Cultes et lieux de mémoire dans le Sud-Est de la Gaule : réflexions à partir des lieux de culte sur d’anciens oppida
p. 31-59
Texte intégral
1L’objectif de cet article est de comprendre la logique d’implantation des cultes et des sanctuaires du Haut-Empire sur d’anciens habitats fortifiés de hauteur de l’âge du Fer par l’examen des données archéologiques et l’étude de la documentation épigraphique.
2En préambule, précisons que c’est bien dans le processus de définition d’un panthéon et d’un calendrier religieux par des élites indigènes, lors de la mise en place de la ciuitas, que nous envisageons de replacer ce phénomène. Nous excluons donc l’idée de « résistance », notion ancienne dans l’historiographie et qui ressurgit parfois : un exemple avec Ralf Häussler1 qui la reprend avec prudence à partir des exemples développés ici. L’emploi du terme « résistance » est, selon nous, un contre-sens quand on connaît l’autonomie, dans le domaine religieux en particulier, des ciuitates. À l’inverse, nous tenterons de comprendre la place qui va être accordée par les élites dirigeantes2 aux divinités « traditionnelles » avec tout le sens que l’anthropologie donne à la tradition.
3La notion de tradition, dans son sens commun, renvoie aux notions de survivances et de persistance. Or l’archéologie emploie ce terme d’une manière usuelle, en particulier dans le domaine cultuel avec les « sanctuaires de tradition indigène ou celtique »3. Afin d’enrichir notre réflexion, il semble utile d’évoquer un article de référence pour les ethnologues sur le thème de la tradition.
4Selon Gérard Lenclud4, l’emploi du terme « traditionnel » « contribue à la consolidation d’un cadre de référence intellectuel problématique constitué par un système d’oppositions binaires (tradition/changement) », de « contrastes entre passé et présent, entre statique et dynamique, continuité et discontinuité ». Alors que l’auteur souligne que dans l’historiographie de l’ethnologie, la tradition était comprise comme « un fait de permanence du passé dans le présent, une survivance à l’œuvre, le legs encore vivant d’une époque pourtant globalement révolue », on s’aperçoit que cela dépasse le cadre de l’ethnologie et concerne l’ensemble des sciences sociales et davantage encore les sciences historiques.
5Dans cette vision « traductionnelle », si nous osons dire, de la tradition, selon laquelle « quelque chose d’ancien, supposé être conservé au moins relativement inchangé et qui […] ferait l’objet d’un transfert dans un contexte neuf », on considère que ce n’est pas l’intégralité du passé qui est transmise par la tradition5 mais que « la tradition serait le produit [d’un] tri ». Retenons aussi que ce tri est considéré par les ethnologues comme porteur de sens. Nous retrouvons cette association de la notion de tradition à « la représentation d’un contenu exprimant un message important, culturellement significatif » dans l’histoire des religions antiques puisque c’est de la « permanence » des dieux gaulois dans le panthéon des cités de Gaule que sont nées les interprétations les plus évidentes de la « résistance » à la romanisation.
6Or l’intérêt de l’article est d’insister sur les changements que connaissent justement « tous les objets culturels pourtant qualifiés de traditionnels » et ainsi d’égrener l’expérience connue par tous les ethnologues des variations, d’une récitation à une autre, d’un même mythe et surtout, plus significatif pour l’archéologie des Religions, « que d’une cérémonie à l’autre, le rituel ne se déroule pas d’une manière identique »6. Cela conduit vers une conclusion qui doit nous intéresser au plus haut point : « l’accomplissement d’une tradition n’est jamais la copie identique d’un modèle dont tout dément, au demeurant, qu’il existe ».
7La tradition n’est donc pas « le produit du passé, mais un “point de vue” que les hommes du présent développent sur ce qui les a précédés, une interprétation du passé conduite en fonction de critères rigoureusement contemporains »7. C’est par ce biais que nous nous proposons d’interroger la « tradition » aux périodes antiques : la tradition n’est donc pas réellement « ce qui a été » mais elle est ce que le présent juge être « ce qui a toujours été ». La tradition doit pour cela être considérée comme une construction sociale historique. Cela remet ainsi la société du présent de la tradition au cœur de la production de celle-ci et non la société du passé. Cette vision légitime ainsi les hypothèses développées ci-dessous.
8Donc la définition anthropologique de la tradition doit sans doute nous faire revoir, ou du moins évoluer, certains concepts des sciences historiques, en particulier ceux relatifs à la permanence ou au changement, à la rupture ou la continuité si on intègre cette idée d’une « tradition » davantage produit du regard du présent sur le passé que d’une persistance du passé. Certes G. Lenclud admet qu’il n’est « jamais inutile d’en savoir un peu plus long sur les matériaux dont le présent s’empare pour les constituer en tradition mais quand bien même pourrait-on vérifier que celle-ci trahit la vérité du passé, la tradition n’en resterait pas moins la tradition »8. La tradition raconte le passé mais « elle le dit eu égard à certaines fins [qui sont donc ceux de la société émettrice de la tradition] qui commandent assurément le contenu du message ».
9Comment comprendre les divinités locales, traditionnelles, indigènes, autant d’adjectifs employés, qui sont évaluées comme anciennes par les historiens des religions mais qui correspondent avant tout à des conceptions du présent de la société étudiée ? Parmi les divinités de la période de l’indépendance, mais aussi en fonction des influences extérieures, un choix a été réalisé lors de la réorganisation socio-politique de la Gaule par les autorités nouvellement organisées pour constituer le panthéon de la cité. C’est dans cette voie, focalisant davantage sur les enjeux d’une production de la « tradition » par la société du Haut-Empire que sur un discours régressif sur les divinités à l’âge du Fer, que nous nous proposons de nous engager à travers l’étude de la lecture mémorielle, notamment dans le domaine religieux, d’anciens habitats par des populations antiques.
I. Le sanctuaire à Dexiua (Castellar, Cadenet 84) : le réinvestissement d’un lieu de mémoire
10L’oppidum présente une forme allongée sud-nord limitée sur tous les côtés par une enceinte particulièrement bien conservée dans l’angle nord-est (fig. 1). Hormis ce mur à double parement et à blocage interne d’une largeur totale d’environ 1,6-1,8 m, à la technique de construction similaires à d’autres enceintes proches et datées au IIIe, ou plus probablement au IIe siècle avant J.-C.9, nous ne possédons guère d’informations sur l’occupation protohistorique : l’évocation d’« habitations de dimensions très étroites », de foyers et niveaux cendreux à l’intérieur de l’enceinte par Alphonse Sagnier10 est contredite aussi bien par César Jacquème11 que par les travaux menés actuellement qui témoignent de l’absence de vestiges d’habitat et de la rareté du mobilier en surface. Surtout un sondage effectué au centre du site s’est révélé totalement stérile12. Néanmoins, l’historiographie livre toute une série de découvertes de matériel13, notamment un important trésor de monnaies massaliètes14 datées des IIIe-IIe siècle avant J.-C.15. La chronologie de l’occupation protohistorique située aux IIe-Ier siècles avant J.-C. demeure assez imprécise car elle repose sur ces découvertes anciennes, sur la technique de construction du rempart, une datation C14 d’un niveau charbonneux au sommet du rempart et un mobilier16 peu présent et faiblement significatif en l’état17. On se heurte à plusieurs problèmes pour qualifier cette occupation ; alors que l’on peut douter de la densité de l’occupation de ce site de 1,2 ha, le site livre des éléments de prestige.
11On doit ainsi présenter les quelques vestiges protohistoriques à dimension symbolique. Tout d’abord deux piliers témoignent de la présence d’un portique à encoches céphaliformes18 (fig. 2), type d’édifice à dimension politico-religieuse19. Leur découverte dans le rempart de l’oppidum20, pour l’un, et au pied de la « première enceinte » de la face nord-est21, pour l’autre, laisse envisager un remploi de ces blocs dans le rempart mais ne marque pas pour autant obligatoirement une antériorité du portique sur l’enceinte car cette dernière a pu connaître divers remontages au cours de son histoire et ce jusqu’au début du Haut-Empire comme nous le verrons. Surtout des offrandes n’ayant jamais été reconnues en association avec ce type d’édifices22, les portiques avec exposition de crânes ne doivent pas être confondus avec des espaces sacrés, c’est-à-dire des espaces propriétés des dieux, tels que les aires de dépôts ou encore les quelques temples de type « classique » du monde gaulois méditerranéen, mais davantage comme des lieux de réunions. Cadenet ne livrerait donc pas un espace sacré en tant que tel à l’âge du Fer.
12La dimension particulière du site à l’âge du Fer réapparaît à travers une série d’inscriptions en gallo-grec :
Bloc en calcaire coquillier23 portant l’inscription MetelaioÇ LadoÇ24 ou metel/aiosla/doÇ25 dans la partie supérieure et une représentation pédiforme dans le registre inférieur. Ht : 1 m ; Larg. : 0,35 m ; Ep. : 0,25 m. Les pieds gravés mesurent 0,2 m de long et 0,08 m de large au maximum26 (fig. 3).
Bloc de mollasse portant l’inscription : oueb[---]27. Ht : 0,4 m ; Larg. : 0,68 m ; Ep. : 0,25 m. Les lettres sont gravées maladroitement sur 0,1-0,15 m de haut28.
Bloc en calcaire portant les lettres adreti[---]29. Ht : 0,245 m ; Larg. : 0,65 m ; Ep. : 0,45 m. L’inscription est cette fois réalisée sur une face latérale et est incomplète à droite.
Bloc de mollasse avec koma gravé à la pointe dans le sens de largeur. Ht : 0,4 m ; Larg. : 0,75 m ; Ep. : 0,3 m30.
13Les textes ne sont pas compréhensibles mais renvoient sans doute à des anthroponymes. On en est réduit à interpréter leur signification à partir de la représentation pédiforme située sur une des stèles31. Or deux interprétations s’affrontent dès les premiers commentaires : une vocation funéraire32 s’appuyant sur la représentation de pieds sur une stèle de Saint-Saturnin-lès-Apt à l’inscription en gallo-grec clairement funéraire33 et une destination votive34 reposant sur une mise en parallèle avec d’autres représentations d’empreintes de pied dans le monde romain significatives d’un vœu pro itu et reditu35. Si une telle concentration singularise cet oppidum, ces inscriptions ne permettent pas de conclure à la présence d’un sanctuaire de la période celtique.
14Le dossier épigraphique est très informateur sur le culte qui se développe sur l’ancien oppidum au Haut-Empire. La découverte, à la fin du XVIIIe siècle36 avec un lot d’objets métalliques et de 37 monnaies datées du Ier siècle avant J.-C. à la première moitié du IIIe siècle après J.-C., d’une inscription, affirme le don de sedilia37 à la divinité Dexiua et aux Caudellenses.
Plaque de marbre (fig. 4) avec corniche38. Texte : Dexiuae et Caudel/lensibus C(aius) Heluius Pri/mus sedilia u(otum) s(oluit) l(ibens) m(erito). Ht : 0,142 m ; Larg. : 0,41 m ; Ep. : 0,04 m. « Caius Helvius Primus s’est acquitté de bon gré et à juste titre, de son vœu envers Dexiva et les Caudellenses en offrant des sièges »39.
15Le culte est confirmé par la découverte d’une seconde dédicace sur une plaque évoquant le don de haches à Dexsiua et Mars. Elle a été trouvée « sur la colline du Castellar », enfouie dans une concentration de cendres au milieu d’un édifice en ruine, situé à 200 pas environ (soit environ 125 m) du lieu de la découverte de 1773 selon Fauris de Saint-Vincent40.
Plaque en cuivre (ou bronze ?) (fig. 4) présentant une base rectangulaire surmontée d’une partie semi-circulaire percée d’un trou de suspension circulaire dans la partie hémisphérique supérieure. Perdue. Texte41 : D(onum) d(at) Quartus Mar(ti) / secu/rem / d(onum) d(at) o(...) Dexsiue / Quartus secu/rem u(otum) s(oluit) l(ibens) m(erito). « Quartus fait don d’une hache. Quartus fait don... à Dexsiua d’une hache. Il s’est acquitté de son vœu de bon gré et à juste titre »42.
16Enfin deux dernières inscriptions provenant du territoire de Cadenet définissent un secteur privilégié pour cette divinité :
Support non décrit43. Perdu. Provenant du territoire de Cadenet44 même si elle a été signalée à Pertuis dans un manuscrit de Solier daté de 1572. Il est tout à fait justifié de suivre Honoré Bouche quant à l’origine de l’inscription surtout que celui-ci ne pouvait avoir eu connaissance, s’agissant de la plus récente découverte, de la concentration d’inscriptions à Dexiua exclusivement sur Cadenet45. Texte : Dexsiuae / u(otum) s(oluit) l(ibens) m(erito) / A(ulus) Com(inius) Suc(essus / « À Dexiva, Aulus Cominius Sucessus s’est acquitté de son vœu de bon gré et à juste titre »
Autel en calcaire brisé en bas et couronnement mutilé46. Texte : [D] exiuae / V(otum) s(oluit) l(ibens) m(erito) / [.]ORARP [./- ? - ]. Ht : 0,37 m ; Larg. : 0,34 m ; Ep. : 0,14 m. Signalé pour la première fois par Guy Barruol47 alors qu’il était conservé au château de Lourmarin, commune voisine de Cadenet, avec la mention « inscription provenant de Cadenet ».
17L’ancien oppidum a vu s’élever au Haut-Empire un sanctuaire consacré à Dexiua, divinité topique uniquement attestée sur le secteur de Cadenet et à la dimension ethnique évidente48. En effet, la confrontation au texte de Pline (H.N., 3, 34) est particulièrement significative puisqu’il mentionne l’existence des Dexiuates entre les Cavares au nord et les Anatilii au sud49. Il est donc tentant de faire du Castellar le chef-lieu de la peuplade50. Il s’agit donc d’un culte dont l’implantation sur une ancienne agglomération protohistorique fortifiée doit recouvrir une certaine légitimation. La présence des piliers à encoches donne au site une dimension symbolique liée à des pratiques mal définies d’exposition des crânes dans le cadre d’un édifice collectif. Mais s’agit-il à proprement parler d’un culte ? Il apparaît certain que l’implantation de ce sanctuaire gallo-romain reprend à son compte ce lieu de mémoire de la communauté en le réinvestissant, en se réappropriant ce géosymbole, ce marqueur du paysage tout en l’intégrant dans le cadre juridique romain d’organisation des cultes au sein de la cité. S’il est tentant de définir ici un sanctuaire public, autrement dit géré par des magistrats, nous devons demeurer excessivement prudents car aucune dédicace n’atteste d’un acte public. Il est nécessaire surtout d’éviter les tentations déterministes conduisant à faire perdurer l’ethnie des Dexiuates sous la forme d’un pagus51 dont aucun document ne vient témoigner afin de qualifier le lieu de culte du Castellar de sanctuaire de pagus.
18Ce sanctuaire était probablement fréquenté principalement par la population de l’agglomération de bas de versant implantée au Ier siècle avant J.-C. jusqu’à la fin du IIIe siècle après J.-C. autour de Notre-Dame-des-Anges et du lieu-dit des Vérunes sur environ 3 voire 8 ha au maximum52. Les prospections récentes indiquent une occupation rurale dense avec 38 sites ruraux contemporains du sanctuaire dont 5 uillae et un atelier de production d’amphores dans un rayon de 5 km autour du Castellar (fig. 5). Ces sites sont implantés dans la vallée de la Durance, mais également sur le versant en rive droite du torrent de Laval et dans la zone basse au nord du massif sur lequel est implanté l’oppidum. Le massif pourtant peu escarpé ne livre au contraire aucun établissement.
19Pour répondre à la problématique spécifique sur la permanence d’un lieu de culte alors que l’agglomération est abandonnée, le Castellar est particulièrement riche. Mais quelques zones d’ombre demeurent. En effet, si nous restituons, sur le site, un portique à encoches, rien ne permet de le définir comme un sanctuaire. Il pourrait plus simplement manifester de la dimension politique et symbolique du site. Or lors des modifications aussi bien de l’occupation humaine du sol que de l’organisation politique, ce haut lieu de prestige, probable ancienne capitale d’un peuple, a accueilli un sanctuaire lié à un culte probablement public (?). La récupération de ce lieu de mémoire n’a pu que légitimer l’ancienneté d’un culte à Dexiua voire ancrer dans le passé un culte peut-être récemment mis en place ? Simple « vernis » d’une ancienneté ou réelle continuité d’un culte ?
20Nous souhaitons alimenter la réflexion en passant un nouvel exemple documenté par l’épigraphie, en relation avec une divinité locale et lié à un sanctuaire sur un ancien oppidum.
II. Saint-Michel-de-Valbonne (Hyères 83)
21Hormis de la céramique sigillée sud-gauloise et des tegulae53, le site n’est documenté que par plusieurs inscriptions découvertes hors contexte, dont au moins deux attestent d’un culte à Rudianus.
Bloc en grès brisé de tous côtés. Hauteur des lettres : environ 3 cm54. Texte : [---] Rudiai[---] / [---]AV[.]R[---] soit [Deo ?] / Rudia[no---] / Aure[lius---]55.
Autel votif en marbre blanc pour le CIL et Antoine Héron de Villefosse56, en pierre commune pour Emile Espérandieu ce qui est plus probable. Texte : Deo Rudian[o] / uotum lib[ens] / solui(t) L(ucius) Lu[cre]/tius L(ucii) lib(ertus) [Basi]leus57 ou Deo RudiaI[no ?] / uotum li[bens] / soluit L(ucius) Lu[cre]/tius L(ucii) lib(ertus) [Hercu ?]leus58. Ht : 0,54 m ; Larg. : 0,2 m ; Ep. : 0,22 m. La face postérieure porte un laurier avec deux oiseaux perchés dans ses branches et la face latérale gauche une patère59.
Support non décrit. Texte : [---]OPILLIV[---] / [---]ANVS[---] / [---]LIC[---] (Bonstetten 1873, 28) ou [---P]oppiliu[s---] / [---]anus[---] / [---A ?]LICC[---]60 ou [P]oppiliu[s] / [---]anus[---] / [---]ALICC[---]61.
22L’emploi du terme deus pour une des dédicaces peut indiquer une fréquentation au moins à partir de la seconde moitié du IIe siècle après J.-C.62. La divinité honorée, Rudianus, est connue par ailleurs dans la Drôme à Rochefort-Samson63 et à Saint-Andéol-en-Quint64 comme épithète associée à Mars. Rien ne permet d’assurer une même assimilation entre la divinité romaine Mars et Rudianus sur le sanctuaire de Saint-Michel-de-Valbonne comme cela a pu être présenté par ailleurs65.
23Ce sanctuaire prend-il la suite d’un culte plus ancien ? Il faut évoquer les grands blocs, jusqu’à 2,25 m de haut, porteurs de têtes représentées par des incisions schématiques découverts sur le site66 (fig. 6). L’analyse stylistique des décors, notamment d’une représentation d’un équidé, conduit Patrice Arcelin67 à dater ces « bétyles frustes » du premier âge du Fer. Cette datation haute est reprise dans une publication récente68 mais elle se heurte à la datation nettement postérieure de l’habitat fortifié qui s’implante vers la fin du IIe siècle ou au début du Ier siècle avant J.-C.69. Les ramassages de surface comme les sondages n’ont pas livré de mobilier plus ancien70. Enfin ces bétyles71 n’appartiennent pas typologiquement au même ensemble que les stèles du type Saint-Blaise, monuments du premier âge du Fer. Plusieurs obstacles se présentent donc pour une datation au premier âge du Fer de ces stèles.
24Le sanctuaire du Haut-Empire vient s’installer sur un habitat d’environ 10000 m2 abandonné récemment dans le troisième quart du Ier siècle avant J.-C., probablement à l’intérieur de la fortification, en particulier dans la partie occidentale72, point culminant de l’oppidum73 (fig. 7). Ce dernier point est très intéressant car il pose la question de l’état de la fortification lors de l’occupation du Haut-Empire.
25Était-elle encore en élévation ou bien déjà démontée lorsque se développe le sanctuaire ? Le sondage réalisé en 1993 n’a pas pu répondre mais d’une part, il a été réalisé dans la partie orientale du site, donc loin du secteur occupé à la période romaine et, d’autre part, il est également possible que les phénomènes érosifs n’aient pas laissé en place les niveaux les plus récents. Nous ne pouvons répondre sur l’état de la fortification à la période romaine mais elle formait encore un élément marquant du paysage. En effet, les travaux récents l’ont repérée malgré les broussailles. De plus, l’abandon de l’habitat est assez tardif dans le Ier siècle avant J.-C. et aucun témoignage d’une destruction violente n’a été rencontré74. Eventuellement à l’abandon, le rempart n’en demeurait pas moins un aménagement bien visible à l’époque du sanctuaire du Haut-Empire.
26Revenons, pour cette question du devenir de la fortification, sur le Castellar à Cadenet. La qualité de conservation de la fortification de l’âge du Fer, encore à l’heure actuelle, notamment dans le secteur nord-est, invite à replacer une fortification bien visible lorsque se développe le sanctuaire au Haut-Empire. Qu’advient-il cependant de cette fortification à la période romaine ? Les résultats de la campagne 2008 sur la partie sommitale du rempart a mis au jour un dernier état d’un mur-parapet sommital employant des blocs de calcaire lié par un abondant mortier de chaux75. La datation C14 vers 100 avant J.-C. – 70 après J.-C.76 d’une plaque de combustion de l’état 2 précédant le niveau de circulation contemporain du mur MR1b (état 3) déterminerait ce réaménagement final comme une réalisation de la période augustéenne (fig. 8). Cela pourrait aller dans le sens d’un entretien de la fortification alors que l’agglomération est abandonnée et que vient se développer le lieu de culte au début de l’Empire. Cela ne peut qu’inciter à réfléchir au rôle de la fortification dans la définition du lieu de culte.
27Quoi qu’il en soit, entretien ou non, les fortifications sur ces deux habitats de hauteur ne peuvent qu’avoir été visibles et bien identifiées dans le cadre des sanctuaires à Dexiua et Rudianus. On peut se demander si on ne doit pas considérer la totalité de l’oppidum en lui-même comme le sanctuaire. La délimitation de cet espace a pu être symbolisée par l’enceinte de l’âge du Fer. Toute tentative de localiser le sanctuaire dans l’agglomération serait sans pertinence puisque le sanctuaire correspond à la surface enclose. Tout au plus, nous pouvons y rechercher les diverses structures réalisées dans l’espace sacré : temple, édicule, annexes.
28Pour quelle population les vestiges de l’oppidum auraient-ils pris sens dans le sanctuaire de Saint-Michel-de-Valbonne ? Comme à Cadenet, le déperchement de l’habitat groupé est conjoint, fort logiquement, au développement d’une occupation rurale intense dans le vallon de Réal-Martin au Haut-Empire. En effet, ce sont 37 sites ruraux contemporains dont 9 uillae et 1 atelier de production d’amphores dans un rayon de 5 km qui ont été recensés, le plus prés, Saint-Isidore 2, étant à 800 m en contrebas de la colline77. Le site de se trouve cependant assez éloigné (11 km) de la plus proche agglomération reconnue (Olbia). Il est très imprudent d’en déduire un éclatement de l’habitat groupé en un ensemble d’habitats ruraux sur les seules données de prospection consultées. Mais le sanctuaire domine une zone fortement exploitée à la période romaine par un réseau dense d’habitats ruraux.
29Nous voyons, à travers ces deux exemples, s’esquisser une relation particulière de certains lieux de culte au Haut-Empire avec d’anciennes agglomérations protohistoriques fortifiées. Ils livrent certes des témoignages de l’ordre du symbolique voire du cultuel, mais ni le portique ni les stèles n’attestent avec certitude la présence d’un espace sacré à la période gauloise. Il est difficile d’y évoquer avec assurance la permanence d’un lieu de culte malgré l’abandon de l’agglomération. Nous envisageons plutôt de voir dans l’implantation de ces sanctuaires au Haut-Empire la volonté de les situer sur un ancien lieu fortement symbolique. La connotation particulière de certains vestiges de ces agglomérations ne fait que renforcer l’image d’un lieu de mémoire au sein de l’espace anthropisé. La relation au passé doit être prise en compte comme un critère pertinent de la localisation des lieux de culte. Nous ne pouvons qu’hésiter entre la continuité d’un culte celtique, peut-être ayant subi des modifications notamment quant à sa forme, et la légitimation d’un culte récent (attaché à une nouvelle forme d’occupation de l’espace et une nouvelle forme d’organisation sociale liée à la conquête) par la manifestation d’un lien à un passé plus ou moins réinventé.
30Nous poursuivons notre réflexion avec un sanctuaire très bien documenté : le Châtelard ou Castellar du Lardiers où il ressort à la fois la possibilité d’un culte à Mars et un sanctuaire sur un oppidum abandonné.
III. Le Castellar du Lardiers (04)
31Une rapide description du sanctuaire permet d’évoquer l’édifice principal quasiment au point culminant de l’oppidum (fig. 9) et qui prend la forme d’une cella carrée au centre d’une cour à ciel ouvert ceinturée par une galerie couverte concentrique78 (3 m de large et 24,80 m de côté) et à colonnade intérieure79. Cet édifice principal était accompagné d’une série d’édicules établis au nord et à proximité du fanum, dans une zone à l’ouest du portique et à l’est du temple : ce sont 6 édifices quadrangulaires aux dimensions variables. Quelle était leur destination ? Le mobilier découvert, identique aux dépôts usuels sur le site80, n’a pas été aperçu dans un contexte stratigraphique suffisamment clair pour définir l’activité qui s’y déroulait.
32S’il faut rajouter la présence du portique et de salles annexes à la composition du sanctuaire, il est surtout intéressant de s’arrêter sur l’histoire du site. En effet, l’édifice principal vient s’implanter, vers le milieu du Ier siècle après J.-C., à peu près au centre d’un site fortifié de l’âge du Fer. L’oppidum du Castellar possède trois enceintes en pierres sèches d’une largeur de 4 m. Cette ampleur permet encore aujourd’hui de suivre son tracé et invite à leur conserver une signification dans la perception du paysage pour la communauté fréquentant le sanctuaire. Pour G. Barruol81, un « rôle d’enceinte sacrée » peut être rattaché à cette fortification. Si ce ne sont assurément les trois enceintes, au moins la plus sommitale a dû jouer un rôle dans la définition du lieu de culte. Tout d’abord parce que sa présence dans le paysage n’a pu être ignorée lors de l’implantation du sanctuaire et qu’il est fort logique qu’elle ait été le support à un discours mémoriel. Mais surtout, à l’image de la restauration du rempart à la période augustéenne qui est attestée à Cadenet, l’aménagement, à travers les enceintes, d’une voie d’accès au sanctuaire met en évidence l’adaptation de la structuration du lieu de culte gallo-romain aux vestiges antérieurs.
33Cette voie à ornières, dégagée sur 50 m environ et d’une largeur de 3 à 3,5 m montant sur la colline à partir de la première enceinte, est bordée de murs conservés sur 1,5 m de haut environ et percés d’au moins quatre niches de part et d’autre de la voie82 (fig. 10). La niche II, décorée de peintures, et la niche IV contenaient chacune un autel anépigraphe encore en place alors que la faible couche de mortier ou de sable damé formant le niveau de circulation83 a livré un grand nombre d’objets votifs laissant penser que ce secteur était bien le lieu d’une activité rituelle. On ne peut définir l’enceinte protohistorique comme une structure cultuelle mais l’aménagement de la voie et l’activité qui y a été mise en évidence démontrent que le lieu de culte s’étendait bien depuis l’édifice sommital jusqu’aux abords de l’enceinte qui, par ailleurs, a dû être entretenue un minimum, aux environs de la voie.
34Une telle hypothèse conduit à s’interroger sur la signification de ce vestige au moment de la fréquentation cultuelle des lieux. Il est certes possible que nous n’ayons là qu’un emploi pragmatique d’une délimitation toute trouvée mais on conviendra que l’implantation d’un sanctuaire sur un ancien pôle d’occupation de l’âge du Fer, parfaitement visible au Haut-Empire, ne saurait être neutre. La mise en place du sanctuaire gallo-romain s’inscrit-elle dans la permanence d’un lieu de culte de l’âge du Fer malgré l’abandon de l’habitat ? L’implantation « tardive », vers le milieu du Ier siècle après J.-C., se comprend-elle par l’arasement des vestiges d’un premier état du sanctuaire ou par un hiatus entre la date d’abandon de l’habitat et la date de création du sanctuaire, à moins de ne faire perdurer l’occupation domestique jusqu’à une date avancée dans le Haut-Empire ? Pour aller plus loin dans la réflexion, il est nécessaire de se pencher sur l’histoire de l’occupation du Castellar.
35Cet oppidum de 8 ha, ce qui en fait un habitat aggloméré d’une grande ampleur par rapport à la majorité des sites fortifiés de hauteur en Gaule méditerranéenne, livre de rares indices d’une occupation des VIe-Ier avant J.-C. dont une seule case « assez modeste avec au centre un foyer rustique ». Ce peu de données s’explique par un arasement important lors de la réalisation du sanctuaire gallo-romain mais des niveaux de faible puissance stratigraphique ont été observés dans quasiment tous les secteurs explorés et attestent plutôt d’une occupation84 indigène du second âge du Fer (voire de la fin du premier)85. Les monnaies massaliètes, la céramique indigène à décor géométrique, un grand chenet à tête de bélier démontrent également une occupation de l’âge du Fer dans le secteur du portique et de ses six salles annexes. Rien ne permet cependant de déterminer un sanctuaire antérieur sous les structures gallo-romaines.
36Il reste à questionner les pratiques religieuses gallo-romaines attestées pour évoquer un éventuel héritage protohistorique du ou des culte(s). On ne peut, à partir de la forme originale de l’édifice principal, spécifier une tradition indigène. Si tel était le cas, cela n’indiquerait d’ailleurs seulement que l’initiative répond à des attentes locales. Parmi le très abondant matériel recueilli, et à côté d’un mobilier votif usuel86 pour les sanctuaires du Haut-Empire en Gaule, c’est surtout la présence d’environ 5 000 plaques de bronze percées et de plus de 10 000 anneaux de bronze, d’or et d’argent, parfois brisés intentionnellement87 qui viennent poser la question de l’origine protohistorique de l’activité cultuelle. Effectivement ce type d’objets rappelle les dépôts cultuels protohistoriques connus à La Cloche ou Entremont88. Ces dépôts d’objets métalliques étaient liés à des pratiques rituelles de la fin de l’âge du Fer, souvent réalisées par ailleurs dans des agglomérations. Il est donc possible que de tels actes dépositaires aient été à l’origine du sanctuaire du Lardiers mais la présence d’une telle quantité d’objets et leur contexte stratigraphique témoignent bien de la poursuite de tels dépôts d’offrandes métalliques à la période romaine. Qu’une partie de ces objets ait pu provenir des dépôts antérieurs n’est pas à exclure mais nous ne pouvons absolument pas le prouver.
37Par ailleurs, ce ne sont pas les quelques 47 monnaies antérieures au Haut-Empire qui permettent d’évoquer des dépôts protohistoriques. En effet, outre la possibilité de dépôts de monnaies anciennes89 à la période romaine, ce matériel monétaire s’explique très bien dans le cadre d’une simple occupation domestique antérieure, surtout en l’absence de traitement spécifique de démonétisation.
38En l’état actuel, il paraît très audacieux de justifier un discours sur une permanence d’un espace sacré de l’âge du Fer au Haut-Empire à partir de la documentation archéologique disponible. De plus, même si on parvient à identifier le culte honoré à la période romaine, nous ne pouvons lui attribuer une antériorité de facto sur le site même du Castellar. L’unique indice en notre possession est un cippe inscrit d’une hypothétique mention à la divinité Belado :
Grand cippe en calcaire tendre, en partie scié à la fin de l’antiquité pour un remploi. Texte : [---Bel ?]adon(i ?) / [---]urum / [---]. Deux fragments : la base (0,77 x 0,64 x 0,4 m) et la partie du dé (0,5 x 0,31 x 0,18-0,22 m), brisée à gauche et en bas90.
39Cette divinité est connue par ailleurs en épithète de la divinité Mars dans plusieurs inscriptions91 de Provence92. Là encore, cela contribue certes à caractériser l’aspect indigène du culte sur l’oppidum du Castellar mais ne prouve en rien son antériorité au Haut-Empire. Une donnée pourrait aller dans le sens d’une fréquentation cultuelle d’au moins une zone de l’oppidum dès l’âge du Fer : il s’agit d’une vasque en calcaire local portant une inscription gallo-grecque :
Vasque en calcaire local trouvée en 1961 au sud de l’oppidum, à l’extérieur de la seconde enceinte, dans le secteur du dépotoir de lampes. Texte : Kape[...]. Ht : 0,175 m ; diamètre extérieur maximum restituée 0,56 m93.
40Or on connaît ce genre de vasque à Glanum94 et à Calissanne (Lançon-de-Provence)95 et elles sont caractérisées par une dédicace à Bélénos. Nous suivrons cependant Michel Lejeune96 en évitant de restituer arbitrairement un culte à Bélénos également au Lardiers. Mais surtout si on observe le contexte de découverte des deux précédentes vasques, ces objets incontestablement de nature cultuelle ne proviennent pas de lieu de culte bien attesté : dans un cas, il s’agit de l’édifice très particulier appelé « prytanée » sur Glanum, bâtiment public et monumental dont le rôle a pu être à la fois civique et religieux ( ?) et à Lançon, il ne s’agit que d’un établissement rural de la fin du Ier siècle avant J.-C. ne relevant aucun autre indice cultuel. Ainsi malgré le témoignage cultuel de cette vasque du Lardiers, la pratique rituelle a très bien pu prendre place dans une sphère domestique ou d’un édifice public sans pour autant signaler un espace sacré, un lieu dont l’activité essentielle relève de pratiques cultuelles. Si l’objet provient d’un même édifice qu’à Glanum, on pourrait même s’interroger sur cette convergence, avec les deux précédents exemples, vers la présence d’un édifice à valeur politique (portique à encoches, stèles à têtes humaines) antérieurement au sanctuaire gallo-romain.
41Comment comprendre l’implantation du sanctuaire gallo-romain sur l’oppidum du Lardiers ? Le sanctuaire s’inscrit dans une volonté manifeste de récupérer la valeur symbolique de ce « lieu d’histoire » de l’espace anthropisé. L’utilisation très probable de l’enceinte protohistorique, le caractère indigène des formes architecturales employées, des offrandes et enfin du culte même à Belado forment autant d’indices pour déterminer la relation entre ces vestiges du site fortifié et le sanctuaire d’une communauté locale du Haut-Empire. Deux interprétations s’offrent à nous.
42La première hypothèse qui suppose la préexistence d’un lieu de culte protohistorique non attesté voudrait que ce sanctuaire gallo-romain marque la permanence d’un lieu de culte malgré l’abandon de l’oppidum, du moins par une occupation domestique. On octroierait au culte antérieur une valeur particulière qui justifierait sa permanence sur le même lieu et, au contraire de certains cultes, le fait qu’il n’ait pas subi l’effet des dynamiques spatiales touchant l’habitat. Il est impossible de déterminer alors les raisons qui poussent une communauté à conserver ce lieu de culte.
43La seconde hypothèse permet de s’affranchir du postulat d’un sanctuaire préexistant. Déjà formulé pour les sites précédents, il s’agirait d’expliquer l’implantation du sanctuaire gallo-romain sur cet ancien pôle de l’occupation protohistorique comme la volonté de récupérer un lieu de mémoire pour la communauté. Il peut fort bien se comprendre comme une volonté de réaffirmation de ce contrôle de l’espace par la récupération d’un lieu perçu comme « porteur de sens historique » : nous avons ici l’impossibilité de définir si la communauté97, à l’origine du lieu de culte, a choisi de s’établir sur son ancien pôle dont elle a gardé le souvenir ou si elle a récupéré ce qu’elle estime être un ancien pôle dans une sorte de réinvention du passé.
44Remarquons d’ailleurs qu’il semble se reproduire le même schéma qu’à Cadenet avec une possible agglomération secondaire dans la plaine de Banon en contrebas de l’oppidum98. Le secteur de la chapelle Saint-Michel, qualifiée de visco au XIIIe siècle99 est souvent le lieu proposé pour localiser un uicus à partir d’un raisonnement sur la toponymie mais aussi en raison de « vestiges romains abondants » signalés depuis Bertranet jusqu’à la chapelle100. Nous aurions une agglomération de bas de pente à l’origine probablement du lieu de culte sur l’oppidum dominant. L’occupation rurale des environs est mal connue en raison d’absence de prospections récentes : 12 sites ruraux contemporains dont deux uillae dans un rayon de 5 km ont pu être répertoriés et permettent juste de caractériser une zone d’exploitation agricole et donc que le sanctuaire est bien intégré dans un espace vécu, fréquenté, parcouru au sein d’un réseau d’habitat bien implanté.
45En définitive, cette hypothèse, qui s’appuie sur l’idée de la récupération d’un lieu de mémoire, permettrait également d’expliquer le hiatus possible (mais non prouvé) entre l’abandon de l’oppidum et l’implantation du sanctuaire. Quand bien même nous serions face à une continuité d’un espace sacré protohistorique au Haut-Empire, cette continuité pourrait se comprendre par la volonté de ne pas quitter totalement ce lieu de mémoire : on continuerait à venir sur ce géosymbole mémoriel afin d’officier un culte garant d’une certaine cohésion communautaire par une référence au passé. Si on postule la continuité de lieux de culte, l’extension, dès le milieu du Ier siècle après J.-C., de l’espace sacré à la totalité de l’oppidum témoignerait que c’est bien l’ensemble de ce dernier qui s’inscrivait dans une relation au culte : donc, bien plus que de prendre la suite d’un espace sacré de l’âge du Fer hypothétique, le sanctuaire gallo-romain aurait « colonisé » les anciennes zones d’habitat (certes entraperçues) de l’oppidum. Nous dépassons le cadre d’une simple permanence d’un espace sacré.
**
46Pour conclure, une prise en compte du facteur « temps » nous semble nécessaire dans la réflexion sur le processus d’implantation des sanctuaires. On ne peut faire l’économie d’une lecture mémorielle des cultes et de l’espace. La société antique attribue à l’espace une valeur historique soit à partir d’une réalité historique entretenue oralement soit à partir d’un passé inventé : la perception combine une historicité de certains espaces à une mémoire inventée à partir, par exemple, de vestiges d’une occupation antérieure que l’on s’approprie et que l’on intègre au sein de sa propre histoire.
47C’est un phénomène que nous retrouvons, ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, dans l’interprétation de la réoccupation d’anciens sites mycéniens par des sanctuaires de la période géométrique : il s’agit, non pas d’un continuum d’espace sacré, mais bien d’un phénomène de réappropriation du passé sous la forme d’un retour plus ou moins conscient sur un lieu auquel était attaché un souvenir particulier101.
48Dans ce dossier sur l’implantation de sanctuaire et de cultes du Haut-Empire sur des oppida, la première piste de travail revient à évoquer la continuité d’espaces sacrés et de cultes celtiques au Haut-Empire malgré l’abandon de l’habitat. Or l’examen des sites limite ce raisonnement puisque les témoignages livrés relèvent davantage d’une expression symbolique protohistorique que d’un lieu de culte. S’il y a bien continuité, cela ne semble pas être seulement une simple continuité d’un culte antérieur. Nous pourrions dire que la continuité dissimule en fait des ruptures, en tout cas des évolutions, des modifications.
49Nous attirons donc l’attention sur le problème de la « théorie de la survivance », souvent employée d’une manière simpliste pour expliquer l’implantation de sanctuaires gallo-romains sur des sites de l’âge du Fer, car les dynamiques des changements religieux emploient une superposition des « lieux et des figures, des images et des rites ». Il s’agit davantage d’un « bricolage de faits religieux [...] mêlant continuité, ruptures et innovations »102. La référence à la tradition n’implique pas une continuité, une permanence sous une forme immuable des cultes. Au contraire, elle vient légitimer un système remanié, évolué, nouveau, en y intégrant des symboles souvent eux-mêmes réinterprétés. La survivance n’est donc pas synonyme d’immobilisme103. Par conséquent, la superposition de phénomènes relevant du symbolique et du rituel entre la période protohistorique et la période romaine ne peut parfois correspondre qu’à une reconstruction théorique. Le culte à Dexivua, s’il est bien public, n’a pu connaître qu’une certaine évolution dans la mesure où il s’inscrirait alors dans le cadre d’un culte accepté dans le panthéon municipal de la cité d’Aix. Mais cette évolution peut être « dissimulée » derrière une référence au passé, à la tradition par l’intermédiaire de la réoccupation d’un lieu de mémoire. Un tel processus de localisation pourrait créer un lien au passé à même d’ancrer le culte renouvelé dans la tradition et les âges, et être source d’une légitimité. On rejoindra ainsi le phénomène évoqué précédemment pour les sanctuaires géométriques sur d’anciens sites mycéniens pour lesquels les auteurs proposent la création de « continuités imaginaires dans un sanctuaire alors même que rien, sur le plan archéologique, ne le vérifie »104.
50En définitive, la récupération d’un lieu de mémoire offre une visibilité plus grande au sanctuaire qui joue alors pleinement son rôle d’appropriation de l’espace et de lieu assurant la cohésion communautaire. On rappellera ainsi que le sanctuaire en tant que lieu de mémoire voit son rôle de « ciment du groupe » renforcé105.
Notes de bas de page
1 Häussler 2008.
2 Généralement locales aux rares exceptions des colonies de droit romain à déduction de vétérans.
3 Goudineau, Fauduet, Coulon 1994 ; Fauduet 1993 et 2010.
4 Lenclud 1987, p. 3 et 5.
5 Lenclud 1987, p. 10.
6 Ibid., p. 16.
7 Ibid., p. 31.
8 Lenclud 1987, p. 34.
9 Isoardi et alii 2007, p. 69 et 89.
10 Sagnier 1884, p. 18.
11 Jacquème 1922, p. 55.
12 Isoardi et alii 2007, p. 33-34.
13 Un fragment de meule en basalte, fragments de céramique indigène, de dolium et de rares fragments de céramique sigillée (Jacquème 1922, p. 55).
14 Sagnier 1884, p. 19 ; Rabiet 1887, p. 341.
15 Tallah 2004, p. 217.
16 Amphore massaliète, italique, céramique campanienne A, dolium.
17 Isoardi et alii 2007, p. 30, 89 et 151-153.
18 Rolland 1958, p. 401 ; 1964, p. 559-560.
19 Golosetti 2009a, p. 608-616.
20 Rolland 1958, p. 401.
21 Rolland 1964, p. 559 ; Oggiano-Bitar 1994.
22 On notera cependant la découverte, sur le Castellar, de rondelles de cuivre (?) fort minces sans gravures et de diverses dimensions (Sagnier 1884, p. 19, no I), et comparées à des « sapèques chinoises » soit des pièces en bronze ou en cuivre percées d’un trou carré. Henri de Gérin-Ricard (1913, p. 202-202, no 4) évoque ces petits disques, qu’il juge en bronze, et les rapproche des découvertes du sanctuaire du Lardiers. Guy Barruol (1969, p. 205, no 4) extrapole lorsqu’il rapporte la découverte de « très nombreuses petites plaques percées ». Néanmoins on ne peut associer ces éléments sans provenance précise aux piliers à encoches découverts hors contexte.
23 Jacquème 1922, p. 131.
24 Maruéjol 1892, p. 51.
25 Lejeune 1985, p. 138, G-112.
26 Roland 1837, p. 263.
27 Lejeune 1985, p. 140, G-113.
28 Gérin-Ricard 1916, p. 88.
29 Lejeune 1985, p. 142, G-115.
30 Ibid., p. 141, G-114.
31 Il faut mentionner trois stèles anépigraphes portant également des représentations de pieds sur leur face principale (Vève 2005, 16) et provenant de la limite communale entre Ansouis et Cadenet (Oggiano-Bitar 1994, fiche no 15). Appartenaient-elles au même ensemble que les stèles du Castellar ?
32 Roland 1837, p. 262 ; Jacquème 1922, p. 132.
33 R.I.G.I, 201, G-152.
34 Rabiet 1887, p. 338 ; Bats 1988, p. 140.
35 Nous renvoyons pour cette question aux exemples donnés dans un article de Guarducci (1942-1943, notamment p. 318-321). Précisons que ces monuments de Cadenet viennent infirmer l’absence de telles empreintes pédiformes en Gaule comme soulignée dans l’article (p. 315).
36 Bertrand 1773.
37 Le don de sedilia (sièges) est peu attesté mais néanmoins reconnu, comme sur une inscription à Mercure découverte à Lyon (Wuilleumier 1963, no 228). Nous proposons de voir dans ces sedilia des aménagements équivalents aux bancs en forme d’exèdre (parfois appelés triclinia), précédés d’un autel et liés aux activités cultuelles de représentants des pagi rencontrés dans l’enceinte du sanctuaire d’Irminenwingert (Scheid 1991, p. 47, fig. 1-2 et 51), dispositif reconnu également aux abords des temples de l’Altbachtal (Scheid 1995, p. 236-237).
38 Bertrand 1773 ; Anonyme 1773, p. 1657.
39 CIL XII, 1064/I.L.N. Aix, 287, no 222.
40 Fauris de Saint-Vincent 1818, p. 337.
41 Par rapport à la reproduction de la plaque publiée dans le travail de Fauris de Saint-Vincent (1818, p. 244) et Roland (1837, p. 250) qui ne représente absolument pas un prétendu « Θ » dans D(onum) d(at) O(?) Dexciue, Charles Roland (1837, p. 252) étant pourtant en possession de la plaque, on peut remarquer l’ajout d’une marque au centre du O (d’autres marques apparaissent également), suggérant alors un « Θ » sur la reproduction publiée dans l’article d’Eugène Rabiet (1887, p. 333). Or cette reproduction est tirée du dessin de Fauris de Saint-Vincent et non d’un nouveau relevé de la plaque, perdue. Auguste Allmer (1897, p. 466, no 1201) évite le problème en ne retranscrivant pas la lettre « O » dans sa lecture. Jacques Gascou et M. Messager (1993, p. 210) identifient également un O avec un point central et non un « thêta » même si la signification de cette lettre n’est pas claire. J. Gascou (1995, p. 287) suit ainsi le développement d’Hirschfeld laissant irrésolu le sens du « O » ou « thêta ».
42 CIL XII, 1063/I.L.N. Aix, 286, no 221.
43 CIL XII, 1062/I.L.N. Aix, 285, no 220.
44 Bouche 1664, p. 220.
45 Gascou et Messager 1993, p. 209.
46 I.L.N. Aix, 288, no 223.
47 Barruol 1969, p. 204, n. 3.
48 Agusta-Boularot, Golosetti, Isoardi 2010.
49 « Vtlra fossae ex Rhodano, C. Mari opere et nomine insignes, stagnum Mastromela, oppidum Maritima Auaticorum, superque Campi Lapidei, Herculis proeliorum memoria, regio Anatiliorum et intus Dexiuatium Cauarumque ». « Au-delà sont des canaux de dérivation du Rhône, bien connus pour être l’œuvre de C. Marius dont ils portent le nom, l’étang de Mastroméla, la ville de Maritima des Avatiques et au-dessus les Champs Pierreux, souvenir des combats d’Hercule, le territoire des Anatiliens et dans l’intérieur celui des Dexivates et des Cavares » (Trad. Zehnacker H. - Pline l’Ancien, Histoires Naturelles, livre III. Paris, Les Belles-Lettres, coll. Budé, 1998).
50 Barruol 1969, p. 203-205.
51 Barruol 1969, p. 205 ; Häussler 2008, p. 175.
52 Broise 1984, p. 260 ; Oggiano-Bitar 1994, fiche no 5.
53 Brun et alii 1993, p. 17.
54 Bonstetten 1873, p. 28.
55 CIL XII, 382/ Rimbert 1990, II, 50, no 43.
56 Héron de Villefosse 1914, CXXVII.
57 CIL XII, 381/ Rimbert 1990, II, p. 49, no 42.
58 Brun 1999, p. 463.
59 Espérandieu 1907, p. 36, no 32.
60 CIL XII, 383.
61 Brun 1999, p. 463 non uidi.
62 Raepsaet-Charlier 1993 ; Cibu 2003.
63 CIL XII, 2204.
64 CIL XII, 1566.
65 Brun 1999, p. 463.
66 Brun 1999, p. 462, fig. 481.
67 Arcelin 2005, p. 252.
68 Brun 2008, p. 339.
69 Brun et alii 1993, p. 16.
70 Brun 1993, p. 161.
71 Bien que parfois définis comme des stèles, les monuments de Saint-Michel-de-Valbonne ne correspondent pas aux types inventoriés sur les sites de la basse vallée du Rhône comme le suggère l’absence de régularité, de bords chanfreinés (Brun 1999, p. 462, fig. 481). En outre, si la gravure de l’équidé est, il est vrai, proche des représentations piquetées de Mouriès, la représentation des « têtes coupées » qui occupe les faces de ces blocs n’a jamais été mise en évidence sur les stèles répertoriées dans la vallée du Rhône. Les autres représentations de têtes gravées sur Entremont ou sur Villelaure (ou encore le bloc de Badasset à Lambesc) sont certes parfois également rattachées à un art du premier âge du Fer mais sur ces deux sites, on doit aussi reconnaître l’absence de tout indice matériel antérieur au IIè siècle avant J.-C. (Golosetti 2009a, pl. no 4). Par ailleurs, si la représentation de têtes gravées est généralement associée aux piliers/linteaux protohistoriques, les monuments de Saint-Michel-de-Valbonne ne peuvent non plus être assimilés à des fragments architectoniques. P. Arcelin (2005, p. 252) qualifie ces éléments de « bétyles frustes » tout en reconnaissant un traitement graphique, notamment du cheval, similaire, aux stèles taillées et régularisées des Alpilles.
72 Brun et alii 1993, p. 16-17.
73 Bérato et alii 1995, CD-Rom fiche no 136.
74 Brun 2008, p. 333 et 337-338.
75 Isoardi et alii 2008, p. 27.
76 Date à deux sigmas (95,4 % de probabilité). Certes la datation à un seul sigma (68,2 % de probabilité) recentre bien sur la période augustéenne (50 avant J.-C. – 25 après J.-C.) mais le plus pertinent est qu’une datation relativement basse (courant Ier siècle avant J.-C. au plus tôt) de l’état 2 conduit à restituer l’état 3 encore plus près du changement d’ère. Or, l’emploi du mortier dans ce dernier état est bien un argument pour une datation vers la période augustéenne.
77 Brun 1999, p. 467.
78 Salviat 1967, p. 389.
79 Cet édifice ne trouve aucune correspondance évidente au niveau de son plan et ne correspond véritablement pas à l’acception archéologique du terme « fanum » employé régulièrement pour le définir (Barruol 1997, p. 244 par exemple) c’est-à-dire un temple à cella centrale et galerie périphérique. En revanche, nous le rapprochons de la cella à vestibule entourée d’une galerie mais aussi d’un portique en II ou en U (18,2 x 18 m environ) découverte sur le site du Châtelet à Saint-Désirat (Ardèche) (Béal 2005-2006).
80 Gobelets en céramique commune, parure métallique, matériel monétaire, anneaux, plaquettes percées...
81 Barruol 1997, p. 239.
82 Ibid., p. 244.
83 Rolland 1964, p. 545.
84 Céramiques locales et massaliètes, monnaies, fibules…
85 Barruol 1997, p. 242.
86 Céramique de type gobelets, près de 11 000 lampes entières, 435 monnaies dont 47 monnaies massaliètes, gauloises ou ibériques, de la verrerie, statuettes de bronze, parure métallique, objets métalliques divers comme des miroirs rappelant les dépôts de Lachau par exemple (Barruol 1997, p. 246-250).
87 Barruol 1997, p. 246.
88 Golosetti 2009b.
89 Pratiques dépositaires d’objets anachroniques (talismans ?) que nous pourrions rapprocher de la découverte d’outils préhistoriques ainsi que de fossiles étrangers au contexte géologique local (Barruol 1997, p. 248).
90 Barruol 1997, p. 250.
91 Deux à Limans (AE, 1904, 142 et AE, 1904, 143), une plus hypothétique à La Tour-d’Aigues (CIL XII, 503) et enfin une occurrence, plus éloignée, à Plaisans dans la Drôme (AE, 1991, 1197).
92 Barruol 1990, p. 57.
93 Barruol 1997, p. 250.
94 RIG 75, G-63.
95 RIG 56-59, G-28.
96 Lejeune 1968-1969, p. 61.
97 Déplacée depuis quelques générations probablement en contrebas dans la plaine ?
98 Collier, Moulin 1959, p. 223.
99 Bérard 1997, p. 91.
100 Gérin-Ricard 1913, p. 96 et 200.
101 Etienne, Müller, Prost 2000, p. 58.
102 Isnart 2006, p. 211-212.
103 Rivière 2003, p. 15 et 87.
104 Etienne, Müller, Prost 2000, p. 58.
105 Moussaoui 2002, p. 198.
Auteur
Post-doctorant - Université de Bourgogne / UMR 6298 ARTeHIS
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