, constitué. Par conséquent, on ne peut pas dire que tel supporter ressemble à tel autre sous prétexte qu’ils partagent une même manière collective de vivre un match de football. D’autre part si on se penche davantage sur le monde des tribunes, on rencontre là encore une multitude de figures partisanes derrière lesquelles se cachent les significations les plus variées. Nous l’avons vérifié en fouillant les logiques souterraines des mobilisations individuelles : il n’existe pas de caractéristique commune aux définitions subjectives du supporterisme. Si la passion pour le football et l’attachement à une équipe en particulier apparaissent effectivement dans toutes les paroles de supporters, ces deux notions ne s’articulent pas selon un même mode d’un individu à l’autre. Il peut avant tout juger l’importance du football tandis que l’autre sera d’abord motivé par le football de cette équipe là et pas d’une autre. Si le « rite » initiatique détermine en grande partie l’existence du supporterisme dans la vie de chacun, il ne conditionne pas pour autant la forme de l’engagement dans le spectacle. Aucun des principaux styles d’engouement n’est effectivement étanche : un supporter peut fort bien avoir commencé à vivre le football d’une certaine façon et l’abandonner ensuite pour vivre une autre forme de sa passion.
166Deux vecteurs de changements se dégagent, il me semble, pour comprendre comment le processus d’intégration d’un individu dans le monde des supporters ne procède pas simplement des étapes d’initiation et d’apprentissage. D’autres variables sont tout autant déterminantes et participent à l’hétérogénéité du peuple des tribunes. D’abord en multipliant les visites dans les stades et au contact de supporterismes différents, le supporter lambda se trouve confronté à des facteurs susceptibles de provoquer une modification de son style d’engagement premier. On rappelle ici la dimension transactionnelle du processus de socialisation, celle qui nous laisse croire que tout supporter dispose des moyens d’être l’acteur de son style de pratique, justement parce que la conscience individuelle gouverne une partie des choix. Ainsi, le supporter peut, par exemple, devenir membre de tel ou tel groupe qui deviendra peut-être pour longtemps encore sa référence. Dès lors, profitant de nouveaux repères, le supporter ajustera son mode d’engagement parce que cette nouvelle inscription dans les tribunes lui commandera de le faire auquel cas son nouveau groupe ne l’acceptera et/ou ne l’intégrera pas. Deuxièmement, on l’aura compris, les trajectoires individuelles déterminent. aussi en partie, les formes d’engagement dans le spectacle sportif. Dans un cas, c’est la nature d’une profession qui pousse une personne à se mobiliser particulièrement dans les stades. On y vient chercher un temps récréatif, de décompression, de recharge émotionnelle. Le travail est ici appréhendé selon les contraintes qu’il impose, et il est évident que ce cadre coercitif varie d’un métier à l’autre comme il n’est pas nécessairement compris de façon uniforme par les personnes occupant un métier identique. On retrouve et on explique ainsi la variation des modalités de pratiques supporteristes parce que chacun y met ses propres raisons. Mais le supporterisme n’est pas uniquement la traduction d’un environnement social jugé pesant, contraignant ou stressant. Il arrive en effet que l’on ne puisse pas expliquer la participation d’une personne au spectacle à partir de ce qu’elle vit professionnellement. On peut tout autant envisager une explication à partir de ce qui se passe en famille, et le supporterisme aura alors tout autant cette fonction récréative. Le supporterisme peut donc correspondre à une pratique s’accordant tout à fait avec le reste de la vie mais en la signifiant différemment, à une activité de décompression. Pourtant ce quelque chose de périphérique ne veut pas dire qu’il s’agit d’une pratique simple, faite pour des gens simples. Il peut aussi apporter à quelques uns des occasions répétées de jouer un autre rôle social, d’occuper d’autres positions que celles qui sont offertes par l’ordinaire de la vie. On parlera alors par exemple de rattrapage social, d’ajustement émotionnel, d’une mise en cohérence des attentes subjectives par rapport aux activités réelles. Enfin, le supporterisme est bien plus qu’un élément central d’une existence parallèle au quotidien. Il peut correspondre au point fondamental d’une existence, l’essentiel des temps et des espaces étant réservé au football, au supporterisme. Par conséquent, même si les significations et les identités de supporters sont en partie construites par les groupes d’appartenances et les groupes de références – par le premier contact avec le monde des stades aussi –, on ne doit pas oublier de préciser combien les supporters s’approprient et intériorisent particulièrement tout cela. Tout n’est pas joué d’avance dans le supporterisme. Les dynamiques de groupes auxquelles certains partisans appartiennent peuvent modifier leur comportement et les raisons qui les poussent à se mobiliser. Les expériences vécues dans les stades représentent donc des éléments fondamentaux pour comprendre la variation des significations du supporterisme. Par ailleurs, les engagements sont aussi corrélés à ce que les uns et les autres vivent dans le quotidien, aux manières dont ils interprètent l’ordinaire de leur vie. Dans le supporterisme comme ailleurs sans doute, il n’y a pas d’histoire naturelle au sens où tout serait établi par avance selon des dispositions et des facteurs originels forts. La plupart des supporters construisent leur pratique et leur niveau d’engagement ; et en sont en partie les auteurs. C’est sans doute pour cette raison que le supporterisme est si populaire. Dans les stades, des contraintes demeurent mais elles ne suffisent pas à inscrire un supporter dans tel ou tel style d’engagement à tout jamais. Il peut se permettre de modifier sa présence, de faire évoluer sa passion à sa guise et ce même si le groupe auquel il appartient semble le conditionner fortement.
167Le supporterisme ne peut donc plus être réduit à une simple histoire naturelle : il est le résultat d’un « travail de l’expérience », et c’est justement ce qui est sans doute au fondement de sa popularité aujourd’hui163. C’est aussi pour cette raison que l’on découvre autant de formes d’attachement à une équipe de football, autant de significations des engagements. Les significations du supporterisme dépendent donc d’une part de la strate biographique de l’engagement, et d’autre part de l’historique des styles d’engagement. La variété des carrières de supporters est fonction des combinaisons possibles entre ces deux histoires. Ici, la notion de carrière revêt deux formes ; ce mot a deux sens. Dans un cas, on note une évolution dans le temps. On peut alors remarquer par exemple une instabilité, une atténuation des engagements dans le temps. Cela repose sur une logique d’ajustement du supporterisme par rapport au reste de la vie qui peut donc expliquer le changement de style supporteriste, voire son abandon dans certains cas. Dans l’autre, la carrière se rapporte à des personnages qui font carrière dans le supporterisme. Ils s’engagent de plus en plus dans cette vie parallèle, y trouvent ce que leur existence ne leur apportera jamais, ils intensifient leur présence et leurs investissements. Et même si on ne connaît pas de supporters lensois ou lillois qui vivent du supporterisme, les observations menées dans les groupes de partisans démontrent que quelques personnages ne vivent que pour lui. La diversité des carrières de supporters comme les niveaux d’intensité des engagements ne sont pas uniquement le propre du terrain lensois. A Lille comme à Lens, les engagements ne sont pas constants, les catégories de supporters ne sont pas étanches et la seule différence tient au monde des supporters. Si les effets d’âge et de génération correspondent à des mécanismes qui permettent de mieux comprendre la réalité des tribunes de Bollaert et de Grimonprez-Jooris, certains effets sont cependant liés aux caractéristiques des contextes lensois et lillois. Mais l’expérience sociale de chaque supporter doit nécessairement être prise en compte pour comprendre les engagements. Par elle on explique la combinaison des divers registres de l’action de supporter. Certains partisans possèdent les moyens socioculturels de vivre de façon logique leur quotidienneté et leur pratique de loisir. Dans ce cas, le supporterisme sera alors une activité périphérique, un loisir comme tant d’autres. Mais la vie quotidienne peut aussi prendre la forme d’une épreuve, d’une « galère » pour de nombreuses personnes. Alors, le supporterisme aura nécessairement une toute autre signification. Il permettra plutôt de corriger le reste de la vie. de le supporter, de l’oublier le temps d’une rencontre mais aussi tout au long de ces instants de sociabilité et de reconnaissance sociale qu’elle apporte, et qui lui succèdent aussi. Toutefois, il arrive que la pratique du supporterisme débouche sur une façon de vivre le match de football qui ne corresponde pas a priori à une volonté de contact social, de construction identitaire, de reconnaissance. Comment peut-on en effet expliquer, à partir de ce qui vient d’être présenté, les comportements violents dans et autour des stades de football ? Que signifient-ils ? La violence de supporters doit-elle être comprise et expliquée à partir des expériences sociales et quotidiennes ? Procède-t-elle plutôt de ce qui se déroule tout au long des situations de match ? Est-elle l’illustration d’une combinaison de ces deux ensembles de variables ?
Notes de bas de page
1 Sur ce point, je tiens à souligner encore que les deux premières hypothèses ne doivent leur existence qu’aux suivantes. Elles dépendent d’une logique de définition d’un contexte social, lequel est perçu comme une structure pouvant influencer les conduites des acteurs ; dans certaines mesures. Je ne souhaite pas me faire l’écho d’un déterminisme exacerbé. J’ai simplement posé, ou plutôt adhérer à l’idée selon laquelle une action est toujours située dans un contexte qui la contraint en partie. Par ailleurs, je crois devoir insister sur le terme « potentialités ».
2 Comme défini par Karl Popper, in La logique de la découverte scientifique, déjà cité, p. 76-86.
3 En fait, les hypothèses portant sur l’aspect organisationnel du supporterisme constitue la première étape vers la falsification de l’hypothèse d’un contexte social favorable au développement du supporterisme. Afin que la falsification de ces hypothèses entraîne la falsification des premières (leur dérivé), il est nécessaire qu’elles soient basées sur davantage d’objectivité. Cela ne signifie pas que le premier niveau d’interprétation (quel contexte ?) appartient au domaine de la subjectivité mais plutôt qu’il ne repose pas sur une base empirique comparable à celle des hypothèses suivantes. En d’autres termes, toutes les hypothèses qui suivent la détermination du contexte à un niveau macrosociologique forment le modus tollens de la logique classique. Sur ce point, Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, p. 74- 75.
4 Je veux dire à l’intérieur de la catégorie des supporters telle que je l’ai définie. Autrement dit, lorsque l’on parle de l’hétérogénéité du public des stades de football on veut dire globalement mais aussi en ce qui concerne chaque type de spectateurs. C’est une raison pour laquelle il est légitime de « catégoriser » la population des spectateurs du sport (l’autre motif renvoie à la problématique organisationnelle).
5 Il ne faut pas comprendre la notion d’intérêt sous son acception utilitariste, je ne crois pas que les supporters posent consciemment les motifs et les objectifs de leur engagement dans le spectacle sportif organisé. En fait, la notion d’intérêt ici se rapproche de la raison parce que l’activité sociale que l’on cherche à expliquer dépend de ce que le supporter y met de significations (surtout pas nécessairement inscrites dans le domaine de l’utilitarisme). Pour une définition plus précise de l’utilisation de la notion d’intérêt en sociologie, cf. Pierre Bourdieu, « Intérêt et désintéressement », in Méthodologica, n° 1, 1992, p. 19-35 (notamment p. 19-21).
6 Je veux dire que le sens que donnent les supporters à leur activité (le sens visé subjectivement) vaut causalité. Cette démarche de recherche proprement compréhensive laisse au chercheur le soin de « comprendre par interprétation l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets », cf. Max Weber, Economie et société, Paris, Pocket, coll. Agora, 1995 (1956), Tome 1, p. 26.
7 Je fais référence aux types idéaux fournis par Max Weber à propos des actions humaines. Précisément, on retiendra donc quatre formes d’action typiques : l’action rationnelle en finalité qui revient à considérer l’acteur comme un stratège de son comportement ; l’action rationnelle commandée par des valeurs qui fait du contentement personnel le moteur d’un comportement (l’acteur n’est pas obnubilé par l’efficacité de son action) ; l’action « affectuelle » qui pousse l’acteur à agir en fonction de ses passions ; l’action traditionnelle où le comportement de l’acteur relève du coutumier. Sur ce point, Economie et société, tome 1, p. 55-57.
8 Ibid., p. 34-35.
9 La littérature relative à la démarche compréhensive et aux techniques sur lesquelles elle repose est importante. Pour cerner les enjeux de la phase de saturation, cf. Jean-Claude Kaufmann, L’entretien compréhensif, Paris, Nathan, coll. 128, 2001 (1996).
10 Je précise une fois encore que la plupart de ces entretiens a été effectuée dans le cadre d’une recherche produite par cinq auteurs. Chacun ayant contribué à la collecte des données, il m’a été permis d’utiliser les données de cette enquête. Cf. Le peuple des tribunes…, déjà cité.
11 Il s’agit d’un style supporteriste particulier, une modalité qui appartient aux partisaneries autonomes.
12 Je pense ici principalement aux hypothèses relatives à la question de l’émergence des groupes de supporters, à la recherche d’occurrences entre conjointement la présence d’un groupe de supporters dans une localité et l’absence relative d’autres formes d’associations pour le même lieu, à l’estimation d’un marché des activités de loisirs.
13 Pour preuve, il est rare d’entendre un supporter lensois ou lillois (c’est-à-dire des grands stades) rapporter sa présence régulière dans un petit stade local : je n’ai pas eu souvent l’occasion de rencontrer des partisans ayant (et revendiquant) deux terrains d’activité. Pourquoi en serait-il autrement puisque ce que les supporters des grands stades recherchent n’apparaît pas lorsqu’ils participent au spectacle des amateurs ? Mais il arrive que l’on rencontre, au hasard d’un petit stade, de quoi infirmer ce qui reste une remarque d’ordre général. Par exemple, bien qu’évoluant dans un championnat régional (et occasionnellement en Championnat de France Amateur 2), le club de Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire) était suivi jusqu’au milieu des années 1990 par un groupe de supporters fonctionnant comme les formations partisanes des grands stades (production d’un « journal », présence de leaders, prises de photographies lors des déplacements, existence d’entrepreneurs de chants...). Une survivance provenant du passé professionnel d’un club jadis entretenu par la compagnie des houillères locales.
14 C’est-à-dire que la fonction – ou signification ici – de l’activité du spectateur de football amateur peut malgré tout être comparée à celle du supporter d’un football professionnel puisque chacun appartient à un même système social : « Dans les sociétés industrielles avancées, les activités de loisir constituent une enclave où l’on peut manifester en public, avec l’approbation générale, toute forme d’excitation modérée ». cf. Sport et civilisation.... déjà cité, p. 86.
15 Au point de vider les compétitions de leur contenu sportif car « une grande compétition internationale de football est en effet une affaire commerciale qui peut devenir rentable. C’est pourquoi les organisateurs s’efforceront de mettre sur pied des compétitions avantageuses sur le plan financier, même si l’intérêt proprement sportif doit en pâtir et les règles sportives élémentaires sont transgressées (...). D’où l’inflation du nombre des épreuves sportives dont l’objectif est de rapporter de l’argent dans les meilleures conditions », cf. Jean-Marie Brohm, Sociologie politique du sport, déjà cité. p. 209-210.
16 Dans cet exemple en effet, que se passe-t-il ? L’agent économique utilise son temps libre à des fins professionnelles, et c’est justement parce qu’il le signifie comme tel qu’il atteindra le but qu’il se fixe. Il exploite par conséquent une partie de son temps libre bien que cela n’ait aucun rapport avec une activité de loisir. C’est bien la preuve, aussi, qu’une société industrielle provoque un débordement des activités contraignantes jusque dans le domaine des temps libres. Cf. Sport et civilisation..., déjà cité, p. 90-94.
17 On pourra trouver tout au long de ce texte un large éventail d’appellations concernant le mouvement des supporters indépendants : ultra, hooligan, sider. casual, etc. C’est-à-dire qu’il faut inclure ces différents « styles » à l’intérieur d’un seul découpage catégoriel : le supporterisme autonome. Bien que chaque « style » possède des caractéristiques spécifiques, tous ont en commun de s’affranchir des modèles comportementaux reconnus par l’administration centrale du football et ses petits (l’Union Européenne de Football Association et la Fédération Internationale de Football Association au plan des continents et de la planète, la Fédération Française de Football, la Ligue Nationale de Football, les Ligues Régionales... au plan français).
18 Le premier, de bon sens, peut se résumer comme suit : « Tout essai d’explication (doit être) précédé d’une description de ce qui est à expliquer », cf. Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, coll. Petite Bibliothèque Payot, 1993 (1915), p. 127.
19 Je pourrais malgré tout comparer ces données aux affluences du stade lillois pendant le passage du LOSC en deuxième division. Même si depuis le détour du RCL à cet étage la consommation du spectacle footballistique a considérablement progressé en France, force est de reconnaître que le LOSC mobilise plus de spectateurs que le RCL au deuxième échelon des compétitions nationales (plus de 7000 entrées payantes en moyenne à Lille dans les années 1990 contre moins de 5000 à Lens). Le public de base du LOSC serait-il plus important que celui du RCL ? N’y aurait-il donc aucune corrélation entre cette notion de « public de base » (composé de ceux qui se mobilisent quoi qu’il arrive) et celle de « potentiel public » ? Si les politiques tarifaires agressives du LOSC de la deuxième division relativisent l’écart entre les assistances moyennes (un étudiant pouvait assister au match des lillois pour 20 francs lors de la saison 1998/1999), elles n’expliquent sans doute pas tout.
20 Si je tiens compte de l’état du réseau officiel des supporters en 1998, le nombre des sections du LOSC avait par exemple progressé de plus de 40 points par rapport à 1996 (contre une chute de l’ordre de 5 points côté lensois). Cf. Le peuple des tribunes, déjà cité, p. 60-61.
21 On peut imaginer, dans le cas d’une section située en zone urbaine (on verra que le bassin minier abrite de nombreux sièges de section), l’engagement dans un supporterisme formalisé comme le moyen de rompre en partie la contrainte urbaine sur la pratique du voisinage. En effet, il a été démontré que ce type de relations est sensible au niveau d’urbanisation des endroits de vie. Dès lors, comment ne pas supposer qu’il appartient aux acteurs d’adopter une « stratégie » de rupture par rapport aux effets de leurs conditions de vie ? Sur l’investissement personnel dans des cercles locaux de sociabilité, cf. Alain Degenne, Michel Forsé, Les réseaux sociaux, Paris, Armand Colin, coll. U, 1994, p. 49-50.
22 Voilà qui montre une nouvelle fois l’importance du pré-travail de terrain mêlant recherches bibliographiques, observations, entretiens exploratoires. Et si ce moment de la recherche n’est jamais « parfait », le pratiquer sans craindre de perdre du temps permet d’en gagner par la suite.
23 Toutefois, compte tenu de l’écart qui sépare les pertes relatives (de 5 % donc), je dirai plutôt qu’il y a un semblant d’équivalence.
24 En dehors, il faut le souligner, de la section lensoise regroupant le plus de membres (la catégories des 251 supporters et plus, précisément 300 membres). Selon les réponses fournies par les responsables de ce groupe, aucune défection ne serait à signaler.
25 Sur cet aspect, cf. Patrice Mann. L’action collective, déjà cité, p. 70.
26 Que représente donc l’abonnement pour une organisation de supporters ? Une simple opportunité coercitive (ou un avantage pour maintenir la participation des cartés à l’organisation), produite en partie par les responsables des clubs de football mais dont les dirigeants des sections profitent puisqu’ils offrent à leurs membres des tarifs avantageux. L’abonnement peut donc être considéré aussi comme un outil au service des entrepreneurs du supporterisme, une rente mais aussi « une façon de s’assurer la loyauté des membres ». Cf. L’action collective, déjà cité, p. 80.
27 Selon les fonctions de production, ici un modèle intermédiaire au trois et quatre c’est-à-dire entre : le cas où l’action combinée des individus devient brusquement efficace au passage d’un certain seuil, le cas où l’efficacité de l’action d’un groupe s’avère importante dès les premières participations individuelles. Ibid., p. 67-69.
28 Le travail de terrain m’ayant amené jusqu’au cœur des sociabilités partisanes, j’ai pu constater un certain nombre de conflits à l’intérieur du club officiel lillois. Les réunions étaient parfois boycottées par quelques responsables, et il n’a jamais vraiment été possible d’y rencontrer les dirigeants de la principale section. Selon eux cependant sollicités par ailleurs, le LOSC ne privilégiait pas suffisamment leur entreprise. Ne craignant pas les crises de défections, cette section ne représentait pas une cible prioritaire dans la politique de gestion du supporterisme lillois. Cette situation a clairement créée des tensions, et même si cette importante section appartenait officiellement à En Avant le LOSC, ses dirigeants n’en faisaient pas nécessairement la publicité.
29 A titre d’exemple, j’avais émis l’hypothèse suivante : le nombre de salles de cinéma présentes dans une ville participe, en partie, à l’état des mobilisations collectives dans les stades de football. Après réflexion, je me suis rendu compte qu’une telle perspective n’aurait que peu de valeur explicative. Premièrement parce que je m’intéresse essentiellement aux supporters, deuxièmement parce qu’il aurait fallu intégrer la notion de « catégorie » par rapport aux films projetés dans les salles au moment des rencontres de football. Or, celle-ci diffère entre Lens et Lille ce qui rend caduque toute poursuite interprétative. Par ailleurs, j’avais supposé qu’un nouvel indicateur pouvait participer à l’explication du phénomène. Il s’agissait de comparer les ventes de quotidiens au centre des villes de Lille et de Lens. Par là, je souhaitais par exemple mesurer l’importance de la presse sportive en fonction des villes. Mais nous n’achetons pas nécessairement nos journaux à proximité de notre lieu de résidence. De fait, les différentes variables utilisées ici proviennent de sources officielles avec les avantages et les inconvénients que cela suppose (exagération des chiffres de fréquentation... ou l’inverse).
30 Cf. Richard Holt, Steeve Humphries, Ian Taylor cités par Patrick Mignon, La violence dans les stades : supporters, ultras et hooligans, Paris, Les Cahiers de l’INSEP. n° 10, 1995.
31 Cf. « La société du samedi : supporters, ultras et hooligans », in Les Cahiers de la sécurité intérieure, n° 15, IHESI, 1994, p. 136-149
32 En effet, même si aujourd’hui la plupart de ces scientifiques s’accordent pour reconnaître la nécessité « d’analyser plus avant les conditions politiques de l’action collective (structure des opportunités politiques) », la considération des environnements des mouvements sociaux comme objet de recherche est longtemps restée absente des cadres d’analyse. Cf. Olivier Fillieule, Cécile Péchu. Lutter ensemble. Les théories de l’action collective. Paris, L’Harmattan, 1993, p. 172-173.
33 Cf. Le culte de la performance, déjà cité, p. 45-65.
34 Pour cela, l’auteur déploie sa réflexion sur le social en se basant sur trois thématiques différentes (la compétition, la consommation, la concurrence) couvrant chacune une partie d’une catégorisation très large de la structuration de la société (les classes populaires, les classes moyennes, les chefs d’entreprise). Chaque temps de l’étude est alors consacré à la démonstration d’un culte de la performance comme raison des pratiques sociales, et ceci quelle que soit la catégorie à laquelle on s’intéresse. S’agissant du supporterisme, l’auteur n’aura donc pas pu éviter le piège d’un exercice social considéré comme populaire.
35 La question de la formation des groupes de partisans indépendants des réseaux officiels de soutien sera abordée au cours de la troisième partie : il n’est pas concevable de soumettre cette forme particulière de partisanerie aux deux hypothèses structurales présentées ici. Cela étant, cette dimension sera malgré tout présente dans le traitement de l’existence des groupes « autonomes » ; elle le sera autrement (la création des associations autonomes relève-t-elle d’un effet de génération ? Peut-on parler d’un effet de mode ? S’agit-il d’une forme d’imitation suscitée par la connaissance de modèles supporteristes importés d’Italie et/ou d’Angleterre ?).
36 Sur ce point, cf. Arnaud Mercier, « Mobilisation collective et limite de la médiatisation comme ressource. L’exemple du mouvement pacifiste de 1991 à la télévision française », in Sociologie de la protestation, déjà cité, p. 233-257.
37 Cf. Patrice Mann. L’action collective, Paris. Armand Colin, coll. U. 1991, p. 108.
38 Pour être précis, j’ai retenu l’idée selon laquelle « certains milieux sociaux ont des formes de sociabilité qui leur sont propres et qui traversent les couches sociales ». Cf. Les réseaux sociaux, déjà cité. p. 73.
39 Cf. Sport et civilisation, déjà cité. p. 90-91.
40 Selon les précisions apportées dans l’œuvre de Joffre Dumazedier. ces trois fonction sont solidaires dans les loisirs : « Elles peuvent se succéder ou coexister. Elles se manifestent tour à tour ou simultanément dans une même situation de loisir : elles sont souvent imbriquées l’une dans l’autre au point qu’il est difficile de les distinguer. En réalité, chacune d’elles n’est le plus souvent qu’une dominante ». Cf. Joffre Dumazedier, Vers une civilisation des loisirs ?, Paris. Seuil, coll. Points. 1997 (1962), p. 27-28.
41 Cela est particulièrement le cas lorsque je lis, sous la plume de Joffre Dumazedier. que le loisir est réparateur des tensions qui résultent des obligations quotidiennes et surtout du travail. Ne retrouve-t-on pas ici la base du concept de loisir comme élément déroutinisant développé par N. Elias et E. Dunning ?
42 Les bases de corrélation ici définies se retrouveront lorsque la formation des groupes sera soumise à ma seconde hypothèse. Bien qu’il ne sera plus question d’utiliser la notion de « loisirs concurrents » mais plutôt celle « d’état du tissu associatif environnant », je reprendrai les deux tests détaillés (selon la répartition des sections, selon la distribution des populations d’abonnés).
43 Le questionnaire distribué à chaque responsable de section contenait la question suivante : « tous les membres de votre section sont-ils des abonnés ? ». Dans la plupart des cas j’ai choisi une réponse positive ou s’approchant du oui (« presque tous », « pas tous »...). Quant aux supporters indépendants, là encore la technique du questionnaire m’a permis d’identifier le portrait-type de l’autonome et de savoir qu’il est bien souvent un abonné (pour ne pas dire systématiquement). Si ce propos repose essentiellement sur une investigation menée auprès des Red Tigers, plusieurs entretiens informels permettent de supposer que le supporterisme autonome lillois est également constitué d’une grande majorité d’abonnés.
44 Les deux représentations se distinguent par quelques renouvellements et disparitions. Pour trouver la répartition des sections lilloises et lensoises pour la saison 1997/1998, cf. Le peuple des tribunes, déjà cité, p. 124-125.
45 Chaque document (plus de 150 pages dans le cas du RCL, une trentaine s’agissant des abonnés du LOSC) faisait apparaître la liste nominative des abonnés ainsi que leur adresse. Pour ce qui concerne le RCL, 4797 abonnements ont été saisis contre 1394 dans le cas du LOSC (les abonnements réglés par les Comités d’Entreprise ont été exclus du tri).
46 Les abonnements et les enregistrements des sections aux réseaux officiels de soutien s’établissant en début de saison, il convenait d’arrêter 1997 plutôt que 1998.
47 Auxquelles il convient d’ajouter les environnements des villes de Lille et de Lens, même si je ne peux les considérer comme des zones à part entière puisqu’elles appartiennent déjà à un élément du quadrillage. On verra le cas de ces deux cités de façon isolée après les avoir intégrées dans le quadrillage.
48 Même si je me suis surtout basé sur le découpage régional établi par l’INSEE en collaboration avec les Chambres Régionales Consulaires. Compte tenu des informations obtenues par ailleurs mais surtout de leur distribution dans l’espace régional, j’ai parfois modifié la présentation produite par l’Atelier de Dessin et de Cartographie du Conseil Régional du Nord – Pas-de-Calais. Cf. Atlas Nord – Pas-de-Calais, INSEE, Région Nord – Pas-de-Calais, 1995.
49 Le nombre de communes sera – on le verra plus loin – un élément important dans l’interprétation des conclusions des différents niveaux de la corrélation. J’ajoute que la liste des cantons a été déterminée à partir d’une consultation des « trombinoscopes » circonstanciés des Conseils Généraux du Nord et du Pas-de-Calais (les zones définies ici ne correspondent pas aux arrondissements électoraux), que l’ensemble des cantons présentés est peuplé de quatre millions de personnes, et que deux espaces se distinguent par une forte densité de peuplement : la métropole lilloise et le croissant minier depuis le bassin béthunois jusqu’au valenciennois.
50 A titre d’exemple, voici le temps nécessaire pour rejoindre les stades de Lens et de Lille depuis trois agglomérations de l’arrondissement de Cambrai : Iwuy-50 minutes, Le Cateau- 1 heure et 15 minutes. Cambrai-1 heure.
51 Cf. « L’évolution de l’emploi », in Atlas Nord – Pas-de-Calais, déjà cité, p. 98-99.
52 Comme le Hainaut ou encore la Métropole lilloise pourraient accueillir plusieurs sections dans le cas d’un regain de popularité du LOSC (en raison de leur proximité géographique, de leur niveau de densité, du peu de sections qu’elles offrent au moment de l’enquête au LOSC ou au RCL), on ne peut pas en dire autant s’agissant de la zone Cœur de Flandre et ceci pour deux raisons. D’une part cette zone est déjà relativement occupée par les lensois (4 sections du Supp’R’Lens), de l’autre son niveau de peuplement reste trop faible (environ 130 habitants au km2).
53 En dépit de performances sportives irrégulières et d’un niveau de jeu très inférieur à celui du LOSC, le Football Club de Valenciennes continue d’attirer les foules (2500 spectateurs de moyenne au moment des enquêtes). La récente promotion du club au niveau du championnat National (le troisième étage du football français) aura quelque peu relancé les mobilisations supporteristes (plus de 3000 spectateurs de moyenne au stade Nungesser).
54 Je veux dire susceptibles de concurrencer (par la nature et le niveau de jeu) la pratique du supporterisme dans le football. En effet, il existe bien un excellent club sportif dans la ville de Dunkerque (l’Union Sportive de Dunkerque de handball). Toutefois, comme j’ai pu le mentionner au cours de la première partie de ce livre, le handball ne stimule pas les foules. Une participation régulières aux compétitions européennes et la présence de joueurs internationaux ne suffisent pas. Dans le monde du handball.
55 Le club d’Armentières évoluait en Championnat de France Amateur au moment des travaux de terrain. Et bien que ses performances le plaçaient parmi les meilleures formations de ce niveau au plan national, l’affluence moyenne au stade n’a jamais dépassé le seuil des 300 spectateurs (contre plus de 2000 à Boulogne-sur-Mer, en 2002, en CFA). Les résultats sportifs n’expliquent pas tout.
56 On précisera qu’il n’existe aucun club sportif d’envergure en Artois capable de concurrence le RCL. Le club de rugby de l’ASPTT d’Arras a longtemps évolué en troisième division des championnats nationaux avant de se « redresser » au début des années 2000, le club de football local n’est toujours pas parvenu à s’extraire des joutes régionales, le volley féminin n’est pas populaire....
57 Les chiffres de fréquentation ne reflètent pas de manière suffisamment précise la réalité. Dans bien des cas en effet, mes sources ne fournissaient pas les niveaux de consommation des différents sites pour l’année 1997. Aussi, je me suis tourné vers les responsables de ces sites afin d’augmenter la valeur interprétative de mes activités de dépouillement : j’ai pu disposer des niveaux de fréquentation des sites du Nord et du Pas-de-Calais dans 65 % des cas (212 sur 315 pour le Nord. 129 sur 199 pour le Pas-de-Calais soit un différentiel de l’ordre de deux points en faveur du premier département nommé).
58 Selon le recensement de la population datant de 1990, cf. La France et ses régions. Paris, INSEE, Direction Générale, 1997, p. 74.
59 En dépit de l’intérêt de la variable « niveaux de fréquentation », je me garderai bien d’en faire un trop large usage. D’une part ces chiffres peuvent être exagérés (les responsables des sites de loisir ont parfois tout intérêt à agir ainsi afin de conserver quelques avantages comme les subventions qui leur sont accordées), ensuite les consommateurs des sites retenus dans le comptage ne sont pas nécessairement des habitants de la région Nord – Pas-de-Calais.
60 Je rappelle la passation de questionnaires effectuée auprès des responsables de groupements lensois et lillois. Après dépouillement (précisément de la question suivante : les membres de la section sont-ils tous abonnés ?), il apparaissait que la majorité des adhérents possédaient un abonnement.
61 De façon plus précise, la zone de l’Audomarois et la ville de Lens concentrent plusieurs abonnés loscistes (respectivement 12 et 13) alors qu’aucune section lilloise n’a été répertoriée dans ces zones. Ces deux données ne figurent pas dans le graphique 9a en raison de ce qu’elles représentent (1,9 % des abonnés du LOSC au total).
62 En dehors de la ville de Lille en effet, les principaux foyers d’abonnés sont basés dans la proche banlieue de Lille : à Faches-Thumesnil (37 abonnements), à Haubourdin (25), à Hellemmes (20), à La Madeleine (31), à Lambersart (74), à Lomme (53), à Marcq-en-Baroeul (44), à Marquette (28), à Mons (24), à Ronchin (27), à Saint-André (26). Malgré ces « résultats » locaux, il est tout à fait significatif qu’aucune de ces villes ne compte de section losciste tandis que plusieurs caractéristiques en favoriseraient l’émergence (forte densité de population, proximité géographique, absence de spectacle sportif capable de concurrencer le football losciste…).
63 Il faut en effet rappeler que la région dunkerquoise n’apporte pas de section et peu d’abonnés au RCL et au LOSC. Si cette zone n’abrite apparemment pas de spectacle footballistique capable de concurrencer ce qui se déroule aux stades Bollaert et Grimonprez-Jooris (le club de Dunkerque attire de moins en moins depuis qu’il a quitté le deuxième étage du football français, celui de Calais a rarement mobilisé plus de 1000 spectateurs avant son parcours exceptionnel en coupe de France), le hand-ball ainsi que le basket-ball y sont très présents et stimulent l’intérêt et la mobilisation de nombreuses personnes.
64 Pour leurs caractéristiques typiques s’entend. Cf. Sport et civilisation…, déjà cité, p. 132-133.
65 Sur cette idée de sens des pratiques associées à tel ou tel facteur, cf. Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement. Paris. Les éditions de Minuit, coll. Le sens commun, 1995 (1979), p. 232-238.
66 Ce qui revient à faire de la dimension historique un principe explicatif central, à montrer que l’on peut comprendre un fait social à partir d’éléments qui ne le caractérisent pas d’un point de vue instantané, à essayer de prouver que le fait que l’on cherche à expliquer n’est pas totalement déterminé par une situation. Et si mon directeur de travail m’a clairement invité à exploiter cette piste de réflexion, j’ajoute m’être inspiré des apports théoriques de Pierre Bourdieu et notamment de la définition qu’il donne de l’habitus : « L’habitus est un principe d’invention qui, produit par l’histoire, est relativement attaché à l’histoire : les dispositions sont durables, ce qui entraîne des effets d’hysteresis (de retard, de décalage, dont l’exemple par excellence est Don Quichotte) ». Cf. « Le marché linguistique », in Questions de sociologie, Paris, Les éditions de Minuit, coll. Le sens commun, 1994 (1984), p. 135.
67 Je n’ai pas cherché à faire ce travail par rapport aux individus issus de l’immigration algéro-marocaine pour une simple raison. Quiconque connaît les tribunes des stades de Lille et de Lens l’aura remarqué, les français apparemment d’origine maghrébine sont rares (alors que les centres de formation du RCL et du LOSC comptaient plusieurs joueurs français aux origines nord-africaine au moment de mes enquêtes). Quant à la communauté d’immigrés portugais et de français d’origine portugaise, j’avancerai sans grande certitude que plusieurs formations régionales semblent devoir lui proposer un spectacle satisfaisant (les Portugais de Tourcoing, les Portugais de Roubaix…, comme le Lusitanos de Saint-Maur a longtemps contenté les population d’origine portugaise à l’est de Paris.
68 Polacks et macaroni ou le vocable que de nombreuses personnes employaient – et emploient mais de moins en moins donc – pour désigner ces polonais et ces italiens venus « voler le travail » des gens du Nord, briser leurs grèves, casser leurs rêves. A propos de la manière dont les italiens pouvaient ressentir cet étiquetage et bien que ce ne soit certainement pas très académique, cf. Francesco Guccini. Loriano Macchiavelli, Macaroni. Roman des saints et des délinquants, Paris, Gallimard. coll. NRF La noire, 1998 (1997).
69 Cf. Les Polonais du Nord ou la mémoire des coron, Paris, Autrement, 83, 1995.
70 Cf. Jean-Louis Laville, Renaud Sainsaulieu (dir.), Sociologie de l’association. Des organisations à l’épreuve du changement social, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 42-43.
71 Cf. Max Weber, Economie et société. Les catégories de la sociologie, déjà cité, p. 79.
72 La dernière section de cette partie (les significations des activités du supporter) doit permettre de voir que le supporterisme ne repose pas uniquement sur l’affectuel, l’émotionnel. Ceci ne surprendra pas ceux qui connaissent la littérature consacrée aux significations et à l’interprétation des activités. En effet, comme l’a écrit Max Weber, « il arrive très rarement qu’une activité, tout particulièrement l’activité sociale, s’oriente uniquement d’après l’une ou l’autre de ces sortes d’activités ». Cf. Economie et société, tome 1, déjà cité, p. 57. Toutefois, il sera intéressant d’interpréter le discours de nombreux profils de supporters en vue de comprendre sur quoi la partisanerie repose, si il existe un supporterisme pur, ce qui sépare du point de vue de la signification des engagements l’autonome de l’officiel, voire de l’isolé.
73 Une hypothèse dont la vérification n’a jusqu’ici jamais été entreprise. En effet, seule l’énoncé d’une corrélation entre un niveau de pratique sportive et une consommation du spectacle sportif correspondant à cette pratique a été en partie traitée. Sur ce point cf. Wladimir Andreff, Jean-François Nys, Economie du sport, Paris, PUF. coll. Que sais-je ?, 1997 (1986), p. 98.
74 Alors que j’avais prévu de faire ce comptage sur la base de *20 villes, les résultats d’un premier tri m’ont contraint à modifier deux éléments de la base d’interrogation initiale. D’un côté je me suis décidé à choisir une autre distribution des villes sélectionnées, de l’autre j’ai opté pour un éventail élargi des « situations ».
75 On le verra, la corrélation état du tissu associatif précisé/formation des sections a parfois reposé sur des études de villes ne contenant aucune section. Dans ces cas, les villes choisies constituent simplement les principaux foyers de peuplement de zones géographiques ne contenant donc que peu ou pas de sections (c’est la cas de l’Avesnois pour lequel j’ai choisi la ville d’Avesnes-sur-Helpe). Pour comprendre cette légitimité du recours à la ville la plus peuplée dans une zone, je me suis appuyé sur le fait que « la taille d’une agglomération conditionne l’offre de spectacle tout en sachant que celle-ci est d’autant plus grande que cette taille est importante ». Ainsi, en extrapolant la notion de spectacle à celle d’associations récréatives, sportives... je prenais le cas le plus pertinent pour vérifier ma corrélation. Cf. Michel Forsé, « La fréquence des relations de sociabilité : typologie et évolution », in L’Année sociologique, n° 43, 1993. p. 193.
76 Par exemple, compte tenu du faible nombre de sections de supporters qui se trouve dans le Boulonnais, je n’ai sélectionné qu’une seule ville dans cette zone. En revanche les zones du Haut-Artois et de la métropole lilloise apportent chacune trois villes dans ce traitement.
77 Calcul établi à partir du recensement de 1990, cf. Calendrier de La Poste. 1999.
78 Avec 323174 habitants, l’agglomération lensoise participait à hauteur de 8 % à la population régionale en 1990. Cf. La France et ses régions, Paris, INSEE, 1997, p. 72
79 La ville de Cambrai appartient effectivement à un zone géographique notablement moins touchée par le chômage que celle du bassin minier, ses alentours sont moins urbanisés, les industries qui y résident ne correspondent pas à celles installées à proximité de Lens, le Cambrésis demeure un espace très rural, etc.
80 Cf. Michel Forsé, « La fréquence... », déjà cité, p. 191.
81 Ce qui ne veut absolument pas dire que la démarche de recherche doit être exemptée de toute « maladresse ». Cela étant, je ne crois pas qu’il faille véritablement parler d’erreur d’une part parce qu’il y a un intérêt à montrer l’absence d’influence de tel ou tel facteur, d’autre part parce que cela entraîne comme mécaniquement la découverte d’éléments qui sont cette fois explicatifs. Sur l’utilité de l’erreur, cf. Georges Canguilhem. « Sur une épistémologie concordataire », in Pierre Bourdieu. Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Paris, Mouton. 1983 (1968), p. 112.
82 On le verra, selon la dynamique de concurrence instaurée par les dirigeants lensois, on comprend qu’une section située à quelques kilomètres du stade sera plus avantagée qu’une autre située dans un autre département. Au bout du compte, la proximité géographique permet d’expliquer une partie de l’écart qui sépare les deux sections du point de vue de l’efficacité mobilisatrice.
83 Ce qui rendra donc plus efficace le discours « régionaliste » diffusé par les dirigeants des clubs. Cela nous rappelle aussi que le processus d’identification des spectateurs vers les joueurs était par le passé, peut-être, facilité en raison notamment d’un lieu de résidence partagé. Cf. Rolf Lindner, Heinrich Breuer, « SV Sodingen : le dernier club de banlieue. Le football ouvrier dans la Ruhr », in ARSS. 103, p. 52-55.
84 Ce faisant, j’intègre dans mon raisonnement la signification (et ce qu’elle implique) de l’adage ignoti nullo cupido (de l’inconnu il n’y a pas de désir). Cela me semble d’autant plus explicatif si le lecteur se souvient de l’importance d’éléments historiques dans la compréhension d’un phénomène sportif. Sur ce qui permet d’expliquer comment naissent les goûts, cf. Pierre Bourdieu, « La métamorphose des goûts », in Questions de sociologie, Paris, Les éditions de minuit, 1994 (1984), p. 161-170.
85 Voilà une position que certains ne partagent absolument pas. Pour comprendre pourquoi et bien que le produit de consommation diffère, cf. René Teboul. Luc Champernaud. Le public des musées. Analyse socio-économique de la demande muséale, Paris. L’Harmattan, 1999, p. 125-126.
86 Cf. Maurice Agulhon, Maryvonne Bodiguel, Les associations au village, Avignon, Actes Sud, coll. Bibliothèque des ruralistes, 1981, p. 51 et suivantes.
87 Ce qui revient à partager le point de vue de Pierre Bourdieu à propos de la compréhension des phénomènes sportifs : « On ne peut pas comprendre directement ce que sont les phénomènes sportifs à un moment donné dans un environnement social donné en les mettant en relation directement avec les conditions économiques et sociales des sociétés correspondantes : l’histoire du sport est une histoire relativement autonome qui, lors même qu’elle est scandée par les grands événements de l’histoire économique et politique, a son propre tempo, ses propres lois d’évolution, ses propres crises, bref sa chronologie spécifique ». Cf. « Comment peut-être sportif ? », in Questions de sociologie, déjà cité, p. 175.
88 Ceci pour affirmer ma manière de concevoir l’étude comparative qui peut, de fait, se constituer à la fois sur l’analogie et la ressemblance. Cf. Le métier de sociologue. déjà cité, p. 76.
89 Pour trouver l’intégralité de l’approche historique du supporterisme à Lens et à Lille voir Le peuple des tribunes, p. 21-71. On la doit en grande partie à Yves Maerten. Mon exposé en est une synthèse.
90 Comme j’aurais aimé disposer de quoi associer ma recherche à la démarche historique propre aux pratiques du spectacle sportif ! Plus exactement j’aurais souhaité dépasser la dimension factuelle de ce court exposé du passé, j’aurais souhaité approcher les significations (plus que l’organisation) des passions individuelles du premier quart du 20ème siècle, et plus loin, et moins loin. Et si je ne me suis pas attaché à ces aspects, ce n’est surtout pas pour « prendre un court chemin ». A propos de la combinaison nécessaire et heuristique entre individu et société, individu et environnement, sociologie et histoire, cf. Norbert Elias. La société des individus. Paris, Pocket, coll. Agora, 1999 (1991, 1ère trad.), notamment p. 88-108 et l’avant-propos de Roger Chartier pour ce qui me concerne ici.
91 Si le découpage du territoire des compétitions de football favorise le développement (et la survie sous certaines conditions) des clubs modestes (jusqu’à un certain niveau les frontières de jeu ne dépassent pas le canton), il en limite en retour la progression (frais de déplacement trop importants, défraiements éventuels des joueurs, etc.). Voilà pourquoi, entre autres, l’histoire d’un grand club est inséparable de celle qui concerne le financement de ses ressources.
92 On pourrait en effet expliquer la baisse de popularité du spectacle footballistique en général (à cette époque, à ce moment) à partir du développement de la télévision (une hypothèse qu’il faudrait néanmoins enrichir de variables telles que le volume des retransmissions, le taux effectif d’équipement des ménages de milieux rural et urbain...), de l’apparition de nouvelles formes de pratiques sportives (sachant cependant qu’une partie des pratiques émergentes procède de catégories sociales relativement favorisées...), de la démocratisation de l’espace culturel (conduisant à une massification de certains bien devenus de consommation courante). Autant de facteurs à l’influence a priori manifeste, autant de phénomènes devenus problématiques à l’époque pour des fabricants de spectacles sportifs n’ayant pas su préparer l’avenir des clubs dont ils avaient la charge.
93 On pense notamment à une demi-finale de Coupe de France face à l’Association Sportive de Monaco en 1985.
94 Le premier président d’En Avant le LOSC dirigeait les relations publiques de cette entreprise dans la région Nord – Pas-de-Calais.
95 L’administration du football français dispose effectivement d’un outil permettant de connaître la santé financière d’un club de professionnels, de l’estimer et le cas échéant de le sanctionner. Cette Direction Nationale de Contrôle et de Gestion contrôle ainsi l’ensemble du football professionnel à l’issue des championnats, et arrête ses décisions pouvant entraîner par exemple la rétrogradation sportive (un étage voire davantage). Celles-ci sont en principe irrévocables.
96 Je tiens néanmoins à souligner l’importance que revêt la capacité d’un stade. Outre le volume des places dites populaires que chaque club met à la disposition de son public, notons que se crée sans doute plus facilement une mobilisation « spontanée » lorsque chacun sait pouvoir assister à une rencontre de football à moindre frais.
97 Cf. Systèmes des sports, p. 63-64.
98 Selon l’expression de Marc Augé dans « Football. De l’histoire sociale à l’anthropologie religieuse », Le Débat, n° 19, 1982 mais au sens où l’entend Yves Bonnefoye : « Un haut lieu, et disons même, tout simplement, un lieu vrai, un lieu qui soit déjà une vie, ce devrait être une relation de ses habitants à son site qui serait si intense, si accomplie, que ces êtres feraient corps avec cette terre... », in « Existe-t-il des hauts-lieux ? », Autrement. n° 115, 1990, p. 17.
99 J’écris bien « n’était pas parvenu à s’accommoder d’un manque d’incertitude ». A Lens, lorsque l’équipe de professionnels traversait une période sportive délicate, le club multipliait les actions de dramatisation. Il le faisait dans le stade en haranguant la foule afin qu’elle soit plus massive encore lors du prochain match, mais aussi à partir de son organe de communication (Sang et Or magazine) ainsi qu’au cours des réunions mensuelles des présidents de section.
100 Il faut noter une certaine similitude entre le RC Lens de cette époque et le LOSC de la fin des années 1990. Des deux côtés en effet on a pu constater : un redressement sportif en cours de saison, une composition d’équipe basée sur le recrutement local et/ou les centres de formation, une stabilité de l’effectif sur plusieurs saisons, un passage sans transition entre l’ombre de la deuxième division et les compétitions continentales. Si cette remarque ne signifie rien par rapport aux moments de mes enquêtes, l’honnêteté voulait que j’y fasse référence : ne contrarie-t-elle pas celui qui souhaite neutraliser la variable « résultats sportifs » ?
101 Si je suppose que l’organisation a un impact déterminant sur la réalité, la section consacrée aux facteurs contextuels montre que je partage le discours de Patrice Mann qui hésite « à penser que l’action collective est toujours induite par une organisation centrale appelant une collectivité à se mobiliser et à faire preuve d’une indéfectible loyauté à l’égard de ses portes-parole ou de ses mandataires ». Cf. L’action collective…, déjà cité, p. 9.
102 Situé le plus souvent dans une tribune latérale du stade, le Kop regroupe des supporters de milieux populaires en majorité où se mêlent couleurs, attirails symboliques rappelant le passé économique de la région, chants de soutien. Caractérisant à l’origine un groupement de supporters du Liverpool Football Club, le Kop est aujourd’hui reproduit dans de nombreux stades européens. Enfin, l’expression Kop ou Spion Kop (le Kop espion) viendrait d’une colline d’Afrique du Sud où de nombreux soldats britanniques furent tués lors de la bataille des Boers (1899-1902). Cf. Phillipe Broussard, Génération supporter. Paris, Robert Laffont. 1990, p. 33, note 1.
103 Cf. « SV Sodingen : le dernier club de banlieue », in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, déjà cité, p. 52-55.
104 Selon mes expériences datant de juin 1995 et juin 1997.
105 Je fais référence ici aux bâches fournies par le club aux sections (ce qui ne représente pas vraiment une ressource d’un certain point de vue), ainsi qu’aux divers privilèges qu’on leur accorde par ailleurs : je songe par exemple aux rachats de stocks d’autocollants représentant d’anciens joueurs ou entraîneurs. Ceci n’a rien d’anodin notamment parce que cela rappelle la faiblesse du club central lillois, mais aussi la dimension revendicative de la pratique supporteriste dont les expressions varient selon qu’elle provient du carté de base ou du dirigeant de section.
106 Il ne faudrait pas croire que tous les clubs de ces championnats évoluent chaque semaine devant des affluences records. Pour autant, le cas français est bien éloigné par exemple de ces clubs suivis par plus de 60000 abonnés ou de ces stades dans lesquels on refuse les foules.
107 Ce qui est officiellement déclaré. Pour autant, je l’ai constaté, certains responsables de section n’acceptent pas facilement la domination de l’organe central des supporters officiels quand d’autres sont loin de confondre Supp’R’Lens et RC Lens malgré toute l’énergie dépensée par leurs dirigeants respectifs. Ce dirigeant de section ne dit pas autre chose : « ... ça se passe pas toujours très bien, mais bon nous c’est le Racing qu’on supporte, c’est pas le Supp’R’Lens ».
108 Voilà pourquoi une lecture étroite de la théorie de la mobilisation des ressources n’apporte qu’une illusion explicative. Une centralisation organisationnelle ne peut-elle pas effectivement produire désordre et défections à moyen terme ? L’éventualité est posée. Sur l’importance de l’organisation centrale dans la conduite (et pas la poursuite) d’une mobilisation, cf. Olivier Filieule, Cécile Péchu, Lutter ensemble. Les théories de l’action collective, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques Politiques, 1993.
109 Il faut signaler les nombreux efforts accomplis, au moments des enquêtes, par le LOSC pour voir se rapprocher l’organisation des DVE des supporters dits « officiels ». Par la participation aux frais de leurs déplacements, par l’aménagement d’un local de rangement situé à l’intérieur du stade lillois, par des opérations promotionnelles sur les tarifs des abonnements, etc..
110 Sur ces aspects, cf. Pierre Lanfranchi, « Le sport et les stades à l’aune de l’histoire », in Quels supporters pour l’an 2000 ?, Bruxelles, Labor, 1997, p. 40-41 précisément.
111 Une grande partie de cette recherche vise effectivement à le démontrer, les stades ne contiennent pas une foule au sens où l’entendait Gustave Le Bon. Si je peux croire d’une certaine façon que les personnes en foule représentent, comme en chimie, des bases et des acides « qui se combinent pour former un corps nouveau doué de propriétés différentes de celles des corps ayant servi à le constituer » (ce qui revient par exemple à attribuer à la mobilisation collective un pouvoir supérieure à celle d’un acteur), je ne crois pas que leurs comportements soient « beaucoup plus sous l’influence de la moelle épinière que sous celle du cerveau ». De ce point de vue, on peut rejoindre pour l’instant certaines critiques faites à l’adresse des écrits de Le Bon ; principalement ce qui se rapporte au concepts d’âme des foules. S’agissant des citations utilisées ici, cf. Psychologie des foules, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1991 (1895), p. 95, p. 11 et p. 17.
112 Pour mémoire cf. Christian Bromberger, « La passion partisane chez les ultras », in Les Cahiers de la sécurité intérieure, n° 26, IHESI/La documentation française, 1996, p. 35-36.
113 Ce qui ne signifie pas que ceux-ci n’ont plus de responsabilité, bien au contraire semble-t-il. En effet, il n’est pas rare de les apercevoir en train de s’affairer dans le virage est au cours de certaines rencontres jouées à Lille.
114 En un mot et pour reprendre les termes contenus dans le paradigme actionniste, il faut expliquer les politiques d’encadrement des supporters à partir du contexte de l’action des supporters. Précisément, il s’agit du contexte des supporters et pas des opportunités macrosociologiques spécifiées au cours des premières pistes explicatives de cet ouvrage.
115 Cf. Sociologie de la jeunesse, Paris. Armand Colin, coll. U, 1997, chapitre 3.
116 Cf. Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, A-M. Métailié, 1992 (1963), p. 38 et p. 39 notamment.
117 Sur le concept de « ticket gratuit », cf. Mancur Oison. Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978 (1965) ou encore Olivier Fillieule (dir.). Sociologie de la protestation. Les formes de l’action collective dans la France contemporaine. Paris, L’Harmattan, coll. Dossiers Sciences Humaines et Sociales, 1993. p. 42-46.
118 Ceci dit afin de préciser davantage les propos : comment présenter l’efficacité d’une organisation en observant et en analysant uniquement les faits et les discours de ses responsables ? Pour Patrice Mann comme pour moi, il est indispensable de se placer « à deux niveaux différents » : celui des dirigeants et celui des adhérents. Cf. Patrice Mann, L’action collective…, déjà cité, p. 76.
119 On reconnaîtra ici les différents niveaux de réactions face à un mécontentement. Je ne veux pas ainsi présenter les organes centraux du supporterisme comme de simples moteurs de conflits. Afin de mieux comprendre les différentes attitudes qu’ils provoquent, il semble opportun de transposer un modèle explicatif traditionnellement lié aux situations d’adversité.
120 Cf. Michel Crozier et Ehrard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977, p. 14.
121 En admettant le postulat d’une liberté de l’adhérent, « il paraît illusoire de vouloir chercher l’explication des comportements empiriquement observables dans la rationalité de l’organisation, dans ses objectifs, ses fonctions et ses structures comme s’il s’agissait là d’un ensemble de données auxquelles les individus ne pourraient plus que s’adapter et qu’ils finiraient par intérioriser pour y conformer leur conduite », idem, p. 39.
122 C’est pourquoi il faut « travailler » le supporter, son discours et son activité. Autrement dit. il convient de s’éloigner d’un modèle rationnel en partant du supporter pour chercher à comprendre le rapport qui existe entre lui et le club central de soutien (mais aussi entre lui et le groupe X de partisans indépendants si le supporter appartient aux Red Tigers ou aux Dogues Virage Est). Cela relève d’une « réflexion et d’une analyse de l’acteur, de ses objectifs et de la logique de son action ». Cf. L’acteur et le système, déjà cité, p. 39-40.
123 Je pourrais également citer divers travaux publiés par Olivier Fillieule ou même Patrice Mann sur ces aspects. S’agissant d’Erik Neveu, cf. Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La découverte, coll. Repères, 1996, p. 100-109.
124 Je pense précisément à Charles Tilly, La France conteste de 1600 à nos jours, Paris. Fayard, 1986 (éd. française).
125 On le voit, l’apport de Charles Tilly est considérable pour ce qui concerne l’analyse de l’action collective ; même si son modèle peut faire l’objet de critiques. Cf. Lutter ensemble…, déjà cité, p. 106.
126 Cf. Analyser les entretiens biographiques.... p. 7.
127 Cf Howard Becker. Outsiders, Paris, Métailié, 1985 (1963), p. 64-81.
128 Sur la démarche inductive, sur ce qui permet de dire que la démarche est ici inductive, cf. Analyser les entretiens biographiques..., p. 49-62.
129 Cf Max Weber, Economie et société, tome 1, Paris, Pocket, collection Agora, p. 34, 1995.
130 Sur ce point, cf. Christian Bromberger et al., en particulier « Les foules sportives : ni anges ni bêtes » in Le match de football, déjà cité, p. 207-209.
131 Cf. Psychologie des foules, déjà cité, p. 16.
132 Cf. Patrick Mignon, « La société du samedi : supporters, ultras et hooligans », in Les Cahiers de la sécurité intérieure, Paris, IHESI, n° 15, 1994, p. 137.
133 Cf. Georges Vigarello, « De la force à la prestance. La transformation des jeux de la noblesse en France aux XVIème et XVIIème siècles », in Pierre Arnaud et Jean Camy (dir.), La naissance du Mouvement Sportif Associatif en France, sociabilités et formes de pratiques sportives. Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1986, p. 29-43.
134 Cf. Pierre Lanfranchi, « Apparition et affirmation du football en Languedoc 1900- 1935 », ibid., p. 259-268.
135 Cf. « La société du samedi : supporters, ultras et hooligans », déjà cité, p. 136.
136 Cf. Alfred Wahl, « Football et idéologie au début du 20ème siècle : les fonctions du football », in La naissance du Mouvement Sportif Associatif en France, déjà cité, p. 299-307.
137 On prendra ici l’exemple de la ville de Roubaix, cf. Le peuple des tribunes, déjà cité, p. 34.
138 Cf Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993 (1969), p. 216.
139 Le capo représente le supporter qui lance et accompagne les chants des supporters autonomes avant et pendant les matchs. C’est lui qui sélectionne les répertoires de chants, qui les conçoit parfois.
140 En fait, ce supporter sous-entend qu’il n’y a pas eu cette année-là de contentieux comme lors du match ayant opposé le RCL au PSG à Bollaert. L’événement du jet de bouteille sur un juge de touche ayant longtemps été placé sous la responsabilité des Red Tigers, nombreux sont les supporters du Supp’R’Lens ou isolés à avoir établi une analogie entre les Red Tigers et des hooligans d’un nouveau genre à Lens. Malgré une somme de démentis publiés dans plusieurs journaux locaux par les leaders des Red Tigers, certains supporters (et quelques dirigeants) continuent d’associer les Red Tigers avec toutes les violences survenues à Bollaert et lors des déplacements du RCL.
141 C’est une dynamique que l’on retrouve dans le propos de Claude Lévi-Strauss. Il la présentait en effet pour exprimer ce qu’il entendait par ethnocentrisme à propos de la diversité des cultures. Cf Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris. Denoël, coll. Folio/Essais, 1991 (1952). p. 19-26.
142 En effet, on constate depuis deux ans maintenant un développement du recours à la télévision par satellites au siège des sections de supporters. A Caudry par exemple, le section locale (dont la demande d’affiliation au Supp’R’Lens était encore à l’étude à la fin de l’année 2000) permet aux partisans locaux de vivre les matchs du RCL depuis le café. Pour cela, le patron met à la disposition de sa clientèle (une partie semble-t-il) une télévision mais la présence des uns et des autres est soumise à l’inscription au repas organisé par le bureau. Les supporters vivent donc le match d’une façon collective.
143 Comme une sociabilité préexiste elle-même et souvent à la fréquentation d’un café (même lieu de résidence, positions sociales communes…), cf. Catherine Paradeise. « Sociabilité et culture de classe », Revue Française de Sociologie. 21,1980. p. 590.
144 Je veux dire qu’il y a rarement une section isolée.
145 Cf Le peuple des tribunes, déjà cité, p. 122.
146 Cf. Pierre Bourdieu, « Comment peut-être sportif ? », in Questions de sociologie, déjà cité, p. 173-195.
147 Selon une enquête réalisée lors du match Lens-Martigues en août 1995 auprès de trois cents individus présents à Lens. Cf. Christian Bromberger, Jean-Marc Mariottini, in L’Humanité, lundi 4 décembre 1995.
148 Puisque nous avons vu que certains autonomes sont davantage tournés vers les membres de « leur groupe » pendant les rencontres.
149 Pour comprendre ce que représente la femme dans le monde du rugby, cf. Anne Saouter. Etre rugby. Jeux du masculin et du féminin, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, coll. Ethnologie de la France, 2000, notamment p. 138-145.
150 Cf. Jean-Michel Faure et Charles Suaud (dir.), « Les enjeux du football », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 103, déjà cité, p. 3.
151 Dans les entretiens cependant, nombreux sont les supporters qui placent l’ambiance du stade au cœur de leur engagement. Pour ceux-là, la ferveur du stade les a tout autant marqués que le spectacle du football lui-même.
152 Bien que le cadre de cette étude ne s’y prête pas, l’usage de l’expression « rite de passage » (et des termes « initiation » et « naissance » ce faisant) m’a semblé tout à fait adapté à condition de ne pas tenir compte de la définition scientifique des fonctions symboliques auxquelles elle renvoie. Si il est question de « rites de passage » dans le cas du supporterisme, c’est surtout pour montrer que le processus d’initiation fait réellement basculer le novice du côté des supporters. Certes, il ne change pas de nom ni ne connaît « une sorte de mort suivie d’une résurrection ». Mais l’initiation au supporterisme crée un pratiquant du spectacle neuf puisqu’elle change – dans les tribunes- le statut du novice. Sur la signification des rites de passage, cf. Philippe Laburthe-Tolra, Jean-Pierre Warnier, Ethnologie. Anthropologie, Paris, PUF. 1993, p. 170-171.
153 Cf David Le Breton, Passions du risque, Paris, Editions Métailié, 1991, p. 100.
154 Cette notion est bien évoquée dans l’ouvrage de Becker à propos des fumeurs de majiruana. L’auteur développe l’idée de l’apprentissage du goût pour les effets, indispensable à la continuité de la pratique ici déviante : « Il reste encore une étape à franchir pour que celui qui sait maintenant planer continue à fumer : il doit apprendre à aimer les effets qu’il est devenu capable d’éprouver », in Outsiders, déjà cité, p. 75.
155 On verra au cours de la partie suivante que certains autonomes ne supportent pas la présence de figures traditionnelles dans le stade, comme ils ne supportent pas d’ailleurs la visite de supporters d’une autre équipe qu’ils jugent comme des « étrangers ».
156 Cf. Le match de football, déjà cité, p. 176.
157 Cf. Christian Bromberger, « L’ethnologue face au spectacle sportif », in Sport, relations sociales et action collective, déjà cité, p. 47.
158 Cf Sport et civilisation, la violence maîtrisée, déjà cité, p. 135.
159 Si les travaux de Joffre Dumazedier, de Paul Yonnet, d’Eric Dunning et de Norbert Elias sont fréquemment cités, n’oublions pas deux productions « originelles » : Joan Huizinga, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1988 (1951) et Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, coll. Folio/essais, 1991 (1958).
160 Cf. Vers une civilisation des loisirs ?, déjà cité, p. 26.
161 Je veux dire sans s’imprégner totalement du supporterisme, sans être soi-même supporter car cela nous conduirait nécessairement à prendre parti et risquerait de biaiser la recherche. Sur l’application d’une participation directe pour comprendre un phénomène supporteriste, cf. Bill Buford, Parmi les hooligans, Paris, Editions Christian Bourgois, 1994 (1990).
162 De fait, depuis 1999, le Supp’R’Lens organise une fois par an le premier « salon du supporter ». Il se déroule sur le parking qui jouxte le stade Bollaert. Comme une grande braderie commerçante, on y voit de nombreux étals sur lesquels on dispose des fournitures consacrées aux Racing Club de Lens.
163 Cf. François Dubet, Sociologie de l’expérience. Paris, Editions du Seuil. 1994.
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