Terres de rugby, identités locales et politiques municipales
p. 15-32
Texte intégral
1Personne n’ignore l’implantation caractéristique du rugby à quinze dans l’Hexagone. Ce sport concerne principalement la France du Sud à laquelle il convient, bien sûr, d’ajouter Paris, la capitale. Ailleurs, en métropole (une France du Nord) et dans les départements et territoires d’outre-mer, le ballon ovale n’est pas inconnu mais plutôt confidentiel, entretenu voire choyé par des exilés de l’intérieur (fonctionnaires des administrations, enseignants, militaires...) auxquels il rappelle le pays et le terroir, une certaine convivialité. En France, le football-rugby s’est imposé au cours des dernières années du XIXe siècle et des premières années du siècle suivant à Paris, dans quelques villes à vocation maritime1 (Le Havre, Bordeaux, Bayonne, Nantes, La Rochelle...) et à Lyon, une capitale économique rompue aux échanges internationaux. Dès que les championnats de France de football-rugby et de football-association (de l’Union des Sociétés Française de Sports Athlétiques) s’ouvrent à la province, et sous l’effet de facteurs locaux auxquels s’ajoute sans doute une part de hasard, le rugby va devenir une affaire de méridionaux : les grandes villes du sud (Bordeaux, Toulouse, Perpignan...) s’affrontent aux équipes parisiennes (R.C.F., S.F., S.C.U.F.), et d’autres rivalités vont les opposer entre elles (le Stade Bordelais face au Stade Toulousain...) ou à d’autres cités aux prétentions rugbystiques grandissantes et justifiées (Bayonne, Pau, Narbonne, Bègles, Grenoble, Agen, Béziers, Brive-la-Gaillarde...). Les équipes constituées dans les établissements scolaires (collèges, lycées, universités et écoles supérieures) contribuent au renouvellement des effectifs. Quelques villes du Sud ne vont pas connaître une passion aussi affirmée pour le ballon ovale : Lyon, Nice, Marseille, Montpellier, Sète, les trois dernières mentionnées étant plutôt conquises par le ballon rond. Dans cette France du Sud, de nombreuses petites villes vont accéder à la notoriété et tenir un rang honorable dans les différents championnats régionaux et nationaux. De même, par effet de proximité, rares sont les communes rurales de la France méridionale où la jeunesse masculine et quelques dirigeants (potentiels) vont se montrer insensibles à la passion de l’ovale.
2Le rugby s’affirme rapidement comme un catalyseur et un vecteur d’identité locale, sociale, culturelle et symbolique. Le palmarès, le recrutement des joueurs, les sélectionnés en équipe de France, les formes de mobilisation des ressources jugées indispensables à l’activité compétitive et aux ambitions du club, la personnalité des dirigeants, parmi d’autres facteurs, tendent à structurer des images fortes (le club et sa mémoire collective, son style de jeu, son apport à la discipline rugbystique, son imprégnation des qualités humaines associées à un environnement déjà anthropomorphisé : rugosité, solidarité, générosité, frugalité...). Bientôt, la presse sportive va contribuer à l’exploitation de ces traits culturels en combinant information et mythologisation. Ainsi, pour la France du Sud, en deux ou trois décennies, le rugby s’impose comme un formidable facteur de conversion de l’espace – urbain, péri-urbain, rural – en territoire(s). L’opération est contemporaine d’une société française qui connaît de profondes mutations (migration des populations vers les villes, changements dans les modes de vie, scolarisation prolongée en collège, au-delà de l’enseignement primaire, rôle des Ecoles normales d’instituteurs...).
3L’articulation entre politiques sportives municipales et développement du ballon ovale peut prendre des modalités diversifiées en fonction de la place plus ou moins centrale qu’y occupe (nt) le(s) « club(s) » de rugby. Par ailleurs, liée en partie à la diversité des situations locales, l’étude des politiques sportives se heurte à des écueils d’ordre méthodologique. L’information est souvent distillée avec parcimonie2. Bien des aides publiques bénéficiant au « club » de rugby n’apparaissent pas comme telles mais dans des rubriques générales (action sociale, animation, formation, soutien accordé à la « politique » sportive en faveur des jeunes, mise à disposition de personnels...) ou sont banalisées sous des appellations sibyllines. On peut penser que ce type d’aide(s) est d’autant plus répandu qu’un club occupe une position avantageuse au sein de la localité. Il aura tendance à drainer l’essentiel de l’aide publique.
La municipalité sollicitée par le « club » de rugby local : un fait tardif
4Dans les années 1930, le paysage de l’Ovalie est fixé dans ses principaux contours et dans ses places fortes. Il se définit par un maillage assez serré, hiérarchisé également, de clubs omnisports dans lesquels la section de rugby occupe une place déterminante. La mention du mot club entre guillemets a pour objectif de marquer cette individualisation privilégiée du ballon ovale parmi l’ensemble des sections qui composent le club omnisports.
1890-1930 : l’époque « héroïque » des premiers clubs
5L’évocation historicogéographique esquissée dans l’introduction est indispensable. Elle concerne une période antérieure à la structuration des politiques sportives locales qui vont se développer d’abord au sein de plusieurs municipalités urbaines (Lyon avec Edouard Herriot, Bordeaux avec Adrien Marquet, plusieurs municipalités progressistes de l’agglomération parisienne, etc.). Pour autant, ces premières politiques publiques d’équipement sportif (stades, terrains de grand jeu, piscines, gymnases, salles d’éducation physique...) n’interfèrent pas avec la pratique des sports athlétiques, et celle du rugby en particulier. C’est même l’inverse. À Lyon, assez curieusement, le premier magistrat de la ville : le radical Edouard Herriot, qui accomplit conjointement une carrière politique nationale, ne manifeste pas un intérêt évident ni pour les clubs de sports athlétiques, ni pour le sport de haut niveau. Malgré des débuts prometteurs, le rugby n’y est pas encouragé. À Bordeaux, il en est de même avec le député maire socialiste Adrien Marquet qui va d’ailleurs favoriser l’éclosion d’un Club Athlétique Municipal afin de ne pas subir la pression des clubs « historiques » implantés dans la capitale girondine. Qu’importe, puisque le Stade Bordelais – devenu le SBUC en 1901 – possède ses propres installations avec le stade – et complexe sportif – Sainte Germaine. Le Sport Athlétique Bordelais se produit à domicile sur ses installations du parc de Suzon, situées plus au sud. On peut faire un constat analogue à Bègles, une commune socialiste de l’agglomération bordelaise qui développe un ambitieux programme d’équipements sportifs et culturels tandis que le Club Athlétique Béglais, fondé en 1907 autour du rugby, dispose déjà de ses installations avec le stade Delphin Loche (« Musard »). Ces exemples ne constituent pas des cas isolés. Dans les grandes villes, les clubs « historiques » sont considérés par les maires de gauche comme des clubs « bourgeois ». C’est vrai que ces associations sportives sont dirigées, patronnés et soutenues par de grandes figures de la vie économique locale (patrons du commerce, de l’industrie, membres des professions libérales...). Dans cette acception du terme, l’adjectif – « bourgeois » – a une connotation restrictive et quelque peu péjorative. D’une part, les athlètes – ici les joueurs – peuvent être d’une extraction familiale et sociale modeste, d’autre part, l’association (type loi 1901 à partir de cette date) – ici constituée autour du prétexte du jeu de rugby – est une étape constitutive de la société moderne, si l’on s’inspire des travaux sur la multiplication des cercles de l’historien Maurice Agulhon, et/ou de la société bourgeoise marquant sa capacité à animer l’espace public (communication, échange, initiative...), si l’on se réfère à ceux du sociologue Jürgen Habermas. L’association sportive favorise l’échange social à travers tout un registre de mobilisation des compétences et une coopération entre divers acteurs appartenant à des milieux différents. Les clubs de type notabiliaire, selon une expression empruntant à Alain Garrigou3, possèdent leurs propres installations (terrains de jeu, avec ou sans tribune(s), vestiaires, douches et sanitaires), en qualité de propriétaires ou, plus souvent, de locataires bénéficiant d’un bail avantageux.
6Les politiques sportives progressistes visent à démocratiser l’éducation physique et le sport indépendamment de l’action des clubs déjà implantés dans la commune et, le plus souvent, en dehors des œuvres sportives patronales4. Ce trait s’affirme sous le Front populaire. La triste période de « Vichy » va servir indirectement le rugby à quinze. Au nom des vertus du pur amateurisme sportif, qui n’est déjà plus qu’un cliché convenu au niveau des équipes premières des grands clubs omnisports, le rugby à treize est supprimé ; la Ligue Française de Rugby à Treize est dissoute (décret du 19 décembre 1941). Ses clubs disparaissent, des fonds de trésorerie se volatilisent et quelques installations sportives changent de mains... Au moment de la Libération, la vie sportive associative reprend ses droits. Le sport fait initialement l’objet d’un consensus qui transcende les sensibilités politiques5. Dans les limites du budget annuel dont elles disposent, les communes accordent désormais une subvention, le plus souvent modeste, aux clubs actifs qui incarnent l’identité locale dans les championnats, tendent à accueillir les plus jeunes, les scolaires, et s’impliquent dans l’animation des fêtes locales.
Les années 1960 : la crise du club et les limites de la stratégie patrimoniale
7Avec l’avènement de la Ve République, la question sportive se caractérise par le pointage d’un certain nombre de lacunes : sous-équipement sportif, vétusté des installations existantes, mutation urbaine des communes bordant les villes et/ou les agglomérations, scolarisation massive des classes d’âge nées dans l’immédiat après-guerre. La restructuration des politiques sportives impulsée par Maurice Herzog, Haut-commissaire à la Jeunesse et aux Sports, se traduit par un droit de regard de la puissance publique (les services extérieurs du ministère de la Jeunesse et des Sports) quant à la sécurité des installations et quant à la compétence des éducateurs, qui s’appuie sur une réglementation de plus en plus précise.
8Dans certaines communes rurales, la municipalité fait aménager un « stade municipal » qui permet de résoudre les difficultés liées à une localisation itinérante du « terrain de rugby » (parfois une simple prairie plus ou moins bien drainée) au gré des ententes ponctuelles avec le propriétaire du lieu. En revanche, bon nombre de grands clubs – de rugby – propriétaires d’installations sportives qui avaient fait jadis la fierté de leurs sociétaires, des supporteurs et des passionnés du jeu sont dans l’impossibilité d’apporter des améliorations sérieuses à leur patrimoine. Renonçant à l’idée de devoir amputer ou démembrer ce bien associatif, les dirigeants vont solliciter la municipalité. Le plus souvent, la municipalité ne va accorder aucune aide conséquente au club quémandeur. Elle va plutôt proposer de racheter pour un franc symbolique les installations sportives concernées, les faire réaménager, et parfois de façon spectaculaire, en garantissant au club anciennement propriétaire de rester l’utilisateur exclusif ou prioritaire. Roger Bonnes a qualifié cette opération de « processus de municipalisation » des installations sportives6. Ajoutons que ce changement s’accompagne généralement d’une redéfinition des engagements réciproques liant le club de rugby et la commune (accueil des scolaires pour l’EPS, accueil de championnats USEP ou ASSU, fêtes diverses), tandis qu’une subvention de fonctionnement est versée au club omnisports (comprenant, le cas échéant, une somme fléchée pour la section de rugby si celle-ci est emblématique du club). Il n’est pas question pour la municipalité de négliger l’identification symbolique de la collectivité au club de rugby (ce pourrait être, dans d’autres contextes, autour du football ou du basket-ball). Un club qui rayonne avantageusement sur la localité, favorise les relations inter-générationnelles, réalise une certaine osmose entre la jeunesse, les acteurs de la vie économique locale et les acteurs de la vie politique, sans oublier l’institution scolaire. Il contribue conjointement à la structuration de la vie communale, publique, et à son intégration fonctionnelle. Envisagée sous cet angle, la culture sportive partagée est un ciment de la vie locale. Elle résulte de formes de coopération(s) qui expriment à leur façon une conception de l’intérêt général.
9Dès lors, au cours des années 1960, les clubs omnisports – et les « clubs » de rugby – vont s’engager dans une logique de relation contractuelle avec la municipalité, plus ou moins complexe en fonction de l’environnement local et de la densité du tissu sportif associatif. Plusieurs cas de figure peuvent être identifiés à travers les solutions qui sont retenues et se stabilisent dans les années 1960 et 1970. Globalement, la municipalité fournit deux ressources principales : l’équipement sportif et les subventions tandis que le club (de rugby) pour sa part s’engage à favoriser la diffusion du modèle sportif (apprentissage de la pratique du ballon ovale, compétition) avec son encadrement humain (implication des bénévoles et des éducateurs) ; se formalise un espace d’engagement contractuel plutôt équilibré. Chacun des deux partenaires y (re)trouve son compte car aucun des deux n’est à même de produire seul l’animation sportive de la localité (commune, ville, secteur urbain, quartier...). C’est un premier modèle qui est la traduction modernisée – autour du prétexte rugbystique – de l’espace public tel qu’ont pu l’analyser des auteurs comme Agulhon ou Habermas. Dans la terminologie forgée par Norbert Elias, il s’agit d’un modèle d’interpénétration normalisée. On peut identifier deux autres cas de figure qui marquent chacun un certain déséquilibre de ce modèle idéal-typique : un club de rugby peut chercher à faire pression sur la municipalité ou être favorisé par celle-ci au détriment d’autres clubs locaux, sans justification entièrement raisonnée. Ici les réseaux de personnes, les clientélismes l’emportent sur les critères objectifs et rationnels. Appelons modèle du club hégémonique ce cas de figure. Inversement, une municipalité peut décider d’aller au delà du simple processus de municipalisation des installations sportives en essayant de multiplier les initiatives (école municipale de natation, école multi-sports, recrutement massif d’éducateurs municipaux, fonctionnaires ou contractuels...). Le risque évident est l’augmentation de la ligne budgétaire sportive qui s’accompagnera (it) d’une démobilisation associative et d’un retrait du bénévolat. C’est donc le principe de démocratisation des pratiques sportives et d’équilibre entre les modalités de pratique (compétition, haut niveau, loisir de détente) qui doit inspirer ce type de choix. Pour la pratique sportive organisée, la mission de service public direct (ex. : la Poste, l’Ecole...) ne saurait se substituer à la mission de service public reconnue aux clubs (et au mouvement sportif) dans le cadre d’une délégation/ contractualisation. Ainsi la municipalité de Mérignac, qui se trouve à l’ouest de l’agglomération bordelaise, s’est-elle lancée au début des années 1960 dans une ambitieuse politique sportive. Elle a rénové quelques installations sportives anciennes, créé de nombreux équipements (stade, piscine, gymnase, plateaux sportifs) et elle a fait en sorte de rassembler, dès 1958, la quasi-totalité des clubs existants au sein d’un nouveau club omnisports : le Sport Athlétique Mérignacais. Incontestablement, la dynamique de l’offre et de la demande va connaître aussitôt une élévation qualitative et quantitative spectaculaire. La section de rugby, qui bénéficie de l’expérience d’un président-fondateur de stature exceptionnelle, ancien arbitre international, opère rapidement en championnat de France nationale 2 et constitue la section-phare du S.A.M. Dans la mesure du possible, la municipalité va utiliser comme moniteurs/éducateurs sportifs municipaux – rémunérés – certains des joueurs de l’équipe première ou les attirer au club grâce à cette opportunité. De même, on constate une proximité politique entre les dirigeants du club (et de ses sections) et la municipalité socialiste. Ce cas de figure peut être qualifié de modèle municipal modéré. Il ne s’agit pas de « confisquer » la vie sportive associative mais de la stabiliser et de la rendre plus efficace dans une phase de modernisation communale et de densification démographique accélérée. Il existe aussi des clubs se caractérisant par une puissance économique telle qu’ils sont à même de disposer en qualité de propriétaire exclusif de leurs installations et de trouver des ressources conséquentes auprès des grandes entreprises locales. C’est le cas du Stade Toulousain, par exemple. D’autres ont consenti à se rapprocher de la municipalité pour élaborer une convention – et un montage financier – qui leur permet d’utiliser des installations sportives « municipalisées » et confortables.
10Parfois, les appartenances politiques très affirmées et contrastées (la tendance politique de la municipalité du moment, la sensibilité politique affichée par une équipe dirigeante...) ne facilitent pas le dialogue et les échanges. Une étude longitudinale réalisée sur les relations entre le Club Athlétique Béglais et la municipalité communiste de Bègles (1959-1989), en Gironde, étendue aux deux années suivantes (1989-90 et 1990-91) qui voit l’équipe du C.A.B.B.G. sacrée champion de France 19917, permet d’identifier diverses figures (relation contractuelle loyale, suspension de l’échange sous forme de recherche d’une position dominante voire hégémonique, capacité de la municipalité en place ou de l’équipe dirigeante du club omnisports à rectifier ou à supprimer les effets déstabilisants de certaines stratégies rompant l’équilibre des engagements, etc.).
Les années 1985-2000. Rugby de haut niveau et politiques sportives locales : entre ambition, déraison et exigence de rationalité
11Dans le milieu des années 1980, le sport de haut niveau connaît une valorisation idéologique sans précédent. Au nom du libéralisme, des passionnés mais également des illuminés sans grand scrupule entendent faire du sport le modèle idéalisé de l’entreprise néo-libérale. Globalement, c’est un échec. Ajoutons que cette idéologie de substitution tend à se déployer sur fond de crise du politique et accompagne la progression du chômage, la récession économique. Par ailleurs, la mise en place de la décentralisation politico-administrative se fait par ajustements progressifs et elle favorise, le cas échéant, des gestes (subventions aux équipes, aides ponctuelles...) qui échappent encore à la logique d’une politique d’ensemble.
Des politiques sportives locales otages du rugby à quinze ?
12À partir du milieu des années 1980, bon nombre de clubs cherchent à asseoir une légitimité élargie au-delà du périmètre initial. Le rugby de haut niveau nécessite désormais des budgets qui augmentent d’une saison à l’autre. Les sigles s’allongent. Le Club Athlétique Béglais ajoute Bordeaux et Gironde (C.A.B.B.G.). Le R.C. Narbonne ajoute les Corbières, en bénéficiant du soutien économique du terroir local. l’A.S. Béziers intègre l’Hérault, l’U.S.A.P. s’élargit au Roussillon, le F.C. Auch ajoute le Gers, etc...
13La ville de Bordeaux va s’imposer bientôt comme l’illustration caricaturale de cette fièvre du sport de haut niveau qui marque autant une faillite politique – et un contournement des principes qui structurent des politiques publiques – que le déclin accéléré d’un député-maire accordant – personnellement – un crédit démesuré aux discours de quelques dirigeants sportifs (football, handball masculin, volley-ball masculin, basket-ball féminin). Ceux-ci se livrent à une surenchère mégalomaniaque avec leurs « collègues » de la culture et des arts plastiques qui ont, eux, l’oreille attentive de l’épouse du premier magistrat de la cité... Notons que les clubs de rugby de l’agglomération bordelaise échappent à l’hérésie. Trois raisons, à bien des égards interdépendantes les unes des autres, expliquent ce fait.
14Tout d’abord, il y a la culture propre au ballon ovale. Elle repose sur un équilibre, fragile certes, entre pouvoir sportif, pouvoir économique et pouvoir politique. Cette configuration généralisable à l’ensemble de l’Ovalie, qui a fait ses preuves pendant de longues décennies, est un facteur de modération et de régulation8. Une seconde raison tient à la réalité locale de l’implantation du rugby. La cité girondine et son agglomération abritent plusieurs clubs importants. Si la municipalité bordelaise – plus précisément le député-maire de Bordeaux – conçoit d’octroyer des subventions au C.A.B., devenu C.A.B.B.G., qui est porteur de promesses au plus haut niveau du championnat, il est hors de question de léser deux clubs omnisports « historiques » implantés au cœur de la capitale d’Aquitaine : le Stade Bordelais, fondé en juillet 1889, « doyen des clubs omnisports de province », jadis placé sous l’aile bienveillante du Baron Pierre de Coubertin, alors secrétaire de l’USFSA (comme le déjà fameux Stade Français), et le Bordeaux Etudiants Club, « doyen des clubs universitaires de France », fondé en 1896-97 sous l’appellation de Bordeaux Université Club et restructuré en 1903. Certes le C.A.B.B.G. peut escompter, au titre du sport de haut niveau susceptible d’imposer une image culturelle forte, une aide conséquente du Conseil général de la Gironde et/ou de la Région Aquitaine. Le C.A. Béglais ajoute un autre B – pour Bordeaux – à son sigle avec l’officialisation en 1983 d’une subvention de la ville-centre. La même opération est réalisée en 1985- 86 avec le rajout d’un G. – pour Gironde – avec les mêmes acteurs puisque J. Chaban-Delmas, député-maire de Bordeaux, vient d’accéder à la présidence du Conseil général de la Gironde... Pour autant, à l’échelle de l’agglomération bordelaise, d’autres clubs encore, et d’autres disciplines sportives, à des niveaux spécifiques, contribuent à cette expressivité identitaire. Pour le rugby, aux clubs déjà cités, viennent s’ajouter à l’ouest le Rugby Club Mérignacais, qui a pris quelque peu ses distances vis-à-vis du S.A.M. omnisports et vise l’accession en première division (son nouveau président, qui possède une grande entreprise exploitant les ressources de la forêt landaise, est présenté comme « le Bouygues du bois »), l’Association Sportive de Saint-Médard-en-Jalles possède une section de rugby qui évolue en Nationale 3, et à l’est, sur la rive gauche de la Garonne, les efforts se multiplient pour que le secteur des Hauts-de-Garonne, et en particulier le club de Floirac, puisse maintenir une équipe de rugby en championnat de France Nationale 3. Enfin, et c’est la troisième raison invoquée, il faut compter sur la dynamique des appartenances de clubs qui ne sauraient être en dissonance par rapport aux moyens accordés par les collectivités territoriales à chaque club. Les subventions publiques ne sont jamais que l’argent des contribuables et chaque contribuable « sportif » est d’abord en adéquation culturelle et symbolique avec sa propre localité de résidence. Le sentiment d’appartenance à une communauté rugbystique et les représentations collectives procèdent d’une alchimie psychologique cohérente. Les décideurs politiques, soumis au suffrage universel, ne sauraient se montrer insensibles à cette logique. De ce point de vue, la fréquentation par le public des stades de rugby de l’agglomération est instructive et ne peut qu’inciter à la prudence. L’attachement à la localité, à son club, est toujours de mise.
15Le poids des héritages historiques, les arbitrages politiques, l’institutionnalisation des nouvelles politiques territoriales (Départements, Régions), la mobilisation des acteurs économiques, l’affirmation des identités communales tendent à structurer une réalité socio-géographique qu’il n’est pas possible de nier ou de contourner. Tous les acteurs en présence, quelles que soient éventuellement leurs convictions intimes, doivent composer avec ces paramètres. C’est la réalité du contexte qui définit, d’une certaine façon, la latitude d’action des uns et des autres. On peut considérer que le type de configuration identifiable au niveau de la capitale girondine correspond à un modèle singulièrement amplifié d’interpénétration normalisée. La situation est plus ou moins facile à définir, envisagée sous l’angle des relations entre pouvoir(s) politique(s) et « politique(s) » des clubs de rugby. L’ambition du club de rugby est subordonnée d’une part aux ressources des collectivités locales (municipalité, Département, Région), qui s’appliquent à elles-mêmes un principe de rationalité (fondé sur l’équité par rapport à une demande multiple et diversifiée) et d’autre part aux potentialités réelles des milieux économiques. Certains clubs à la notoriété bien assise, comme le Stade Toulousain, jouent surtout la carte du partenariat avec les entreprises et sur celle du sponsoring. Ce dispositif, parfaitement hiérarchisé et diversifié, met le club à l’abri de tout imprévu. Un vaste réseau économique est ainsi sollicité, dont un des principaux points obligés des relations et des contacts (un nœud de réseau(x), selon les spécialistes de l’analyse de ce type d’organisation humaine) passe par l’activité du club. La rationalisation de la pression des impôts (qui supprime méthodiquement les flous... et donc certaines marges de manœuvre), les investigations fiscales de l’URSSAF, la logique de l’emploi qui suppose contrat de travail et compétence avérée (qui ne saurait s’accommoder d’emplois fictifs ou de complaisance) sont autant de facteurs qui obligent à « jouer la carte de la transparence », selon la formule consacrée.
Les collectivités territoriales face au rugby de haute compétition et à la professionnalisation du jeu
16Bien qu’étudiés à partir de travaux localisés, ces éléments peuvent donner lieu à une généralisation plus opératoire des modalités d’articulation entre clubs de rugby (et niveaux de championnats) et politiques sportives locales (et niveaux de ressources publiques). À l’échelle communale, la concurrence entre plusieurs « clubs » de rugby ou entre divers sports suppose des arbitrages équitables et cohérents. À l’échelle communale, la non concurrence entre plusieurs clubs renvoie généralement à des situations contractuelles relativement simples tandis que la mobilisation du secteur économique n’est pas confrontée à des choix difficiles. Cela ne signifie par pour autant que les dépenses engagées par le club soient toujours maîtrisées.
17Pour illustrer ce type de contexte local relativement simple, citons, par exemple, Perpignan ou Toulouse, ou, pour des villes de taille plus modeste, Narbonne dans l’Hérault, Agen en Lot-et-Garonne ou Mont-de-Marsan, avec le Stade Montois dans les Landes. Le rugby, dans des villes chefs-lieux de département, est une section – la principale section – du club omnisports qui règne sans conteste sur la vie sportive organisée. Le passage au professionnalisme pour les équipes fanions du Stade Français, de l’USAP ou du Stade Toulousain s’est fait logiquement. On peut en dire autant d’autres clubs abrités par des villes ou des localités plus modestes, tel celui de Bourgoin-Jallieu malheureux finaliste du championnat de France en 1997. Dans un contexte de faible concurrence (réelle ou potentielle, urbaine ou rurale), la relation entre club et municipalité devient un partenariat très structuré, presque sans surprise. L’enquête ethnographique exemplaire réalisée par Sébastien Darbon sur le club de Saint-Vincent-de-Tyrosse (Landes) est une illustration de ce type de configuration9. Dans l’introduction du livre, l’auteur rapporte ses hésitations au moment de prendre le premier contact décisif : le maire de Tyrosse ou le président de l’U.S.T., Pdg d’une entreprise de menuiserie employant une trentaine de personnes (p. 17-18) ? C’est dire l’intrication locale des deux pouvoirs, politique et sportif.
18Dans un contexte – urbain – de forte concurrence, la configuration devient plus complexe. C’est le cas de Pau, dans les Pyrénées Atlantique. Plusieurs clubs prétendent légitimement opérer dans le plus haut niveau de leurs championnats respectifs : l’équipe de rugby de la Section Paloise (qui fut jadis une section de la Ligue de l’Education physique fondée par le docteur Ph. Tissié) évolue dans le Top 16, le club de football de Pau (Pau F.C.) dispute le championnat Fédéral et l’équipe de basket-ball de Pau-Orthez, habituée des Coupes d’Europe, vient de remporter en 2003 son huitième titre de champion de France face à celle de Villeurbanne. L’implication active des entreprises, la fidélité du public palois et béarnais autour de trois sports emblématiques obligent la municipalité à ne pas adopter une attitude partisane. Cette dernière doit maintenir un savant équilibre, une certaine équité démocratique en fonction de la diversité des sollicitations. À Paris, notons que le « doyen » des clubs du pays, le Racing Club de France, a disparu du paysage rugbystique français d’excellence. Pour sa part, le Paris Université Club a été contraint de renoncer à la pratique de haut niveau.
19La concurrence peut concerner non seulement plusieurs disciplines sportives mais également plusieurs clubs pratiquant le rugby à quinze. À l’échelle locale, le contexte bordelais, que nous avons déjà évoqué, correspond probablement au niveau le plus élevé de complexité des rapports entre politiques municipales et ambitions rugbystiques de quelques grands clubs omnisports. Bien installé dans les vastes installations sportives de son stade Sainte-Germaine (aménagées initialement en 1895 ! et reconstruites en 1980-81), le Stade Bordelais peut aligner sur sa carte de visite sept titres de champions de France pour douze finales disputées. Il rayonne également en athlétisme, football et tennis. En 1989, le club omnisports fête somptueusement son centenaire et deux ans plus tard son équipe de rugby retrouve le championnat de 1ère division. Le Bordeaux E.C. fête son centenaire au cours de l’année 1997. Grâce aux efforts de ses dirigeants il va se doter, en partenariat avec l’Université et les collectivités territoriales, des installations dignes de sa valeur sur le stadium universitaire de Rocquencourt (stade avec tribune, nouvelle piste d’athlétisme). La section d’escrime est déjà logée dans la monumentale architecture de rez-de-chaussée du gymnase Nelson Paillou (Bordeaux). Au moment des préparatifs du centenaire, l’équipe de rugby remporte le championnat de Côte d’Argent puis le titre de champion de France Honneur. Deux ans plus tard, en 1998, elle est sacrée champion de France de 3e division et accède à la division supérieure. Le C.A.B.B.G. reste, dans les représentations collectives des Bordelais, un club dont l’image est surtout associée à la ville de banlieue qui l’a vu naître et prospérer. Champion de France en 1991, après le titre de 1969, il est quelque peu contraint par sa localisation géographique, peut difficilement se couper de la structure omnisports du C.A.B. en tentant de jouer une carte maîtresse avec « Bordeaux »...
20Les stratégies isolées ou unilatérales se heurtent à des résistances logiques et légitimes qui doivent être abordées comme la marque d’un véritable « système local ». Ce « système local », intégrant composantes politiques, économiques et sportives, suppose la recherche d’une position d’équilibre et la capacité à se maintenir comme tel (téléonomie), et à réduire les écarts (régulation). Les processus décisionnels composent avec les caractéristiques locales. Tout en développant une « problématique » autre, la minutieuse enquête livrée par les journalistes d’investigation Bernard Broustet et Martine Robert autorise une lecture secondaire de l’information rassemblée et traitée. Les deux journalistes envisagent : « Bordeaux. Le guide du pouvoir »10. Vin, aéronautique et BTP sont les trois réseaux clefs qui permettent de décrypter les arcanes de la vie locale. Plusieurs dirigeants sportifs se trouvent à l’intersection des sphères de l’action politique, de l’action économique et/ou de l’Université et de la recherche. Issu d’une dynastie viticole respectée, polytechnicien de formation, Joël Quancard est président général du Stade Bordelais (et ancien joueur de rugby du S.C.U.F.). Il a intégré l’équipe municipale d’Alain Juppé comme adjoint aux Sports. Ancien président de l’Université Victor Segalen et spécialiste de médecine nucléaire, Dominique Ducassou, président général du Bordeaux E.C., est un des hommes-clefs du système Juppé. Ancien vice-président du Conseil régional, il est adjoint à la culture de la ville de Bordeaux. Alain Moga, Pdg de l’entreprise familiale, un des trois fils d’André Moga (ancien président du « rugby », au sein du CAB, et ami intime de J. Chaban-Delmas), qui se sont logiquement impliqués dans le comité directeur du CABBG, est conseiller municipal de Bordeaux. Michel Moga, architecte, est membre de la Ligue Nationale de Rugby. Le club bénéficie de la manne du groupe de spiritueux William Pitters. dirigé par Bernard Magrez (cet homme d’affaires au tempérament de pétrolier texan...) et de celle de l’homme d’affaires algérien Rafick Khalifa. On peut ajouter deux autres noms de personnalités influentes : Jean-Paul Jauffret, l’aîné d’une célèbre fratrie de tennismen, familier des courts de la Société Athlétique de la Villa Primrose (S.A.V.P.), adjoint aux Finances dans l’équipe municipale d’Alain Juppé. Il est directeur général de la CVBG Dourthe négociant en vins et exerce de nombreuses responsabilités au sein d’organismes viticoles professionnels. Il a également présidé le conseil d’administration du CREPS Aquitaine. Jean-Louis Triaud, propriétaire du Château-Gloria à Saint-Julien et de plusieurs autres crus médocains, s’est pris d’une passion féconde pour les Girondins de Bordeaux : avec son compère Jean-Didier Lange, « il a ressuscité le glorieux club de football, mis à mal par les excès de Claude Bez, son ancien président ». Ce « système » caractérisé tend à faire du pouvoir une « quasi-propriété » de l’ensemble du dispositif. Ce dernier peut difficilement s’affirmer comme résultant de la volonté d’une personne isolée ou d’une alliance restreinte entre quelques acteurs opérant à l’encontre des intérêts de l’ensemble.
21L’évocation de ces quelques cas d’espèce autorise à formuler une typologie sommaire, qui peut être replacée – pour la France du Sud – sur un continuum commune rurale – chef-lieu de département ou ville moyenne – métropole régionale. La question de la professionnalisation du rugby est, d’une certaine façon, subordonnée à cette topographie ordonnée en fonction de plusieurs critères qu’il importe de repérer. Dans les commune rurales, le club de rugby (le club omnisports) entretient de bonnes relations avec la municipalité. L’alternance politique engendre des commentaires sans grande conséquence (Heureusement que le maire actuel est tout rugby ; l’ancien était vraiment tout musique...). Le club communautaire est parfois ébranlé par l’altération de la prospérité économique locale. Ce modèle peut se retrouver aussi dans des villes moyennes qui disposent d’un tissu économique plus diversifié ; avec les mêmes risques lorsque l’économie locale est en crise. La position avantageuse occupée par un – seul – club omnisports est un indice pertinent pour identifier ce type. Le club d’Agen (Lot-et-Garonne) correspond à ce cas. Lorsque la densité de population est plus forte, avec un espace urbain vaste et contrasté, la multiplicité des clubs et des appartenances micro-locales, ainsi que celle des spécialités sportives peuvent engendrer trois cas de figure. Le modèle du club autonome désigne les clubs de rugby qui ont su conquérir une réelle indépendance (budgétaire, patrimoniale) y compris pour assurer la reconversion de leurs joueurs d’élite (championnat de France, internationaux, Coupes européennes). Les relations avec la municipalité et les deux autres collectivités territoriales sont jugées constructives, courtoisies et loyales. Le Stade Toulousain et le Stade Français sont illustratifs de ce modèle. Un deuxième cas de figure se rapporte aux clubs de rugby qui ont su (ou ont pu, souvent en fonction de facteurs historiques) bénéficier d’une position avantageuse au sein de la cité, facilitant les partenariats avec le monde économique et favorisant l’implication du club dans l’animation sportive en multipliant les conventions d’objectifs avec la municipalité. Une politique de service public au travers du prétexte sportif est, en quelque sorte, la contrepartie d’une aide conséquente pour bien figurer au plus haut niveau du championnat de rugby (et des Coupes européennes). L’U.S.A.P. illustre ce type. Le club possède une trentaine de partenaires économiques. La mairie de Perpignan vient de procéder à la rénovation du stade Aimé Giral en portant la capacité des tribunes à 14 000 places. Le Conseil général des Pyrénées Orientales est partie prenante dans l’opération de promotion d’un sport emblématique de la culture catalane avec un club du Top 16 qui peut s’engager dans la belle aventure d’une Coupe européenne. Le troisième cas de figure est celui qui caractérise Bordeaux, seconde capitale « historique » du rugby français après Paris, avec un ensemble de clubs (2 ou 3 à Bordeaux, 5 ou 6 à l’échelle de l’agglomération) qui entendent développer leur action et leurs propres potentialités, sans jamais perdre de vue les différences de niveaux de championnats impliquées.
22Les deux derniers cas décrits correspondent au modèle d’interpénétration normalisée, toujours selon la terminologie de Norbert Elias. Si le contexte bordelais montre assez clairement une intrication forte entre la politique sportive municipale et les clubs qui développent la culture rugbystique, avec un rôle déterminant joué par des acteurs-médiateurs de stature incontestée, la complexité du « système local » inscrit les clubs dans un modèle amplifié d’interpénétration normalisée. Une autre forme d’amplification a pu être un temps concevable avec l’hypothèse d’un regroupement de l’élite rugbystique du Pays Basque formulée au milieu des années 1990. Elle aurait réuni les forces vives des équipes premières de l’Aviron Bayonnais, du Biarritz Olympique et du club de Saint-Jean-de-Luz. Chacun des trois clubs aurait gardé son identité, son entité, mais une seule appellation aurait désigné l’équipe engagée au plus haut niveau, éclipsant les deux autres... L’hypothèse hasardeuse fut bien vite remisée aux oubliettes.
23La professionnalisation du rugby réfracte, nous semble-t-il, les mêmes atouts et/ou les mêmes handicaps au regard de l’accès à l’excellence rugbystique que ceux déjà identifiés11. Pour autant, on sait que la création de la Coupe du monde en 1987 et le passage au professionnalisme en 1995, avec la mise en place d’une Ligue nationale de rugby, ainsi que le reversement des droits à l’image ont engendré une brusque et vertigineuse envolée des moyens financiers engagés par les clubs. En 2003, la moyenne arithmétique des budgets des clubs du Top 16 est de 5,8 millions d’euros (soit 610 millions de francs). Le chiffre d’affaires du Stade Toulousain frôle les 11 millions d’euros. En Pro D 2, les budgets sont également marqués par de grandes disparités : Brive dispose de 5,5 millions d’euros, le F.C. Auch-Gers de 0,7 million d’euros12. On sait que les collectivités municipales ne souhaitent plus suivre les clubs dans leurs ambitions sans être assurées de garanties confirmées, craignant des dérives ou des incertitudes non maîtrisées, dès lors que les montages financiers présentés par les dirigeants de clubs comportent des zones d’ombre, des dissimulations ou une part d’illusions. La Loi du 6 juillet 2000 (dite « loi Buffet ») prévoit de limiter les sommes versées par les collectivités territoriales à des sociétés sportives dans le cadre de contrats ayant pour objet la réalisation d’opérations de promotion en faveur de l’image de ces collectivités. De son côté, le monde économique se fait plus rigoureux dans son engagement pour soutenir l’entreprise sportive. Il espère un retour sur investissement qui puisse contribuer à la reconnaissance collective de l’effort consenti.
24Dans le Sud-Ouest, deux clubs sont sur le point d’être rétrogradés, faute d’avoir pu présenter un budget cohérent. Le C.A.B.B.G. opérant en 2002-03 dans le Top 16 souffrait de promesses non tenues par des partenaires économiques de premier plan, et ses dirigeants ont sans doute péché par un excès d’optimisme et de générosité avec une trop grosse masse salariale. Et les résultats sportifs n’ont pas été à la hauteur de l’investissement initial. On retrouve aussi les effets limitatifs d’un « système » local complexe, immédiatement contraignant pour tout club qui cherchera à s’en affranchir, redoublés en l’occurrence par le droit de regard de la FFR et l’examen de passage devant la sévère DNACG (Direction nationale d’aide et de contrôle de gestion). Le 13 août 2003, le président du tribunal de commerce de Bordeaux qualifie de gestion calamiteuse la prestation économique du C.A.B.B.G. qui accuse, au terme de la saison, un déficit de 1,8 millions d’euros. Ayant fait appel de la décision de rétrogradation en fédérale 1, le club avait pu obtenir son intégration au championnat de Pro D 2 avec un budget drastiquement revu à la baisse et rebâti à hauteur de 2.2 millions d’euros. La nouvelle équipe dirigeante est bien soudée autour du président Robert Dubernet de Garros. Le « dossier » en plusieurs épisodes publié dans le journal Sud-Ouest (3, 14, 22, 23 août 2003) aura été utile pour éclairer les inter-relations entre politiques publiques territoriales et rugby professionnel. Au début du mois d’août, le député-maire de Bègles, Noël Mamère, du parti des Verts, annonce une initiative qui serait de nature à sauver le club : J’ai décidé de faire voter par la ville une subvention exceptionnelle de 50 000 euros. J’espère que le Conseil Général de la Gironde [à majorité socialiste], qui a toujours dit qu ’il suivrait la position béglaise, fera de même. Et j’attends un geste de la part de la ville de Bordeaux (S-O D, 3 août 2003). Dans l’édition du 14 août suivant, on apprend que le premier magistrat de Bègles pourrait ajouter 20 000 euros supplémentaires, en insistant sur le refus de la ville de Bordeaux de poursuivre le versement de 400 000 euros alloués au club cette saison (ibid.). Si cette situation se concrétise, le maire du Bègles est même disposé à aller encore plus loin : je demande que le club s’appelle dorénavant le CA Bègles-Gironde ! Le journaliste indique enfin que le président de la Communauté Urbaine de Bordeaux, Alain Juppé, souhaite peut-être réfléchir à une extension des compétences de la CUB en matière de sport, qui permettrait d’envisager une autre solution pour un club prétendant représenter toute l’agglomération. Est-ce une perspective pertinente et viable ? En toute logique, non. D’une part on retrouverait une variante de l’hypothèse écartée par les trois principaux clubs du Pays Basque ; d’autre part, en créant un précédent, les dirigeants d’autres disciplines sportives de haut niveau ou des promoteurs de structures culturelles et artistiques ambitieuses feraient valoir inévitablement des raisonnements analogues... D’ailleurs, l’exigence de mise au point ne se fait pas attendre. Le lendemain, le journal publie un erratum. En fait, l’idée n’est pas en gestation à l’hôtel de la C.U.B. ; elle était simplement empruntée au député-maire de Bègles, malgré l’absence de guillemets...
25Le Stade Montois était également dans une situation critique puisqu’il risquait la relégation en championnat fédéral 1 après qu’ait été confirmée la dissimulation de la réelle situation financière du club à l’issue de la saison 2002-03, et suite à la prestation manquée devant la commission d’appel le 22 août 2003. Suivant la préconisation du CNOSF, le bureau fédéral de la FFR a cependant autorisé le club landais à participer au championnat de Pro D 2... déjà entamé. Le renouvellement de l’équipe dirigeante, avec à sa tête le président Benoît Dauga, le dépôt d’un chèque de 650 000 euros couvrant le déficit accumulé ont joué en faveur du repêchage des jaune et noir (au détriment de l’équipe d’Aubenas !). Le « dossier » présenté aux lecteurs de Sud-Ouest Dimanche (31 août 2003) est intéressant car il met bien l’accent sur les articulations essentielles qui inscrivent ce club dans l’environnement local tout en montrant conjointement la « souplesse » des procédures de contrôle qui paraît inépuisable. Me Vida lies (...) a défendu la requête auprès du CNOSF, l’omnisports et les collectivités. Le parfait consensus, lié à la volonté de transparence et à la loyauté de la nouvelle équipe, que cette dernière est parvenue à faire sur son projet sportif avec l’association [?] porteuse du secteur professionnel, l’omnisports fort de 5 000 membres et l’ensemble des joueurs pros. Le club d’Aubenas (Ardèche), rétrogradé sur le terrain mais dont les comptes financiers étaient satisfaisants, allait-t-il se contenter de la décision ou riposter ?
26Dans les deux cas, avec des « repêchages » qui s’apparentent à un passe-droit (sans doute au nom de la « géo-stratégie » du rugby français...), on constate que les collectivités territoriales ne souhaitent pas éponger des déficits béants ou faire crédit, en s’engageant dans des entreprises – « économiques » liées au sport spectacle – qui ne doivent plus grand-chose à l’animation concertée de l’espace public local et à l’expression d’un service éducatif de proximité : deux atouts majeurs, pour ne pas dire le centre de gravité de la culture du rugby. D’une façon générale, l’action culturelle, la valorisation de l’histoire locale et du patrimoine historique, la promotion du tourisme sportif et des activités de pleine nature, pour ne mentionner que ces aspects, sont autant d’éléments qui intègrent désormais le répertoire de la promotion d’une image de marque de la localité. Le vecteur du sport de compétition – et du rugby en particulier –, en termes d’effets d’image, doit être relativisé surtout dans un contexte où l’action sociale et sanitaire, l’équipement scolaire et universitaire, l’emploi et le soutien aux filières économiques spécifiques ou innovantes, les transports et les services publics à la personne sont des éléments déterminants dans la structuration du cadre de vie et pour l’amélioration de la qualité de vie. Il est indispensable de replacer la ligne sportive des politiques territoriales (commune – voire groupement intercommunal –, département, région) dans le schéma d’ensemble des politiques publiques locales afin de ne jamais oublier d’apprécier les ordres de grandeur et les effets d’échelle impliqués.
27En conclusion, la présente contribution n’est pas une approche analytique s’appuyant sur un ensemble conséquent de contextes communaux et locaux. En revanche, en procédant par choix raisonnés et en définissant quelques modèles et une typologie opératoires, nous avons essayé de construire une grille de lecture cohérente de la place que tient le rugby de compétition dans ses rapports avec la mise en œuvre des politiques sportives municipales et territoriales (avec les opportunités récentes engendrées par la décentralisation). Ajoutons que fort de son expérience quasi-séculaire à ne pas faire apparaître au grand jour toutes les circulations d’argent (rémunération des joueurs et des entraîneurs, emplois de complaisance, aide à la reconversion des joueurs, soutien municipal aux imputations imprécises, etc.), le rugby a quinze n’est pas obligatoirement pressé de jouer la carte de la transparence absolue. En termes culturels et politiques, c’est un peu la revanche discrète ( !) que le pays, le Sud prennent sur l’État centralisé et ses administrations tentaculaires. La contiguïté culturelle qui associe rugby et corrida -avec en commun un certain ésotérisme, perçu de l’extérieur comme un exotisme-, culture rugbystique et culture taurine (Bayonne, Dax, Nîmes...), en est peut-être un signe supplémentaire. Au niveau des clubs, le silence, le sous-entendu, le secret entretenu sont autant de « ressources » mobilisables lorsqu’il faut rebâtir les budgets annuels, démarcher auprès des entreprises, s’assurer de l’appui des collectivités territoriales, saison après saison, dans un contexte concurrentiel et aux potentialités locales inégales... Pour autant, il n’est pas possible de conclure sur cette note quelque peu équivoque. La crédibilité du rugby, construite au fil des décennies, a contribué à la modernisation de la société locale. Dès le début du XXe siècle, le club s’est substitué à des formes traditionnelles, souvent inégalitaires, de relations sociales pour réinventer dans l’association sportive laïque le sens de la communauté et l’expérience du groupe, sous-tendue par l’idée qu’une mise en commun volontaire des ressources et des efforts de chacun possède une capacité d’action supérieure à celle de chacun des individus qui y concourent. La professionnalisation radicale du rugby pourrait bel et bien condamner ce modèle culturel tout en exposant le rugby de haut niveau, dans ses rapports au public des fidèles, à une forme de marchandisation de l’imaginaire collectif, synonyme d’une désocialisation de la culture rugbystique. Les études généralisantes montrent une stabilisation des dépenses publiques à destination du sport13. Les collectivités locales maîtrisent mieux leur sujet. Ce qui est peut-être une façon de préserver l’essentiel de la culture sportive et rugbystique. Dans les années à venir, on va constater un certain fléchissement des flux financiers publics engagés localement dans le sport de haut niveau. La raison et les critères de rationalité prendront le pas sur les enthousiasmes débordants. Seuls quelques clubs accéderont aux compétitions européennes, au regard des caractéristiques socio-économiques liées à l’armature urbaine du pays. Il n’en reste pas moins évident que le sport local, à commencer par le rugby, examiné dans ses rapports avec les politiques sportives territoriales, reste encore un excellent terrain d’analyse pour nourrir et étayer une sociologie de l’action collective.
Notes de bas de page
1 Callède Jean-Paul, « La vocation maritime des villes comme facteur de diffusion culturelle : l’exemple des Athletics d’origine britannique (dernier quart du XIXe siècle) », dans Guillaume Pierre, (dir.), La vie littorale, Paris, éd. du C.T.H.S., 2002, p. 273-290.
2 Dominique Charrier insiste sur ces aspects dans son rapport : Financement du sport par les collectivités locales, rapport pour le ministère de la Jeunesse et des Sports, Paris, novembre 1997 (47 p., tableaux, graphiques). Si les subventions accordées au rugby (pour 1994, dernière année examinée), les subventions publiques (doc. n° 12, p. 21) placent le rugby en troisième position (6,98 %), loin derrière le football (36,69 %) et le basket-ball (12,87 %), ces données calculées sur un échantillon national ne reflètent pas exactement la situation du ballon ovale dans la France du Sud. Le rugby y occupe une situation bien plus avantageuse. Deux éléments permettent de le confirmer. L’auteur du rapport montre clairement que 60 % des subventions accordées au rugby se rapportent au haut niveau (excluant ainsi la France du Nord, à l’exception de la capitale) (doc. n° 14, p. 22). De plus, il n’est pas inutile de noter que plusieurs collectivités locales qui sont des fiefs de l’Ovalie n’ont pas jugé utile de retourner le questionnaire : Agen, Auch, Bègles, Castres, Dax, Oyonnax, Pau, Perpignan, Tarbes...
3 Alain Garrigou distingue le modèle notabiliaire (p. 210 et suivantes), le modèle municipal (p. 218 et suiv.), le modèle communautaire (p. 224 et suiv.) et un type plus marginal : le modèle du club d’entreprise (p. 229 et suiv.). Augustin Jean-Pierre, Garrigou Alain, Le rugby démêlé. Essai sur les Associations sportives, le Pouvoir et les Notables, Bordeaux, Le Mascaret, 1985.
4 Cependant, quelques grands clubs de rugby se sont structurés grâce au soutien direct de grandes entreprises : l’Association Sportive Montferrandaise (avec à l’origine l’entreprise Michelin), le Club Olympique Périgueux Ouest, s’appuyant en partie sur les ateliers des chemins de fer de la Compagnie d’Orléans, l’Union Sportive Fumel-Libos avec l’usine métallurgique de la société Pont-à-Mousson, etc.
5 À la Libération, le rétablissement de la légalité républicaine au sein des institutions sportives s’accompagne d’une amnésie quant à l’injustice qui a frappé le rugby à treize sous le régime de Vichy. Le rugby à treize sera rétabli dans sa légitimité initiale... en 1993 (Cour de cassation. 4 juin 1993), soit un demi siècle après la promulgation de l’ordonnance d’Alger du 2 octobre 1943, signée par le Général de Gaulle...
6 Bonnes Roger, La municipalisation du sport, la vie associative : modèle d’évolution. Sports et sociétés contemporaines, VIIIe Symposium de l’ICSS, INSEP (juillet 1983), Paris, éd. Société Française de Sociologie du Sport, 1984, p. 43-49.
7 Callède Jean-Paul. Dané Michel, Sociologie des politiques sportives locales. Trente ans d’action sportive à Bègles (Gironde), Talence, éd. M.S.H.A., 1991.
8 Duboscq Pierre, Sur les terrains du sport et du pouvoir : rugby, Pouvoir (numéro thématique sur Le sport), n° 61, avril 1992, p. 107-115.
9 Darbon Sébastien, Rugby mode de vie. Ethnographie d’un club : Saint-Vincent-de-Tyrosse, Paris, Jean Michel Place, 1995.
10 Broustet Bernard et Robert Martine, « Bordeaux : le guide du pouvoir », Les Échos, lundi 27 janvier 2003, p. 64-67.
11 On connaîtra mieux ce processus avec la recherche comparée, en voie d’achèvement, conduite par Desthomas Vincent, Rugby de haut niveau et implantation des clubs : état des lieux, enjeux et perspectives des stratégies de professionnalisation, thèse pour le doctorat en STAPS, Université Victor Segalen – Bordeaux 2.
12 Magnol Thierry, Dorian Jean-Pierre, L’argent secret du rugby, Paris, Plon, 2003.
13 Durand Christophe, Ravenel Loïc, « Sports professionnels et collectivités locales : la fin d’une époque ? », dans Charrier Dominique et Durand Christophe, Le financement du sport par les collectivités locales, Voiron, P.U.S., 2002, t. 2, p. 83-96.
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Rugby : un monde à part ?
Ce livre est cité par
- (2005) Librairie : Religion et laïcité. Vingtième Siècle. Revue d'histoire, no 87. DOI: 10.3917/ving.087.0211
Rugby : un monde à part ?
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