Introduction
p. 13-29
Texte intégral
1Loin des publications de grandes enquêtes abouties ou de questionnement de concepts, le format « Poche » des éditions Artois Presses Université autorise les auteurs à une plus grande souplesse dans leurs propositions. Pour son premier numéro dans la collection « Cultures Sportives », il nous1 a semblé pertinent de retracer la trajectoire de vie d’une figure particulière, marquante, dans le champ des Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives (STAPS), Christian Pociello. Pourquoi ? Le choix ne tient pas au hasard. Une lecture, une conférence, quelques échanges fructueux, pour commencer. Une relation « hiérarchique » et amicale, ensuite. Un homme admiré, un homme utilisé, un homme oublié, enfin2. Voilà énumérées les quelques raisons qui motivent le cœur de cet ouvrage. Non pas que Christian Pociello soit le seul ou le plus légitime. D’autres figures mériteraient, méritent d’ailleurs, la même attention. Mais parce qu’il faut bien commencer quelque part et parce que l’entreprise visée nécessite une certaine curiosité, une sensibilité scientifique commune, voire de la considération, pour l’homme, sa vie, son œuvre, il est la figure que j’ai « choisie ».
Elle parle de...
Avant de dépouiller quelques archives et de débuter les entretiens avec Christian, j’ai souhaité « jeter sur le papier » les évènements ayant marqué ma « relation » avec lui. Mettre à l’écrit, mettre à distance aussi, ce que je pensais savoir de lui. Cela étant fait, je pourrais alors m’atteler à « faire parler le terrain ».
Une lecture décisive. En septembre 1998, alors étudiante en Licence STAPS, je découvre un nouvel enseignement : la sociologie des pratiques sportives. Mon enseignant, Éric Passavant, encourage vivement la lecture d’un ouvrage support des cours, « Sports et Société » de Christian Pociello. Parvenue à la 29e page de l’ouvrage, la dernière du chapitre introductif, je sais déjà que mon projet professionnel vient de changer, je ne serai plus professeur d’EPS mais « sociologue ». Il a suscité mon envie de comprendre qui fait quoi, pourquoi, quand et où en matière de pratiques sportives. Dès l’année suivante, notamment dans le cadre du mémoire de recherche pour l’obtention de la Maîtrise STAPS, j’essaie de mettre au jour « les mécanismes qui animent les agents sociaux à leur insu », pour le dire avec ses mots.
Une conférence mémorable. En octobre 2000, je suis inscrite à l’UFR STAPS de l’Université de Paris-Sud 11 pour l’obtention du Diplôme d’Études Approfondies (DEA) « Cultures sportives ». Alors que je patiente devant l’amphithéâtre du bâtiment 335 dans l’attente à la fois curieuse et impatiente de rencontrer « en chair et en os » l’auteur du fameux ouvrage, un « ancien » m’interpelle : « Eh ! T’as cours avec Belmondo, tu vas voir, c’est génial ! ». Et Christian Pociello, ainsi surnommé par les étudiants Orcéens qu’il a « eus » tout au long de sa carrière d’enseignant-chercheur, en référence à l’acteur Jean-Paul Belmondo qu’il apprécie d’ailleurs particulièrement, a effectivement assuré le show : diaporama imagé, photos et anecdotes, voix haut perchée, roulade avant sur l’estrade, tout a été mis en œuvre pour maintenir l’attention de la promotion durant ces huit heures de conférence.
Quelques échanges souvent fructueux. Si je ne peux retracer l’ensemble des nombreuses discussions informelles, menées dans les couloirs, autour des éternelles « machines à café » ou encore à « l’inter-cours », deux conseils précieux, qu’il a largement diffusés, sont restés en mémoire et orientent encore aujourd’hui ma pratique professionnelle. En premier, accorder systématiquement de l’importance à la portée sociale de ses travaux de recherche. En second, être toujours capable de « raconter » ses travaux de recherche en deux minutes à un inconnu au détour d’un couloir, en vingt minutes lors d’un colloque par exemple, une heure et plus pour se soumettre à la critique des membres d’un séminaire.
Une relation « hiérarchique » devenue amicale. Christian Pociello est Président de jury lors de ma soutenance du mémoire de DEA, le 12 septembre 2001. Il est de nouveau Président de jury lors de ma soutenance de Thèse, le 14 décembre 2005. Et en septembre 2006, à mon entrée dans les fonctions de Maître de conférences à l’UFR STAPS de l’Université de Paris-Sud 11, il devient « Christian », mon « collègue », attentif, soucieux de ma bonne intégration et de mon bien-être.
Un homme admiré. En octobre 2004, assise dans le fond d’un amphithéâtre bondé, j’assiste à la conférence donnée par Christian, invité par les comités scientifique et d’organisation du 2e Congrès de la Société de Sociologie du Sport de Langue Française (SSSLF). Hommage à sa carrière, sa conférence s’intitule « L’expérience critique ; regards rétrospectifs et prospectifs sur une carrière... ». Devant plus de 300 personnes, collègues, amis, « ennemis », anciens professeurs-sessionnaires, doctorants ou encore étudiants, il « assure ».
Un homme utilisé. En septembre 2006, dans le même amphithéâtre, alors que je fais mon « jour de rentrée » en tant que Maître de conférences, j’assiste à un véritable « putsch ». La quasi-totalité des enseignants et enseignants-chercheurs de l’établissement s’opposent aux méthodes mises en place par les membres de la direction. Christian Pociello a été désigné pour « porter le message ». Debout, il prononcera un discours d’une vingtaine de minutes, sous le regard fuyant du comité directeur, sous les regards fiers et revendicatifs des initiateurs du mouvement, sous le regard « ahuri » des nouveaux arrivants dans l’UFR. Arrivé au terme de son discours, il quittera l’amphithéâtre accompagné des « opposants », laissant une quinzaine de personnes débuter cet étrange « jour de rentrée ».
Un homme oublié. Le 24 novembre 2007, à l’issue d’un séminaire du laboratoire « Sports, Politiques et Transformations Sociales », un pot est organisé pour « sceller » le départ en retraite de Christian Pociello. Improvisé plutôt, puisque nous sommes finalement moins d’une dizaine, Dominique Charrier, Catherine Louveau, Marie Jolion, deux étudiants en Master et moi-même. Il recevra en cadeau, un ballon de rugby dédicacé de quelques étudiants « fans ». Il quittera l’UFR vers 18 heures, sans bruit, en catimini, presqu’au pas de course, déjà incognito.
Oumaya Hidri Neys, le 21 janvier 2011
2Sollicité par un courrier dans lequel j’exposais l’objectif de l’ouvrage et les raisons qui avaient présidé à son « élection », la réponse fut rapide et enthousiaste. « Oui ! C’est oui ! Avec enthousiasme, fierté (teintée d’un soupçon de vanité évidemment) et surtout oui ! de reconnaissance profonde », écrivait-il, alors même qu’il traversait une épreuve médicale, à la fois sérieuse et stressante3. À l’ère du mail envoyé de son iPhone, Christian reste attaché à l’envoi postal. Nos premiers échanges furent le théâtre d’enveloppes que l’on découvre un matin, déposées dans la boîte aux lettres, contenant de longues missives livrant une écriture d’une autre époque et commençant par un affectueux « Chère Oumaya ». Évidemment, le projet lui passe « près du cœur ». Il le considère comme une « forme de reconnaissance dans la “petite mort institutionnelle” » que représente pour lui la retraite. Mais également comme « une bonne idée » en référence à « la manière vivante et personnalisée de sensibiliser les jeunes étudiants à ce qui fut une passion pour le savoir », auquel il a « toujours voulu donner de la saveur », « par l’ouverture de voies nouvelles grâce à la rencontre providentielle de deux grands Penseurs ». Après avoir défini ensemble les conditions pratiques de la réalisation de l’ouvrage, certaines étant exposées ci-dessous, le travail a véritablement pu commencer.
3La méthode choisie est celle des récits de vie, parce qu’elle permet « d’étudier l’action dans la durée4 ». Mais comme l’objectif n’est pas ici de produire de « connaissance de phénomènes collectifs », nous avons pu nous autoriser une conception quelque peu « maximaliste » du récit de vie, que d’autres encore appellent l’« entretien biographique5 ». Nous avons tenté de recueillir un récit de vie « complet6 ». Daniel Bertaux (2010, 35) considère comme tel un récit de vie « traitant de la totalité de l’histoire d’une personne. Il commencerait par la naissance, voire par l’histoire des parents, leur milieu, bref par les origines sociales. Il couvrirait toute l’histoire de la vie du sujet. Pour chaque période de cette histoire, le récit décrirait non seulement la vie intérieure du sujet et de ses actions, mais aussi les contextes interpersonnels et sociaux qu’il/ elle a traversés ». Celui recueilli auprès de Christian ne l’a été que dans l’unique intention de présenter son parcours biographique. De fait, cet ouvrage s’appuie essentiellement sur l’analyse de quatre entretiens narratifs7 menés avec Christian, à son domicile, de mars 2011 à janvier 2012. Le premier entretien réalisé le 24 mars 2011 a duré deux heures et cinquante minutes. L’entretien a accompagné ses premiers pas en novembre 1937 jusqu’à ses derniers aux cours complémentaires en 1953. Le deuxième entretien réalisé le 7 avril 2011 a duré deux heures et quarante cinq minutes8. Confortablement installés dans la salle à manger et après avoir dégusté un repas préparé par Christian9, l’entretien l’a emmené de son année de préparation à l’entrée à l’École Normale d’Instituteurs en 1954 à son entrée à l’École Normale Supérieure d’Éducation Physique et Sportive en tant que professeur-sessionnaire en 1970. Le troisième entretien réalisé le 12 mai 2011 a duré quatre heures et trente sept minutes. L’entretien a accompagné ses années en tant que professeur-sessionnaire à l’École normale supérieure d’éducation physique et sportive jusqu’à sa nomination en tant que Maître de conférences à l’UFR STAPS de l’Université de Paris-Sud 11. Le quatrième entretien réalisé le 17 juin 2011 a duré trois heures et vingt minutes, il a balayé toute sa carrière universitaire et ses « activités » depuis la retraite en août 2007. Mais on ne peut oublier la richesse livrée par les entretiens dits « informels », car non enregistrés. Il y a eu un cinquième entretien d’une durée de trois heures et quarante minutes, très directif, mené le 13 janvier 2012 pour revenir brièvement sur des évènements ponctuels qui méritaient un éclaircissement. Il y a eu aussi un nombre incalculable de « coups de bigot ». Il y a eu enfin de nombreuses discussions menées, avant ou après l’entretien, lorsque le dictaphone était éteint. Ces paroles « en l’air » ont été soigneusement, scrupuleusement notées, dans la mesure des possibilités relatives à la prise de notes. Quand elles sont rapportées dans cet ouvrage, entre guillemets et en italique, c’est parce qu’elles ont été exactement formulées ainsi. Christian s’est également prêté à un questionnaire comprenant 20 questions ouvertes. Intitulé « Devoirs de vacances », ce recueil de données posait des questions volontairement redondantes au regard des entretiens narratifs déjà menés, parfois des questions « provocatrices », voire « impudiques ». Le passage par l’écrit, nous pensions, lui permettrait de réfléchir, de répondre certes moins spontanément qu’en entretien, mais d’aller « au plus loin » de ce que l’interviewé était prêt à dire sur ces sujets. Au final, l’écart entre les productions écrite et orale est minime, cet indicateur vient renforcer notre première impression selon laquelle Christian se livrait « sans tabou », spontanément, « totalement ».
4Je voulais dire tout le plaisir que j’ai pris à mener de tels entretiens avec Christian Pociello. La satisfaction aussi d’avoir pu relever un tel défi. Car si mener des entretiens narratifs avec Christian semble à première vue ne poser aucun problème – d’un côté, le sujet a donné son accord pour le projet, il a envie de parler, de se mettre en récit, il sait qu’il est enregistré10 et que ses propos pourront être publiés – de l’autre, j’ai envie de l’écouter, j’ai également appris les techniques qui permettent de manifester mon intérêt (être souriante, attentive, curieuse, « ouverte », patiente) – il s’agit véritablement d’un défi. Rester concentrée, savoir écouter, savoir « entendre » surtout pour systématiquement envoyer les bonnes « relances », comprendre ses mots dans l’instantanéité, ses expressions, son « jargon » alors même que l’interviewé présente un débit de parole défiant toute concurrence, poser les « bonnes » questions au « bon » moment pour balayer le guide d’entretien sans passer par « la consigne », encourager les reformulations, les rectifications, tolérer les imprécisions, adopter constamment une posture « naïve », du moins faire preuve de fraicheur dans mes questionnements, alors même que les entretiens se succèdent et que l’interviewé croit déjà avoir « tout dit » (quatre entretiens enregistrés, près de quatorze heures d’enregistrement).
5Il faut préciser ici que Christian Pociello est un homme rompu à ce genre d’exercice, même s’il est plus coutumier du rôle d’intervieweur que de celui d’interviewé. Par ailleurs, il a été amené, lors de « conférences-hommages » par exemple, à se mettre en récit. Il était donc logique de craindre qu’il ne soit amené à nous présenter « le cours de son existence comme présentant après coup une forte cohérence11 ». C’est une des critiques adressées par Pierre Bourdieu à ce qui relève de l’« illusion biographique12 ». Nous avons adopté deux « techniques » pour tenter d’en limiter les effets. Premièrement, nous n’avons jamais fourni le guide d’entretien à Christian, ce dernier ne savait jamais quels allaient être les évènements abordés. De fait, les réponses venaient plus « spontanément » que s’il avait pris la peine de « reconstituer » son parcours avant la tenue de l’entretien. Le premier entretien, durant lequel Christian ne s’attendait pas du tout à des questions posées sur ses origines sociales, sa naissance et son enfance a été un exemple éclairant. L’objectif était de ne pas dévoiler nos « attentes » pour qu’il ne sélectionne pas a priori les informations qui « lui » semblaient pertinentes. Deuxièmement, nous avons rapidement constaté ses difficultés à « se laisser porter » en début d’entretien. Plutôt que de le contraindre à l’exercice, nous avons préféré le laisser « réciter son monologue » durant une quinzaine de minutes, lui laisser le temps de dire ce qu’il avait envie de dire, ce qu’il avait parfois « prévu » de dire, textes à l’appui. Seulement cet intermède passé, nous pouvions alors librement attaquer l’entretien narratif. La différence très nette de « qualité » entre les deux types de discours recueillis est un indicateur assez révélateur. D’un côté, un discours cohérent, construit, convenu, préparé. De l’autre, un discours, libéré, débridé, parfois impudique, finalement d’une grande richesse.
6De manière à mener des entretiens satisfaisants, chacun d’eux a été scrupuleusement préparé. Des recherches bibliographiques et quelques archives furent mobilisées pour pré-construire « les états successifs du champ dans lequel elle [sa trajectoire] s’est déroulée13 ». Elles ont également autorisé l’aménagement d’un guide d’entretien plus consistant. Cet outil ne préfigurait en rien l’ordre des questions posées, voire même les questions posées, en entretien. Il s’agissait surtout pour moi d’avoir un support écrit, rassurant durant les longues heures d’entretien, qui me permettait de situer les propos dans le temps, l’espace, les interactions. Durant la première partie de l’entretien, Christian était invité à « se raconter », à se mettre en récit, à partir d’une consigne initiale. Le modèle de l’entretien narratif était particulièrement adapté aux caractéristiques de l’interviewé puisque ce dernier n’avait alors aucun mal à s’emparer de la conduite d’entretien. Puis, durant la deuxième partie de l’entretien, le guide me permettait de donner le rythme : tout en laissant à Christian la sensation de « tenir l’entretien » et de se raconter librement, je prenais soin de le guider par des relances « réfléchies » pour balayer le guide sur la durée totale de l’entretien. L’objectif était d’encourager Christian à parler longuement, par de simples relances, mais en veillant à l’interrompre le moins possible et en évitant au maximum de nouvelles consignes.
7Pourtant, loin de coller fidèlement aux guides préalablement établis, les entretiens narratifs menés ont souvent été le théâtre de « sauts » dans le temps, pas toujours maîtrisables, ni maîtrisés, par l’intervieweuse. Ces « chemins de traverse » furent déstabilisants durant l’entretien. Il faut rappeler ici que Christian est dans sa 74e année, certains souvenirs s’estompent, des noms et prénoms s’oublient, des conflits s’atténuent, d’autres s’affermissent, les repères temporels se brouillent, l’ordre même des évènements parfois. En revanche, ils nous ont permis d’amener l’interviewé à s’exprimer de nouveau sur une expérience, de nuancer, voire de corriger des faits au fur et à mesure que les souvenirs « remontaient ». Le fait de livrer des informations pour la deuxième, voire pour la troisième fois, l’a amené à « remettre en ordre » son récit, à préciser des évènements qui ont jalonné son parcours. Cette focalisation sur certains évènements, au détriment d’autres, indique également ceux qu’il considère encore aujourd’hui comme étant majeurs.
8Alors évidemment le travail d’analyse sur le récit ne s’en trouve que plus compliqué, il nous revient finalement de reconstituer patiemment la structure diachronique qui y est évoquée14. Lorsque, malgré les précautions présentées ci-dessus, quelques incohérences sont apparues à l’analyse, nous l’avons signalé dans le texte. Ces écarts ne peuvent pas être renvoyés à une dissimulation volontaire, consciente, de la part de l’interviewé. Car Christian a décidé de « jouer le jeu », « sans omettre, sans mentir, sans enjoliver, sans détour ». Avant de débuter les entretiens, il a d’ailleurs rédigé un texte de quatre pages intitulé « se prémunir contre toutes mythifications ». Il y mentionne le risque « pour celui qui est interrogé » de céder à la tentation d’« une quête du sens, appelant en fin de vie et de carrière, la production d’un ou deux mythes fondateurs, qui les justifient, les expliquent, en se valorisant peu ou prou ». Il tente de se prémunir de cette volonté de « donner du sens à la masse des petits faits et gestes, que l’on doit choisir et exclure, pour leur donner une certaine cohérence et qui donne à cette vie une certaine direction, comme un chemin de salut, une finalité sinon une téléologie ». Il s’est engagé à ne pas oublier « de révéler ses faiblesses, ses bassesses », à ne pas « passer sous silence les “mauvais coups” dont il a pu se rendre coupable à l’égard des concurrents ou des rivaux ». Et si, dans la situation de face-à-face, invité à se mettre en récit « oralement », Christian avait été tenté de répondre aux sirènes de la reconstruction d’un parcours biographique cohérent et linéaire, la réalité de l’entretien narratif est venue bousculer cet « idéal ». La « précipitation15 » avec laquelle il a répondu aux « questions » est un témoin de premier ordre. Et comme Daniel Bertaux16 l’a montré, la simple évocation d’un nom ou d’une situation l’entrainait dans des digressions telles que la reconstitution d’une linéarité et d’une cohérence dans le récit par l’interviewé était tout bonnement impossible. Par ailleurs, il faut préciser le statut que l’on accorde au discours recueilli. Un regard, un témoignage rétrospectif de Christian Pociello sur les expériences vécues. Les descriptions qu’il en fait sont évidemment incomplètes, certaines informations factuelles se sont parfois révélées a posteriori inexactes. De nombreuses médiations17 s’interposent entre les expériences telles qu’il les a « réellement » vécues et leurs mises en récit. Mais ici, l’objectif est de faire apparaître la singularité des points de vue de Christian. Tout en renseignant les évènements constitutifs de son parcours biographique, nous souhaitons surtout accéder à la logique subjective de ce parcours. Et pour « saisir des phénomènes tels que les attitudes, les opinions, les préférences, les représentations, etc.18 », la méthode choisie s’avère être la plus appropriée. Quelques échanges informels et l’entretien du 13 janvier 2012 ont acté le moment où le rendement devenait décroissant. Lorsque « tout » a été dit, à plusieurs reprises et de plusieurs façons, il faut admettre que « le terrain » est arrivé à saturation. Les difficultés qu’a rencontrées Christian à dater plus précisément, à situer les actions ou encore à relater plus finement les évènements constitutifs de sa carrière d’enseignant-chercheur, ont signifié la limite de « la mémoire orale ».
9D’autres sources ont été mobilisées. Un questionnaire comprenant huit questions ouvertes fut passé auprès de quelques proches, des « compagnons de route », que Christian a côtoyés à des moments-clefs de son parcours. C’est avec son accord que nous les avons sollicités : Jean-Pierre Bessaguet, Jacques Defrance, Daniel Denis, Gérard Baslé, Dieter Hillairet et Ludovic Nugues. Tous se sont prêtés au jeu, de nombreux échanges écrits et oraux eurent lieu. Les données recueillies complètent le récit, elles autorisent la confrontation des matériaux recueillis à une autre « version », mais surtout, elles les font vivre « autrement ». Les productions de ces informateurs sont présentées dans des encarts intitulés « Il parle de... ». Elles sont toutes proposées dans leur quasi-intégralité. Il ne faut pas oublier de mentionner ici Georges Vigarello. Du fait de son statut de « plus vieil ami », il a été sollicité pour préfacer cet ouvrage, mission qu’il a eu la gentillesse d’accepter. Un corpus composé de photographies19 et de documents divers appartenant à Christian Pociello (coupures de presse, lettres manuscrites, etc.) a également été mobilisé. Durant les entretiens déjà, puisqu’ils ont représenté un intéressant moyen de repérage mnémonique des paysages familial, scolaire et professionnel dans lesquels il a vécu. Dans l’ouvrage également, puisque certains de ces supports imagés figurent en nombre à la fin de chaque chapitre concerné.
10L’objectif de cet ouvrage est donc de proposer in vivo l’ascension « exceptionnelle » de l’un des premiers sociologues du sport français. Mais l’analyse de ce cas va au-delà. Elle renseigne tout autant le « petit monde » des STAPS, sa construction, sa dynamique, ses dysfonctionnements, ses tensions également, depuis sa naissance institutionnelle. Retracer l’histoire de Christian Pociello, c’est croiser nécessairement l’histoire des STAPS, plus particulièrement celle de son complexe processus d’universitarisation, dont Christian Pociello aura été à la fois l’un des acteurs, l’une des figures de proue mais également l’une des « victimes », au soir de la carrière universitaire. Le lecteur aura compris que la quasi-totalité de l’ouvrage s’appuie sur le discours recueilli auprès de Christian Pociello : ses mots, souvent lourds de signification, ses descriptions très « personnelles » des situations et des interactions, ses choix parmi les champs des possibles et ses logiques d’action (même s’il ne s’agit que d’une rationalisation a posteriori). Pourtant, pour toutes les raisons exposées précédemment, les retranscriptions littérales20 des entretiens narratifs ne pouvaient être publiées en l’état. Après avoir fait disparaître les « questions » posées, elles ont été travaillées. Les « données » ont été sélectionnées, coupées, collées, montées, et pour reconstituer le parcours biographique de Christian Pociello, et pour rendre invisible le travail d’analyse. Quitte à bousculer l’esthétique littéraire, nous avons préféré respecter « à la lettre » les matériaux recueillis. De fait, dans les cinq chapitres qui suivent, ils sont largement mis en valeur : tous les éléments cités entre guillemets et en italique sont issus des entretiens narratifs21 et de nombreuses expressions viennent apporter tout ce que la retranscription écrite a écarté (les hésitations, les rares silences, les rires, les gestes, les expressions du visage ou encore l’intonation de la voix). Ce parti-pris répond à ma volonté de livrer un retour fidèle et vivant des entretiens menés. C’est ce qui donne, à mon sens, vie à l’ouvrage. C’est du moins, dans cette optique, qu’il a été écrit.
Notes de bas de page
1 Je remercie l’Atelier SHERPAS pour avoir immédiatement soutenu cette initiative et contribué financièrement à la parution de l’ouvrage, Virginie Glavieux, pour sa participation à la retranscription de deux entretiens, Olivier Chovaux, Williams Nuytens et Nicolas Penin pour leur lecture attentive et critique du manuscrit.
2 Le lecteur pourra découvrir, dans l’encart qui suit, des éléments facilitant la compréhension des expressions utilisées.
3 Épreuve pour laquelle il m’avait simplement indiqué, dans un premier temps, « être invisible pendant les quinze prochains jours pour une petite intervention chirurgicale ».
4 Daniel Bertaux, L’enquête et ses méthodes. Le récit de vie, Paris, Armand Colin, 2010, p. 7.
5 Salvador Juan, Méthodes de recherche en sciences socio-humaines. Exploration critique des techniques, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 118.
6 Si les entretiens menés étaient dans cette veine, dans l’ouvrage, certains « pans » de la vie de Christian Pociello ne sont pas explorés. Ses rôles d’époux et de père ne sont que très brièvement évoqués. Certains conflits personnels sont passés sous silence. Certains noms sont volontairement tus. Retracer le parcours de vie de Christian ne devait en aucun cas porter préjudice à d’autres acteurs du champ. L’objectif de l’ouvrage est ailleurs.
7 Daniel Bertaux (op. cit., p. 10) définit l’entretien narratif comme un entretien au cours duquel le chercheur demande à un « sujet », « de lui raconter tout ou partie de son expérience vécue » en privilégiant ce qui relève de sa « vie sociale », c’est-à-dire ses « vie et activités en relation et interactions avec d’autres personnes, pratiques récurrentes, cours d’actions orientés vers des buts à atteindre ».
8 Les entretiens ont volontairement été inscrits dans un temps long (quitte à être accompagnés d’une collation), cela a permis aux entretiens « de prendre un rythme de croisière et de connaître des tournants ». Surtout, cela m’a permis d’abaisser progressivement le niveau de contrôle de l’interviewé. Mis en confiance, « libéré », Christian avait moins tendance à se réfugier derrière un discours préparé, construit, linéaire. Pour plus d’informations sur la question de la durée de l’entretien, voir Stéphane Beaud et Florence Weber, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003.
9 Christian avait préparé quelques toasts de foie gras, une salade de fraises et framboises, puis une tarte au citron, le tout accompagné d’un bon Margaux.
10 Sur les quatre entretiens enregistrés, Christian n’a demandé un « off » concernant l’enregistrement qu’à trois reprises, pour aborder des souvenirs impliquant des personnes qu’il ne souhaitait pas voir citées dans l’ouvrage. Excepté ces trois arrêts, il avait bien conscience que son discours était susceptible d’être rendu public. Il l’avait accepté. Par ailleurs, il n’a jamais demandé un droit d’accès aux retranscriptions des entretiens, il n’a pas réclamé de droit de regard sur l’ouvrage avant sa publication.
11 Daniel Bertaux, op. cit., p. 37.
12 Bourdieu, Pierre, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, 1986, p. 69-72.
13 Bourdieu, Pierre, op. cit., p. 72.
14 Daniel Bertaux, op. cit., p. 78.
15 Durant l’écoute et la retranscription des entretiens, le fait qu’il n’y ait quasiment aucun silence de réflexion mais au contraire, que l’interviewé s’emporte fréquemment, s’empresse de répondre, au point de bafouiller tant il est pressé de s’exprimer, va dans ce sens.
16 Daniel Bertaux, op. cit., p. 79.
17 Pour plus d’informations sur ces médiations, voir les nombreux travaux de Vincent De Gaulejac prenant appui sur des récits de vie ou encore des histoires de vie.
18 Rodolphe Ghiglione et Benjamin Matalon, Les enquêtes sociologiques. Théories et pratique, Paris, Armand Colin, 1978, p. 16.
19 Certaines photographies ont été fournies gracieusement par les informateurs sollicités par questionnaire. Mais la majorité des photographies appartiennent à Christian Pociello, elles étaient soigneusement datées et parfois annotées dans ses albums personnels.
20 Les retranscriptions ont été enrichies au fur et à mesure de l’écoute répétée (encore répétée, et encore répétée) des enregistrements audio, jusqu’à arriver à des retranscriptions fidèles, précises et exhaustives comme l’entend Jean-Claude Combessie, La méthode en sociologie, Paris, La Découverte, 1999, 2e édition.
21 Parce que les règles de la communication écrite diffèrent de celles de la communication orale, quelques « aménagements » ont été réalisés. Pour faciliter la lecture des extraits d’entretien, certaines répétitions sans importance ont été supprimées, certains tics de langage ont été allégés, certains adjectifs possessifs ont parfois été changés. Mais en aucun cas, ces changements de forme n’ont affecté le sens. Surtout, aucun « mot » n’a été ni modifié, ni ajouté.
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