Identité(s) et EPS
p. 21-39
Texte intégral
1En 2005, dans un ouvrage intitulé « Je suis noir et je n ’aime pas le manioc... », l’écrivain bourguignon Gaston Kelman tisse le portrait d’une France à la « fracture raciale » toujours plus affirmée, une France où le jeu des identités et des altérités est plus que jamais essentiel et présent dans la vie quotidienne, une France où les stigmates servent encore largement d’a priori identitaires, autant de façons de pointer l’Autre du doigt pour a contrario révéler son identité propre, sa singularité au monde... À la même période, dans un article paru dans le journal Le Monde, l’économiste et sociologue Éric Maurin (2004) soulignait – à propos des tensions qui agitent certains quartiers ou certaines rues des banlieues françaises – que la question sous-jacente était bien celle de l’identité et de sa crise. Il pointait le fait que si le discours dominant est encore souvent celui de l’universalisme et de la world culture, le fait identitaire semble s’être retourné par rapport à ce qu’il était depuis plusieurs siècles. Cette révolution identitaire est à prendre en considération sous l’angle d’un rapport proxémique. Auparavant, l’identité était essentiellement une question de proximité dans la mesure où l’on partageait une identité commune avec des individus de sa rue, de son quartier, de son village, de sa profession, de son État-Nation à partir du XIXe siècle, et l’on se sentait en altérité avec les gens de l’Ailleurs, d’autres pays, d’autres continents ou d’autres langues. Aujourd’hui, l’identité serait une question de distance en ce que nous stigmatisons le bout de la rue et que, par l’entremise des mass-médias et de la culture mondialisée, nous nous (res) sentons plus proches de personnes avec lesquelles nous n’avons plus aucun contact physique mais seulement le partage d’un écran télématique ou d’une passion commune...
2Ces questions identitaires prennent évidemment plus encore leur sens lorsque nous parlons aujourd’hui du rôle traditionnel de l’École et du système éducatif dans la production de ces identités (Durkheim, 1922), leur entretien, leur dépassement et leur compréhension (Baudelot & Mauger, 1994 ; Bourdieu & Passeron, 1970 ; Chariot, 1999 ; Duru-Bellat & Van Zanten, 1991 ; Guillaume, 1998 ; Lahire, 1995 ; Queiroz, 2001). Il est aussi urgent au regard des situations de tensions sociales qui traversent actuellement les sociétés occidentales et qui obligent tout un chacun, pour étayer son rôle au sein de la société et assurer un peu de la reconnaissance dont il a besoin, à mettre en œuvre, à tenir et à entretenir en continu de véritables « stratégies identitaires » (Camilleri, 1998).
3Au sein même du système scolaire, la question identitaire se pose en particulier dans la discipline EPS pour de multiples raisons. Tout d’abord, parce que, plus que les autres, elle mobilise des savoirs multiples et elle conjugue des ambitions composites (Coll., 2001 ; Fumat, 2000 ; Tribalat, 1997). Ensuite, parce que, comme le remarquait justement Christophe Mauny (2002), elle met spécifiquement en jeu le corps dans sa complexité et sa pluralité, en tant qu’elle est éducation du corps et plus particulièrement éducation motrice de la personne. Et, dans cette optique, elle touche tout à la fois au paraître de l’enveloppe charnelle, à une face invisible révélant le mystère de la personnalité de chacun d’entre nous, à une part de subjectivité dont il faut se préoccuper compte tenu de son rôle de commande des actions motrices, à un savoir sur le corps comme vision du monde, valeurs et normes propres à une société ou à un groupe social (Le Breton, 1990 ; Travaillot, 1998), à la symbolique que le corps incarne au cœur de l’action individuelle comme au cœur du symbolisme social (Le Breton, 1998). Enfin, à l’image des pratiques sportives qu’elle organise, la possibilité compétitive qu’elle sous-tend (Baudry, 1991 ; Brohm, 2001 ; Callède, 2000), la confrontation physique qui s’y déploie (Combaz, 1990) sont autant de lieux et d’opportunités pour y poser avec plus d’acuité encore la question des identités, c’est-à-dire celle des rapports à soi et à l’autre, des liens culturels, des normes, valeurs et rôles sociaux qui organisent notre mode d’être-ensemble, notre façon d’être soi comme notre manière d’être au monde.
4La problématique de l’identité, aujourd’hui devenue centrale dans le programme du CAPEPS externe, est donc une question qui mobilise une pluralité d’acceptions et d’entrées possibles. Si tant est que nous nous accordions déjà sur une définition sociologique du fait identitaire (par rapport à la question de son caractère de processus ou aux questions de la culture et de l’altérité) et dans la mesure où cette question identitaire est posée par sa dialectique avec l’EPS comme discipline d’enseignement, l’identité est aussi plurielle au regard de populations interpellées.
5Il faut effectivement interroger celle des élèves comme construit social dans une dialogique entre le monde scolaire, l’univers familial et la société globale. Il faut encore questionner celle des enseignants au sein du système éducatif en interactions étroites – et souvent subies – avec un environnement socioculturel, en particulier il faudra sonder la vision que les enseignants d’EPS se font de leur métier dans ses rapports au(x) sport(s) et dans ses aspects les plus quotidiens. Ainsi que l’ont bien mis en évidence Christian Couturier et Pascal Duret (2000), « du choix des pratiques à celui des modes d’évaluation, de l’influence des profils d’élèves au poids de l’expérience de chaque enseignant, de son expertise et de son rapport personnel historiquement construit à l’éducation, à la discipline et à la population des autres enseignants et des élèves, il existe autant de données qui permettent une meilleure compréhension de ce qui permet aux enseignants d’EPS de se connaître dans la profession ». Il faut enfin solliciter celle de l’EPS comme discipline d’enseignement au milieu d’un système éducatif où elle semble peiner à trouver sa place (sans même parler de se la faire...) et où – objectivement et subjectivement – elle est parfois contestée (Gleyse, 1993). Située jusqu’en 1981 d’une manière particulière au sein du système scolaire, par rapport aux autres disciplines (autre ministère, statut du corps à l’école), l’EPS s’avère prendre un virage institutionnel lorsqu’elle devient discipline d’enseignement à part entière, rattachée au Ministère de l’Éducation nationale. Mais, au-delà de ce tournant essentiel mis en exergue par Thérèse Roux-Pérez (2004) ou Bernard Charlot (1994), nous savons bien que ce corpus de textes officiels, pour être essentiel, n’en est pas moins insuffisant pour légitimer la discipline et lui faire prendre sa place de primus inter pares au cœur du système scolaire. Certains enseignants – en EPS mais aussi parmi leurs collègues des autres disciplines – ont su s’inscrire dans cette nouvelle dynamique et penser plus avant la logique d’homologie ou d’identité partagée entre les différentes disciplines alors que d’autres ont – au contraire – plutôt souligné une perte d’identité de l’EPS par rapport au reste des matières enseignées en collèges et lycées ou une usurpation d’identité de l’EPS aux dépens des disciplines plus anciennes et plus traditionnelles dans l’enseignement secondaire français. Ces trois ordres de questions traverseront, de façon parallèle, le propos de cette présentation. Jouant sur la pluralité de sens, de signification, de directions, de perspectives et d’objets, cette dernière s’organisera autour de cinq points successifs qui nous permettront de cerner plus avant la complexité de la question identitaire dans sa combinatoire avec l’Éducation physique et sportive, et, plus globalement, nous autoriseront à éclairer un peu plus de ces « plis singuliers du social... » et un peu plus de ces « acteurfs] pluriel[s] [...] produits] de l’expérience – souvent précoce – de socialisation dans des contextes sociaux multiples et hétérogènes » (Lahire, 1998).
De la carte d’identité aux écarts d’identité
6Il s’agira ici de définir rapidement le fait identitaire et de comprendre comment il est un processus en permanente construction. Il faudra évidemment poser la question de l’identité comme rapport de proximité et de distance à une norme socioculturelle dominante et, conséquemment, poser la tension identité/altérité comme couple de tensions indépassables mais néanmoins en perpétuelle situation transactionnelle de compromis pratique. Le modèle transactionnel développé par Jean Rémy et Liliane Voyé (1978), précisé ultérieurement par Maurice Blanc (1994), apparaît tout à fait pertinent pour mesurer le processus de construction identitaire à l’ouvrage ici même, tant chez les enseignants que chez les élèves.
7Si nous avons choisi le terme « transaction » pour traiter du sujet, plutôt que des notions plus consacrées de « construction », c’est qu’il évoque, outre la dimension constructiviste du fait identitaire, son caractère de processus d’échange. La figure de la transaction appartient au réseau sémantique de la métaphore du marché, suggérant la fixation d’un prix au fil d’une succession de marchandages, d’adaptations et d’accommodations. Il ne s’établit pas automatiquement mais implique nécessairement un processus, une séquence temporelle d’ajustements successifs. Mais, à la différence de la figure traditionnelle de la transaction, il nous semble ici que le souci de justesse de la métaphore nous oblige à laisser de côté la dimension implicite d’achèvement du processus en concevant préférentiellement le phénomène identitaire comme un processus de construction qui ne peut être fixé et se recompose en permanence dans et par la relation que l’individu social entretient avec autrui comme avec le monde.
8La métaphore de la transaction a pourtant une existence bien établie. Relevant de l’économie, reprise par la psychologie sociale et la linguistique, elle est entrée dans le champ sociologique à travers « l’approche transactionnelle ». D’abord développé par Anselm Strauss de l’École de Chicago, l’interactionnisme symbolique a été critiqué en raison de son caractère trop volontariste mais la sociologie de la vie quotidienne lui a donné de nouvelles lettres de noblesse (Corcuff, 1995). En effet, compte tenu de la nécessité de saisir le réel social et symbolique dans sa complexité, il est important d’observer la dynamique de production du lien social, car c’est ce processus qui engendre la signification partagée liée à l’identité. Cette interaction se situe donc au cœur même de la relation sociale. Comme l’écrit Jean Rémy (1978), « la notion de transaction est centrée sur la genèse de la relation ou sur les effets du compromis, sur les étapes de l’évolution du rapport social, sur la transformation des termes de l’échange et sur la modification des priorités ». Ainsi la connotation économique de la métaphore transactionnelle nous amène à repenser les rapports identitaires dans la direction d’une économie des échanges sociaux. Le concept de transaction appliqué au processus identitaire implique nécessairement que toute construction de soi requière la présence d’une pluralité d’acteurs et que le regard sur soi-même comporte un examen de l’Autre, de l’altérité, de la différence mais aussi de la ressemblance, de la similitude ou de l’identité. Il y a donc toujours, à la base, l’idée d’une interaction entre des parties des échanges qui entraînent des actions réciproques. En ce sens, l’unité de base de l’approche transactionnelle n’est pas l’individu mais la relation à travers laquelle un échange potentiel ou réel peut ou non avoir lieu (Blanc, 1992).
9L’identité se construit ainsi dans un processus de négociations, dans un « entredeux ». Or, si l’idée de transaction évoque celle de négociation, elle ne s’épuise pas dans l’ici et le maintenant. En effet, la négociation – qui s’opère dans un cadre donné et selon des règles du jeu établies – réfère à un contexte d’égalité et de rationalité entre les acteurs et implique un compromis ou plus sûrement un consensus. Par contre, même lorsqu’il y a désaccord dans les règles du jeu, que les inégalités sociales permettent à un groupe social d’imposer ses vues, il n’en demeure pas moins que des échanges demeurent. En ce sens, la figure de la transaction évoque aussi l’existence d’une dimension conflictuelle qui implique une série de compromis pratiques et provisoires ainsi que de perpétuelles renégociations, donnant le primat au changement qui résulte d’une nécessité d’articuler pratiquement des exigences contraires sans que pour autant les parties en présence n’aient à renier les valeurs profondes qui animent leurs convictions.
10La notion de transaction, enfin, renvoie à une médiation du rapport entre l’individuel et le collectif (Gibout, 2006). Entre les contraintes structurales du système social et l’autonomie de l’individu, le processus de transaction identitaire proposé par Jean Rémy présente des points de contact, ainsi que des différences, avec les modèles de médiation mis au point par Pierre Bourdieu d’une part et Raymond Boudon d’autre part. Dans l’ensemble, il soutient la critique de la détermination structuraliste d’un côté et celle de l’excessive autonomie individuelle et de l’utopie de la transparence du marché social de l’autre. Si les défenseurs de la transaction sociale (Blanc, 1994 ; Freynet, 1998) partagent avec l’individualisme méthodologique la perspective selon laquelle le sujet est porteur d’initiatives dans une situation partiellement structurée, ils estiment par contre que l’unité élémentaire de l’analyse n’est pas l’individu mais l’interaction. La tradition transactionnelle a aussi des points communs avec la notion d’habitus défendue par Pierre Bourdieu, considérée comme un effet de conditionnement. Bien que marqués par leur environnement qui détermine l’étendue et la nature du « pensable », les acteurs inventent de nouvelles solutions au cours de ces interactions dynamiques. Ils sont donc à la fois producteurs et reproducteurs de sens. Cherchant à orienter la trajectoire des collectivités sociales dans les limites d’un contexte donné, les transactions se situeraient au cœur du lien social. Dans cet investissement du social, le passé prend, comme le précise Jean Rémy (Blanc, 1994), la forme d’une ressource à utiliser pour orienter l’avenir d’un groupe social. Or, la forme culturelle symbolique est aussi, de par son pouvoir évocateur, au centre même de ces échanges. Concrétisée dans un Dire de Soi et de l’Autre, l’identité est à la fois l’enjeu et le produit de ces transactions symboliques. Dans cette perspective, Claude Dubar (1991) nous propose d’ailleurs des processus identitaires typiques, appelés « logiques d’actions », qui sont des sortes de configurations résultant d’une double transaction entre individu et institution, entre passé de l’individu et confrontation à un changement, entre identité pour soi et identité pour autrui.
11L’identité professionnelle des enseignants d’EPS est ainsi de l’ordre d’une construction de sens dans et par l’action, dans la mesure où les professeurs du secondaire (pour rester en cohérence avec eux-mêmes et avec leur définition personnelle et collective de leur identité) investissent des espaces de liberté professionnelle (dans les contenus programmatiques ou les modalités d’évaluation par exemple), privilégient des éléments du système plutôt que d’autres, et in fine inscrivent leur pratique au quotidien dans un rapport ténu entretenu entre l’action concrète qui fonde leur légitimité pratique et leur inscription dans un ensemble de normes, de valeurs et de représentations qu’ils partagent avec d’autres dans et hors l’École. Nous sommes alors ici dans une logique de bricolage ou de poïétique identitaire au sens où les conçoivent Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage (1962) ou Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien (1984). À partir d’un ensemble d’éléments plus ou moins stables que leur offre le système socioculturel dans lequel ils œuvrent (et en particulier le système scolaire et les textes officiels qui l’organisent et en définissent les modalités), les enseignants en EPS tentent de construire une définition pratique de leur identité professionnelle, des valeurs et normes qui l’organisent et avec lesquelles ils composent en continu et en adaptation incessante. Cette définition pratique de l’identité professionnelle fait de cette dernière non un produit fini, normé et définitif, une sorte d’immuable sur lequel ils peuvent asseoir leur comportement et leur rôle d’enseignant en EPS mais préférablement un construit permanent, un déconstruit et un reconstruit toujours remis sur le métier et avec la définition duquel ils doivent négocier concrètement via – dans et par – leur pratique enseignante au quotidien. Ainsi que l’analyse Agnès Van Zanten (2001), les enseignants du secondaire doivent, à titre d’exemple, peu à peu « assumer un rôle d’éducateurs qui contribuerait à la dévalorisation d’une identité professionnelle fondée sur la transmission des savoirs disciplinaires... ». Et dans le même temps, ils doivent gérer « la pénibilité du travail », et singulièrement les problèmes de discipline et de maintien de l’attention des élèves sans toutefois – à l’exception des plus jeunes – « ... déroger à une sorte de loi du silence [...] l’échec dans ce domaine apparai[ssant] comme une atteinte profonde à leur identité professionnelle ». Enfin, ils doivent concilier la construction de normes professionnelles (souvent données ou suggérées par l’inspection et la formation initiale), l’appréhension de normes d’établissement plus singulières car impulsées par le chef d’établissement et la communauté pédagogique pour peu qu’elle soit relativement stable, enfin la fabrique des normes et des rôles au sein de chaque classe, en fonctions des élèves pris comme individus et comme collectif largement unique.
12Il en va justement de même pour les élèves participant de l’expérience pédagogique d’EPS. Ils ont d’abord à intégrer leur « métier d’élève et [le] sens du travail scolaire » (Perrenoud, 1994), construire et négocier une identité d’élève et d’apprenant au sein de la société globale et du système d’enseignement en particulier, identité d’autant plus confuse que les modèles médiatisés de la réussite sociale font très souvent peu cas du parcours scolaire et que, dans les rares cas où cela se produit et à l’exception de quelques sportifs de haut niveau, la réussite scolaire en EPS est presque systématiquement oubliée. Ils ont ensuite à incorporer – dans la double acception du terme d’intégrer intellectuellement et corporellement – ce qui compose l’identité de la discipline EPS à laquelle ils sont assujettis ainsi que ce qui établit son altérité par rapport aux autres enseignements, en particulier le jeu de frottements, de chocs et de corps qui y est plus qu’ailleurs déployé (Mauny, 2006). Alors même que le sens commun de la discipline suggère un rapport privilégié au plaisir et au jeu, un relâchement des normes et des valeurs dans ce qu’ils nomment imparfaitement un « cours de sport », les élèves doivent apprendre à gérer leur vie physique (Cogérino, 1999), ils doivent acquérir de nouvelles formes de discipline physique et corporelle ainsi que des règles de vie sportive souvent plus rigides et plus strictes afin de garantir la sécurité et la sûreté de la séance, et continûment ils doivent apprendre à les intégrer pour pouvoir les appliquer dans l’ici et le maintenant de la situation d’EPS mais plus encore pouvoir les transférer ailleurs et opportunément dans leur vie sociale dans la mesure où l’enseignement secondaire vise à former et éduquer « un citoyen lucide, cultivé et autonome » (Programmes des enseignements de la classe de 2e générale et technologique, BOEN HS n° 6 du 31/08/2000). Les élèves doivent ainsi balbutier leur identité, la bricoler à partir des éléments disparates, parfois dissonants et souvent instables dont les abreuvent de façon concurrente – et souvent cacophonique – la production médiatique internationale, la communauté nationale, la (les) communauté(s) locale(s), la famille et les groupes de pairs à côté d’éducateurs et autres enseignants, dont ceux d’EPS d’ailleurs pas toujours en résonance harmonieuse avec leurs collègues d’autres disciplines (Roux-Pérez, 2000 ; Van Zanten, 2001).
D’une relation aux pères à une relation aux pairs
13Face à la montée de l’individualisme (Dumont, 1983 ; Maffésoli, 1988), nous questionnerons les rapports aux principaux groupes sociaux référents (camarades, adultes, collègues, collaborateurs, experts, anciens, autorités...) dans le cadre de la construction identitaire afin de comprendre et d’illustrer comment cette position d’entre-deux participe de la recomposition d’une identité d’élève et d’une identité enseignante au sein du monde de l’Éducation Nationale et de la société globale, d’une refondation de l’identité disciplinaire de l’EPS dans le système scolaire.
14Interrogeant la population des enseignants d’EPS, Thérèse Roux-Pérez (2000) y met au jour cinq profils identitaires majeurs dont nous pouvons proposer une synthèse des caractères forts :
15« Les sportifs » cultivent une identité professionnelle vécue sur le mode de la complicité et du partage avec les élèves. S’appuyant sur de bonnes capacités physiques, ils pensent leur enseignement par rapport au plaisir de la pratique compétitive. Leur identité repose donc non sur l’enseignement disciplinaire et les valeurs éducatives de l’EPS mais sur la réussite sportive et la valeur d’exemplarité du sport. Ils sont davantage des pairs avec les performateurs et avec les élèves parfois.
16« Les éducateurs » sont d’abord des enseignants qui conçoivent leur discipline dans son ouverture aux autres disciplines et qui valorisent les valeurs de justice, d’accessibilité de tous aux pratiques corporelles. La relation est donc une relation d’apprentissage entre des pères et des enfants, entre des dispensateurs et vulgarisateurs d’un savoir d’un côté et des apprenants de l’autre côté.
17« Les pratiquants ouverts de l’EPS » sont des enseignants actifs sur le plan sportif mais sachant s’adapter aux niveaux des élèves et au faisceau des contraintes et impératifs pédagogiques. L’enseignement d’EPS est donc une pratique de plaisir pour soi qui permet aux élèves de mieux se connaître et se développer au prisme de l’expérience corporelle. Leur position balance entre celle du pair dans la monstration de l’exercice physique ou de l’expérience corporelle et celle du père dans le souci d’incorporation normative, de distanciation et de transposition des expériences par-delà le cadre de la leçon d’EPS.
18« Les équilibristes » se construisent une identité professionnelle au sein de laquelle l’enseignant sait trouver un équilibre entre d’une part son enseignement – et la responsabilité sociale à laquelle il oblige – et d’autre part son temps libre et son loisir. Son implication est donc pleine et entière au sein de l’établissement mais opère un distinguo entre la vie professionnelle et la vie privée. Cet enseignant est peu impliqué dans la redéfinition de la discipline et de ses enjeux.
19« Les innovateurs » sont, enfin, ceux qui ont l’ambition la plus haute pour leur discipline. La définition de leur identité professionnelle subsume que l’enseignement d’EPS est un enseignement généraliste – au sens où il est identique aux autres et où il interagit en continu avec eux – et est également un enseignement dynamiseur dans la mesure où sa capacité adaptative et transpositionnelle est mise en exergue.
20La relation aux pères et aux pairs est également présente de façon très nette dans la logique de construction d’une identité d’élève. D’une part, nous mesurons pleinement combien la relation des élèves à la discipline est le fruit d’une transaction entre plusieurs discours auxquels ils sont confrontés. De ce point de vue, les élèves semblent naviguer entre la (les) représentation(s) de leurs parents (Dorvillé, 1991), celle(s) de leur enseignant du moment, celles de leurs camarades, celle enfin véhiculée par le système médiatique, sans qu’il y ait toujours homologie ou même adéquation entre ces différentes lectures d’une discipline scolaire, de son contenu, de ses finalités et des manières de faire qu’elle sous-tend. Cette identité disciplinaire est d’autre part construite par le rapport au corps dans lequel se situe l’élève dans le temps présent de la leçon à laquelle il assiste. La question corporelle entre ici pleinement en jeu dans la mesure où, d’une part, l’élève se trouve à un moment où son corps est au centre du projet éducatif de l’EPS au travers de sa finalité de développement de sensations corporelles, d’acquisition de connaissances de son propre corps et de gestion de la vie physique future d’adulte (Cogérino, 1999 ; Mauny, 2002), et où, d’autre part, il se situe sur un plan générationnel et physiologique à un moment où son identité genrée et/ou sexuelle se construit également dans sa relation à des adultes et à des pairs (Davisse & Louveau, 1998). Cette identité est enfin, et plus largement, une identité professionnelle d’élève pris dans un système scolaire qui s’impose à lui. En effet, il faut aujourd’hui comprendre et considérer l’élève comme un professionnel au sens où il y a un métier d’élève (Perrenoud, 1994) construit dans et par la relation des élèves entre eux et avec leurs adultes référents. Les élèves, engagés au long court dans leur scolarité, y développent des compétences et des savoirs pratiques qu’ils mobilisent ensuite selon les circonstances, les groupes d’élèves au sein desquels ils se trouvent, les enseignants auxquels ils sont confrontés. De fait, ils apprennent vite à adapter leur rôle du moment au contexte de l’ici et du maintenant de la leçon à laquelle ils prennent part, comme ils jouent avec ces circonstances, ces réseaux de connivence ou ces discordances, pour asseoir ou justifier leur pratique ou leur investissement disciplinaire.
D’une identité repère à une identité repaire
21Nous analyserons le processus de construction identitaire et sa position au cœur d’une pluralité de modèles et de référents possibles, et prenant appui sur les populations professionnelles que sont les enseignants et les élèves, nous verrons comment elles composent leur identité à partir de repères socioculturels qui leur sont proposés, comment elles repèrent l’identité des leurs et celle(s) des autres, comment elles négocient des écarts à des normes et modèles dominants afin d’organiser un lieu identitaire comme repaire, c’est-à-dire un lieu de l’entre-soi, du confort de la certitude du qui elles sont, de la possibilité de tenir un rôle social compris et accepté par l’autre.
22D’après le modèle fonctionnaliste de la sociologie des professions, le sentiment d’identité découle d’abord du sentiment d’appartenance à un groupe de pairs socialement indispensable, ensuite d’une longue socialisation, enfin d’un vocabulaire particulier propre au groupe social constitué, le tout constituant un espace social identifiable. De ce point de vue, les deux groupes sociaux que nous étudions remplissent ces conditions de manière discutée. Enseignants comme élèves ont certes le sentiment intime de leur utilité sociale, mais le contexte économique et social renforce chez les seconds l’incertitude de leur avenir et donc de leur position sociale, et, chez les premiers, encore plus lorsque nous évoquons le cas des enseignants en EPS et non des enseignants de façon globale, le sentiment de perte de prestige social de leur métier leur est renvoyé régulièrement à la face (Blanchard-Laville, 2001 ; Van Zanten, 2001) tout comme ils doivent batailler pour leur reconnaissance sociale (Ricœur, 2004) dans une société leur imposant sans cesse une implication performante et concurrentielle accrue (Ehrenberg, 1998). La longue socialisation est un point de convergence entre enseignants et élèves en EPS. Tous connaissent un temps long au sein du système scolaire, tous ont été au fil du temps confrontés à de multiples expériences pédagogiques, didactiques ou plus largement sociales en cours d’EPS, expériences qui pratiquement participent du contexte déterminant l’intégration sociale des élèves comme des enseignants et finalement leur réussite (Blanchard-Laville, 2001 ; Huguet & Monteil, 2002). Enfin, la présence d’un vocabulaire spécifique, propre à l’entre-soi de la profession, ne souffre d’aucune contestation, tant chez les élèves avec les effets d’argots ou des langues de jeunes (Choquet & Ledoux, 1994 ; Galland, 1991 ; Lepoutre, 1997) que chez leurs enseignants en EPS avec la construction d’un « jargon de professionnalité » dont témoignent le langage technique des contenus d’enseignement (Mauny, 2006), les revues professionnelles et la littérature spécialisée, les textes officiels ou les discours des inspecteurs (Roux-Pérez, 2004 ; Tribalat, 1997).
23Toutefois, ces conditions ne suffisent pas à l’expression sereine et affirmée de ces identités professionnelles d’enseignant et d’élève en EPS. Comme le faisait remarquer Claude Dubar (1994), l’identité de métier est plus complexe qu’il n’y paraît. C’est d’abord la marque d’appartenance à un collectif qui autorise simultanément les individus à une identification par les Autres ainsi qu’à une auto-identification face aux Autres. Comme l’écrit Renaud Sainsaulieu (1985), la construction d’une identité professionnelle est basée sur ce que Peter Berger et Thomas Luckmann (1966) dénomment la « socialisation secondaire ». Elle repose sur l’incorporation de savoirs spécialisés (vocabulaire, procédures, formules techniques, etc.) qui constituent un véritable « univers symbolique » véhiculant une conception du monde qui, contrairement à ce qui se passe dans la socialisation primaire, est définie et construite en référence à un champ spécialisé d’activités.
24En effet, si Durkheim (1893) nous a bien montré que l’identité se transmet par un processus d’éducation et de socialisation s’achevant par une initiation aux règles, idées, sentiments et intérêts d’une communauté de travail, une autre tradition, née avec la notion d’« occupational identity » définie par Everett Hughes (1958), insiste davantage sur l’existence d’une double dimension, biographique et institutionnelle, dans la construction d’une identité professionnelle. Claude Dubar (1991 & 1998 avec Pierre Tripier) s’inscrit dans ce droit fil pour construire son modèle d’identité au travail. Il agrège les processus biographiques d’élaboration d’une « identité pour soi » et les mécanismes structurels de reconnaissance des « identités pour autrui ». Ainsi, les identités dépendent tout à la fois des relations aux Autres et de la perception subjective de sa situation. Elles dépendent encore des relations au Pouvoir, et en particulier de la capacité à peser sur les décisions concernant son travail et de la capacité à entrer dans le jeu d’acteurs et d’influences qui concerne son univers professionnel. Le modèle identitaire qui alors émerge se construit selon un rapport de position sur un double axe : un axe temporel discriminant les discours de continuité de trajectoire et les discours exprimant des ruptures choisies ou subies, un axe spatial distinguant la reconnaissance de la part des partenaires du monde professionnel de la non reconnaissance des acteurs de la situation vécue. Les identités s’ordonnent donc à l’intersection des constructions biographiques voulues et des processus relationnels de reconnaissance par autrui qui sont plus subis (Dubar, 1994).
25Concernant le cas qui nous occupe, l’identité des enseignants d’EPS est ainsi construite au croisement de leurs discours sur leur profession et/ou leur travail et de l’image que leur renvoient les rôles sociaux avec lesquels ils sont en interactions dans leur cadre professionnel. Elle se bâtit donc incessamment sur des continuités et des ruptures que chaque enseignant d’EPS repère et construit dans son histoire de vie professionnelle par rapport à sa personne, son rôle social, sa fonction au sein de la classe, de l’établissement et du système scolaire, enfin sa vie privée extrascolaire. Elle est, en simultané et en continu, contrariée par les interférences des acteurs engagés, à un titre ou un autre, dans la situation et qui, des élèves aux collègues de la discipline, des autres enseignants aux personnels de direction et d’inspection, du monde politique au monde syndical (Attali, 2003), de celui des affaires à celui des média (Tardif & Lessard, 1999), vont à un moment produire un discours de (non) reconnaissance sur le métier d’enseigner, l’enseignant d’EPS, voire tel « prof d’EPS » dans tel collège ou lycée. Il en va de même pour les jeunes qui construisent leur identité professionnelle d’élève – et d’élève en EPS – d’abord à partir de leurs propres discours et représentations de l’école, de l’établissement, de la classe, du corps enseignant en général, du professeur en particulier, des pratiques physiques et sportives, enfin de leur corps dans sa projection relationnelle avec autrui. Leurs discours et représentations sont également bridés ou objectés en premier lieu par ceux de leurs pairs (Galland, 1991) puis par ceux de leurs pères (avec un vrai souci de légitimité de ce discours lorsque les parents sont en situation d’échec social) et des institutions (école, mairie, police, etc.) (Baudelot & Mauger, 1994 ; Van Zanten, 2001), et enfin énormément par ceux de leurs référents culturels majeurs, des « vedettes » de la radio et de la télé (-réalité) aux « stars » du show-business ou du sport, des séries aux magazines à la vision desquels ils s’adonnent.
26Comme le montrent par ailleurs les travaux d’Elisabeth Bussienne et Michel Tozzi (2004), l’identité sociale – et l’identité professionnelle en particulier – se construit sur une série de tensions dans lesquelles se retrouvent un pôle plus personnel et un pôle plus professionnel : tensions entre l’image que l’on a de soi et le regard de l’Autre, tensions entre le mandat que nous donne l’institution et l’autorité que l’on exerce sur les autres personnes, tensions entre la toute puissance et la vulnérabilité tant chez l’enseignant que chez l’élève (omniscience et omnipotence de l’enseignant mais résistance du système, volonté émancipatrice de l’élève mais perception de sa dépendance dans les faits...), tensions entre un idéal et une réalité, entre ce que l’on veut faire et ce que l’on peut faire, entre un proclamé et un état de faits pratique et concret, tensions entre un individu et sa hiérarchie, l’autorité de laquelle il dépend et de laquelle il perçoit son ascendant sur d’autres (Ministère – Rectorat – Inspecteur – Enseignant – Élèves mais aussi Justice – Famille – Élèves – Enseignant...). De ce faisceau de tensions surgit la nécessité d’un effort permanent de chaque individu afin de trouver des repères suffisamment stables sur lesquels, par « connivence »– parfois forcée ou subie – avec d’autres dont il est amené à partager une communauté de destin, il peut asseoir son identité. Ces repères vont justement lui permettre peu à peu de se construire un repaire, à savoir un lieu où son identité sera plus assurée, moins sollicité dans sa remise en cause par d’autres acteurs individuels ou collectifs avec lesquels il est en situation transactionnelle (autres acteurs du système de l’Éducation nationale mais aussi autres acteurs de la vie sociale) (Gohier, 2001 ; Tardif & Lessard, 1999 ; Van Zanten, 2001).
Une identité pour plaire et/ou se complaire
27Nous réfléchirons rapidement aux processus de séduction/répulsion et à la logique de conformation sociale qui permettent aux élèves et aux enseignants de s’insérer dans leur groupe de pairs, plus globalement dans le monde scolaire, plus intégralement encore dans la société globale. En particulier, nous questionnerons ici la mesure selon laquelle le jeu des corps à l’œuvre dans les séances d’EPS, la modification des règles proxémiques usuelles ailleurs comme le caractère joué de l’activité interfèrent avec la construction de ces différentes identités.
28Dans un premier temps, les théories cognitives en psychologie sociale (Moscovici, 1961) montrent que l’univers cognitif des sujets – qu’ils soient ici enseignants ou élèves – s’organise toujours de manière à rester cohérent. Ainsi, afin de garder une unité et de rejeter des dissonances trop importantes par rapport à son état situationnel et à son regard distancié et critique vis-à-vis de lui-même, l’individu est conduit à orienter son effort vers le rétablissement ou la régénération d’états harmonieux afin de tenir compte de ses motivations premières ayant présidé à ses choix et des évolutions ultérieures auxquelles il a dû faire face. Les représentations professionnelles sont donc alors, à l’instar des autres représentations sociales, des « formes de connaissances socialement élaborées et partagées » ainsi que des formes de reconnaissance et de réassurance quant à l’estime de soi. De ce point de vue, est à souligner le rôle essentiel parfois joué certaines hiérarchies d’établissement et d’autres professionnels de l’encadrement pédagogique (Chariot, 1994 ; Cros, 2000 ; Gohier, 2001 ; Roux-Pérez, 2000 & 2004 ; Van Zanten, 2001) pour faire recouvrer de la fierté aux enseignants d’EPS, les inclure dans un projet d’établissement, tenter d’apporter des réponses pratiques et concrètes aux dissonances objectives qui existent entre les ambitions de leur action pédagogique et les réalités parfois très terre-à-terre d’un espace de pratique où les simples faits d’assurer l’ordre, voire de faire passer quelques informations éducatives ou comportementales, s’apparentent déjà à de francs succès (Debarbieux, 2006 ; Duru-Bellat & Van Zanten, 1992 ; Therme, 1995). Dans le même ordre d’idées, il faut pointer la responsabilité essentielle des syndicats enseignants, et en particulier les syndicats disciplinaires (Attali, 2003 ; Blanchart-Laville, 2001 ; Dorvillé, 1991 ; Gleyse, 1993), dans leur contribution au développement d’une discipline scolaire et d’une pédagogie adaptée à la singularité de la discipline au sein du système d’enseignement secondaire français comme dans l’effort de construction, via un lent et continu « travail de mémoire collective » (Halbwachs, 1976) autour de lieux, de personnes, de symboles et de méthodes clefs pour la discipline (Cros, 2000), d’une identité professionnelle forte et partagée par un maximum d’enseignants de la discipline EPS. Enfin, singulièrement dans les zones d’éducation prioritaire ou dans les zones sensibles, est appuyé leur apport essentiel dans le souci de faire recouvrer à l’enseignant une part essentielle de cette fierté identitaire assurée par un sentiment d’utilité dans la société française, et singulièrement dans une classe – ici d’EPS – où les enseignants sont enfermés seuls avec leurs moyens, leurs conditions de travail et leurs élèves et où, néanmoins, ils réussissent, sous la forme d’un artisanat enseignant, à bricoler des contenus, à en faire passer des pans auprès des élèves, à aider ces derniers à peu ou prou s’insérer socialement dans un monde en bouleversement accéléré (Tardif & Lessard, 1999 ; Van Zanten, 2001).
29Dans un second temps, nous observons l’ambiguïté du rapport au corps à l’ouvrage dans les séances d’EPS, ambiguïté qui complique la construction identitaire tant nous savons bien que « le corps est le symbole dont use une société pour parler de ses fantasmes » (Bernard, 1995). Si la plupart des travaux suggèrent que la spécificité corporelle de la discipline est faiblement mentionnée par le corps enseignant, au regard des aspects relationnels et éducatifs (Couturier & Duret, 2000 ; Roux-Pérez, 2004), nous relevons en contrepoint qu’elle y est singulièrement présente – sinon surreprésentée – du côté des adolescents assistant aux séances d’EPS (Combaz, 1990) et que, d’autre part, elle y est présente sur le mode du symbole, c’est-à-dire sur le mode d’une absence objective qui de fait suggère une présence subjective, une présence par le fait du tabou à son égard ou par le fait qu’elle est absente des discours officiels ou manifestes mais présente dans le non-dit, dans le bruissement des comportements enseignants et élèves, dans le secret des vestiaires et des gymnases où les jeunes gens se dénudent au moins partiellement et dévoilent, plus qu’ailleurs ou de façon subie et imposée de l’extérieur, leur corps au regard de l’Autre qui peut alors porter un jugement qui interfère directement avec sa propre construction identitaire en tant qu’elle est agie par « l’identité pour autrui ».
30De fait, il est assez peu prestigieux et valorisant pour la discipline EPS d’affirmer l’importance du corporel (Liotard, 1997) et l’École est un lieu de minoration-voire de dénégation – du statut du corps. Le traitement administratif, et rarement judiciaire, qui a caractérisé les affaires de pédophilie en milieu scolaire (et parfois lors des séances d’EPS) est à cet égard assez éloquent, même si certaines décisions récentes (depuis les années 2000) semblent suggérer une possible révolution de cette tendance ancienne. Pourtant, l’enseignement d’EPS est bel et bien un enseignement de techniques physiques et de techniques corporelles, elles en fondent même l’objet culturel (Mauny, 2006). Les séances d’EPS donnent nécessairement lieu à des communications corporelles, des échanges par chocs, frottements ou frôlements qui, au-delà de leur valeur dans le cadre sportif stricto sensu, rappellent combien elles fonctionnent sur la base d’un couple expression-impression (Goffman, 1974) où chacun agit physiquement pour « dire corporellement » quelque chose et influencer l’opinion de l’Autre à son égard. Ce faisant, cet enseignement est en sus un vecteur de diffusion de normes et de valeurs sociétales quant aux définitions du corps et de la corporéité (Le Breton, 1990). Et la crise des valeurs de la société contemporaine, le retour de certains puritanismes et fondamentalismes en parallèle avec une exposition et une marchandisation croissantes des corps, tout cela complique singulièrement la leçon d’EPS dans ses usages d’un corps outil ou moyen technique ainsi que dans son nécessaire effort socialisateur d’homogénéisation culturelle (Durkheim, 1922) pour transmettre une norme corporelle partagée par la majorité du corps social ici et maintenant. Qui plus est, cet enseignement d’EPS est une transmission d’un expert vers un novice, transmission basée sur une logique d’efficacité comparée et d’adéquation aux attendus sociétaux au regard de l’âge, du sexe ou de l’origine culturelle de l’apprenant, mais aussi de l’enseignant. Il est conséquemment un lieu de tensions et d’exaspérations entre les définitions concurrentes proposées aux foules adolescentes par les différents acteurs de la socialisation primaire que sont les institutions publiques, l’école, les églises, les médias ou les familles ; définitions particulièrement concurrentes dans les milieux populaires et/ou immigrés où le poids d’une socialisation corporelle est plus fruste et où les dissonances cognitives entre vecteurs identitaires sont plus marquées ainsi qu’en témoignent, à partir de terrains et d’exemples variés, Pierre Bourdieu (1993), Bernard Charlot (1999), Bernard Lahire (1995) Pierre Therme (1995) et Agnès van Zanten (2001). Ces tensions sont d’autant plus prégnantes qu’elles impliquent des individus en phase de construction identitaire primaire, ne mesurant donc pas toujours pleinement la totalité des enjeux derrières ces définitions, les questions morales, politiques ou sociales qu’elles posent, des individus ne prenant qu’imparfaitement en compte les conséquences que cela peut avoir sur leur vie future, ainsi que peut l’illustrer par exemple le manifeste « Ni putes, ni soumises » lorsqu’il aborde la question de l’identité corporelle féminine dans les établissements secondaires français en général, et dans les séances d’EPS en particulier. Ces tensions sont enfin plus exacerbées par le fait qu’une partie des personnes concernées sont en phase pré-pubère ou pubère et que, de façon plus urgente chez les jeunes filles (Davisse & Louveau, 1998), elles se posent des questions quant aux transformations physiologiques qui s’opèrent en leur corps et aux conséquences qu’elles ont dans leurs relations aux autres, à leurs pères et à leurs mères, à leurs pairs et leurs paires, à une multitude d’individus que leur vie sociale va les amener à côtoyer.
D’une identité compère à une identité que l’on perd
31Le dernier temps consistera dans une mise en perspective des différents processus de construction identitaire afin de mesurer comment et combien ils reposent sur l’élaboration d’un être-ensemble complice et organisé autour d’un partage de normes, de valeurs et de rôles sociaux. Nous conclurons sur cette communion et son risque d’épuisement – du moins son risque d’être malmené – en posant la question de sa difficulté croissante au regard d’une offre socioculturelle de plus en plus hétérogène.
32Selon Piaget (1966), le processus de construction identitaire est d’abord un mécanisme de prise de conscience de soi, de son identité avec d’autres et de son identité à soi, de son altérité avec d’autres. Or, « le mécanisme de la prise de conscience apparaît comme un processus de conceptualisation reconstruisant puis dépassant ce qui était acquis...[ce faisant, il est]... l’expression d’un déséquilibre momentané de la pensée en devenir » (Piaget, 1974) et ainsi il suggère beaucoup d’incertitudes et de nécessité d’effort de concentration et de distanciation dans la façon de remettre régulièrement sur le métier des fondements de ce qui organise ce que l’on est professionnellement, socialement et identitairement. L’originalité du monde dans lequel nous vivons est que potentiellement il est sans doute de ceux qui nous offrent le plus d’alternatives et de renouvellement dans l’offre d’éléments susceptibles d’aider enseignants et élèves à bricoler leur identité sociétale. Cette offre est à la fois surabondante mais elle est aussi concurrentielle, antagonique, instable, en perpétuelle recomposition. L’individu moderne se trouve ainsi en face à face avec une surabondance de signes. De la sorte, enseignants et élèves en EPS ont-ils toutes les possibilités objectives de se construire ensemble – et par l’interaction entre eux et avec d’autres – une identité disciplinaire qui les réunissent et en fassent – en quelque sorte – des compères, mais dans le même temps la foultitude de discours, souvent dissonants, auxquels il sont confrontés, les plongent possiblement dans les abîmes compréhensifs et explicatifs des normes ou valeurs qui leur sont proposées comme de la façon dont ils peuvent les agencer pour construire leur identité propre.
33Ainsi que l’établit Édouard Glissant dans Le Monde 2 du 31 décembre 2004, l’identité contemporaine est en train d’émerger comme identité-relation, c’est-à-dire une identité d’incertitudes, de mutabilités, de recompositions, de projections, de va-et-vient incessants avec l’Autre, c’est-à-dire une identité instable et dialogique, une identité prise dans son indépassable tension créatrice avec l’altérité dont elle se nourrit et réciproquement, mais aussi qui l’épuise plus largement par l’effort relationnel et transactionnel auquel elle oblige chacun d’entre nous pris comme individu – c’est-à-dire comme être unique et indivisible – et comme être social – c’est-à-dire comme partie d’un Tout plus global duquel nous ne sommes qu’un maillon.
34Pour ouvrir encore la réflexion, signalons que les travaux de Jean-Claude Kaufmann (2004) sur « l’invention de soi [comme] théorie de l’identité » nous montrent combien aujourd’hui être sujet de son existence est en réalité un travail complexe et fatigant. Comme « petite fabrique de soi », la construction identitaire est en réalité, ici et maintenant, une épreuve dans toutes les acceptions qui peuvent être données à ce vocable. Elle est un permanent et continu travail de soi, sur soi et pour soi afin de s’inventer et de concilier sa possibilité individuelle et son appartenance à une entité plus globale, de rapprocher l’épanouissement personnel et la sécurité protectrice du groupe social, de s’approcher de cet idéal absolu conciliant la liberté individuelle, l’égalité sociale et la fraternité communautaire... Joli programme et jolie ambition pour la société française et son École plus de deux siècles après les grands textes des Lumières qui l’inspirent encore !!!...
Bibliographie
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Auteur
Docteur en Sociologie, Maître de conférences (HDR) en Sociologie au département STAPS de l’Université du Littoral – Côte d’Opale, chercheur à l’institut des Mers du Nord (EA 1702, MRSH Dunkerque) et associé au laboratoire ICOTEM (EA 2252, MSHS Poitiers). Ancien membre du jury de l’agrégation externe d’EPS, il intervient aujourd’hui dans les formations de préparation au CAPEPS ainsi qu’à l’écrit 1 de l’agrégation.
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