Première partie. Le supporterisme comme syndrome d’une insidieuse mélancolie collective, comme symbole d’une modernité sociale
p. 37-124
Texte intégral
1L’audience et la violence de la pratique du spectacle footballistique ne peuvent être considérées comme des phénomènes isolés de la société. Suspendu dans un vide social, indépendant des évolutions du corps social, producteur de ses propres logiques, géniteur de sa propre existence : voilà ce que le supporterisme ne représente pas uniquement, voici ouverte la porte de la compréhension par une démarche de type ethnographique. Mais avant de passer du côté du monde des supporters, on doit interroger quelques uns des éléments qui le connectent à un espace social plus élargi. Comme les mobilisations dans les stades reposent sur des réseaux plus ou moins organisés d’associations de passionnés, on se demandera si ceux-là existent pour y (re)vivre des sociabilités et y (re)créer des identités en voie de disparition par ailleurs. On ne résistera pas non plus à l’envie d’éprouver une hypothèse que l’apriorisme rend des plus charmeuses : le supporterisme ne représente-t-il pas la manifestation du succès croissant des sports comme pratiques et comme spectacles ? Le fait que ces deux pistes explicatives fassent système épuiserait-il l’explication du supporterisme ? Faut-il se méfier d’une interprétation fondée sur les notions de réaction, de substitution, de systématisation ? Cette première partie pose véritablement le problème de l’usage d’hypothèses post factum.
Introduction
2Si la sociologie peut sembler prisonnière de fonctions qui conditionnent tout autant sa forme que son contenu, ce n’est pas seulement, pour reprendre une formule de Georg Simmel, parce qu’elle « n’est qu’une méthode, un principe heuristique qui peut s’appliquer utilement à une infinité de domaines différents du savoir, sans cependant s’en former un pour lui seul »1. Dans le traité de sociologie dirigé par Raymond Boudon, on mesure à la fois toute la diversité des traditions de la sociologie classique et le caractère hétéroclite de la sociologie contemporaine2. Ainsi certaines sociologies s’intéressent à la résolution de problèmes sociaux, et dans ce cas le sociologue représente une sorte de « médecin de la société ». Il fait alors partie du domaine de la sociologie appliquée, celle qui assiste la décision politique et se soucie des problèmes sociaux3. On connaît également la tradition de description du social et tous les courants qui la composent, ou celle liée à l’explication d’un objet. Il peut alors s’agir d’un phénomène social circonscrit voire de la société prise dans sa totalité. On peut aussi souligner que la fonction de la sociologie est de comprendre le social, les mécanismes sur lesquels il repose4. Quoi qu’il en soit, on aura parfaitement compris qu’il n’existe pas d’unité de paradigme à l’intérieur de la sociologie car elle n’intègre pas un seul domaine de la connaissance. Cela étant, on ne pourra pas me reprocher d’ajouter à la diversité de la sociologie contemporaine puisque je m’inspire de « traditions » largement installées5.
3En outre, on peut dire que le niveau de diffusion des résultats des recherches sociologiques concourt à une confusion qui règnerait autour de la discipline. Là encore, plusieurs facteurs expliquent ce phénomène. Tout d’abord, on pourrait manifester une certaine malveillance à l’égard des lecteurs en général et supposer que les sociologies ne les intéressent pas, ou bien qu’ils ne disposent pas des moyens nécessaires pour les apprécier. Il est difficile de tenir ce discours puisqu’il existe effectivement un lectorat. Mais comment ne pas mentionner le fait que la forme des discours sociologiques constitue un obstacle à la diffusion de la sociologie puisque même les lecteurs les plus cultivés ne lisent pas « comme il faut » la production sociologique6. Parce qu’elle est à la fois une science qui fait problème7 et une discipline qui « explique des phénomènes à première vue obscurs pour l’esprit », la sociologie doit satisfaire à tout un ensemble de principes méthodologiques rigoureux. Ils déterminent la justesse des résultats d’un travail, aussi compliqué soit-il. Ils sont la raison d’exister de la sociologie parce qu’ils garantissent son intérêt. Voilà pourquoi il faut détailler les techniques de cette enquête et la manière d’interpréter des résultats. Par ailleurs, il va falloir également inscrire ce travail dans une perspective théorique parce que rien n’est fait au hasard. Si les résultats d’une recherche sont le fruit de la conscience du chercheur, de ses préjugés, de son mode de vie, la sociologie n’a pourtant rien à voir avec un point de vue relativement bien argumenté. De fait comme la méthodologie joue un rôle déterminant dans la production et la validité des connaissances, il est indispensable de la définir. Je lui consacrerai donc un espace aussi souvent que nécessaire, le plus souvent dès l’entame de chaque section. Pour l’instant, il me semble plus urgent de définir autrement que par les contours l’objet de cette recherche.
4L’objectif est de comprendre pourquoi le spectacle du football moderne mobilise autant en interrogeant sa réussite ici et son échec relatif là, pourquoi certains conçoivent les matchs de football comme les ersatz des grandes cérémonies religieuses du passé, pourquoi un spectacle sportif particulier s’accompagne d’un phénomène de masse générant occasionnellement des heurts entre les personnes. Plus précisément, je m’intéresse aux mobilisations de supporters organisés. La réflexion porte donc sur les publics des stades du point de vue du nombre des supporters, des styles de supporterisme et se concentre sur les mécanismes d’engagement et/ou de désengagement : le lecteur sera donc tôt ou tard amené à côtoyer les supporters, les dirigeants des groupes auxquels ils appartiennent, les ressources dont ils disposent. Cette manière de considérer le phénomène social renvoie au courant théorique que l’on appelle « sociologie de l’action ». Ici l’explication revient « à la fois à reconstituer un réseau d’actions et à rendre compte des raisons de celles-ci »8. Mais la valeur interprétative de la démarche n’est pas nécessairement acceptable, tant les « causes individuelles des phénomènes sociaux sont souvent innombrables »9. Au commencement d’une étude sociologique fondamentale10, Emile Durkheim indique combien il est nécessaire de définir objectivement l’objet d’une recherche. Et ce qui est vrai pour une étude portant sur le suicide en France, l’est tout autant d’un travail relatif au spectacle footballistique moderne. Aussi il convient d’examiner ce que j’entends par mobilisation collective dans les stades de football, et de préciser les catégories de personnes concernées par la recherche. Lorsque l’on parle de l’affluence dans un stade, on intègre naturellement toutes les personnes qui se sont acquittées d’un billet d’entrée. On tient compte alors de l’ensemble de la population des tribunes, de tous les spectateurs. Comme la méthode du travail place l’acteur au centre de l’analyse après en avoir fait l’économie d’une certaine manière, je me dois d’opérer un découpage à l’intérieur des tribunes. Il s’agit de déterminer les différentes catégories de spectateurs depuis les supporters les plus militants jusqu’aux visiteurs d’un soir.
5Il existe, parmi les spectateurs, des cas pour lesquels la mobilisation dans un stade revêt un caractère irrégulier. Leur présence est davantage soumise aux résultats de l’équipe, aux contingences de la vie quotidienne. On ne peut pas évaluer le nombre des spectateurs dont la fréquence de la mobilisation est irrégulière, qu’il s’agisse des stades de Lens, de Lille ou d’ailleurs. L’instabilité de l’engagement autour d’une équipe n’exclut pourtant pas l’activité en question de l’espace du supporterisme, l’engagement est simplement moins marqué. Compte tenu de l’hétérogénéité de la population des stades, on doit se demander si la sociologie du spectacle footballistique peut se faire sans considérer la totalité des spectateurs présents dans un stade. Il faut en fait éviter le piège de la connaissance intégrale, c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire de connaître le comportement ni l’histoire de chacun des présents dans le stade. Comme l’a écrit Georg Simmel ce serait là un projet « fantastique » qui, en outre, ne garantirait pas de justes réponses à la question posée11. Par ailleurs, comment satisferais-je à l’un des premiers principes de la recherche c’est-à-dire la faisabilité ? A ce stade, il faut donc être d’accord sur l’obligation de ne pas intégrer tous les présents d’un stade12. En conséquence, c’est moins l’affluence et ses dérives dans les stades de football au sens général que la mobilisation d’une partie du public qui intéresse ici. Cette recherche se rapporte en réalité à la forme la plus saillante du spectacle sportif : le supporterisme. Cette figure de la mobilisation collective correspond à ce qu’il faut avant tout interroger et expliquer parce qu’elle relève d’un engagement individuel tout à fait particulier. En premier lieu, être supporter commande de répéter l’action de se déplacer jusque dans le stade de son équipe favorite. Si l’action d’un supporter est parfois spontanée, elle est une action sociale qui se reproduit et c’est bien cela qu’il convient de comprendre. Pourquoi, selon les stades, le rythme de la répétition de l’action supporteriste n’est pas le même ? Pourquoi, en certains endroits, le mécanisme ralentit son mouvement causant ainsi une désaffection progressive des tribunes ? Pourquoi, en d’autres lieux, le mécanisme s’accélère-t-il jusqu’à amener la raréfaction des simples spectateurs dans les gradins13 ?
6L’intérêt de se concentrer sur la population des supporters est quadruple. D’une part, on circonscrit le terrain d’investigations. Il est alors plus facile d’identifier les personnes avec lesquelles on s’entretient ; on a toutes les chances de les rencontrer à plusieurs reprises sans trop les contraindre ; on les retrouve sans trop de difficultés : la plupart des supporters ne changent pas leur position dans le stade au cours d’une même année, soit parce qu’ils sont abonnés et possèdent donc leur place pour toute une saison, soit parce qu’ils appartiennent à un groupe de partisans qui a délimité son territoire et ne le quitte guère14. D’autre part, on dispose à l’égard des supporters de nombreux indicateurs permettant de les quantifier. Il « suffit » de se plonger dans les tribunes, de se diriger vers les responsables des groupes de supporters et d’entamer le dialogue. On peut alors, plus ou moins facilement selon les cas, dénombrer la population des membres. Par ailleurs, on peut également faire appel aux dirigeants des clubs de football auxquels on s’intéresse et acquérir la liste des abonnés. Si l’on revient sur les groupes, on est en mesure de s’approcher de leur mode de fonctionnement car chacun dépend d’un lieu de rencontre qui correspond la plupart du temps à un café. En troisième lieu, choisir de concentrer l’explication sur les supporters permet de partir, en France particulièrement, d’études de qualité à propos du phénomène supporteriste comme on doit se réjouir de la diversité des éclairages fournis par l’ethnologie ou la sociologie. Enfin, le fonctionnement de la population des supporters cadre parfaitement avec la volonté de neutraliser la variable des résultats sportifs. Si la performance sportive représente un déterminant de la mobilisation pour un grand nombre de personnes, mes premières observations ainsi que ma propre expérience m’ont souvent montré que les résultats sportifs ne constituent qu’un facteur parmi d’autres du point de vue des supporters. Voilà pourquoi ceux-ci forment l’essentiel des acteurs des tribunes concernés par la recherche15. Par opposition au simple spectateur, le supporter ne se mobilise pas uniquement en fonction des résultats de son équipe favorite. Bien sûr, cette variable participe aux modalités de l’engagement mais elle ne représente qu’un déterminant parmi d’autres, ce qui la relativise. En revanche, on ne peut en dire autant à propos du simple spectateur. Puisque son action appartient davantage au domaine du spontané, du déterminé par un fait récent ou par une tendance, le « spectateur pur » ferait des résultats sportifs d’une équipe un critère de mobilisation. Et parce que finalement aucune équipe de football ne connaît la victoire perpétuelle, la nature de l’engagement du simple spectateur ne s’inscrit pas dans la continuité. Comme il ne s’abonne pas et/ou décide de se mobiliser parfois quelques instants avant un match, sa présence au stade est irrégulière.
7Il s’agit donc des supporters c’est-à-dire des spectateurs dont l’engagement et la mobilisation dans le stade sont fréquents, formalisés et non déterminés en totalité par les performances de l’équipe soutenue. Néanmoins, comme Emile Durkheim se plaisait à distinguer les « sortes de mort », on se doit de démêler deux grands types de supporterisme sans discuter déjà de leurs significations. Pour une partie du public des stades de football, le supporterisme existe sans pour autant être prémédité, organisé. Dans ce cas, le billet d’entrée a pu être acheté quelques minutes avant le coup d’envoi d’un match ou même au cours de la semaine qui le précédait. Par rapport à un supporter dont l’action est organisée, on est en droit d’utiliser ici le terme de spontanéité. En effet, un supporter organisé s’abonne et a donc la possibilité d’assister à l’ensemble des rencontres jouées par son équipe préférée16. L’achat d’un abonnement signifie qu’il est dans l’intention du supporter de se mobiliser à chaque rencontre ou régulièrement, il planifie sa passion mais n’est pas pour autant « meilleur » supporter que le non abonné. Quelles conditions déterminent donc formellement l’engagement individuel dans le supporterisme ? C’est en réalité tout ce qui se rapporte à l’organisation ainsi qu’à la préméditation de l’action de supporter et ceci sur une durée relativement longue. Par conséquent j’appellerai supporter ou partisan tout individu qui s’est acquitté d’un abonnement, et/ou qui appartient plus ou moins formellement à un groupe de supporters reconnus ou non par le club de football auquel il se rapporte, ou/et qui revendique son appartenance à une équipe au travers de diverses attitudes (mobilisation régulière au stade, présence lors des séances d’entraînement des joueurs, collection d’objets...). Il peut donc s’agir de supporters ne possédant pas nécessairement de carte de membre. Cette définition permet d’exclure les engagements les plus fragiles à l’intérieur d’une thématique de recherche – attachée aux spectateurs – parmi les plus récentes pour ce qui concerne la sociologie des sports en général, et celle du football en particulier : le football est certes de plus en plus étudié mais ceci date du début des années 1980. Les angles d’approche de ce sport-spectacle sont variés17. On constate qu’il a été analysé sous ses aspects économiques18, selon des systèmes de valeurs auxquels il renvoie19 ou comme l’expression d’un nouveau rituel religieux20. Sa professionnalisation21, son histoire22, son pouvoir de production identitaire23 ou encore son aspect inquiétant pour l’ordre public24 ont également été étudiés. Il a même été perçu par certains courants de gauche comme un opium du peuple, comme une sorte de nouvelle religion25. Par ailleurs, des travaux d’une autre nature concernent le football mais de façon non exclusive, moins spécifique. On y trouve diverses explications de la popularité du spectacle sportif qui serait liée à la question du développement du temps libre26, aux caractéristiques du sport comme illustration d’un procès de civilisation27 ou même à des valeurs véhiculées par le spectacle sportif en général28. Dans tous les cas, la question de la popularité des sports est posée tant sur le plan de la pratique sportive qu’au niveau du spectacle. Puisque plusieurs auteurs se sont déjà intéressés au football, se pose la question de l’intérêt heuristique de cette recherche. Pourquoi s’engager dans cet axe de travail puisqu’on dispose aujourd’hui de nombreux éléments de réponse ? Pourquoi s’occuper de mettre à jour ce qui aurait déjà été découvert ? Ce travail ne serait-il qu’une illustration parmi d’autres des thèses produites par les traditions sociologiques et ethnologiques ? La vérité c’est qu’il n’existe pas à proprement parler de travaux qui portent exclusivement, empiriquement, sur la popularité du football intégrant ses principales manifestations.
8Plus précisément il est rare de lire de quoi comprendre simultanément l’audience du spectacle footballistique et ses dérives alors que, comme je l’expliquais plus avant, ces deux phénomènes semblent intimement liés. En outre, à ceci il faut ajouter une série de complications : la popularité de ce spectacle n’est pas constante d’un stade à l’autre, elle reste très fragile pour un même endroit, elle ne se manifeste pas de manière homogène ici ou là, les violences de spectateurs ne surviennent pas mécaniquement, elles changent de forme d’une tribune à une autre, elles ne sont pas nécessairement toujours accomplies par les mêmes personnes, un supporter violent ne le demeure pas constamment comme un autre ne reste pas forcément figé dans une manière unique de vivre un match. Les gradins des grands stades grouillent effectivement de vies, de jeunes gens et de personnes plus âgées, de lycéens, de simples salariés, de chômeurs, de précaires, de cadres bien payés, de joueurs du dimanche, de passionnés aux motivations et aux attentes variées, etc.. Ces caractéristiques obligent le chercheur à explorer l’univers des tribunes, ou celui des cafés dans lesquels se rassemblent les partisans, ou celui des bus lors des déplacements, ou celui des parkings jouxtant les stades, ou celui des documents écrits produits par et pour les supporters. On ne peut pas prétendre comprendre leurs mondes sans s’y enfoncer, et s’y laisser aller revient à montrer son attachement au principe fondamental de la sociologie entendue comme une science : l’heuristique29. Pourquoi dès lors vouloir débuter l’explication autrement que par une entrée directe dans les stades ?
9L’ampleur des rassemblements, leur force, leur rage ainsi que l’écrasante hétérogénéité sociale de leurs composants m’ont convaincu de relier les phénomènes du supporterisme aux évolutions de la société et des systèmes des sports. Le supporterisme représente l’idéal de ces pratiques sociales qui ne tolèrent guère le quant à soi. Il décrit un ensemble d’activités festives, bruyantes, colorées, apparemment agressives, belliqueuses parfois. Tout cela définit le supporterisme mais demeure par trop instable, d’un passionné à l’autre, pour figurer au premier niveau des éléments qui le définissent. La passion pour le football, celle qui se joue dans les stades, existe d’abord collectivement. Les rassemblements dans les tribunes renvoient par conséquent à deux dimensions, incontournables : la démonstration et le groupe. Dès lors, la tentation est grande de vouloir raccrocher le développement du supporterisme à un affaiblissement des espaces contenant et produisant du liant social. Elle l’est même d’autant plus si je considère, moi aussi, que le processus de socialisation a beaucoup changé au cours des dernières décennies. J’y reviendrai. Si la question de la libération des affects à l’intérieur du temps des loisirs a déjà été traitée, celle du déficit des espaces de sociabilité reste posée. Je commencerai donc par répertorier les indices qui alimentent l’idée d’une raréfaction des moyens de cohésion sociale. La contextualisation des actions de supporters reposera ensuite sur un procédé de nature analogique : on les rapprochera d’un développement généralisé des systèmes des sports, de la pratique au spectacle.
Section 1 : Le supporterisme comme manifestation d’un renouvellement des formes de cohésion sociale ?
10Alors que Norbert Elias explique le développement des loisirs comme la manifestation d’une réaction contre la pression des contraintes sociales30 et que Joffre Dumazedier voit l’essor de ce type de pratiques comme l’illustration d’une société du temps libre31, je partirai de l’idée selon laquelle la popularité des sports (comme pratique et comme spectacle) s’explique à partir d’un affaiblissement des formes traditionnelles de cohésion sociale. Le style de démonstration à venir procède d’une analyse conceptuelle du sport, du processus de socialisation et des espaces de sociabilité. Il repose sur de nombreuses preuves tirées de recherches bibliographiques qui, je le répète, appellent une série d’indicateurs de niveau local et une explication tirée du discours des acteurs. En même temps, cette tranche de l’étude correspond à la première étape de la contextualisation selon le paradigme actionniste. L’explication débute donc par l’examen d’une conception fonctionnaliste classique du mouvement collectif ; je l’exprime ici sous forme de questions. Peut-on interpréter le développement du sport à partir d’une « crise » des espaces traditionnels de socialisation ? Peut-on le relier au succès de sa mise en spectacle ? Le supporterisme dans les stades de football se présente-t-il comme la défense d’un équilibre social passé ?
A – Des processus de socialisation
11Si Emile Durkheim a expliqué la manière dont une société passait d’une solidarité mécanique à une solidarité organique, il a en même temps précisé combien le processus d’intégration en cours dans les sociétés industrielles ne fonctionnait plus à partir de l’identité individuelle32. Selon l’importance que l’on donne ici à la complémentarité des rôles des acteurs plutôt qu’à leur identité, on comprend bien que la socialisation, donc l’intégration sociale des personnes, repose sur le lien social. Le « bien-être » d’une personne, sa construction passe donc par l’existence de lien social mais celui-ci n’a de sens que par rapport aux autres. Or puisque aujourd’hui une personne dépend de façon considérable de l’autre, qu’elle se construit ainsi une identité, on doit alors croire que bon nombre d’acteurs vivent un déficit identitaire. Autrement dit, on ne peut pas seulement dire que l’identité perd de son importance dans nos sociétés au bénéfice de la différenciation des rôles. On peut aussi supposer que la construction identitaire est en péril car les liens sociaux s’affaiblissent quantitativement et qualitativement. Et si la fonction d’intégration des relations sociales ne s’impose plus à l’ensemble de la population, c’est moins en raison d’une volonté individuelle de ne plus pratiquer le contact humain que de la dévalorisation des rôles que chacun peut jouer au cours de son existence. Enfin, sachant que les rôles individuels se constituent en fonction de l’appartenance à telle ou telle forme sociale, supposer une crise des espaces traditionnels de sociabilité revient à examiner « l’état de fonctionnement » des structures actuelles de la famille, du monde du travail, de l’école et de la religion selon une perspective globale. En fonction des caractéristiques de ces moyens de créer du liant social, peut-on croire que des personnes adoptent une stratégie de substitution en s’engageant dans des activités collectives de loisirs ? Cette tendance supposée vaut-elle pour l’ensemble des activités de loisirs ?
12Quels sont les enjeux de la contextualisation ? L’état de grâce qui caractérise le football en France semble empêcher, à deux niveaux distincts, l’ouverture de véritables débats autour du plus populaire des sports. Si « l’accusateur » s’expose ici au risque d’être rangé parmi les réactionnaires et tandis que là il fait figure d’observateur averti, donner un point de vue apologétique n’apporte guère plus de crédibilité. Comme on trouve le football soit exaltant, soit encombrant, ou contingent, il est un objet de recherche difficile. Nouvel opium du peuple ou exutoire par où s’épanchent les affects, les interprétations classiques de ce fait social ne favorisent pas le travail sociologique ; c’est d’autant plus vrai quand on sait combien les systèmes des sports n’échappent pas aux logiques qui traversent et meurtrissent parfois la société33. Depuis la remise en question de leurs vertus hygiéniques jusqu’à leur remise en cause dans un processus de domination des masses, beaucoup se lancent dans une diatribe contre les sports. Et s’il est un fait sur lequel chacun peut s’entendre, c’est qu’elle relève surtout d’une interprétation politique de gauche du monde34. Mais pourquoi est-ce de là que provient la critique du sport ? Simplement, le sport ressemble à un parfait miroir du social car il se structure selon des principes marchands en cours par ailleurs. Que viendrait donc faire un apprenti sociologue n’adoptant pas de posture critique au milieu d’un tel univers ? Que ferait-il là d’autre que de la provocation à vouloir s’intéresser particulièrement au football ? Que ne risquerait-il pas à vouloir le relier aux transformations des expériences socialisantes ?
13En posant l’hypothèse d’un contexte social favorable au développement des sports puis en vérifiant l’hypothèse de l’âge du sport, je me place dans une perspective holiste. Compte tenu de la définition exagérément apologétique que je donnerai du sport comme pratique et comme spectacle, je voudrais montrer que la réussite du spectacle footballistique n’est que l’illustration d’un changement social majeur. En réalité, il ne faut pas voir en cette entreprise une quelconque tentative de réconciliation des paradigmes holiste et actionniste mais plutôt la réalisation du premier temps de l’analyse sociologique de type actionniste. Comme cette démarche invite à ne pas considérer « l’acteur social comme suspendu dans une sorte de vide social », elle pose que le contexte social participe à la structuration des actions individuelles. De fait, pour expliquer les actions des supporters, il convient tout d’abord de définir le contexte de l’action des supporters et des dirigeants des clubs. C’est la raison pour laquelle le premier temps de l’analyse sera consacré à la définition du contexte des actions que l’on cherche à expliquer. Pour autant, je ne voudrais pas laisser croire que le contexte social qui sera défini s’applique exclusivement aux supporters. On le constatera à partir des parties où les données sociologiques générales laisseront place à davantage de caractéristiques plus locales : l’histoire des clubs de Lille et de Lens, la politique de gestion des supporters au cours des vingt dernières années, la notion de la densité des tissus associatifs locaux.... L’originalité de la démarche est double. D’une part, on définit le contexte de l’action sur la base de deux hypothèses étroitement dépendantes. Premièrement, je l’ai mentionné, je propose de caractériser le cadre social par l’affaiblissement des espaces traditionnels d’appartenance, de sociabilité, de construction identitaire : ce cadre général sera d’ailleurs régulièrement réduit aux terrains lillois et lensois. Ensuite, compte tenu de la définition a priori fies sports comme espace de sociabilité, je propose l’hypothèse de l’âge du sport comme l’illustration d’une progression d’un renouvellement des espaces de sociabilité35. Une fois ces propositions vérifiées ou falsifiées, je serai mieux à même de rendre compte de façon précise du développement de la popularité du spectacle footballistique. S’agit-il d’une manifestation parmi d’autres d’un changement social majeur puisque d’autres spectacles sportifs se développent aussi ? S’agit-il au contraire d’un phénomène social singulier qui commande au chercheur d’approfondir son travail par des recherches empiriques ? Le second levier de l’originalité c’est donc de faire du contexte de l’action une variable explicative du phénomène social qui intéresse ici.
14De ce point de vue, il ne s’agit pas seulement de définir un contexte pour mieux identifier les acteurs et leurs stratégies. On lui donne une fonction à l’intérieur de la recherche des déterminants, on le caractérise objectivement dans l’idée de pouvoir confronter les résultats de ce premier temps de l’analyse avec les raisons qu’ont les acteurs d’être, de ne plus être des supporters. Ce faisant, on verra comment une vision globalisante et subjective (quoique reposant sur des indicateurs objectifs) du social supporte les résultats d’une recherche plus empirique et microsociologique, plus attachée aux sens des actions individuelles36. Il n’est nullement question ici de fournir de l’objectivité à un ensemble de prénotions mais plutôt d’utiliser ces dernières en vue de mieux comprendre l’état du supporterisme. Je vais donc penser le phénomène des mobilisations collectives dans les stades de football en termes d’acteurs, c’est-à-dire à partir de l’activité des supporters organisés, de la dynamique des groupes auxquels ils sont affiliés, des politiques de gestion du public mises en place par les dirigeants des clubs. Compte tenu de la référence théorique de cette recherche, on pourrait fort bien nous reprocher une incohérence entre le phénomène à expliquer et les outils pour l’expliquer. Pour autant, pour reprendre une nouvelle fois les propos de Raymond Boudon, « il n’y a aucune contradiction entre la méthodologie individualiste et la vocation de la sociologie, qui est de traiter des phénomènes collectifs »37. Mon inscription dans le paradigme de l’action commandera donc de répondre à quatre grands types de question : qui agit. dans quel contexte, selon quelles stratégies et avec quels effets ? Autant d’interrogations qui seront donc levées en fonction d’un certain nombre de principes tant théoriques que méthodologiques.
15Il faut bien comprendre ici que les premières hypothèses sont des modèles. Toute explication causale complète repose sur deux types d’énoncés : des énoncés universels (hypothèses ayant le caractère de lois universelles, par exemple l’hypothèse de l’âge du sport ou celle de l’affaiblissement des espaces traditionnels de sociabilité et de construction de soi), et des conditions initiales (hypothèses se rapportant à l’objet en question, par exemple l’hypothèse d’une organisation plus efficace à Lens qu’à Lille). Bien que la méthode déductive d’explication ne soit pas l’unique outil à partir duquel je travaille, le principe de causalité constitue, on l’aura compris, un thème fort. Cela signifie que les mobilisations dans les stades peuvent être expliquées par un lien causal, qu’elles peuvent être prévues de manière déductive. Il faut donc découvrir des propriétés structurales susceptibles de comprendre les effets des conditions initiales38. Puisque la question de départ se rapporte au développement du spectacles sportif et à la compréhension de ses manifestations les plus passionnées, il m’a semblé opportun de circonscrire le questionnement au spectacle footballistique. Il correspond à la face la plus médiatisée du système des sports, le football est la discipline sportive la plus pratiquée en France et la plus suivie par les spectateurs. Aussi, répondre à cette question nécessite de poser des hypothèses qui ont un caractère global, qui concernent la société dans son ensemble et le système des sports dans sa totalité. En même temps, elles doivent fournir des éléments d’interprétation quant au contexte de l’action des supporters. Pour rejoindre les propos de Karl Popper, on pourrait assimiler ces hypothèses globales à des énoncés « universels » c’est-à-dire des hypothèses ayant le caractère de lois universelles. S’agissant du premier niveau de mes énoncés, il représente le contexte d’action qui sera ensuite enrichi d’indicateurs plus empiriques.
16Je suppose que la société actuelle se caractérise tendanciellement par le renforcement de nouvelles formes d’attachement social puisque l’on observe un affaiblissement des rôles joués par les relais classiques de socialisation. Une telle hypothèse ne signifie pas que la majorité des individus n’est pas ou plus socialisée, elle voudrait suggérer que le processus d’intégration s’opère selon de nouvelles dynamiques pour une partie de la population. C’est-à-dire que les identités individuelles ne se construisent plus essentiellement à travers les facteurs de socialisation classiques que sont l’école, le travail, la religion et la famille. A partir d’une vision des caractères généraux de la société fondée sur l’état des facteurs de socialisation cités, on voudrait montrer que d’autres espaces sociaux remplissent ce rôle de construction identitaire justement parce que le schéma ne fonctionnerait plus suffisamment. Ainsi, par la construction de ce type idéal on décide d’orienter l’analyse parce que je souhaite questionner de cette façon le développement du système des sports en général. Cette hypothèse de la substitution dépeint donc une tendance globale qui voudrait exprimer une potentialité, celle du développement des engagement dans l’une des deux dimensions du système des sports français. Ici, il s’agit de « forcer » voire de « pousser » l’histoire sociale dans une direction particulière exprimée à partir du travail lié aux hypothèses initiales. L’originalité de la phase de contextualisation repose sur le fait que le premier énoncé universel voudrait expliquer le second, que l’affaiblissement des moyens traditionnels d’attachement social serait une cause du développement du système des sports. Précisément, la deuxième hypothèse se résume par la formule suivante : nous sommes à l’âge du sport. Eu égard à l’affaiblissement relatif des principaux vecteurs de socialisation et de construction identitaire, tout se passerait comme si les individus investissaient un espace social grâce auquel ils retrouveraient ce qu’ils ont perdu ailleurs. En effet, à partir d’une définition positionnant le sport sous ses deux dimensions comme un producteur de sociabilités, je suppose qu’il intervient comme un « nouveau » support nécessaire aux individus. Que ceux-ci soient acteurs d’une pratique sportive ou d’un spectacle sportif, ils bénéficieraient socialement de leur activité. En fonction de la nature des données recueillies à propos de la « popularité relative » des pratiques et spectacles sportifs, on pourra voir si cette hypothèse rend compte de l’état des affluences dans les stades de football. Ainsi, si les recherches conduisent à constater que la majeure partie des spectacles sportifs sont de plus en plus populaires, alors il faudrait considérer l’objet de recherche comme une simple manifestation d’une tendance sociale générale. En revanche, si ce travail de caractérisation du système des sports devait rendre à la popularité du football un caractère exceptionnel, alors cela donnerait davantage de « poids » à la recherche de déterminants plus empiriques. En d’autres termes, tout le travail de contextualisation ou de construction d’hypothèses universelles aurait servi essentiellement la méthode empirique c’est-à-dire le recours aux monographies. Il faut reconnaître que cette première étape du travail représente simplement une analyse par modélisation. Ne prenant pas en compte les réelles conduites des acteurs, je veux dire à partir d’une étude empirique, l’analyse cherche avant tout à formaliser les actions des supporters c’est-à-dire à les rendre rationnelles39. Pour synthétiser, la caractérisation du contexte de l’action des supporters relève à la fois des visions descriptive et normative.
17Pour clore ce passage, il faut discuter l’emploi du terme « universel » ou plutôt le recours à la formule « hypothèses ayant le caractère de lois universelles »– énoncés universels –. Si l’on se réfère à la pensée de Popper, c’est de la conjonction des hypothèses universelles et des conditions initiales que naîtra l’explication et toute explication causale complète repose sur ces deux types d’énoncés40. Afin de dépasser le terme de lois ou même l’emploi du qualificatif universel, je m’inspire du point de vue de Raymond Boudon. Compte tenu de la dimension « locale » de l’objet de recherche, c’est-à-dire les mobilisations supporteristes dans les stades de football français pour les deux premières hypothèses ainsi que les affluences du même type mais à propos des stades de Lille et de Lens ; on ne peut supposer que je rechercherai des lois comme le feraient des chercheurs appartenant aux sciences de la nature. En fait, lorsque je serai parvenu à vérifier/falsifier ces hypothèses, je pourrai faire des constats précis sur ce qui se passe en France41 mais surtout à Lens et à Lille. On ne peut donc pas adhérer totalement à l’usage que fait Popper de l’expression « énoncés universels ». Dans le cas de la sociologie, parce qu’il est impossible de déterminer toutes les conditions initiales et parce que son objet de recherche est l’Homme, le chercheur n’a pas les moyens d’établir des lois42. De ce point de vue, comment signifier l’usage des deux premières hypothèses ? Comment doit-on considérer les formules « un contexte social favorable au développement du sport » et « nous sommes à l’âge du sport » ? Il faut avant tout les rapprocher de tendances ou, pour reprendre les termes de Raymond Boudon, de lois de succession. Enfin, pour lever définitivement l’ambiguïté à propos des termes « lois » ou énoncés « universels », disons clairement que dans le cadre de cette étude il convient plutôt de parler de modèles. Les premiers enseignements de l’ouvrage renverront par conséquent à des situations particulières en opposition à la portée générale des lois. La conséquence d’une telle position théorique revient à exclure ce travail du champ des analyses sociologiques dont la finalité reste la découverte d’énoncés à la validité universelle. Parce que les hypothèses d’une configuration sociale favorable au développement du sport en général et de l’âge du sport ne sont pas légitimées en fonction d’une mise à jour de lois, parce que la première conditionnerait la seconde, elles composent un modèle visant à introduire le recours à davantage d’observations empiriques. En fait, les deux premières hypothèses forment un cadre utile pour expliquer une réalité, celle de la « popularité parfois débordante » du spectacle footballistique moderne. Précisément, l’hypothèse du contexte social favorable au développement du sport en général représente le cadre de l’énoncé de l’âge du sport. La première hypothèse est donc plus formelle que la seconde, elle est plus générale au sens où l’hypothèse de l’âge du sport serait conditionnée par un supposé affaiblissement des espaces traditionnels de sociabilité. Et si j’écris malgré tout que ces deux propositions forment le cadre de la recherche, cela s’explique en fonction de la signification de la proposition de l’âge du sport par rapport aux hypothèses qui suivront. Pour elles en effet, elle ne constitue jamais qu’un cadre général qui vise à comprendre les événements en question. Le modèle général c’est donc de construire la vérification/falsification de chaque hypothèse à partir d’une série de relations conditionnelles. In fine, le travail désignera exclusivement une tendance fondée sur plusieurs séries de relations conditionnelles rangées autour des énoncés. A un niveau général, chaque hypothèse correspond à un élément d’une série de relations conditionnelles. Les propositions d’ordre macrosociologique seront donc « complétées » par un travail empirique parce que le paradigme holiste43 n’a de sens que si le chercheur qui en fait l’usage le met à l’épreuve du paradigme individualiste ; c’est ce que je propose à travers une étude qui semble expliquer plusieurs faits sociaux à la fois44.
18Comme il représente une tendance, l’affaiblissement dont il est question renvoie à la notion de construction de l’identité. Je ne dis pas qu’une telle perte d’intensité désagrège nécessairement toute forme de cohésion sociale. Cela ne provoque pas la disparition de toutes les communautés de personnes, ni n’entraîne une « instrumentalisation » des rapports sociaux. Je ne parlerai donc pas d’une généralisation des comportements de type individualiste. Si les structures familiales, la société scolaire, le monde du travail et le domaine religieux représentent indiscutablement des vecteurs de socialisation et de sociabilité, l’intention de montrer qu’ils ne « fabriqueraient » plus suffisamment de liant social pour une partie non négligeable de la population n’a pas de sens ici. Mieux vaut songer à une sorte de renouvellement des formes d’attachement social : la cohésion sociale demeure mais procéderait de mécanismes différents pour une partie des acteurs. L’explication du renouvellement des espaces de sociabilité m’a conduit à examiner l’évolution des principales institutions d’intégration ; j’ai donc situé les caractéristiques des structures familiales et religieuses, du monde du travail et de l’école : celles-ci expliqueraient-elles qu’une partie de la population se tourne vers d’autres espaces permettant de se constituer socialement, de s’insérer dans des communautés ou des groupes d’appartenance ? Cette section du travail ne le dira pas, elle contient simplement de quoi alimenter l’idée d’un renouvellement des espaces de construction identitaire. Penser ainsi la configuration de la société ne représente pas une nouveauté. Précisément, d’autres auteurs avant moi ont montré à la fois la disparition des modes traditionnels de cohésion sociale et ce faisant la recherche de nouvelles formes d’appartenance par les acteurs sociaux45. Compte tenu du caractère à la fois normatif et descriptif de cette hypothèse, les données utilisées sont essentiellement issues de sources bibliographiques. Il ne faut pas considérer cette hypothèse comme un simple outil au service de conclusions auxquelles je voudrais aboutir. Premièrement, je rappelle que le contexte d’action du supporterisme sera confronté aux discours des supporters eux-mêmes. Aussi, l’interprétation qui sera faite des entretiens devra intégrer cette notion afin d’en mesurer la dimension explicative (quand bien même ceux-ci ne feraient rien figurer de la sorte). Je tiens ensuite à présenter le phénomène comme une réalité sociale. Si le système économique est le plus souvent présenté sous un jour favorable, je pense fermement que sa configuration libérale influence négativement les solidarités sociales. Aussi, d’un point de vue méthodologique, il convient de considérer l’examen des différents vecteurs de socialisation comme autant d’indicateurs46. A travers la présentation relativement objective47 de leur configuration, se livrera la structuration actuelle des constructions identitaires. Je montrerai qu’elles sont fragilisées pour une partie de la population et qu’elles commandent aux personnes de rechercher du lien social, de l’identité et donc de la représentation aux yeux des autres à l’intérieur de l’espace des loisirs. Toute la question sera alors de savoir si toutes les dimensions du système des sports profitent de ce contexte social favorable à leur développement ou si, en revanche, la popularité du spectacle footballistique représente une exception. Dans ce cas, la poursuite des investigations de façon plus empirique ne devra plus être légitimée, tant l’étude, à ce stade, m’obligera à le faire. Bien évidemment, on reconnaît ici une certaine forme de fonctionnalisme quant aux différents relais utilisés pour expliquer une prétendue configuration sociale favorable au développement des sports. Et même, il pourrait s’agir d’une mauvaise interprétation fonctionnaliste tant elle enferme chaque relais dans la seule construction des personnes. En fait, je ne souhaite pas en arriver à ce point, c’est-à-dire que si il existe un enfermement c’est avant tout pour caractériser un contexte de façon globale. Bref, que l’on ne s’attende pas à ce que la deuxième partie s’intègre parfaitement aux préceptes d’une « bonne » analyse fonctionnelle48. L’objectif n’est pas d’établir une analyse fonctionnelle à propos du supporterisme mais plutôt d’emprunter à ce courant une démarche visant simplement à caractériser une partie du contexte social de l’action des supporters (l’autre versant se rapporte à l’hypothèse de l’âge du sport). Deux remarques s’imposent à ce stade de l’ouvrage. J’aimerais tout d’abord que les lecteurs envisagent la version fonctionnaliste proposée comme une réalité qui ne concerne pas toutes les personnes. Par exemple, lorsque j’évoquerai la crise de l’institution scolaire, il faudra comprendre qu’elle reste relative. Aussi, lorsque je présenterai les conséquences de cette crise il conviendra d’en circonscrire la réalité pour une partie de la population. En outre je souligne que l’hypothèse selon laquelle la famille, les croyances, le travail et l’école « travaillent en faveur » de l’intégration sociale et de la construction identitaire des individus n’est nullement farfelue. Elle n’est ni nouvelle ni accessoire, elle ne vient pas de moi, même si je l’utilise afin de caractériser le contexte d’action49. Pour autant, je n’oublie pas à quel point la portée de l’hypothèse fonctionnaliste jusqu’à la totalité des individus est discutable. Elle n’est ici qu’un outil livrant des enseignements que l’investigation empirique corroborera ou pas.
A1 – La fragilisation des structures familiales traditionnelles
19La famille est au centre du processus de socialisation. Dans l’idéal, elle participe à la « construction » des enfants et adolescents, elle aide les jeunes adultes à entrer progressivement dans la vie active. Elle fournit les modes de comportement, les manières de penser l’environnement et contribue à ce que chacun intériorise ce qu’elle livre. Grâce à elle, un individu deviendra « membre de la société ». Il aura pour cela bénéficié des avantages produits par la présence auprès d’un groupe de référence, il deviendra à son tour fondateur d’un groupe d’appartenance qui fera référence. De fait, la famille produit de l’apprentissage, du conditionnement, de l’adaptation culturelle et de l’incorporation. Certes, la famille ne représente pas l’unique moyen de construire une personne. Elle constitue un maillon essentiel du processus de socialisation, elle forme un pont entre la construction institutionnelle et la construction associative. Elle rend l’action de l’une plus efficace, moins contraignante, naturelle et motive les mécanismes de la seconde.
20La socialisation représente donc bien « un processus interactif et multidirectionnel : elle suppose une transaction entre le socialisé et les socialisateurs »50 initiée pour partie par la cellule familiale. En ce sens, la famille contient bien tous les éléments nécessaires à la construction individuelle. On peut le constater, dans un foyer où tout le processus ne se limite pas à une initiation passive des modèles préexistants. Entre le donneur et l’apprenti existe une somme de dialogues facilitant le conditionnement et l’incorporation, même si cette étape de l’éducation ne Se passe pas nécessairement pour le mieux selon les cas. Comparée à d’autres référents sociaux produisant de la socialisation, la famille semble jouer un rôle majeur. Les tâches d’éducation sont innombrables, elles se poursuivent au-delà de l’adolescence et compte tenu du temps passé en famille, ses influences sont déterminantes. On pourrait même avancer l’idée selon laquelle la famille produit un cadre de référence beaucoup plus « fort » que par le passé51. La raison de cette supposition est double. D’une part, on ne voit pas comment un individu pourrait s’intégrer socialement sans l’aide d’une structure familiale ; d’autre part et globalement c’est la logique du renouveau statutaire de l’enfant qui s’impose comme une règle. Les relations de parenté évoluant dans un sens plus positif pour l’enfant52, il serait autrement mieux considéré. Une instabilité voire une déstructuration de la cellule familiale peut entraîner un bouleversement du processus de socialisation des enfants53. Soit on constatera une fragilisation identitaire, soit celle-ci sera plus modérée mais se manifestera malgré tout au travers d’un dysfonctionnement d’autres relais de socialisation. Des violences conjugales, un manque d’affection ou d’attention, une autorité parentale exagérée, des séparations produisent un traumatisme chez l’enfant et remettent en cause le déroulement de son processus de socialisation par la famille. Et comme la socialisation est de nature transactionnelle, le résultat, s’il est négatif, diffère d’un individu à l’autre.
21Si on se rapporte une fois encore à la pensée d’Emile Durkheim54, on remarque que le fonctionnement de la famille dépend de la dynamique et des structures sociales. En fait, à mesure qu’une société avance dans le processus d’industrialisation, les divergences individuelles entre les membres d’une famille « deviennent toujours plus nombreuses et plus importantes ». Du coup, la famille moderne se distingue des familles antérieures par une plus forte individualité de ses membres, ce qui limite les effets du communisme familial, notamment sur le plan de la construction des identités. En quoi la situation actuelle de la structure familiale conduit-elle à évoquer l’idée d’un affaiblissement de sa fonction d’attachement social ? Sur quelles données se base-t-on pour étayer cette hypothèse ? Selon le recensement de 1990, un peu plus de 25 % des ménages se composent d’une seule personne et 57 % des ménages sont constitués de couples avec ou sans enfant. Par ailleurs, à peu près 5 % des ménages sont des familles monoparentales et les ménages complexes représentent 12 % de l’ensemble de la population concernée (famille comportant plusieurs couples, avec un enfant devenu adulte, avec des personnes sans lien de couple ou de filiation, avec des collatéraux). Il convient de comprendre l’ensemble de ces informations à partir des 21 millions de ménages recensés en France métropolitaine55. Dans la région Nord – Pas-de-Calais précisément et en 1990, le Bassin Minier (de Béthune à Valenciennes en passant par Lens et Douai) la zone urbaine du sud-est lillois représentent les espaces dans lesquels on constate le plus fort taux de familles monoparentales56.
22Neuf fois sur dix les familles monoparentales (5 %) sont composées d’une femme et de ses enfants. On trouve ces familles dans des zones urbanisées et essentiellement en région parisienne, dans le Nord et le Pas-de-Calais et le littoral méditerranéen. Entre 1968 et 1990, le nombre de familles monoparentales a plus que doublé et localement cette situation concerne surtout la région parisienne et le nord de la France. En 1970, on a dénombré près de 37000 divorces dans notre pays dont 7 % dans le Nord – Pas-de-Calais. Vingt ans plus tard, la masse des séparations dépasse la barre symbolique des 100000 (109000) dont 6,8 % pour la région Nord – Pas-de-Calais. Si l’on constate une « banalisation du divorce » aujourd’hui, il faut également considérer qu’il survient de plus en plus tôt dans la vie de famille. A terme, un peu plus d’un mariage sur trois se terminera sur une séparation qui entamerait ainsi l’équilibre psychologique de l’enfant. Et si l’on cumule ceci avec l’accroissement des unions libres ou de la fécondité illégitime, on peut craindre que l’institution familiale ne soit fondamentalement bouleversée57. Bien sûr, ce renouvellement ne produira pas mécaniquement un déficit identitaire comme une apparente stabilité familiale n’assurera pas une construction et un maintien identitaires. Toutefois, parce que la socialisation renvoie à l’action de nombreux facteurs, si l’un d’eux connaissait un dysfonctionnement, on peut envisager l’instabilité plus ou moins formelle du processus d’intégration de l’individu.
23Si l’on prend deux des grands « supports » que sont la famille et l’école et si on considère les éléments précédents, on saisit mieux une partie des problèmes courants dans la vie scolaire. Par exemple, on sait aujourd’hui de façon quasi certaine l’importance du suivi familial de la scolarité. On parle même de nécessité58 d’une part pour mieux répondre aux défaillances parce qu’elles seront décelées de manière précoce, d’autre part parce que la famille doit accomplir un travail d’encouragement. Celle-ci participe alors à un processus de valorisation du moi sans doute déterminant. Or, compte tenu de l’instabilité familiale suscitée à travers les données précédentes, tout porte à croire qu’il existerait une somme conséquente de situations problématiques. L’école demande un fort investissement familial, y compris dans les milieux sociaux favorisés, c’est-à-dire que les choses vont rarement de soi. Dans l’idéal, la famille doit pouvoir produire du loisir culturel favorable à la réussite scolaire. Elle doit par ailleurs veiller au bon usage de l’ensemble des biens culturels y compris ceux diffusant du prêt à penser, elle doit leur donner un sens qui justement ne rende pas leur consommation purement négative pour l’enfant. Selon François de Singly, dans les familles populaires 16 % des enfants de 12 ans qui ont une scolarité difficile et 29 % de ceux qui sont en réussite ont une d’activité artistique le mercredi. Or plus le couple est instable, plus l’autorité familiale se fragilise réduisant ainsi les effets des actions parentales positives sur l’enfant. Par conséquent et de manière globale et relative, une instabilité familiale entraînerait une complication de l’intégration sociale des enfants. Elle n’assurerait pas dans les meilleures conditions leur construction identitaire59 et entamerait d’autant leur intégration sociale. Comment s’explique ce que ce travail positionne comme une variable explicative des passions pour le spectacle du football ?
24Tout d’abord, les spécialistes s’accordent pour reconnaître que le bouleversement de l’institution familiale (certains parlent de révolution, de disparition) relève d’une instabilité du sentiment affectif lui-même. La famille est plus fragile, plus mobile sous l’effet du caractère changeant du sentiment amoureux. Il se passerait comme un « mécanisme d’autodestruction du mariage amoureux ». Ici, l’ensemble des individus mariés « surtout à cause d’une romance » ne doivent pas s’étonner de la voir s’évaporer dès les premières constatations d’un conflit de caractères ou de goûts. Le courant des sociologues de la famille appelé « courant famille affective » considère que la croissance du concubinage, du nombre de divorces ou de l’explosion des familles monoparentales naît de la croyance que les acteurs sociaux ont vis-à-vis du mythe de l’amour parfait. Et parce que des éléments sociaux diffusent des situations idéalisées (médias, journaux, revues complices du « tout va bien » ou du « tout finira par s’arranger »), parce que devant l’idéal de fiction on veut l’idéal pour soi, l’élément le plus instable de la vie familiale reste central mais terriblement remis en cause aujourd’hui. On peut aussi expliquer l’instabilité conjugale en fonction d’effets pervers produits par le retrait social des moyens d’attachement. Selon ce point de vue, c’est en raison d’une accentuation de l’adhésion individuelle à une vie privée garantissant de grandes gratifications affectives et sexuelles que l’on dévalorise le fonctionnement conjugal traditionnel. Dans ce cas et par rapport à l’hypothèse de travail, l’effet pervers en question pourrait être qualifié d’effet de cycle. Tandis que l’instabilité de l’institution familiale concourt au recul de la cohésion sociale, celui-ci serait en partie responsable de l’instabilité des couples. On pourrait également attribuer la « crise » de l’institution familiale à d’autres facteurs. Par exemple, le relâchement des contraintes d’ordre moral qu’illustre une religiosité en perdition ou bien une révision du cadre législatif relatif à l’espace familial. Par ailleurs, on peut supposer que les transformations de l’appareil productif participent aux déséquilibres familiaux. Autrement dit, l’industrialisation de la société française aurait sa part de responsabilité quant à la débâcle de la structure familiale traditionnelle. L’idée n’est pas nouvelle et bon nombre d’auteurs font du développement économique d’un pays le principal responsable de changements sociaux majeurs60 ; la famille comme espace privé n’aurait donc pas échappé au phénomène. Selon ce point de vue, la période des « 30 glorieuses » aurait accéléré ce processus en bousculant la division des tâches au sein des familles. Si jusque-là la femme travaillait à l’intérieur de l’espace privé, et essentiellement dans le domaine agricole, la tertiarisation de la société française aura constitué un cadre facilitant les tentatives de changements familiaux. Si la structure familiale moyenne passe d’une dépendance totale de la femme vis-à-vis de l’homme à un type plus « conjugal », on peut aussi l’expliquer à partir de l’urbanisation croissante de la société française à partir des années cinquante. Bien qu’aujourd’hui la parité hommes-femmes soit loin d’être acquise – mais faut-il pour cela un cadre législatif et incitatif ? – la période des 30 glorieuses a donc bouleversé les significations dans l’investissement affectif : c’est-à-dire sa création, sa continuation et sa rupture.
25On constate qu’il existe bien des manières d’expliquer la fragilisation des structures familiales traditionnelles. Et si chacune contribue à mieux comprendre le phénomène, la responsabilité d’affaiblissements en cours par ailleurs (société scolaire, monde du travail...) pourrait être fondamentale. L’espace privé qu’est la famille n’a donc pas globalement résisté. Doit-on pour autant en conclure que cela a entamé la construction identitaire d’une partie des générations d’enfants ? En quoi le recul d’une forme traditionnelle de socialisation serait-il nécessairement un élément de perturbation dans les processus de construction identitaire ? Comment cela se traduit-il par rapport au fonctionnement du système scolaire ? Afin de répondre à cette question je présente maintenant une interprétation générale d’un deuxième « relais » de socialisation. L’analyse volontairement distanciée du système scolaire devra montrer si l’on peut, ici aussi, parler d’une fragilisation. Par ailleurs, elle dira en quoi l’instabilité des structures familiales participe à son dysfonctionnement, ce qui reviendrait à en faire une variable explicative.
A2 – « L’impuissance » du système scolaire
26Comme Emile Durkheim a montré la dépendance entre le fonctionnement de la famille, donc sa forme, et la morphologie de la société61, il a tout autant contribué à démontrer l’existence d’une liaison entre l’affaiblissement de la solidarité familiale et la rupture sur le plan de la cohésion sociale. Compte tenu du rôle de la famille par rapport aux trajectoires scolaires des enfants et du rôle de l’école dans la construction et l’intégration sociale des individus, il est impossible d’enfermer l’école dans une définition exclusive. Afin de montrer en quoi le système scolaire accentue l’affaiblissement du liant social, je présente ici les principales manières d’analyser le rôle de l’école aujourd’hui.
27La plupart des écrits consacrés à l’école s’accordent sur son but premier : que le plus grand nombre d’individus comprennent et connaissent. Par ailleurs, la forme scolaire doit concourir à la fabrication d’un être social c’est-à-dire qu’elle est un mode de socialisation. Elle participe ainsi à la construction d’une manière d’être ensemble mais, en même temps chacun sait que tous ceux qui s’y engagent n’ont pas les mêmes chances de réussite. Et lorsque l’on parle de réussite, on parle de réussite scolaire du point de vue des buts que se fixe l’école. Autrement dit, échouer à l’école ne signifie pas seulement ne pas pouvoir décrocher tel ou tel diplôme mais aussi ne pas avoir su saisir ce qui permettait de se constituer et de s’intégrer socialement. Bien sûr, encore une fois, je souligne que ce processus n’a rien de mécanique. Les exceptions existent, elles sont même parfois trop spectaculaires pour laisser indifférent. Néanmoins, c’est au moment où l’école se démocratise qu’on la trouve inégale62 ; comprendre la paradoxe de l’école revient à mesurer ce que l’on appelle la démocratisation du système scolaire. Mais en quoi celle-ci conditionnerait la multiplication des engagements dans le spectacle sportif ? En quoi expliquerait-elle que certains s’y découvrent telle ou telle velléité belliqueuse ou de provocation ? Tout ceci est, je le rappelle, un modèle explicatif qui en reste au stade de l’hypothèse. L’idée étant de relier la raréfaction des espaces traditionnels de sociabilité au développement du supporterisme, il me faut d’abord dresser l’inventaire des raisons qui m’amènent à valider le premier temps de l’énoncé.
28Aujourd’hui, un jeune sur deux devient bachelier donc le nombre de bacheliers a été multiplié par dix depuis 195063. On comptabilise plus de deux millions d’étudiants dans l’enseignement supérieur au milieu des années 1990 contre 300000 en 1960. Ce sont là les marques de la démocratisation. On peut également mesurer l’explosion scolaire à partir du nombre d’années que l’on passe à l’école ou à travers l’inflation des diplômes et diplômés64. En fait, la principale marque de la progression du droit à l’éducation se mesure par rapport au statut du diplôme. En un peu moins d’un siècle, nous sommes passés d’une possession de diplôme posée comme exception à une possession de diplôme posée comme règle. Dans ce contexte, on peut s’interroger sur les personnes qui quittent le système scolaire sans diplôme et sur celles qui sont « sous diplômées ». Soutenir que le système scolaire remplit ses fonctions parce qu’il produit du diplôme n’est pas recevable et réagir d’une façon contraire reviendrait à situer sur un même plan la valeur des diplômes. Quoi qu’on dise ou diffuse, il faut bien reconnaître que le système scolaire continue de produire de l’exclusion qui reste simplement dissimulée derrière des bilans comptables volontairement orientés. D’après le ministère de l’Education Nationale, sur 100 enfants d’ouvriers entrés au collège en 1980, 30 % ont obtenu le baccalauréat entre 1987 et 1990 contre 79 % d’enfants d’enseignants. Si la démocratisation a fonctionné jusqu’à la moitié des années 1960, les années suivantes ont surtout été le cadre d’une politique de tri scolaire. La réorientation permet effectivement de laisser les élèves en échec au collège, elle représente surtout ce que l’on appelle aujourd’hui l’élimination fractionnée. En outre, ce type de constat s’applique tout à fait à l’enseignement supérieur de sorte qu’il n’y a pas de neutralité de l’école. Pour reprendre un point de vue critique, tout se passe comme si l’institution scolaire assurait la rentabilité du capital culturel des personnes et en légitimait la transmission puisqu’elle nie remplir cette fonction.
29On pourrait considérer l’école comme une pièce essentielle pour ce qui concerne le renouvellement des formes d’attachement social. Si je pars du principe selon lequel l’école maintient les inégalités sociales tout en fournissant du savoir et du savoir-faire, il y a deux grandes manières de voir le système scolaire aujourd’hui. D’un côté, on affirme que l’école entraîne les inégalités de l’autre que celles-ci sont la résultante de causes externes au système scolaire. Dans le premier cas soit l’école est un calque parce qu’elle représente un appareil idéologique d’Etat au service des classes dominantes65, dans le deuxième elle est un leurre parce qu’elle dissimule des inégalités qu’elle ne fabrique pourtant pas66. Dans ces deux situations le fonctionnement de l’école dépend essentiellement de la domination conflictuelle des classes. Si l’école est innocentée, soit les inégalités expriment différents systèmes de valeurs à propos de ce que représente l’école67, soit elles dépendent des multiples visions de nature socio-économique qui influencent les trajectoires scolaires68. En définitive, qu’elle soit de nature conflictualiste ou externaliste, la perspective sociologique commande de voir en l’école un espace social institutionnel qui concourt rarement à une mobilité sociale ascendante. Pour les uns la situation relève de la stagnation et pour d’autres de l’aggravation des schémas sociaux. Comment résister à l’envie de rapprocher ces phénomènes du succès des spectacles sportifs, surtout lorsque ceux-ci permettent aux personnes de s’exprimer, de vivre des expériences de responsabilité et d’autonomie à l’intérieur des groupes de supporters ?
30Bien que l’ensemble des références citées ici appartiennent à la catégorie des classiques de la sociologie, toutes ont en commun de s’être intéressées à l’école d’il y a au moins vingt ans. Ces théories du système d’enseignement sont-elles pertinentes avec la structuration actuelle de l’école ? Autrement dit, peut-on poursuivre l’œuvre de ces auteurs en adhérant à leurs points de vue et reconnaître ainsi la responsabilité de l’école face à un recul de la cohésion communautaire ? Tout d’abord, je remarque que toutes ces perspectives n’intègrent pas les effets positifs de la démocratisation soit parce qu’elles n’en n’avaient pas les moyens, soit parce qu’elles ne le souhaitaient pas. En conséquence, elles ne disent rien à propos de l’amélioration du rendement de l’école en matière de transmission des connaissances. En outre, elles ne reconnaissent pas vraiment le mode de socialisation scolaire comme un référent. Or, en fonction sans doute d’une prolongation des études mais aussi du relâchement de la fonction éducative familiale moyenne, la domination du mode de construction des identités par l’école est manifeste puisqu’elle se signale au travers d’une pénétration des traits scolaires dans des pratiques éducatives extérieures à l’école. Voilà pourquoi, entre autres, il faut rendre au système scolaire une fonction socialisatrice forte malgré toute la justesse des critiques sociologiques. Enfin parce que l’école est indépendante de certains espaces socio-économiques et en même temps intégrée au social, elle ne semble pas totalement branchée sur des rapports sociaux de production et de domination. Cette réalité est d’autant plus remarquable en ces temps de libéralisme économique exacerbé ; l’école n’est ni bourgeoise ni capitaliste. Il ne faut pas oublier pour autant combien l’école fabrique des identités négatives à partir de déceptions, de réorientations mal choisies ou de dévalorisations. Parce qu’elle représente un espace social déterminant, l’action de l’école est fondamentale que ce soit lorsqu’elle délivre « quelque chose » ou pas, qu’elle consacre une personne ou pas. Il n’est donc pas question ici de remettre en cause le rôle de l’école dans le processus de socialisation. Au contraire, je souligne simplement que la portée des effets pervers du système scolaire s’accorde avec les conséquences d’une réussite scolaire. En même temps que l’école construit de l’être social et participe à son intégration dans la société, elle participe à un procès de « désidentification » de certains sujets. Combien sont ceux qui ne tirent pas profit de l’action du système éducatif69 ? Bien que l’on ne soit pas en mesure de répondre avec exactitude à cette question, on sait que cette catégorie de personnes n’est pas entièrement constituée d’acteurs en échec scolaire. Car si le système d’enseignement fournit des diplômes, il ne lui appartient pas de les valoriser effectivement. Comme il a été démontré qu’une instabilité familiale constitue un déterminant d’un possible recul de la cohésion sociale, malgré la toute puissance de l’école, celle-ci ne semble pas en mesure de corriger les effets négatifs d’une structure familiale fragile. Ainsi lorsque la famille ne participe pas activement à la construction identitaire d’une personne et à son intégration sociale, celle-ci n’aurait rien à attendre du système éducatif. Par rapport à la première hypothèse et selon ce point de vue, on ne doit donc pas considérer le système éducatif comme un relais de socialisation inefficace. Parce que le bon déroulement de la démarche scolaire repose en grande partie sur le rôle pédagogique des parents ou même sur une forme moins prononcée de suivi scolaire, il faut souhaiter que des liens se tissent entre les familles en difficulté et les acteurs de l’enseignement. Et si des actions de ce type se développent aujourd’hui essentiellement dans les zones d’éducation prioritaire, on le doit à la présence de travailleurs sociaux et de psychologues. Ne faut-il pas en effet cette somme de compétences pour extirper des parents de l’univers individualiste dans lequel ils se trouvent malgré eux ? Ceci démontre que le système scolaire entier ne reproduit pas nécessairement des inégalités sociales qui favoriseraient une rupture généralisée du liant social. Au mieux et dans certains cas, il s’agirait plutôt d’un maintien des inégalités et c’est la raison pour laquelle l’école ne peut être la victime de critiques radicales. A moins que les auteurs de ces critiques aient mesuré le poids des enjeux d’un système scolaire honnête et efficace. Dans ce cas, peut-être vaut-il mieux effectivement exagérer ou « noircir » la réalité afin de mobiliser davantage de ressources en direction de l’école. Ces doléances sont-elles entendues ? Sont-elles importantes du point de vue des décideurs ?
31Si j’applique à présent cette tranche de la contextualisation au terrain plus local des enquêtes, on s’aperçoit que la configuration des environs de Lens ne ressemble pas à ce que l’on constate à Lille et aux alentours. Par exemple et pour l’ensemble de la région Nord – Pas-de-Calais, Lille et sa région représentent la seule portion dans laquelle le nombre de personnes de moins de 25 ans possédant le baccalauréat ou plus se classe au-dessus de la moyenne nationale. En revanche, le « Bassin minier centre » (de Lens à Hénin-Beaumont…) se situe au dernier rang sur le plan régional en 199070, ce qui n’est pas peu dire, et fournit même le moins de candidats à ce type de diplômes alors qu’il se caractérise par une forte densité de population. Par ailleurs, bien que l’on assiste depuis plusieurs années à une décentralisation des formations universitaires au niveau régional, on constate encore l’écart considérable qui sépare la situation lilloise des environs de Lens (quelques antennes universitaires, scientifiques pour la plupart). En d’autres termes, il est clair qu’en matière d’efficacité d’un système scolaire, la ville de Lille et sa banlieue occupent une position dominante dans le Nord – Pas-de-Calais, tandis que Lens et ses environs représentent les « derniers de la classe ». Si ces quelques caractéristiques ne révèlent pas la complexité du monde des tribunes des stades de football de Lille et de Lens, elles apportent malgré tout un enseignement intéressant. Parce que la perception de la socialisation s’opère à partir de la combinaison de plusieurs facteurs qui exerceraient donc sur une partie des personnes un poids certain, il ne faut pas s’attendre ici à ce que je prenne le parti de privilégier tel facteur par rapport à un autre. Mon point de- vue est ici structural et signifie qu’il existe une interaction constante71.
A3 – Laïcisation et affaiblissement du lien social
32Pour comprendre la cassure des formes traditionnelles de solidarités sociales et l’audience du spectacle footballistique depuis les simples amateurs jusqu’aux acteurs des débordements, on peut aussi se référer au domaine religieux72 : voilà même un chemin souvent emprunté. Mais pourquoi choisir ce relais, pourquoi même considérer qu’un engagement individuel dans la sphère du religieux s’intègre au processus de la socialisation ? Simplement, compte tenu d’un des niveaux de définition de la religion proposé par Max Weber, on reconnaît l’association religion/communauté73. Et puisque je suis parti du principe selon lequel il n’y avait de socialisation et de construction identitaire sans la présence d’au moins un « autre », on admettra que l’engagement individuel dans une pratique religieuse codifiée et formalisée produit de la socialisation puisqu’il y a relation. Avec l’avènement et l’enracinement du capitalisme producteur de modernités, beaucoup de spécialistes pensaient que le paysage religieux laisserait place à une sécularisation grandissante. Pourtant, force est de reconnaître que l’attendu « désenchantement du monde » n’a pas réellement provoqué de déclin du religieux. Alors pourquoi penser que l’état de santé des religiosités constitue un indice à propos d’un retrait tendanciel des sociabilités ? Pour le savoir, il faut déterminer le paysage religieux français74. Que peut-on constater ? Premièrement, une déliquescence du nombre de pratiquants et de croyants en ce qui concerne les grandes religions monothéistes. Deuxièmement, l’émergence de nouveaux mouvements religieux et de nouvelles formes de religiosité, un développement des croyances à la carte75. Selon l’enquête portant sur les valeurs des européens datant de 199076, 50 % des personnes interrogées se disent catholiques, 22 % se disent protestants, 3 % reconnaissent suivre une autre religion et un quart affirme être sans religion. Globalement, on assiste à une baisse de la plupart des adhésions à la chrétienté dans l’Europe des pays catholiques et mixtes (protestantisme). Autrement dit, qu’il s’agisse de l’appartenance au religieux, de la pratique religieuse ou bien du sentiment d’être religieux, on constate une tendance au recul de l’intégration chrétienne77. Qu’est-ce qui est à l’origine de la laïcisation grandissante de la société française ? S’agit-il exactement de laïcisation ? Pour Yves Lambert et d’autres, l’âge a une grande valeur explicative : chaque nouvelle génération serait moins chrétienne que la précédente et il se produirait donc un effritement quasi mécanique. Ainsi, alors que l’appartenance religieuse par la pratique concerne moins d’un jeune sur deux chez les 18-24 ans, le nombre d’athées convaincus augmente peu. Bref, lorsque les « jeunes » sont sans religion c’est d’abord parce qu’ils sont des indifférents. Puisque « la laïcité est le résultat d’un conflit où l’Etat a dû déstabiliser l’institution religieuse » et puisque la sécularisation s’est surtout effectuée « par le jeu de la dynamique sociale et des évolutions conjointes de l’Etat, de la société civile et de l’Église »78, c’est moins de laïcisation que de sécularisation dont il faut parler. Serait-elle à l’origine du développement des grandes cérémonies sportives que sont les matchs de football ? Les spécialistes ne semblent pas s’accorder sur ce point. Parce que la société occidentale moderne se caractérise entre autres par l’affirmation d’un processus d’individuation, de nouvelles formes de religiosité apparaissent. Aussi, la progression des volontés d’autodétermination individuelle se manifesterait à travers le développement des engagements individuels dans de nouveaux mouvements religieux. On parle alors de l’émergence d’une « nébuleuse mystique-ésotérique » allant de la « psychologie humaniste à la psychologie transpersonnelle », de nouvelles religiosités motivées en France par « la dynamique contestataire des années 70 »79. La signification de l’engagement individuel dans ce type de religiosité relevant essentiellement d’un « bricolage personnalisé » qui porte atteinte au sacré, on comprend mieux la décomposition du religieux qui l’accompagne. Une tradition religieuse est justement en déclin parce qu’elle n’est plus en mesure de répondre aux attentes de personnes dont la structuration de l’existence repose de plus en plus sur l’individualisation.
33Comme le remarque donc fort justement Jean-Marie Donegani80, la religion est devenue aujourd’hui « une affaire de choix personnel détaché de la contrainte institutionnelle, dénué de la force traditionnelle des vérités à croire et des vertus à pratiquer ». De plus en plus, on assiste donc à l’individuation des pratiques cultuelles ce qui démontre que les « identités et les expressions religieuses se colorent des principes de la culture libérale dominante ». Mais, on l’a vu en ce qui concerne les sectes, l’engagement dans la pratique religieuse correspond aussi à l’une des conséquences du tout libéral et pas seulement ici au sens culturel du terme. C’est ainsi que la pratique d’un culte permet à une partie de la population de sortir d’une existence solitaire. On cherche alors un soutien, à combler un vide, à être écouté et à écouter. On souhaite trouver dans la pratique religieuse ce que le reste de la quotidienneté ne fournit plus, c’est-à-dire de la relation sociale. Le rôle social de la religion est ici clairement défini ; mais tous ne réagissent pas de la même manière devant le déclin des grandes religions. Si certains s’approprient une façon de pratiquer ou adhèrent à un mouvement déjà défini, d’autres ne bénéficient plus du rôle social du religieux : ou leur habitus commande de ne plus le faire, ou ils n’ont pas les moyens culturels de réinventer une pratique qui leur convient, soit ils ont trouvé des pratiques sociales de substitution. Pour ceux-là, le retrait d’autres moyens de se construire et de vivre des expériences sociales communes provoquera donc un effet dont la nature ne sera pas forcément différente de celle liée à l’engagement dans une pratique religieuse. C’est ainsi que je pourrais considérer le statut des religiosités séculières. Il s’agit d’activités sociales n’ayant pas réellement le caractère classique de la religion mais occupant une place et jouant un rôle qui lui est proche. Selon Marc Augé par exemple, le football représente la religion des temps modernes81. On y retrouve des rituels, des grandes mobilisations collectives qui rejoignent les effervescences religieuses. Bien que l’on ne se situe pas vraiment ici dans le domaine du religieux, il faut bien reconnaître une certaine analogie, voire une équivalence fonctionnelle. On le constatera à partir de la deuxième partie de l’ouvrage : le spectacle footballistique ressemble effectivement en partie au spectacle religieux en cela qu’il relève d’une fabrication et, en même temps, qu’il est approprié par les acteurs de différentes manières. Comme on le constate à propos de la religion, il n’y a pas une manière exclusive de vivre cette pratique. Et puisque je rapproche ici supporterisme et pratique religieuse, et que je comprends son déclin comme la conséquence d’un renouvellement des pratiques socioculturelles collectives, on verra si les significations du supporterisme ont un rapport avec lui.
A4 – Précarisation, chômage : la « panne d’intégration » par le travail ?
34L’évolution des structures du monde du travail représente une autre piste de réflexion pour comprendre le renouvellement des espaces de cohésion communautaire. La question ici n’est pas de considérer le travail comme un facteur déclenchant, en général, le repli sur soi. Je place la responsabilité du « relais » travail au même plan que celle de l’école, de la famille ou de la religion : l’affaiblissement des grandes formes de liant social est bien tendanciel. Chaque relais contribue, pour une part, et pour une certaine catégorie de personnes, au dysfonctionnement du processus de socialisation, de l’intégration sociale et de construction d’un être social. Certaines, situées à l’extrême, sont les plus malchanceuses et sont davantage les victimes des dysfonctionnements des relais, quand ils existent. On illustrerait parfaitement cette idée à partir de ce que peuvent ressentir ceux qui sont sans emploi. Que signifie le travail pour eux dans ce cas ? Un moyen de socialisation ? Un rêve auquel on aspire parce que « tout tourne autour du travail aujourd’hui »82 ? Le problème se situe là, le travail représente une valeur cardinale dans une société capitaliste. Ne pas avoir d’emploi ne déstructure pas nécessairement un individu, mais plus il restera sans travail et plus il aura de difficultés pour se situer socialement. On doit songer à un état de fait similaire lorsque sont évoqués l’instabilité d’une vie familiale (qui n’est pas nécessairement corrélée à sa forme apparente), l’échec scolaire ou l’absence de pratique religieuse traditionnelle.
35Rien ne sert d’accumuler de chiffres pour illustrer combien le monde du travail se fonde sur les pratiques discriminatoires. Il ne faut pas attendre du monde du travail qu’il permette globalement aux exclus traditionnels de réintégrer l’univers professionnel de manière durable ; l’objectif est le profit, la recherche d’une valorisation de la main d’œuvre et plus encore aujourd’hui celle d’une main d’œuvre mécanique. Les multiples publicités faites à propos de la mécanisation représentent donc ici une légitimation des licenciements et, en même temps, un pouvoir symbolique pour les représentants du capitalisme. Dès lors, que signifie l’embauche d’un individu sinon la preuve « que l’on veut bien de lui » malgré tout ? Lorsque les compétences professionnelles sont absentes d’un curriculum vitae mais n’empêchent pas d’avoir l’accès au travail, il faudrait donc dire merci. Merci de me laisser travailler, de me permettre de vivre et de faire vivre, de me donner une chance et de me donner une identité parce que sans travail.... Pour autant, exercer une activité professionnelle ne garantit pas nécessairement un mieux être. Les intérimaires, je pense précisément à ceux qui ont une simple responsabilité d’exécutant tout en continuant à vivre la précarité d’un contrat de travail, ne trouvent sans doute guère de raisons de se réjouir. Certes diront certains, la flexibilité de l’emploi procure à toute une catégorie de personnes l’occasion de s’enraciner dans le monde du travail ou alors de profiter quelque peu d’un capital économique. Mais si l’identité ou la conscience d’être socialement relève de cette dernière donnée, on ne voit pas comment cela pourrait être le cas lorsque le niveau de salaire laisse juste l’occasion de « vivre » (manger, se loger...). Le travail intérimaire ne valorise pas car il constitue une entrave et n’apporte d’assurance qu’au jour le jour. Face à cette situation on laisse de côté l’avenir, on « n’a droit à rien » et cet état ne fournit « aucune protection »83. Comme cette situation commande parfois de se soustraire à la déréglementation, on ne saisit pas sa fonction de construction identitaire.
36Un tel propos signifie-t-il qu’avoir un travail (fixe, en contrat à durée indéterminé...) concourt à une certaine forme de « bien être » ? Et celui-ci peut-il expliquer l’absence de passion sportive ? Rien n’est moins sûr en vérité, de sorte qu’il est bien délicat de rapprocher si rapidement la précarité professionnelle du supporterisme, qu’il soit festif et/ou belliqueux. Je ne m’y essaie même pas, l’intérêt est ailleurs. Quoi qu’il en soit selon Norbert Elias, le travail appartient à la sphère routinière de la vie quotidienne. Il représente donc une activité « bien régulée de la vie où la fonction pour vous ou pour eux domine la fonction pour soi »84. Le monde du travail est, globalement, un espace d’obligations dans lequel les satisfactions personnelles ne peuvent être prises en compte. Le temps du travail étouffe donc un certain nombre d’émotions, et produit de la contrainte justement nécessaire parce qu’elle donne du sens aux satisfactions que nous trouvons en dehors du monde professionnel. Comme le remarque l’auteur, la famille apporte justement aux uns et aux autres des compensations face à la « retenue relative des émotions requises dans la vie professionnelle85. En fait, la famille fonctionne ainsi à condition qu’elle soit structurée à partir d’un équilibre émotionnel. Or les quelques indices précisés lors du premier paragraphe de cette section prouvent que ce n’est pas le cas pour l’ensemble de la population. Aussi, dire que l’instabilité familiale participe à l’affaiblissement des constructions identitaires prend à la fois du sens pour les enfants et les parents. Les premiers n’y trouvent plus forcément de quoi répondre à leur besoin d’équilibre émotionnel et l’école par définition aura plus de difficultés à s’y substituer, et les seconds constatent que ce qu’ils vivent en famille ne suffit plus pour corriger les effets des relations impersonnelles propres au monde du travail. Si certaines caractéristiques du monde professionnel empêchent la réalisation de soi, que dire d’une vie hors travail ? L’absence d’activité professionnelle ne signifie pas absence de quotidienneté, c’est-à-dire qu’une existence sans repère professionnel est bien réelle. Car le loisir fonctionne aussi comme un facteur de déroutinisation pour ceux qui ne vivent pas le travail. Si l’on se réfère à un préjugé tenace, cette manière de considérer le point de vue de Norbert Elias à propos de la consommation du spectacle footballistique paraît même s’imposer. En effet, beaucoup expliquent la popularité d’un club de football au niveau local par rapport aux taux de chômage qui affectent les populations situées aux alentours. On évoque ce qui se passe à Liverpool, à Manchester, dans le sud de l’Italie, au milieu de la Rühr dans les stades de Shalcke ou de Dortmund, à Lens aussi.
37En France et en 1993, le Nord – Pas-de-Calais représentait la deuxième région la plus touchée par le chômage avec un taux supérieur de plus de 30 % par rapport à la moyenne nationale. Bien sûr, on dispose d’explications : une faible mobilité de certains actifs, la proportion de jeunes très élevée, des difficultés de reclassement pour une population faiblement qualifiée, etc.. Toutefois, une vision plus fine du phénomène montre que l’ensemble de la région n’est pas affecté car certains espaces se classent même en dessous du taux de chômage national. Personne n’en sera étonné car les districts de l’ancien bassin minier concentrent le plus de chômeurs. La ville de Lens et les dizaines de communes qui l’environnent comptent même davantage de sans emploi que le Béthunois ou le Douaisis, alors que Lille et ses environs s’approchent progressivement du seuil national86. De fait, comme je le soulignais à partir des données relatives à la famille et à l’école, le contexte lensois semble plus « adapté » au modèle théorique proposé par cette tranche de l’étude. Il paraît en effet représenter un terrain favorable au repli sur soi d’une population d’acteurs sans doute plus importante qu’à Lille et dans ses environs. Il n’est pas question d’en tirer des conclusions immédiates, ni même d’établir des généralités. Le but est d’évoquer des tendances globales et, autant que faire ce peu, parfois locales afin de voir en quoi les mobilisations des supporters se présentent comme une réponse à certaines contraintes. Une partie des caractéristiques retenues ici ne facilitent-elles pas l’exercice des promoteurs du spectacles footballistique lensois ? Ceci aura-t-il une quelconque conséquence sur leurs manières de gérer le public du stade Bollaert situé au cœur de l’ancienne cité minière ?
B – Les sports comme composants de la sociabilité
38Bien que formant un système, les différents relais explicatifs n’apportent pas d’explication solide en l’état. La raison est double. Tout d’abord il faudrait pouvoir les éprouver au contact des significations du supporterisme, toujours rappeler qu’ils décrivent une tendance pour une part non évaluée du corps social : c’est bien peu. D’une certaine manière, ceci rejoint le propos de Raymond Boudon lorsqu’il traite des corollaires avancés pour expliquer la perte d’individualité dans la société. N’a-t-il pas évoqué l’idée même d’une fragilité87 ? La section précédente voudrait simplement suggérer une tendance, un élément du décor de l’action des personnes engagées dans la passion du football : envisager d’une autre manière l’utilisation d’une interprétation macrosociologique de type fonctionnaliste n’aurait pas de sens. Comment pourrait-il en être autrement sachant que tout est fondé sur un apparent recul des espaces de sociabilité et sur un imprécis dysfonctionnement des processus de création identitaire ? Toutefois, en même temps, mon interprétation repose sur une combinaison d’effets bien réels et relatifs aux structures familiales, à l’école, à la religion, au monde du travail. Tout ne m’interdit donc pas d’envisager, pour l’instant, le spectacle sportif comme animé par des personnes ajustant leur comportement en recherchant ailleurs ce qu’elles devraient trouver dans l’un ou l’autre (ou tous) de ces relais-producteurs d’identité. Et bien que ce regard soit macrosociologique, cela ne signifie pas nécessairement que l’on ne constaterait pas le phénomène à un niveau microsociologique88. La seconde raison relativisant mon interprétation de l’état des relais de socialisation concerne l’autre versant de la causalité reliant le déclin des formes traditionnelles de cohésion sociale au développement des sports, comme pratiques et comme spectacles. En quoi la pratique sportive et celle du spectacle sportif constituent-elles, a priori, un moyen de résister à un affaiblissement de la cohésion sociale ? Pourquoi ces deux dimensions joueraient un rôle d’ersatz pour des personnes insatisfaites par ce que l’existence leur réserve ? Et pourquoi voit-on aussi les sports comme un espace lénifiant ? On ne peut répondre à ces questions qu’à condition de définir la notion de sport. Or, on sait toute la polysémie à laquelle le sport renvoie89 et combien il est difficile de trancher entre le point de vue de la critique radicale et les discours apologétiques.
B1 – Du sport comme loisir
39J’ai suffisamment montré une fonction des sports se rapprochant de la théorie de Norbert Elias. Si je rejoins globalement celui qui considère le sport comme un champ de l’espace des loisirs nécessaire à la libération des affects, je tiens à ajouter ce qui me permet d’assimiler les sports à un moyen pour une catégorie de personnes de se créer une identité, de vivre de la relation sociale personnalisée, de digérer en quelque sorte les effets d’une cohésion communautaire malmenée dont elles seraient les victimes : elles peuvent d’ailleurs en avoir conscience ou pas. Quelles sont les caractéristiques des sports qui permettent d’accepter leur fonction de substitution ? Celle-ci sera-t-elle confirmée par les données provenant de l’observation des tribunes des stades de football ? Le contenu des discours de supporters lillois et lensois confirmera-t-il cette vision positive ? Selon Norbert Elias les sports90 occupent le « spectre du temps libre »91. Quelle que soit l’action d’un acteur dans le système des sports, elle ne relèvera jamais d’une obligation. Par définition s’engager dans le sport repose sur une libre adhésion, c’est un choix personnel qui peut à tout moment être rompu. Certes, dans le cas d’une pratique sportive en club, il peut arriver que le choix d’un arrêt soit contesté par des proches du pratiquant. Les autres membres d’un club le pressent alors de poursuivre, les dirigeants en font autant, peut-être même des proches. Pour autant, en dehors de l’influence sociale, rien n’empêche un pratiquant d’abandonner sa discipline parce qu’elle reposait jusqu’alors sur une exploitation personnelle du temps libre. On peut en dire autant de l’activité du supporter. L’activité est libre, dégagée d’obligations et uniquement soumise à la volonté de l’acteur. Toutefois, ma manière positive de percevoir les dimensions du sport ne relève pas uniquement de leur inscription pure et simple dans le domaine des activités de temps libre. En effet, si l’on se réfère encore à Norbert Elias « certaines activités de temps libre ont le caractère d’un travail, bien qu’elles constituent un type de travail que l’on peut distinguer du travail professionnel »92 (ou lié à la société scolaire car la notion de temps libre concerne tout autant ceux qui travaillent que ceux qui ne sont pas encore en âge d’exercer une activité professionnelle. Pour ceux-là le temps moyen des contraintes provient de la société scolaire à laquelle ils appartiennent en moyenne). C’est le cas par exemple des « actions routinières du temps libre » (boire, manger, se laver, faire le ménage...) et des « activités de temps libre intermédiaire » (travail bénévole, hobbies, activités religieuses...). Mais puisque les activités liées aux sports permettent aux acteurs de casser les effets d’un ordinaire de la vie fondée sur une faible cohésion sociale, elles ne peuvent être rangées dans la catégorie des actions de temps libre mais plutôt dans celle des loisirs. Elles sont en effet peu sensibles au phénomène de la « routinisation » et dépendent uniquement de la volonté individuelle, c’est-à-dire qu’aucune forme coercitive n’intervient dans le mécanisme de l’engagement ou du désengagement.
40Faire du sport ou être supporter sont donc des actions de loisirs. Elles sont mimétiques et ludiques et procurent ainsi aux acteurs la possibilité de casser momentanément leur quotidienneté, de s’échapper d’une solitude vécue, de rencontrer des personnes avec lesquelles ils sont en accord, de faire et de ressentir ce que le reste de leur existence ne propose plus, pas ou insuffisamment. Par conséquent, si la motivation (consciente ou inconsciente) des acteurs dépend d’une réalité sociale basée sur l’absence relative de moyens de s’attacher socialement, alors s’engager dans la pratique sportive ou le supporterisme représente un terrain privilégié de satisfactions. Et le fait que cet ensemble regroupe des millions de personnes peut donc tout autant être interprété comme une réaction collective, ou comme une ressource visant à l’équilibre d’un ensemble d’individus car tous les acteurs sociaux ne sont pas concernés. Mais la fonction « d’ajustement émotionnel » fait-elle du sport un dieu ? Si je considère ici que le phénomène du supporterisme représente une réaction, on doit alors reconnaître la responsabilité des consciences des supporters quant à l’état de popularité d’un phénomène dont ils sont les acteurs à part entière. En revanche, si l’on admet que le supporterisme constitue une ressource collective pour le mieux être d’un collectif face au recul des formes de sociabilité, à l’incapacité des relais à contrôler les affects des acteurs, on peut ainsi supposer une certaine forme d’aliénation. La question de la justesse de l’une ou l’autre notion est fondamentale. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas la signification du supporterisme se rapprocherait d’un « ajustement émotionnel » que commandent l’affaiblissement des liens sociaux, le déficit identitaire, la dévalorisation d’individus occasionnés conjointement par des transformations culturelles et la puissance du libéralisme économique93.
41Toutes les formes de loisirs ne renvoient toutefois pas à l’idée d’ajustement émotionnel. Pourquoi la pratique sportive ou celle du supporterisme pourraient être interprétées de la sorte ? Sans doute suis-je influencé par les niveaux de mobilisation dans les stades de football qui rappellent les rituels religieux gigantesques, et peut-être voudrais-je rapprocher le match de football de la cérémonie religieuse. Sans doute suis-je tout autant influencé par la laïcisation de la société, mais j’ai pu montrer que celle-ci s’est également accompagnée d’un développement de nouvelles religions. N’ai-je pas montré que la religiosité, comme le destin familial, se structure à partir du sentiment d’individualité ? Dès lors, pourquoi ne pas supposer que le supporterisme illustre une prise en main par l’individu lui-même, de son temps libre ? La vérité c’est qu’il est délicat d’avancer l’idée d’une individualité comme moteur des partisaneries dans le football. Les supporters sont trop nombreux et j’en suis toujours au point de voir leur conscience se noyer dans la foule. Aussi, je ne dois pas encore croire aveuglément que le supporterisme puisse être la manifestation de la réalisation d’un désir individuel et réfléchi. Au moins faut-il donc soutenir la possibilité de trouver de façon empirique l’une ou l’autre signification du supporterisme. Poser qu’il ne s’agit que d’une fonction biaiserait considérablement le reste de l’étude. Je tomberais alors dans les travers des visions brohmistes du sport ; cette recherche perdrait de son intérêt puisqu’il s’agirait simplement d’illustrer l’hypothèse d’une manipulation considérée comme vraie quoi qu’il advienne. Au pire, je laisserais de côté le travail de terrain puisque le discours des acteurs ne m’apprendrait rien que je ne connaisse déjà94. Voilà pourquoi je suppose que la signification du supporterisme peut tout autant relever d’une réaction que d’une ressource. Et le fait que je ne dispose pas d’une idée arrêtée légitime parfaitement l’utilisation de la méthode des entretiens, on verra alors si le supporterisme ressemble à « un Dieu triomphant de la mort »95 ou s’il est une illustration d’un processus d’individualisation.
B2 – Les sports comme relais du processus de socialisation
42Dire que les sports permettent un ajustement émotionnel revient donc à supposer qu’ils constituent un authentique support individuel à plusieurs niveaux : pratique sportive, pratique du spectacle sportif et pratique de l’encadrement du sport. S’agissant de la pratique du spectacle sportif et précisément du supporterisme, cette étude révélera la portée de l’hypothèse d’un système des sports comme espace de construction et de réalisation individuelle. Mais s’il me semble opportun d’énoncer une telle hypothèse, c’est parce que l’engagement partisan dans les tribunes des stades de football s’opère, la plupart du temps, de manière collective. Puisque la socialisation relève d’une « construction d’un soi dans la relation à autrui » et que le supporterisme rejette les solitaires, supposer que la partisanerie sportive contribue à la socialisation n’est pas illégitime. Bien que la pratique sportive ait d’abord été réservée à l’aristocratie96, l’histoire du football en particulier montre qu’elle a ensuite longtemps été associée à un moyen de construire les individus : soit dans l’optique d’une insertion dans le monde de l’économie libérale et ceci jusque dans les années 1920, (développement de l’esprit d’initiative, goût de l’effort individuel, développement des facultés de jugement et rapidité de l’acte), soit à des fins militaires jusqu’au milieu des années 1930 (ne rien laisser au hasard, se soumettre à une discipline, se dépasser et être rentable), soit pour moraliser les pratiquants des milieux populaires (une équipe de football équivaut à une « ligue antialcoolique », rendre les masses meilleures, contrôler les masses et les discipliner, développer le potentiel des pratiquants qui sont aussi des travailleurs)97, etc.. On pourrait aisément à la fois compléter l’inventaire des fonctions « constructrices » de la pratique du football et l’élargir en prenant appui sur d’autres disciplines comme la gymnastique par exemple, mais j’en resterai là pour valider le rôle de la pratique sportive en général dans le processus de socialisation tout en me gardant bien d’y voir un phénomène mécanique.
43Si on souligne aujourd’hui cette fonction notamment dans des clubs sportifs situés dans les banlieues des grandes agglomérations françaises, on mentionne du même coup l’importance des encadrants. Par leur présence, l’investissement humain qu’ils représentent, les dirigeants des clubs sportifs participent de manière considérable au processus de socialisation des pratiquants. Le plus souvent motivés par autre chose que l’appât du gain, une grande majorité des dirigeants s’activent de la sorte en raison du capital symbolique qu’ils obtiennent en retour. Ils composent la catégorie des bénévoles à propos de laquelle Gildas Loirand a montré « l’absence de mise en équivalence de ce qui est donné »98. La motivation des bénévoles ne s’accorderait en fait même pas avec une attente de retour ou de contre-don. L’important se situe ailleurs, dans l’attitude bénévole, dans l’intentionnalité du geste seul qui procure au bénévole une satisfaction produisant de l’estime de soi. Et si l’on se réfère aux propos de Claude Dubar lorsqu’il rapporte le point de vue de George Herbert Mead au sujet de la dernière étape de la socialisation99, il ne fait aucun doute que l’activité bénévole en milieu sportif et même la pratique sportive contribuent amplement à la construction et à l’intégration d’un individu : je veux dire à son intégration dans le milieu sportif. Mais puisque y être intégré aide pour partie à l’intégration sociale de ceux qui y jouent un rôle, les sports peuvent être considérés comme les composantes d’un relais dans le processus de socialisation. Faut-il conclure que l’engagement dans la pratique sportive et le bénévolat en milieu sportif contribuent invariablement au processus de socialisation ? La réponse est non. D’une part parce qu’un pratiquant peut très bien ne pas savoir/pouvoir s’adapter au milieu sportif à cause d’une attitude individualiste dans un sport collectif ou d’un comportement violent motivant son exclusion..., d’autre part parce que les structures de la compétition sportive modifient les comportements individuels à l’égard des bénévoles. C’est la crise du bénévolat dont parle Gildas Loirand, entre autres. Autrement dit. je n’affirme pas que le sport sous toutes ses dimensions joue nécessairement un rôle dans la lutte contre la désagrégation sociale. il s’agissait de décrire une tendance utile pour caractériser le contexte de l’action des supporters, qu’ils soient agressifs ou pas. Encore une fois. Néanmoins, compte tenu du caractère globalisant de ce type de modèle explicatif, il semble opportun d’en relativiser les conclusions. Comme Jacques Defrance a fort justement synthétisé les controverses sur les origines des sports modernes, comme il a précisément écrit qu’il serait « plus convaincant de poser qu’une constellation de développements » contribueraient « à l’émergence des sports modernes »100, les enseignements liés à mon explication globalisante de la popularité des sports doivent être compris avec la plus grande précaution. Ceci est d’autant plus juste que cette analyse, « classique », s’exprime en termes de crise sociale. Peut-on raisonnablement croire que l’engagement individuel dans le sport procède d’un défaut de la socialisation ? Le supporterisme peut-il se manifester sous le mode de la nostalgie d’une adhésion perdue avec la communauté ? L’hétérogénéité des générations de supporters et des styles de partisanerie ne conduit-il pas plutôt à montrer que l’action n’a plus de centre qui s’impose ? La popularité du sport, ses « problèmes » et son émergence (pratique et spectacle) sont trop larges pour prétendre pouvoir les résoudre à partir d’un développement unique, macrosociologique et conceptuel. Si ce style de démonstration livre quelques indications relatives au contexte et s’il apporte une compréhension distanciée, il conduit surtout le chercheur vers de nouvelles pistes explicatives.
Section 2 : Le supporterisme comme illustration d’un développement généralisé des systèmes des sports ?
44La société serait-elle entrée dans un « âge du sport » ? Cela expliquerait-il le développement des pratiques du spectacle footballistique, leur audience, leur violence ? Afin de discuter cette hypothèse de façon rigoureuse, il faut considérer le sport sous ses deux dimensions : pratique et spectacle. Aussi, cette section débutera par un aperçu des pratiques sportives en France puis par une vue d’ensemble du spectacle sportif. Je terminerai par une réflexion sur l’influence qu’exercent les niveaux de pratique sur la réussite des spectacles sportifs : peut-on parler d’une dépendance entre les deux dimensions ? Une discipline sportive hautement démocratisée assure-t-elle la popularité de sa mise en spectacle ? On pourra bien sûr reprocher le choix de limiter le raisonnement explicatif aux seules variables dépendantes des systèmes des sports. Toutefois, il ne s’agit là que d’une deuxième piste de travail. L’objectif de la section est triple : montrer combien les sports comme pratique et comme spectacle figurent parmi les activités sociales les plus mobilisatrices, discuter la relation qui existe entre pratique et spectacle, démontrer les limites des raisonnements macrosociologiques visant à expliquer la popularité des sports et son corollaire (les débordements de spectateurs). Tandis que la premier temps de l’analyse confirmera leur essor, la seconde s’attachera à relativiser la notion d’âge du sport en mettant en évidence l’existence de pratiques et de spectacles étouffés ou confidentiels. Enfin, le questionnement à propos des systèmes des sports s’achèvera par la discussion de la thèse du sport comme alternative fonctionnelle ; une activité au service de la société comme l’était la pratique religieuse101. Mais j’entends le lecteur se demandant – encore –, pourquoi choisir de ne pas entrer directement dans le monde du football. La prise en compte du football en fin de section n’est nullement due au hasard. Il est, entre toutes les disciplines sportives et les spectacles qu’elles suscitent, l’espace dans lequel la pratique et le spectacle s’accordent le mieux. En effet, si rien n’est plus mobilisateur que le football comme l’affirmait Alain Ehrenberg102, aucun sport n’est plus pratiqué que le football. Cela suffit-il pour caractériser notre époque d’âge du sport ? Sans doute pas. Et même si l’analyse fait apparaître le système des pratiques et des spectacles sportifs comme un monde toujours plus apprécié ou comme un ensemble d’activités sur lequel l’âge des pratiquants n’a guère d’influence, elle ne suffit pas à expliquer les mobilisations dans les stades de football. Au mieux, et c’est là la finalité que je souhaite atteindre, l’analyse montrera à la fois à quel point les sports représentent un fait social important, et combien la compréhension du football mérite une réflexion plus approfondie.
A – Le développement des systèmes des sports
A1 – La dimension de la pratique
45A quoi ressemble le monde des pratiquants ? Tenter d’estimer avec précision la population des pratiquants sportifs en France est un exercice délicat. Il faut compter avec des chiffres officiels plutôt rares et discutables parce que certaines fédérations trouvent leur intérêt à détourner les chiffres. Il faut tenir compte du fait qu’une même personne peut posséder plusieurs licences et mesurer l’importance des pratiques non institutionnelles. Pourquoi l’opération de « comptage » est-elle si difficile à mettre en œuvre ? Pour la plupart des disciplines sportives103, il ne peut être question d’attribuer la pénurie de données chiffrées à une récente implantation du sport dans la société française. En effet, les travaux d’histoire du sport montrent que l’arrivée du sport en France remonte à la seconde moitié du XIXème siècle dans les sphères aristocratiques plus ou moins influencées par le modèle anglais. Et s’il faut reconnaître la lenteur de l’institutionnalisation des disciplines, les datations précises légitiment la recherche de nouvelles interprétations au sujet d’un univers des sports plutôt rétif à la transparence104. La raison essentielle des multiples dissimulations et autres informations parcellaires fournies par l’institution sportive relève avant tout de sa volonté d’autonomie à l’égard de la sociologie, de son interrogation quant à l’utilité d’une sociologie du sport en France105. En fait, les premières relations entre les deux parties se basaient à la fois sur l’ignorance et l’incompréhension. Désireux de posséder le monopole scientifique du territoire des sports, les responsables de l’administration publique du sport ont produit une situation de recherche qui handicapait fortement les premières recherches en sociologie du sport aux alentours des années 1950. Les premiers chercheurs se sont ainsi heurtés à l’autoritarisme de quelques dirigeants, tandis que les discours apologétiques à l’égard des sports constituaient la seule version admise par ces mêmes dirigeants. La nature des relations entre la sociologie et le sport n’évoluera plus jusqu’à la moitié des années 1960, le discours sur les sports se réduisant aux caractéristiques positives106. Le contexte social des années 1960 viendra bouleverser l’image des sports dans la conscience collective. La représentation des sports comme facteurs d’épanouissement individuel ou encore comme activités authentiques ne résistera pas à la montée en puissance de la critique radicale du sport. Cependant, à trop vouloir démystifier les activités sportives et leurs institutions, les productions d’après 1968 ont participé à l’asphyxie de la recherche sur les sports. C’est la raison pour laquelle jusqu’à la moitié des années 1980, les productions scientifiques n’ont pas ou peu contribué à l’amélioration de l’information concernant les niveaux de pratique par exemple.
46D’un point de vue institutionnel, il faut distinguer plusieurs catégories de pratiques sportives selon les différentes fédérations. Les fédérations olympiques sont celles qui regroupent le plus grand nombre de licenciés. Elles sont suivies par ordre décroissant des groupements scolaires et universitaires (FNSU, UGSEL, UNSS et USEP), des fédérations para-sportives et loisirs, des fédérations multisports puis non olympiques et enfin par la catégorie des licenciés classés handicapés. Pour l’ensemble, on comptabilisait en 1990 un peu moins de 13 millions de licenciés (12 837 140 exactement) contre un total de 9 millions et demi dix ans plus tôt. Bien que la source de ce comptage soit relativement fiable (les journalistes de L’Equipe après consultations auprès des responsables des fédérations), on doit se souvenir des éléments présentés plus haut. En effet, les autorités de certaines pratiques ont tout intérêt à exagérer l’effectif des pratiquants pour accroître leur financement ou le développement des aires de pratique sur le territoire national. Compte tenu de la difficulté que rencontrent les fédérations pour tenir à jour le comptage de leurs licenciés, on comprend mieux qu’un bilan des pratiquants sportifs puisse être trompeur. Pourtant, puisqu’il est dans mon intention d’opérer une corrélation entre les niveaux de pratique et l’état de la popularité des spectacles sportifs pour valider l’hypothèse de l’âge du sport, il faut bien proposer quelques repères statistiques. Afin d’approfondir la notion de développement des pratiques sportives, je propose d’en observer l’évolution depuis la fin des années 1940 jusqu’au début des années 1990. La comparaison s’établit à partir des disciplines olympiques et non olympiques107 pour les années suivantes : 1949 (sl), 1963 (s2), 1978 (s3), 1980 (s4) et 1990 (s5). Au total, entre 1949 et 1990, le développement de la pratique sportive est manifeste ; situation que confirme – tout en relativisant – une pondération à partir de l’évolution de la population française entre 1950 et 1990108.
47Si le graphique montre clairement la progression du nombre des pratiquants, il faut ajouter quelques précisions. On pourrait par exemple s’étonner de l’évolution du contingent des licenciés des fédérations non olympiques entre 1978 et 1980. Or, il faut rappeler que certaines disciplines disparaissent de la catégorie appelée « fédérations non olympiques ». C’est le cas par exemple de la pétanque et des jeux de boules qui deviennent « para-sportifs », ou du tennis de table et du tennis qui sont aujourd’hui des disciplines olympiques109. Par ailleurs, il convient de souligner une nouvelle fois qu’une même personne peut détenir plus d’une licence sportive soit parce qu’elle pratique plusieurs disciplines, soit que ses préférences évoluent en cours d’année110. Quoi qu’il en soit, la population des pratiquants sportifs s’étoffe depuis une quarantaine d’années. Entre 1950 et 1990, on peut estimer que les effectifs de licenciés (fédérations olympiques et non olympiques cumulées) ont été multipliés par 5,8. Si on ajoute les 160000 associations sportives en France au début des années 1990, on ne peut que reconnaître l’importance du nombre des pratiquants sportifs aujourd’hui. En outre, il faut tenir compte des autres catégories de licenciés (fédérations para-sportives et loisirs, fédérations multisports, les handicapés, les scolaires, les universitaires) qui comptent à ce jour plus de six millions et demi de membres. On ne peut caractériser le monde de la pratique sans considérer les pratiquants non licenciés. Pour rigoureuses qu’elles soient, les références utilisées ici n’abordent pas entièrement la dimension de la pratique sportive. Il n’est jamais en effet question des activités sportives non institutionnelles parce que les sources des auteurs cités sont justement institutionnelles. Aussi toutes les personnes engagées dans la sphère du spontané, de l’auto-organisé ou du « sauvage » pour reprendre le vocable institutionnel, ne figurent pas dans les comptages précédemment employés. Si il est vrai que les activités sportives de « pieds d’immeuble » ne constituaient pas une réalité notablement inscrite dans la société de la moitié du siècle dernier, en revanche elles sont aujourd’hui suffisamment diffusées pour que l’on s’y intéresse. On se résoudrait aisément à occulter le monde de la pratique sportive sauvage parce qu’il est impossible d’estimer le nombre de personnes concernées. Une telle excuse n’est pourtant pas recevable, il suffit simplement de mentionner que ce mode de pratique se développe en même temps que les cadres institutionnels des activités sportives deviennent plus contraignants. En effet, l’accès à la compétition ou encore à la pratique « dirigée » nécessite de la part de ceux qui s’y engagent de multiples efforts. Comme l’aspect financier : droits d’inscription, achat des biens liés à la pratique (vêtements, chaussures, équipements plus ou moins spécifiques qui produiraient une sélection à l’entrée). Il faut compter aussi sur le partage, par tous les pratiquants, d’un code ludomoteur plus ou moins formel selon les disciplines. Pour ces raisons et bien d’autres qui appellent à davantage d’analyse111, les pratiques sportives dites « spontanées » se développent surtout à la périphérie des grandes villes. Et si les sources officielles concernant la population des pratiquants sportifs n’en font pas l’écho, c’est moins en raison d’un dénombrement impossible que parce que la montée des refus des pratiques organisées est perçue comme un élément concurrençant les institutions sportives elles-mêmes.
48En définitive et comme cela a été annoncé en début de paragraphe, il apparaît difficile d’établir précisément le nombre de pratiquants sportifs. Selon que l’on s’inspire des données officielles produites par l’administration sportive, on arrive au chiffre exagéré de 12,5 millions de licences. Et si les contributions du laboratoire de sociologie du sport de l’INSEP permettent de mesurer un tel résultat en fonction de licences sportives cumulées par une même personne, une « chronologie » des effectifs de pratiquants officiels sur les quarante dernières années confirme tout de même la popularité grandissante des sports en tant que pratique « officielle », malgré la croissance des activités « sauvages ». Cela étant, la supposée réussite de la pratique sportive ne saurait être confirmée par ces seules données quantitatives. Aussi, je propose à présent d’examiner différemment la diffusion des pratiques. Dire qu’un français sur deux pratique ou a pratiqué un sport et affirmer qu’un individu sur cinq est licencié ne suffit pas pour asseoir l’idée de l’âge du sport : il est essentiel d’aborder la question de la diffusion sociale et géographique des pratiques sportives. Si je mets côte à côte les différentes présences régionales des sports, il apparaît clairement une régionalisation des pratiques sportives112 qu’il convient toutefois de préciser. D’une manière générale, le nombre des licenciés dans une région est corrélé au nombre de résidents ainsi qu’à l’urbanisation. Aussi, les zones géographiques comptant le plus de sportifs « déclarés » se situent dans la France du Nord-Ouest et du Centre-Est ainsi que dans le bassin parisien et le Nord113. A l’exception du football dont la diffusion couvre la plupart des départements à un niveau supérieur à 26 licenciés pour mille habitants114 (17 départements métropolitains se situent sous ce seuil), aucune discipline sportive ne connaît de popularité nationale. Si j’observe la répartition géographique des licenciés de rugby et de Jeu à XIII par exemple, 22 départements se signalent par des proportions de licenciés supérieures ou égales à 29 pour mille.
49Globalement, rares sont les sports dont la diffusion maximale dans un département excède les 30 licenciés pour mille habitants. Qu’il s’agisse du basket-ball (maximum à 30 pour mille), du tennis (40 pour mille) ou des sports de boules (40 pour mille), les seules disciplines capables de concurrencer le football souffrent malgré tout d’une inégale répartition géographique. Ainsi le basket-ball est surtout populaire dans une vingtaine de départements, les effectifs des clubs de tennis stagnent tandis que le caractère populaire des jeux de boules vaut principalement pour les régions du Sud. Selon l’Annuaire statistique du Ministère de la jeunesse et des Sports (1992), 23 disciplines sont classées parmi les « sports de large diffusion » : le football, le rugby et le jeu à 13, le handball, le volley-ball, le basket-ball, la gymnastique, la natation, l’athlétisme, les sports de combat, l’escrime, le tennis de table, le tennis, le golf, les sports équestres, l’aéronautisme, le cyclisme, le vol libre, les sports d’eau (canoë-kayak, voile...), l’escalade et la randonnée, le tir, le tir à l’arc, le billard et les sports de boules.
50Alors qu’il existe suffisamment de disparités entre ces pratiques pour remettre en cause la notion d’âge du sport, il faut reconnaître que le système des sports (populaires) français ne se limite pas à quelques disciplines. L’existence de nombreux sports régionaux confirme encore l’imposante présence d’un univers sur lequel la pratique du football règne depuis longtemps déjà115. Lorsque l’on porte un regard distancié sur les sports, tout se passe comme si une démocratisation des pratiques interdisait de les ranger dans le domaine culturel. En revanche, dès qu’il s’agit de sports dont la diffusion est plus confidentielle, c’est un nouveau répertoire de vocabulaire qui est mobilisé pour les caractériser. On parle de rituels, de survivances culturelles, d’identités culturelles maintenues par des sports considérés comme traditionnels, etc. En réalité, on appelle sport régional une discipline étroitement inscrite dans l’espace géographique. Le hockey sur gazon est sans conteste le sport régional le plus populaire et l’on se demande même pour quelles raisons il fait partie de la catégorie. Malgré un nombre restreint de licenciés, il est présent dans une bonne vingtaine de départements essentiellement au nord de la Loire. On retrouve la plupart des clubs aux alentours des grands espaces urbains dont l’histoire économique et sociale dérive, pour une part, d’anciennes inspirations anglaises. En dehors des courses camarguaises et de la pelote basque (et dans une moindre mesure les joutes), le Nord – Pas-de-Calais constitue un véritable vivier des sports régionaux116. Qu’il s’agisse du char à voile, du hockey sur gazon, du jeu de paume ou du tambourin, il n’y a pas de département qui concentre davantage de licenciés que le Nord – Pas-de-Calais. L’autre particularité de cette carte de France du sport régional se rapporte aux zones du Centre et de l’Est de la France. Pour ces cas, tout porte à croire que les communautés locales se passent de traditions « sportives » pour asseoir ou raviver des identités culturelles locales. Quoi qu’il en soit, c’est moins l’idée d’un développement des sports que la notion d’une réelle présence qui est avancée. Certes, il faudra revenir sur la territorialisation des disciplines ou encore sur la domination du football mais rien ici n’invalide ce que les niveaux de pratiques signalent : une inscription des pratiques sportives à travers tout le pays. Un examen de la diffusion des sports dans le corps social fait-il aboutir le raisonnement au même résultat ?
51Alors qu’il m’était difficile de fournir des éléments concernant l’évolution dans le temps de la répartition géographique des sports, la question du recrutement social ne pouvait être posée sans un découpage chronologique. Autant les données de la diffusion spatiale accompagnent les taux de pratique, autant il n’était pas gênant de ne disposer que de l’évolution dans le temps de ces derniers. A l’arrivée en effet, on dispose d’une grille de lecture tout à fait satisfaisante pour mesurer le poids des sports aujourd’hui. En revanche, on ne conçoit pas le détail de la pratique sportive par catégories socioprofessionnelles sans faire appel aux réalités passées. Que retirerais-je d’un discours montrant à la fois l’augmentation globale de la pratique sportive et les progressions pour chaque CSP ? Il n’y aurait rien de significatif. L’intérêt n’est pas ici d’en passer par une observation détaillée de la structure de la population de telle ou telle discipline sportive. Je le répète, l’objet de cette partie n’est nullement d’interroger la population des sportifs mais plutôt de la caractériser globalement. Je souhaite construire quelques indicateurs à propos des systèmes des sports, montrer qu’ils forment un espace social incontournable et en dégager des particularités qui méritent d’être interrogées. De fait, je n’expliquerai pas les raisons historiques qui font qu’un ensemble de disciplines est mieux structuré et donc plus populaire.
52Si j’observe l’évolution de la pratique sportive par CSP entre 1967 et 1988117, la progression est générale. Pour l’ensemble des actifs, l’augmentation de la pratique est de l’ordre de 23 % (un sur deux en 1988 contre un peu moins de 40 % vingt ans plus tôt). Relativement aux catégories retenues par Jacques Defrance, les taux de pratique par ordre croissant s’établissaient de la manière suivante en 1967 : exploitants agricoles, ouvriers, employés, artisans-commerçants-patrons, professions intermédiaires, cadres et professions libérales. Vingt ans plus tard (puisque l’auteur se base sur l’enquête INSEE « Loisirs des Français de 1967 à 1988 »), la distribution n’a pas changé bien que l’on note un resserrement entre la troisième et la quatrième catégorie. Les changements qui ont affecté les systèmes des sports au cours de ces vingt années n’ont eu aucune espèce d’influence sur le recrutement social des disciplines sportives. Il semblerait que l’augmentation des taux de pratique n’ait profité à aucune CSP en particulier (sinon celle des employés puisque les données qui les concernent les rapprochent des artisans, commerçants et patrons). On peut certes faire le constat d’une démocratisation puisqu’en dehors de la catégorie des exploitants agricoles pour lesquels les pourcentages de répondants déclarant au moins une pratique sportive atteignent les 30 %, tous les chiffres de 1988 sont supérieurs ou égaux à 50 %. Les catégories les plus représentées en 1967 le demeurent en 1988 (cadres et professions libérales, 81 % de répondants déclarent au moins une pratique) tandis que stagne l’écart entre elles et les exploitants agricoles (on passe d’une différence de 52 points en 1967 à 50 points en 1988). Si de telles données légitiment un raisonnement à partir d’un développement des système des sports, elles dissimulent en même temps des réalités déterminantes qui le concernent tout autant. Première constatation, les informations reprises par Jacques Defrance n’intègrent pas, semble-t-il, l’évolution des groupes socioprofessionnels de 1967 à 1988. Aussi, que signifie la progression des taux de pratique des exploitants agricoles si l’on ne mesure pas leur part relative dans le paysage des CSP au niveau national ? Ce que l’on veut dire est simple : la comparaison entre 1967 et 1988 telle qu’elle est présentée par l’auteur n’a pas de sens puisque l’on ne sait rien de l’évolution (au cours de la même période) des effectifs des CSP retenues. A partir de données concernant les transformations de la structure sociale118, je propose une nouvelle lecture de l’évolution des taux de pratique pour chacune des CSP mentionnées plus haut. Afin d’être le plus clair possible, je ne prendrai que les deux extrêmes de la nomenclature exposée par Jacques Defrance. J’en rappelle ici le détail. Entre 1967 et 1988, le taux de pratique sportive chez les exploitants agricoles est passé de 19 % à 31 % et de 71 % à 81 % pour les cadres et professions libérales. Selon une première lecture directement inspirée de ces informations, on conclut d’une part que l’écart stagne entre ces deux catégories, d’autre part qu’il existe effectivement des conséquences de la démocratisation du sport. De telles interprétations s’entendent à partir des pourcentages c’est-à-dire à partir de proportions. Le problème est qu’il n’est jamais question de volume réel. En effet, on sait que la population des exploitants agricoles est passée de 3066240 en 1962 à 801760 en 1995. Donc dire qu’il y a davantage d’exploitants qui pratiquent un sport aujourd’hui est une erreur. La réalité montre qu’ils devaient être un peu plus de 500000 en 1967 et deux fois moins en 1988119. Dans le même temps, nous sommes passés d’un peu plus de 640000 cadres et professions libérales déclarant une pratique sportive au moins à quatre fois plus vingt ans plus tard. Les informations reprises dans l’ouvrage de référence en sociologie du sport ne sont pas recevables. Elles n’intègrent ni la disparition progressive et relative des exploitants agricoles et des ouvriers entre 1967 et 1988, ni la progression en proportion des autres CSP retenues pour la même période. Du moins puis-je le croire puisque l’on ne sait pas comment s’est effectué le calcul. Par conséquent, que peut-on dire à propos du développement des pratiques sportives au cours des trente dernières années- ? Premièrement, il faut noter que les taux de pratique les plus élevés en 1967 concernaient des CSP qui ont vu leurs effectifs progresser entre 1962 et 1995. Hormis la catégorie « artisans, commerçants et patrons » dont la part dans la population active est passée de 11 % à 7 %, les CSP les plus pratiquantes en 1967 le sont encore plus aujourd’hui parce que leur nombre dans la population active n’a cessé d’augmenter depuis trente ans120 .
53Enfin, le survol de l’origine sociale des sportifs ne saurait être acceptable sans le rappel d’une tendance lourde qui le touche depuis de nombreuses années. Il s’agit de signaler l’augmentation de la pratique sportive féminine. Par exemple, Lucien Herr remarquait pour les fédérations olympiques une progression des licenciées de l’ordre de 214 % entre 1963 et 1977121. Plus proches de nous, des chiffres de 1988 font état des situations suivantes (toujours à partir d’un raisonnement du type « pratique sportive par CSP ») : quatre femmes sur dix pratiquent un sport, une sur dix pratique le ski de piste, le tennis ou encore le cyclisme, enfin trois femmes sur mille font du football122. Pour autant, la féminisation des pratiques sportives ne permet pas d’attribuer aux systèmes des sports une quelconque qualité qui les distinguerait d’autres espaces sociaux. Je veux dire par là qu’il ne faut pas en déduire que nous sommes dans un « âge du sport » parce que les femmes y trouvent leur place. Cet état de fait me paraît tout à fait logique, il est une conséquence directe de transformations sociales qui ne concernent nullement les sports. Comment pourrais-je faire du sport un vecteur d’affirmation du statut des femmes dans notre société ! Le sport, et ce qui s’y passe précisément dans le cadre de la pratique, ne représente qu’une manifestation de ce qui se joue socialement à l’échelle des structures de la société. Il est une expression de ce qui touche la société, de ce qui s’y déroule, il est une fenêtre par laquelle il peut-être plus aisé de comprendre la société. Par conséquent, on ne s’aventurera pas dans une interprétation maladroite de la féminisation des pratiques sportives simplement parce qu’elle est une conséquence de ce qui s’est joué en dehors des systèmes des sports. Plus lentement sans doute, de façon plus spectaculaire assurément.
54Pour en finir avec les indicateurs se rapportant au développement des pratiques sportives, j’ai choisi d’orienter le raisonnement vers une déclinaison du sport. En effet, jusqu’à présent l’essentiel des données concernait l’aspect purement formel de l’engagement dans une discipline sportive. Or, et je l’ai à peine évoqué en rappelant l’essor des pratiques de « pieds d’immeuble », l’activité sportive n’appartient pas aux fédérations aussi diverses soient-elles. Le sport comme loisir, son état et sa diffusion dans la société française ainsi que dans la quotidienneté des personnes signalent d’une autre manière une certaine force de pénétration. Qu’est-ce que le « sport-loisir » ? Cette question peut surprendre. Ce que je voudrais signaler c’est que, jusqu’alors, le sport-loisir a été peu traité. L’engagement individuel dans une pratique sportive plus ou moins codifiée n’appartiendrait pas au domaine des loisirs, le fait de posséder une licence ferait basculer le sens de la pratique dans le domaine de la compétition que l’on opposerait par conséquent à la sphère des loisirs. Au premier sens, le loisir est un « état dans lequel il est permis à quelqu’un de faire ou de ne pas faire quelque chose »123. Or, ce qui distingue le loisir de la pratique sportive codifiée relève justement de la notion de liberté. Lorsqu’une personne décide de pratiquer une discipline sportive dans un cadre institutionnel, elle s’inscrit dans la ligne des conduites demandées par les règlements des fédérations. Elle doit se plier à un certain code ludomoteur et aux normes de comportements dictées par les textes. Que le licencié sportif se donne le droit de ne pas suivre à la lettre les règlements ne doit pas nous faire croire que le sport c’est la liberté. Lorsque nous pratiquons le sport en compétition, tout se passe comme si nous nous trouvions en liberté surveillée. Premièrement, si nous décidons de ne pas répondre aux exigences institutionnelles, l’institution se donne le droit d’exclure ceux qui n’acceptent pas les normes imposées. Avec les arbitres par exemple, ou encore des commissions de discipline, l’institution sportive possède tout un arsenal qui lui permet de faire respecter sa manière de voir. Bien que celle-ci n’ait pas à être contestée, puisqu’elle est acceptée par le pratiquant dès l’instant où il se procure sa licence, elle n’en reste pas moins une structure rigide qui ne tolère pas les écarts. La seule liberté dont dispose le licencié d’une fédération est d’interrompre ou de poursuivre sa pratique à n’importe quel moment. Mais une fois encore, ceci ne permet pas de dire que la pratique sportive institutionnelle fait totalement partie du domaine des loisirs. Si on s’engage dans un club de sport collectif, le fait de quitter momentanément la pratique pour des raisons extra sportives ne garantira pas nécessairement la réintroduction dans le groupe des pratiquants auquel on appartenait. Ceci se vérifie tout autant dans le monde de l’amateurisme pur. Le responsable du groupe c’est-à-dire l’encadrant, l’entraîneur, devra faire admettre qu’un de ses pratiquant a décidé de reprendre sa pratique. Il lui faudra faire comprendre que quelqu’un d’assidu devra laisser sa place au « revenant ». Et dans le cas où un pratiquant multiplie les départs et les retours, il contribue à limiter sa liberté de pratiquer puisqu’au bout du compte on lui interdira de pratiquer – comme bon lui semble – de nouveau dans une même structure. De même, le fait que le sport en question soit individuel ne change rien. Si la logique d’exclusion ne peut être liée à une dynamique de groupe, elle relèvera de la relation qui existe entre le pratiquant et son entraîneur. Or, celui-ci n’admettra sans doute pas que l’on ne suive pas régulièrement les entraînements et c’est pourquoi il faudra sortir le pratiquant du jeu de la compétition. Je peux faire un même constat au regard de ce qui se passe dans un domaine autre que l’amateurisme pur. Compte tenu des enjeux liés à la performance, je peux même avancer que la marge de manœuvre du pratiquant sera tout à fait réduite. Comment peut-on croire par conséquent qu’une personne licenciée d’une fédération sportive exerce une activité classée parmi les formes les plus modernes du loisir ? Dans tous les cas, l’abus de liberté finira par rendre difficile l’engagement erratique dans la pratique sportive de club. Que la structure sportive fonctionne sur un degré relatif d’investissement personnel ou sur l’obtention de performances ne change rien. Au bout du compte, le pratiquant n’aura plus de liberté puisqu’on lui montrera que l’on ne veut plus de sa pratique. La sociologie du sport n’a pas permis, jusqu’à présent, de distinguer au plus juste les différentes catégories qui composent les systèmes des pratiques sportives. Bien souvent, toute analyse débute ou repose sur une tentative de définition du sport et on aboutit à un résultat maintenant très connu : on reconnaît la polysémie du sport. Soit. Le sport est effectivement signifié de mille façons depuis son statut d’ersatz devant la laïcisation de notre société jusqu’à sa dimension purement ludique124. Mais concrètement, on veut dire en dehors de tout effort d’interprétation, le sport est en même temps une pratique formalisée et un loisir.
55Depuis quelques années déjà, plusieurs auteurs remarquent un déplacement de la signification des engagements individuels dans la pratique sportive. Bien que la pratique sportive continue d’être légitimée en fonction de ses vertus hygiéniques ou de dépassement personnel, c’est bel et bien l’aspect hédoniste du sport qui semble le plus, valorisé. Comme si les systèmes des sports dans leur ensemble se rénovaient à partir d’une définition plus ancrée dans la quotidienneté des personnes, on observe que la pratique sportive signifie de plus en plus la recherche des sensations et des impressions. L’intérêt n’est plus de s’inscrire dans un espace hautement codifié où la performance s’impose mais plutôt d’évoluer avec davantage de libertés, principalement déterminées par la recherche de bienfaits liés à l’esprit125. De ce fait, il ne faut absolument pas mésestimer l’importance des loisirs sportifs. Afin de clarifier leur concept, on dira qu’ils représentent une manière sportive d’occuper le temps libre davantage vécu comme un temps à soi, mais sans s’engager formellement dans la pratique. En d’autres termes et pour reprendre le raisonnement présenté plus haut, on pratique un sport mais en dehors de l’institution sportive. Pour l’ensemble de la population concernée par les loisirs sportifs, l’administration centrale du sport n’impose pas de contrainte dans le déroulement du sport, ne légifère pas et n’a aucun droit de réclamer une quelconque rétribution en échange de l’accès à la pratique. Le loisir sportif revient à vivre une discipline librement, quand et comme bon nous semble, sans posséder de licence et sans forcément pratiquer avec autrui. Étant entendu que le loisir sportif naît d’une exploitation particulière d’un temps à soi, il faut comprendre sa popularité aujourd’hui en fonction de l’évolution des vacances : c’est-à-dire à partir de l’allongement de la durée des congés pour les individus actifs, des moyens dont ils disposent pour combler de cette manière leurs vacances et de ce que leurs lieux de vacances proposent d’activités de loisirs sportifs.
56Dans un ouvrage tout à fait fondamental pour saisir le développement des loisirs sportifs126, André Rauch situe l’origine du développement des loisirs sportifs aux alentours des années 1960 : L’auteur note les crises que traversent les mouvements de jeunes en vacances (les jeunesses catholiques et les jeunesses communistes) à la fin des années 1950 et au début des années 1960, il les interprètent comme « les signes avant-coureurs »127 des profondes mutations des sociabilités en périodes de vacances. Devant une demande de plus en plus tournée vers des loisirs non contraignants, les contenus des centres de vacances destinés aux enfants et aux adolescents changent pour imposer des sociabilités moins formelles autour des loisirs. En quelques années, les jeux de la colonie traditionnelle prennent la forme des pratiques sportives jusque là réservées aux adultes. Et parce que les structures d’accueil des jeunes se déplacent davantage vers la montagne et la mer, c’est tout un système de loisir qui se trouve métamorphosé. Les randonnées se multiplient, la découverte des reliefs à vélo représente même une constante, de sorte qu’elle préfigure ce que sont devenus aujourd’hui les loisirs sportifs tels que l’usage du VTT (Vélo Tout Terrain), ou encore tout ce qui concerne le nautisme de la découverte. Devant la popularité auprès des jeunes de telles pratiques, de nombreuses structures seront créées qui représentent aujourd’hui un élément clé des vacances d’une partie des français. Sous l’impulsion de nombreux acteurs (le Secrétariat à la jeunesse et aux Sports, les collectivités territoriales...), on ne compte plus les « bases de nature » situées là où l’on prend ses vacances. Je pourrais même dire, avec André Rauch, qu’aujourd’hui ce type de site figure parmi les critères de choix des lieux de vacances : les loisirs sportifs n’appartiennent-ils pas désormais à la plupart des temps de vacances des français ? Il n’est pas question de penser que l’ensemble de la population des vacanciers construit l’exploitation des temps à soi en fonction des sites de loisirs sportifs, mais la plupart des vacanciers se trouvent dans une aire géographique contenant la possibilité de pratiquer des loisirs sportifs. Ainsi, c’est en feuilletant un catalogue proposant des vacances à la clé que chacun aperçoit l’importance des loisirs sportifs. Dans le cas où un site touristique ne ferait pas figurer ce critère, il serait automatiquement déclassé parce que le catalogue en question s’adresse avant tout au plus grand nombre. Un centre de vacances sans loisirs sportifs n’attire pas le gros des familles. Sur ce point, la période de crise que traversent les colonies de vacances est à rapprocher du statut dont profitent la plupart des enfants et adolescents aujourd’hui. Si jusque dans les années 1960-1970 les parents se déchargeaient de la tutelle des enfants pendant les vacances et durant l’année (en raison de la scolarisation), les vacances représentent un temps social qui se passe aujourd’hui en famille (la plupart du temps, en général). Par conséquent, les critères de choix des lieux de vacances intègrent tout à fait les désirs des enfants et des adolescents tout en incluant les préférences parentales. En ce sens, quoi de mieux qu’un site dans lequel existe toute une palette d’activités de loisirs sportifs ouverte à tous les âges ?
57Afin d’illustrer l’idée d’une progression des loisirs sportifs, j’ai choisi d’utiliser un certain nombre de données économiques se rapportant au secteur des articles de sports liés à la nature et à l’aventure. Si le marché des articles de sport est en nette expansion depuis plusieurs années, il le doit en partie au département que l’on qualifie de outdoor (des ventes de plus de deux milliards de francs en France en 1999, soit une hausse de 15 % par rapport à la situation un an auparavant)128. Dans les faits, tous les produits qui concernent la randonnée ou les sports d’eau vive enregistrent les demandes les plus importantes. Ainsi, les marques traditionnellement associées à la nature et aux loisirs sportifs connaissent-elles des croissances de chiffres d’affaire tout à fait exceptionnelles. Des marques telles que Patagonia, Lafuma ou encore Mammut ont élargi leur champ de compétences et proposent des produits jusqu’ici absents de leur éventail « nature, découverte et loisirs sportifs ». Par ailleurs, la société Aigle spécialisée durant de nombreuses années dans la botte développe aujourd’hui les populaires brown schoes et devient son propre distributeur. Et tandis que ce type de marque n’a que fort peu de présence sur le marché des sports plus traditionnels, des entreprises comme Nike ou Adidas connaissent une situation analogue à propos de leur implantation dans l’espace des loisirs sportifs. Toutefois, l’excellente situation du secteur de l’outdoor ne représente pas à lui seul un indicateur de développement des loisirs sportifs. En effet, parmi les consommateurs de biens vestimentaires et autres équipements liés aux loisirs sportifs il faut distinguer plusieurs catégories.
58En premier lieu, on trouve tout un contingent de personnes attirées par des produits très à la mode à la fin des années 1990. Ce public est vraisemblablement plutôt urbain et jeune puisqu’il représente la population la plus sensible aux tendances vestimentaires. D’une certaine manière, on montrera d’autant plus son attachement au caractère civilisé du « vivre en ville » si l’on porte des vêtements qui ne le concerne finalement pas. Certes, on pourra me dire que l’usage des chaussures de randonnées s’impose en ville puisque l’on se déplace beaucoup en marchant.... Mais que dire de l’emploi de chaussures spécialement conçues pour la marche en montagne ? Pourquoi porter des vêtements en Gore-Tex si la température extérieure est plutôt clémente voire fraîche ? En second lieu, on trouve des consommateurs d’articles outdoor sensibles à la qualité des produits et des matières utilisées pour leur réalisation. Compte tenu du fait que, bien souvent, ces articles sont proposés à des prix élevés on pourrait aisément en conclure que c’est un moyen de distinction. Quoi qu’il en soit, ces deux catégories ne renseignent pas réellement sur le développément des sports au travers des loisirs sportifs. Au mieux, elles montrent que le sport est à la mode ou plutôt qu’un secteur du sport est à la mode. En revanche, la troisième catégorie concerne les personnes dont l’usage des articles outdoor est le plus dépendant de la réalisation du loisir sportif lui-même. Pour ceux-là, le marché est considéré comme stable grâce à un renouvellement régulier du marché. L’une des grandes orientations interprétatives de l’expansion des sports tient à l’élargissement des temps libres129, principalement des vacances. Les français sont en effet de plus en plus nombreux à partir en vacances et les taux de départ des différentes générations sont de plus en plus proches ; ils avoisinent les 65 %130 Alors que ce chiffre signale un vieillissement de la population des vacanciers, il ne remet pas en cause l’hypothèse du développement des loisirs sportifs à partir du contenu des vacances. En effet, la tranche d’âge des 20 à 29 ans représente aujourd’hui un cinquième de la population des vacanciers. Et si la totalité ne pratique pas de loisir sportif, cela ne signifie pas que l’évolution du contenu des vacances et le développement des loisirs sportifs ne sont pas corrélés. En admettant une telle proposition, on reconnaît que les loisirs sportifs ne sont pas uniquement le fait des jeunes adultes en vacances mais que leur audience est plus large. Mais comme je le précisais plus haut à partir des prix des articles, on ne peut pas dire que l’accès aux loisirs sportifs soit ouvert à tous. Si j’y ajoute l’idée selon laquelle ce type de loisirs fonctionne comme un marqueur social, un moyen de distinction, chacun en saisit mieux le développement puisque les catégories sociales les plus élevées sont celles qui partent le plus en vacances131. Il faut de plus placer l’essor des vacances en famille depuis les années 1970 au centre de la compréhension. En outre, et la démarche est loin d’être originale, je peux aussi supposer que l’urbanisation croissante de la société française a amplement contribué à rapprocher les loisirs de vacances de la nature. En conséquence, ce sont les stations de sports d’hiver et les sites touristiques en montagne qui ont connu la plus exceptionnelle croissance ainsi que les activités en bordure de mer.
59Si je prends l’exemple des stations de sports d’hiver, tout a été fait pour stimuler la consommation de loisirs sportifs proches de la nature. Comme le remarque André Rauch, on fait passer l’idée qu’une station est entourée de plusieurs dizaines d’hectares de neige vierge, on importe des rennes de Laponie « pour tirer les traîneaux sur des allées interdites à la circulation automobile »132 et c’est ainsi qu’un site touristique devient une « réserve naturelle ».
60La dimension du sport-loisir intègre une myriade d’activités aux modalités très hétérogènes. Les clubs de sport semble devoir condenser une grande partie de celles-ci. Si de nombreux centres de « remise en forme » ont déposé leur bilan au début des années 1990, l’état actuel des loisirs à la carte et concentrés en un seul endroit est fort différent (même s’il ne reste plus guère que quatre enseignes très implantées sur le territoire français dont deux se partagent l’essentiel du secteur : les sociétés Gymnase Club et Gymnasium). Bien qu’il m’ait été impossible de déterminer à la fois le nombre de ces centres en France et la population des affiliés, je peux supposer que bon nombre des villes de 20000 habitants et plus contient un centre de loisirs du type Gymnasium. Pour une ville comme Lille par exemple, j’ai pu dénombrer neuf « clubs de forme » sur un total de 38 pour l’ensemble du département du Nord133. Selon le Syndicat National des Exploitants d’installations et de Services Sportifs, un centre tel que le Gymnase Club comporte une moyenne de 5000 adhérents. Si un tel chiffre renseigne la fréquentation des centres, il ne dit rien de la restructuration qui atteindra dans le courant de l’année 1999 l’ensemble des points de cette enseigne. En raison des niveaux élevés de remplissage des salles, un échantillon de clients a été consulté afin de permettre un développement de produits plus adaptés aux besoins de la clientèle la plus aisée. A la suite de cette consultation quasi nationale, les responsables de la chaîne Gymnase Club ont décidé la création de structures plus sélectives, mais dans lesquelles le nombre d’adhérents sera limité. Enfin, compte tenu du fait qu’une telle mesure ne provoquera pas d’effet de saturation, on peut imaginer que la population des affiliés aux centres de sport ira croissant. Afin d’illustrer l’idée d’un développement de cette catégorie de loisirs sportifs, je présente ici un rapide aperçu du « recrutement social » des centres de sport. Évidemment, j’aurais souhaité pouvoir présenter le détail des affiliés au niveau national mais les rares données dont je disposais ne permettaient qu’une estimation. Le graphique qui suit montre l’éventail des profils sociaux des adhérents des centres de sport.
61On observe que l’essentiel des adhérents des salles de sports provient des classes modestes et moyennes de la société (37 % d’ouvriers et d’employés, 17 % de professions intermédiaires). Par ailleurs, il faut noter la proportion conséquente d’étudiants (aux alentours de 20 %) et la faible présence d’artisans et d’agriculteurs (respectivement 5 % et 1 %). Enfin, les cadres ne constituent qu’un dixième de la population des affiliés aux clubs de sports (exactement 8 %). Bien qu’il ne dise rien sur les quantités de pratiquants à des moments différents, ce document voudrait au moins suggérer que les professionnels de ce secteur sont parvenus à atteindre l’un des trois objectifs d’une politique marketing définie à partir des années 80134. On peut donc supposer que ce type de prestataires de services sportifs a réussi à attirer un public plus important. Contrairement à l’idée reçue, on remarque que les cadres et les autres catégories supérieures n’en constituent pas la clientèle principale. Souvent présentées comme un lieu dans lequel les présences individuelles reposent sur la présence des « autres » c’est-à-dire que l’adhésion équivaut à de la distinction sociale, les salles de sports demeurent populaires. Elles existeraient avant tout parce qu’elles offrent le moyen de pratiquer une activité physique facilement dans un contexte urbain. En outre, les salles de sports présentent une grande souplesse par rapport au sens et à la forme de la pratique sportive. On peut pratiquer de façon irrégulière, rien n’oblige à s’inscrire dans une compétition formalisée, il est aussi possible de se mesurer à d’autres pratiquants sans pour autant jouer le jeu d’une compétition pure et dure. Bref, on serait tenté d’expliquer la réussite des salles de sports à partir de leur situation géographique et des multiples activités physiques qu’elles proposent. Et si les sports de raquettes occupent une place de choix dans ce type de structures, je n’oublie pas l’importance des espaces destinés à façonner le corps (appareils de musculation, de remise en forme)135.
62Pour synthétiser les différentes informations concernant la pratique sportive en France, on doit admettre l’augmentation du nombre de pratiquants et l’élargissement de l’origine sociale des sportifs. S’agissant de la pratique institutionnelle, on ne manque pas de données relativement fiables pour constater qu’il y a de plus en plus de licenciés des fédérations. Certes, il faut toujours relativiser les chiffres fournis par les administrations des disciplines sportives parce qu’il est dans leur intérêt propre d’exagérer leur popularité. Pour autant, l’existence d’un chiffre noir concernant notamment le nombre de licences par individu ne remet pas en cause l’essor des pratiques sportives. Quant à la dimension informelle de la pratique sportive et à l’espace des loisirs sportifs, je supposerai simplement qu’ils concernent une population elle aussi grandissante. Il est effectivement impossible d’affirmer quoi que ce soit les concernant. Toute interprétation repose sur la prise en compte d’indicateurs qui évoquent plus qu’ils ne précisent l’état réel des pratiques sportives « sauvages » et des loisirs sportifs. Et bien que la sélection des indicateurs soit discutable, il ne faudrait pas en conclure que les informations n’ont pas d’intérêt. Sur ce point, je tiens à préciser que le choix des indicateurs a été établi sur la base de ce dont je disposais à propos d’activités officiellement inexistantes. En effet, aucune institution ne propose de données se rapportant aux pratiques sportives situées en dehors du schéma classique un pratiquant-un licencié. Par conséquent, je me suis tourné vers ce qui permettait d’estimer une réalité. Par exemple, j’ai considéré la consommation de produits de loisirs sportifs pour en mesurer le développement. Et si je ne profitais d’aucun élément pour construire un raisonnement à partir d’une évolution, alors je tentais de situer l’actualité d’un secteur des sports y compris à partir de sources que je savais discutables (c’est le cas pour ce qui se rapporte à l’actualité des centres de sports) mais intéressantes. Certes, on pourra reprocher à ce morceau d’analyse de ne pas satisfaire à la précision des données ou encore à l’exhaustivité parce que toutes les disciplines sportives n’ont pas été observées tour à tour. Je rappelle juste que je ne souhaite pas faire de l’évolution des systèmes des sports l’objet de cette recherche. Selon mon raisonnement, il faut en passer par une présentation de l’état actuel du monde des sports parce que je fais l’hypothèse qu’il représente une tendance participant à l’explication de la réussite populaire du football. Ayant démontré à ce moment de l’analyse l’essor des pratiques sportives et des loisirs sportifs, l’hypothèse de l’âge du sport n’est nullement infirmée. Le développement du football ne représente alors qu’une manifestation saillante d’une « tendance ».
A2 – La dimension du spectacle
63En dépit d’une situation de concurrence très forte entre les différents spectacles, il faut bien reconnaître que celle des sports prend une place prépondérante. Les sports intéressent le plus grand nombre et de nombreux indicateurs seront mobilisés ici afin d’en faire la démonstration. En effet, l’objectif de cette section c’est de rassembler des informations permettant la vérification de l’hypothèse de l’âge du sport du point de vue de sa mise en spectacle. Pour cette raison, on peut établir une analogie de sens entre ce qui va suivre et tout ce qui se rapportait à la dimension de la pratique sportive. En associant les enseignements fournis par cette section et la précédente, je disposerai de plusieurs outils pour valider ou infirmer l’hypothèse de l’âge du sport.
64Que nous dit le spectacle sportif ? On peut avancer qu’un contenu spécifique aux spectacles sportifs en général concourt à leur consommation, en dehors de ses diverses modalités s’entend. Je parlerai donc ici d’audience et non de violence. Néanmoins, le lecteur pourra éventuellement tenter de raccrocher les éléments suivants aux dimensions de la pratique du spectacle sportif. Il se rendra rapidement compte du caractère inadapté de certaines d’entres elles, de leur logique paradoxale même. Comme je le précisais plus avant, les spécialistes ne traitent pas conjointement les questions liées à la popularité des spectacles et aux dérives de spectateurs. Je dois être plus précis : je dirai plutôt qu’ils ne le font pas d’emblée, comme ils semblent préférer asseoir d’abord leur interprétation de la première pour mieux appréhender les secondes. Mais la connexion s’établit en fait difficilement, par un jeu de contorsions, de mise en adéquation. Cela ne me convient pas en raison, principalement, du statut des explications : elles me paraissent trop coller aux faits, reposer sur des considérations globalisantes et manquer la finesse qu’apporte une série d’enquêtes de type ethnographique. Cela étant, ces points de vue restent très utiles notamment parce qu’ils s’intègrent dans le protocole de recherches plus contemporaines. Ils les conditionnent, participent à l’activité de théorisation de sorte qu’il ne faut nullement interpréter mes propos comme ces critiques plaquées « pour la forme ». En premier lieu, dans bien des cas, l’issue du spectacle sportif est incertaine parce que toute compétition repose sur un principe d’égalité. Par exemple, dans les sports collectifs, deux équipes qui s’affrontent disposent d’un nombre équivalent de joueurs et l’une ou l’autre formation n’a pas d’outils qui l’avantagerait. En dehors de joueurs dont le potentiel, exprimé subjectivement, ferait a priori la « différence », il n’y a pas réellement d’inégalité. Certes, un tel point de vue vaut essentiellement lorsque le cadre de la compétition se présente sous la forme d’un championnat. Les formations qui en font partie le doivent à leurs résultats lors d’un exercice précédent, allongé sur une année c’est-à-dire que la présence d’une équipe à un certain niveau de la compétition-championnat n’est pas le fait d’un hasard. De fait, la notion d’incertitude est forte parce que le principe d’égalité structure la compétition. En revanche, il existe une formule de compétition dans laquelle se déroulent des rencontres opposant des formations de niveaux différents selon la hiérarchie sportive produite par les championnats. Dans la plupart des sports collectifs effectivement, il existe des compétitions qui sont appelées « coupes ». Dans certains cas, la totalité des formations participe et l’on voit alors des oppositions entre des équipes n’ayant pas le même niveau (déterminé par la position dans la hiérarchie des championnats). Pour autant, l’absence d’égalité n’enlève rien à l’incertitude du jeu c’est-à-dire au caractère mobilisateur du sport spectacle136. Tout comme « une domination trop grande et trop longue finit immanquablement par altérer l’intérêt du spectacle »137, le spectacle de l’inégalité a priori donne un sens nouveau à la pratique du spectateur et peut le transporter vers une autre échelle de mobilisation. Ce qui est dit ici à propos du spectacle des sports collectifs s’applique tout autant lorsqu’il s’agit de tennis ou de cyclisme par exemple138. Là encore, c’est la confrontation entre des égaux qui produit de l’incertitude. Et si le principe d’égalité n’était plus respecté en raison de la domination d’un compétiteur sur sa pratique, c’est une nouvelle forme d’incertitude qui se substituerait à celle de l’affrontement entre égaux139 . En second lieu, on peut interpréter la popularité du spectacle sportif à partir d’une autre signification élémentaire et considérer que la structure méritocratique sur laquelle il repose attise les mobilisations collectives. Comme le remarque Alain Ehrenberg140, regarder une compétition sportive permet au spectateur de s’ajuster par rapport à une réalité idéale et typique de démocratie que le quotidien déstabilise plus ou moins selon les personnes. Alors que le contenu égalitaire des sports ne bouleverse en rien ce qui se déroule dans la société, il n’offre à ceux qui le regardent qu’un imaginaire démocratique dont chacun aimerait pouvoir profiter dans sa quotidienneté. En d’autres termes, le spectacle du sport a à la fois une valeur heuristique et une fonction d’exutoire. D’un côté le spectacle du sport montre que l’on peut se constituer une identité ou un statut à partir du sport lui-même, c’est-à-dire que la construction et la position d’une personne dans la société s’établissent aussi en s’affranchissant de « relais » traditionnels. De l’autre, s’intéresser aux sports en tant que spectateur permet d’échapper à sa propre quotidienneté, c’est-à-dire à un point de vue habituel sur le principe d’égalité étroitement basé sur une inégalité de fait141.
65Cette vision du spectacle sportif me semble étroitement liée à celle qui est développée dans la première section de ce livre ; elle renvoie par conséquent aux principes explicatifs proposés par Norbert Elias et Eric Dunning tout en se situant davantage dans une perspective anthropologique. Je ne la développerai pas plus. Il y a une autre manière d’approcher la popularité de la pratique du spectacle sportif : elle repose moins sur les significations du sport que sur sa mise en scène. Si l’audience des sports est tellement importante, c’est aussi parce que regarder un sport ne fait pas partie des activités sociales les plus « contraignantes ». La simplicité et le faible nombre des règles des jeux sportifs facilitent l’accès à l’intelligence des sports142. Pourquoi la pratique du spectacle sportif est-elle plus populaire, de ce point de vue, que la pratique muséale par exemple ? Peut-être parce qu’elle demanderait moins d’investissements personnels. Il n’est pas en effet nécessaire de connaître l’histoire d’une formation sportive ou d’un athlète pour mesurer son activité, ni même pour l’apprécier, la savourer. L’essentiel est de déterminer l’objectif sportif que l’on veut voir atteindre par son ou ses favoris, on veut pouvoir le juger, on attend que ce qui se passe devant nos yeux nous contente143. En revanche, le fait de se déplacer jusqu’à un musée ne repose pas sur les mêmes attentes ni sur les mêmes structures de compréhension. Je ne dis pas qu’aller au musée ne répond jamais à une recherche de simple observation d’une esthétique. Il semble que le plaisir de la pratique muséale naisse d’une confrontation de points de vue culturels de la curiosité de la découverte de quelque chose que l’on connaît peu ou pas. Je ne crois pas que de fréquentes visites dans les musées reposent sur la seule intention de voir, sans se préparer à apprécier ce que l’on verra. La préparation fait elle-aussi partie de l’activité des supporters de clubs de football, elle demande toutefois un capital d’appréciations tout autre. De même, la lecture ne fait pas partie des activités « faciles » c’est-à-dire celles qui ne demandent pas une forte activité de la part de celui qui pratique. Faire la démarche d’une pratique muséale fréquente comme se plonger régulièrement dans la lecture demanderait quelque chose de plus que lorsque l’on regarde du sport à la télévision ou dans un stade.
66Une telle affirmation n’a rien de péjoratif, seulement on ne comprendrait pas que quelqu’un s’intéresse à quelque chose sans le comprendre. Sinon à quoi bon ? Et bien, comprendre et commencer à apprécier le spectacle du sport nécessitent peu d’investissements de la part du spectateur ; il faut juste être présent et connaître les règles du jeu. Quant à ce qu’il faut pour devenir, être et demeurer supporter, je présenterai des éléments qui contrarient ce qu’avance ce paragraphe et rappellent la complexe définition de la culture. Poser que le coût de la consommation du spectacle des sports est peu élevé relativise peut-être l’intérêt sociologique d’une recherche des significations de ces spectacles. Néanmoins, la situation est autre si l’on s’interroge sur le fait qu’il est un spectacle sportif bien plus populaire que les autres. Dans ce cas, le recours au concept de la facilité d’accès ne vaut plus puisque l’on ne comprend pas plus vite le football que le tennis ou le cyclisme. Et lorsque l’on se demande pourquoi un spectacle sportif de même nature ne provoque pas une mobilisation identique d’un terrain à l’autre alors que leurs caractéristiques sont a priori communes, la question de la légitimité de l’interrogation sociologique ne se pose plus. Avant d’en arriver à ce stade de la recherche et pour en terminer avec le premier niveau de vérification de l’hypothèse de l’âge du sport, je propose quelques nouveaux indicateurs relatifs à la popularité des sports. Et comme il ne faut pas confondre une interprétation de la réalité avec la réalité, ou pour reprendre les termes de Raymond Boudon « des schémas d’intelligibilité construits par l’observateur et la réalité elle-même »144, je me garderai d’établir des conclusions hâtives. Je le répète, l’objectif est de discuter le développement des sports pour mieux caractériser la popularité de la pratique du spectacle footballistique jusque dans ses plus extrêmes modalités. Voilà pourquoi l’examen du marché de la presse sportive s’impose ici. On peut s’étonner qu’il faille aborder le thème de la presse sportive alors qu’il s’agit de caractériser la dimension du spectacle sportif. Mais on constate que les titres sportifs participent à la mise en scène des sports, ils la produisent puisqu’on précédant un événement sportif ils concourent en partie à sa publicité. Ou alors, on considère qu’il n’y a pas de presse sportive sans spectacle sportif, mais dans tous les cas l’interdépendance existe. Par conséquent, tout ce qui concerne « l’état de santé » des hebdomadaires et quotidiens traitant des sports renseigne « l’état de santé » des sports puisqu’il nous informe quant à leur consommation. D’un côté, on pourrait penser que la presse sportive n’existe qu’à travers le spectacle des sports parce qu’elle le répète, le commente, le juge par un esprit critique le plus souvent modéré. Elle représente une certaine forme de verbalisation des sports, celle qui succède à la vision d’une rencontre lorsque les spectateurs ou téléspectateurs poursuivent leur pratique. Dans le cas des rencontres de football par exemple, bon nombre de spectateurs se retrouvent dans un café pour discuter de ce qu’ils ont vu. Ils échangent leur point de vue, jugent la prestation des joueurs, s’arrêtent sur la tactique adoptée par la formation qu’ils supportent, reconnaissent la qualité d’un adversaire, se chamaillent à propos de décisions arbitrales, etc. Et si l’on retourne en ces lieux le lendemain du match, il n’est pas rare de rencontrer les supporters de la veille délestés de leur militantisme sportif mais « couverts » d’un nouvel habit : celui du lecteur de la presse sportive. Soit ils recherchent un écho de ce qu’ils ont vécu ou dit lors de la période d’après match, soit ils veulent « mieux comprendre » lorsque leurs favoris ont perdu, soit ils désirent prolonger le plaisir d’une victoire. On ne peut pas résoudre, sans données empiriques, le problème de la motivation des lecteurs de la presse sportive. On peut juste supposer. Pour autant, compte tenu de ce que la presse sportive du lendemain propose à ses lecteurs, l’activité de lecture représente avant tout une redite du spectacle sportif. En effet, les analyses du lendemain ne se signalent pas nécessairement par leur finesse c’est-à-dire qu’elles ne disent pas plus que ce que le spectateur a vécu lors du match. Mais là encore, c’est un point de vue subjectif en partie déterminé par une façon de voir le jeu et une manière de comprendre ce qui est écrit par les journalistes spécialisés dans l’analyse du lendemain.
67Néanmoins, la signification de la presse sportive ne se limite pas au fait qu’elle s’attache à un spectacle sportif quelconque qui s’est déjà déroulé. Elle dépend également de l’évènement sportif à venir, en même temps qu’elle en fait une publicité elle assure sa propre existence. Pour un spectateur du tennis par exemple, ouvrir un quotidien spécialisé dans le sport revient à se rendre compte – autrement ou de la même manière – de ce que l’on a vu et à préparer ce que l’on verra. Au contraire d’une presse quotidienne généraliste qui commente et analyse des faits passés (bien qu’elle puisse en certaines occasions, quand l’actualité d’un fait se prolonge dans le temps, établir des suppositions comme dans le cas des chroniques judiciaires par exemple ou lorsque l’auteur d’un article se range dans la catégorie des analystes), la presse quotidienne du sport élargit souvent son activité jusqu’à écrire sur des événements à venir. Sur ce point, autant la réussite du spectacle sportif repose sur le principe de l’aléa, autant celle de la presse quotidienne s’explique aussi à partir de ce qu’elle connaît de l’avenir. Parce que les compétitions sportives s’inscrivent dans une programmation fixée très tôt, les journaux de sport travaillent à la fois sur les commentaires de spectacles fraîchement terminés et sur le calendrier des événements à venir. Chacun voit combien le spectacle sportif s’insère dans l’activité de la presse sportive, au point même de lui devoir une partie de sa popularité. Ceci me conduit à une troisième signification de la presse sportive. Jusque-là, il s’agissait d’interdépendance, c’est-à-dire que le sport profite de l’activité de journaux qui préparent sa mise en spectacle et qui se nourrissent du commentaire d’évènements sportifs. Aujourd’hui, prenons le cas du quotidien L’Equipe, son activité ne se réduit plus seulement à vivre de l’actualité sportive que ce soit en amont ou en aval. Le plus important quotidien de sport français crée et organise des manifestations incontournables comme le Tour de France par exemple. Il produit de l’actualité sportive, tout en la faisant vivre, comme pour mieux en vivre145. Finalement, ce point de vue à propos des significations de la presse sportive légitime le recours à l’indicateur de « l’état de santé » des journaux de sport pour discuter de l’état de la consommation du spectacle sportif en France. Je me limiterai à quelques variables pour mesurer un tel indicateur : la place qu’occupent les titres sportifs dans la presse d’information spécialisée et dans sa totalité, et l’accroissement des recettes publicitaires dans le journal L’Equipe. L’ensemble est tiré de l’article précédemment cité et de l’ouvrage de Pierre Albert146.
68La presse sportive se signale avant tout par la richesse des titres qu’elle propose. Au total en 1995, on recensait 204 titres spécialisés dans le traitement des sports (109 magazines dont 15 hebdomadaires, 66 mensuels et 28 trimestriels et un quotidien). Etablir des comparaisons à l’intérieur de la catégorie des périodiques d’informations spécialisées permet de mesurer tout le poids de la presse sportive. Avec ses 204 titres, la presse sportive devance largement ses concurrents dans le domaine de l’information spécialisée pour lequel on recense un total de 407 titres147. Bien sûr, ceci ne revient absolument pas à dire que ses lecteurs sont les plus nombreux mais plutôt que les systèmes des sports produisent une offre de presse plurielle. Alors, en quoi la variable de la diversité renseigne l’hypothèse de l’âge du sport ? D’une certaine façon, plus les produits seront variés et plus on a de chance de toucher, non pas le maximum de personnes, mais plutôt une plus grande variété de publics, de profils sociaux différents. La raison principale de la pluralité de la presse sportive tient à la fois à sa triple signification, aux différentes catégories de pratique (haut niveau, loisirs sportifs, compétition amateur) ainsi qu’à la multitude de disciplines. D’une certaine façon, c’est moins le développement des système des sports lui-même que leur « variété » qui donne à la presse sportive l’occasion de dominer par le nombre des titres la presse d’informations spécialisées. En effet, lorsque celle-ci concerne la sphère économique et financière, les supports sont restreints par principe. Là, les thèmes se limitent à la gestion des capitaux (Capital, Investir...), au management (Challenges, L’Essentiel du management...) ou encore à la santé des entreprises et à l’information économique d’ordre général (Les Échos, Expansion…)148.
69Toutefois, si j’observe le volume des diffusions des différentes presses d’informations spécialisées, le thème du sport n’occupe plus une position dominante. Entre les 11,5 millions d’exemplaires par semaine de la presse radio-télévision, ou les 18 millions au numéro de la presse féminine, l’objet sport fait même pâle figure ; l’hebdomadaire France Football (224000 exemplaires) n’est-il pas douze fois moins diffusé que l’hebdomadaire de télévision Télé 7 jours ? Et dix fois moins que le peu onéreux Télé Z ? Certes, on ne peut plus aujourd’hui rivaliser avec la télévision parce que tous les foyers français ont les moyens de s’y intéresser. Ces données ne veulent pas montrer que les sports intéressent le plus, mais plutôt qu’ils concernent de plus en plus de personnes. C’est la raison pour laquelle il semblait opportun de souligner la diversité des supports de la presse sportive, parce que cela signifie la pluralité des publics. Montrer par ailleurs que les annonceurs attachent une importance grandissante au sport l’installe encore davantage au rang de fait de société. Parmi l’ensemble des titres sportifs, L’Equipe est sans conteste le plus populaire et le plus complet à l’égard de l’actualité sportive, quelle qu’elle soit. Au gré des événements, tous les sports y trouvent une place, même si les disciplines les plus confidentielles ne sont pas autant traitées que le football, la formule 1, le rugby, l’athlétisme ou le basket-ball. Selon les sources utilisées ici149, on constate globalement une forte interdépendance entre l’espace médiatique, l’évènement sportif et les investissements publicitaires. Aussi, lorsqu’une année entière se caractérise par une actualité sportive dense, le chiffre d’affaires du quotidien L’Equipe progresse plus que sensiblement. La signification est double : les ventes se multiplient et les recettes publicitaires augmentent. Par exemple, entre 1991 et 1992 les résultats globaux du journal ont progressé de plus de 25 points en raison de deux événements en particulier : les jeux olympiques d’hiver d’Albertville et le championnat d’Europe des nations en football. Plus précisément en février 1992, date des jeux, les recettes publicitaires ont été multipliées par cinq par rapport à la même période un an plus tôt. Pour en terminer sur la question du chiffre d’affaires, on notera une explosion de plus d’un tiers entre 1988 et 1992. S’agissant de la pagination publicitaire, là encore les chiffres sont éloquents. Toujours selon l’encadrement 1988-1992, le total annuel de pages publicitaires a progressé de 40 points environ (955 pages en 1988 ; 1606 pages quatre ans plus tard). Dans le même temps, le tarif publicitaire pour une page intérieure du lundi passe de 180000 francs à 295000 francs. Et lorsque l’actualité sportive atteint des sommets de densité, la publicité envahit le journal L’Equipe au point que l’on trouve autant de réclames que d’informations sportives150.
70Au regard de l’évolution des diffusions des quotidiens français entre 1981 et 1997151, on doit reconnaître que le volume des lecteurs potentiels diminue (puisque l’achat d’un quotidien ne signifie pas nécessairement qu’il sera lu, et même qu’est-ce que lire un quotidien ?). En effet, si je ne retiens que les quotidiens d’informations générales, je dénombre trois titres pour lesquels la diffusion a progressé entre 1981 et 1997. Il s’agit de Libération (bien que la diffusion chute régulièrement depuis 1988 malgré une reprise amorcée en 1998), du Parisien (que l’on compte ou pas sa « filiale » Aujourd’hui) et du Figaro (avec une diminution de sa diffusion de l’ordre de 15 points entre 1988 et 1997). Quant aux autres quotidiens depuis Le Monde (moins 10 points) et jusqu’à La Croix (moins 18 points), leur lectorat s’allège moins toutefois que celui de France Soir (chute de 60 points) ou de L’Humanité (chute de 57 points). Dans un tel contexte, la bonne santé du journal L’Equipe n’en est que plus criante. Le nombre de numéros diffusés a progressé de plus de deux tiers entre 1981 et 1997, et ce de manière continue ; les recettes publicitaires augmentent dans des proportions tout à fait surprenantes de sorte que L’Equipe figure depuis 1998 sur le front du 7ème jour. La présence dominicale du quotidien est tout à fait significative d’une popularité grandissante, comme elle positionne le sport dans la traditionnelle journée de temps libre.
71Que m’apprend donc cet état des lieux de la presse française ? D’abord, il est incontestable que la presse sportive symbolise un élément déterminant du spectacle et connaît un .développement croissant. Le volume des lecteurs est en constante progression, attisant alors l’intérêt des annonceurs privés. Si la situation précaire du quotidien L’Humanité a une signification sociale très marquée (crise du syndicalisme, une définition identitaire du communisme français délicate à établir, une manifestation d’une diminution de la population de la classe ouvrière française, un désintérêt des catégories sociales défavorisées à l’égard de la politique, une dépolitisation de la jeunesse), comment ne pourrait-on pas interpréter le développement de la presse sportive autrement que par rapport à l’hypothèse d’un âge du sport ou bien d’un développement du temps à soi et des activités peu contraignantes comme « regarder du sport à la télévision par exemple » ? Les émissions sportives de la télévision passent pour être les plus rentables en terme d’audience. Des jeux olympiques jusqu’aux grandes compétitions de football, le spectacle sportif télévisé mobilise plusieurs milliards de téléspectateurs à travers le monde tout au long des épreuves. La nature des sports télévisés s’intègre tout à fait dans les grilles des grandes chaînes de télévision. Comme je l’exposais plus haut, le spectacle des sports mobilise les foules mais c’est moins en raison de l’imaginaire démocratique qu’il diffuse que du caractère instantané de son contenu. En effet, quoi de plus directement compréhensible que la retransmission d’une finale olympique du 100 mètres ? Qu’une rencontre de football ? Parce que la nature du spectacle sportif contient une part de compréhension instantanée, parce que les chaînes de télévision ont fait de l’audimat152 la raison de leur existence, c’est bel et bien l’urgence mais aussi l’instantané qui justifient une programmation. Pour ces raisons le sport est très présent à la télévision. Il offre un spectacle suffisamment rentable pour amener des responsables d’une chaîne à interrompre sans sommation un débat entre deux physiciens français dont l’un fraîchement « nobelisé »153 , un spectacle suffisamment populaire pour occuper l’écran d’une chaîne plus de six heures d’affilée154. Selon une étude datant de 1987 mais portant sur le milieu des années 1980155, un peu moins des trois quarts des français regardaient du sport à la télévision. Fait peu surprenant : le football représente le spectacle sportif le plus suivi devant le tennis, la gymnastique et le Tour de France. Pour illustrer l’importance du sport à la télévision, on peut observer l’évolution du temps d’antenne des émission sportives sur les chaînes de télévision généralistes en France depuis 1968 jusqu’au milieu des années 1990.
Tableau 1 : temps d’antenne consacrés aux émissions de sport à la télévision
Nombre d’heures | Années de référence |
232 | 1968 |
414 | 1975 |
1983 | 1990 |
2825 | 1992 |
1173 | 1995 |
Source : Jean-François Nys, Wladimir Andreff, Économie du sport, PUF, coll. Que sais-je ?, Paris, 1996 (1986), p. 102-103.
72On constate donc qu’en un peu moins de trente ans, l’offre de sport sur le réseau hertzien a progressé de plus de 81 points. Quant au tassement qui se manifeste depuis le début des années 1990 jusqu’à 1995, il s’explique par le développement de la concurrence dans ce secteur des retransmissions sportives à la télévision. En effet, la création de la chaîne à péage Canal Plus a considérablement bouleversé l’exploitation des sports par la télévision. Par conséquent, les chaînes de télévision du secteur public (France 2, France 3 et La Cinquième) ou même les groupes privés de moyenne envergure au moment de mes enquêtes (M6) se sont spécialisés dans le traitement de spectacles sportifs que la puissance économique et les impératifs de rentabilité de TF1 ou de Canal Plus commandaient de laisser sur le marché. Évidemment, pour juger de la qualité de cet indicateur peut-être faudrait-il comparer ces différentes audiences avec celles de programmes télévisés d’un autre type. Une telle démarche ne serait cependant pas recevable, tant sont obscures les méthodes de calcul des organismes chargés de mesurer l’audimat. En fait, je me contenterai de la donnée chiffrant la progression du nombre d’émissions sportives pour illustrer une nouvelle fois l’hypothèse de l’âge du sport. Une supposition que le développement de l’offre des programmes numériques ne démentira pas, depuis l’utilisation considérable des supports sportifs jusqu’à la création de réseaux entièrement consacrés aux sports (L’Equipe TV, Eurosport). On voit même apparaître une thématique exclusivement basée sur le spectacle sportif qui le place ainsi au même rang que le cinéma, ou l’information en continu, bref, au centre des pôles d’action de la télévision. Les données sur lesquelles repose la vérification de l’hypothèse de l’âge du sport forment une liste que l’on pourrait facilement enrichir. Au niveau de la pratique par exemple, j’aurais pu caractériser l’évolution des populations de licenciés pour chaque discipline ou en faire autant à propos des terrains de la pratique. S’agissant du spectacle sportif, il aurait été pertinent de dresser un bilan comptable des affluences dans les stades et les salles de sports en France. Pour autant, la diversité des indicateurs proposée semble suffire pour caractériser de manière objective l’importance grandissante du sport aujourd’hui. En voici malgré tout un dernier. Selon une étude commandée par l’Union Européenne156, en 1990 et pour quelques pays (France, Allemagne, Pays-Bas), on ne sera pas étonné de voir que près de 2 % des dépenses de consommation ont un lien avec le sport. Il s’agit des dépenses directement liées à la participation des sports et des dépenses liées à la consommation « passive » de sport comme le fait de se rendre à un spectacle.
73Compte tenu de ce qui a été démontré de manière globale, on serait tenté de voir dans la popularité du football une manifestation parmi tant d’autres du développement des systèmes des sports. Or, compte tenu de mes orientations méthodologiques, la perspective globale ne constitue qu’une étape vers la compréhension de l’objet de recherches. Il me faut la discuter davantage. Une analyse à la fois plus fine et plus critique des système des sports me conduira-t-elle à la même conclusion ? Au contraire, permettra-telle de penser la popularité du football et de quelques autres disciplines de pratique du spectacle comme des phénomènes singuliers ? Sommes-nous en plein âge du sport comme l’indiquent les indicateurs présentés dans cette section, ou s’agit-il plutôt de l’âge de certains sports particuliers ? Des sports suffisamment populaires pour nous faire croire que ce sont les système des sports dans leur totalité qui sont en plein essor. Dans ce cas, il faudrait s’engager sur de nouvelles pistes pour expliquer les états (audience et modalités) des mobilisations collectives dans les stades de football.
B – L’âge du sport n’existe pas
B1 – Un essor de la pratique à relativiser
74Il s’agit ici d’affiner l’interprétation, de dépasser le seul cadre statistique, de fouiller à l’intérieur de l’espace des pratiques sportives et de leurs mises en spectacle pour relativiser la notion d’âge du sport. Soit je m’arrête aux premiers enseignements de l’analyse en considérant par conséquent que la réussite du spectacle footballistique n’est qu’une manifestation du développement des sports, soit je m’interroge encore sur le développement des sports afin de relativiser son poids explicatif à propos du succès parfois débordant d’un de ses spectacles. Dans ce cas, il ne s’agit pas de neutraliser la variable de l’âge du sport mais plutôt de la signifier plus justement. En travaillant à partir de l’hypothèse de l’âge du sport, je ne fais rien d’autre que de reprendre un schéma à la fois classique et fondateur de la sociologie. En étudiant la popularité du spectacle du football, je cherche les causes sociales de cette popularité157. Toutefois, l’originalité de l’objet de recherche et surtout le caractère de la première variable explicative (le système des sports qui se développe renvoie à l’idée de changement) m’amènent à interroger les enseignements tirés de la description du monde des sports. Si l’on reconnaît la démocratisation du sport (pratique et spectacle), on doit également raisonner en terme d’inégalités justement parce qu’il s’agit de démocratisation. Dès lors, en sachant à l’avance que le spectacle du football constitue la partie la plus populaire et générant le plus de débordements dans l’ensemble des spectacles sportifs, quel est son statut ? S’agit-il d’une conséquence de l’essor des sports ou n’est-ce pas plutôt un effet pervers ? Est-ce que le développement des systèmes des sports a affecté l’ensemble des parties qui les composent ? Parce que la connaissance du tout ne peut s’acquérir sans un connaissance des parties qui le composent158, je propose d’examiner de façon détaillée les taux de pratique sportive pour un certain nombre de disciplines.
75Selon les informations statistiques produites par le ministère de la Jeunesse et des Sports pour l’année 1990159, on se souvient qu’il existe des écarts importants entre les différentes fédérations du point de vue du nombre de licenciés ou de clubs. Ainsi si je me base sur les 75000 clubs et 6,7 millions de licenciés des fédérations olympiques, la population de licenciés des fédérations non olympiques agréées et délégataires n’en représente pas même un tiers (on peut faire le même constat s’agissant des groupements multisports…). Sur l’ensemble des disciplines olympiques, rares sont celles dont le nombre de licenciés a chuté entre 1980 et 1992 (c’est le cas de la boxe et du cyclisme pour des régressions respectives de 1,2 et 10 points). Quant aux vingt cinq autres disciplines olympiques, cinq ont vu leur nombre de licenciés plus que doubler (aviron, badminton, base-ball, tir à l’arc, voile) et six ont connu une augmentation de plus de 50 points. Au-delà des augmentations exprimées en pourcentage, je note que les plus fortes progressions en volume concerne le tennis (plus 600000 licenciés entre 1980 et 1990) et le football (plus 300000 licenciés sur la même période). Pour synthétiser, on dira par conséquent que la démocratisation de la pratique sportive est manifeste pour 95 % des disciplines olympiques. Toutefois, le comptage par proportions reste tout à fait relatif puisque les plus importantes progressions exprimées en pourcentage concernent des disciplines à la diffusion restreinte en 1980 (dans le cas du badminton par exemple, l’augmentation du nombre des licenciés est de plus de 580 points sur la base de 3215 pratiquants en 1980 contre 300000 au basket-ball). En mettant côte à côte les différents niveaux de progression de chaque fédération (olympique, non olympique, para-sportives, multisports, de handicapés, scolaires et universitaires), on constate que le nombre de licenciés a augmenté de plus d’un tiers. Aussi, en cumulant les licenciés des 30 disciplines non olympiques on obtient un total de 1010835 pratiquants en 1990 contre 1860949 licenciés pour le football uniquement – et à la même date –. En excluant les fédérations scolaires et universitaires pour lesquelles le jeu des doubles licences se généralise (ainsi que celui des fausses licences...), aucun total de licenciés ne dépasse le taux de pratique du football en France. En outre, en dehors du tennis160 aucune discipline n’a accueilli autant de nouveaux pratiquants que le football entre 1980 et 1990. Ces données confirment l’idée d’un développement quasi général des taux de pratique des disciplines sportives en France. Il y a donc de plus en plus de licenciés dans la grande majorité des cas (seulement une dizaine de disciplines ne sont pas parvenues à accroître leur nombre de licenciés sur un total de 42 disciplines retenues ici). Pour autant, ce constat ne remet pas en cause la suprématie du football et cette situation se confirme même d’année en année au regard de l’augmentation du nombre des licenciés.
76En 1990, les sports collectifs de salle ou de plein air forment l’ensemble des pratiques les plus populaires. Au total, on dénombre trois millions de personnes pratiquant l’un des sports parmi le football, le rugby, le handball, le basket-ball, le volley-ball. Toutefois, les écarts entre les taux de pratique sont considérables y compris à l’intérieur du corps des sports collectifs. Ainsi, il existait dix fois moins de handballeurs que de footballeurs en France en 1990. Alors que le basket-ball représente le sport de salle le plus pratiqué, on a presque six fois moins de basketteurs que de footballeurs. En France, seule la popularité du tennis peut « rivaliser » avec celle du football. Prenons l’exemple du judo. Avec ses 350000 licenciés en 1980, le judo appartient aux disciplines individuelles les plus populaires. Malgré une progression des effectifs de 30 points entre 1980 et 1990 contre 19 dans le cas du football, l’écart se creuse logiquement entre les taux de pratique (retard de 1202181 licenciés en 1980, retard de 1404518 dix ans plus tard). Et ce qui est montré ici pour le judo peut être reproduit dans tous les autres cas. En dépit d’un contexte de développement généralisé, il ne serait pas raisonnable d’affirmer que nous sommes dans l’âge du sport, tant certaines disciplines dominent. Si je considère le paysage des pratiques sportives, trois grandes catégories sont à distinguer. A un premier niveau se situent le football et le tennis, car la somme de leurs licenciés représente un peu moins du tiers de la population totale des licenciés en France en 1990161. Si je tiens compte ensuite des disciplines de plus de 200000 licenciés, j’en comptabilise sept au total. En dernier lieu, on trouve des disciplines dont la population varie de deux cents pratiquants (pentathlon) à 180000 (voile). Peut-on parler d’âge du sport lorsqu’un quart seulement des disciplines concerne plus de 200000 personnes ? Certes, le nombre des licenciés a considérablement augmenté ces vingt cinq dernières années mais l’écart des taux de pratique entre disciplines se creuse de plus en plus. La popularité ne concerne pas de plus en plus de pratiques, elle ne fait que se concentrer davantage là où elle était déjà présente. C’est ainsi que l’on constate un peu plus de licenciés de handball (180000) en France que de footballeurs dans le département du Pas-de-Calais (environ 200000). Voilà une situation qu’illustre, et explique, l’inégale diffusion des équipements sportifs sur le territoire. Au sujet de la question des équipements sportifs en France, deux manières peuvent en faire une variable capable d’interroger l’hypothèse de l’âge du sport. Premièrement, on peut s’intéresser aux variations géographiques des sports. Telle pratique est-elle, du point de vue des équipements qui sont nécessaires à sa mise en pratique, implantée sur l’ensemble du territoire ? Que nous apprendrait une analyse de ce type à propos des principales pratiques sportives en France ? Du point de vue des équipements sportifs et selon les quelques études françaises qui portent sur ce sujet, on sait que les sports répondent à des variations territoriales et que les territoires répondent à des variations sportives162. Toutefois, les données relatives à la notion de territorialisation des sports ont montré la particularité du football. Ainsi, de cette proposition axiomatique il faut exclure la pratique du football comme s’il s’agissait « d’une exception qui confirme une règle ». Si la considération de l’indicateur « équipements sportifs » selon la géographie semble intéressante, son exploitation reste néanmoins complexe : pour chaque pratique il semble exister des facteurs explicatifs quasiment exclusifs163. Deuxièmement, on peut confronter l’hypothèse de l’âge du sport à l’évolution du nombre des équipements sportifs en France. On ne parle donc plus ici des disparités .spatiales de la diffusion des pratiques sportives, on neutralise la variable de la répartition géographique pour mieux utiliser la variable purement quantitative. Toutes les disciplines sportives ont-elles bénéficié d’un développement analogue de leurs aires de mise en pratique ? Selon une première source164, entre 1960 et 1973, la progression du nombre d’équipements sportifs est générale. Ainsi, le nombre de stades et de terrains passe de 10000 unités à 16556 unités et il y a presque quatre fois plus de piscines en France en 1973 qu’en 1960. Quant aux salles de sports et gymnases, on passe de 1795 à 5543 sites en moins de quinze ans.
77Ces données vont dans le sens de ce que suggère l’expression d’âge du sport. Lorsque l’Etat décide au début des années 1960 de développer le potentiel sportif public, son action porte davantage sur les disciplines sportives les moins bien pourvues. Un tel propos n’est recevable, une fois encore, que si l’on raisonne en terme de proportion et non du point de vue du volume des équipements sportifs. On ne doit donc pas conclure à une réduction des écarts entre les moyens de pratiquer le football et les autres disciplines sportives. Les chiffres montrent en effet que le football a le plus profité des politiques de développement du sport en France entre 1960 et 1973. Par ailleurs, la diversification des systèmes des sports à partir des années 1970 n’a, semble-t-il, fait qu’accentuer une telle configuration. En outre, le développement de nouveaux lieux de pratique associés à la nature et aux sports de loisirs a eu pour conséquence de ralentir la politique d’expansion des sports traditionnels autres que le football. Voilà pourquoi, entre autres, ce sont les équipements de « grands jeux » qui sont aujourd’hui les plus diffusés sur le territoire. Afin de relativiser l’inégale diffusion des équipements sportifs, je propose maintenant d’observer les taux d’équipement et la nature de ceux-ci pour des communes françaises. Première constatation : en France et en 1988, environ une commune sur deux dispose d’un terrain de grands jeux (football, rugby pour l’essentiel) et une sur trois d’un court de tennis165. Cette situation s’explique par une demande sociale forte mais aussi parce que ces aires de pratiques font partie des moins coûteuses en moyenne pour une commune166. En ce qui concerne la diffusion d’équipements sportifs plus lourds (salles de sports, piscines, base de plein air...), elle est principalement en relation avec le système scolaire. Puisqu’une commune sur cinq dispose d’une salle de sports, ce type de site représente l’équipement le plus présent, sans doute parce qu’il est nécessaire dans le cadre de l’exercice de l’Éducation Physique et Sportive en milieu scolaire. Si je considère les taux d’équipement sportif des communes françaises, on remarque qu’ils varient en fonction de la taille de la commune. Les infrastructures sportives relèvent avant toute autre chose d’une logique socio-économique. De façon générale, plus la zone d’habitation d’un individu s’inscrit dans l’espace rural moins il aura de choix quant à sa pratique sportive (à condition qu’il ait décidé de pratiquer une discipline là où il réside). Selon mes données en effet167, et en ne considérant que les disciplines sportives dont la pratique n’est pas dépendante du milieu naturel, moins une zone d’habitations est peuplée, plus les possibilités de pratiquer un sport sont réduites. Ainsi, pour les communes françaises de moins de 2000 habitants, la sélection devra essentiellement se faire entre les pratiques dont l’exercice dépend des équipements suivants : terrains de grands jeux, terrains de petits jeux, courts de tennis en plein air (à condition qu’il y en ait plusieurs, par ailleurs cela limite la pratique durant les saisons d’hiver ou par temps de pluie bien sûr). Ici et en moyenne, les trois quarts au minimum des communes concernées disposent de ce type d’aires de pratique.
78En France, à la fin des années 1980, il faut habiter ou se rendre dans des villes de 20000 habitants pour pouvoir profiter d’un grand nombre d’infrastructures sportives qu’elles soient lourdes ou pas. Par ailleurs, en dehors des communes de moins de 500 habitants, ce sont toujours les terrains de grands jeux qui sont les plus présents favorisant ainsi la pratique du football. Si l’on ajoute le fait qu’environ 80 % de la population française réside en milieu urbain168, on saisit mieux la force de pénétration des pratiques et spectacles sportifs qui dépendent des « terrains de grands jeux ». Pour synthétiser, on doit souligner la politique de développement des équipements sportifs de toute nature sur l’ensemble du territoire français depuis le début des années 1960. Aussi, l’augmentation du nombre de licenciés depuis une quarantaine d’années ne représente qu’une conséquence logique d’une politique de développement des infrastructures sportives. Certes, on pourrait fort bien invalider une telle proposition en discutant la causalité. Si je prends par exemple le cas de l’augmentation du nombre de musées au cours des trente dernières années, on constate que l’augmentation des visiteurs n’est pas proportionnelle à la progression de l’offre muséale. Toutefois, peut-on dire de cette dernière qu’elle bénéficie d’un écho médiatique aussi puissant que celui du sport en général ? Chacun l’aura compris, l’évolution des systèmes des sports se signale par un processus de démocratisation des pratiques accentuant les inégalités entre les disciplines. En raison des contraintes économiques liées à l’installation et à l’entretien des terrains de sport, l’augmentation du nombre d’équipements sportifs a fonctionné à partir d’un calcul en proportion. En dépit d’un accroissement manifeste d’aires de pratique liées aux disciplines autres que le football, les écarts se creusent en volume. Selon que nous appartenons à telle ou telle catégorie sociale, les critères de choix d’une pratique sportive varient au gré des systèmes de valeurs des individus et de leur famille. Si dans les milieux aisés la pratique et le spectacle sportifs peuvent avoir une fonction de distinction sociale, pour le reste ils dépendent bien souvent de facilités d’accès. Aussi, en sachant que ce sont surtout les infrastructures liées au football qui sont le mieux et le plus diffusées, on en mesure toute sa popularité. Si je m’arrête sur l’indicateur des taux d’équipement sportifs c’est en raison du rôle qu’ils jouent à propos de la réussite d’un spectacle sportif. D’une part, plus une discipline sera pratiquée plus elle bénéficiera de spectateurs potentiels lorsqu’elle concernera ses meilleurs pratiquants. Et dans le cas du sport, les taux de pratique sont corrélés aux moyens de pratiquer, ce qui revient à considérer à la fois les pratiquants en exercice mais aussi ceux qui ne pratiquent plus, comme si la popularité d’un sport à un instant T lui garantissait des réussites futures. D’autre part, la multiplication des équipements d’une pratique motive la concurrence entre ceux qui en bénéficient.
B2 – Le football fausse l’image du système des sports
79Que puis-je dire de plus à propos des systèmes des sports français ? Certes, de plus en plus de personnes s’intéressent aux sports, que cela se manifeste au niveau de la pratique ou au niveau de son spectacle. Toutefois, ce regain d’intérêt s’est construit sur la base de sports dont la popularité dépassait déjà plusieurs centaines de milliers d’individus voici plus de trente ans. La dite démocratisation n’a fait qu’accentuer les inégalités entre les sports, les écarts se creusent toujours et la formidable réussite de quelques sports vient masquer l’impopularité de la grande majorité des autres éléments du système des sports français.
80Au niveau de la pratique, on constate plus de licenciés aujourd’hui que dans les années 1960 et leurs fédérations se structurent à partir de modèles organisationnels classiques. Il existe des délégations régionales qui n’ont guère de difficulté pour maîtriser des flux qui peuvent donc atteindre au niveau national deux millions de personnes environ comme dans le cas du football. Toutefois, la démocratisation de la pratique sportive formalisée n’a pas nécessairement débouché sur les effets attendus. D’une part, la massification de la pratique a peut-être « tendu » les cadres des sports rendant aux structures des fédérations un caractère coercitif que tous n’admettent pas. Aussi, on constate un développement à la fois des pratiques sportives dites « sauvages » et de pratiques nouvelles appartenant au domaine des loisirs sportifs. L’émergence de ce type de conduites sportives ne s’explique pas encore de façon rigoureuse entre les manifestations d’un effet d’âge et d’un effet de mode169. D’autre part, on a constaté combien la démocratisation du sport ne concernait pas l’ensemble des disciplines. Bien que la plupart des pratiques compte aujourd’hui davantage de licenciés que par le passé, les écarts se creusent entre les sports de base et les disciplines plus confidentielles. En dehors du tennis et du football, un sport hautement pratiqué concerne environ 250000 personnes. La démocratisation de la pratique sportive en général demeure donc tout à fait relative. Néanmoins, parce que l’objectif n’est pas uniquement de permettre au plus grand nombre d’accéder à la pratique du sport, on ne parlera pas ici d’âge du sport. Que dire du base-ball ou du hockey et de leurs 10000 licenciés, ou encore des 22000 joueurs de badminton ? Certes, si j’additionne les populations des licenciés de l’ensemble des disciplines sportives alors le niveau actuel de pratique est bien plus important que par le passé. De même, si la consommation de biens liés aux sports augmente, elle ne traduit pas nécessairement un âge du sport. Le sport n’a peut-être absolument rien à voir avec les styles vestimentaires des adolescents aujourd’hui. Que la « sape » des collèges et des lycées repose sur le survêtement nous dit peu à propos de la signification et de la démocratisation effective de la pratique du sport, sinon pourquoi cette course à la couleur blanche des vêtements ? Christian Pociello n’a pas remarqué autre chose170.
81Un même constat s’impose si j’aborde la dimension du spectacle sportif. Là encore, des indicateurs tendent à nous faire croire en un âge du sport en tant que spectacle. La presse sportive établit de nouveaux records chaque année depuis plus de cinq ans, les télévisions généralistes considèrent les sports comme un formidable produit d’appel visant à accroître les recettes publicitaires. On fait des stades d’aujourd’hui les cathédrales des siècles derniers. Pourtant, une simple observation suffit pour mesurer le nombre de spectacles sportifs victimes de « discrimination ». Et que le temps d’antenne du sport à la télévision française soit passé de mille à trois milles heures entre 1980 et 1994171 signifie, aussi, que les sports les plus populaires au début des années 1980 le sont encore plus aujourd’hui. D’autres facteurs viennent biaiser l’image que l’on se fait du sport en France. Premièrement, il faut reconnaître que le terme de sport renvoie à plusieurs significations. En tant que pratique, le sport correspond à la fois à une simple activité physique, à un amusement, à une compétition plus ou moins codifiée172. Un tel éventail assure une large popularité du sport mais celle-ci n’est pas toujours quantifiable. Comment comptabiliser la population de personnes qui s’adonnent à une activité physique dans l’intimité ? Suffit-il simplement d’établir une estimation à partir du nombre d’articles de « sports d’appartements » vendus sur une ou plusieurs années ? On voit qu’il est impossible de mesurer dans sa totalité la popularité du sport, tant ses formes d’expression sont diverses. Depuis la pratique institutionnelle jusqu’à l’activité physique libre et inscrite dans l’intimité des individus, il existe de multiples manières de « faire du sport ». Une telle diversification de l’offre sportive participe à la construction de l’image que les systèmes des sports véhiculent dans la conscience collective, des systèmes au développement continu et qui s’imposent comme un espace social de plus en plus important. En d’autres termes, ce qui caractérise l’univers de la pratique sportive c’est d’une part une multiplication des disciplines sportives et d’autre part un élargissement des modalités de la pratique sportive. Ainsi, j’ai constaté l’augmentation du nombre d’adhérents aux clubs de sports, une structure dans laquelle chacun est libre de s’insérer ou non dans la compétition sportive. J’ai également examiné le développement de pratiques informelles. Elles apparaissent dans les cités françaises au début des années 1980, et sont aussi appelées sports auto-organisés ou pratiques sportives renouvelées173. Ce qui caractérise donc la pratique sportive aujourd’hui tient moins en une démocratisation qu’à une diversification des disciplines et des façons de les pratiquer. S’agissant du spectacle sportif, là encore, des éléments perturbent ma manière de voir le spectacle des sports en général. Par exemple, la médiatisation à outrance de quelques sports a pu nous faire croire qu’il s’agissait de l’ensemble des sports. Or, j’ai montré combien la médiatisation se concentrait sur trois ou quatre disciplines en moyenne. Ainsi, le spectacle de certaines pratiques n’est-il suivi que par quelques centaines de spectateurs au mieux, et lors de compétitions de haute volée. Parce que le média montre des stades pleins, parce qu’il donne une image de tribunes chantantes et colorées, on s’imagine qu’il en est ainsi de tous les stades et de tous les sports de base. La pénétration médiatique atteint l’image du sport, la modifie, la lisse et même la détermine.
82Faut-il encore utiliser la formule « âge du sport » ? Je devrais plutôt insister sur la prédominance du sport spectacle, dans une société du spectacle et des spectacles. Bien que je ne souhaite pas rentrer dans une problématique basée sur la société du spectacle, il faut bien admettre que ce qui caractérise les systèmes des sports aujourd’hui concerne la société d’un point de vue global. Que peut-on savoir d’elle qui ne soit pas à la fois facile à comprendre et spectaculaire ? En vérité certaines formes du sport s’intègrent parfaitement dans la dynamique du spectaculaire et l’on réduit bien souvent les système des sports à leurs seuls attributs spectaculaires. Le danger de cette vision est de croire que ce que l’on perçoit correspond à ce qui est réellement. Aussi, en fonction de quelques caractéristiques de certains sports on se construit une image du sport en général ; une telle position fragilise l’analyse sociologique qui porte sur un élément du sport. Si nous ne prenons pas garde aux dérives du traitement dont il est l’objet, on peut fort bien en arriver à l’expliquer d’une façon totalement fausse. Aussi, compte tenu des informations contenues dans cette section, je ne peux pas expliquer la réussite du spectacle footballistique à partir d’un intérêt grandissant pour le sport en général, ni réduire la popularité du football car elle ne représente pas que la manifestation des changements qui ont touché les systèmes des sports dans leur globalité. La ferveur populaire à l’égard du football, l’augmentation des niveaux de mobilisation collective dans les stades demeurent une particularité de l’espace des sports en tant que spectacle. L’oublier serait une erreur.
83J’écrivais plus avant qu’il serait nécessaire d’en venir à résoudre la question suivante : peut-on dire que le niveau de pratique d’une discipline conditionne la réussite de sa mise en spectacle ? L’examen des systèmes des sports devait me conduire aussi à identifier les causes de la popularité du spectacle sportif. A ce stade, je n’ai pas encore discuté de façon approfondie de la validité de l’hypothèse de l’âge du sport. Plus exactement, je remets en cause l’expression même ainsi que sa signification. Après une analyse relativement détaillée, on constate que les système des sports se caractérisent par une plus grande diversité de contenu et par un nombre croissant des licenciés des fédérations qui le composent. On ne peut parler ici que d’une cause ambiguë174. Quant à savoir si les taux de pratique conditionnent les mobilisations des spectateurs (pour une même discipline), l’exemple du football montre un équilibre entre les deux dimensions. Avec ses deux millions de licenciés à la fin des années 1990, la Fédération Française de Football participait activement à la réussite du spectacle footballistique professionnel. Tandis que le nombre de pratiquants continue de croître, la Ligue Nationale de Football enregistre une progression constante de l’affluence moyenne dans les stades des clubs professionnels de football. Je ne suis cependant pas en mesure de tirer des conclusions identiques pour les autres grands spectacles sportifs français. Toutefois, on ne peut en déduire que le rapport entre pratique et spectacle concernant le football est invariablement le plus élevé dans les systèmes des sports175. La réussite du spectacle footballistique est telle qu’une correspondance entre les rapports de plusieurs disciplines ne remettrait pas en cause la nature de mon interrogation. Mais que sait-on de manière précise de l’état des spectacles sportifs en France ?
84Si je me réfère à quelques travaux en économie du sport176, il existe un véritable marché du spectacle sportif. Par conséquent, il est possible de raisonner en terme d’offre et de demande et tout porte à croire que l’on se dirige vers une saturation. En effet, parce que le spectacle des sports populaires répond avant tout à une logique mercantile, tout se passe comme s’il fallait proposer aux amateurs de sports un maximum de services. Les offres se multiplient comme elles se diversifient mais à l’intérieur même d’un spectacle déjà hautement proposé ; la nature du produit reste inchangée tandis que l’on renouvelle sa forme (on prendra l’exemple de la diffusion récente du football sud-américain sur certains canaux numériques français). Les spécialistes constatent une aggravation du déséquilibre offre-demande, ce qui revient à envisager une désaffection des espaces dans lesquels on peut voir le sport à « sa façon ». Je devrais donc constater une régression des assistances aux spectacles sportifs en France, surtout si ceux-ci concernent des disciplines où existe un déséquilibre entre l’offre et la demande. Or, s’agissant du football, je sais qu’il n’en est rien puisque l’affluence moyenne dans les grands stades de football continue de progresser à un rythme soutenu en France et dans la plupart des pays d’Europe. Quant aux spectacles sportifs d’une autre nature, les données dont je dispose sont rares et imprécises. Néanmoins, d’après une enquête de l’INSEE, on reconnaît qu’en dehors du football ils ont attiré pratiquement deux fois moins de français en l’espace de vingt ans (entre 1967 et 1987)177. Une telle donnée souligne combien les mobilisations dans les stades de football constituent une particularité des systèmes des sports. De fait il n’est pas étonnant de lire de la plume d’auteurs reconnus en ce domaine, que nous assistons à une « footballisation » de la société comme je l’ai très tôt mentionné. Mais pourquoi ce spectacle là profite-t-il le plus du développement des sports en France ? Pour Christian Bromberger, par exemple, le football représente « la bagatelle la plus importante du monde » parce qu’il se prête tout à fait à la spectacularisation178, parce qu’il représente ce qui se ferait de mieux en matière de support symbolique. Certes, les matchs de football ne sont pas les seuls à nous faire passer en quelques secondes d’un état émotionnel à un autre. De même, peut-on dire du football qu’il correspond à l’idéal du spectacle sportif sachant que bien d’autres sports présentent des propriétés analogues ? On peut en effet tout autant retrouver de l’esthétisme ou même de l’incertitude dans le spectacle du rugby ou du basket-ball. Le fait est que le processus d’identification fonctionne parfaitement dans le cas du football, et c’est bel et bien l’intensité de la partisanerie autour du football qu’il faut interroger.
85Mais en quoi la popularité du football fausse-t-elle l’image des systèmes des sports ? Malgré un contexte de plus en plus concurrentiel, l’affluence dans les grands stades de football français ne régresse pas puisque les spectateurs dépassent régulièrement le seuil des 20000 entrées, en moyenne. Tout se passe comme si rien n’entamait la popularité du football. Alors, les changements à l’intérieur des systèmes des sports ne bouleversent pas la mobilisation autour du football. Le cas du football demeure une particularité puisqu’il ne contente pas l’attente de l’économiste vis-à-vis d’une fonction classique de demande179. J’écrivais que le football est de plus en plus populaire malgré une concurrence pressante à l’intérieur du système des spectacles sportifs. Quels sont ses concurrents ? A un premier niveau on trouve le football lui-même puisque les retransmissions des matchs se multiplient à la télévision. Alors que le spectacle du football constitue l’élément sportif le plus regardé à la télévision, il ne modifie pas, globalement et sur une année180, les affluences dans les stades. Deuxièmement, j’ai montré que ce qui caractérise les systèmes des sports c’est une diversification des pratiques sportives. Aussi, compte tenu de la relation de causalité entre pratique et spectacle, je suis tenté de présenter l’élargissement de l’éventail des sports comme un élément concurrençant la popularité du spectacle footballistique. Là encore pourtant, on ne constate aucune influence négative sur l’affluence dans les stades de football. Aucun élément des systèmes des sports n’est en mesure de vider les stades de football sur une saison et pour l’ensemble des enceintes des clubs de football français du plus haut niveau. Pour être tout à fait juste, je dirai que le principal concurrent du football est le football. Il arrive que son spectacle concurrence sa pratique. Chez les amateurs par exemple, la retransmission d’un match de haut niveau peut aisément perturber une séance d’entraînement, voire même le déroulement de la traditionnelle compétition dominicale. On peut en outre concevoir qu’un spectacle concurrence un autre spectacle de même nature, ce qui n’est pas le propre du football ni même du sport. En dépit d’une vérification partielle, cette proposition ne détermine que faiblement l’état des affluences dans les stades.
86Le football, comme pratique et comme spectacle, domine outrageusement la planète des sports. Hautement médiatisé dans une société privilégiant les spectacles – les exemples ne manquent pas –, il semble parfois étouffer y compris ceux qu’il passionne : un sixième des licences sportives concerne le football, la pratique du football est la seule qui soit diffusée sur l’ensemble du territoire, malgré une concurrence accrue l’affluence moyenne des stades progresse, le football est le produit de base d’un marché de la presse sportive en expansion. En effet, tandis qu’un septième des hebdomadaires liés au sport concerne le football, un quart du nombre total d’exemplaires de la presse hebdomadaire sportive se rapporte au football. Dans la catégorie des mensuels, un huitième des titres traite uniquement du football, alors que leur part dans la diffusion s’élève à un septième181. La popularité du football est telle qu’elle pourrait fort bien amener les professionnels de l’information sportive à créer un quotidien sur le football. Peut-être est-ce à l’étude. Quoi qu’il en soit, on soulignera au passage la modification de périodicité du titre France Football (devenu bi-hebdomadaire en 1998). Si l’état du football moderne (pratique et spectacle) fausse à ce point l’image que l’on pouvait se faire du sport en général (réduite dans la formule « âge du sport »), c’est en raison de sa présence médiatique dans le sport. Que l’on pratique ou que l’on ne pratique pas de sport, se faire une image de ce qu’est le sport aujourd’hui passe par des éléments qui communiquent ce qui s’y passe. On pourrait alors songer à se construire une représentation à partir des médias c’est-à-dire de la télévision, des radios ou de la presse écrite. Ceci n’est pas impossible puisqu’il existe une interpénétration très forte entre le sport et les médias. Toutefois, les médias fournissent une certaine image du sport. Certes, ceux qui y travaillent choisissent plus ou moins librement leurs sujets, donc leurs manières de voir. Le problème réside dans la nature de l’information, une information qui semble être la même pour tous. Car quand les médias parlent de sport, je veux dire de façon régulière et quasiment quotidienne, ils parlent nécessairement des éléments les mieux inscrits dans leur logique de fonctionnement. Et parce que la plupart les médias se soumettent aux contraintes commerciales, l’objet sport est profondément réduit à ses expressions les plus spectaculaires ou les plus rentables182. Tous les acteurs du monde du football n’en tirent pas profit.
Eléments de conclusion
87Le travail de cette partie devait permettre de caractériser le contexte de l’action des supporters de football, et d’identifier de la sorte certaines causes des mobilisations collectives autour du football depuis leur importance jusqu’aux violences qu’elles concentrent parfois. Parmi ces fragiles relations causales certaines relèvent de visions liées aux sports en général, au football en particulier, à la médiatisation et au statut du spectacle dans la société. D’autres concernent plutôt ce qui se raccroche aux processus de socialisation, à leurs évolutions tout cela étant présenté cependant sous la forme de tendances. Ces divers éléments forment les deux seules pistes explicatives dont on dispose, pour l’instant, en vue de résoudre cet énigmatique supporterisme. J’ai souhaité les relier, c’est-à-dire faire du tendanciel affaiblissement des formes traditionnelles de cohésion sociale le moteur du développement de la pratique et du spectacle sportifs. Or, ici et là, j’ai pu proposer au lecteur de quoi invalider chacune de ces pistes et ce faisant l’hypothétique relation de causalité dans laquelle elles se trouvaient. En même temps, j’ai apporté de quoi ne pas totalement infirmer les différentes propositions suggérées par cette première étape de type fonctionnaliste/ déterministe. Que faut-il donc conserver ici ? Faut-il tout évacuer et se contenter essentiellement de ce qui va procéder d’une démarche plus empirique ? Voici de quoi aider le lecteur dans ses choix. Tout d’abord et bien que je ne disposais pas en dehors du football de données très précises à propos des affluences autour des disciplines sportives, il semble qu’il existe une corrélation relativement régulière entre pratique et spectacle183. Par conséquent, le développement du sport dans sa configuration actuelle ne remet nullement en cause l’hégémonie du football. Par ailleurs, j’ai également démontré combien le spectacle du football s’inscrit dans une structure de forte concurrence. Or, une fois encore, on ne constate pas le recul de la popularité du football. Que le football soit le principal concurrent du football traduit toute sa puissance à l’intérieur du monde des sports. En définitive, je ne suis pas en mesure de tenir un discours tranché à propos du poids explicatif de l’âge du sport. Si d’un côté de nombreuses données invalident l’hypothèse, me commandent d’en modifier la formule184 et rendent à la popularité du football un caractère exceptionnel, de l’autre je suis amené à relativiser ma vision des affluences dans les stades de football parce que le sport dans son ensemble intéresse de plus en plus de personnes. Mais il s’agit ici de pratiquer la modération. Un autre élément de cette partie concernait le football en particulier et mes recherches ont permis d’évoquer deux causes quant à sa popularité aujourd’hui. Premièrement, j’ai montré la corrélation entre les niveaux de pratique et la diffusion des équipements sportifs. Avec un peu plus de 13000 terrains de grands jeux présents sur le territoire, les sports collectifs de plein air disposent des meilleures conditions de développement de la pratique à l’intérieur du système des sports. En outre, compte tenu de l’évolution du nombre de ces espaces sur les 30 dernières années, on peut dire que ce sont ces disciplines qui ont le mieux profité (en volume) des politiques de développement de la pratique physique. Cependant, l’existence de moyens de pratiquer tel ou tel sport n’en garantit pas nécessairement l’exploitation. Comment rendre compte des niveaux d’exploitation des terrains de grands jeux ? Sachant qu’aucun autre espace de pratique n’est autant diffusé sur le territoire et puisque la proximité des lieux de pratique sportive correspond à un critère de choix, alors l’exploitation est conditionnée par le nombre des lieux de pratique. Ceci n’a rien d’original, je considère le rôle déterminant de l’offre sportive pour caractériser la demande sportive. Cependant il ne faut pas penser que le reste de l’ouvrage consacrera une place de choix à un quelconque déterminisme. Je me suis ici intéressé aux causalités d’ordre structurel et précisément à la structure des systèmes des sports. Une telle proposition s’applique à la fois sur le plan des stratégies individuelles des pratiquants, au niveau des politiques locales de développement d’une pratique sportive organisée et peut être relayée par l’orientation pédagogique prise par les acteurs locaux de la société scolaire185.
88J’ai aussi insisté sur le niveau de médiatisation du spectacle footballistique pour rendre compte de sa popularité. Là encore, se pose le problème du sens de la relation causale. Si la médiatisation à outrance relève d’une forte demande sociale, on peut tout autant considérer que cette même médiatisation constitue un moyen de promotion du football. Les médias ne se contentent pas de relater les événements sportifs. Ils les fabriquent, c’est-à-dire qu’ils ont des intérêts dans bon nombre de spectacles sportifs. D’une part ils peuvent assurer l’écoulement des titres de presse liés aux événements auxquels ils participent activement, d’autre part ils bénéficient des retombées commerciales issues de spectacles sportifs rentables. Par conséquent, pour certains d’entre eux l’engagement dans le sport rapporte deux fois. Une telle configuration a deux significations : la présence médiatique relève d’une demande sociale, elle fonctionne comme un moyen de promotion du sport. La question du sens de la causalité « présence médiatique/popularité d’un sport » n’appelle pas de réponse tranchée. Dans le sport, les médias naissent de la popularité d’un spectacle dont le maintien et la réussite dépendent d’eux. Je dirai en conséquence de la télévision et de la presse écrite spécialisée qu’elles constituent des relais à propos des sports les plus populaires et du football en particulier. Finalement, qu’il s’agisse de la diffusion des équipements sportifs liés à la pratique du football ou de la présence médiatique autour du football, il existe là un formidable terreau structurel par lequel toute entreprise d’explication de la réussite du spectacle footballistique et de ses débordements doit commencer. Et si ces deux éléments permettent de distinguer plus particulièrement le succès du football, si ils fournissent de quoi en faire un élément à part des systèmes des sports contemporains, ils ne suffisent pas. Plus globalement, l’interrogation des systèmes des sports a donné de précieux enseignements concernant la popularité du football mais elle ne dit rien si l’on quitte un raisonnement comparatif du type football/autres sports. Comment rendre compte alors des différences d’affluence dans les stades de football français, alors que la nature du spectacle qui s’y déroule consacre un niveau de jeu identique ? Pourquoi, d’un stade à l’autre, les mobilisations des supporters varie du simple au double alors que ce que l’on voit appartient à un niveau de pratique identique ? Pourquoi tous les supporters ne participent-ils pas aux violences dans et autour des stades ? Pourquoi ceux qui en sont les auteurs ne reproduisent-ils pas mécaniquement ces comportements jugés déviants ?
89Je le précisais lors de l’introduction générale, j’ai choisi de comprendre la réussite et les violences du spectacle footballistique en me concentrant sur des passionnés qu’ignore le début de l’explication. On m’a reproché cette manière de faire. Je crois néanmoins utile de positionner les figures sociales dans leur décor, aussi globalisant et systémique soit-il. Je sais par exemple pertinemment qu’un processus de socialisation lambda n’a pas d’état central figé, de structure ressemblant à une espèce de continuum, d’organisation générale rendant grâce à un quelconque évolutionnisme ou à son contraire. Moi, vous et les autres vivons une pluralité d’expériences à l’apparence trompeuse, à la ressource socialisatrice plus ou moins directement exploitable. Aussi, présenter tout cela sous la forme d’un système commun à un grand nombre de personnes paraît peu convaincant. Cela étant, on ne peut contester le fait que les espaces traditionnels de liant social évoluent : on parlera de crise de la société, de renouvellement des moteurs de cohésion sociale, de redéfinition voire de ré-appropriation par effets de génération de modes de sociabilité éprouvés. Bien évidemment le corps social produit du changement social, donc de la nostalgie et de la mélancolie. Mais il réjouit aussi et dans ce cas on évoquera plutôt l’idée d’une société du progrès, de la modernité. En vérité, je ne peux pas classer le supporterisme et les pratiques qu’il dissimule sur tel ou tel axe explicatif puisque personne n’a connaissance du nombre et des genres de l’ensemble des insatisfaits, des déçus, des modernes. Nous pouvons supposer, avec les auteurs occupés à caractériser l’évolution des valeurs dans tel ou tel compartiment social, que la société amènerait une partie indéfinie de ses membres là où chacun trouverait de quoi s’adapter à ce qu’elle génèrerait : la nostalgie d’un équilibre social passé, la contemporanéité d’une identité sociale basée sur la mise en scène spectaculaire. La réussite du spectacle footballistique ne serait qu’une manifestation supplémentaire d’une dimension toujours plus populaire du temps des loisirs : celle contenant les diverses pratiques du spectacle. L’aller au stade, l’aller au cinéma... autant d’activités sociales aux significations et aux modalités hétérogènes, aux pratiquants soucieux d’assister à un jeu de mises en scène comme pour mieux se mettre en scène socialement. Comme pour vivre plus intensément un temps privé. Comme pour partager pendant quelques instants l’imprévisible, le spectaculaire, l’originalité, l’intelligence, la légèreté, la bêtise, l’indiscutable ou tout cela à la fois.
90On le comprend bien, tout cela concerne les supporters en tant que personnes et ne se vérifie qu’à leur contact. En même temps, tout cela semble vouloir signifier qu’elles maîtrisent totalement leurs agissements m’obligeant dès lors à m’installer au milieu des subjectivités. La logique explicative apparaît clairement, du global au local, du « macro » au « micro » : comme j’ai d’abord voulu montrer le spectacle footballistique en tant que réalisation sociétale, je me suis heurté à de nombreuses ambiguïtés m’invitant à davantage de précision. Mais l’audience et les violences du plus populaire des spectacles sportifs ne seraient pas aussi difficiles à expliquer sans une « interférence » de premier choix : elle nous vient de quelques hommes et de plusieurs évènements dont ils sont en grande partie responsables. Avant d’être le produit des passions individuelles du plus grand nombre, le spectacle footballistique renvoie effectivement à une fabrication humaine : l’organisation. Dans ce livre. Mais les conditions organisationnelles du supporterisme précèdent-elles réellement l’ensemble des conditions individuelles ? Rien n’est moins sûr, d’autant que cette première partie n’a pas indiscutablement démontré le rôle déterminant et initiateur du contexte social.
Notes de bas de page
1 Cf. Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, coll. Sociologies, 1991 (1981 pour la 1ère édition française), p. 164.
2 Raymond Boudon, Traité de sociologie, p. 7-14.
3 Ibid., p. 9 et p. 14-15.
4 On connaît l’éternelle querelle entre explication et compréhension. Si ce travail situe la place de la compréhension à l’intérieur des temps constituant une recherche visant l’explication, tous ne feront de même. Si je prends l’exemple de Pierre Bourdieu, l’essentiel c’est de « comprendre le social, à commencer par le pouvoir » cf. « Une science qui dérange », in Questions de sociologie, Paris, Les Editions de Minuit, 1984, p. 28. Mais la question de la distinction entre compréhension et explication ne doit pas détourner ici : je n’ai pas les moyens de la discuter autrement qu’en me ralliant à ceux qui pensent que l’explication ne concerne pas uniquement les sciences de la nature. Ce livre illustrera tout à fait ma position.
5 L’existence d’un paradigme commun à toutes les production sociologiques est-elle nécessaire ? Ne peut-on pas plutôt se mettre d’accord sur l’intérêt d’un pluralisme ? Sur ce point. Traité de sociologie, p. 15-16.
6 Voir Pierre Bourdieu, « Le sociologue en question », in Questions de sociologie, p. 37-39.
7 Ibid., p. 19-20 en réponse à la question : « Pourquoi la sociologie fait-elle particulièrement problème ? ».
8 Cf. Traité de sociologie, p. 22.
9 Ibid., p. 23.
10 Cf. Emile Durkheim, Le suicide, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1990 (1930), p. 1.
11 Cf. Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, p. 85-86.
12 Un autre problème se poserait si l’on considérait toutes les personnes. il faudrait pouvoir les « sonder » toutes y compris lors d’une même mobilisation. Un tel projet est évidemment irréalisable.
13 En effet, l’importance de la mobilisation collective dans certains stades empêche les non abonnés ou les supporters non cartés d’assister aux rencontres jouées par leur équipe favorite. On sait que dans le cas du RCL par exemple, en fonction du nombre d’abonnements vendus avant le démarrage de la saison (environ 30000 pour la saison 2000/2001), il est extrêmement difficile de trouver une place libre dans le stade. Et si une telle situation reste pour le moins marginale en France, on ne peut en dire autant en ce qui concerne d’autres pays comme l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie ou même l’Espagne.
14 Ces deux modalités se recoupent puisque beaucoup de supporters membres d’un groupe sont abonnés.
15 Je précise bien « des acteurs des tribunes » puisqu’il faut également prendre en compte d’autres types d’acteurs : les dirigeants des clubs, les agents des forces de l’ordre mobilisés dans les stades.
16 Selon les modalités de l’abonnement classique, il s’agit de l’ensemble des matchs joués dans le cadre d’un championnat (l’abonnement peut aussi faciliter l’accès à d’autres compétitions).
17 Ceci illustre parfaitement l’intérêt du pluralisme en sociologie. Aussi bien au niveau des manières d’appréhender un objet que des méthodes que l’on emploie pour soulever le problème posé. Autrement dit, la question de l’utilité d’une « unité » vaut tout autant dans le choix d’un objet de recherche, du point de vue de la méthodologie et des références théoriques.
18 Cf. Jean-François Bourg, Football business, Paris, Orban, 1986 ou encore L’argent fou du foot, Paris, La Table Ronde, 1994.
19 Cf. Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Hachette, coll. Pluriel, 1999 (1991).
20 Cf. Marc Augé, « Football. De l’histoire sociale à l’anthropologie religieuse », Le Débat, n° 19, Paris, Gallimard, 1982, p. 59-67.
21 Cf. Patrick Aidan, Le football professionnel, Thèse de doctorat, Université de Paris 7, 1989 et Jean-Michel Faure, Charles Suaud, Hassen Slimani, Le football professionnel à la française, Paris, PUF, coll. Sociologie d’aujourd’hui, 1999.
22 Par exemple Alfred Wahl, (1990), La balle au pied. Histoire du football, Paris, Gallimard, coll. Découvertes Sports et Jeux, 1997.
23 Cf. Christian Bromberger avec la collaboration d’Alain Hayot et Jean-Marc Mariottini, Le Match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, coll. Ethnologie de la France. Regards sur l’Europe, 1995.
24 Cf. Patrick Mignon, La violence dans les stades, Les Cahiers de l’INSEP, n° 10, Paris, INSEP, 1990.
25 Là encore la liste serait trop longue depuis les travaux d’Alain Caillat jusqu’à ceux de Jean-Marie Brohm. Toutefois, pour se faire une idée encore plus précise de ce type de discours cf. Jean-Pierre Escriva, Henri Vaugrand, (éds.), L’opium sportif. La critique radicale du sport de l’extrême gauche à Quel Corps ?, Paris, L’Harmattan, coll. Espaces et Temps du Sport, 1996.
26 Cf. Joffre Dumazedier, Révolution culturelle du temps libre 1968-1988, Paris, Editions Méridiens Klincksieck, 1988.
27 Cf. Norbert Elias, Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Editions Pocket, collection Agora, 1998 (1986).
28 Cf. Paul Yonnet, Systèmes des sports, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 1998.
29 De fait, je rejoins tout à fait le point de vue de Julien Freund que cette formule résume parfaitement : « C’est un œil neuf qu’il faut, sans renier la tradition, pour faire de la recherche une exploration », in Georg Simmel, (1970), Sociologie et épistémologie, introduction de Julien Freund, p. 78.
30 On retiendra par exemple cette formule : « La déroutinisation va plus loin dans les activités de loisir, mais, là-aussi, elle est une question d’équilibre. La déroutinisation et le relâchement des contraintes sur les émotions sont étroitement liés. Que ce relâchement des contraintes soit lui-même socialement et individuellement contrôlé est une caractéristique très nette des activités de loisir, et ce non seulement dans des sociétés industrielles fortement ordonnées, mais, pour autant que l’on puisse en juger, dans toute autre société », cf. Sport et civilisation. La violence maîtrisée, p. 130.
31 L’auteur présente en fait les « nouvelles valeurs » du temps libre, leurs répercussions directes et indirectes aux différents âges de la vie. Le fait est que l’essentiel de son raisonnement par rapport au développement des loisirs s’établit avant, pendant et après l’âge du travail. Voilà pourquoi on peut écrire que l’essor des loisirs représente, pour Joffre Dumazedier, la manifestation d’une révolution culturelle du temps caractérisée en grande partie par une diminution du temps travaillé. Bref, si les loisirs surgissent socialement ils le doivent essentiellement à l’espace laissé par la raréfaction du travail. Cf. Joffre Dumazedier, Révolution culturelle du temps libre 1968-1988, déjà cité.
32 Cf. Emile Durkheim, De la division du travail social, cité ici par Alain Degenne et Michel Forsé, Les réseaux sociaux, Paris, Armand Colin, coll. U, 1994, p. 218-219.
33 Puisque l’effort de simplification du réel fait partie de la tâche du sociologue, voici ce qu’il convient d’entendre par système des sports : il recouvre l’ensemble des pratiques et des spectacles sportifs, mais aussi l’ensemble des relations que les éléments de cet ensemble nouent avec d’autres champs sociaux .
34 Jean-Marie Brohm représente l’auteur français le plus fécond dans le champ de cette sociologie du sport, cf. Jean-Marie Brohm, (1976), Sociologie politique du sport, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, coll. Forum de l’I.F.R.A.S., 1992.
35 Qui représenterait par conséquent la traduction d’un affaiblissement des cercles traditionnels de sociabilité et d’appartenance (les structures familiales, la religion, la société scolaire, le monde du travail).
36 On entendra le terme de sens en tant que cause. De fait, je considère la méthode compréhensive comme une étape de la recherche. Je reviendrai plus loin sur cet aspect.
37 Cf. Traité de sociologie, déjà cité, p. 28.
38 Il s’agit en fait des énoncés qui se rapportent étroitement à l’objet de la recherche (Karl Popper les appelle aussi des énoncés singuliers mais a choisi de modifier ce terme, sans doute pour éviter les confusions) et que je pose comme vrais au départ. Pour autant, n’oublions pas qu’il faut que ces énoncés soient falsifiables c’est-à-dire que je respecterai le principe de la falsifiabilité. En effet, dans le cas contraire on ne voit pas où mènerait la recherche. Sur ce point, Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, Paris, Editions Payot, coll. Bibliothèque scientifique, 1973 (1958), p. 24 à 35.
39 Compte tenu du caractère macrosociologique de la première hypothèse, je devrais plutôt parler d’un contexte d’action des acteurs qui s’engagent dans l’univers des pratiques récréatives et de sociabilité.
40 Cf. La logique de la découverte scientifique, p. 57-59.
41 Je ne souhaite pas faire l’écho d’un quelconque déterminisme, je pose simplement par principe méthodologique qu’une action est toujours située dans un contexte qui la contraint en partie.
42 Sur ce point, voici l’extrait du point de vue de Raymond Boudon : « Le sociologue, l’économiste, le démographe sont ainsi dans une situation très différente de celle du physicien. Les lois qu’énoncent les premiers ont une validité locale. En outre, la frontière décrivant la zone de validité d’une loi est. dans les sciences sociales, pratiquement toujours incertaine... », in La place du désordre, Paris. PUF. coll. Quadrige, 1998 (1984), p. 77.
43 Loin de moi l’idée d’embrouiller le cadre théorique de la recherche. Si les hypothèses de l’âge du sport et d’un contexte social favorable à la montée du sport constituent le premier temps d’une analyse appartenant à la sociologie actionniste, elles relèvent par la même occasion d’une vision globalisante et relativement déterministe de la société. En fait, c’est parce qu’elles visent à déterminer le contexte d’action des supporters dans leur ensemble que ces énoncés s’inscrivent dans une perspective holiste. D’une certaine manière, je fais de ce courant théorique un outil au service d’une vision plus contemporaine. Bien que ma volonté soit aussi de démontrer que ce type d’explication demeure insuffisant, en agissant de la sorte je succombe en quelque sorte au charme du holisme tout en sachant que le deuxième temps du livre brisera, peut-être, son pouvoir de séduction sans pour autant annuler les données réelles sur lesquelles il repose.
44 D’après la définition proposée par Emile Durkheim, in Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1990 (1937), p. 14. En réalité, ce sont essentiellement les phénomènes relatifs aux deux hypothèses macrosociologiques qui se rapportent tout à fait à la définition donnée par l’auteur. Que l’on parle d’un renouvellement des formes d’attachement ou bien de l’âge du sport, ces phénomènes supposés se veulent présents « dans l’étendue de la société ». Le fait est qu’il m’est impossible d’en dire autant à propos de la popularité du football et des violences qu’elle contient. C’est-à-dire que les faits évoqués par les deux premières hypothèses ressemblent à des tendances sociales alors que la popularité parfois déviante du spectacle du football concerne bien moins d’individus. Du coup, si l’on se fie de manière littérale à la définition du fait social d’après Durkheim, on ne voit pas comment placer la popularité du football à l’intérieur de la catégorie des « faits sociaux »...
45 S’agissant de l’affaiblissement du rôle de l’espace religieux, on citera une production dont le titre fait référence à l’une des constatations établies par Max Weber, cf. Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 1985. Quant au développement de la consommation du sport-spectacle (entre autres « choses ») et à l’affirmation de sa fonction agrégeante, on retiendra les dernières productions de Paul Yonnet et notamment Travail, loisir. Temps libre et lien social, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines. 1999.
46 En tant que l’apparition de nouveaux moyens de créer du lien social constitue une dimension à propos de l’explication de l’objet de recherche, on doit pouvoir l’expliquer ou la « spécifier » à l’aide d’instruments que l’on appelle des indicateurs. Cette méthode de travail n’est certes pas nouvelle mais elle a le mérite de décomposer une dimension (ou un concept, ou une notion, ou une variable si l’on observe l’étude globalement). Dans un ouvrage devenu célèbre, on nous invite même à utiliser un grand nombre d’indicateurs en vue d’expliquer de manière rigoureuse et quasi certaine (pour ne pas dire en dehors du probable) une dimension. Sur cette méthode, Raymond Boudon, Paul Lazarsfeld. Le vocabulaire des sciences sociales, Paris-La Haye, Mouton, deux premiers tomes, 1965 et 1966.
47 Parce que finalement, les données utilisées ici sont le résultat de recherches effectuées par d’autres en vue d’attirer l’attention sur des phénomènes sociaux qui. de leur point de vue, posent problème. Autrement dit, il ne faudra pas en considérer les différentes configurations comme les expressions réelles et totales. Si j’écris qu’il y a un affaiblissement du rôle « constructeur » de la famille, cela reviendra à penser que cela ne s’applique pas à toutes les situations.
48 Qu’est-ce qu’une « bonne » analyse fonctionnelle ? Je crois qu’il est impossible de répondre à une telle question simplement parce qu’une telle approche ne se caractérise pas par une corpus formel de règles : « La recherche des fonctions, ou analyse fonctionnelle, est à la fois la plus féconde et sans doute la moins codifiée des méthodes d’interprétation sociologique », cf. Robert King Merton, Eléments de théorie et de méthode sociologique. Paris. Armand Colin, 1997 (1953), p. 61.
49 Je cite pour référence les propos de Malinowski rapportés par Robert King Merton : « Ici l’hypothèse fonctionnaliste (...) se doit de montrer de quelle manière la croyance et le rite travaillent en faveur de l’intégration sociale et de l’efficacité technique et économique de la culture tout entière – et donc indirectement en faveur du bien-être biologique et mental de chaque individu particulier », ibid., p. 69.
50 Cf. Claude Dubar, La socialisation : construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, coll. U. 1998 (deuxième édition revue, troisième tirage), p. 24.
51 Même si cela ne s’applique pas à l’ensemble des catégories sociales, on peut en effet considérer que le temps passé par les jeunes dans la cellule familiale est plus important aujourd’hui en raison par exemple d’une prolongation de la jeunesse liée à un effet de scolarisation, cf. Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, Paris. Armand Colin, coll. U, 1997, p. 140-153.
52 De ce point de vue mais pour envisager précisément l’origine de cette idée, Olivier Galland parle d’une « jeunesse consacrée ». ibid. p. 24-25.
53 Selon François de Singly, il faut expliquer l’instabilité conjugale à partir de « la mise en application des idéaux individuels dans la sphère privée » et selon « la force de la croyance en l’amour ». La première raison évoquée ici par l’auteur ne constituerait-elle pas une preuve d’une progression d’un sentiment individualiste lié à l’affaiblissement des fonctions « socialisatrices » des vecteurs traditionnels de socialisation jusque dans le couple ? Cf. François De Singly. Sociologie de la famille contemporaine, Paris. Nathan, coll. 128. 1998 (1993). p. 113.
54 Cf. « La famille conjugale », cours de 1892, cité par François de Singly, ibid., p. 6- 8.
55 Selon la définition des agents de l’INSEE, un ménage est formé de personnes vivant dans un même logement. Je profite de cette note pour citer les sources utilisées dans le cadre de cet aperçu de l’univers familial français : Jacques Lavertu. « La famille dans l’espace français » et Dominique Goux . Eric Maurin, « La mobilité sociale en France », Données sociales 1996, INSEE. Je signale aussi les articles suivants : Guy Desplanques, « Autour de la famille. Ménages et familles », Cahiers français, n° 259, Paris, La documentation Française, 1993, p. 45-51 et aussi Anne-Marie Arborio, Pierre Fournier, « Autour de la famille. Nouvelles pratiques conjugales, nouvelles formes de famille ? Un point de vue sociologique », Cahiers français, ibid., p. 52-60.
56 Ceci afin d’appliquer l’étape de contextualisation aux terrains qui intéresse ici. Cf. Atlas Nord – Pas-de-Calais. INSEE, région Nord – Pas-de-Calais. 1995, p. 51.
57 Je précise qu’union libre ou fécondité illégitime ne signifient pas nécessairement un déséquilibre familial. Autrement dit et pour prendre uniquement l’exemple de la fécondité illégitime, l’absence officielle d’un père ne correspond pas toujours à la réalité. De même, je ne veux pas non plus avancer l’idée selon laquelle une mère seule n’a pas la compétence d’équilibrer l’existence d’un ou de plusieurs enfants.
58 Cf. Roger Establet. L’école est-elle rentable ?, Paris, PUF, 1987, p. 210-250.
59 Sur ce point François de Singly parle de l’action « indirecte » de la famille sur l’école, de stratégies familiales éducatives, du rôle pédagogique des parents. Cf. Sociologie de la famille contemporaine, p. 29.
60 On citera pour exemple Fernand Braudel : « Il n’y a de véritable révolution industrielle que lorsque celle-ci est assez puissante non seulement pour briser un équilibre ancien, mais aussi pour ouvrir la porte à une dynamique de transformation », cf. « Une leçon d’histoire de Fernand Braudel », rapportée par Jean-Pierre Rioux, La révolution industrielle 1780-1880, Paris, Seuil, 1989 (1971), coll. Points, p. 227.
61 Rapporté par François de Singly, Sociologie de la famille contemporaine, p. 10.
62 Cf. Jean-Manuel De Queiroz, L’école et ses sociologies, Paris, Nathan, coll. 128, 1995, p. 13.
63 Les différentes données chiffrées contenues dans ce paragraphe proviennent des articles suivants : Jean-Claude Emin, Pierre Fallourd, « L’état du système éducatif français », Données sociales 1996, INSEE, p. 40-47 ; Nicole Coëffic, « Amélioration des carrières scolaires au collège, mais maintien d’orientations différenciées en fin de 3e », ibid. p. 68-75 ; Geneviève Canceill, « La première année à l’université », ibid. p. 80-85.
64 Les chiffres ne manquent pas pour qualifier ces idées. Par exemple on sait que le séjour moyen à l’école est deux fois plus important aujourd’hui qu’au début du siècle, ou que plus de 60 % des 17-19 ans obtiennent le baccalauréat contre 1 % en 1900.
65 Cf. Christian Baudelot, Roger Establet, L’Ecole capitaliste en France, Paris, Editions du Seuil. 1971.
66 Cf. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Les Editions de Minuit, cou. Le sens commun, 1993 (1970).
67 Cf. Claude Thélot. Tel père, te ! fils ?. Paris. Editions Dunod. 1982.
68 Cf Raymond Boudon, L’inégalité des chances, Paris, Hachette, coll. Pluriel, 1985 (1973).
69 Cette question est d’autant plus difficile à traiter si l’on tient compte, pour commencer, des résultats scolaires des personnes. En effet, on sait aujourd’hui qu’il faut intégrer dans tout raisonnement relatif à l’action du système éducatif la notion de « fabrication de l’excellence scolaire ». Aussi, il semble illusoire de croire à une évaluation objective de l’école : « Dans les classes, les élèves apprennent, et les notes qu’ils reçoivent sont censées refléter fidèlement leurs acquis. Mais entre les connaissances maîtrisées par l’élève et les évaluations délivrées par l’école, c’est un véritable processus de fabrication de l’excellence scolaire qui prend place (...). Les notes scolaires sont donc la face la plus visible d’un processus où entrent en jeu bien d’autres éléments que les seules performances : non seulement elles ne livrent pas une photographie des inégalités réelles de compétence entre élèves, mais elles expriment nombre de facettes du fonctionnement de l’institution », cf. Marie Duru-Bellat, Agnès Van Zanten, Sociologie de l’école, Paris, Armand Colin, coll. U, 1999. p. 141-144.
70 Cf. Atlas Nord – Pas-de-Calais, déjà cité, p. 89.
71 Sur ce point je partage le discours d’auteurs à propos de la signification de la sociologie structurale ou systémique : « L’action indivisible d’une causalité structurale, en sorte qu’on ne saurait sans absurdité songer à isoler l’influence de tel ou tel facteur et, plus encore, à lui prêter une influence uniforme et univoque aux différents moments du processus ou dans les différentes structures de facteurs », cf. La reproduction..., déjà cité, p. 111.
72 L’idée étant de caractériser une tendance sociale, je noircis la réalité. Par exemple, je ne dis pas que la société ne contient plus de solidarité intergénérationnelle mais que cette forme là représente un ajustement collectif (pour une partie du collectif) face au recul des formes d’attachement social.
73 Je m’arrête sur l’extrait suivant afin d’illustrer ma compréhension (la pratique religieuse comme pratique communautaire) de la manière wéberienne de considérer la religion : « Les relations des hommes avec les puissances surnaturelles qui s’expriment sous la forme de la prière, du sacrifice, de la vénération, peuvent être appelées culte et religion afin de les distinguer de la magie qui est une contrainte par des moyens magiques », cf. Max Weber, Economie et société. L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Editions Pocket, coll. Agora, tome 2, 1995 (1956), p. 172.
74 La construction de ce paragraphe repose en partie sur les sources suivantes : Cahiers français, n° 273, Paris, La documentation Française, octobre-Décembre 1995, 88 pages ; Jean Baubérot, Religion et laïcité dans l’Europe des Douze, Paris, Editions Syros, 1994 ; Michel Clévenot, (dir.), L’Etat des religions dans le monde, Paris. Editions La Découverte/ Le Cerf. 1987. Par ailleurs, je remercie ici Bertrand Desmaret pour sa clairvoyance ainsi que pour sa bonne volonté.
75 Selon cette remarque, des auteurs avancent l’idée d’un « retour » du religieux dans le monde occidental. Ceci démontre qu’il est difficile de cerner le phénomène religieux. Entre ceux qui se persuadent qu’il est en perdition et d’autres à l’avis contraire, on voit bien qu’une définition de la religion se doit d’être « évolutive ». Cf. Yves Lambert, « Religion et modernité. Une définition plurielle pour une réalité en mutation », in Cahiers français, 213, p. 3-10.
76 Il s’agit là de « la seule source internationale fiable » sur le sujet pour donner un diagnostique homogène à propos de la situation en Europe (Yves Lambert). Pourtant, cette étude ne prend en compte que les religions chrétiennes puisque les effectifs des religions non chrétiennes ne dépassaient pas à l’époque le seuil des 5 % d’européens concernés. En dehors de la croyance en la réincarnation, les croyances parallèles n’apparaissent donc pas ni même celles en rapport avec les nouveaux mouvements religieux.
77 Ce qui n’est pas le cas de tous les pays européen concernés ici : l’Irlande comme l’Italie connaissent des tendances inverses en raison de la puissance symbolique de la papauté d’une part, et de l’enchevêtrement religion/cause nationale d’autre part.
78 Cf. Jean Baubérot, « Laïcité et sécularisation dans la crise de la modernité en Europe », in Cahiers français, 273, p. 29-30.
79 Cf. Françoise Champion, « Nouveaux mouvements religieux et nouvelles religiosités mystiques-ésotériques », Cahiers français, 273, p. 14-16.
80 Cf. Jean-Maris Donegani, « Religion et politique : de la séparation des instances à l’unité de l’individu », idem, p. 33.
81 Cf. Marc Augé, « Football. De l’histoire sociale à l’anthropologie religieuse », déjà cité, p. 59-67.
82 Extrait d’entretien avec une personne intérimaire, cf. Didier Demazière. Claude Dubar, Analyser les entretiens biographiques, déjà cité, p. 294.
83 Cf. Pierre Bourdieu, (dir.), La misère du monde, « Le rêve de l’intérimaire », Paris, Seuil, coll. Point, 1998 (1993). p. 549-557.
84 Cf. Sport et civilisation. La violence maîtrisée, déjà cité, p. 158.
85 Ibid., p. 159.
86 Cela montre le retard de développement industriel du bassin lensois. Certes, l’arrêt des activités des houillères explique ce retard mais le Béthunois comme le Bruyaisis connaissent eux aussi la difficile période de restructuration économique. Pourtant, au regard des chiffres fournis par l’INSEE, on y relève une situation socio-économique plus favorable même en corrigeant les données afin d’éviter le piège tendu par l’expression par taux. S’agissant des données relatives aux taux de chômage, cf. Atlas Nord – Pas-de-Calais, déjà cité, p. 104-109.
87 Cf. La place du désordre, déjà cité, p. 64.
88 Cela ne signifie pas que je me contente d’une interprétation globalisante puisque « quelle que soit la forme sociale à laquelle on s’intéresse, on a donc intérêt à reléguer les Kollktivbegriffe dont parle Weber (c’est-à-dire les concepts collectifs, ici l’interprétation de l’état de fonctionnement des relais traditionnels de socialisation/de construction identitaire), et à ramener les phénomènes agrégés qu’on se propose d’expliquer aux comportements individuels qui les composent », cf. La place du désordre, p. 65.
89 Cf. Christian Bromberger. « De quoi parlent les sports ? », in Terrain. Carnets du patrimoine ethnologique, n° 25, Ministère de la culture, p. 6-12 et notamment p. 9 à propos de la définition de la dimension de la pratique : « Définir le sport semble relever d’un pari intenable, tant les pratiques sont bigarrées et les frontières incertaines ».
90 Je signale que ce point de vue tient uniquement compte de la majorité des acteurs du système des sports. Autrement dit, il se rapporte aux amateurs de la pratique sportive (il ne sera jamais question des joueurs professionnels) et aux spectateurs dont la présence n’a rien à voir avec une activité professionnelle (par exemple les supporters/partenaires économiques d’un club de football).
91 Cf. Sport et civilisation..., p. 131 quant à la définition de la formule.
92 Ibid., p. 133.
93 Je veux dire les vicissitudes de l’existence (relatives), pour lesquelles on ne saurait intégralement exclure la responsabilité du dit libéralisme économique. Sur ce point, je cite un extrait suivant une réflexion à propos de la fonction des croyances : « Même dans une société laïcisée il doit exister un système quelconque qui assure l’intégration des valeurs fondamentales, leur expression rituelle et l’ajustement émotionnel qu’appellent les déceptions, les catastrophes et la mort » in Eléments de théorie et de méthode sociologique, p. 72 citant Davis (Kingsley). Moore (Wilbert), « Some Principles of Stratification », American Sociological Review. 10. 1945. p. 246.
94 Ou alors le travail empirique se limiterait au dépouillement d’archives ou à l’interprétation de données statistiques orientées. A quoi bon vouloir tirer du discours des acteurs des indices démontrant que le spectacle du football détournerait les masses puisque, de toutes les façons, elles n’en ont guère conscience !
95 Ce qui ne voudrait pas dire que Dieu est mort mais plutôt qu’il s’est multiplié, cf. Philippe Simmonot, Homo sportivus. Sport, capitalisme et religion. Paris. Gallimard. coll. Au vif du sujet. 1988. p. 20.
96 La fonction originelle de la pratique du football revêt alors « un caractère distinctif dans la société de la fin du siècle », elle correspond à une « volonté d’affirmer un style de vie moderne et aristocratique à la fois », cf. Alfred Wahl, La balle au pied. Histoire du football, déjà cité, p. 42.
97 A propos des fonctions du football et notamment de sa valeur sociale, cf. Alfred Wahl, « Football et idéologie au début du 20ème siècle », in La naissance du Mouvement Sportif Associatif en France, sociabilités et formes de pratiques sportives, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1986, p. 300-304.
98 Cf. Gildas Loirand, « Crise du bénévolat ou bénévoles en crise ? Un aspect des tensions et contradictions à l’intérieur des clubs sportifs », in Sport, relations sociales et action collective, collectif. Talence, Editions de La Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine. 1995. p. 541-552.
99 Cf. « Cette reconnaissance du Soi implique que l’individu ne soit pas seulement un membre passif du groupe ayant intériorisé ses valeurs générales mais qu’il soit un acteur y remplissant un rôle utile et reconnu. C’est dans ce processus qu’intervient une dialectique, voire un dédoublement, entre le moi identifié par autrui et reconnu par lui comme membre du groupe et le je s’appropriant un rôle actif et spécifique au sein de l’équipe (groupe) et reconstruisant activement la communauté à partir de valeurs particulières liées au rôle qu’il assume », Claude Dubar, La socialisation…, déjà cité, p. 97.
100 Cf. Jacques Defrance, Sociologie du sport, Paris, La Découverte, coll. Repères, 1995, p. 19-20.
101 L’intrusion de la méthode compréhensive dans le traitement de la question des engagements individuels dans le sport a contribué à une remise en question de l’idée de « substitut ». Comme référence au courant fonctionnaliste appliqué aux sports, cf. Michel Bouet, Significations du sport. Paris, Editions universitaires, 1968.
102 Cf. Alain Ehrenberg. Le culte de la performance, déjà cité.
103 Je pense ici aux principales pratiques sportives, c’est-à-dire celles dont la démocratisation est plus qu’avancée : football, rugby, tennis, athlétisme, cyclisme, handball, basket-ball, judo, volley-ball.... Par ailleurs, ce sont logiquement des pratiques dont l’institutionnalisation est aboutie au contraire d’activités que l’on qualifie de « fun »– ou de « rue »– c’est-à-dire proprement ancrées dans une culture de la jeunesse. Par là, on voudrait montrer qu’il s’agit de pratiques sportives soumises à une logique de mode (ou d’imitation c’est selon) c’est-à-dire en partie déterminées par une ré-appropriation contemporaine et « jeune » de l’espace des loisirs. Sur le thème d’un mouvement de renouvellement des pratiques sportives et de leurs modalités, cf. Alain Loret, Génération glisse, Paris, Autrement, série Mutations, 1994.
104 On peut considérer que la majeure partie des fédérations est créée à la fin des années 1930. Si les fédérations de la gymnastique et du cyclisme sont les plus anciennes (respectivement 1873 et 1881), celles des sports les plus populaires aujourd’hui (football, basket-ball, tennis, athlétisme, handball...) apparaissent entre les années 1919 et 1941. Pour des données plus précises, cf. Christian Pociello et al., Sports et société. Approche socioculturelle des pratiques, Paris, Vigot, 1981, p. 96-97.
105 C’est ce qui ressort d’une lecture d’un article de Paul Irlinger, « Evolution des rapports entre l’institution sportive et la recherche en sociologie du sport », in Sport, relations sociales et action collective, déjà cité, p. 61-69.
106 Alors que le premier grand ouvrage de sociologie du sport était diffusé en 1964 (Georges Magnane, Sociologie du sport, Paris, Gallimard), les responsables du sport y répondaient en publiant un Essai de doctrine du sport dans lequel il était question de « l’esprit loyal et chevaleresque du sport ». Sur ce point, cf. Paul Irlinger, ibid., p. 62- 63.
107 Les données présentées sont issues de deux sources. On profite du comptage effectué par Jean-Jacques Bozonnet, in Sport et société, Paris, Le Monde/Editions, 1996, p. 30-35, et des données provenant de l’ouvrage Sports et société. Approche socio-culturelle des pratiques, p. 100-101.
108 Entre 1948 et le 1er janvier 1990, la population française est passée de 41 313 000 personnes à 56 577 000. Et si on fixe le développement du nombre de licenciés sportifs au prorata de l’évolution de la population française, il est alors en partie « modéré ».
109 On pourrait allonger la liste des disciplines dont le statut institutionnel change au gré du nombre des pratiquants par exemple : les activités dont le cadre d’exercice est la montagne, le cyclotourisme.... La mobilité des fédérations à l’intérieur de l’espace institutionnel relève le plus souvent d’un état de démocratisation couplé avec un engagement médiatique, ou alors du respect des codes moraux de la performance. Sur ce point, il faut rappeler que certaines fédérations peuvent fort bien perdre leur statut olympique (et les crédits financiers qui l’accompagnent) en raison d’une banalisation prouvée des pratiques de dopage (il en a été question au milieu des années 1990 à propos de l’haltérophilie).
110 A partir d’une recherche accomplie par l’INSEP et dont Jacques Defrance se fait le rapporteur, on évaluait un rapport de 1,26 licence pour un individu en 1985. Cf. Sociologie du sport, p. 4.
111 Je signale donc ici un travail tout à fait intéressant à propos des pratiques sportives spontanées, cf. Jean-Charles Basson, Andy Smith, Sports et action publique localisée. Les politiques sportives territoriales et les jeunes de l’agglomération grenobloise, Grenoble, IEP de Grenoble, 1996.
112 C’est ce que l’on constate à partir d’une représentation simultanée des pratiques sportives sur le territoire national. Bien que l’on ne puisse avancer qu’une région soit spécialisée dans telle ou telle discipline, force est de reconnaître la notion de territorialisation. Cf. Atlas de France dirigé par Thérèse Saint-Julien, Société et culture, volume 5 coordonné par Michel Vigouroux, Paris, La Documentation Française, 1997, p. 64-82.
113 Ceci vaut pour une vision globale de la distribution spatiale des licenciés en 1992, voir Atlas de France. Société et culture, p. 65.
114 On pourrait tenir compte de l’ensemble des départements. Dès lors, il faudrait préciser qu’aucun département ne contient moins de dix licenciés pour mille habitants par rapport à la population totale du département.
115 Je reviendrai sur les origines des sports et plus particulièrement sur la dimension historique du football. En effet, j’utiliserai ce « chemin » parce qu’il représente sans aucun doute une explication à sa popularité.
116 Cf. Atlas de France. Société et culture, déjà cité, p. 73-74.
117 Je prends appui sur les données contenues dans le tableau intitulé « Pratique sportive par catégorie professionnelle du chef de famille » in Sociologie du sport, déjà cité, p. 25.
118 Cf. Alain Desrosières, Laurent Thévenot, Les catégories socioprofessionnelles, Paris. La Découverte, 1996 (troisième édition), p. 105.
119 Toujours selon les données issues de la source précédemment citée, après un travail de nouvelle interprétation des données exposées.
120 Je cite ici la présence relative des CSP concernées dans la population active : Employés (18,5 % en 1962 à 29,4 % en 1995), Professions intermédiaires (11 % à 20 %), Cadres et professions libérales (4,7 % à 12,1 %) in Les Catégories socioprofessionnelles.
121 Cf. Lucien Herr, « Quelques indications chiffrées sur les fédérations sportives françaises », in Sports et sociétés. Approches socio-culturelle des pratiques, déjà cité, p. 108.
122 Sur ce point Jacques Defrance, Sociologie du sport, p. 26.
123 Le Nouveau Petit Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1996, p. 1301.
124 Pour lever les confusions sémantiques qui pèsent sur le sport, cf. Pierre Parlebas, « La mise en ordre sportive », in Sport, relations sociales et action collective, déjà cité, p. 39-45.
125 Sur ce point, il faut rejoindre le propos de Jean Griffet à propos du sport comme monde de sensations. Dans un article tout à fait éloigné de la critique radicale gauchiste sur le sport, l’auteur démontre que l’expérience des pratiquants ne trouve plus autant sa justification « dans la certitude que la confrontation aux éléments d’une nature bienfaisante renforce le corps ». Certes, si la réflexion sur les pratiques reste ici dépendante de leur rapport à la nature, on comprend le déplacement de la signification vers davantage de sensations et d’impressions heureuses pour l’esprit. Cf. « Le double sens du sport », in Sociétés, n° 55, Bruxelles, 1997, p. 5-12 et ici p. 6.
126 Cf. André Rauch, Vacances en France de 1830 à nos jours, Paris, Hachette, coll. La vie quotidienne, 1996 et spécialement depuis la page 129 jusqu’à la page 246.
127 Ibid., p. 184.
128 Cf. La lettre de l’économie du sport, mai 1999.
129 Cf. Joffre Dumazedier, Révolution culturelle du temps libre 1968-1988. déjà cité.
130 Cf. Marceline Bodier, « Partir en vacances », in Données sociales 1996. p. 403- 408.
131 Ibid., p. 405.
132 Cf. André Rauch, déjà cité, p. 181.
133 Je me base ici sur Les pages jaunes, département du Nord, France Télécom, 1998/1999, p. 326.
134 Cf. Olivier Bessy, « Les salles de gymnastique. Un marché du corps et de la forme », in Revue Esprit, n° 4, 1987 et Gary Tribou, « Le marché de la remise en forme. Stratégies et marketing », Revue française de marketing, n° 150, 1995. Travaux cités par William Gasparini, Sociologie de l’organisation sportive, Paris, La Découverte, coll. Repères, 1999, p. 74-76.
135 L’importance de ce type d’activités physiques souligne encore le caractère multiforme des salles de sports. En effet, le concept de salles dont il est question ici intègre de nombreuses options dans la pratique. Et, selon ce que l’adhérent décide de faire ou de ne pas faire, il s’intègrera plus ou moins dans un réseau de sociabilité et aura défini à l’avance le rapport qu’il souhaite entretenir avec la compétition ou la performance.
136 Qu’il s’agisse du handball, du volley-ball, du basket-ball ou du football, il existe une coupe nationale qui met au prise l’ensemble des formations (d’une même catégorie de pratique s’entend, depuis les adolescents jusqu’aux « seniors ») affiliées à la fédération de leur discipline et sous réserve que leurs installations sportives s’intègrent dans le règlement de la compétition émis par cette même fédération. Cela étant, il n’y a pas que la coupe nationale pour provoquer des rencontres entre des équipes que plusieurs niveaux séparent. Au stade local par exemple, des coupes départementales voire de district reposent sur une configuration identique et ravivent, le temps d’un match, des attachements à un village ou à une ville.
137 Cf. Paul Yonnet, Systèmes des sports, déjà cité, p. 65.
138 Il suffirait pour s’en convaincre de mesurer précisément la popularité du « Tour de France » ou encore des tournois de tennis du « Grand Chelem ». Mais à la différence de quelques autres spectacles sportifs (rugby, football, basket-ball), ceux du tennis ou du cyclisme se signalent par une popularité davantage centrée sur l’événementiel c’est-à-dire que l’on ne sait pas exactement qui du spectacle sportif ou du cadre de ce spectacle mobilise les foules. Dans le cyclisme, alors que les « Quatre jours de Dunkerque » représentent une compétition de niveau international, on observe une popularité plutôt mesurée eu égard à ce que qui se passe lorsque le « Tour de France » passe dans une ville de la région Nord – Pas-de-Calais. Enfin pour ce qui est du tennis, si le cadre de la compétition ne figure pas parmi les grands tournois internationaux, on ne s’étonne plus de constater un intérêt populaire quasi confidentiel.
139 Pour reprendre les propos de Paul Yonnet, on doit distinguer trois grands types d’incertitude : l’incertitude de l’affrontement des égaux, l’incertitude du geste sportif (l’exécution réussie et esthétique d’un exercice physique) et l’incertitude du record (un cycliste domine la compétition et menace la première incertitude, médias et opinion publique attendront donc de lui qu’il batte le record du nombre de victoires d’étapes par exemple, ou encore qu’il égale le nombre de victoires finales...). Cf. Systèmes des sports, p. 67.
140 Cf. Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, déjà cité, p. 42.
141 « La compétition sportive dénoue cette tension (entre l’égalité de principes des hommes et leur inégalité de fait) en la rendant non contradictoire. Elle est l’idéal de la compétition, elle met le monde à l’endroit : chacun s’y mesure, donc se classe, à armes égales, alors que dans la réalité de tous les jours... », idem, p. 42.
142 Cf. Jean-Michel Faure et Charles Suaud, « Un professionnalisme inachevé », in ARSS, n° 103, p. 3-4.
143 Evidemment, l’un des intérêt de cette recherche est de caractériser les attentes de ceux qui pratiquent le spectacle du football.
144 Cf. Raymond Boudon, La place du désordre, déjà cité, p. 229-230.
145 Dans un article sur lequel je reviendrai, Jean-François Bourg constate même que « plus L’Equipe crée et organise des manifestations, plus ses titres sont portés par la croissance du marché ». Et parce qu’il faut coller à l’actualité pour « accroître les taux de pénétration » dans ce marché, on voit les avantages considérables lorsque l’actualité en question est fabriquée par ceux qui la suivront durant toute la durée de la compétition. Cf. « Le Marché de la presse sportive », Problèmes économiques, n° 2503, 1997, p. 19-26.
146 Cf. La presse française, Paris, La documentation française, 1 998 (4ème édition), 192 pages.
147 Voici le détail des différents types retenus : 75 titres concernent la presse féminine, 85 celle des jeunes et adolescents, 27 se rapportent au type « radio-télévision » contre 16 au secteur économique et financier.
148 On peut faire le même constat à propos de la presse féminine ou de radio-télévision où les thèmes abordés sont limités.
149 Cf. « Le marché de la presse sportive », déjà cité.
150 Toujours selon les propos de Jean-François Bourg, le 6 juin 1994, 46 % du journal étaient occupés par la publicité. Ce jour-là correspondait à une parution favorable puisqu’on y trouvait les commentaires de Roland-Garros.
151 Cf. La presse française, déjà cité, tableau 33 « Les quotidiens parisiens, 1981- 1997 », p. 121.
152 Pour Pierre Bourdieu, « L’audimat c’est cette mesure du taux d’audience dont bénéficient les différentes chaînes (il y a des instruments, actuellement, dans certaines chaînes qui permettent de vérifier l’audimat quart d’heure par quart d’heure... »), in Sur la télévision, déjà cité, p. 28.
153 Précisément en octobre 1992, le journal de 20 heures de TF1 s’achevait sur une discussion entre Georges Charpak et Pierre Gilles De Gennes. Malgré la résistance légitime du journaliste-présentateur, le débat a été interrompu pour permettre la diffusion des publicités qui précédaient un match de football (et donc d’une certaine façon d’éviter de prendre cette rencontre en cours de jeu plutôt qu’à son début).
154 Les étapes de montagne du Tour de France sont diffusées dans leur intégralité sur le service public, c’est-à-dire à la fois sur France 2 et France 3.
155 Cf. Paul Irlinger, Les pratiques sportives des français, Paris, INSEP, Laboratoire de sociologie, 1987.
156 Cf. Wladimir Andreef, Wolfgang Weber (éds.), « Economie du sport », in Le rôle du sport dans la société. Santé, socialisation, économie, Strasbourg, Les éditions du Conseil de l’Europe, 1995, p. 165.
157 Cette formulation ne veut en aucun cas signifier que je ne fais pas de place à l’individu. Le fait est que le premier temps de cette recherche fait (pour reprendre Raymond Boudon) de l’homo sociologicus un sujet passif puisque les comportements des spectateurs du football seraient l’effet de causes sociales (ici le développement du sport en général). Cf. Raymond Boudon, La logique du social, Paris, Hachette, coll. Pluriel, 1979, p. 36-37
158 Comme une connaissance des parties ne peut se faire sans une conscience du tout auquel elles appartiennent, ceci pour légitimer une fois encore le premier volet de l’analyse. Cf. Biaise Pascal, Pensées, Paris, Editions Garnier-Flammarion, 1976 (1670), p. 69 cité par Donald Guay, in La culture sportive, Paris, PUF, coll. Pratiques corporelles, 1993, p. 101.
159 Cf. Atlas de France, déjà cité, p. 64-74.
160 Les chiffres du ministère de la Jeunesse et des Sports comptabilisent tous les types de licences. Ainsi, dans le cadre du tennis, les licences d’un jour sont prises en compte. Il convient plutôt de relativiser l’explosion des licenciés de tennis d’autant que des chiffres récents indiquent plus qu’une stagnation.
161 La population totale des licenciés ne comprend pas, ici, les pratiquants scolaires et universitaires.
162 Sur ce point, Antoine Haumont, « Les équipements sportifs » in Bernard Michon et al., Corps, Espaces et Pratiques Sportives, U.F.R. des STAPS de Strasbourg, 1992. p. 98-110.
163 Sur cet aspect, on peut prendre l’exemple de l’implantation du judo en France et l’analyse qui en a été faite par Michel Brousse. Après avoir montré que le judo se centrait principalement à Paris et en banlieue mais aussi dans le Nord – Pas-de-Calais dès 1948, l’auteur a recherché les causes de son implantation en Aquitaine. Elles reposeraient en fait sur des spécificités locales et notamment sur la personnalité des animateurs et éducateurs des cercles de pratique restreinte dans cette région.... Cf. Michel Brousse, « L’implantation du judo dans le Grand Sud-ouest », in Sport, relations sociales et action collective, déjà cité, p. 315-324.
164 Cf. Ronald Hubscher et al., L’Histoire en mouvement, le sport dans la société française (19ème et 20ème siècles), Paris, Armand Colin. 1992, p. 204-210.
165 D’après l’inventaire communal de 1988 établi par l’INSEE et utilisé par Anne Griffond-Boitier, « L’apparition des équipements sportifs sur le territoire national : l’identification des facteurs structurants et leurs effets », in Sport, relations sociales et action collective, p. 466.
166 Enfin, je pourrais fournir une autre relation de causalité et dire que ces aires de pratiques sont les plus diffusées parce que ce sont les moins coûteuses, donc elles correspondent aux pratiques les plus populaires (football et tennis respectivement). Je reviendrai sur les déterminants des niveaux de pratique dans la dernière section de cette partie.
167 Cf. « Taux d’équipement par taille de communes en 1988, en France », tableau 1 in Anne Griffond-Boitier, déjà cité, p. 469.
168 Cf. Données sociales 1996, p. 398, figure 3.
169 Etant donné l’âge moyen de la plupart des adeptes des pratiques « informelles », je peux supposer que ce type d’engagement s’inscrit dans une logique d’opposition à l’imposition d’un cadre de conduite (familial, institutionnel...). S’agissant des sports de nature comme on les appelle parfois, tout se passerait comme si le mode de vie urbain commandait d’exploiter un temps à soi sur la base d’un contact avec la nature. C’est la raison pour laquelle se développeraient les randonnées, les pratiques d’escalade, les sports d’eaux vives... et la consommation des biens qui en dépendent (encore faut-il se souvenir qu’il y a là un effet de mode). Sur les relations entre les évolutions sociales et les évolutions sportives, cf. Christian Pociello, Les cultures sportives, déjà cité, p. 256-262.
170 « La dialectique entre un certain tassement de l’activité sportive et une très bonne tenue de ses symboles se résout dans les simulacres et les simulations. Beaucoup de nos contemporains, adoptant ostensiblement tous les signes de la pratique, ne sacrifient pas réellement à l’activité. Toutes les enquêtes révèlent cette surestimation des déclarations d’activité individuelle et en même temps cette sur-valorisation culturelle dont la pratique sportive fait encore l’objet. La diffusion du modèle sportif dans le vêtement ordinaire et la diffusion du style sportif dans la vie courante en sont les plus évidentes manifestations », ibid., p. 256.
171 Cf. Sport et société, déjà cité, p. 90.
172 Ces trois éléments représentent autant de déclinaisons de la dimension de la pratique sportive. Pourtant, selon une étude qui reste aujourd’hui encore méconnue, ils représentent les « véritables » dimensions du concept de sport, cf. La culture sportive, déjà cité, p. 29-54.
173 Les pratiques sportives auto-organisées peuvent prendre deux formes. Soit elles correspondent à une utilisation « sportive » de la ville parce que les individus approprient l’espace urbain en terrains de sport (rue, places, parkings…), soit elles dépendent de l’usage informel des équipements sportifs d’une ville. Sur ce point, Eric Adamkiewicz, « Les performances sportives de rue », in Les Annales de la Recherche Urbaine, n° 79, Paris, Ministère de l’Equipement, Editions recherches, 1998, p. 50-57.
174 Cela revient à dire qu’il est risqué d’affirmer que l’état des mobilisations collectives dans les stades de football résulte d’un âge du sport. Ici, le problème se situe bien dans la nature même de la relation de causalité mais surtout parce que la cause avancée apparaît comme discutable. A propos de la notion de cause ambiguë, cf. Raymond Boudon, La place du désordre, déjà cité, p. 27-28.
175 Il est dommage que je ne bénéficie pas de données fiables à propos de la popularité du basket-ball, du handball, du rugby.... On peut malgré tout établir une estimation sur la base d’une seule journée de compétition pour chacune de ces disciplines. Ainsi, je serais en mesure de calculer le rapport entre pratique et spectacle. En voici le détail : RPS (pour rapport entre pratique et spectacle) = P (nombre de licenciés de la fédération de la discipline concernée) / S (nombre de spectateurs, sur une journée, ayant assisté au spectacle des pratiquants situés en haut de la hiérarchie de la fédération).
176 Nombreux sont les chercheurs qui s’intéressent au sport d’un point de vue économique ; à propos du marché du spectacle sportif, Wladimir Andreff, Jean-François Nys, Jean-François Bourg, Le sport et la télévision. Relations économiques : pluralité d’intérêts et sources d’ambiguïtés, Paris, Dalloz, 1987.
177 Cf. INSEE, Pratiques de loisir 1987-1988, p. 33, tableau 07.3., in Sociologie du sport, déjà cité, p. 100.
178 Cf. Christian Bromberger, « Passions pour la bagatelle la plus importante du monde : le football », in Passions ordinaires. Du match de football au concours de dictée, Paris, Editions Bayard, 1998, p. 272.
179 Ce qui revient à dire que les variables économiques ne déterminent pas entièrement la demande des spectacles sportifs. L’emploi du terme « entièrement » dépendant en partie, on l’aura compris, de ce qui se passe dans le cas du football. On comprend d’autant mieux le faible poids explicatif de l’économie si l’on considère la chose suivante : « Les droits d’entrée sont plutôt plus élevés pour les sports qui drainent le plus grand nombre de spectateurs », cf. Economie du sport, déjà cité, p. 98.
180 Je tiens à cette précaution dans le langage pour deux raisons. La première tient au fait que je dispose uniquement de données portant sur une saison (1998-1999, calcul personnel sur la base de l’ensemble des rencontres disputées dans le cadre du championnat de France de première division). La seconde découle de la première : je ne suis pas convaincu que la retransmission d’un match à la télévision n’influence pas négativement l’affluence du stade dans lequel se déroule le match. Dans le cas de Lens par exemple, des observations montrent que bon nombre de supporters suivent les rencontres du Racing Club de Lens jouées à Lens mais dans les cafés qui exploitent les images des réseaux numériques.
181 D’après une interprétation de données chiffrées, cf. Jean-François Bourg, « Le marché de la presse sportive », in Problèmes économiques, n° 2503, déjà cité, p. 20- 21.
182 Sur ce point, cf. Sur la télévision, déjà cité et spécialement « L’univers du journalisme... est sous la contrainte du champ économique par l’intermédiaire de l’audimat », p. 62.
183 Je veux dire ici le spectacle sportif vécu dans les stades, les salles ou autour des terrains de sport.
184 On parle alors de l’âge de certains sports plutôt que de l’âge du sport en général, sous ses deux dimensions évidemment.
185 Puisque l’éducation physique est scolaire depuis 1967, il n’est pas surprenant de considérer les écoles ou les collèges ou les lycées comme autant de relais quant à l’exploitation des terrains de grands jeux. De ce point de vue, l’ensemble des disciplines qui leur correspondent trouvera un moyen de réalisation. Et si cela ne signifie pas que la pratique du football représente la pratique exclusive à l’intérieur des programmes scolaires, on suppose qu’elle y trouve une certaine place.
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