Des acteurs et des épreuves
p. 165-193
Texte intégral
1Statistiquement, les choix sportifs des garçons et des filles ne se ressemblent pas. D’une manière générale, les parcours, qu’ils soient scolaire, professionnel ou sportif sont différenciés Ce n’est assurément pas sans lien avec le fait que garçons et filles rencontrent dès l’enfance un partage sexué de leurs expériences (Tap et Zaouche-Gaudron, 1999). C’est ainsi que les pratiques des unes et des autres se « chevauchent » peu. Les femmes qui s’engagent dans les sports à risque font donc figure d’exception puisqu’elles empruntent aux hommes des disciplines qui semblent leur « appartenir ». Rappelons ici qu’elles sont, en nombre, très minoritaires dans ces sports. Se pose alors la question de leurs parcours1. Comment peuvent-ils se détacher de ceux qui sont les plus communs sans pour autant se confondre avec ceux des hommes ? Les dynamiques biographiques dont nous avons montré qu’elles ne pouvaient être confondues sont elles tout à fait différentes ? Les modes de productions des parcours et de l’engagement dans les sports à risque sont-ils radicalement distincts ? Finalement, les conditions de la construction sociale d’individus sexués, sont elles fondamentalement disparates ?
2Il semble qu’il faille plutôt considérer un processus social aux logiques communes mais aux déclinaisons spécifiques. Pour eux comme pour elles, l’engagement dans les sports à risque peut trouver sens dans la combinaison d’expériences structurantes et d’influence de quelques « autres significatifs » (Berger et Luckman, 1986). Mais ni les expériences vécues, ni les acteurs impliqués dans les parcours ne présentent les mêmes visages.
1. La part des socialisateurs
3Le processus de socialisation n’est pas désincarné. La construction sociale des individus ne se fait pas sans mise en relation d’acteurs socialisés et d’acteurs socialisants. L’influence dans les histoires de vie, d’acteurs qui prennent en charge la socialisation, par les messages qu’ils proposent (de façon plus ou moins consciente), par les modèles qu’ils donnent à voir, ou les invitations qu’ils dispensent, sans être absolument nécessaire, est souvent décisive. Ceux qui ressemblent au modèle des « autres significatifs » que décrivent Berger et Luckman (1986), jalonnent les parcours et motive les engagements.
4Mais si la part des socialisateurs n’est jamais négligeable dans l’explication des histoires, il apparaît qu’ils n’occupent pas exactement la même place dans les récits de vie. S’ils participent largement à la production des goûts et des choix de celles et ceux qui s’engagent dans les sports à risque, les conditions de leur influence sont largement différenciées.
1.1. Pour les femmes : une influence directe et répétée
5Nous avons montré que pour les femmes la rencontre des activités sportives, des conduites à risque et des pratiques masculines pouvait participer à la construction de leur engagement dans les sports à risque. Ces expériences structurantes façonnent vraisemblablement, dès l’enfance les goûts et les choix sportifs. À l’origine de ces pratiques, les histoires de vie mettent très fréquemment en évidence l’influence décisive d’instigateurs de pratiques. Qu’elles soient à risque ou masculines, ces activités semblent toujours être initiées par des tiers. C’est avec leur père ou avec leur frère que les jeunes filles rencontrent le plus souvent ces expériences « hors normes ». Elles adoptent leurs jeux, imitent leurs conduites, s’approprient leurs pratiques et leurs façons de faire : « J’ai mon père qui est guide donc très tôt il a commencé à m’emmener faire du ski de randonnée, j’ai commencé à 14 ans le ski de randonnée et après j’ai toujours continué c’est ce qui me plaît le plus ». Parfois il s’agit plutôt d’un frère : « mon frère jouait en national au hand. Et moi j’avais envie de faire comme lui. Parce que mon frère il a 4 ans de plus que moi. Donc moi je suis allée le voir dans les gymnases j’étais encore jeune. J’étais encore à l’école, je faisais de l’athlé à l’époque » (Dominique, alpiniste).
6En ce sens il apparaît que dès l’enfance, les pères ou les frères de ces jeunes filles sont des socialisateurs particulièrement influents qui « s’occupent de la socialisation » (Berger et Luckmann, 1986, 180). Non seulement ils incitent directement leur fille ou leur sœur à s’engager dans les pratiques sportives et les prises de risque mais ils proposent également un modèle qu’il convient souvent d’imiter : « En fait j’ai mon père qui traînait beaucoup dans le para quand j’étais petite... Et après il a fait de l’avion, donc je l’ai suivi un peu dans l’avion, dans le planeur en l’occurrence » (Sabine, parachutiste).
7Ces exemples illustrent le fait que sans même qu’il y ait d’invitation directe à pratiquer le parachutisme ou l’alpinisme, le simple fait que le père soit lui-même engagé dans ces disciplines fonctionne comme une incitation involontaire à investir ces sports. Par l’intermédiaire de ces acteurs de la socialisation il existe en fait un double processus socialisateur reposant sur une « dialectique entre l’identification et l’auto-identification, entre l’identité objectivement attribuée et subjectivement appropriée » (Berger et Luckmann, 1986, 181). Ainsi investies dans les mêmes pratiques que leur père, les jeunes filles s’approprient les façons de faire qu’il adopte. Elles s’inscrivent dans ce mode de socialisation que décrivent Berger et Luckmann lorsqu’ils montrent que « l’enfant prend en main les rôles et attitudes des autres significatifs, c’est-à-dire qu’il les intériorise et les faits siens » (ibid., 181). Ainsi agissent de concert une socialisation silencieuse, « passive » qui procède par imitation et une socialisation plus active, qui fonctionne par incitation. La première est involontaire, inconsciente même, la seconde est volontaire et consciente2.
8Ces socialisations sont surprenantes. Car le plus souvent les pères plus encore que les mères prônent pour leur fille l’adoption de valeurs « traditionnelles » : « La différence la plus notable concerne les filles ; les pères citent beaucoup plus souvent les qualificatifs attribués traditionnellement aux filles alors que les mères attribuent plus souvent à leurs filles des qualificatifs généralement tenus pour “masculins” ». (Duru-Bellat et Jarousse, 1996, 85). Si l’on se réfère à cette tendance statistique, les pères devraient donc souhaiter que leurs filles adoptent des comportements plutôt conformes aux représentations de la féminité conventionnelle et par conséquent les inciter à éviter les pratiques masculines. Il apparaît ici que c’est largement le cas de figure inverse que l’on rencontre, tout au moins du point de vue des acteurs socialisés qui résistent parfois aux injonctions plus conventionnelles, dont on peut dire qu’elles ne sont jamais absolument absentes.
9Le caractère singulier de ces socialisations peut être lié à des configurations familiales particulières. Dans d’autres domaines que celui des pratiques sportives tel que l’investissement scolaire par exemple, il a été montré que lorsque dans les familles les fratries n’étaient composées que de filles, certaines d’entre elles pouvaient recevoir de la part de leurs parents des investissements en terme de socialisation qui sont plus souvent orientés vers les garçons. Comme si l’absence de garçon se trouvait « compensée » par un engagement éducatif particulier pour les filles. Plus exactement pour l’une des filles. Ce modèle de configuration familiale dit du « garçon manquant » a notamment été mis en évidence par Marry (1989) ou par Duru-Bellat et Jarousse : « L’absence semble bien créer le besoin : les parents prônent pour les filles d’autant plus les qualités habituellement tenues pour féminines qu’ils n’en ont pas, alors qu’ils leurs prêtent certains traits “masculins” dans le cas contraire (particulièrement s’ils n’ont pas de garçon). On peut donc conclure au poids de la situation concrète vécue par la famille » (Duru-Bellat et Jarousse, 1996, 87). Élodie, Claudine et Erika sont filles uniques, Martine n’a qu’une jeune sœur et Sabine un frère plus petit. La présence d’un frère aîné apparaît ainsi comme un puissant obstacle à ce modèle de socialisation porté par le père. En revanche, la présence d’un frère aîné, notamment lorsque celui-ci est très proche en âge, très éloigné, ou lorsqu’il n’y a pas d’autres frères dans la fratrie, fonde une autre configuration familiale propice à la diffusion pour les filles, de principes de socialisation « masculins ».
10Le cas de Marie-Jeanne (Alpiniste) pourrait alors faire figure d’exception, il apparaît qu’elle a été largement initiée par son père aux pratiques alpines alors que pourtant elle n’est ni l’aînée ni n’appartient à une fratrie uniquement composée de filles. Pourtant c’est peut-être son récit qui apporte à ce mode explicatif le plus de crédit. Car il montre d’une façon différente comment le manque de garçon peut susciter un investissement éducatif particulier de la part des pères pour leurs filles. Même si Marie-Jeanne a un frère, celui-ci semble ne pas avoir été « à la hauteur » des attentes parentales, en particulier dans le rapport qu’il entretient avec l’activité physique et les pratiques de montagne :
– Et vous aviez d’autres frères et sœurs ?
– Oh lala, alors j’ai un autre frère. Alors lui plutôt le... le... l’opposé en terme de pratiques. Lui il n’aimait pas. Il est un petit peu plus vieux. Et lui il n’a pas du tout adhéré à cette pratique.
– Il n’a jamais aimé ?
– Non non. Non. Maintenant, bon maintenant il se ballade un petit peu. Un petit peu l’été. Et puis il aime bien quand même. Mais jeune, non. Non non.
– Et donc les activités c’était plutôt avec ta sœur qu’avec ton frère ?
– Ah bah oui. Oui oui. C’était vraiment le binôme... et le frère euh... Ah oui y a une bonne étude psychologique à faire parce que le frangin il était complètement rejeté le pauvre.
– Ah oui ?
– Ah oui nous on s’entendait tellement que... forcément il était un petit peu...
– Rejeté par vous ?
– Ah oui.
– Par vos parents un peu aussi ?
– Ah, je pense qu’à l’époque on n’était pas trop alertés pas tous ces aspects d’éducation et ces aspects psychologiques. Et puis bon il faut réaliser aussi, mes parents ont eu trois enfants en seize mois, donc trois gamins. Surtout à l’époque. Et dans ce contexte là, les aspects psychologiques de l’arrivée de deux gamines. Ah non, il fallait avancer.
11Plutôt que de « garçon manquant », il s’agit davantage d’un « garçon défaillant », en ce sens qu’il est présent mais ne semble pas répondre aux attentes qui reposent sur lui. Cette configuration particulière modifie les modes de socialisation les plus fréquents lorsque les fratries sont mixtes. Car le plus souvent, « les interactions spécifiques et la dualité de la socialisation frères/ sœurs renvoie à la discipline des comportements qui construisent les rapports sociaux hommes/femmes » (Langevin, 1999, 151). L’investissement paternel en matière de pratiques sportives se reporte donc sur les autres enfants : Marie-Jeanne et sa sœur jumelle.
12Les configurations familiales concrètes semblent donc pouvoir largement rendre compte de l’influence socialisatrice de ces acteurs : avoir un grand frère pour partenaire de jeu ou appartenir à une fratrie exclusivement féminine font figure d’éléments déterminants dans l’investissement socialisant des pères et des frères. Ces derniers participent non seulement à l’incorporation des dispositions en proposant des principes de socialisation singuliers, mais ils incitent aussi de manière directe leur fille ou leur sœur à investir quelques activités masculines, sportives ou à risque. Ces pratiques contribuent ainsi à leur tour à compléter ou à renforcer l’appropriation de dispositions originales.
13Pour autant les configurations familiales n’expliquent évidemment pas tout. Notamment parce que les socialisateurs ne sont pas seulement imposés. C’est en tout cas ce que montrent les récits. Certes, lors de la socialisation primaire en particulier, les sujets disposent d’un contexte très contraignant pour ce qui concerne le « choix » des « autres significatifs ». Si les femmes font largement référence à leur père dans le cadre des pratiques sportives c’est surtout parce qu’il est celui qui prend en charge leurs activités de loisirs. Mais nous avons aussi pu constater que parfois pouvaient coexister différents modèles de pratique, proposés par différents acteurs de la socialisation. Deux couples s’opposent de façon remarquable : père et mère en premier lieu, frères et sœurs en second. Lorsque ces différents acteurs offrent des modèles concurrents, les orientations biographiques associent bien plus les jeunes filles avec les pères et les frères3.
14C’est encore dans les configurations familiales que l’on peut trouver une explication à la plus grande proximité construite avec les frères qu’avec les sœurs. En particulier, l’écart d’âge se donne à lire comme un élément déterminant : « Forcément comme avec ma sœur j’avais quand même six ans de différence et c’est vrai que ma sœur elle jouait quand même plus aux jeux de filles par rapport à moi. Moi je jouais plus avec des jouets de garçons » (Marie, parapentiste).
15Pour les mêmes raisons que celles qui peuvent être mises en évidence dans le parcours de Marie, Catherine (parapentiste) insiste sur la présence de ses frères ainsi que sur les activités partagées avec eux. Au contraire, les références à sa sœur sont quasi absentes :
– Moi j’étais toujours fourrée avec mon frère. Plus qu’avec ma sœur. J’ai une sœur qui est plus âgée que moi, qui a trois ans de plus que moi. Et en fait je faisais les 400 coups avec mon frère (rires)...
Et c’était quoi les 400 coups ?
– On était toujours dans les champs, on faisait des cabanes dans les arbres, je ne sais pas ce qu’on faisait... On faisait des batailles (rires).
– Plus qu’avec ta sœur ?
– Oui avec ma sœur beaucoup moins. Ma sœur c’est... Je ne sais pas, elle est plus calme sans doute. Plus âgée aussi, peut-être que c’est ça aussi. Moi j’aimais bien jouer dehors, beaucoup plus que ma sœur qui était plus à être à l’intérieur. Donc je trouvais plus d’attrait à être avec mon frère.
16Finalement, la proximité d’âge crée apparemment une certaine proximité de jeux, l’adoption préférentielle des pratiques des frères plutôt que celles des sœurs trouvant alors sens, ici encore, dans les configurations familiales.
17Mais cette explication ne résiste pas au constat d’une adoption préférentielle des conduites paternelles plutôt que maternelles. Et ce, même lorsque les deux parents s’investissent dans la socialisation sportive. Lorsque sont proposées des activités concurrentes, portées par l’un et l’autre parent, ce sont les propositions paternelles et « masculines » qui sont systématiquement retenues :
– La danse c’est quand j’étais petite c’est ma mère qui m’avais inscrite hein... (rires) cours de danse et de gym. Elle m’avait inscrite au cours de gym et il y avait une heure de danse avant. Ce n’est pas une idée à moi ça, c’est sûr (rires).
– Ça ne te plaisait pas trop ?
– Ah non, du tout (rires). Ah non non non, ah non la danse non. Mais je n’ai pas eu le choix. J’étais petite... toute petite... (rires).
– Tes parents te l’avaient imposée, la danse ?
– Ah non ça c’est ma mère, la danse, la gym, ça faisait bien pour euh, quand t’es petit, pour les enfants c’est le bon truc. Le tennis c’est pareil, c’est un peu ma mère qui voulait (Sabine, parachutiste).
18La position de Sabine, est ici particulièrement nette : tandis que son père offre un « modèle » à imiter, sa mère propose un contre modèle faisant figure de repoussoir. Le récit de Laeticia (parachutiste) présente le même type de rejet des incitations maternelles à investir une pratique sportive : « ma mère voulait que je fasse de la danse, mais à chaque fois je me faisais virer des cours parce que j’étais trop nulle (rires). C’est elle qui m’avait inscrite à des cours de danse, des cours de claquettes... Moi je me mettais dans un coin et je refusais d’apprendre ».
19Aux modèles de pratiques « féminines » que proposent les mères, les pratiquantes de sports à risque disent avoir souvent préféré depuis l’enfance, les activités « masculines » de leur père. Ce « choix » est surprenant parce qu’il est original. Pour autant la question de la référence aux modèles de même sexe ne va pas de soi. Pour Lahire la question se pose ainsi : « Comment devenir culturellement “un homme” ou “une femme”, lorsqu’on interagit régulièrement avec des personnes de l’autre sexe auxquelles on peut s’identifier ou se référer, ou sur lesquelles on peut prendre aussi exemple ? » (2001,16). En l’occurrence, dans le cadre des pratiques sportives au moins, des filles prennent largement exemple sur des hommes dont elles sont proches.
20On peut imaginer que ce choix soit lié à l’organisation sexuée hiérarchisée du sport. Il a déjà été montré que l’espace des sports était un monde dans lequel s’exprime largement les valeurs viriles et la domination masculine (Pociello, 1987 ; Elias et Dunning, 1994 ; Bourdieu, 1995). Or comme le note Lahire, pour que les individus puissent recevoir favorablement les principes de socialisation dispensés, il importe que les socialisateurs proposent des modèles valorisés : « On peut suggérer qu’il n’y a véritablement processus de socialisation que lorsque l’enfant (ou l’adulte) peut s’identifier à la personne qu’il fréquente. Il faut pour cela que l’enfant puisse sentir qu’il est non seulement possible d’imiter cette personne mais que parvenir à l’imiter est même une perspective hautement désirable » (Lahire, 2001, 18). Si dans le cadre des pratiques sportives, les modèles masculins sont les plus souvent présentés comme des modèles dominants, cela pourrait expliquer leur appropriation par des femmes. Mais nous commettrions une erreur à négliger le caractère sexué des modèles à imiter et des perspectives identificatoires. Ceux-ci se distinguent clairement, proposant des figures valorisées masculines ou féminines4. L’adoption des modèles masculins pour les filles ne se construit certainement pas sans les interventions singulières qui viennent d’être décrites et qui s’appuient largement sur la présence et l’influence particulièrement prononcée des pères.
21Cette « socialisation primaire » (Berger et Luckmann, 1986) originale pour les filles, parce que portée par les figures familiales masculines peut perdurer au-delà de l’enfance. Elle peut être relayée ensuite par de nouveaux acteurs que l’on voit apparaître dans les histoires de vie : amis et compagnons. Dans le cadre des activités physiques l’influence des relations électives se substitue à celle des relations familiales. Mais les principes de ces différents « moments » de la socialisation sont homogènes. Les seconds complètent et entretiennent les premiers. L’évolution des « autres significatifs » ne s’accompagne pas d’une rupture dans la socialisation. Christine par exemple qui a connu les pratiques alpines avec son père, rencontre dès l’adolescence des amis avec qui elle s’implique encore davantage dans l’escalade et l’alpinisme :
Puis après avec des amis, et c’est avec eux que j’ai surtout appris. Entre 15 ans, 14 ans et 20 ans, tous les étés je partais avec eux, je partais plus avec mes parents, en montagne. Et je les retrouvais mes parents, l’été à, au bord de la mer.
– Et alors là c’était pour...
Pour grimper vraiment. Faire des vraies parois. À 17 ans j’ai fait une face nord assez importante.
22C’est aussi à cette période qu’avec leurs amis Claudine (alpiniste) pratique davantage l’alpinisme et le free-ride, Sabine (parachutiste) joue à « Top Gun » en planeur, ou Marie-Jeanne (alpiniste) s’engage dans des « expés en Afghanistan »5. Mais plus encore que l’influence des amis c’est celles des amants que mettent en évidence les récits de vie. Ils peuvent être alors des accompagnateurs de l’accès à une activité déjà envisagée, sur le modèle de ce qui a été décrit pour les « héritières », autant que de véritables instigateurs de l’accès à un monde de pratique totalement étranger comme pour les « converties ».
23Florence (BASE-jumpeuse) est une héritière qui a pratiqué assidument les sports à risque (alpinisme, plongée, parachutisme) avant de rencontrer son compagnon par qui elle accède au BASE-jump : « moi j’allais le voir. Et lui a le vertige, la peur du vide, et c’est vrai que quand j’allais le voir je lui flanquais la trouille, parce que pour prendre des photos je me mettais tout au bord. Donc je ne comprenais pas l’idée qu’il ne voulait pas que je commence plus tôt, parce qu’il me semblait que j’avais quand même l’expérience du parachute, je n’avais pas peur du vide. J’avais fait du plongeon donc la sensation de sauter d’un phare. En fait oui, j’étais un peu frustrée. C’est vrai que c’est lui qui m’avait fixé une limite à atteindre, 300 sauts en parachute. Donc c’est vrai que le moment où je les ai atteint ces 300 sauts j’ai dit « bon maintenant... ». C’est vrai que c’était... Alors avec le recul, je comprends ». En revanche, rien ne semblait orienter le parcours de Marie (parapentiste) vers les sports à risque. Son compagnon de l’époque joue alors un véritable rôle de « passeur », lui ouvrant les portes de sports jusque là inconnus : « c’était un de mes ex... Et puis il m’a dit « tiens je vais t’emmener faire du sport, voir ce que c’est ». Moi à cette époque là je ne savais pas que ça s’appelait le parapente. Et quand j’ai vu ça j’ai dit « ah ça me plaît ». Donc comme au début je n’avais pas d’argent pour acquérir le matériel, c’est assez coûteux, donc avec son copain, il me faisait faire des biplaces. Donc j’appréciais bien mais je voulais voler toute seule ».
24Et puisqu’ils peuvent être instigateur ou catalyseur de l’engagement dans les sports à risque, il n’est pas surprenant de constater que les compagnons sont aussi fréquemment des partenaires de pratiques.
25La présence directe et continue d’acteurs de la socialisation qui dispensent des principes le plus souvent adressés aux garçons et aux hommes, constitue un ressort puissant de l’engagement de femmes dans les sports à risque. Le triptyque père, frère, compagnon assure une sorte de continuité dans les parcours, entre incorporation et activation de dispositions à investir ces formes d’activités physiques. Socialisateurs et principes de socialisation originaux participent ainsi à construire l’engagement dans les sports à risque. Les trajectoires mettent sans cesse en relief la double influence des « autres significatifs » (Berger et Luckmann, 1986) : active par la transmission directe d’injonctions à investir les pratiques sportives et les prises de risque et passive par les modèles valorisés que ces acteurs représentent. Les modes de production des engagements féminins dans les sports à risque sont donc très largement marqués par la participation décisive de quelques hommes, investis dans les sports à risque et qui ouvrent lors de la « socialisation primaire » comme au cours de la « socialisation secondaire » (Berger et Luckmann, 1986), des portes qui restent le plus souvent fermées aux femmes.
1.2. Pour les hommes : l’influence diffuse de modèles convergents
26Pour les hommes, l’influence socialisatrice de quelques modèles très nettement identifiés est rare. Ni les pères ni les frères ne sont aussi présents dans les discours des hommes que dans ceux des femmes. Les récits de vie ne sont pas structurés autour de leurs interventions qui apparaissent seulement de façon sporadique. Cela ne signifie pas qu’ils ont effectivement été moins présents, mais que dans les mises en récit d’histoires de vie, c’est à dire dans la façon de reconstruire et de rendre sens à un parcours, ils sont nettement moins influents.
27Il faut néanmoins préciser que comme pour les femmes, l’influence fraternelle semble dépendre aussi des configurations familiales et en particulier de la place des individus dans la fratrie. Lorsque l’on relève, pour les hommes une influence familiale forte, il s’agit de façon systématique de celle d’un frère plus âgé. C’est le cas par exemple de Christophe (parachutiste) et d’une organisation familiale dans laquelle l’absence parentale produit de la proximité fraternelle. C’est avec son frère que Christophe occupait son temps, partageant les jeux enfantins, avec lui qu’il a découvert le parachutisme, avec lui qu’il a commencé à travailler puis qu’il a renoncé à reprendre l’entreprise familiale pour se consacrer pleinement à son activité sportive :
on était assez proches. Philippe et moi on était même très proches. On faisait tout ensemble. Bon à l’époque t’avais pas la télé les trucs comme maintenant. Mes parents bossaient. Mes parents avaient une entreprise, donc ils bossaient pas mal, donc voilà on était ensemble et on s’entendait bien. Et c’est vrai qu’on jouait ensemble. On faisait plein de trucs ensemble. [...] Mon frère Philippe pratiquait déjà, depuis quelques années. Donc pour le remettre dans le contexte, moi j’avais 17 ans donc lui il en avait 21. Donc t’imagines un peu la fratrie... quand lui il a commencé à 18 ans, moi j’en avais 15, et donc je le suivais moi sur les terrains, parce qu’évidemment moi je me faisais chier parce qu’on était toujours ensemble. Et puis tu vois, je ne sais pas si t’as des frangins ou des sœurs, y a tout un moment ou t’es ensemble et puis après t’as un moment ou ça s’écarte parce que lui... Et moi j’essayais de suivre et des fois il m’emmenait sur le terrain. Quand il m’emmenait j’étais content. Et ça s’est fait un peu comme ça. Donc lui forcément étant plus âgé il a pu commencer avant moi. Moi au début je le suivais, ça m’évitait d’être un peu tout seul à me faire chier chez mes parents et puis à force de le suivre ça m’a tenté. [...] Et donc mon père a dit « bon écoutez, là maintenant y en a marre, les trucs, les samedis, machin, le para, vous choisissez. Ou vous faites du para, ou vous bossez ». Sachant que lui à l’époque il devait avoir une cinquantaine d’années. Il approchait les cinquante ans, et il disait « bon voilà, moi j’arrête. La boîte ce sera pour vous ». [...] Donc on a réfléchi chacun dans notre coin. Je pense que comme d’habitude c’est Philippe qui le premier a du dire « moi j’arrête, je fais de la compet », bon la seule différence c’est que lui Philippe il était encore célibataire, enfin il avait des copines, mais moi j’étais déjà marié ou je vivais maritalement avec quelqu’un et j’avais un fils, qui avait à l’époque 3 ans. Donc c’était déjà plus délicat. Et euh... Et j’ai foncé quand même.
28Le cas de Christophe et de l’influence forte d’un acteur identifié n’est certainement pas sans lien avec l’expérience familiale qu’il a connue. La configuration familiale, c’est-à-dire non seulement la façon dont est composée la famille, mais surtout la façon dont s’y organisent les relations interpersonnelles, propose des contextes plus ou moins favorables à l’émergence des « autres significatifs ». En l’occurrence l’absence de prise en charge des activités quotidiennes de loisirs, par des parents très investis par ailleurs, offre un espace à d’autres acteurs qui occupent alors le terrain de la socialisation. Cela revient à dire que si les configurations familiales ne sont pas strictement déterminantes, elles produisent des orientations plus probables en façonnant le champ des possibles de l’expérience.
29Et le plus souvent les récits de vie ne mettent en évidence aucun acteur de la socialisation qui participe et influence de façon quasi permanente les histoires des pratiquants de sports à risque. Pour autant les garçons ne se socialisent pas seuls et les processus de socialisation ne sont pas sans effet sur l’orientation des choix sportifs. Si les récits de vie des hommes ne mettent pas en évidence d’individus précisément identifiés ni de présence récurrente, on peut penser qu’il s’agit de la manifestation du fait que les incitations à investir les prises de risque et plus largement à se conduire « comme un homme » portent la force de l’évidence. Il ne s’agit pas de prouver par l’absence ni de défendre absolument l’idée du caractère sexuée de la socialisation ou son importance dans la construction des parcours. Il apparaît seulement que sans que cela soit central ou spontanément évoqué dans la mise en récit des expériences biographiques, les influences socialisatrices incitant les garçons à s’engager dans le risque ou tout au moins à ne pas s’y soustraire, sont bel et bien présentes et répétées. Ce qui les distingue alors fondamentalement de celles que peuvent croiser les femmes, c’est qu’elles sont suffisamment partagées pour apparaître de façon diffuse. Le relais que constituent les pairs paraît ainsi tout à fait déterminant. Alors que jamais les filles ne font référence à leurs relations électives de même sexe lorsqu’elles évoquent leurs carrières sportives « au masculin », ces acteurs sont très présents dans les récits des hommes. Les amis, parce qu’ils ne présentent pas la stabilité dans le temps des figures familiales, sont moins influents comme individu qu’en tant qu’acteur porteur d’un statut particulier. Tandis que l’influence des acteurs de la socialisation à même d’expliquer l’engagement de femmes dans les sports à risque repose sur des individus particuliers, elle est portée pour les hommes par des acteurs qui incarnent un statut.
30C’est ce que l’on observe aussi lorsque les « modèle » sont virtuels ou médiatiques. Les hommes y font parfois référence tandis qu’ils n’existent pas dans les récits des femmes. Il n’y a pas d’équivalent pour elles, aux James Bond, Robinson Crusoë, Antoine de Saint-Exupéry, Nicolas Hulot ou autre Gilles Delamarle6 qui sont pour les hommes des exemples à suivre. Ces modèles identificatoires fréquents dans les récits des hommes sont absents des histoires des femmes. Comment pourrait-il en être autrement puisqu’ils ne se déclinent pas « au féminin » ? Ils participent donc à inscrire profondément les conduites aventureuses, entreprenantes et les prises de risque dans le masculin et concourent ainsi à rendre « évidentes » les injonctions pour les hommes à s’engager dans ce type d’expériences. Le caractère commun dans l’espace et le temps de cette socialisation aux prises de risque pour les hommes, contraste ainsi avec le caractère tout à fait exceptionnel qu’elle revêt pour les femmes. Si elles prennent la forme d’anecdotes dans les discours, les incitations diluées dans le quotidien, présentées parfois comme insignifiantes, portent certainement la force des choses qui ne sont plus entendues tant elles sont dites. De façon paradoxale les mises en récit des histoires de vie mettent moins en évidence pour les hommes que pour les femmes, des expériences déterminantes dans la production de l’engagement dans les sports à risque. Nous pensons plutôt que la socialisation à ces pratiques empruntent davantage les modes de socialisation « silencieuse » (Lahire, 2002,421).
31Les modèles socialisateurs doivent être très proches pour les femmes, suffisamment pour contrarier les orientations de parcours les plus communes. Il n’en va pas de même pour les hommes, pour lesquels l’engagement dans les sports à risque n’entre pas en contradiction avec l’identité sexuée, mais participe au contraire de sa construction. Si les acteurs de la socialisation et les principes qu’ils proposent constituent des ressorts puissants de l’engagement dans les sports à risque pour les hommes comme pour les femmes, les interventions socialisatrices qu’ils rencontrent ne sont pas portées par les mêmes acteurs ni ne se distribuent semblablement.
32Et la rencontre de personnages déterminants dans l’incorporation des dispositions et l’orientation des parcours, ne constitue pas le seul mécanisme structurant. Plus largement, les parcours sont jalonnés d’expériences qui plus ou moins « font expérience » et qui par conséquent, plus ou moins dessinent les trajectoires.
2. Des expériences socialisatrices
33Observer les expériences de vie pour y trouver une possible explication à l’engagement d’individus dans les sports à risque relève d’une sensibilité particulière. Celle qui consiste à considérer qu’il pourrait exister une logique entre les événements historiquement articulés des existences sociales. Les expériences de vie se donnent plutôt à lire comme des épreuves pouvant être tout à fait structurantes. Certaines se jouent dans le cadre des sports ou plus largement des activités physiques, d’autres non. Il ne serait pas judicieux d’isoler les pratiques sportives des autres pratiques sociales. Celles-ci participent à la vie des individus, sont produites par les expériences vécues et orientent en retour les parcours. Il apparaît que les pratiques sportives résultent et participent à la socialisation en général et à la socialisation sexuée en particulier. Elles sont diversement investies par les hommes et les femmes ainsi qu’elles sont des lieux privilégiés d’apprentissage des différences de sexe. Si les expériences sportives peuvent structurer les parcours de vie, assurément, les carrières et goûts sportifs n’en dépendent pas seulement. En fait, trois cadres de l’expérience, qui sont plutôt trois types d’épreuves7 contribuent, isolément ou de concert, à produire l’engagement dans les sports à risque : l’épreuve sportive, l’épreuve du risque, l’épreuve du genre. Mais finalement ces différents registres d’épreuve se ressemblent en ce qu’ils sont tous trois des « épreuves de soi ».
2.1. L’épreuve sportive
34À la différence des carrières professionnelles ou des parcours scolaires, les carrières sportives ne fonctionnent pas, a priori, sur le mode cumulatif. Pour le dire autrement, les choix ponctuels d’activités physiques ne conditionnent pas nécessairement, ni même n’orientent fermement les parcours8. Tandis que les filières scolaires ouvrent et ferment des voies professionnelles, on ne peut pas en dire autant d’éventuelles « filières » sportives. Pourtant, nous commettrions une erreur à négliger l’influence de l’épreuve sportive dans la production des parcours. Sans être strictement déterminantes elles sont des espaces de socialisation et offrent des perspectives autant qu’elles participent à façonner les goûts sportifs. En outre, dans des disciplines telles que celles que nous considérons ici, qui nécessitent des savoirs techniques très élaborés et un engagement émotionnel intense, on peut imaginer que l’accès aux pratiques ne puisse s’opérer sans apprentissages préalables.
35Il apparait effectivement dans les histoires de vie de pratiquants de sports à risque que les activités physiques sont très présentes. Avant d’investir le parachutisme, l’alpinisme, le parapente ou le BASE-jump, hommes et femmes ont fréquenté les terrains de sport. En soi, cela ne relève pas de l’exception. Dans une société « sportivisée », ce cas de figure est très fréquent puisque 83 % de la population française âgée de 15 à 75 ans, auraient pratiqué une activité physique ou sportive au moins une fois dans l’année9.
36La teneur et la distribution des activités sont en revanche plus remarquables. On peut faire le constat d’un rapport aux activités physiques presque « inversé » entre hommes et femmes. De façon originale, les pratiques s’inscrivent, pour les femmes plus que pour les hommes, dans des cadres formellement institutionnalisés et compétitifs. Il semble qu’elles aient été plus rapidement inscrites qu’eux dans les clubs sportifs et plus fréquemment concernées par la compétition. Comme Dominique (alpiniste), elles ont très souvent connu la pratique sportive associative et compétitive dès leur plus jeune âge : « Je pense que j’ai commencé vers l’âge de 2, 3 ans. Après le ski, j’ai continué de manière assez intensive. En fait j’ai fait un peu de compétition à 9 ans. Compétition c’était surtout des slaloms » ; « depuis que je suis à la maternelle je pratique une activité physique ». Ce qui apparaît comme une quasi permanence pour les femmes10 est à peine une tendance pour les hommes. Les garçons ne semblent pas avoir été particulièrement sensibilisés aux pratiques sportives. Plus exactement, si l’on note une présence systématique des pratiques physiques, les expériences évoquées se déroulent plus souvent hors des cadres associatifs et formalisés. Il s’agit pour Jean-Charles (parapentiste) d’un parc public devenu un « terrain de jeu qui était génial » avec une « bonne bande de copains », pour Jean-Luc (alpiniste) d’espaces naturels qui sont fréquentés « librement » : « partir en forêt, randonnée, jouer à Robinson Crusoë ou à Davy Crocket, avec une boussole tremblotante de quatre sous et puis de la ficelle »... « Mais pas de pratique sportive particulière ».
37Les pratiques sportives des garçons et des filles lors de l’enfance laissent donc percevoir des différences. Cela n’est sans doute pas sans rapport avec ce que nous avons déjà montré : les acteurs de la socialisation ne sont pas exactement les mêmes, ni ne sont semblablement investis. Et l’investissement dans une association sportive demande nécessairement à ces âges l’intervention d’un parent. Ce n’est pas le cas des pratiques qui appartiennent aux activités « libres » des enfants. Tandis qu’elle peut se passer d’encadrement dans les vies des garçons, l’activité physique ne s’impose pas aux filles, elle est plus souvent proposée et accompagnée. Et si l’expérience sportive est une épreuve c’est aussi parce qu’elle a ses juges. Là encore, le rôle déterminant des pairs pour les garçons ne trouve pas vraiment d’équivalent pour les filles dans l’épreuve sportive. Pour elles, les cadres de l’évaluation sont aussi des figures instituées. Tandis qu’il existe une autonomie du contrôle pour les garçons, ou plutôt un contrôle du groupe sur lui-même, les modes de contrôles pour les filles sont plus exogènes. Les expériences sportives n’en sont pas moins des mises à l’épreuve de l’individu, mais elles se construisent différemment pour garçons et filles lorsqu’ils et elles s’engagent dans des sports « masculins »11. Il semble que l’épreuve se joue plus pour les filles au moment d’intégrer le groupe et sa pratique, alors qu’elle tend à s’étaler dans le temps, sur le mode de l’évaluation permanente pour les garçons. Comme si l’accès aux pratiques masculines devait se gagner pour les filles qui sont habituellement exclues de ces espaces et comme si les garçons devaient constamment affirmer et réaffirmer leur légitimité à faire partie de ce groupe au risque de subir l’épreuve du déclassement. L’enjeu n’est pas le même. L’épreuve sportive relève davantage du risque pour les garçons, de l’opportunité pour les filles.
38Mais lorsque l’épreuve sportive est une épreuve valorisante elle peut durablement orienter les biographies. C’est le cas notamment pour les filles lorsque la pratique est très suivie et encouragée par des proches. C’est le cas aussi lorsqu’elle est, pour les garçons, l’occasion de se situer dans le groupe de pairs et d’y occuper une position privilégiée (ou d’éviter la relégation). Mais l’épreuve sportive est plus structurante encore lorsqu’elle est épreuve de l’échec et de la relégation. C’est ce qu’a connu Patrice (parachutiste) qui n’a pu pratiquer d’activité physique jusqu’à ce qu’il ait une dizaine d’années. En raison d’un problème cardiaque, contre-indication médicale à l’activité physique, il s’est trouvé « bloqué sur les bancs de touche » et même « considéré comme un handicapé ». En permanence est réaffirmée dans le récit de Patrice, l’idée d’une revanche à prendre. L’engagement dans les pratiques « extrêmes »12 constitue alors le meilleur moyen de compenser ce qu’il à vécu comme défaillance :
Et à partir du CM2, là j’ai eu l’occasion de rencontrer un toubib qui m’a dit que je pouvais faire du sport, et au contraire il fallait que je fasse du sport. Comme j’étais vraiment en manque de voir tous les copains qui pouvaient faire les cons et que moi j’étais vraiment handicapé, qu’on me considérait comme un handicapé, moi ça me faisait chier. Donc là je me suis rattrapé et je suis devenu un boulimique de l’action. À tel point que j’étais devenu un boulimique de l’action j’allais toujours au-delà de ce que les autres voulaient ou pouvaient être capables de faire. Donc si ça commence avec le vélo, c’est faire des plus longues distances que les autres, avec le bicross c’est de faire des sauts plus hauts que les autres, et alors à partir du moment où on se tape des délires comme ça, c’est toujours plus, plus, plus, et on va chercher toujours ce qu’il y a de pire à faire.
39Les sports à risque apparaissent ainsi comme des disciplines extrêmes. Elles sont alors des pratiques distinctives et d’une certaine manière des pratiques de rédemption. Elles sont directement liées à l’épreuve douloureuse des pratiques sportives pour celui qui en est privé et qui se trouve donc contraint de subir un système de promotion / relégation qui le relègue. En ce sens, il est possible de dire que l’épreuve sportive peut façonner les parcours de vie et participer à produire l’engagement dans les sports à risque. Pour les hommes.
40Car pour les femmes, l’expérience de la défaillance sportive ne semble pas exister. Tout au moins elle n’existe pas ainsi, c’est-à-dire qu’elle n’apparaît jamais dans les histoires de vie comme un élément moteur de l’investissement dans les sports à risque. Jamais elle ne structure les parcours. Pourtant les femmes engagées dans les sports à risque n’ont pas toujours été des sportives aguerries. Certaines d’entre elles se qualifient même de « pas du tout sportive », sans que cela soit pour elle un problème. Comme si les filles n’étaient pas sensibles à ce qui constitue une expérience honteuse pour les garçons. Comme si les existences masculines ne pouvaient se construire sans considérer l’activité physique. Comme si les filles pouvaient, à la différence des garçons, ne pas être performantes sur les terrains de sport. L’épreuve sportive est donc aussi épreuve du genre et finalement, épreuve de soi. Elle est surtout un cadre ; qui par ailleurs est un espace privilégié de l’épreuve du risque.
2.2. L’épreuve du risque
41Les travaux abordant les questions relatives à la sexuation des socialisations montrent largement que filles et garçons ne reçoivent pas les mêmes principes en ce qui concerne les prises de risque. Les garçons sont plus souvent incités que les filles à prendre des risques. C’est ce que montre par exemple Forest (1992) à partir d’une étude des manuels scolaires et des livres pour enfants : « Les manuels scolaires et la littérature enfantine proposent aux jeunes des modèles qui influencent leurs comportements, leurs attitudes, leur vision du monde. [...] Les attitudes et les émotions sont sexualisées : aux personnages féminins surtout les sentiments “positifs” (amour, sympathie, admiration, etc.) et les attitudes dénotant la faiblesse de caractère (peur, dépendance, désarroi, etc.), aux personnages masculins surtout les attitudes dénotant la maturité ou la force de caractère (courage, leadership, sens des responsabilités, autonomie, etc.) » (Forest, 1992, 50). Plus largement, on constate que si les modèles imaginaires associant les prises de risque à une certaine forme d’héroïsme, sont fréquents dans les récits des hommes, ils sont absents de ceux des femmes. Ces « héros » téméraires, tout droit sortis des programmes télévisés, ou de la littérature, jalonnent les histoires des garçons :
Y avait des feuilletons où tu voyais – je ne sais plus comment ça s’appelait, je ne me souviens même plus du titre – où tu voyais des petites séquences de para comme ça. Y a eu un film que j’ai réussi à retrouver d’ailleurs en DVD qui est ressorti, qui s’appelle « les parachutistes arrivent ». C’est un vieux film américain. C’est l’histoire d’une bande de parachutistes de démonstration, les mecs qui vivent de ça, c’est dans les années... je suis né en 61, donc c’est un film qui a dû sortir début des années 70, tu vois pour te situer l’époque, avec des vieux parachutes et tout ça. Et c’est l’histoire d’une bande d’aventuriers, enfin d’aventuriers non, ils vivaient de sauts de démonstration en parachute. Donc là y a des images très fortes parce qu’à l’époque c’était fait par un des meilleurs cameraman parachutiste américain, et il y avait vraiment des images très très fortes. Donc ça, ça a été un truc qu’on a vu, nous on était gamin. Moi je devais avoir 10 ans peut-être. Parce que je suis né en 61, donc oui dans le début des années 70, et ça c’est un des films qui a vraiment marqué. Comme les films que tu peux voir quand tu es gosse. Donc ça je pense que ça nous a ouvert déjà l’esprit là-dessus. [...] Un autre, un deuxième truc, parce que après ça pourrait aller assez loin et puis bon, je m’en souviens plus forcément, c’est un bouquin. Le livre de Gilles Delamare que j’ai là : « le risque est mon métier ». Gilles Delamare c’était un cascadeur de cette époque là, pareil, des années 60, 70 et il a tourné. C’était une doublure. C’est lui qui faisait des doublures pour les films français. Donc il a doublé pas mal Belmondo par exemple. Il doublait pour Fantomas. Tu vois c’est un cascadeur de cette époque là. Et donc pareil, un jour je sais plus quel âge on avait, on devait avoir 13 ou 14 ans, je sais plus, ma mère nous a offert chacun un livre, donc y avait Gilles Delamare et y avait Saint-Exupéry, donc mon frère lui il a pris celui-là. Moi j’ai pris l’autre (rires). Je l’ai lu et ça m’a pas trop intéressé et puis après j’ai lu celui-là. Bon en un sens ça a été vraiment les deux trucs majeurs quoi... je dirais qui nous ont vraiment marqué, et dont on se souvient. Bon après y en a peut-être d’autres, mais ça c’est vraiment les deux gros trucs.
42Ainsi, se croisent, au gré des histoires, entre réalité et imaginaire, Robinson Crusoë, James Bond, Cousteau... Des modèles d’hommes. Des hommes modèles aussi, qui n’apparaissent pas dans les récits des femmes. Probablement parce que ces dits modèles n’ont pas d’équivalent féminin et que les dynamiques identificatoires ne sauraient être aveugles à l’identité sexuée des sujets. Par mimétisme, ces figures invitent seulement les hommes à s’engager courageusement dans l’aventure et le risque.
43Ceci n’est pas sans lien, à la fois cause et illustration, du caractère masculin de l’expérience du risque. Celle-ci est très inégalement distribuée. Divers cadres de la socialisation concourent à faire de l’expérience du risque une véritable épreuve à laquelle les garçons ne peuvent se soustraire : « je me souviens d’une sorte de rite initiatique pour rentrer dans “la bande du quartier”, enfin c’était la bande des gamins du coin, qui consistait à grimper sur le toit de la cabane des jardiniers, c’était une maison en bois avec un toit en tuile, et fallait monter sur le toit et sauter du toit dans de la terre qui était un peu de la terre labourée donc qui était souple. Mais j’ai fait ça, je ne sais pas, j’avais peut-être six ans à tout casser quoi. Ça c’est un vieux souvenir que j’ai » (Jean-Charles, parapentiste). Tout comme l’épreuve sportive, l’épreuve du risque se joue largement au sein du groupe de pairs. Entre garçons. Elle est une épreuve fondatrice, participant de l’initiation des hommes en devenir. Elle relève autant de l’entreprise transgressive que de la volonté de se conformer. C’est-à-dire qu’elle s’inscrit clairement dans la perspective de se calquer sur les rôles et attitudes définis par les pairs, en se déroulant justement hors des cadres contrôlés par les adultes et des règles qu’ils établissent : « La moto sortie de l’eau, je l’ai réparée. J’étais avec mon copain, on a fait du bidouillage, du bricolage. Moi je ne connaissais rien en mécanique. On a tout démonté, on a tout remonté. On a bien fait gaffe de remonter tout ça dans l’ordre. On prenait des documents techniques et tout. Et puis comme mon copain et moi, on était à caractère scientifique, on s’est plutôt pas trop mal débrouillés puisqu’elle est repartie. Donc une fois qu’elle est repartie, on a commencé à faire les cons avec cet engin » (Patrice, parachutiste). En ce sens l’épreuve du risque participe à la transformation des « petits d’homme » en hommes.
44Cela signifie aussi que la défaillance dans l’épreuve du risque peut être extrêmement couteuse. Comme la défaillance dans l’épreuve sportive. Elle peut être tout à fait structurante. Elle doit être compensée. Marc (BASE-jumpeur) a douloureusement vécu la peur qu’il a éprouvé lors d’une première « étape » dans sa carrière de parachutiste : « Plus je prenais de l’assurance en élastique, plus je prenais de responsabilité et plus, plus j’avais envie de retourner au parachutisme, pour voir. Parce que dans ma tête c’était toujours un échec. Je m’étais dit j’ai arrêté parce que j’avais plus de plaisir, j’ai eu peur, je n’ai pas réussi à contrôler ça, à travailler ça ». Ce type d’expérience structurante n’appartient donc pas nécessairement à la « socialisation primaire » (Berger et Luckman, 1986). En l’occurrence, il s’agit d’un moment de la vie d’adulte qui motive les investissements ultérieurs. L’expérience de la défaillance (incapacité à surmonter la peur ici, à pratiquer l’activité physique précédemment) semble devoir être dépassée par un « sur-investissement » dans des pratiques « extrêmes ». Marc trouve dans les sports à risque un terrain d’élection particulièrement propice. Car ces disciplines sont des pratiques fonctionnent effectivement comme des épreuves. Non seulement elles mettent en danger la vie des pratiquants, mais elles demandent également un investissement émotionnel intense. Il s’agit de surmonter une peur : « ce premier saut à l’élastique, effectivement, j’ai eu très très peur, bien évidemment. Parce que comme tout saut à l’élastique, le premier c’est quelque chose d’impressionnant. Peut-être même plus impressionnant que le saut en parachute parce qu’on a une référence sol qui est immédiate. On est à 120- 130 mètres, on voit très bien le sol, les rochers, le bonhomme qui est en bas. On a vraiment la référence immédiate tout de suite. Donc on est tout de suite confronté au sol et rapidement. Donc moi je trouve qu’en ce sens là c’est vachement plus impressionnant ».
45Les deux expériences, échec dans le parachutisme, réussite dans le saut à l’élastique, sont mises en perspective. Comparées. Explicitement, le lien est établi entre l’échec initial, et la réussite ensuite. Cette entreprise « réparatrice » est largement orientée vers le regard des autres. Elle doit mettre en scène le succès pour corriger l’échec. Elle se présente ainsi comme une revanche : « En plus ce qui a de marrant, et là c’est exceptionnel, c’est que le plus fort en gueule du parachutisme, du club para où je suis aujourd’hui, le plus fort en gueule hein, celui qui est pas toujours juste avec les gens, avec les débutants, avec, lui il est vraiment pas juste, je lui ai offert le saut à l’élastique, il n’est pas venu. Il est venu en bas, il a vu que j’arrivais il est parti, il s’est barré. Mais c’est bien significatif, pour moi ».
46L’épreuve du risque est donc une mise à l’épreuve du courage. La peur, ou plus exactement le fait de la rendre visible, fait ainsi figure de repoussoir13. Ses manifestations sont explicitement sanctionnées, moquées sur les terrains des sports à risque. L’attitude de ceux qui ne savent contenir leur peur est mimée de façon caricaturale. Des sobriquets leurs sont affublés, des rires les accompagnent. Les « vannes » procèdent essentiellement par négation de la masculinité, renvoyant à quelques figures reléguées : les enfants, les femmes, ou des homosexuels. En ce sens la confrontation au risque est exactement une épreuve qui se décline en une série d’épreuves. Car à l’épreuve du risque se substitue, suite à l’échec, l’épreuve du déclassement.
47Ce qui est tout à fait structurant donc pour les hommes ne l’est pas pour les femmes. Probablement car l’épreuve du risque ne porte pas les mêmes enjeux pour elles. Lorsqu’elles donnent à voir les symptômes de la peur, ou même qu’elles évoquent le fait qu’elles aient peur, loin d’être stigmatisées, elles sont au contraire rassurées et entourée avec bienveillance. Tandis que la peur est considérée pour les hommes comme une tare, proprement stigmatisante, elle est complètement acceptée pour les femmes, provoquant même des attitudes protectrices dont on peut dire qu’elles sont aussi clairement paternalistes. C’est ce qu’indique l’évocation de la peur, bien plus présente dans les récits des femmes que dans ceux des hommes. Cette dimension apparaît constitutive de ces disciplines pour elles : « Quand tu sautes t’as peur. T’as toujours peur. Déjà les premiers sauts c’est sûr t’as peur. Après y a des moments ça revient, y a des moments tu sais pas pourquoi mais t’angoisses, tu ne sais pas trop » (Laeticia, parachutiste).
48Sur les terrains, les hommes n’évoquent pas la peur. Ils s’attachent même à la masquer. Et lorsqu’elle est évoquée dans les discours, elle est soit niée, soit prétendument maîtrisée :
– quand on se fait peur, ça refroidit un peu ?
– Ça rebooste. C’est difficile à expliquer mais ça donne cette notion d’exister. Très fort. Très fortement. On a pris un risque, on est toujours là, on s’est shooté à l’adrénaline. Ça marque qu’on est. Une fois qu’on a terminé l’épreuve, qui était une épreuve à risque, pour laquelle on a risqué ou bien pour son intégrité physique, ou bien pour... Oui principalement physique parce que je vais pas dire intégrité mentale, quoi que y a des trucs qui pourraient rendre fou, bah on se sent humble et grandi en même temps (Patrice, parachutiste).
De temps en temps, la trouille te revient. Tu te dis « mais qu’est-ce que je fous là ? ». T’as l’avion qui fait son point fixe avant de décoller, tu commences à ressentir le ventre qui se serre, les mains moites, les machins. « je vais me tuer » tu te dis. Moi en tout cas je me disais ça. Après tout, on n’est pas fait pour ça, je joue avec le feu. Et puis en même temps tu ne le verbalises pas, tu le penses, les copains sont là comme d’habitude, et eux ils le ressentent peut-être à d’autres moments mais pas cette fois là. Et puis pour finir OK, t’es sur zone, et puis le moteur se coupe et puis toi t’y vas et puis au moment où tu y vas et que t’es sur la porte c’est fini t’as oublié ça et puis t’es parti et puis c’est reparti et puis voilà (Jean-Luc, alpiniste, parachutiste).
49Ce qui est perçu comme un manque du courage se présente donc comme une épreuve des hommes. L’expérience de la défaillance de courage est aussi expérience de la défaillance virile. On trouve d’ailleurs un constat similaire dans les travaux de Duret, pour qui le courage constitue la dimension la plus importante de la construction de la virilité. D’abord parce que dans les différents modes sociaux d’expression de la virilité, il transcende les « grandes catégories d’appartenance des jeunes » (Duret, 1997, 25). Ensuite parce que « la véritable frontière en matière de virilité ne sépare pas les costauds “gros biscottos” des malingres “les rachos”, “les squelettes” mais les courageux “les tueurs” des peureux “les lopettes” » (ibid., 38). Le courage fait ainsi figure d’attribut viril par excellence. Même si ses manifestations peuvent prendre des formes différentes, il est central dans les diverses formes de virilités qu’elles soient « populaire » ou « bourgeoise » (ibid., 43). En d’autres cultures, celle des Baruyas par exemple, Godelier a également constaté que les prises de risque et le courage étaient essentiels dans les modes de « production des grands hommes » : « les hommes tiraient du prestige du danger réel qu’ils couraient quand ils allaient échanger leur sel avec les tribus voisines » (Godelier, 1982, 34). Si le courage appartient proprement à la virilité et qu’il en est un caractère nécessaire, une défaillance de courage constitue inévitablement une mise en cause de l’identité masculine. En ce sens les prises de risque sont directement liées à la construction des identités sexuées.
50Pour autant, les « femmes du risque » n’y sont pas étrangères. Cela constitue une singularité de leurs parcours. Dès l’enfance, dans le cadre de leurs activités physiques essentiellement, mais pas seulement, elles ont été confrontées à des situations dans lesquelles elles se sont « frottées » au danger. Elles ont appris à grimper aux arbres, à se jeter dans le vide, à prendre des risque en ski... : « Il faut dire que moi pour avoir peur, c’est dur. Parce que je suis un peu casse-cou [...] je faisais du vélo avec mes frères, c’est vrai que je passais partout » (Marie, parapentiste). Surtout, elles n’ont jamais été rigoureusement éloignées, comme le sont souvent les filles, de cette découverte du risque. Mais à la différence des garçons, l’expérience des prises de risque ne se joue pas dans le cadre « autonome » des groupes de pairs. À l’instar de l’épreuve sportive, l’épreuve du risque ne se rencontre pas « par hasard » pour les filles. Elle est initiée et encadrée par quelques socialisateurs proches et importants dont nous avons décrit les profils et influences :
Il y a aussi le fait, je pense que la recherche de sensations assez extrêmes, ça a été petite, quand il y avait des fêtes foraines, disons avec des manèges. J’ai toujours adoré et j’adore encore. Plus ça tournait dans tous les sens, plus ça me faisait plaisir... ma mère avait horreur de ça par contre mon père... Donc c’était souvent avec lui. Mes frères aimaient bien ça aussi (Florence, BASE-jumpeuse).
Tout ce qui est truc à sensation, les trucs ascensionnels, ça j’ai toujours aimé [...] Quand j’étais petite j’allais avec mon père parce que... Non pas ma mère c’est clair (Martine, parachutiste).
Mon père par exemple quand j’étais petite, il me forçait à sauter du balcon du chalet dans la neige. Peut-être bien que si je fais des trucs frappés ça vient de là (Claudine, alpiniste).
51Mais il y a plus qu’une distribution originale des socialisateurs ou une diffusion de principes de socialisation particuliers. Car une adhésion aux principes et expériences proposés est nécessaire. En particulier lorsque sont diffusés des messages concurrents. L’individu ne doit pas être négligé tant les processus de socialisation sont complexes et impliquent non seulement un diffuseur mais aussi un récepteur. Le notion d’épreuve permet, au delà de la seule idée d’expérience socialisatrice14, de replacer le sujet dans son histoire et les orientations de son parcours. Si l’expérience est aussi une épreuve, elle fabrique échecs et réussites. Alors que la réussite comme l’échec dans l’épreuve du risque structurent les parcours masculins, il semble plutôt que les réussites seules orientent les parcours féminins. Les gratifications qu’elles produisent participent à rendre ces pratiques attractives. On peut poser pour hypothèse que les femmes qui rencontreraient l’échec dans l’épreuve du risque, pourraient simplement mettre en place des stratégies de dégagement. Les hommes ne peuvent en faire autant sans risquer au moins de mettre en cause leur identité masculine. L’épreuve comme élément structurant des parcours biographique se décline donc selon des grammaires différentes : grammaire de la conformité et de la sanction, positive ou négative (négative lorsque l’épreuve produit défaillance ou échec, positive lorsqu’elle fabrique des succès). La grammaire de la conformité, comme celle de la sanction négative ne se conjuguent qu’au masculin. Seule la grammaire de la sanction positive influence les parcours féminins. L’expérience des prises de risque apparaît ainsi également comme une épreuve du genre.
2.3. L’épreuve du genre
52Fondamentalement, les épreuves sportive et du risque sont des épreuves du genre. Car les pratiques sportives d’une manière générale, plus encore lorsqu’elles présentent un caractère risqué, sont des espaces sociaux dans lesquels la dimension genré est prégnante. Fort logiquement ils sont donc aussi des terrains sur lesquels l’identité sexuée est mise à l’épreuve et sur lesquels elle se construit. Elle conditionne également les modes d’engagement dans ces sports. C’est le cas notamment lorsque la pratique des sports à risque, telle que nous l’avons déjà décrite, fonctionne comme un espace propice à la démonstration de la virilité.
53Dès lors l’épreuve du genre ne se joue pas semblablement pour les femmes et les hommes. Elle donne à voir des dynamiques tout à fait différentes mais qui participent à construire l’engagement. Si cette épreuve du genre est pour les hommes strictement une épreuve de conformité, elle place les femmes dans une situation plus contradictoire. Car l’épreuve du genre se joue de façon particulière pour elle. L’accès aux territoires masculins ne se gagne pas sans une certaine mise en conformité avec les usages les plus répandus dans ces espaces sociaux. Il convient pour les femmes d’adopter des façons d’être ou de faire qui appartiennent largement à la masculinité et qui la caractérise parfois même. Ces stratégies de conformation ne sont pas spécifiques d’ailleurs aux mondes masculins dont il est ici question. Dans un cadre professionnel, les femmes ingénieures (Marry, 2004) ou chirurgiennes (Cassel, 2000) développent les mêmes formes de conduites. Cela peut concerner leur tenue vestimentaire, leur façon de parler, leur engagement dans le groupe et les pratiques concernées. Elles s’approprient, matériellement et symboliquement, ce qui le plus souvent ne leur appartient pas. Mais ces femmes ne sont pas pour autant exemptes de l’épreuve plus classique du genre. Lorsqu’elles virilisent en quelque sorte l’image d’elles qu’elles donnent à voir, elles peuvent subir le « procès de virilisation » (Louveau, 1998). Cela apparaît de façon parfois tout à fait évidente. Lorsque par exemple les prénoms féminins sont masculinisés, Sabine devenant Sabin. Lorsqu’elles sont aussi régulièrement qualifiées de « garçons manqués ». Catégories qu’elles reprennent d’ailleurs à leur compte, témoignant ainsi d’une certaine forme d’assujettissement à l’ordre classique des catégories sexuées. Les femmes du risque ne se sortent pas de cette épreuve du genre en dénonçant ou en s’opposant aux stéréotypes sexuées. Elles y adhérent en principe, comme le révèle leurs discours et l’absence de perspectives visant à déconstruire les modes de catégorisation du genre ; et partiellement en actes, même lorsqu’elles le déplorent15. Comme les boxeuses (Mennesson, 2005), les pratiquantes de sports à risque doivent faire une double démonstration, de leur capacité à emprunter aux hommes leurs pratiques et leurs terrains d’une part, de la possession d’attributs qui caractérisent la « ritualisation de la féminité » (Goffman, 1977) d’autre part. Quand bien même, elles ne seraient confrontées à cette demande contradictoire dans le cadre de la pratique sportive, elles n’y échapperaient pas ailleurs. Ceci pourrait offrir une piste explicative à la quasi permanence de socialisations et cadres d’existence originaux. Cela reviendrait à minimiser les situations de contradiction trop fortes en investissant des espaces dans lesquels il est possible de composer plus aisément. En ce sens, les carrières sportives orienteraient les existences toute entières.
54L’épreuve du genre pour les femmes investies dans les sports à risque, se joue donc constamment dans un rapport de conformité à des modèles partiellement exclusifs. Conformité au modèle viril qui prévaut sur les terrains des sports à risque. Conformité aux modèles « féminins » plus classiques lorsqu’est questionnée la « féminité ». De la compétence et de la possibilité à jouer de ces contradictions en situation dépend l’investissement dans les sports à risque.
55Pour les hommes, que l’épreuve du genre soit source de valorisation ou de relégation, elle constitue un puissant moteur de l’engagement dans les sports à risque. Mais elle est particulièrement remarquable lorsqu’elle produit de la relégation. Le risque pour les garçons et les hommes, dans l’épreuve du genre est d’être assimilés aux membres de groupes relégués, ceux qui ne s’inscrivent pas dans un modèle de virilité dominante : les enfants, les femmes, les homosexuels. Comme cela a déjà été évoqué, les pratiques sportives et les prises de risque sont des espaces qu’il est difficile d’éviter pour les hommes et les garçons et dans lesquels se teste et se construit l’identité virile. Il ne s’agit pas seulement d’être performant dans la situation. Ils s’y jouent bien davantage. Se construisent dans ces épreuves les hiérarchies qui structurent les groupes, fabriquant ainsi des hommes et des « grands hommes » (Godelier, 1982). Et l’épreuve du genre n’est pas définitivement certificative. Elle est ponctuée de succès et d’échecs. Elle n’est jamais réglée. Elle ne se joue pas semblablement dans le temps et l’espace, mais elle ne disparaît pas. Parce que les prises de risque constituent une des voies possibles d’affirmation de l’identité virile, les sports à risque offrent un terrain propice à l’épreuve du genre16. Pour ceux qui auraient connu des épreuves douloureuses, les prises de risque offrent un moyen de contrarier un échec.
56Plus largement, et quels que soient les sports, garçons et filles sont directement confrontés aux rapports sociaux de sexe. Le partage des espaces, la non confrontation directe et les performances hiérarchisées des unes et des autres participent à l’affirmation de la différences des sexes et la renforce par une série de « rappels à l’ordre » qui « doivent une grande part de leur efficacité au fait que toute une série d’expériences antérieures, dans le sport notamment, qui est souvent l’occasion de rencontrer la discrimination, les ont préparées à accepter toutes ces injonctions en forme d’anticipations et leur ont fait intérioriser le principe de vision dominant » (Bourdieu, 1995, 85). Ces expériences devraient donc orienter garçons et filles vers les sports d’hommes ou de femmes. À condition qu’ils y aient été ainsi socialisés. C’est tout à fait le cas des hommes adeptes de sports à risque. Ce n’est pas celui des « femmes du risque » et de leur socialisation « mixte »17. Les unes et les autres croisent pourtant des expériences biographiques qui, sans être directement liées aux activités physiques, sont des épreuves qui participent à construire les identités sexuées et l’engagement dans les sports à risque en déclinant autrement cette épreuve de soi. Les parcours sportifs ne sont pas isolés dans les existences. C’est aussi un constat que nous pouvons poser. Des expériences biographiques sans lien direct avec les pratiques sportives participent à la production de l’engagement dans les sports à risque. Elles jouent tantôt un rôle de catalyseur de l’engagement, tantôt se présentent comme des contraintes. Elles se déroulent dans des cadres différents : scolaire ou professionnel, familial, militaire.
57Les parcours scolaires et professionnels sont jalonnés d’épreuves. On peut dire même qu’ils sont des épreuves18. Dans l’orientation des parcours, les déboires scolaires et professionnels peuvent être déterminants. Notamment lorsque les sports à risque apparaissent comme des espaces de valorisations de soi. On retrouve ici l’idée de stratégie de compensation évoquée pour l’épreuve sportive. La dynamique procède d’une même logique : corriger l’échec. Le côté spectaculaire, audacieux, extra-ordinaire de ces disciplines offre l’opportunité de reconquête d’un « soi » valorisé. C’est ce que donne à lire l’expérience professionnelle de Patrice : il est chômeur, licencié de l’entreprise dans laquelle il occupait un poste d’ouvrier spécialisé et sans perspective professionnelle intéressante. Cette morosité contraste avec les succès qu’il rencontre dans le cadre de sa pratique sportive. Il est un parachutiste aguerri, spécialiste de « speed dive »19. Il est aussi une figure du club, très présent, connu et reconnu. Les parallèles entre ses échecs professionnels et ses réussites sportives sont filés tout au long de son récit. Au point de faire du parachutisme une perspective professionnelle : vivre de l’enseignement, de la vidéo, du pilotage. En s’inspirant surtout de ce qu’il dit y avoir construit : le courage de s’engager dans une entreprise risquée, de la pratique sportive à la création d’entreprise.
58Faire d’un engagement intense et valorisé dans le parachutisme son métier, c’est aussi la voix qu’a empruntée Philippe. C’est par l’expérience scolaire qu’il a été marqué. Il met explicitement en perspective son parcours présenté comme un échec et la réussite de ses frères : « j’ai un frère, c’est une tête il a fait HEI, il est ingénieur, et l’autre il est comptable. Mais comme partout, y a des brebis galeuses (rires) ». Philippe est titulaire d’un DUT. Son parcours n’est donc pas objectivement « raté » (si l’on se réfère par exemple au niveau de diplôme moyen en France) tant qu’il n’est pas situé dans le cadre de l’épreuve familiale. C’est surtout de la comparaison dont souffre Philippe. Cela renvoie à toute la subjectivité des épreuves. Sans négliger l’importance des conditions objectives de leur production, elles sont des expériences vécues que l’on ne peut comprendre qu’à condition d’accéder à leurs significations subjectives. En l’occurrence, l’engagement dans le parachutisme se présente comme le moyen de s’extraire dignement de la compétition familiale en s’engageant dans une carrière autrement valorisante. Les épreuves scolaire ou professionnelle fonctionnent ici comme élément catalyseur de l’engagement. Elles peuvent aussi être étroitement liées, c’est le cas de Philippe, à l’épreuve familiale. Car le cadre familial est aussi un espace fait d’attentes à satisfaire, de jugement des parcours et des existences. Le cadre familial est une épreuve aussi lorsqu’il se pose comme une contrainte à l’engagement. Bien plus que les hommes, les femmes y sont confrontées. Les charges familiales sont fréquemment évoquées par les femmes, très rarement par les hommes. C’est à elles qu’il appartient visiblement de composer : « Et puis après en fait, d’abord je me suis mariée et mon mari ne pratique pas du tout la compétition. Donc c’est vrai qu’après c’est vraiment un élément que j’ai mis de côté et que je ne pratique plus du tout. J’ai encore des copines qui des fois continuent à pratiquer. Mais je pense qu’à un moment donné il faut aussi que ce soit dans un cadre, je dirais équilibré, familial, sinon, sinon on est un peu à côté de la plaque quoi. Donc j’ai tout arrêté là » (Marie-Jeanne, alpiniste). S’il s’agit d’épreuves pour les hommes et les femmes, et si ces épreuves se jouent dans des cadres sociaux similaires, les enjeux ne sont pas les mêmes. Aux hommes l’injonction incorporée consistant à produire de la performance et à viser la reconnaissance publique, aux femmes largement, les contraintes du quotidien.
59Mais parfois les expériences structurantes qui participent à produire de l’engagement dans les sports à risque ne sont pas partagées par hommes et femmes. Elles donnent alors à voir avec force le caractère sexué des expériences biographiques. Le cas du service militaire constitue l’exemple le plus évident et le plus puissant dans les parcours. D’abord parce qu’il peut être un moment important des parcours de vie, ensuite parce qu’il apparaît comme une expérience décisive de l’engagement dans les sports à risque, plus précisément ici, le parachutisme. Les choses se sont passées ainsi pour Marc et Jean-Luc :
À 19 ans, au moment de servir sous les drapeaux, j’étais aux trois jours et je me suis dit : « je vais demander les paras », pour faire du parachutisme. Et en fin de compte, y a un gars qui m’a reçu, et puis c’est comme ça que je me suis engagé dans les paras (Marc, BASE-jumpeur).
Ce qui m’a amené à la pratique des sports aériens c’est au départ le hasard. C’est le hasard d’une affectation militaire. En je n’avais rien demandé mais j’ai été nommé dans les commandos parachutistes d’infanterie de marine. Et donc voilà. Et je me suis mis à être déguisé en vert avec un béret rouge et puis à devoir aller monter dans un avion alors que je n’avais jamais mis les pieds dans un avion avant. La première fois que je suis monté dans un avion ils m’ont fait sauter en marche (Jean-Luc, alpiniste).
60Si l’entrée dans la pratique s’opère de la même façon les engagements de Marc et de Jean-Luc ne sont pas tout à fait similaires pour autant. Pour le second l’affectation militaire est subie tandis que pour le premier elle est choisie. Marc situe son désir d’investir cette discipline avant le service militaire. Son engagement militaire devait lui permettre de concrétiser cette envie :
le parachutisme ça m’a tenté à la sortie de l’adolescence en fin de compte. J’avais 18 ans, c’est quelque chose qui me tentait bien. Avant 18 ans c’était même pas la peine d’en parler, mes parents ne m’auraient jamais laissé faire, c’est clair. Et en fin de compte j’ai trouvé un palliatif au moment de servir sous les drapeaux je me suis engagé dans les paras. Enfin engagé entre guillemets, puisque c’était mon service militaire comme tout le monde, mais dans les paras. Et pour moi l’objectif c’était clair, c’était de sauter. Donc là, avec une couverture, c’était génial (Marc, BASE-jumpeur).
61Pour Jean-Luc la situation est différente. Il n’a pas du tout choisi les « commandos parachutistes d’infanterie de marine », c’est au hasard d’une affectation militaire non désirée qu’il s’est trouvé là :
– la plupart étaient volontaires pour ce genre de caserne.
– Alors que vous ce n’était pas le cas ?
– Ah non pas du tout. J’ai compris après, j’avais refusé le peloton des élèves officiers parce qu’il fallait faire un mois de plus et puis j’avais pas envie. J’avais eu 20 aux résultats. Et donc ils nous avaient à l’époque tous rassemblés en disant « voilà on recrute de l’encadrement », moi j’ai compris qu’il fallait faire un mois de plus ça m’intéressait pas. Et je pense que du coup, c’était un gradé qui m’a expliqué ça, c’était pour l’encadrement de ces troupes là, ils avaient cherché quand même les gens qui avaient le profil (Jean-Luc, alpiniste).
62Quoi qu’il en soit et quelles que soient les motivations initiales des pratiquants, le service militaire intervient comme une expérience décisive dans l’engagement dans le parachutisme. Elle a pour particularité d’être un passage obligé20 pour les hommes, quasiment « interdit » pour les femmes21. Elle est en ce sens une expérience proprement masculine. C’est à ce titre qu’elle est intéressante pour mieux comprendre les modes d’engagement dans les sports à risque. Car elle pourrait apparaître comme une expérience anodine qui ne concerne finalement que deux des hommes que nous avons rencontré. Mais elle montre combien les situations peuvent être sexuées et peuvent ainsi façonner les trajectoires des hommes ou celles des femmes. Le service militaire est une manifestation de l’agencement sexué de la société et de la façon dont se partagent les rôles des unes et des autres. Ici nul besoin de socialisateur, d’expérience structurante ou de disposition aux prises de risque pour découvrir le parachutisme. Bien entendu tous ceux qui ont effectué leur service militaire dans les paras n’ont pas par la suite continué à pratiquer cette discipline, mais certains, comme Jean-Luc, ont littéralement découvert l’activité par ce biais. Ce n’est évidemment le cas d’aucune femme.
63L’expérience décisive du service militaire s’inscrit ainsi dans ce que Lahire présente comme une « socialisation silencieuse » (Lahire, 2002, 421), qui procède par un « agencement de la situation ou une organisation de la situation » (ibid., 421). La ségrégation sexuée suffit à situer le monde militaire en général, le parachutisme en particulier et à faire de cette expérience une épreuve masculine qui est aussi épreuve du masculin. Marc insiste d’ailleurs sur le caractère extrêmement traditionnel des valeurs viriles qui caractérisent ce cadre expérientiel et les parachutistes militaires qualifiés ici de « gros machos »22.
64Les constructions des engagements des hommes et des femmes dans les sports à risque sont différenciées. Même s’ils investissent un même sport, les trajectoires qu’ils empruntent ne se confondent pas. Les modes d’engagement féminins sont marqués par les incitations et invitations à investir les pratiques sportives, les prises de risque et les espaces masculins, les modes d’engagements masculins sont plutôt marqués par la convergence d’expériences structurantes et d’une socialisation plus « silencieuse ». Les socialisations féminines qui participent à la production de leur choix d’investir un sport à risque s’inscrivent dans cette modalité de la socialisation que Lahire appelle « par entraînement ou pratique directe » (Lahire, 1998, 421), par incorporation de « dispositions mentales et comportementales au travers de participation directes à des activités récurrentes » (ibid., 421). Les jeunes filles sont entraînées par leur père ou leur frère, parfois par un ami, à vivre de façon récurrente des expériences originales qui façonnent leurs dispositions singulières. C’est particulièrement le cas lorsque les engagements sont intenses.
65En revanche pour les garçons, même s’ils rencontrent également ce mode de socialisation, ils connaissent aussi les autres formes de socialisation que présente Lahire. Le poids de la socialisation « par inculcation idéologique symbolique » (ibid., 421) se manifeste en particulier par l’influence de « héros modèles », aventuriers, preneurs de risque, qui entretiennent l’association de la masculinité et du courage et qui invitent les jeunes hommes à se conformer à cet idéal viril. Enfin l’expérience du service militaire comme moment fondateur de l’engagement dans un sport à risque montre que la socialisation peut reposer sur « l’agencement ou l’organisation d’une “situation” » (ibid., 421). La socialisation qui participe à produire les engagements masculins dans les sports à risque emprunte donc toutes les modalités de la socialisation. Dans les histoires et dans les subjectivités masculines, les éléments producteurs des dispositions et moteurs de l’engagement n’apparaissent donc pas de manière aussi nette que dans les trajectoires féminines. Finalement tout semble pour eux se passer « normalement ». A l’exception de quelques expériences structurantes comme celle de la défaillance ou du service militaire, rien n’émerge systématiquement des processus de socialisation. Nous pensons donc que ce qui conduit les hommes à devenir des hommes procède par des injonctions tellement précoces et récurrentes à adopter les comportements conformes à la masculinité que celles-ci deviennent invisibles pour ceux qui les reçoivent. Elles semblent « se fondre » dans un ensemble de principes de socialisation relativement convergents. Elles échappent ainsi, pour partie au moins, à la connaissance subjective des individus socialisés. Il est donc certainement plus difficile de saisir les modalités de la socialisation pour les hommes que pour les femmes. Car pour elles, les parcours sont atypiques, marqués par des expériences ou des socialisateurs remarquables. Pour elles, les modes d’engagement dans les sports à risque ne s’entendent jamais comme une évidence.
66Alors si le poids de la socialisation pèse dans la fabrique des parcours, il imprime différemment sa marque. C’est aussi le cas des épreuves biographiques. Plus ou moins directement liées aux pratiques sportives, aux prises de risque et aux identités sexuées, celles-ci ressemblent à des « bornes » qui produisent autant de possibles bifurcations, pentes ou contrepentes. Les parcours sont ainsi jalonnés de ces épreuves qui fondamentalement renvoient à l’épreuve de soi. Elles sont en ce sens des épreuves de l’individuation parce qu’elles fabriquent de l’individu en offrant l’occasion de répondre à cette injonction moderne susceptible de conduire à « la fatigue d’être soi » (Ehrenberg, 1998). C’est dans cette logique également que l’on peut comprendre comment les épreuves font système parce que les échecs vécus ici peuvent être compensés là. Le caractère tout à fait individuel et singulier des épreuves contraste alors avec une lecture structuraliste de la socialisation. Nous pensons plutôt que ces deux modes d’intelligibilité de l’engagement dans les sports à risque se combinent. Car si les épreuves fabriquent de l’individu et de la singularité elles n’en sont pas moins des épreuves sociales. Elles ne conduisent pas non plus à atomiser l’explication, mais plutôt à l’affiner en déplaçant la focale. Penser les épreuves permet ainsi d’appréhender la singularité des parcours et de sociologiquement leur rendre sens.
67Mais si les parcours sont sexués, si hommes et femmes ne deviennent pas pratiquants de sport à risque de la même manière, les unes et les autres ont en commun d’avoir reçu des influences multiples. Le plus souvent elles se combinent pour produire les engagements singuliers : expériences structurantes, influences de socialisateurs, familiarisation précoce et répétée aux activités physiques à risque, événement fondateur. Ces trajectoires montrent que les sujets traversent des cadres de socialisation et des influences multiples. Et nous avons pu percevoir que parfois ces divers cadres ou acteurs de la socialisation dispensent des principes divergents. Dans ces conditions, l’individu socialisé « choisit-il » les modèles qui lui sont proposés ? Emprunte-t-il une part de chacun de ces modèles ou n’en « sélectionne-t-il » qu’un seul ? Incorpore-t-il un ensemble cohérent de dispositions ou devient-il porteur de dispositions plurielles ? Sur ce point, l’objet présente un intérêt heuristique important. Car les pratiquantes de sports à risque semblent avoir rencontré, au moins par moment, une socialisation « masculine ». Or, on sait par ailleurs que la socialisation sexuée bien qu’elle procède de multiples influences apparaît souvent comme celle qui plus que les autres est susceptible d’être relativement homogène : « Le monde social constitue en la matière [l’incorporation de manières sexuées de voir, de sentir et d’agir] une sorte d’institution totale socialisant de manière permanente – et de multiples façons – les individus à de telles différences » (Lahire, 2001, 11). L’étude de la socialisation sexuée, à partir de l’observation des modes d’engagements de femmes et d’hommes dans des pratiques masculines, peut certainement contribuer à renseigner ces questions.
Notes de bas de page
1 Le recours au concept de « parcours » permet à la fois de situer l’engagement dans une histoire de vie qui pourrait contenir des éléments d’explication, mais aussi de considérer le moment particulier de l’engagement.
2 Cela ne signifie pas qu’elle vise l’adoption par les jeunes filles des conduites masculines ou à risque mais qu’elle procède par des interventions conscientes et dirigées directement vers les individus socialisés.
3 Il s’agit d’une tendance qui ne se limite pas au cadre des activités physiques. Cela étant elle n’est pas permanente dans le temps et l’espace. Florence raconte par exemple qu’elle aimait aussi « faire les magasins » avec sa mère.
4 4 En l’occurrence il s’agit d’un « ou » exclusif.
5 Entre 16 et 20 ans, Marie-Jeanne est partie à plusieurs reprises à l’étranger, en Afghanistan notamment pour aller faire de l’escalade
6 Toutes ces références sont tirées des entretiens menés. Nous n’avons jamais relevé d’acteur de cet ordre dans les récits des femmes.
7 Sans être véritablement présente lors de l’élaboration de la sensibilité qui a orienté le protocole d’enquête, la notion d’épreuve est apparue nettement à l’analyse des entretiens.
8 De ce point de vue, le BASE-jump constitue une exception parce que cette pratique nécessite d’acquérir quelques techniques de parachutisme pour pouvoir y accéder.
9 Enquête INSEP, Ministère des sports (2002).
10 À l’exception notable de celles qui s’inscrivent dans le modèle que nous avons appelé « les éphémères ».
11 Pour les filles, lorsque les histoires sont traversées par des sports « féminins » (comme Marine et son expérience de la dance), on retrouve des modes de contrôles plus proches de ceux qui existent pour les garçons. Les pairs de même sexe sont notamment plus présents. En revanche, pour les pratiques dans lesquelles les filles sont rares.
12 Ces pratiques sont subjectivement présentées comme des pratiques « extrêmes ». Elles le sont en ce sens qu’elles ont pour finalité d’aller « au-delà », de ce qu’il est commun d’observer ou de ce que les autres ont fait.
13 Cela n’est pas sans rappeler les travaux de Welzer-Lang (2002) sur l’homosexualité masculine et ses modes de stigmatisation.
14 14 Telle qu’elle est présentée par exemple dans l’ouvrage dirigé par Corcuff (1999).
15 Le fait qu’elles déplorent devoir parfois « faire la vraie fille » (Marie, parapentiste) relève plus de l’indiscutable état de fait que d’une opposition en conscience à un système socialement construit.
16 Cela ne signifie pas qu’elle soit la seule voie d’affirmation de la virilité. Assurément il en existe d’autres. Mais on peut penser que les garçons et les hommes aient rarement échappé totalement à cette forme d’épreuve virile passant par la mise enjeu du courage dans la confrontation au danger.
17 Nous préférons qualifier ainsi les socialisations de celles que nous avons rencontrées car jamais elles n’ont reçu de socialisation « totalement masculine ». En ce sens, ici, les socialisations ne sont jamais véritablement « inversées » (Mennesson, 2005). Il nous est même difficile d’imaginer qu’elles puissent jamais exactement l’être.
18 Sur ce point, on pourra par exemple se référer pour le cadre scolaire à l’ouvrage de Dubet et Martuccelli (1998) et dans un autre registre mais qui met aussi en évidence le caractère éprouvant de ces cadres sociaux au travail de Dejours (1998).
19 Le speed dive est un mode de pratique du parachutisme dans lequel le but est d’aller le plus vite possible en chute libre. Patrice a déjà remporté quelques compétitions dans cette discipline.
20 C’était le cas lorsque Marc et Jean-Luc ont du faire leur service militaire vers la fin des années 70.
21 Même s’il n’y a pas d’interdit formel, les femmes sont extrêmement peu nombreuses.
22 On peut penser que le cas de Marc illustre assez bien le monde militaire. Car cette institution reste très attachée à la virilité, un espace proprement masculin, très résistant même à l’incorporation des femmes (Dandeker, 2003).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Rugby : un monde à part ?
Énigmes et intrigues d’une culture atypoque
Olivier Chovaux et William Nuytens (dir.)
2005
50 ans de football dans le Pas-de-Calais
« Le temps de l’enracinement » (fin XIXe siècle-1940)
Olivier Chovaux
2001
L’Idée sportive, l’idée olympique : quelles réalités au XXIe siècle ?
Olivier Chovaux, Laurence Munoz, Arnaud Waquet et al. (dir.)
2017
Un pour Mille
L'incertitude de la formation au métier de footballeur professionnel
Hugo Juskowiak
2019