Conceptions et pratiques pédagogiques en EPS : tentative de compréhension des problématiques disciplinaires par leur intégration dans les conjonctures socio politiques
p. 143-179
Texte intégral
1Lors de sa préparation du CAPEPS, chaque étudiant doit, immanquablement, se poser l’une des deux questions suivantes : « comment les pratiques et conceptions pédagogiques en EPS, permettent-elles de comprendre l’évolution de la société française ? » ou « comment l’évolution de la société française permet-elle de comprendre celles des pratiques et conceptions de l’éducation physique scolaire ? » Pour un candidat, tenter d’y répondre demeure, sans doute, la meilleure manière de se préparer à la fatidique échéance du concours, tout en lui permettant d’intégrer une réelle culture professionnelle qui, de plus, développe son sens critique. C’est sans doute dans cette perspective que, depuis l’année 2001, le libellé du sujet d’écrit n° 1 nous invite, nous semble-t-il, à envisager une éducation physique résolument intégrée au système éducatif, posant ainsi la question fondamentale de sa contribution réelle à la bonne marche de la société française.
2Aujourd’hui donc, l’épreuve écrite n° 1 du concours de recrutement ne se limite plus à une analyse des relations entre la discipline scolaire et les supports culturels utilisés ; l’étude doit porter sur ses apports et contributions au fonctionnement de la République. Les analyses institutionnelle et pédagogique semblent alors fondamentales. Olivier Reboul définit l’institution comme une « réalité sociale, relativement autonome, stable et régulière, contraignante selon des règles, et qui se spécifie par sa fonction sociale1 ». Il ne s’agit donc pas de se contenter d’une analyse structurelle de la discipline, il faut y intégrer celle de sa fonction sociale. La pédagogie, prise dans son sens général, peut être comprise comme le moyen de cette fonction. Le terme pédagogie compris comme entreprise humaine de guidage de l’enfant pour accéder à « l’Un-bien », comprenez la morale, la norme, nous paraît ici suffisante pour répondre à notre interrogation concernant la discipline, n’en déplaise aux didacticiens qui comprennent plutôt la pédagogie comme s’intéressant aux relations et aux finalités, alors que la didactique se situe du côté des contenus et du savoir2. Nous devrons convaincre que les pratiques et routines professionnelles, comme les conceptions qui les sous-tendent, d’un mot générique les pédagogies utilisées, révèlent, dans le même temps, et le fonctionnement du système éducatif, et celui de la société. En d’autres termes, nous croyons pouvoir montrer que les grandes problématiques sociales se retrouvent dans la quotidienneté des pratiques et conceptions pédagogiques des enseignants d’EPS. Enseigner par la multiplication d’exercices ou utiliser des situations problèmes, valoriser l’imitation ou lui préférer l’invention, rend compte de contextes sociopolitiques qui débordent le cadre scolaire, et auxquels doivent s’adapter les enseignants. Rappelons toutefois qu’il est difficile de distinguer les pratiques des conceptions. Si l’on se réfère au dictionnaire, les premières peuvent être considérées comme « activités volontaires visant des résultats concrets ». Elles sont quotidiennes et habituelles, une manière concrète d’exercer une activité, ce qui apparaît coutumier et pouvant relever d’une mode ou d’une habitude appartenant au monde professionnel et devant s’adapter aux réalités et à l’urgence du terrain. Les secondes sont construites en amont de la pratique. Nous retiendrons la définition qu’en donne Yves Gougeon : « ... définition provisoire d’idée réalisante ; ceci afin de mettre l’accent sur le fait que les conceptions appartiennent au domaine de la pensée et que cette pensée loin d’être orientée vers la pensée spéculative [...], est résolument tournée vers la pratique3 ». En fait, pratiques et conceptions pédagogiques englobent en une même réalité complexe les projets d’éducation, les choix de société, les angoisses et mythes d’une époque : elles sont à la croisée de la pensée et de l’action...
3Comment donc aborder cette double question institutionnelle et pédagogique ? Pour Maurice Agulhon, la République est la traduction politique de la Révolution française, refusant les extrêmes, se construisant à la fois contre la monarchie et la dictature. Elle ne peut prétendre à la pérennité que si elle remplace l’autorité et la violence par le discours et l’autodiscipline : « lorsqu’elle devient une habitude4 ». De la même manière Claude Nicolet précise que l’idéal républicain repose sur la signification des mots qui « véhiculent des idées », ces dernières « devenant des pratiques et des réalités5 ». On peut, à la suite de ces historiens, présager du rôle essentiel que jouent les disciplines scolaires dans la régulation des comportements des individus pour les adapter, sans recourir à la force, aux problématiques sociales. L’EPS peut alors être comprise comme un processus d’intériorisation de la morale : ses enseignants sont chargés de conformer les corps ; ils participent ainsi à l’intégration, dans la quotidienneté des actes, des idées et valeurs sociales et politiques qui structurent notre société. Les sociologues confirment ce discours et nous rappellent l’importance sociale de cette mise en conformité des corps. Pour Émile Durkheim, « chaque société se fait un certain idéal de l’homme6 ». Aujourd’hui, David Le Breton précise que « tout modèle politique irait de pair avec un modèle corporel7 ». À la suite de Michel Foucault, pour compléter cette argumentation, nous ne pouvons oublier de penser qu’ il existe bien une « technologie politique du corps8 » : si les rapports au pouvoir s’opèrent de façon explicite sur l’individu, c’est essentiellement « un système d’assujettissement mettant en œuvre un outillage ou des procédés disparates9 » qui conduit à s’imprégner de la norme sociale. Les pédagogies suggèrent l’organisation de l’espace et du temps, façonnent un certain type de rapport au savoir comme à autrui. André Rauch prolonge cette réflexion en l’adaptant à l’éducation physique : les appareils, les outils auxquels sont confrontés les élèves les modèlent et structurent leur relation au monde. « Par sa confrontation et toutes les variantes qu’elle autorise la machine dessine chacun des rapports que le corps peut entretenir avec le réel10 ». Les types d’organisation des instructions officielles, les plans de leçons, les typologies d’exercices utilisées..., peuvent être considérés comme de telles machines qui façonnent les individus et régulent leurs relations aux autres et au monde.
4Nous croyons pouvoir affirmer que l’exercice, le plan de leçon, et d’une façon plus générale les pratiques pédagogiques dans leur ensemble, peuvent être compris comme une véritable mise en forme des corps, contribuant à la pérennisation de la société. Par conséquent, l’éducation physique doit, dans le même temps, participer à la mise en conformité du futur citoyen et lui donner les moyens d’anticiper les éventuels changements de société. Cette apparente contradiction structure les débats liés à la construction de l’identité disciplinaire et les inscrit dans les projets sociopolitiques.
5 Pour une meilleure compréhension de l’intégration de l’éducation physique dans les conjonctures sociopolitiques qui lui servent de substrat, nous diviserons notre travail en quatre parties, directement liées aux changements politiques que connaît la France depuis le milieu du XXe siècle. De 1945 à 1959, la France hésite entre l’ancien et le nouveau, l’immuable et la modernité. Les enseignants d’éducation physique connaissent le même dilemme et sont contraints d’accepter de lourds débats contradictoires. Ils sont écartelés entre la leçon et le plein-air, l’hygiène et le sport, l’utile ou l’inutile ; malgré de nombreuses expériences novatrices, la maîtrise corporelle reste l’objectif et le corps construit le moyen. De 1959 à 1969, sous la présidence du général de Gaulle, le pays s’engage résolument dans la modernité. La société se transforme radicalement et les enseignants d’éducation physique s’adaptent rapidement à la volonté de progrès et d’épanouissement que réclament les Français. Le modèle, à la fois compétitif et humaniste, du sport olympique entérine l’éducation physique de l’enfant sain. Les enseignants acceptent de divulguer des techniques mais désirent demeurer éducateurs. Le progrès est désormais l’objectif, le corps dépassé le moyen.
6De 1969 à 1981, la conjonction d’une transformation des mentalités, qu’avaient rendue explicite les événements de 1968, et de la crise économique, va nécessiter de repenser le modèle social. Le progrès se définissait par le quantitatif, la société libérale avancée tente d’entériner une transformation des mœurs qui privilégie désormais le qualitatif. En éducation physique, les modèles du sport pour tous et du sport de l’enfant remplacent le modèle olympique. La discipline intègre ainsi, par les sciences humaines, les idées post-soixante-huitardes, et, dans le même temps, réussit à préserver son maintien au sein du système éducatif. Un problème se pose néanmoins aux enseignants qui doivent choisir entre le modèle du haut niveau et celui de « l’éternel débutant ». L’individualisation des pratiques apparaît comme objectif et le corps plaisir comme moyen.
7De 1981 à nos jours, la crise économique entre dans la longue durée : la croissance existe mais elle ne crée plus d’emplois. Exclusion, précarité de l’emploi, chômage, sont les conséquences d’une croissance négative. Les politiques abandonnent leurs utopies pour devenir gestionnaires. En éducation physique, comme dans les autres disciplines scolaires, l’heure est à la rentabilité par la technologie pédagogique. Dans les situations problèmes, le cognitivisme comme référence scientifique déconnecte les apprentissages des réalisations. Les acquisitions deviennent les transformations internes des élèves : procédures et processus supplantent les réalisations techniques. Les enseignants sont donc confrontés à un nouveau dilemme : faut-il privilégier les apprentissages méthodologiques au détriment des spécifiques ? Un contenu des apprentissages, résolument scolaire, devient l’objectif, le corps entretenu le moyen d’y parvenir.
1945-1959 : Entre l’ancien et le nouveau, l’immuable et la modernité : trajectoire scolaire d’une Éducation Physique hésitante, entre maintien et dépassement
8« Du lendemain de la guerre à la fin des années 50, la société française, façonnée par les expériences d’avant-guerre, reçoit le premier choc de la modernité et semble hésiter entre l’ancien et le nouveau11 ». Elle subit « le poids de l’immuable12 ». « Les principaux acteurs du changement social portent en eux-mêmes et expriment souvent d’un même mouvement les élans conquérants et l’attachement aux anciens rivages13 ». La France demeure façonnée par l’héritage de l’entre-deux-guerres : un monde rural peu transformé, une bourgeoisie crispée sur ses privilèges et se méfiant du monde ouvrier. Le souvenir des pénuries alimentaire et démographique persiste. Le pays opte pour la solution politique d’un État providence privilégiant des nationalisations, mettant les intérêts individuels au service de l’intérêt général. La classe ouvrière, jusqu’à la crainte, devient un groupe social important et valorisé. Si chacun cherche à proposer un nouveau modèle de société, plus fraternel et humaniste, les mentalités et les décors évolueront peu pendant les années 50. C’est, en fait, par le rajeunissement de la population que les grandes transformations ultérieures se préparent. En éducation physique, les enseignants hésitent encore entre les différentes méthodes, la leçon ou le plein-air, l’utilité d’une gymnastique hygiénique ou l’inutilité des pratiques sportives. La maîtrise corporelle demeure finalement l’objectif et le corps construit le moyen.
A. L’éclectisme : une méthode traditionnelle pour une école traditionnelle dans une perspective libérale
9Les textes de 1945 et de 1959 ne réfutent pas un passé encore proche. L’éclectisme « ouvert » puis « fermé » des instructions ministérielles du 1er octobre 1945, comme de celles du 20 juin 1959, fondant l’éducation physique scolaire, résume à lui seul les contradictions de la société française de l’immédiat après-guerre. La dichotomie formation et application (puis gymnastique construite et fonctionnelle) révèle une école qui prépare à la vie mais n’est pas la vie. La persistance d’une conception formelle des apprentissages conduit à penser qu’il faut reculer l’immersion dans les contextes sociaux. Sur le modèle de l’école primaire chaque élève doit d’abord s’approprier le savoir minimal que nul ne peut ignorer. L’intégration d’un ensemble de connaissances anatomiques et physiologiques, d’attitudes et de coordinations motrices correctes, précède toute réalisation. Les finalités demeurent celles du XIXe siècle. « Le développement normal de l’enfant, l’habitude du geste naturel, l’affinement du geste et le développement de l’esprit d’équipe14 » pérennisent un modèle pédagogique associationniste s’appuyant sur une compréhension anatomique et physiologique du corps. Les groupes de niveaux homogènes, constitués sous tutelle médicale, se servent encore à la fois de « mensurations pondérales, staturales et spirométriques ». Le simple prévaut sur le complexe et le facile précède le difficile...
10Le pragmatisme d’après-guerre, l’apparition et la valorisation du « travailleur » comme force politique, ne permettent pas de laisser la moindre place aux jeux et amusements. L’école doit symboliquement soutenir la « bataille du charbon » et participer à l’effort de reconstruction. « Une grande place sera réservée aux exercices utilitaires et le travail collectif sera recherché le plus souvent possible15... ». Les séances de plein air « ne constituent ni une simple récréation prolongée, ni une promenade surveillée accompagnée de quelques ébats16... ». Il faudra donc attendre 1959 pour qu’enfin « l’initiation sportive sous forme collective trouve sa place dans les deux heures hebdomadaires d’éducation physique17 ». L’exaltation du travailleur (le mineur devenant la figure emblématique de la reconstruction) condamne l’éducation physique, comme les autres disciplines scolaires, à se centrer sur l’essentiel. Pour autant, le texte de 1945 prétend libérer de tout dogme ; il met un terme à l’obligation faite aux professeurs de pratiquer une seule méthode. Cette contradiction entre l’apparente liberté pédagogique et la grande précision du plan annuel d’enseignement, l’insistance avec laquelle les textes tentent de différencier la leçon dans l’établissement des séances de plein air, ouvrent la voie à l’initiative et à l’innovation pédagogique. Les instructions du 20 juin 1959 symbolisent à elles seules les contradictions d’une époque. Les enseignants y sont appelés à respecter un plan de leçon, divisant l’éducation physique en exercices de gymnastique construite et de gymnastique fonctionnelle, mais, si l’initiation sportive trouve sa place dans la leçon, le sport proprement dit est encore rejeté à la périphérie du système scolaire, dans le plein air ou l’association sportive.
11Le nouveau se construit sur l’ancien, et l’éducation physique et sportive doit faire sérieux...
B. Entre les gymnastiques traditionnelles et le sport pur ?
12Les contradictions sociales entre tradition et modernité se retrouvent en EPS... Gilbert Andrieu « envisage l’histoire de l’éducation physique à partir de deux modèles : une éducation de la compétition et une éducation de la santé18 ». Selon lui, les enseignants d’éducation physique doivent choisir entre influences scientifiques et politiques. Les années 50 exacerbent ces débats qui opposent les tenants d’une éducation physique traditionnelle médicalisée et ceux qui cherchent de nouvelles références culturelles, ceux qui préfèrent l’éducation physique à l’éducation physique et sportive. Pour autant, dans un contexte de reconstruction du pays, les divergences s’estompent lorsqu’on analyse les références morales sous-tendues : les élèves se conforment au modèle. Tissié avait créé en 1888 la Ligue Girondine d’Éducation Physique. Il y revendiquait une éducation physique sérieuse, méthodique, rationnelle, loin des passions sportives et funambulesques. La gymnastique suédoise y tenait un rôle principal pour un développement scientifique de l’hygiène et de la santé. Le travail de la rectitude et de la symétrie corporelle, les exercices vertébraux, thoraciques et dorsaux, y occupaient une place centrale. La Ligue Française d’Éducation Physique, dirigée par des médecins comme Fournié, mais aussi par Seurin, vont continuer à divulguer ses idées dans la revue L’Homme sain. « Une bonne éducation physique est une éducation qui retarde ». Les sports ne sont pas bannis mais considérés comme « un élément parmi d’autres éléments, et un centre d’intérêt parmi d’autres centres d’intérêts, dans le système général d’éducation physique19 ». La publication des cahiers Vers une éducation physique méthodique servira de référence aux textes de 1959. À l’opposé, Maurice Baquet proposait déjà, avant la fin de la guerre, une méthode « d’éducation sportive ». Le sport y demeurait dans le prolongement de l’éducation physique mais prenait une place fondamentale dans l’utilisation et le développement des qualités physiques. Après guerre, avec des collaborateurs comme Listello et Crenn, il continuera à défendre ses idées en développant les principes d’une « Éducation Physique Sportive généralisée », substituant au devoir le plaisir, et utilisant pour l’enseignement les formes jouées et la saine émulation de la compétition sportive. « Le stade, la piscine, le gymnase sont des terrains de vérité et de liberté, où l’on peut juger la moralité, la bonne éducation d’un individu et d’une nation selon le comportement des acteurs, dirigeants et spectateurs ». « Une bonne éducation ne sera pas celle qui soumettra et contraindra d’une façon constante les jeunes corps comme les jeunes esprits, mais celle qui libèrera et éclairera les futurs citoyens20 ». En fait, éducation physique méthodique et méthode sportive opposent deux conceptions de l’Homme dans la Cité. En Éducation Physique, les tenants du courant sportif, à cette époque presque tous compagnons de route du PCF, se réclament du matérialisme dialectique ; ils rejettent l’éducation physique médicalisée de la Ligue, jugée statique et idéaliste car isolant l’individu à former. C’est au contraire par la confrontation avec autrui, par la dynamique des luttes sociales que se développent les civilisations : la culture sportive devient donc incontournable.
13Pour autant, doit-on tout garder des pratiques sportives qui s’inscrivent dans des contextes sociaux particuliers ? Dans la revue Regards neufs sur le sport publiée en 1950, Joffre Dumazedier reconnaît bien le sport comme moyen de culture mais invite néanmoins à s’en méfier. Il porte un regard critique sur les analyses trop sommaires entre libération du sport et libération sociale : « la pseudo morale du sport, lorsqu’elle est prise au sérieux, ne peut conduire qu’à prendre la vie comme un jeu21 ». Le ton est déjà donné. Les éducateurs devront faire en sorte que le sport scolaire, dans les années 60, ne soit pas la copie conforme du sport fédéral. Pour le moment l’image du sport pur domine encore. Les enseignants se partagent entre l’utilité d’une éducation physique médicale et l’apparente inutilité de la culture sportive : entre hygiène et culture. La pratique sportive va bénéficier de l’organisation du sport scolaire, comme en témoignent l’obligation de l’AS en 1945 et l’intégration du forfait horaire des 3 heures dans le temps hebdomadaires en 1950.
C. Les ambiguïtés des auteurs : les difficiles tentatives d’affranchissement des dogmes
14Dans ce contexte des années 50, même les conceptions innovantes parviennent mal à rompre avec le passé : elles réalisent difficilement les liaisons entre des théories novatrices et des pratiques pédagogiques qui demeurent passéistes. L’intégration de données nouvelles, qu’elles soient philosophiques comme l’existentialisme, ou scientifiques comme la psychologie, paraissent insignifiantes. Les tenants de la méthode sportive vont développer de nombreux discours vantant les mérites de pratiques réalistes qui sollicitent autant les qualités intellectuelles que les qualités physiques. Dans les faits, les pédagogies se centrent plus sur l’analyse et la transmission de gestes techniques, décontextualisés. Les données scientifiques de références (Loisel, Coche) datent encore d’avant-guerre... La leçon proposée par TINS se compose de 4 parties dont seule la dernière parle d’initiation sportive. Les trois autres demeurent éclectiques : longue mise en train, musculation, assouplissement, cran (naturelle). Teissié, professeur à l’ENSEPS, propose en 1957 « un essai de systématique » pour moderniser l’enseignement de l’éducation physique en y incluant la pratique sportive. Tentant de dépasser l’analyse morphologique par la compréhension du sensoriel et des coordinations, il ne parviendra pas réellement à dépasser la simple formulation d’un nouveau plan de leçon. La définition des maîtrises du corps propre, des déplacements, des engins et de l’opposition demeure une simple classification gestuelle, exprimant encore une compréhension mécanique et analytique des apprentissages. Dans le même esprit, à la même époque, Le Boulch va se positionner contre l’empirisme sportif et l’idéalisme de la Ligue Française d’Éducation Physique, deux conceptions qu’il rejette, car elles ne sont pas scientifiques. Sa thèse sur « les facteurs de la valeurs motrice » entérine une dizaine d’années de travaux qui confirment l’importance des facteurs perceptifs de la conduite et la nécessité de remplacer les épreuves athlétiques par des tests uni-factoriels. Dès 1951, Le Boulch milite déjà pour une éducation physique fonctionnelle qui prendrait appui sur le transfert et différencierait les niveaux d’exécution des niveaux de commande (appelés psychomoteurs). Il accorde ainsi une grande importance « au chaînon perceptif des conduites » : « Le but spécifique de l’éducation physique est dans cette perspective de développer méthodiquement toutes les aptitudes motrices et psychomotrices permettant à l’individu de mieux s’adapter dans son milieu biologique et social, compte tenu des impératifs moraux et de l’hygiène22 ». Entre les théories fixistes comme la méthode naturelle ou l’approche de Seurin et le culturalisme de la méthode sportive, Le Boulch imagine la voie d’une éducation physique développant « une formation corporelle fondamentale ». Il rejette le dualisme, cherche à éduquer l’être total. Les situations ne peuvent plus s’envisager de façon abstraite. « L’acte moteur n’est pas un processus isolé mais se situe dans le cadre d’une conduite23 ». Mais le concepteur de la psychocinétique montre toute la difficulté et les ambiguïtés d’une époque lorsqu’il avoue : « Dès cette période (1960), ma méthodologie était intuitivement fixée dans l’utilisation relative de la psychologie et de la physiologie. Ce n’est que dans Vers une science du mouvement humain (1971) que j’ai pu la formuler en termes suffisamment clairs24 ».
15« L’éducation physique reste encore socialisante et moralisatrice25 ». Si la leçon d’éducation physique s’affranchit du modèle médical, le problème pédagogique est loin d’être une priorité ; les enseignants tentent avant tout de redéfinir les contenus disciplinaires. Tout au plus l’objet change. Il était le mouvement, devient le geste sportif, mais la référence culturelle demeure néanmoins lointaine. La pédagogie, dogmatique et traditionnelle, transmissive, normative et collective est fondamentalement organisée autour d’une volonté de copie du modèle par la démonstration. Baquet avait par ailleurs indiqué la voie à suivre : « L’initiation doit donc commencer par la démonstration répétée plusieurs fois de face et de profil, à allure normale puis à allure lente26 ». La transmission se fait toujours du simple au complexe, du facile au difficile. Une grande importance est accordée à l’organisation spatiale et temporelle des exercices et procédés pédagogiques (termes consacrés). Les très nombreux exercices sont visuels et géométriques : le cercle, le carré, la queue leu leu... C’est le même souci pédagogique qui oriente les travaux de Leroy et Vivès lorsqu’ils définissent une méthode d’enseignement de l’athlétisme en 1949, « fondée sur les principes de l’école active qui sera l’école de demain27 ». Le mouvement doit être démontré et expliqué pour que l’enfant construise « un schéma moteur imaginatif ». L’imitation permet la compréhension du geste et la répétition libère l’élève d’un modèle extérieur qui se transforme en modèle interne. Cette pédagogie du geste sportif se résume à une intégration par imitation d’un modèle de haut niveau dont l’enseignant est censé détenir une copie conforme. Des références aussi différentes que Rousseau ou Loisel justifient une méthode qui préconise la mise en relation d’images idéomotrices et d’automatismes innés : imitation et imprégnation sont ici fondamentales. C’est l’utilisation d’une plus grande variété de procédés pédagogiques qui fera évoluer cette pédagogie, mais l’intérêt y demeurera confondu avec l’immédiateté de l’attrait. Même si le jeu ne peut encore constituer une méthode pédagogique, les influences du plein air, des grands et petits jeux des colonies de vacances, transforment néanmoins l’enseignement de l’éducation physique. Les méthodes actives, dans les faits, sont cantonnées à la périphérie du système scolaire.
16Le projet d’école unique était né durant la première guerre ; le plan Langevin-Wallon (1947) devait enfin le réaliser. Les avatars politiques de la IVe république, le contexte difficile des années 1950, n’auront pas permis sa mise en œuvre. Deux écoles se côtoient encore : l’application de l’ordonnance Berthoin de 1959 (prolongeant l’âge de la scolarité jusqu’à 16 ans et instituant un cycle d’observation commun aux 6e et 5e dans le second degré) ne sera effective qu’en 1967. La démocratisation viendra plus prosaïquement des structures intermédiaires que sont les cours complémentaires et les écoles primaires supérieures. En cette période de fin de société de pénurie, l’école instruit et éduque encore des élèves qui s’imprègnent de modèles préconstruits. La démocratisation se pose toujours en termes de respect des classes sociales les unes pour les autres : la révolution méritocratique, par l’égalité devant les aptitudes, est encore à venir. Les enseignants d’éducation physique et sportive intègrent leur projet à celui de la reconstruction du pays. Le plaisir demeure à la périphérie du système scolaire ; le travail et le courage sont valorisés. Il s’agit encore de reconstruire les corps et la pudeur invite à refouler le ludique. L’exercice éducatif intégré dans une construction méthodique donne à l’éducation physique le statut de discipline d’enseignement. Les jeux, le plein air, les activités libres, l’OSSU, sont appréciés par les élèves et les enseignants, mais demeurent subalternes : l’athlétisme peut être enseigné mais le sport collectif demeure une récompense... « L’exercice physique n’est utile qu’en fonction de ses résultats sur le plan de la formation et de l’éducation corporelle et mentale. Il n’est, en somme, qu’une objectivation de l’effort et c’est surtout l’effort qui compte et qui est éducatif28 ». L’effort est objectivant alors que le résultat n’est que subjectivant. Toutes les tentatives de réorganisation de l’éducation physique semblent vouloir aboutir à la définition d’une culture de base : en quelque sorte les Humanités du physique.
L’éducation physique et sportive dans la modernité
17De Gaulle fait basculer la France dans le modernisme tout en gardant un langage patriotique compréhensible par les anciennes classes moyennes inquiètes de l’irruption de cette modernité. « Le progrès est la condition de notre indépendance » (De Gaulle, 1964). La conjoncture internationale favorise l’industrialisation du pays qui entre dans l’ère des loisirs et de la consommation de masse. « La croissance de la consommation, le développement d’un habitat collectif, le rôle de plus en plus important de la diffusion des moyens de connaissance nouveaux, ont eu pour effet de jouer un rôle dissolvant sur la structure de la société traditionnelle, société fondée sur la cohésion des familles dominée par l’homme adulte29 ». De profonds changements des mentalités accompagnent ce bouleversement. « Une génération nouvelle, nombreuse, habitant les quartiers neufs, secoue les vieux cadres d’un enseignement qui depuis l’avant-guerre n’a guère évolué dans son esprit ? [...] Non par rejet du groupe, qu’il soit familial ou scolaire, mais par volonté de permettre à l’individu un épanouissement plus libre, une autonomie plus grande dans ces groupes30 ». La jeunesse se libère des contraintes morales qu’imposait la tradition : elle crée sa propre culture. Créée en 1962, la Commission de la Doctrine définit la nouvelle place que devra y occuper le sport. Si l’intégration du modèle sportif olympique dans le système scolaire apparaît évidente, ce nouvel objet culturel pose un nouveau problème aux enseignants : comment concilier transmission technique et volonté éducative ? En EP, le progrès devient l’objectif de l’enseignement et le corps dépassé le moyen.
A. L’éducation physique de l’enfant sain (Delaubert 1968)
18En dix ans, les enseignants se détournent définitivement d’une éducation physique qui retarde les maladies et s’intéresse à un corps isolé ; ils conçoivent une programmation des Activités Physiques et Sportives valorisant un corps conquérant. Les sports olympiques permettent aux élèves de mesurer leurs propres limites pour tenter de les dépasser ; ils sont parfaitement adaptés à une société de consommation qui privilégie le quantitatif. En 1968, Delaubert résume une décennie de réformes de l’éducation physique : « Promouvoir une conception dynamique et vivante de l’éducation physique des enfants sains31 ». Il s’est agi, en fait, de détourner les enseignants de l’éclectisme, de donner une nouvelle définition unitaire de l’éducation physique, de réserver une large place aux pratiques sportives pédagogiquement organisées pour engager les jeunes dans l’action. La société française se restructure et les disciplines scolaires tentent de s’adapter aux changements. En éducation physique et sportive, une réflexion philosophique est engagée pour comprendre et/ou justifier les relations de l’homme dans son milieu naturel et culturel : les pratiques sportives sont au cœur de toutes les réflexions. En 1962, Dumazedier prédit l’avènement de la société des loisirs32. La même année, sous la direction de Maurice Herzog, la Commission de la Doctrine entame un travail de réflexion pour tenter de définir le sport par ses fonctions sociales. L’Essai de doctrine, publié en 1965, donne une vision apolitique d’un sport porteur de valeurs humanistes universelles : source de santé et d’équilibre, donnant le goût de l’initiative et de la responsabilité, le sens de la fraternité et de l’action généreuse et désintéressée... « Toute activité physique à caractère de jeu, qui prend la forme d’une lutte avec soi-même ou d’une compétition avec les autres, est un sport. Si cette activité oppose à autrui, elle doit toujours se pratiquer dans un esprit loyal et chevaleresque. Il ne peut y avoir de sport sans fair-play33 ». En 1964, Magnane admet que « le sport se présente actuellement comme un fait social massif » et « qu’il imprègne profondément la vie quotidienne de l’homme du XXe siècle. Sa présence s’impose non seulement à ceux qui le pratiquent, à ceux qui l’organisent ou à ceux qui cherchent à le diriger ou qui prétendent le faire, mais encore à ceux qui s’emploient à le combattre34 ». Dans ce nouveau contexte, Ulmann tente de redéfinir les fonctions de l’éducation physique dans le système éducatif. Il juge obsolètes les méthodes et l’éclectisme : l’éducation physique, comme toute éducation, prend son sens entre normes et techniques, intégrée dans les dynamiques sociales. « L’éducation est l’action d’une culture sur une nature35 ». Même si la discipline s’intéresse au corps, elle ne peut se contenter des techniques de l’inanimé : les fins ne peuvent être irrémédiablement définies. Le corps n’est qu’un prétexte. « L’homme peut être considéré en lui-même, dans ses rapports avec son milieu et dans ses rapports avec les autres36 ». L’éducation physique doit donc intégrer les pratiques culturelles que sont les pratiques sportives ; elle ne peut se contenter de pratiques médicales isolant des problèmes corporels qui n’existent désormais plus. Les instructions officielles du 19 octobre 1967 résultent d’un compromis juxtaposant le travail de Trincal, se référant à Ulmann, pour les instructions, et celui du corps d’inspection pour la programmation. Intégrant les travaux d’Ulmann, elles propulsent l’éducation physique dans la modernité. La santé devient le dépassement de ses propres limites et s’apprend sans cesse. L’éducation physique prend appui sur le sport, considéré comme fait de civilisation ; elle ne retarde plus : elle accélère !! Elle agit sur un individu conçu dans sa totalité, l’aide à s’épanouir dans une société qui croit au progrès matériel et spirituel. « Notre époque est marquée par la croyance dans le progrès matériel et spirituel, et le sport moderne lui-même participe directement à cette idée, en cherchant non seulement à dégager un type humain dans sa perfection, mais à accroître par la compétition et le travail acharné qu’elle exige, les possibilités de l’homme37 ». Une combinaison d’objectifs et de moyens structure cette nouvelle conception de la discipline et lui donne une lisibilité recevable par toute la profession. Les activités physiques et sportives sont divisées sous trois titres : exercices d’adaptation au milieu naturel, exercices gymniques ou expressifs, jeux et sports reposant sur la coopération et l’opposition. Les intentions éducatives se structurent de la même manière en trois chapitres : développement organique et foncier, action sur les facteurs physiologiques et psychologiques, éducation des éléments psychologiques et sociologiques de la conduite. Dans la pratique, sans doute par souci d’efficacité et de simplicité, les enseignants n’accorderont que peu d’importance au « rôle du professeur ». Ils privilégieront une organisation temporelle répartissant équitablement les APS de base que sont la gymnastique, les sports collectifs et l’athlétisme.
B. Technicien ou éducateur ?
19Pour rénover l’éducation physique suffit-il d’un simple enseignement de techniques sportives ? Les débats se nourrissent déjà d’une réflexion tentant de différencier geste technique et projet éducatif plus global. En 1960, Marchand, Inspecteur général de la Jeunesse et des Sports, pose le problème fondamental de la différence entre apprentissage technique et éducation pour réhabiliter le rôle du professeur qui ne peut se contenter d’une vulgaire fonction de transmission. C’est l’art d’enseigner qui détermine la justesse de l’autorité de l’enseignant. Sans cet art « L’un resterait technicien, l’autre serait éducateur38 ».
20Dans cette même revue, l’évolution de la réflexion de Mérand résume le propos. Au début des années soixante il s’interroge sur le basket, sport difficile mais jeu simple. À ses côtés de nombreux auteurs (Gratereau en sports collectifs, Lagisquet en gymnastique, Pinturault en hand-ball, Deleplace en rugby...) poursuivent la même volonté de vulgarisation des tactiques et des techniques des activités physiques et sportives. En 1968, il pose différemment le problème et résume une décennie de réflexions. La technique ne suffit plus : « il faut donc concevoir une éducation physique qui serait en filigrane dans chaque séance d’activité physique et l’élever du statut de matière d’enseignement à celui de discipline39 ».
21L’intégration des pratiques sportives pose donc déjà le problème de leur dépassement, comme de leur synthèse, dans un projet éducatif qui les transcende. Pour résoudre ce problème du dépassement des techniques deux solutions vont être envisagées. L’organisation selon un modèle fédéral permet les premières transformations de la discipline scolaire qui s’approprie la culture sportive. À Calais, De Rette crée la « République des sports » selon le modèle « d’une entreprise pédagogique moderne ». Les moyens éducatifs sont liés à l’organisation démocratique qui permet une pratique « collective, multiforme et optionnelle » suscitant l’exercice de la responsabilité, du respect et la formation conjointe du pratiquant et du dirigeant. À la même époque le Lycée de Corbeil-Essonnes expérimente une organisation de la classe en clubs où alternent compétitions et entraînements. Au colloque de Vichy organisé par l’Amicale des anciens de l’ENSEPS l’option fédérale est claire : « La pratique des jeux sportifs collectifs repose, en premier lieu, sur une répartition de l’effectif de la classe conçue pour reconstituer l’essentiel de l’organisation sportive40 ». La FSGT organise, dès 1964, la colonie « Gai soleil » en République éducative. La psychomotricité de Le Boulch, complétée plus tard par la tentative psycho-socio-motrice de Parlebas, s’oppose à cette conception. Elle cherche à se détacher des techniques pour retrouver l’élève, à dépasser les préoccupations d’organisation par une centration plus grande sur ce dernier. La psychomotricité tente de dépasser le simple développement des grandes fonctions physiologiques. Le mouvement ne peut être compris isolé de sa signification. L’éducation physique étudie les conduites de l’être dans son entier. Elle cherche « à faire du corps un fidèle instrument d’adaptation au milieu biologique et social...41 ». L’ouvrage L’Éducation par le mouvement (1966) définit la méthode psychocinétique comme une éducation de base. L’épanouissement de la personnalité, l’ajustement des conduites au monde extérieur sont obtenus par des exercices de coordination, de connaissance du corps propre, de structuration du schéma corporel, d’ajustement postural... Même si ces travaux se répercutent difficilement dans les pratiques, ils modifient néanmoins les conceptions d’une éducation physique fonctionnelle, celle-ci devant désormais nécessairement prendre en compte l’individu dans sa globalité et dans ses rapports au monde. Le mouvement est remplacé par la conduite. Les travaux de la Société Française Universitaire de Rééducation Physique (Aucouturier, Lapierre, Vayer) complètent ce travail. La correction d’une attitude défectueuse ne peut se satisfaire d’une approche biomécanique puisqu’elle exprime une relation au monde. La rééducation de l’attitude ne peut plus être envisagée par un simple agencement segmentaire nouveau, il faut la considérer en termes d’inadaptation du comportement.
22Malgré la réelle volonté d’intégrer les pratiques sportives dans un plus vaste projet éducatif, entre tentatives d’organisations selon un modèle fédéral et adaptabilité motrice, la voie techniciste demeure privilégiée : pour l’heure, la profession cherche d’abord à s’approprier les techniques sportives. Nous croyons pouvoir dire que la méthodologie d’apprentissage de l’athlétisme proposée par le cercle d’étude de l’ENSEPS, sous la direction de Vivès, en 1967, demeure la réponse la plus facilement intégrée par la profession. Elle adapte aux techniques athlétiques les principes d’une pédagogie traditionnelle. La préparation vise d’abord le rendement et l’acquisition de la meilleure technique ; l’application devient la compétition. Si quelques exercices de compréhension sont bien proposés, ces derniers jouent simplement le rôle de compléments aux moyens majeurs de l’action du maître que sont la démonstration, les explications, les instructions verbales et la volonté de correction de la part de l’élève dans la répétition42. La progression d’exercices pérennise le modèle d’une pédagogie, du simple au complexe et du facile au difficile, en y intégrant un nouveau support culturel. Elle s’inspire des certitudes que lui procurent les gestuelles visibles les plus caractéristiques et les plus représentatives des activités sportives : la manchette, le service et la touche haute au volley-ball, le dribble, la passe et le tir au hand-ball... Les progressions sont linéaires et cumulatives : le modèle associationniste domine toujours. Centrées sur l’appropriation d’un nouvel objet culturel, s’appuyant sur l’intérêt et le plaisir qu’il suscite chez les jeunes, les préoccupations professionnelles se contentent, dans un premier temps, de considérations pédagogiques prenant d’abord en compte le résultat de l’action.
C. Les tentatives d’innovation pédagogique : l’intention de l’élève
23Les tentatives d’innovations pédagogiques conduiront aux balbutiements d’une pédagogie dite des situations et à la prise en compte de l’élève qui apprend. Nous croyons pouvoir recenser deux approches différentes. La première s’appuie sur la phénoménologie ; elle individualise et personnalise la relation qu’entretient l’individu avec le milieu. La seconde, en référence au matérialisme dialectique, privilégie la contradiction et la relation à autrui. Les deux conceptions tentent de donner du sens aux apprentissages. Dans les deux cas il n’est plus question de concevoir l’apprentissage d’un geste technique hors contexte : l’intention devient primordiale. Les références à Wallon et Merleau-Ponty vont permettre de dépasser la pédagogie du modèle pour engager l’enseignement dans un aménagement du milieu et une individualisation des situations. L’intention et la situation sont en passe de devenir des notions fondamentales pour les enseignants. Christian Pociello propose l’apprentissage par « aménagement du milieu chez les jeunes43 ». Il ne s’agit plus d’imposer une technique rigide mais d’agir sur le milieu pour provoquer les réactions des élèves. L’auteur part d’un jeu pratiqué par les élèves, le saut en contrebas à l’aide d’un poteau de hauteur, pour entamer l’apprentissage du saut à la perche. L’éducateur joue avec le milieu pour faciliter les apprentissages. De la même manière, Famose transforme les conceptions de l’apprentissage du ski. L’idée « du confusionnisme initial » interdit toute perception fine chez le débutant. « La psychologie contemporaine a mis en évidence que la perception de la situation est l’élément déterminant essentiel du mouvement44 ». Apprendre ce n’est pas intégrer une gestuelle imposée artificiellement, c’est réorganiser sa perception. « L’éducateur ne sera plus celui qui fera une démonstration artificielle d’un geste lui même artificiel, qu’il essayera d’imposer à l’enfant, mais sera celui qui en organisant le milieu en fonction des possibilités de l’élève, saura favoriser son développement spontané45 ». La compréhension de la technique s’intériorise : elle n’est qu’une conséquence et non un préalable, une réponse personnalisée et non la copie d’un modèle qui lui préexisterait. C’est une perspective différente qui conduit Marsenach à décréter que « la compétition est la source et le contrôle de l’entraînement »46 et Mérand à concevoir la compétition comme moyen irremplaçable. Dans la mouvance du sport ouvrier et de la FSGT, engagements professionnel et politique se complètent et prennent comme fondement le matérialisme dialectique. Les progrès de l’humanité proviennent des luttes, des conflits, de l’action, de la confrontation des personnes entre elles et aux réalités du monde. Isoler l’individu relève d’une philosophie idéaliste et conformiste. La compétition pacifique est un moment privilégié d’échanges qui objective un niveau de jeu et les problèmes à surmonter. La confrontation avec autrui, la vie sociale, sont des moyens privilégiés du développement humain. Les deux conceptions apparaissent bien comme les prémices d’une pédagogie dite de la mise en activité technique de l’élève. Pour autant, dans un premier temps, la profession intègrera plus facilement celle qui se contente d’aménager une alternance entre compétition et entraînement, l’organisation temporelle des apprentissages suffisant à leur rationalisation. Dans leur immense majorité les enseignants préfèreront les progressions d’exercices, enseignement programmé conduisant encore à une pédagogie du modèle.
24Révélateur d’une époque qui rompt avec le passé, le modèle d’éducation de l’élève va changer : désormais, dans l’organisation d’un cycle d’apprentissage, l’application précède la formation. Le temps de l’éducation physique se transforme et s’adapte à une société qui oublie la ruralité et la longue durée. L’éclectisme proposait de former avant d’appliquer : le temps de préparation précédait les applications. L’éducation du physique devançait la pratique sportive. Cette organisation convenait à la société rurale et de pénurie de la première moitié du siècle. Avec la société d’abondance, le modèle s’inverse. Les pratiques sportives sont premières et l’éducation physique le résultat d’une coordination équilibrée de sports olympiques. La compétition et donc le résultat (même provisoire) précèdent l’exercice. La morale véhiculée par la Ligue Française d’Éducation Physique est inversée. Désormais le subjectif est plus important que l’objectif, le résultat plus que l’effort pour y parvenir. L’emploi quasi-exclusif de la table Letessier suffit à convaincre... Il est par ailleurs intéressant de rappeler que, dans la pratique, le plan annuel est abandonné et remplacé par le cycle. Le temps s’accélère : la gymnastique installait l’élève dans le statique, le sport le propulse dans le chronologique.
25Le sportif olympique sert désormais de référence en éducation physique. Le champion est l’archétype du citoyen dans une société en pleine expansion, mais qui abandonne difficilement ses valeurs. Le record indique des limites qu’il faut dépasser tout en respectant un cadre réglementaire qu’on ne peut transgresser. La référence culturelle de l’éducation physique est devenue une évidence. Elle est censée participer, dans une atmosphère apparemment consensuelle, à l’affirmation de la grandeur de la France. Puisque le nombre de médailles reflète la santé d’un pays, les enseignants d’éducation physique et sportive se voient attribuer la difficile mission de mener la masse à l’élite. La priorité, pour eux, demeure donc toujours la compréhension des pratiques sportives de base par l’analyse et l’appropriation du modèle technique du haut niveau : les effets visibles des pratiques s’imposent logiquement. L’intégration du nouvel objet culturel, l’adhésion massive que lui apporte la population scolaire, ne favorise pas l’innovation pédagogique ; l’idée du passage du simple au complexe, du facile au difficile persiste. Avec Rauch nous pouvons conclure en précisant que le modèle pédagogique ne change pas : le sport permet simplement de masquer l’exercice de l’autorité47.
26L’ordonnance Berthoin devient effective à la fin des années 60. La scolarité est portée à 16 ans et un cycle d’observation de deux ans, en 6e et 5e, devient commun à tous les élèves. En 1963, la loi Fouchet-Capelle réorganise le système éducatif en trois cycles successifs dont le collège d’enseignement secondaire devient le maillon intermédiaire. La création des 5 baccalauréats généraux réforme les lycées. Des raisons conjoncturelles (boom démographique de l’après-guerre) et structurelles (industrialisation et augmentation de la demande scolaire) favorisent une importante croissance des effectifs scolaires du second degré. La démocratie par le respect (Prost) est remplacée par le modèle de la sélection, plus adapté à une société en pleine croissance. Les fonctions de l’école changent : elle tente désormais de s’adapter aux préoccupations économiques immédiates, et en particulier aux nouvelles exigences professionnelles. L’égalité formelle véhiculée par l’idéologie des dons, la sélection par le mérite devant le concours ou l’examen, permettent, en théorie, une répartition équitable des individus sur l’échelle sociale. Le modèle pyramidal de Coubertin peut s’appliquer, au recrutement des cadres que réclame la nation, comme aux pratiques sportives. Le sportif de haut niveau devient l’équivalent de l’ingénieur... L’école développe les potentialités et prépare l’élève à devenir un consommateur. Dans ce contexte de plein emploi seul le résultat compte. L’éducation physique ne peut ignorer le modèle sportif, d’autant plus que ce dernier, masquant l’autorité de l’enseignant derrière celle d’un règlement, semble augurer une transformation disciplinaire radicale, à partir d’un nouveau modèle pédagogique prenant appui sur la motivation des élèves. Pour autant, le pari de l’unité disciplinaire par le sport aura fait long feu et Parlebas inaugure une série d’articles, en 1967, dénonçant « l’éducation physique en miettes ». Dans le système éducatif, les pratiques sportives se multiplient mais « l’éducation physique se morcelle en un agrégat d’apprentissages de gestes conventionnels48 ».
L’Éducation physique et sportive du libéralisme avancé : entre sport pour tous et sport de l’enfant
27La transition politique, par la crise de 1968, apparaît comme un réajustement des valeurs plus que comme un simple conflit de générations. « Dans les onze années qui vont de la fin de la guerre d’Algérie à la crise (1973), les événements de mai 1968 marquent une césure. Ils révèlent le divorce entre la modernité économique et le maintien des valeurs traditionnelles49 ». La jeunesse, née du baby-boom, refuse la société de consommation et rejette les contraintes héritées du taylorisme. « Devant la satisfaction quantitative des consommations pour la majorité de la population naissent des exigences qualitatives50 ». Le mouvement de Mai véhicule les thèmes généreux du refus du productivisme, de la libération de l’homme de toutes les entraves morales unificatrices pesant sur lui. Les thèses freudo-marxiste fédèrent le courant contestataire étudiant. « L’homme n’a d’autre choix que de faire la révolution, en lui-même et autour de lui, ce qui implique à la fois le défoulement de la nature et des instincts et la libération socio-économique de chaque citoyen. De cette philosophie un peu simplificatrice et qui s’accorde assez bien avec les aspirations d’une génération qui a grandi dans l’abondance et la valorisation du plaisir, est né un vaste mouvement de refus du modèle autoritaire et productiviste51 ». Le mouvement débouche sur une remise en cause, plus des mœurs que du politique, mais, en tout cas, brise un bon nombre de certitudes. Valéry Giscard d’Estaing réclame un vaste chantier de réformes et la création « d’une société libérale avancée ». La crise économique met fin au rêve : le chômage, devenu structurel, nécessite une politique d’austérité. En éducation physique les valeurs changent. Le champion ne sert plus de référence : le débutant supplante le futur champion et l’enseignant recruteur se transforme en initiateur. Pour certains, le modèle technique doit être remplacé par l’invention technique et le sport de l’enfant. Pour d’autres, il faut s’attacher à la libération des individus. L’individualisation des pratiques du débutant devient l’objectif, le corps plaisir le moyen.
A. Le structuralisme contre les sciences de l’intime
28Au début des années 70, deux constructions théoriques vont s’opposer pour tenter, chacune à sa façon, de dépasser des conceptions pédagogiques jugées traditionnelles et donc obsolètes. Le structuralisme imprègne les conceptions pédagogiques et initie un nouveau décryptage de la complexité des pratiques sportives. Il apparaît comme une méthode nouvelle remplaçant les tentatives de compréhension du monde par les éléments isolés. Pour Piaget, « En première approximation, une structure est un système de transformation, qui comporte des lois en tant que système (par opposition aux propriétés des éléments) et qui se conserve ou s’enrichit par le jeu même de ses transformations, sans que celles-ci aboutissent en dehors de ses frontières ou fassent appel à des éléments extérieurs. En un mot, une structure comprend ainsi les trois caractéristiques de totalité, de transformations et d’autoréglage52 ». La structure remplace l’élément : au geste va succéder le schème. En éducation physique, le structuralisme en général pour mieux comprendre les pratiques culturelles, le structuralisme génétique en particulier, pour justifier une importance accrue donnée à l’action et à la fonction motrice, vont être utilisés pour dynamiser les tentatives de rénovation pédagogique. Pour la première fois, sans doute, les pratiques sportives vont pouvoir être abordées dans leur complexité : l’idée de logique interne entérine l’importance de leur structure initiale. Les apprentissages mesurés en termes d’acquisitions gestuelles sont remplacés par la nécessaire identification des transformations internes des élèves. Des courants contestataires vont, au contraire, pour tenter de réhabiliter un corps pulsionnel et érotique, s’inspirer de la psychanalyse et d’auteurs défendant la personne contre les systèmes. Dans un contexte propice à la défense des libertés individuelles, ils cherchent à réhabiliter le principe de plaisir et à délaisser celui de réalité. Des analyses (Reich, Marcuse) intégrant des théories pourtant éloignées comme celles de Marx et Freud vont défendre l’idée d’une libération de l’énergie vitale et de la libido, pour briser la carapace musculaire des individus prisonniers de sociétés répressives. La technique aliène puisqu’elle normalise les corps. La suppression de tout modèle technique apparaît donc comme la condition fondamentale de la libération humaine et de tout changement de société.
29L’hésitation entre analyse structurale et analyse clinique correspond bien à ce contexte de chamboulement des mentalités. Les personnes préexistent-t-elles à la structure ? Les sciences qui expliquent ne supplantent-elles pas de façon trop hégémonique celles qui cherchent à comprendre ? Encore une fois, par la structure, le corps semble rationalisé et le pulsionnel oublié. On reprochera au structuralisme d’appliquer aux sciences humaines des outils mathématiques négligeant les individus. Il n’en reste pourtant pas moins, nous semble-t-il, que l’approche pédagogique et celle des apprentissages en sortiront radicalement transformées. Si la période paraissait propice à l’abandon de toute hiérarchie et favorable au rejet de tout modèle, finalement, contrairement à la révolution copemicienne annoncée, la logique de l’activité s’impose contre celle du sujet...
B. Du modèle aux modélisations
30Le structuralisme conduit à condamner l’ imitation du modèle et à valoriser la construction de modélisations. L’important n’est pas la copie du modèle mais la confrontation à lastructure de l’APS. Pour Pierre Parlebas, « l’ éducation physique est à réinventer53 ». Ses recherches vont tenter d’utiliser la méthode structurale pour dépasser l’émiettement de la discipline. Différentes classifications étaient déjà apparues comme de premières approches pour appréhender les activités physiques et sportives dans leur totalité (Bouet, 1968 ; Marsenach, 1970...). Elles demeuraient des analyses superficielles et non scientifiques. Pour les dépasser, Parlebas propose, à partir d’une analyse structurale, son « diagramme de l’ensemble des situations sportives ». Poursuivant son étude des structures des jeux collectifs, il construit les concepts de réseaux de communication, de contre-communication et d’universaux et conclut à l’existence de logiques internes propres à chaque pratique. L’originalité de son travail se caractérise par l’élaboration de modèles qui, dans une perspective systémique, sont une représentation de l’ensemble des communications possibles entre joueurs. Ces modélisations vont permettre l’éclosion de conceptions novatrices prenant appui sur la complexité et l’originalité des pratiques et non sur leurs simples éléments isolés. D’autres auteurs, dans des perspectives voisines, tentent de dépasser les conceptions analytiques de l’apprentissage. À titre d’exemple, nous citerons trois types de modélisations de pratiques sportives qui marquent cette époque. Deleplace analyse le rugby et rompt radicalement avec les conceptions antérieures54. Il isole, par modélisation, les « règles génératrices » du jeu ramenées à leur noyau fondamental. Sa pédagogie respecte la complexité du jeu, privilégie la prise de décision et l’invention technique. Sa notion « d’unité tactique isolable » résume à elle seule la novation de cette étude. Catteau et Garoff s’intéressent, quant à eux, à la natation55. Après avoir étudié les différents styles et techniques, ils déterminent « la structure conceptuelle et logique de l’activité ». Trois éléments sont en perpétuelles interactions : la respiration, l’équilibre et la propulsion. Il ne s’agit plus d’apprendre des nages distinctes mais de confronter les élèves à la structure qui en permet l’appropriation. La même préoccupation conduit Carrasco à imaginer un « Essai de systématique d’enseignement de la gymnastique56 ». Son tableau synoptique de l’activité gymnique répertorie un ensemble de schèmes opératoires et d’action, qui, lors de l’initiation, remplace l’utilisation des progressions d’exercices par la découverte de l’espace gymnique. La découverte de l’espace gymnique remplace les mini-enchaînements.
31Dans une perspective différente, Mérand et Marsenach, dans le cadre des travaux de la FSGT, utilisent le structuralisme génétique de Piaget pour porter un regard neuf sur l’enfant qui apprend et sur l’enseignant qui enseigne. Ils entreprennent un vaste projet de rénovation de l’éducation physique par l’innovation pédagogique. Pour Piaget, chaque étape du développement de l’intelligence se caractérise par une certaine structure d’ensemble se traduisant par des conduites typiques. L’adaptation obéit aux lois de l’autorégulation et de l’équilibration, le double processus d’accommodation / assimilation transforme la motricité à partir d’un schème initial. Le sujet qui apprend devient important puisqu’il est compris comme une « organisation organisante », autorégulant ses conduites lorsqu’il transforme la réalité. Les apprentissages doivent donc être entrepris à partir d’un schème originel qui se conserve, mais s’enrichit en fonction des modifications du milieu. L’intégration des travaux de Piaget inverse la tradition pédagogique qui exigeait l’imitation du modèle. Puisque « réussir c’est comprendre en action », tout apprentissage doit permettre une première confrontation à l’objet : la réussite est première et la compréhension seconde. Jacqueline Marsenach prend acte des travaux de Jean Piaget : puisque les fonctions essentielles de l’intelligence consistent à inventer et comprendre, « proposer des situations pédagogiques, c’est trouver une gradation permettant d’aller du jeu à l’imitation57 ». Une comparaison entre l’intelligence opératoire et le haut niveau paraît possible. Les pratiques sportives sont l’équivalent dans le domaine moteur des opérations formelles sur le plan intellectuel. Lors d’une situation minimale les enfants inventent leur propre pratique, ensuite les situations pédagogiques les font progresser par accommodation / assimilation. Les nombreuses situations pédagogiques proposées régulent l’activité de l’élève et organisent sa rencontre avec l’objet ; elles sont ainsi censées favoriser son adaptation par invention de comportements moteurs nouveaux. Les mémentos publiés sous l’égide de la FSGT inaugurent cette nouvelle conception de l’apprentissage. Ces travaux auront un double mérite : les compétences des enseignants sont dissociées de leur connaissance des savoirs-faire techniques et la motricité de l’enfant est prise en compte. La critique jugera néanmoins que la méthode demeure dogmatique puisqu’elle se contente de masquer le modèle pour mieux y parvenir.
C. Les voies de la contestation
32Sur fond de libération sexuelle, l’ambiance « postrévolutionnaire » du début des années 70 est propice au développement de mouvements contestataires se situant à l’extrême gauche de l’échiquier politique. Si la rupture politique tant espérée par certains n’a pas abouti, la remise en cause de hiérarchies jugées trop rigides paraît néanmoins entérinée. Finalement, il reste à chaque individu à opérer sa propre révolution intérieure par une modification des relations qu’il entretient avec lui-même comme avec autrui. En éducation physique, des auteurs comme Jean-Marie Brohm vont s’ouvrir aux utopies politiques et poursuivre une réflexion à partir des slogans libertaires de 1968. Leurs théorisations vont articuler une volonté d’abandon du modèle corporel technicisé, rentabilisé, adapté à la société de consommation, que propose le sport, avec des modèles pédagogiques qui libèrent de l’autorité et du respect des hiérarchies. L’idée du refus des pratiques sportives s’accorde avec celle des pédagogies institutionnelles non-directives chez ceux qui pensent que l’école demeure à l’origine de toute transformation sociale. La citoyenneté s’envisage libérée des dogmes. Des auteurs deviennent incontournables. Freud sert d’alibi pour valider une compréhension du corps par l’inconscient et la sexualité : la subjectivité et la singularité remplacent le mécanique et la technique. La psychanalyse aide à retrouver le corps libidinal et érogène délaissé par le système éducatif. Reich et Marcuse semblent confirmer l’importance de la libération sexuelle et de l’énergie pulsionnelle pour contrecarrer les répressions sociales. Illich promet une société sans école, puisque cette dernière nuit plus à l’éducation qu’elle ne la sert. L’ouvrage Libres Enfants de Summerhill, d’A.S. Neill, identifie un modèle autogestionnaire d’éducation à la liberté qui réfute l’ensemble des méthodes traditionnelles. En 1975, la revue Quel corps ? amorce une contestation radicale de la culture sportive. Une analyse freudo-marxiste sert de point d’ancrage à une réflexion qui cherche à montrer que le sport aliène l’homme. L’étude du corps rationnel doit être abandonnée pour retrouver le corps pulsionnel et remplacer la contrainte par l’imaginaire. Dès 1972, la revue Partisan, à elle seule, résume déjà la pensée de ceux qui revendiquent une volonté commune de combattre le sport en tant que révélateur de la structure capitaliste industrielle. Les auteurs y engagent une farouche diatribe contre les activités sportives. « Le destin sportif est un destin capitaliste, qu’on le veuille ou non. Il ne peut être question, dans cette société aliénée, de faire du sport un îlot protégé et privilégié d’humanisme et de culture58 ». Le sport y apparaît répressif : il planifie et infantilise l’existence, il objective la sélection, le rendement et le profit. Il renforce l’asservissement aux structures sociales en imposant aux individus les façons socialement contrôlées d’utiliser leur corps. La civilisation du sport ne libère pas les individus, elle conduit à une sur-répression. Le sport est une désublimation répressive : l’énergie érotique, d’abord réprimée pour être transformée en force socialement utile, transmute le libidinal en force de travail. Puisqu’il est nécessaire de laisser aux individus quelques satisfactions libidinales, le sport permet de les rentabiliser socialement une deuxième fois. Brohm demeure ainsi celui qui aura permis une critique fondamentale du sport en le réinsérant dans la perspective des sociétés capitalistes, en dénonçant le mythe de l’apolitisme. De son côté, Pujade-Renaud, devient protagoniste de l’expression corporelle59. La danse lui fournit un support nouveau en contrepoint de pratiques sportives trop pesantes. Son modèle pédagogique, initialement construit à partir d’une analyse psychanalytique de la motricité, se veut résolument clinique : il supprime l’idée même de progression pédagogique. À Rennes, Trotel initie le Mouvement Football Progrès. Adaptées à une volonté radicale de transformation sociale, les compétitions n’apparaissent plus que comme prétextes à des rencontres et à des échanges : le résultat devient moins important que la manière de l’obtenir. Le mouvement connaît une très large audience. Il faut lui reconnaître le mérite de lier réflexion politique et réalisation pédagogique, à partir d’une pratique de masse d’ordinaire hermétique à toutes ces thématiques.
33La période est propice à une délégitimisation des savoirs et le modèle de la leçon, négligeant le relationnel pour dispenser une connaissance jugée désormais trop académique, cède la place à la séance. Pour les cessionnaires du stage de l’amicale des anciens de l’ENSEPS le professeur devient un « médiateur » et la séance « un moment rassemblant un groupe d’individus pendant une période déterminée, dans un cadre déterminé, à propos d’une matière déterminée60 ». Dans l’esprit des enseignants, le ludique et la convivialité, la motivation des élèves, s’ils ne prennent pas le pas sur la transmission d’un savoir explicite, apparaissent désormais essentiels. Dans les faits, l’unité de la séance va même disparaître au profit du cycle qui devient presque la seule réelle unité d’enseignement. Durant la décennie, dans ce contexte de libération des mœurs et d’individualisation des valeurs, sur fond de crise économique, les enseignants intègrent les travaux qui inventent le sport de l’enfant et ceux qui réclament de nouvelles relations pédagogiques, pour construire, par la situation pédagogique, une nouvelle unité disciplinaire. Le professeur d’éducation physique, désormais concepteur de situations, préserve ainsi son statut au sein du système éducatif. Progressivement, le cumul des situations pédagogiques va suffire et l’animation tendre à remplacer l’enseignement proprement dit. Le souci de motiver restreint la rigueur de progressions d’exercices préconstruits : l’enseignement s’individualise.
34L’exemple de la gymnastique est, de ce point de vue, édifiant. En 1972, le cercle d’étude gymnastique de l’ENSEPS innove en suggérant que le mini-enchaînement devienne le fondement de l’enseignement de la gymnastique61. Quelques années plus tard, sous l’influence de Carrasco, la profession opte pour le circuit gymnique62. La motivation exige le changement et les ateliers se multiplient pour adapter la discipline à un public scolaire devenu difficile. La profession s’imposait la connaissance du haut niveau. Elle l’abandonne aux fédérations pour lui préférer l’initiation, au risque, d’ailleurs, de ne former que d’éternels débutants... La multiplication des pratiques et l’apparition des sports de glisse accentuent ce problème de dispersion et de dilution des apprentissages. Dès 1971, à une époque où le plein air demeure emblématique de pratiques jugées alternatives, la création d’une Fédération du sport pour tous, imaginant une nouvelle pratique non compétitive et non olympique, pour « la joie de l’effort gratuit », contribue plus encore à déstabiliser les modèles en vigueur.
35L’unification du système éducatif est-elle la mesure égalitaire que l’on attendait ? La réforme Haby, en 1975, assigne aux collèges une double mission : fournir à tous les jeunes une même culture de base et préparer leur orientation. Ses opposants lui reprochent la volonté de concilier l’inconciliable : les principes de l’égalité des chances et la logique libérale. En principe, le collège unique achève l’unification du système éducatif, mais la suppression des filières, dans la pratique, ne résistera pas au jeu des options. Le problème de l’hétérogénéité des élèves se pose rapidement. La crise économique du début des années soixante-dix renforce les thèses de la fin de la décennie précédente : le temps n’est plus au quantitatif mais au qualitatif. La recherche d’une meilleure qualité de la vie supplante la volonté de consommer plus. Dans le même temps, les politiques entérinent, dans les principes, les demandes de libérations des mœurs réclamées par la jeunesse dans les années soixante, et l’individualisation des modes et de vie. La récession et la volonté libérale des gouvernants menacent l’éducation physique : le sport doit sortir de l’école. Le modèle olympique ne peut plus entièrement justifier des pratiques qui s’individualisent et se diversifient. La construction d’une identité professionnelle nouvelle par le sport de l’enfant permet à l’éducation physique de se distinguer des instances sportives fédérales et de répondre aux préoccupations pédagogiques inhérentes au nouveau public scolaire. Les situations pédagogiques deviennent centrales au sein d’un consensus privilégiant le relationnel. La pédagogie incitative remplace la pédagogie du modèle et l’invention la copie.
La didactique pour tenter d’individualiser les parcours et permettre la réussite de tous dans un contexte de crise économique de longue durée
36La crise renforce les individualismes : « Les manifestations sociales apparaissent de plus en plus comme des manifestations d’individus qui réclament la liberté d’être différents63 ». Les idéologies positives et les projets globaux de société sont abandonnés au profit d’actions ponctuelles de durée limitée, ou pour des thèmes plus généraux. La gauche arrive au pouvoir mais abandonne ses utopies. Les cohabitations successives confirmeront la fin des grandes idéologies issues du XIXe siècle : le Libéralisme remplace l’État Providence. Les emplois se raréfient. « En France, comme dans beaucoup de pays industrialisés, la mécanisation des tâches, la bureautique, la concentration, qui longtemps n’avaient pas signifiés recul de l’emploi [...] se marquent par une crise brutale et apparemment insoluble, qui, en quelque sorte, est sociale avant d’être économique64 ». Dans ce contexte de « croissance dépressive » les thèmes de l’insécurité, de l’immigration, du traitement social du chômage, deviennent fondamentaux. La décentralisation apparaît comme un moyen de responsabiliser les pouvoirs locaux alors même que les projets nationaux demeurent flous. Comment éviter le risque de délitement des valeurs qui structuraient notre contrat social ? Comment éviter les phénomènes de ghettoïsation et réussir l’intégration des différents groupes sociaux dans un projet national commun ? Pour l’éducation physique, qui réintègre l’Éducation nationale, une nouvelle fonction sociale est à construire. La didactique sera utilisée pour permettre le dépassement des utopies de la décennie précédente et pour fédérer les volontés de recentrage autour d’une définition explicite des savoirs scolaires. L’abandon de l’obligation sportive compétitive se confirme : le processus prime sur le résultat, la mise en activité technique sur la technique. Pour autant, entre spécificité des APSA et principes généralisables, une détermination claire des contenus n’aboutira pas. Quoi qu’il en soit, la lutte contre l’échec scolaire devient l’objectif et le corps entretenu le moyen.
A. De la pédagogie à la technologie pédagogique
37À la fin des années soixante-dix, l’idée d’un sport de l’enfant s’est définitivement ancrée dans l’esprit des enseignants d’éducation physique. Dans les pratiques, cela se traduit par la multiplication des APS enseignées, ainsi que par un grand foisonnement des situations pédagogiques utilisées. L’organisation de l’enseignement prévaut sur la transformation réelle des élèves. Les enseignants, devenus initiateurs, se reprochent de ne former que d’éternels débutants. Les instructions de 1967 montrent leurs limites : la juxtaposition d’intentions et de techniques sportives, jamais atteintes, devient obsolète. Dans le contexte d’une crise économique dont, à court terme, on ne voit pas l’aboutissement, une réflexion sur les contenus (ce qui doit être réellement enseigné) devient nécessaire pour toutes les disciplines scolaires. Puisque l’heure est à l’efficacité, au rendement et à la gestion, la pédagogie comprise comme un art, et se contentant de valider d’hypothétiques méthodologies de transmission des connaissances, ne peut plus suffire. La pédagogie par objectifs (PPO) la remplace ; elle doit se comprendre comme une véritable technologie pédagogique, tentant de rendre explicite le contenu des apprentissages. Par elle, finalités et buts de l’éducation se fragmentent en un ensemble d’objectifs censés mesurer l’intégration effective d’un contenu explicite. En effet, en principe, l’objectif est univoque, et donc compris de la même manière par tous, son acquisition se vérifie par un comportement observable, les conditions de son émergence et donc de son évaluation, sont spécifiées. Les finalités s’opérationnalisent dans des comportements dans lesquels les enseignants croient enfin pouvoir évaluer l’efficacité de leur enseignement. La PPO introduit le modèle de l’entreprise dans le système éducatif ; l’enseignant devient un gestionnaire qui peut tout à la fois évaluer la qualité de son travail et s’adapter finement aux apprentissages de ses élèves. Les taxonomies d’objectifs lui permettent de programmer son enseignement. Selon Hameline65, cette technologie propose une alternative aux pédagogies permissives et à l’introduction des techniques audiovisuelles dans l’enseignement. Elle est censée présenter un triple avantage : rationaliser les apprentissages, les rendre explicites et permettre leur adaptation à la réalité des élèves. Si, dans les faits, la PPO favorise une véritable opération d’introspection de l’éducation physique, des références trop archaïques faites au behaviorisme, la linéarité et la multiplication excessive des objectifs, vont très vite conduire à son abandon. La PPO ne permet pas de dépasser des approches pédagogiques qui demeurent technocentrées. Toutes les constructions algorithmiques qui suivront connaîtront le même sort.
B. L’œcuménisme didactique
38Pour Arnaud, « la didactique est une théorie construite de l’exercice qui, par un ensemble de situations instrumentales finalisées, définit pour chaque matière d’enseignement un contenu, structuré, hiérarchisé, afin de guider les apprentissages scolaires des élèves. La didactique sanctionne alors le passage de la discipline d’enseignement à la matière d’enseignement en transformant un objet d’enseignement en contenus d’enseignement66 ». Dans les années quatre-vingt la remise en cause de méthodes pédagogiques basées sur un volontarisme jugé trop simpliste paraît urgente. Leur remplacement par des constructions scientifiques rationnelles semble nécessaire. Les discours didactiques faisant passer la pédagogie au second plan envahissent le monde de l’éducation. Le terme didactique existait bien depuis le Moyen Âge mais demeurait peu utilisé. Un ensemble de raisons conjoncturelles vont conduire à une rapide réhabilitation. Si didactique et pédagogie étaient quasi-synonymes, une profonde réflexion sur le système éducatif va nécessiter leur différenciation. Nous croyons pouvoir dire qu’aujourd’hui la didactique s’intéresse aux savoirs et aux contenus des apprentissages : elle étudie le couple enseignement/ apprentissage. La pédagogie, quant à elle, étudie les finalités et les relations enseignant/enseignés : d’un côté le quoi (le savoir) et de l’autre le comment (l’élève). Pour de multiples raisons, l’intérêt pour la didactique semble subordonné au fait que les objets culturels ne peuvent plus être transmis tels quels : la profession abandonne momentanément l’étude des méthodes de transmission des savoirs pour aborder celle des savoirs proprement dits. Le problème de la transposition didactique (Chevalard, 1985) supplante celui du choix de la méthode pédagogique. Tout d’abord, la demande scolaire augmente et l’âge de la scolarité recule. Dans une société en crise, puisque la lutte contre l’échec scolaire est devenue une priorité nationale, l’école est sommée de rendre des comptes. Ensuite, l’entrée dans l’ère de l’informatique pose le problème de la validité et de l’utilité des connaissances de type encyclopédique traditionnellement enseignées. La commission Bourdieu-Gros, en 1989, dans le contexte de la loi d’orientation défendue par Jospin, entame « une réflexion en profondeur sur les contenus de l’enseignement et les programmes... » Dès la décennie précédente, Mialaret, Château et Debesse jetaient les bases d’une science de l’éducation, proposant aux enseignants de ne plus se contenter de méthodes de transmission simplement consacrées par les habitudes, les traditions ou leurs options philosophiques. En 1979, De Corte avait déjà diffusé son ouvrage Les Fondements de l’action didactique : il y proposait une réflexion sur les contenus des apprentissages, « cette partie des biens culturels existants et plus spécialement les systèmes formels qu’on présente aux élèves67 ». La didactique apporte une nouvelle légitimité aux enseignants d’éducation physique qui réintègrent en 1981 le Ministère de l’Éducation nationale. Les différentes tentatives pour rendre explicites les contenus des apprentissages, comme les nouvelles études sur l’évaluation, donnent un nouvel élan aux travaux qui cherchaient à définir un sport de l’enfant. Les pratiques scolaires peuvent désormais s’éloigner de plus en plus du modèle fédéral : les objets culturels ne sont plus les objets d’enseignement.
39De retour au sein du Ministère de l’Éducation nationale, l’éducation physique entreprend rapidement de faire sienne la problématique de la lutte contre l’échec scolaire. Les nouvelles conceptions docimologiques et les nouveaux outils de mesure qui découlent de ce choix vont présenter plusieurs avantages. L’évaluation certificative multi-référencée multiplie les voies de la réussite, et donc, par conséquent, retarde, voire masque, l’échec scolaire. La trop simple prise en compte d’un résultat conduisait, par l’unique mesure d’un don, à une sélection immédiate et au classement trop abrupt des élèves les uns par rapport aux autres. L’évaluation des savoirs réellement enseignés permet l’adaptation à une population scolaire de plus en plus hétérogène. En pleine vague cognitiviste, l’utilisation de l’évaluation comme technologie pédagogique, renforce la responsabilité d’un l’élève que l’on aimerait voir lucidement confronté à son propre avenir. En période de crise chacun doit y mettre du sien : par l’évaluation diagnostique, formative puis formatrice, les élèves sont en permanence amenés à se situer dans le processus d’apprentissage et à y mesurer leurs progrès. L’évaluation devient la composante fondamentale qui valide une pédagogie revendiquant une place centrale accordée à un élève devenant responsable de ses propres apprentissages. Cette nouvelle conception de l’évaluation transforme le concept même de l’apprentissage. La réalisation technique n’est plus cet apprentissage mais simplement l’expression visible des transformations internes de l’élève... L’évaluation formative entérine le passage d’un savoir compris en termes de résultats à un savoir exprimé en termes de transformations. Marsenach diffusera l’idée d’une importance croissante accordée à cette évaluation formative68. Il est néanmoins vraisemblable que si la docimologie occupe la profession dans les années 90, beaucoup d’enseignants se contentent d’une construction d’outils dont la complexité masque mal l’absence d’une réelle résolution du problème fondamental de l’éducation physique : passer d’une évaluation répartissant les élèves sur une courbe de Gauss, à une autre mesurant des acquisitions réelles jugées indispensables dans le système éducatif. Guillaumé, dans la Revue EPS n° 250, résume bien ce problème du passage d’une évaluation des élèves les uns par rapport aux autres, à une évaluation en rapport avec ce qui doit être raisonnablement appris par tous69. Dans cette même revue, à la même époque, tous les articles sur l’évaluation proposent des technologies complexes (les nomogrammes), les expliquent, mais se contentent de juxtaposer plusieurs critères sans réellement poser le problème de l’objet effectivement enseigné. Raymond Dhellemmes, dans la revue STAPS, pourra dénoncer les dérives de ces constructions complexes : des tâtonnements conduisent à une exagération de certaines dimensions, les plus visibles (la taille en hauteur, le poids en lutte), les textes sont parfois appliqués à la lettre, les instruments d’évaluation atteignant alors une complexité qui les rend incompréhensibles, un excès d’intellectualisme autorise des interrogations écrites ou des QCM, l’objectivité oblige à l’exhaustivité et à l’analyse des acquisitions dans les moindres détails. La réflexion sur les outils d’apprentissages (les nomogrammes) aura souvent pris le pas sur celle qui devait conduire à la révision effective des apprentissages.
C. D’un impossible contenu à l’émergence des pensées académiques
40La didactique, et en particulier le concept de transposition didactique, les travaux sur l’évaluation permettent de croire qu’enfin, en éducation physique, un savoir explicite, structuré et hiérarchisé, c’est-à-dire un véritable contenu disciplinaire, va émerger des pratiques culturelles. La révolution copemicienne promise par Parlebas à la fin des années soixante paraîtpossible. La nécessité de ne plus confondre les champs culturels utilisés avec les processus de transformation des élèves semble possible, voire évidente. Le doyen de l’éducation physique en est convaincu : « ... nous ne pensons pas que l’énumération des objectifs généraux de la discipline, accompagnée de précisions sur leurs spécifications aux différentes étapes de la scolarité, puisse tenir lieu, longtemps encore, de programme70 ». Les instructions officielles, la plupart des travaux d’auteurs, les travaux sur l’évaluation précédemment décrits, prédisent effectivement qu’un contenu des apprentissages, expression des transformations de l’élève, libèrera des techniques. Ces dernières deviendraient alors, comme dans les disciplines scientifiques, la simple expression des acquisitions. Mais si, d’un point de vue scientifique, dire que la technique, c’est-à-dire le résultat de l’action, n’est que l’expression d’une transformation de l’élève et donc d’un apprentissage, dans la réalité, la distinction s’avère beaucoup plus difficile. Les enseignants d’éducation physique ne réussiront pas à se mettre d’accord sur une définition claire des contenus. Sont-ils du côté des mises en œuvre techniques, des transformations internes des élèves, ou à l’interface des deux ? Plusieurs subterfuges seront utilisés pour tenter de convaincre la profession qu’une détermination de contenus paraît facile. De manière volontariste, les instructions officielles suggèrent l’existence d’une dissociation entre APS et apprentissages, même si elles ne le démontrent pas. Le terme contenu apparaît dans l’arrêté du 14 mars 1986 concernant les programmes des lycées. Les compléments aux programmes pour le collège spécifient : « la poursuite de ces objectifs se traduit en termes de contenus d’enseignement qui président à l’organisation de l’action éducative du professeur ». Plus loin, le même texte invite les enseignants à traduire « les contenus d’enseignement en contenus de formation ». Finalement, quasiment abandonné dans les textes qui sortent au début des années quatre-vingt-dix, le terme contenu, remplacé par celui de compétence, en apparence plus consensuel, ne fait l’objet que d’un modeste paragraphe, invitant les professeurs à l’élaboration du projet pédagogique. La responsabilité des enseignants est directement engagée dans les projets d’établissement et l’idée d’une détermination claire des contenus a fait long feu. L’idée d’un programme national fait place à des projets plaçant les contenus sous la responsabilité directe de l’enseignant dans sa classe. La multiplication des finalités favorise l’introduction de contenus interdisciplinaires de plus en plus nombreux pour masquer ce vide. Dès 1996, l’éducation physique est censée s’organiser autour de trois finalités : le développement des conduites motrices, l’acquisition de compétences et connaissances relatives aux activités physiques et sportives, l’accès aux connaissances relatives à l’organisation et à l’entretien de la vie physique. Les textes, progressivement, semblent négliger la transformation motrice des élèves et la voie du réinvestissement est fortement privilégiée. En 1998, dans les programmes de troisième il est précisé qu’« en EPS, l’élève peut concrétiser, mettre à l’épreuve ou anticiper des connaissances mobilisées dans d’autres disciplines ». Les apprentissages moteurs, dans cette perspective, cèdent la place à des acquisitions méthodologiques. Dans les derniers textes parus, les techniques et tactiques sont complétées par les connaissances, les informations, les connaissances sur soi, les savoirs-faire sociaux... Dans cette même perspective, les textes suggèrent de nouvelles conceptions disciplinaires qui obligent les enseignants à reconsidérer des pratiques trop axées sur les techniques sportives. Se connaître, connaître les APS, connaître les autres en 1986, la parenthèse des domaines d’action en 1993, proposant d’apprécier, d’identifier, d’organiser et de gérer, en 1996, les compétences spécifiques, de groupement et générales, les compétences méthodologiques et culturelles en 2000, sont autant de façons de tenter de détourner les enseignants de conceptions trop sportives et dogmatiques. Si l’on peut discuter du bien fondé de ces savoirs méthodologiques, nul ne pourra nier que ce sont eux qui occasionneront le renouvellement des pratiques pédagogiques à la fin du XXe siècle. Mais, il est vrai, comme à d’autres époques, que l’unité par les savoirs ne se fera pas. Pour compléter et complexifier le tout, dans un contexte de décentralisation, les académies produisent des réflexions divergentes. À Créteil, dans un contexte difficile, les préoccupations semblent d’abord pédagogiques. Les Lyonnais, par la revue Spirale, proposent de demeurer attachés aux pratiques sportives : les contenus sont directement liés aux APS en tant que substrat culturel. À Nantes, sous la direction de Delaunay, une tentative contraire est proposée : les contenus propres à des groupements d’APS se déclinent en termes d’objectifs opérationnels, d’action et de gestion. À Lille, Dhellemmes s’engage sur la voie tracée par l’INRP : les contenus sont envisagés en termes de conditions à intérioriser, de responsabilités d’action et donc de logiques adaptatives. Ces quatre exemples résument les difficultés de choix entre le contenant, le contenu et/ou la relation entre les deux. Les contenus se formulent-ils en termes de transformations internes ou en termes de transformations dans l’APS ? Avec Marsenach nous dirons que les enseignants sont confrontés à un double problème71. Ils doivent dépasser un enseignement techniciste mais aussi faire des choix d’objets d’enseignement. Tenir compte, à la fois, du comment et du quoi enseigner rend complexes ces choix. Dire que « les contenus sont les conditions que l’élève doit intégrer pour transformer ses actions » paraît simple mais la réalité demeure plus complexe. En éducation physique plus qu’ailleurs, sans doute, la compréhension des transformations internes de l’élève demeure difficile à séparer des réalisations culturelles.
41La conjonction d’une volonté institutionnelle d’innovation et de la difficulté à y parvenir, dans un contexte de décentralisation politique, transforme radicalement l’ enseignement de l’éducation physique : une nouvelle dynamique émerge au sein des équipes pédagogiques. Des projets d’établissement plus cohérents, établis à partir d’outils d’évaluation plus précis, l’établissement de menus d’APS, l’identification de niveaux d’habileté progressifs et explicites transforment les pratiques en leur donnant plus de lisibilité tout en essayant réellement de les centrer sur les transformations des élèves. Le contrôle en cours de formation remplace progressivement l’examen terminal, les barèmes nationaux disparaissent et l’appréciation des transformations des élèves par des critères multiples se substitue à la brutalité du résultat. La rénovation des collèges en 1985, le passage de l’éducation physique dans le premier groupe d’épreuves au baccalauréat en 1983, suivi de son affectation d’un coefficient 1 en 1986, modifient considérablement la responsabilité des enseignants, dorénavant redevables des résultats de leur enseignement devant tous les partenaires du système éducatif. Les résultats et les procédures utilisées sont dissociés : l’évaluation prend en compte les performances (niveaux de jeu, savoir-faire, barèmes), mais aussi des niveaux d’habileté clairement critériés, et pour un autre tiers, les progrès et l’investissement des élèves. Le fait que l’évaluation ne puisse être dissociée de l’acte d’enseignement, l’obligation de la constitution de barèmes propres aux établissements, condamnent désormais les enseignants à repenser leurs pratiques pour les rendre plus explicites.
42Durant la période précédente, essentiellement à cause de préoccupations motivationnelles, les enseignants avaient multiplié les situations d’apprentissage, finalement, jusqu’à ne plus se poser le problème des acquisitions réelles qu’elles sous-tendaient : l’animation avait ainsi remplacé les méthodes traditionnelles. Pourtant, depuis les années soixante, de multiples travaux et réflexions sur les situations d’apprentissage tentaient de faire oublier les pédagogies traditionnelles en imaginant des méthodes réellement actives et centrées sur les apprentissages. À titre d’exemples, Le Boulch, en son temps, avait suggéré le dépassement du Drill par l’apprentissage intelligent composé des trois phases : exploratoire, de dissociation et de stabilisation ; les références à Piaget qu’utilisait la FSGT firent passer l’invention avant l’imitation ; Famose, en 1986, tentait de déterminer l’objectivité de la tâche pour optimiser, par la conformation de sa nature et de sa structure, ses objectifs éducatifs ; dans le cadre des travaux de l’INRP, en 1991, Marsenach définissait la situation de référence comme une forme de technique intermédiaire mettant en évidence un palier d’adaptation de l’élève... Seul un contexte de crise pouvait réhabiliter l’idée de l’importance fondamentale d’une identification claire des apprentissages. C’est ainsi que la centration sur les situations problèmes peut être comprise comme un souci de rentabilisation des acquisitions, mais aussi d’inauguration de savoirs scolaires nouveaux. Dans une société à l’avenir incertain, sans solution précise pour résoudre la crise, les choix sont dévolus aux individus que l’on prépare, par la confrontation à de multiples problèmes, aux aléas de leur future vie civile et professionnelle. Le savoir ne s’exprime plus en termes de réalisations motrices mais en termes de transformations internes. L’apprentissage technique cède la place aux responsabilités d’action (Dhellemmes, 1991).
43Si la référence aux situations problèmes paraît bien adaptée à notre temps, elle demeure néanmoins à nos yeux, par l’absence de modèle qu’elle propose, comme par la réflexion qu’elle impose, une pédagogie de la solitude. Aujourd’hui, l’absence de modèle ne pose-t-il pas plus de problèmes qu’elle n’en résout ?
44« Une école plurielle nous apparaît aujourd’hui à la fois socialement nécessaire et éthiquement indispensable72 ». La volonté de conduire 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat (Chevènement), dans un contexte difficile d’échec scolaire et d’école unique posant le problème d’une plus grande difficulté de définition du profil des élèves, condamne les enseignants à tester des pédagogies qui individualisent les parcours. La préoccupation n’est pas nouvelle puisque de nombreux auteurs (Freinet, Cousinet, Claparède, Oury...) se sont depuis longtemps attachés à cette tâche. L’actualité en confirme seulement l’urgence. Les enseignants s’essayent d’abord à la méthode du contrat pour responsabiliser moralement les élèves (par la culpabilisation ?). N ’obtenant que peu de résultats, ils s’engagent dans la différenciation pédagogique. Il est vrai que sur ce plan, de manière étonnante, la discipline accuse un lourd retard. La profession, obnubilée par le résultat, a oublié de se poser le problème des difficultés réelles que rencontrent les élèves : seul le visible organise la différenciation pédagogique. Il n’existe pas de parcours différenciés adaptés aux particularités des élèves et la gestion des groupes demeure simpliste. La mixité, réussie par l’ensemble des autres disciplines, demeure encore presque confidentielle en éducation physique. Les groupes de niveaux sont la référence dans les sports collectifs... S’il paraît aujourd’hui difficile, d’un point de vue historique, de dresser un bilan des tentatives d’individualisation des pratiques, les solutions semblent venir, une fois de plus, d’un enrichissement de la relation enseignant/enseignés. Seuls les enseignants qui auront tenté la mise en relation d’une analyse didactique des APSA et des problèmes moteurs des élèves, auront pu s’essayer à une individualisation des situations pédagogiques. La pédagogie différenciée exacerbe les paradoxes de l’école unique : comment unifier tout en valorisant les différences ? Les débats homogénéité/hétérogénéité ne sont pas clos...
45À l’aube du XXIe siècle, la loi d’orientation de 1989 fixe un cadre général définissant les nouvelles missions du système éducatif. Plutôt que de dispenser un ensemble de connaissances, il s’agit désormais de doter les individus d’outils intellectuels. L’éducation physique est condamnée à reconsidérer des conceptions encore trop proches d’un enseignement des techniques sportives. Les deux dernières décennies du siècle aboutissent au modèle que Klein appelle le « chaînage » (1999). Jusqu’aux années soixante, l’éducation physique précède le sport, dans les années soixante-dix et quatre-vingt le modèle s’inverse. Aujourd’hui, développement et applications (pour reprendre les mots de Demenÿ) se confondent dans la même action. L’enseignant adapte l’APSA au public scolaire sollicité : les voies d’entrée sont multiples et l’aboutissement d’un cycle d’apprentissage se concrétise par des acquisitions culturelles et méthodologiques. L’enseignant, en fonction du profil des élèves, opère des choix dans l’APSA, mais aussi d’un point de vue interdisciplinaire. Pour une même acquisition dans l’APSA, les compétences méthodologiques peuvent donc être radicalement différentes d’un public à l’autre. C’est bien ce couplage de deux typologies de compétences qui, pour Klein, définit la nouvelle conception de l’éducation physique73.
46Poury parvenir, les textes officiels suggèrent plusieurs bascules professionnelles. D’abord l’obligation d’enseignement des pratiques sportives, en tant que telles, disparaît. Les classifications (les 7 familles des instructions de 1985) sont progressivement abandonnées au profit des groupements (en fait, les domaines d’action du GTD) qui structurent encore les programmes du collège, ou de menus propres aux équipes pédagogiques dans les lycées. Ensuite, la distinction résultats/ procédures rompt avec les logiques d’enseignement des années précédentes. Les instructions du début des années quatre-vingt distinguent la performance des niveaux d’habileté, celles de 1999, très contestées, et vite supprimées, dissocient les pôles de l’efficacité personnelle et de l’équilibre personnel. Enfin, aujourd’hui les programmes s’organisent autour de composantes culturelles et méthodologiques. En fait, la grosse difficulté aura été de faire accepter un découplage des transformations réelles de l’élève, de ses réalisations dans les APSA. Cette évolution permet une plus grande liberté de manipulation des règlements des pratiques sportives. La notion de logique interne s’en trouve directement remise en cause, les enseignants et la pédagogie réhabilités. Cette fin du siècle ne révèle-t-elle pas la fin du structuralisme au profit d’une redécouverte du sujet ?
47La montée du chômage dans un contexte de croissance dépressive, l’incertitude de solutions politiques qui promettent, sans trop y croire, une sortie rapide d’une crise économique et sociale que l’on devine pourtant longue, renforcent la demande de scolarité. L’heure n’est plus aux utopies, mais au réalisme pédagogique. Puisque les apprentissages scolaires préparent à l’emploi, l’éducation doit devenir la « première priorité nationale ». La redéfinition des contenus d’enseignement, comme la volonté d’un recentrage du système éducatif sur les problèmes réels des élèves, sont le cœur des réflexions pour une transformation du système éducatif. « L’école a pour mission fondamentale la transmission de connaissances. » « L’école a pour but de former, grâce à une réflexion sur ses objectifs pédagogiques et à leur renouvellement, les femmes et les hommes de demain, des femmes et des hommes en mesure de conduire leur vie personnelle, civique et professionnelle en pleine responsabilité et capables d’adaptation, de créativité et de solidarité » (Loi d’orientation, 1989). L’école redéfinit ses missions, réorganise ses structures, réinvente les apprentissages qu’elle dispense et tente de s’adapter au nouveau public scolaire. Le modèle de la démocratie par la sélection ne peut plus être accepté par un public parfois difficile, souvent en échec. Puisque 80 % d’une classe d’âge doit accéder au niveau du baccalauréat, le pari de la réussite de tous devient nécessaire : l’échec doit être, sinon masqué, du moins retardé. L’hétérogénéité des classes devient la norme pour que l’école assure désormais une double fonction : instruire et éduquer. Elle dispense un savoir et prépare à vivre en communauté en suppléant d’éventuelles défaillances familiales. Le souci d’efficacité engage, par une réponse aux problèmes de proximité, à la construction de projets d’établissements relativement autonomes. Unifier ne signifie pas uniformiser. Les savoirs encyclopédiques, devenus moins importants que l’acquisition d’outils intellectuels préparant une éventuelle adaptation dans des situations dont on ignore encore la forme et le sens, sont remplacés par des savoirs fondamentaux. La didactique est censée permettre, tout à la fois, une rentabilisation des apprentissages, et, en plaçant la réflexion du côté des difficultés de l’élève, la résolution des problèmes de déscolarisation. De retour au sein de l’Éducation nationale, l’éducation physique, avec empressement, parfois même par anticipation, répond à toutes ces préoccupations. Finalement, la didactique répond parfaitement à un contexte social dépolitisé et survalorisant la rentabilité et l’économie. Le placement de la situation problème au cœur du processus d’apprentissage résume une sollicitation particulière de l’élève que l’on prépare à anticiper les difficultés sociales à venir. Les travaux sur l’évaluation, qu’elle soit formative ou certificative, renforcent l’idée de la responsabilité des enseignants dans leurs succès et leurs échecs. La didactique permet d’envisager l’identification d’un savoir à la fois proprement scolaire mais aussi réinvestissable : les APSA n’apparaissent plus que comme simples prétextes. En éducation physique, le passage de la technique à la mise en activité technique, la centration sur les processus et procédures de transformations, plutôt que sur les résultats, résument l’intégration des problématiques disciplinaires dans celles de la nation.
Conclusion
48Au terme de cette argumentation nous rappellerons que nous croyons avoir montré qu’en tant que discipline scolaire, l’éducation physique s’intègre parfaitement dans les problématiques de la société française. Ce qui nous apparaît comme une évidence demeure pourtant très difficile à accepter par la grande majorité des étudiants, comme sans doute aussi par celle des enseignants en poste. L’histoire de l’éducation physique se contente encore trop souvent d’études internes se souciant peu des contextes. Il semble, par ailleurs, que, contrairement à la sociologie, le champ historique ait trop délaissé l’histoire du corps, objet difficile à définir et plus facile à observer par le subterfuge de thèmes plus concrets (loisirs, techniques, sports, etc.). Enfin, il n’est pas simple, pour des enseignants plongés dans la complexité et l’immédiateté des problèmes professionnels à résoudre, de percevoir que leurs pratiques pédagogiques tentent de répondre aux grandes problématiques sociales. Comment, pourtant, ne pas comprendre que l’exercice, dans l’intimité de son fonctionnement, comme dans l’apparente simplicité de son organisation spatiale et temporelle, de façon implicite, résume toutes les thématiques sociales ? Comment oublier d’identifier les modèles disciplinaires successifs qui structurent l’éducation physique comme des machines (au sens de Rauch) assurant une conformation des individus, qu’ils soient élèves ou enseignants ? Comment ne pas percevoir dans les méthodes pédagogiques employées, comme dans les définitions successives données aux apprentissages, une modélisation des individus ? Il nous semblait donc intéressant, à la suite de Foucault, de concevoir l’éducation physique comme une véritable « technologie politique des corps », un ensemble de savoirs et de pratiques, non directement explicites, instaurant, de façon insidieuse, un mode de rapport au pouvoir, et participant, à l’insu des individus, à leur insertion sociale. En éducation physique le corps est bien soumis à l’autorité et « ... les rapports de pouvoir opèrent sur lui une prise immédiate ; ils l’investissent, le marquent, le dressent, le supplient, l’astreignent à des travaux, l’obligent à des cérémonies, exigent de lui des signes74 ». Dans l’immédiat après-guerre, dans un pays qui hésite entre l’ancien et le nouveau, l’éclectisme propose un modèle du simple au complexe et du facile au difficile, s’ancre dans des problématiques passéistes d’un pays de pénurie, mais laisse tout de même les enseignants inventer leur modernité. Dans les années soixante, le modèle sportif va, par la nouvelle trilogie initiation/entraînement/compétition, projeter la discipline dans l’incontournable logique du progrès par le dépassement de soi. Les sports de base sont représentatifs d’une volonté d’épanouissement selon le modèle unique de la compétition dans une France qui entre dans la société de consommation. Ce modèle unique éclate progressivement avec le changement des mentalités et l’entrée du pays dans la crise, quand la « société libérale avancée » est censée remplacer les hiérarchies traditionnelles par les libertés individuelles. Le débutant choisit dorénavant ses pratiques comme ses modes de pratique, le plaisir immédiat peut se substituer à celui que procurait la compétition. À partir des années quatre-vingt les politiques oublient définitivement leurs utopies pour devenir économistes, s’essayer au traitement social du chômage et juguler les exclusions : ils deviennent gestionnaires. En éducation physique, la didactique se substitue à la pédagogie, les moyens aux fins. Les élèves, par le cognitivisme, la situation problème, les apprentissages compris en termes de transformations internes.., sont placés devant leurs responsabilités pour inventer la société future. Signe des temps, réduisant un modèle politique en un simple instrument d’analyse, sans doute avons nous, sinon trahi, du moins atténué, la pensée de Foucault... Dans les années 1970, dans le contexte d’une société changeant de paradigme, il initiait une philosophie politique remettant en cause l’ordre social. Ici, nous nous sommes limité à montrer que l’école accompagnait les transformations sociales... En une période où les utopies ont cédé la place à la gestion et au court terme, il nous paraissait, pour l’heure, suffisant de tenter de convaincre les étudiants que leurs pratiques pédagogiques, dans ce qu’elles ont de plus banal et d’ordinaire, sont de véritables mises en œuvre politiques. Une telle compréhension signifierait déjà un retour à la pensée critique.
Notes de bas de page
1 O. Reboul, La Philosophie de l’éducation, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1989, p. 28.
2 M. Develay, « Didactique et pédagogie », dans : J.-C. Ruano-Borbalan, Éduquer et former, Éditions Sciences humaines, 1998, p. 265-272.
3 Y. Gougeon, « Quelques précisions sur les conceptions », dans : J.-P. Clément, M. Herr (dir.), L’Identité de l’éducation physique scolaire en France au 20e siècle : entre l’école et le sport, éditions de l’AFRAPS, 1993, p. 151-155.
4 M. Agulhon, La République de 1880 à 1932, Hachette 1990.
5 C. Nicolet, L’Idée républicaine en France (1789/1924), Gallimard, 1982.
6 E. Durkheim, Éducation et Sociologie, Paris, Alcan, 1922, p. 12.
7 D. Le Breton, Sociologie du corps, PUF, coll. « Que-sais-je ? » 1992, p. 98.
8 M. Foucault, Surveiller et Punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 28.
9 Ibid., p. 31.
10 Rauch André, Le Souci du corps. Histoire de l’hygiène en éducation physique, PUF, 1983, p. 117.
11 D. Borne, Histoire de la société française depuis 1945, Paris, Armand Colin, 1988, p. 10.
12 Ibid., p. 5.
13 Ibid., p. 13.
14 Instructions officielles du 1er octobre 1945, extrait.
15 Ibid.
16 Ibid.
17 Instructions officielles du 20 juin 1959, extrait.
18 G. Andrieu, Enjeux et débats en Éducation Physique : une histoire contemporaine, Les cahiers Actio, 1992, p. 12.
19 P. Seurin, « L’éducation physique et le sport », L’Homme sain, n° 1, Talence, Ligue Française de l’Éducation Physique, p. 30-39.
20 M. Baquet, « Comment orienter notre éducation », Revue de l’INS, Paris, Éditions Arcadiennes, 1947, p. 2-4.
21 J. Dumazedier, « L’esprit du sport », dans : J. Dumazedier, Regards neufs sur le sport, Seuil, coll. « Peuple et culture », 1950, p. 87-96.
22 J. Le Boulch, Face au sport, éditions ESF, 1977, p. 43.
23 Ibid., p. 63.
24 Ibid., p. 62.
25 G. Andrieu, L’Éducation physique au 20e siècle : une histoire des pratiques, Éditions Actio, 1993, p. 85.
26 M. Baquet, Précis d’initiation sportive, Paris, Bourrelier, 1943, p. 5.
27 A. Leroy, J. Vivès, Pédagogie sportive et athlétisme, Paris, Bourrelier, 1949, p. 9.
28 P. Seurin, Vers une éducation physique méthodique, Ligue Française de [’Éducation Physique, 1955, p. 4 (rééd.)
29 S. Berstein, P. Milza, Histoire de la France au XXe siècle, Hatier, coll. Initial, 2008. (Rééd.)
30 D. Borne, op. cit., p. 54.
31 R. Delaubert, « Opportunité d’une réforme », dans : Revue EPS, 1968, n° 90, p. 6.
32 J. Dumazedier, op. cit.
33 Essai de doctrine du sport, Haut Comité des Sports, Institut pédagogique national, 1965.
34 G. Magnane, Sociologie du sport, PUF, 1964, p. 16.
35 J. Ulmann, « Sur quelques problèmes concernant l’éducation physique », Revue EPS, 1966, n° 80, p. 7-11.
36 J. Ulmann, « Sur quelques problèmes concernant l’éducation physique », art. cit.
37 Programmation des activités physiques et sportives dans les établissements scolaires du second degré, circulaire du 19 octobre 1967.
38 R. Marchand, « Éducation et liberté », Revue EPS, 1960, n° 52, p. 7-8.
39 R. Mérand, « Que devient la leçon d’éducation physique ? », Revue EPS, 1968, n° 90, p. 11-16.
40 « Colloque de Vichy 1964/1965 », Revue EPS, 1966, n° 78, p. 19-27.
41 J. Le Boulch, « Esquisse d’une méthode rationnelle et expérimentale d’éducation physique », Revue EPS, 1961, n° 57, p. 27-37.
42 J. Vivès, « Athlétisme : la pratique de l’athlétisme dans les établissements d’enseignement scolaire du premier et du second cycle », Revue EPS, 1967, n° 88, p. 57-80.
43 C. Pociello, « Aménagement du milieu chez les jeunes », Revue EPS, 1963, n° 67, p. 27-30.
44 J.-P. Famose, « L’enseignement du ski », Revue EPS, 1965, n° 68, p. 35-39.
45 J.-P. Famose, « L’enseignement du ski », Revue EPS, 1964, n° 64, p. 35-39.
46 J. Marsenach, « Initiation en Volley-ball, présentation d’une expérience et commentaires », Revue EPS, 1963, n° 64, p. 45-52.
47 A. Rauch, « Les voies de l’autorité en EPS », Revue EPS, 1978, n° 152, p. 49-53.
48 P. Parlebas, « L’éducation physique en miettes », Revue EPS, 1967, n° 85, p. 7-14.
49 D. Borne, op. cit., p. 38.
50 S. Berstein, P. Milza, op. cit., p. 386.
51 S. Berstein, P. Milza, ibid., p. 476.
52 J. Piaget, Le Structuralisme, PUF, coll. « Que sais-je ? » 2004, p. 7 (rééd.).
53 P. Parlebas, « L’apprentissage : une continuelle réorganisation des structures motrices », Revue EPS, 1968, n° 92, p. 7-13.
54 R. Deleplace, Rugby de mouvement, rugby total, Éditions de la Revue EPS, 1970.
55 R. Catteau Raymond, G. Garoff, L’Enseignement de la natation, Vigot, 1974.
56 R. Carrasco, Gymnastique du débutant, Vigot, 1975.
57 J. Marsenach, « Développement de la motricité et pratique pédagogique », Revue de l’éducation physique, 1972, vol. XII, p. 1-7.
58 J.-M. Brohm, « Sociologie politique du sport », revue Partisan, 1972, p. 16-31.
59 C. Pujade-Renaud, Expression corporelle, langage du silence, 1974.
60 Amicale des anciens de l’ENSEPS, « La séance d’éducation physique », Revue EPS, 1975, n° 133, p. 47-54.
61 Gymnastique sportive, Mini-enchaînements, ADIREPS, 1973.
62 R. Carrasco, Gymnastique aux agrès, l’activité du débutant, programmes pédagogiques, Vigot, 1975.
63 D. Borne, op. cit., p. 77.
64 D. Lejeune, Histoire du monde actuel, Armand Colin, coll. U, 2004, p. 136.
65 D. Hameline, Les Objectifs pédagogiques, éditions ESF, 1983.
66 P. Arnaud, « La didactique de l’éducation physique », dans : P. Arnaud, G. Broyer, La Psychopédagogie des activités physiques et sportives, Toulouse, Privat, 1985, p. 259- 293.
67 E. De Corte, Les Fondements de l’action didactique, Bruxelles, éditions De Boeck, 1979, p. 116.
68 J. Marsenach, L’Évaluation formative en EPS, Paris, INRP, 1987.
69 J.-L. Guillaumé, « De l’évaluation à la notation, pour dépasser l’illusion gaussienne », Revue EPS, 1994, n° 250, p. 29-32.
70 C. Pineau, « Programmes et savoirs en EPS », Revue EPS, 1989, n° 216, p. 25.
71 J. Marsenach, Éducation physique et sportive. Quel enseignement ?, Paris, INRP, 1991.
72 P. Meirieu, Les Cahiers pédagogiques, Hachette, n° 286, septembre 1990.
73 G. Klein, « Les programmes de Seconde au lycée : déjà clos ? Encore en débat ? », Revue EPS, 2000, n° 281, p. 19-23.
74 M. Foucault, op. cit., p. 30.
Auteur
Professeur agrégé d’Éducation Physique et Sportive. Formateur pour la première épreuve du CAPEPS externe et de l’agrégation interne, il enseigne à l’Université du Littoral – Côte d’Opale.
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