Être rugby, ou à propos d’une sociabilité « de chair »
p. 73-83
Texte intégral
1Je ne pense pas le monde du rugby doté de mœurs et de coutumes, composé d’hommes et de femmes à tel point exceptionnels qu’on pourrait le qualifier de « monde à part ». Une telle affirmation mériterait de toute façon de subir l’épreuve de la comparaison ; et n’ayant pas effectué de terrain à propos d’autres pratiques sportives que celle du rugby, je resterai donc mesurée. Tomber dans l’hyperbole ne révèlerait-il pas aussi la quête de quelque exotisme...? Il n’en demeure pas moins pertinent et intéressant de pointer du doigt quelques particularismes du rugby, et d’analyser comment ce dernier se positionne dans la société au sein de laquelle il évolue. En l’occurrence, il s’agira du rugby français, et plus précisément du rugby du Sud-Ouest1, aire géographique de mon terrain ethnographique.
2Outre le langage technique attaché au jeu lui-même et permettant sa pratique (composé de termes tels que mêlée, maul pénétrant, ligne d’avantage, etc.), il existe des expressions dérivées, cette fois-ci employées dans un quotidien non sportif : « sortir comme un ballon de rugby » par exemple pour parler d’un accouchement rapide, ou encore « transformer l’essai » pour une action réussie, un contrat bien négocié... Ce genre de construction langagière évoquant l’univers sportif n’est évidemment pas spécifique au rugby. Il est néanmoins une locution qui impose une attention particulière pour son originalité : « être rugby ». Je ne pense pas que l’équivalent existe pour d’autres sports, je n’est jamais entendu dire « être foot » ou « être basket ». Après avoir étudié le rugby pendant de nombreuses années, j’ai découvert que l’apposition de ces deux termes était la formule idéale, employée par les initiés, pour valoriser la spécificité de leur pratique : on est rugby pas seulement parce qu’on joue sur le terrain, mais parce qu’on « vit » le rugby au quotidien. Plus qu’une pratique corporelle s’apprenant et se manifestant dans un cadre strictement sportif, le rugby est aussi une façon d’être qui induit, au sein d’une communauté élargie, un style de vie sociale. La biographie de l’individu est dès lors influencée, ou même guidée, par sa pratique sportive. Nous allons voir à quel point cette pratique sportive structure en effet la vie des individus. Car, bien souvent, on naît rugbyman et on le reste jusqu’au dernier souffle...
Parcours rugbystique et cycle de vie
3L’intégration de l’individu dans la communauté rugbystique implique un type de socialisation qui, dans sa durée, correspond généralement au temps d’une vie. Tout d’abord, on est (et on naît) rugbyman de père en fils. Le principe héréditaire de la pratique se vérifie très souvent : logiquement par la voie masculine, mais ce peut être aussi par la voie féminine, quand intervient dans les récits de vie la notion d’atavisme (« ma mère est basque, j’ai donc joué au rugby »)2. On note également une appartenance toujours effective, une fois la pratique arrêtée, des anciens à la communauté sportive, sous la forme « passive » du supporterisme, ou par un engagement personnel au sein de la structure institutionnelle (assumer un rôle d’entraîneur, de secrétaire de club, de dirigeant, etc). Le rugby prévoit même le culte de ses morts : des stades et des rencontres sportives portent le nom de joueurs défunts, des minutes de silence avant un match peuvent être faites « à la mémoire de... ».
4De la naissance à la mort, nombre d’épisodes de la vie des individus suscitent également la rencontre avec des groupes composés de joueurs et d’anciens joueurs, et ce en dehors même du temps purement sportif. Le rugbyman est en effet régulièrement en contact avec des représentants d’une même communauté masculine, à l’origine sportive, au point de partager avec eux des expériences équivalentes à des étapes ponctuant le cycle de vie, comme l’enterrement de la vie de garçon, l’initiation à la sexualité, le mariage, la célébration d’une naissance, etc. Ces étapes, vécues donc au sein de la sphère extra-sportive, incluent néanmoins des éléments de la sphère sportive : il est par exemple fréquent de voir à la sortie d’une église une haie d’honneur pour les mariés dans laquelle des ballons de rugby sont brandis, ou encore de voir la présence du bouclier de Brennus3, trophée de victoire, pendant un mariage. Il est également fréquent que l’enterrement de la vie de garçon débute (ou finisse) par un match de rugby, plus ou moins parodique, suivi (ou précédé) d’une troisième mi-temps4. Parallèlement, le parcours du sportif est jalonné d’expériences individuelles, prises en charge par le collectif masculin, marquant son entrée progressive dans le monde du rugby : rupture avec le monde maternel, apprentissage d’un langage corporel et parlé fortement connoté comme masculin, initiation aux excès d’alcool et de nourriture, initiation aux jeux sexuels.
5Il apparaît donc qu’existe une continuité, et ce sur le long terme, entre le temps sportif et le temps social, celui du quotidien. Il est évident que cette continuité ne serait possible, et ne serait d’une telle vérité, si le rugby n’était à ce point attaché à sa généalogie. Les anciens restent éminemment présents en assumant des rôles de responsabilité. Le rugby puise en son sein ceux-là même qui vont le diriger, il génère sa propre autorité (qui, à bien des égards rappelle l’autorité du pater familias). De joueur, l’homme devient transmetteur. Il permet à ses « descendants » (parmi lesquels figure donc bien souvent sa propre filiation) de connaître la même chose que leurs aînés. Le ballon ovale – la « gonfle », la « rogne » ou la « bechigue »– se passe sur le terrain, de même qu’entre générations5.
6Avec la pratique, se transmet aussi les récits qui font l’histoire, celle du rugby et de ses hommes. Bien souvent facétieuse et mythifiée, elle nourrit à n’en pas finir les discussions entre joueurs et anciens joueurs. Elle reste d’ailleurs, d’une façon générale, du registre de l’oral. L’histoire des clubs de rugby est peu connue des archives écrites (tout simplement parce qu’il n’y en a presque pas), elle appartient à une mémoire collective qui ignore le papier. D’où l’importance de la présence des anciens et de réelles aptitudes de conteurs. Combien de fois ne me suis-je surprise à écouter des histoires de rugby, où parfois il ne s’agissait que de match, parce que l’intérêt ne résidait pas tant dans la quête d’informations que dans l’emploi du verbe narratif. Et il est évident que cette fameuse troisième mi-temps, quasi institutionnalisée, favorise après le match une nouvelle clôture du groupe sur lui-même6, un espace privilégié et intime où les échanges entre joueurs et générations ont le loisir de s’exprimer en toute légitimité.
7Font figure également d’aînés les joueurs les plus âgés. Cette énonciation ne serait que truisme si le terme d’aîné ne faisait référence qu’à celui de classe d’âge. S’y rajoute en fait la notion d’expérience et de devoir de transmission. Il n’est pas rare par exemple de voir au sein d’une équipe un joueur bien plus âgé que les autres dont on attend assez de sagesse et de capacité, pendant le jeu, à canaliser la fougue des plus jeunes. Il arrive encore, même à un haut niveau de compétition, que l’on fasse revenir quelques anciens lorsqu’une équipe accumule de mauvais résultats. En dehors du jeu, lors des moments festifs, la transmission peut changer de nature et le rôle des aînés devenir initiatique (comme par rapport à l’alcool ou à la sexualité ; ou encore au dévoilement de certains « faits » du rugby, qui relèvent plutôt de l’exploit festif que sportif...) À côté du rôle indéniable des anciens à faire « vivre » le rugby au-delà du temps de la pratique, il ne faut pas oublier celui, primordial également, des femmes. La relation entre les sexes est, elle aussi, structurée en grande partie par le rugby. Ne dit-on pas d’ailleurs, aux futures mariées en particulier, qu’elles épousent le rugby en même temps que l’homme...
Femmes du rugby
8« L’année de mon mariage, l’équipe de mon mari a été championne de France. On nous avait permis d’avoir le bouclier de Brennus. On me disait : « touches-le, profites-en ! » Je l’ai fait... ». « Quand je suis allée le voir disputer la finale au Parce des Princes, à la fin du match je suis allée sur le terrain. J’ai foulé la pelouse du Parc, j’ai pleuré ! ». « Pendant les matchs, je mettais toujours les mêmes vêtements que je portais quand l’équipe de mon mari a gagné. »
9Toucher l’objet, pénétrer le lieu, participer « activement » au match, tels des actes propitiatoires sont les façons que les épouses ont de s’immiscer dans le monde fermé – voire même secret – de leurs maris. Car en effet, ces « veuves du rugby » (comme on peut l’entendre dire dans le Sud-Ouest) sont régulièrement exclues de la communauté masculine. En tout cas, si elles sont présentes, on en attend le plus de discrétion possible, un certain effacement. Par son attitude de retrait dans les tribunes, l’épouse se démarque souvent des autres femmes supportrices. Si elle est enthousiaste, elle ne le montre qu’avec parcimonie. Et même si quelques unes sont bruyantes, le comportement idéal que la communauté masculine en attend reste dominant. Le regard de l’époux n’est pas le seul à se poser en censeur vis-à-vis d’une épouse irrespectueuse du code de conduite assignée. L’ensemble du groupe participe en effet à cette activité de contrôle. Ceci montre combien l’individu, tant qu’il se trouve dans la sphère masculine et sportive, appartient au groupe, et à un groupe homogène. L’intervention d’autrui dans sa vie privée, dans sa relation conjugale, vise à éliminer des éléments de distorsion : le comportement de sa femme ne doit pas le disqualifier par rapport aux autres. Il ne doit pas être un homme mal marié chez qui l’autorité mâle ferait défaut. La censure implicite des hommes envers l’épouse se vérifie à chaque fois que le collectif masculin est formé. Pendant le match donc, mais aussi après : quand elle retrouve son mari à la sortie des vestiaires, elle essaie rarement de commenter le match. Si elle le fait, soit elle n’est pas écoutée, soit elle est rabrouée et renvoyée dans son ignorance postulée : « de toute façon tu n’y comprends rien ». Alors que la plupart du temps elle connaît les règles du jeu, parfois mieux que certains supporters. C’est que l’épouse ne doit pas s’immiscer dans l’espace masculin du rugby. Cet espace doit rester réservé à son mari. Une fois à la maison, l’homme peut par contre écouter les commentaires de l’épouse, voire même les solliciter. Hors du collectif masculin, il est disposé à partager avec elle son domaine, sa pratique. Cependant, ce pouvoir de parole que l’épouse acquiert dans le privé demeure menaçant au regard du groupe . Ainsi quand l’équipe connaît des problèmes d’ordre relationnel, c’est souvent à la femme qu’en incombe la responsabilité. L’épouse est souvent accusée de manipuler son mari pour le détourner du groupe. Si l’on en croit les commentaires masculins, le lieu le plus propice à ses capacités de nuisance est le lit conjugal. Elle y paraît dotée de pouvoir « magiques ». L’intimité entre mari et femme atteignant son apogée, il est l’endroit le plus distant du groupe où le joueur est à la merci de sa femme.
10C’est toujours dans la sphère privée et conjugale que l’épouse va trouver la possibilité d’exprimer son mécontentement d’être ainsi exclue du monde du rugby. Soit justement en restant toujours silencieuse et en ne partageant pas les joies, ou les déceptions de son mari après un match, soit à travers l’entretien qu’elle réserve au linge de sport. Chaque fois que je les interrogeais à ce sujet, elles me répondaient : « il assume, il se démerde ». Elle accepte de s’en occuper si le mari fait l’effort de mettre son linge dans la machine ou dans une panière « rugby ». Elle peut ensuite le repasser et le ranger, elle le touche quand il est propre, qu’il ne porte plus les traces (boue, sang, sueur) d’un monde qui l’exclue. Quand les femmes deviennent mères d’un petit garçon s’initiant lui aussi au rugby, elles s’occupent par contre de son linge, car elles ne sont plus des épouses exclues. De spectatrices passives elles vont peu à peu se transformer en passeuses. Car ce sont elles les premières à introduire leurs enfants dans le monde du rugby. Ce sont elles qui les emmènent dans les tribunes . Pendant cette période de l’enfance, la mère acquiert une légitimité de parole sur le lieu même de mise en scène du rugby : c’est elle qui va donner des explications et répondre aux questions de son fils à propos du match. C’est à elle que revient la prise en charge de l’individu dans une initiation qui sera par la suite exclusivement masculine.
11Mais même quand l’individu masculin devient adulte, un lien très fort persiste avec la mère par l’entremise du maillot, et plus précisément de son entretien, chose dont ne veut justement pas se charger l’épouse. Quand il le peut, le joueur continue souvent, même après le mariage, d’apporter son linge sale à sa mère. Elle peut même, occasionnellement s’occuper de l’entretien du linge d’un copain du fils. Il arrive aussi qu’elle prépare des repas auxquels son fils se fait un plaisir d’inviter quelques copains rugbymen. Contrairement à l’épouse, la mère dans le rugby se « partage ». Laveuse ou nourricière, elle n’est pas censurée dans son maternage. Il en est également ainsi dans les tribunes : elle peut gesticuler, crier, et même donner des coups de parapluie (c’est du moins le genre d’anecdote qu’on se plait à raconter dans le rugby : à en croire les récits, chaque club aurait eu sa mamie dotée de son parapluie menaçant !).
12Ces deux figures féminines – l’épouse qui devrait presque se contenter de répondre à l’adage « sois belle et tais-toi », et la mère librement volubile parce qu’absente de la sexualité des hommes – n’ont rien de bien originale dans notre société. Il est néanmoins étonnant de les constater à ce point figées dans le rugby7. Si les femmes sont prêtes à accepter une telle relation entre les sexes c’est que, en quelque sorte, elles y ont été « préparées ». Le mariage dans le rugby est bien souvent endogame : qui épouse la sœur de son coéquipier, qui épouse la fille de l’entraîneur, etc. Les femmes du rugby sont donc souvent des femmes issues elle-mêmes du rugby, ayant connu un parcours parallèle à celui des hommes, mais marqué par la même culture sportive. Déjà petites elles étaient dans les tribunes, adolescentes elles côtoyaient les copains du frère, entendaient parler de rugby, accompagnaient leur père à l’entraînement... Ce n’est que logiquement que certaines d’entre elles sont devenues des passionnées de ce sport, que d’autres – parfois les mêmes- ont épousé ceux qu’elles ont rencontrés dans un réseau de relations, et d’alliances, tissé à travers le rugby. De ce fait, elles savaient ce que signifiait épouser de tels hommes : être régulièrement exclues de la communauté masculine (pendant les temps sportif et festif). C’est ce que m’a si clairement explicité un joueur : « Il vaut mieux qu’elle soit du Sud-Ouest, comme ça, elle sait. Sinon, ça fait des problèmes »8. Il serait intéressant maintenant de comprendre pourquoi le rugby engendre une communauté masculine si soudée et exclusive du féminin. Pour cela, il me semble indispensable de s’attarder sur le jeu (sans qui il n’y aurait de culture sportive spécifique), et plus précisément sur ce qui en fait sa particularité : la nature du contact qu’il fait connaître à ses individus.
Toucher et proximité corporelle
13Le contact entre deux ou plusieurs corps est quasi permanent au rugby ; il est indispensable puisque requis des règles du jeu. Le rugby n’a évidemment pas l’exclusivité dans cette mise en scène des corps, où la distance entre les individus serait qualifiée d’intime par la proxémique. D’autres sports connaissent une telle situation de contact comme les sports de combat, ou de défense tels la boxe, la lutte, le judo ou les arts martiaux. Il est néanmoins une nuance qui est pour moi fondamentale et déterminante pour une analyse du rugby comme sport particulier : la double nature du contact. Dans les sports où deux individus s’affrontent dans le but de désarmer l’autre, de le bloquer au sol, de le faire sortir des limites du tapis ou de le mettre K.O. c’est-à-dire physiquement hors combat, le conflit structure entièrement, et exclusivement, la situation de face à face entre un gagnant et un perdant potentiels. Il disparaît bien évidemment à l’issue de la confrontation corporelle. Mais au cours de cette dernière, les deux assaillants sont l’un et l’autre, simultanément, en posture à la fois défensive et offensive.
14Un contact de même nature existe dans le rugby, quand les joueurs de deux équipes s’affrontent. Le rugby est lui aussi un sport de combat, dans lequel la dimension collective accroît tout à la fois l’expression et la perception de la violence . Les corps à corps, dus à la formation des mêlées et des mauls ou encore aux plaquages, donnent au contact une dimension agonistique. En revanche, un autre type de contact n’oppose plus mais réunit. Certaines phases de jeu, elles aussi fréquentes, réclament cette fois-ci un contact entre partenaires. Un contact qui ne rejette plus le corps de l’autre, l’adversaire, mais qui prend le corps du même, le partenaire. Le contact au rugby ne cherche donc pas seulement la négation du corps auquel on s’affronte, il rend positif le corps de son coéquipier. Il s’agit en effet de s’unir fortement à lui, d’additionner son corps au sien, pour contrer efficacement l’offensive adverse. Lors des mauls et des mêlées, les individus se touchent entre eux de façon prolongée, et sans établir de hiérarchie entre les diverses parties du corps : presser un sexe pour agripper le short du coéquipier, mettre la tête contre les fesses de son partenaire, s’accrocher à une épaule ou à une cuisse, sont des gestes qui se font spontanément, sans retenue ni réticence. Le temps du match, à mon avis, la dimension érotique qu’un tel toucher pourrait susciter, est neutralisée. Il ne peut y avoir de morcellement du corps entre haut et bas, entre zone marquées sexuellement, ou pas. Le corps joue en son entier et est touché indifféremment dans sa totalité. Le non morcellement du corps empêche une censure du geste.
15Cette dimension de la pratique des corps est peu à peu intégrée par les joueurs, jusqu’à devenir quasiment inconsciente et, de ce fait, acceptable. Le corps est donc « désérotisé » dans le jeu, mais il n’est pas pour autant insensibilisé. En effet, on va toucher indifféremment le sexe ou l’épaule du partenaire ; mais on touche un individu dont on reconnaît l’identité. Il n’y a pas de dichotomie entre le corps et la personne. J’ai d’ailleurs toujours été étonnée de la mémoire des corps des rugbymen. Quand je regardais des matchs avec certains d’entre eux, alors que dans des amoncellements de corps je ne percevais qu’une cuisse ou un cuir chevelu, eux étaient capables de m’identifier les personnes en question. Alors que j’avais qu’une vision morcelée d’un corps, eux percevaient un corps en son entier, et un corps identifié. A une perte d’intimité, le corps du rugby est également sans cesse soumis à la douleur, à la peur, au risque de blessure. Le joueur offre son corps en gage d’appartenance à un corps communautaire, celui de l’équipe du rugby (cet aspect est d’autant plus fort pour ceux qui jouent à l’avant). Ce don précieux, pour bien se faire, exige la réciprocité et une confiance absolue entre les joueurs. Et ceci n’est possible que si se développe entre les individus un fort sentiment de solidarité, sentiment qui perdure, comme on l’a vu, en de nombreuses occasions au delà du temps du match, et notamment en troisième mi-temps.
16Il est intéressant de s’attarder sur la phase de préparation dans les vestiaires. C’est là que commence à se former le corps communautaire et que le sentiment de solidarité doit s’exprimer fortement pour encourager les joueurs à pénétrer sur le terrain. Toute une série de rituels, tout d’abord individuels – comme mettre ses chaussettes d’une certaine manière, se badigeonner de crème, se bander le corps, plus qu’il n’en faut, d’élastoplast, etc. – puis collectifs – comme uriner ensemble dans les douches, former une mêlée, crier ensemble, etc. – amène progressivement chaque individu à s’agréger au corps collectif et à devenir un corps pour le rugby. Cette situation propre au rugby9, cette double nature du contact, se vit sans a priori sur le terrain, mais elle ne laisse pas néanmoins de faire connaître aux individus une relation entre hommes exceptionnelle, socialement connotée : le toucher entre homme reste généralement dans notre culture associé à un comportement déviant. En témoigne le soupçon d’homosexualité, de la part des gens extérieurs au rugby, qui pèse sur les rugbymen. En termes forts simplistes, combien de fois n’ai-je entendu : « s’ils éprouvent tant de plaisir à se toucher, c’est qu’ils doivent bien être des homosexuels refoulés ». On ne peut évidemment écarter de ce genre de propos la part du fantasme qui l’alimente : il est plaisant de s’imaginer ces brutes viriles finalement homosexuelles... Or il existe, comme je l’ai déjà mentionné, un autre moment que le match pendant lequel les joueurs sont à nouveau ensemble : la troisième mi-temps.
La fête et son efficacité symbolique
17Les joueurs s’y racontent le match, y font des commentaires techniques et tactiques, y font part de leur joie éprouvée, de leur déception. Ces discussions s’accompagnent du rituel de la tournée, durent des heures et excluent généralement la participation des femmes, celles qui après avoir assisté à la partie auraient pu rejoindre maris ou amis rugbymen. Car la troisième mi-temps, comme le match, se vit entre hommes. Des joueurs me faisaient ainsi part de leur sentiment : « Si les femmes sont là, on se sent surveillé ». « Quand je suis en troisième mi-temps, je n’ai pas envie de remettre mon falzar de mari. »
18Le comportement proxémique reste le même et le toucher entre les individus permet de prolonger le match qui vient de se dérouler : désormais dépourvu de toute dangerosité, le contact est vécu joyeusement à travers des accolades, des embrassades, des tapes dans les mains, dans le dos, des bousculades figurant des plaquages, des semblants de mêlée. Le toucher est pour chacun un élément d’une relation particulière. La fin du match n’a pas provoqué une rupture immédiate et totale du lien charnel, jusqu’alors indispensable. On prolonge donc le contact pendant la fête, autre sphère ludique dans laquelle l’enjeu n’est plus la victoire mais plutôt la décomposition progressive du groupe. La troisième mi-temps est le passage d’un état à un autre, de celui de joueur à celui d’individu. Ceux qui se sont affrontés réaffirment leur identité commune et les valeurs du jeu qu’ils partagent : solidarité, fraternité, sens du sacrifice. Les mauvais coups qu’ils ont pu se donner sont oubliés dans les vapeurs éthyliques. Les anciens partenaires de jeu, quant à eux, tout en validant leur appartenance au groupe élargi, ont besoin de s’extraire du corps collectif formé par l’équipe pour se réapproprier leur enveloppe charnelle. Cette individuation va se faire progressivement et de diverses manières. Certains vont par exemple systématiquement montrer à l’assemblée une partie de leur anatomie. On peut percevoir dans cette attitude exhibitionniste une façon de vivre l’intimité du corps autrement que sur le terrain : ce qui était touché était désérotisé, ce qui est dévoilé en troisième mi-temps est banalisé. Et le toucher, cette fois-ci, n’est pas attendu ; le joueur dénudé ne veut pas provoquer de réaction libidinale, il montre ce qui désormais lui appartient. L’absence d’intimité corporelle concerne également les fonctions organiques : miction et défécation peuvent faire partie du processus festif. À deux ou à plusieurs, on se lance des défis, on fait des paris (déféquer dans un endroit particulier, uriner dans des pichets ou le plus loin possible, etc.). D’autres vont se faire vomir pour pouvoir continuer à boire de l’alcool. Le corps absorbe et déborde en se riant des interdits et des bonnes manières d’un ordre par ailleurs socialement établi. Dans certaines troisièmes mi-temps, la transgression va plus loin à travers des jeux sexuels entre hommes. La dimension érotique restée latente pendant le match est, elle aussi, jouée jusqu’à la dérision. Baisers sur la bouche – dénués de toute tendresse –. simulation de coït, virées dans des boîtes de travestis... L’espace de la troisième mi-temps est donc celui qui permet au corps de revivre ce qu’il a intensément vécu sur le terrain, à travers la double nature du contact, mais de façon parodiée. Le temps festif permet à chacun de résoudre, grâce au collectif, divers types de contradictions : ceux contre qui je m’affrontais violemment sont aussi mes alliés ; ceux avec qui j’ai connu une intimité corporelle sont aussi exclus de ma sexualité.
19On peut comprendre que ce rapport au corps si particulier, vécu dans le rugby, crée un « esprit de corps » communément partagé. Le « corps pour le rugby », celui qu’on a engagé dans le jeu collectif, devient un « corps rugby » qui continue à s’exprimer au quotidien. Un ancien joueur illustrait bien ce propos : « J’avais tellement l’habitude de toucher qu’au boulot je ne pouvais m’en empêcher : j’attrapais les collègues par les épaules, leur donnais des tapes dans le dos... A leur réaction, j’ai compris que c’était malvenu... ». À l’inverse, quand il s’agit d’un membre de la même communauté : « Un jour au restaurant j’ai remarqué un mec qui me regardait aussi pendant le repas. Quand on s’est levé, on s’est approché l’un de l’autre et je lui ai demandé : « t’es rugby ? ». Il m’a dit oui et on s’est fait la bise. On s’est rendu compte qu’on s’était déjà rencontré sur un terrain ».
20Ce besoin de se toucher (on se fait beaucoup la bise dans le rugby), comme pour réactiver une solidarité de corps anciennement partagée m’a également été racontée ainsi : « Avec lui, je ne sais pas combien de centaines de mêlées j’ai fait. J’étais pilier, lui talonneur : j’ai mis ma tête sous son aisselle combien de fois ! On n’a pas grand’chose en commun, si ce n’est le rugby. Mais quand ça fait longtemps que je ne l’ai pas vu, j’ai besoin de le sentir prés de moi. J’ai besoin de « mon » aisselle ! ». La solidarité entre les individus masculins s’exprime également d’une autre façon qu’à travers la permanence du toucher. Il existe effectivement dans le rugby un véritable réseau d’entraide que l’on pourrait qualifier, au regard de son fonctionnement, d’échange généralisé. Chacun met au service du collectif un savoir-faire, une position dans la sphère politique, économique, etc., qu’il tient dans la société. Car le rugby ayant longtemps été un sport amateur (c’est encore le cas pour la majorité des joueurs), les joueurs étaient obligés d’avoir un emploi, et ce dans des domaines très divers10. Ainsi chacun offre une « spécialité » à la communauté : du bon saucisson pour le charcutier, un P. V. sauté pour le policier, une place dans un lycée pour le politique... Qu’en est-il du rugby quand il se professionnalise ? Je vais, et ce sera ma conclusion, apporter quelques pistes de réflexion qui mériteraient un retour sur le terrain.
Le rugby face à l’épreuve de la spectacularisation
21La professionnalisation bouleverse un équilibre séculaire qu’on croyait inébranlable tant la tradition faisait socle. L’argent officiel, mais surtout décuplé, n’avait aucune raison d’épargner le rugby. De la professionnalisation à la spectacularisation il n’y a qu’un pas, du beau jeu « malgré tout » à l’obligation de résultat, il n’y a guère de place à l’improvisation. Et les anciens du rugby ne sont plus désormais les seuls décideurs. Détrônés de leur siège de patriarche, ils doivent apprendre à gérer le rugby comme une entreprise dont on ne veut décevoir les actionnaires. Les acteurs principaux, qui restent quand même les joueurs, ont eux aussi logiquement changé leur façon d’être. Ils ont créé un syndicat de joueurs, les professionnels ont des agents par lesquels il faut désormais transiter. L’enjeu n’est plus seulement le rugby (ce savoir-faire, cette culture, qui étaient transmis d’une génération à l’autre sur le mode passionnel) mais aussi le profit. Le fait de changer des règles du jeu pour le « spectacle », en mettant le rugby au service du consommateur, n’en est que trop illustratif. La figure du joueur est également entraînée dans l’inexorable processus de « starisation » comme en témoignent les diverses tentatives médiatiques : portraits individualisés avant la transmission d’un match, élection du talent d’or, interview à la mi-temps, publicité, etc. L’individu est alors artificiellement sorti d’un collectif qui, par définition, ne devait pas être morcelé. On peut quand même noter une certaine résistance à ce morcellement. Quand est remis ce « talent d’or » au joueur jugé par les téléspectateurs le plus remarquable pendant le match, celui-ci annonce toujours qu’il le prend au nom de l’équipe, sans oublier de saluer la bravoure de l’équipe adverse. Mais les joueurs professionnels n’ayant plus d’emploi à côté de leur pratique sportive, ils ne peuvent plus participer à ce que j’ai appelé l’échange généralisé. Quelle conséquence cela aura-t-il sur la sociabilité des rugbymen ? Une rupture entre le terrain et le quotidien ?
22On peut se demander également ce que va devenir la troisième mi-temps : comment faire la fête quand les entraînements et les matchs se multiplient ? Et si fête il y a, c’est pour faire bonne figure devant les sponsors. Pas question de « se mettre minable » comme ils disent. Cette troisième mi-temps avait pourtant sa fonction. Qu’en sera-t-il du jeu sur le terrain quand les joueurs n’auront plus l’occasion d’éprouver cette amitié chamelle et leur identité « rugby » ? C’était aussi un espace de transgression... À ce sujet j’aimerais évoquer une histoire qui a fait scandale dans le rugby il y a peu. Un joueur de haut niveau, accusé de dopage, a été largement dénoncé dans la presse . Il avait transgressé une règle et faisait montrer du doigt le rugby qui a longtemps eu l’habitude de tout régler « en famille ». L’entraîneur a alors évoqué, non sans malice, une troisième mi-temps « particulière ». Je ne peux m’empêcher de voir dans cette déclaration une volonté de minimiser la faute en replaçant la transgression dans un espace où elle devenait plus tolérable, puisque espace de transgression. En tout cas, il est clair que la professionnalisation entraîne quelques perturbations dans un milieu qui fonctionnait il y a encore peu de façon très traditionnelle. En témoigne également la récente création au sein de la FFR de la « commission éthique ». Voilà que des valeurs qui étaient inhérentes au jeu doivent être désormais défendues de l’extérieur...
Notes de bas de page
1 Cette restriction géographique ne « régionalise » pas pour autant la totalité de mes propos. Ce que j’ai pu constater sur le terrain s’est en effet vérifié, de façon plus ou moins évidente, dans les écrits (presse, autobiographie, fiction, etc) ou les dires (radio, télévision, discussions informelles, etc) concernant le rugby d’autres régions.
2 Il est effectivement fréquent d’entendre chez les originaires du Pays-Basque que la pratique du rugby est quasi incontournable pour un homme, parce que « c’est dans le sang ».
3 Il paraît qu’une année, ultérieure à mes enquêtes, le bouclier fût embrassé lors d’un mariage avec trop d’enthousiasme... et fût endommagé. La Fédération Française de Rugby le retira alors de la circulation pour de telles célébrations. Je ne saurais dire si cette coutume qui permettait à certains (les « élus ») de toucher à l’objet sacré de la « tribu » est toujours d’actualité.
4 La troisième mi-temps étant le temps festif qui suit les deux premières mi-temps du match et qui réunit les deux équipes (au moins pour un temps) accompagnées de quelques supporters.
5 Il n’est d’ailleurs pas rare qu’un mini ballon de rugby traîne déjà dans le landau.
6 Le groupe est alors élargi ; aux joueurs des deux équipes s’ajoutent d’autres membres de la communauté sportive.
7 J’ai analysé plus précisément les figures du féminin dans le rugby dans un ouvrage intitulé Être rugby, jeux du masculin et du féminin, ed MSH/Mission du patrimoine ethnologique, 2000.
8 J’ai effectivement entendu des récits douloureux de femmes, étrangères à la culture rugbystique, ayant divorcé de rugbymen après n’avoir pas compris une telle exclusion. Il ne faudrait pas croire pour autant que toutes les femmes issues du rugby soient prêtes à tout accepter...
9 Je ne connais pas en effet d’autres sports collectifs où existe cette double nature du contact, on pourrait citer le football américain mais les corps y sont tellement protégés et isolés dans leur carapace que la dimension chamelle du toucher est absente ; quant au rugby à 13, le contact est de très courte durée.
10 Le rugby, après avoir été universitaire, a touché toutes les classes sociales.
Auteur
Est docteure en anthropologie sociale et culturelle de l’Europe. Membre associée du laboratoire ITEM (Identités et Territoires des Élites Méridionales, université de Pau et des Pays de l’Adour), elle est l’auteure du reconnu Etre rugby.
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Olivier Chovaux, Laurence Munoz, Arnaud Waquet et al. (dir.)
2017
Un pour Mille
L'incertitude de la formation au métier de footballeur professionnel
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2019