Un référentiel de compétences langagières pour les métiers du bâtiment et travaux publics
p. 107-121
Texte intégral
1. Introduction
1’insertion professionnelle constitue un enjeu majeur de l’accueil et de l’intégration des populations migrantes pour l’ensemble des institutions et organismes impliqués dans leur processus d’insertion, que ce soit aux plans politique, économique, social, éducatif ou linguistique. S’intégrer dans l’entreprise détermine souvent les autres formes d’insertion dans le tissu socioculturel d’accueil. Il n’est qu’à se reporter à la situation vécue par les personnes installées qui ont perdu leur emploi et qui vivent cet événement comme un véritable déclassement social et culturel qui entraîne souvent une exclusion de la société.
2Imaginons les difficultés d’une mauvaise adaptation aux situations de travail pour des populations déjà fragilisées par les différences culturelles et sociales qui les marginalisent.
3L’intégration professionnelle n’est certes pas suffisante mais elle est essentielle à une intégration réussie au sein du pays d’accueil car elle fait prendre conscience au migrant de son utilité, du rôle qu’il peut jouer dans la société.
4La prise en compte des situations professionnelles dans les formations linguistiques est souvent insuffisante en raison principalement des difficultés pour l’enseignant de disposer de matériel pédagogique, d’informations et de documents authentiques issus d’un domaine qui lui est étranger le plus souvent.
5Les entreprises, même si nombre d’entre elles sont conscientes de la nécessité des formations linguistiques de leur personnel étranger, hésitent à laisser entrer des formateurs pour procéder à des observations, des enregistrements, un recueil des documents.
6Les contraintes de temps, de matériel et l’absence de mutualisation et de mise en réseau des organismes de formation au niveau de leurs contenus pédagogiques empêchent également ce travail pourtant nécessaire de compréhension des mécanismes langagiers présents dans les interactions du monde professionnel.
7C’est pourquoi le recours à un dispositif mettant en synergie le monde de la recherche, les entreprises et les centres de formation, apparaît nécessaire pour surmonter ces obstacles.
8Comme nous l’avions déjà évoqué (Mangiante, 2007), la construction de référentiels de compétences langagières du monde professionnel selon une démarche de recherche – action réunissant les centres de recherche adossés aux masters de FLE des universités, les entreprises et les réseaux professionnels (chambre des métiers, CCIP...), permet de pallier en partie l’absence d’outils de formation et d’évaluation adaptés aux situations de travail.
9Cet article se propose de présenter la démarche de construction d’un référentiel pour les métiers du Bâtiment et des Travaux Publics (BTP), secteur en tension confronté au recrutement important de travailleurs migrants dont l’intégration est essentielle au bon fonctionnement des chantiers. Les préoccupations intégratives de ce secteur rejoignent aussi les impératifs de sécurité qui dépendent dans une large mesure de la compréhension et de la transmission des consignes orales et écrites de sécurité. Le travail de référentialisation des situations de communication en milieu professionnel permet de dégager les compétences langagières associées aux tâches qui sont exigées des travailleurs du BTP, constituant un cadre d’élaboration d’activités pédagogiques et d’évaluation fixant les objectifs à atteindre lors d’une formation ciblée.
2. Le contexte du projet
10Le projet s’inscrit dans le cadre du Plan Pluri-Formations (PPF) FULS : Formes et Usages des Lexiques Spécialisés, piloté par l’Université Stendhal de Grenoble 3 et le laboratoire de recherche LIDILEM, consacré à la construction d’un corpus de lexique spécialisé à destination des chercheurs et didacticiens en langue. Au côté d’un axe consacré aux « discours universitaires » et à l’élaboration d’un recueil des colocations issues des lexiques spécialisés qui y sont employés, figure un axe « discours et référentiels professionnels » qui consiste à observer, recueillir et analyser les pratiques langagières des situations de travail dans le domaine du BTP afin d’établir un référentiel de compétences.
11Le projet, commencé en 2007, doit aboutir à la fin de cette année à la mise en ligne de ce référentiel sur une plateforme numérique interactive ouverte aux professionnels ayant participé à sa réalisation, mais aussi aux chercheurs, enseignants, étudiants et formateurs susceptibles de monter des formations linguistiques aussi bien pour le public migrant que, plus généralement, pour le public en voie d’insertion sociale, analphabète ou illettré.
12Secteur en tension faisant face encore, malgré la crise, à une pénurie de main d’oeuvre qui commence à toucher également les postes à responsabilité, le BTP est confronté à la problématique de l’intégration linguistique par la coexistence sur les chantiers de nombreux travailleurs migrants de nationalités et langues différentes. Par ailleurs, la prévention des accidents, les préoccupations de sécurité, d’hygiène et de protection de l’environnement font de plus en plus l’objet de normes strictes à respecter.
13La majorité de ces règles, consignes et orientations nécessitent des modes de communication reposant sur la compréhension linguistique, d’où la volonté des professionnels du secteur d’encourager les programmes de formation que ce soit en FLE/FLS ou en alphabétisation et lutte contre l’illettrisme.
14Médina (2010 : 287) rappelle que les erreurs commises sur les chantiers sont imputables en partie à des problèmes de compréhension qui « ralentissent la productivité et sont synonymes de perte financière pour l’entreprise ». Les ouvriers du bâtiment se parlent peu en raison d’une maîtrise insuffisante de la langue qui les place dans une insécurité linguistique et donc, pour ce qui concerne leur situation professionnelle, dans une insécurité tout court. S’ils ne parlent au mieux qu’un français très approximatif, comment seront-ils capables d’agir et de répondre correctement aux situations de travail ou d’urgence qui se présentent à eux sur le chantier ? (Médina, 2010).
15Dans le cadre du PPF évoqué plus haut, un projet de référentialisation des compétences linguistiques a été construit au sein du laboratoire de recherche en linguistique et didactique des langues Grammatica de l’université d’Artois, avec des étudiants du master 2 FLE en stage dans le secteur du BTP et l’appui des professionnels du domaine : la Fédération des Métiers du BTP – Nord Pas de Calais, le CPO – Nord de Courcelles Les Lens, centre de formation qui a accueilli durant deux ans des stagiaires, ainsi que deux PME de la région.
16Dans un premier temps, le travail d’observation et de recueil de documents a été réalisé au sein d’un chantier-école du centre de formation du CPO-Nord. Les situations de communication observées relevaient surtout de la formation professionnelle initiale et continue, ce qui a déjà permis de constituer avec les professionnels de ce centre un recueil précieux d’informations et de discours authentiques.
17Il manquait néanmoins un terrain d’étude réel, celui d’un chantier en train de se monter et en pleine activité. C’est pourquoi le projet s’est poursuivi grâce à de nouveaux partenaires professionnels sollicités cette année : la Chambre des métiers et de l’artisanat d’Arras, maître d’ouvrage du chantier d’agrandissement de leur locaux et fortement intéressé par le référentiel envisagé en raison de leur forte implication dans la formation professionnelle initiale. À leur côté, le cabinet d’architecte ATALANTE, maître d’œuvre et le groupe EIFFAGE Constructions pour la réalisation du chantier, ont accepté la présence d’une étudiante stagiaire qui a observé, filmé et analysé les différents échanges langagiers à toutes les phases du gros œuvre de la construction.
18Sur le plan technique, le référentiel a bénéficié également de l’appui du responsable multimédia du Centre de Langue Française (CELAF) de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris, partenaire également intéressé par le projet.
3. La démarche suivie et l’ancrage scientifique
19La démarche de référentialisation part de la constitution d’un « référé » (Hadji, 1989) à partir de l’observation de situations professionnelles ciblant des métiers précis, choisis en concertation avec les professionnels du secteur en fonction de leurs besoins. Il comporte un ensemble de discours professionnels, oraux et écrits, recueillis, décrits et analysés par les stagiaires sur le terrain, avec l’appui de leurs enseignants-chercheurs. De cette étude, on dégage les compétences langagières requises, pour une communication idéale, c’est-à-dire atteignant les objectifs spécialisés de communication au sein des différents échanges en situation de travail. L’ensemble de ces compétences constitue alors le « référent ». Le classement et la description de ces compétences langagières en feront alors un référentiel professionnel qui sera aussi complété de commentaires explicatifs et de consignes d’utilisation.
20L’ancrage scientifique de la démarche se situe donc entre la méthodologie du français sur objectif spécifique ou FOS (Mangiante et Parpette, 2004) et celle du français langue professionnelle ou FLP développée par Mourlhon-Dallies (2008 : 5), dans la mesure où l’on va privilégier une approche centrée sur des métiers dont les tâches associées sont analysées séparément et pour lesquels seront pris en compte des facteurs non linguistiques qui conditionnent aussi leur exécution et le déroulement de leurs pratiques et interactions : positionnement au sein de l’entreprise, du chantier et des relations avec les autres métiers, liens chronologiques et hiérarchiques dans le phasage du chantier, conditions de formation et de recrutement...
21De même, le FLP suppose d’analyser une situation d’immersion qui dépasse le cadre de l’apprentissage linguistique de quelques situations de communication pour concerner l’ensemble des interactions avec l’environnement professionnel, la hiérarchie, les collègues, le milieu social et culturel (Barrot, 2010), ce qui constitue justement la problématique des travailleurs migrants.
22La ressemblance avec la démarche FOS concerne plutôt l’approche ethnométhodologique qui a présidé au travail réalisé sur le terrain par les stagiaires :
Observation du contexte professionnel après appui du chef de chantier :
sélection des personnels concernés en fonction des besoins de main d’oeuvre étrangère,
repérage des tâches et du positionnement des acteurs, position au sein du chantier,
analyse des besoins avec des questionnaires et des grilles d’observation d’entretiens,
repérage des actes langagiers.
Collecte des données :
enregistrements audio et vidéo des échanges oraux,
recueil de documents écrits.
Analyse des données :
identification des paramètres situationnels,
repérages des récurrences syntaxiques,
étude du lexique spécialisé.
Mise en relation du référé avec le référent :
détermination des compétences attendues,
classement des compétences et indexation éventuelle sur un niveau.
4. Les outils de traitement et d’analyse
23Une analyse du contexte professionnel avant le début du stage avec les différents partenaires, à l’aide également de la documentation disponible sur le secteur, permet d’identifier les postes de travail ciblés. Des entretiens avec le responsable du stage au sein des entreprises et avec les personnels à partir de canevas et de questionnaires, dégagent les points importants du contexte professionnel (position respective et hiérarchique des travailleurs, organisation du travail, phases du chantier, mesures d’hygiène et de sécurité...) ainsi que les enjeux de la communication (consignes, description, explication...).
24Il s’agit ensuite pour les stagiaires, à partir de grilles, d’observer les tâches professionnelles accomplies par les personnels sélectionnés et d’en dégager la « part langagière » (Boutet, 1995) dans leur compréhension des discours associés à la pratique (notes, notices, plans, affiches, marques sur les matériaux...) comme dans les interactions verbales avec les collègues.
25L’observation active se concrétise par une prise de notes éventuellement complétée par des questions aux ouvriers lors des pauses et par un retour sur les informations recueillies grâce au visionnement des enregistrements vidéo.
26Comme nous le verrons plus loin, les discours professionnels oraux sur le chantier ne sont pas fréquents et font références à des objets, des techniques, des gestes et des situations connus, assimilés, intégrés par les agents, visibles sur le chantier et qui, de ce fait sont implicites. Les enregistrements exclusivement audio ne permettent pas de comprendre de quoi parlent les locuteurs au sein des échanges. Il faut donc leur adjoindre des photos des objets ou parties du chantier évoqués dans les échanges, ce que les stagiaires ont fait, ou prendre le parti de l’enregistrement vidéo, malgré les contraintes techniques que cela suppose (bruit, encombrement, gêne d’être filmés pour les ouvriers...).
27Médina (2010 : 289), dans une démarche d’analyse comparable sur un chantier-école du groupe Vinci, a choisi de se focaliser sur « ce qui est dit » en « occultant les autres dimensions du langage (gestes, attitudes, regards, etc.) pour mieux révéler ainsi la place et le rôle de la parole ». Cette séparation nous semble risquée dans la mesure où le contenu et même la forme des énoncés échangés sont liés au contexte et aux paramètres énonciatifs qui les « situent » et orientent les réactions des interlocuteurs.
28L’étude des différents enregistrements constitue la base du travail d’analyse des besoins des travailleurs, c’est-à-dire de l’inventaire des situations de communications orales et dans une moindre mesure écrites auxquelles ils sont confrontés, en termes « d’actes de paroles » et de compétences langagières à acquérir.
29Comme on le voit ici, la notion de compétence langagière est au cœur de la démarche d’analyse et de référentialisation en milieu professionnel. Nous considérons qu’une méga-compétence langagière traverse les différentes situations de travail dans la mesure où des types d’énoncés se dégagent de l’exécution de tâches très différentes comme les consignes, l’injonction, le conseil, la prévenance, la description et la comparaison... Mais l’étude des différentes situations de travail sur le chantier révèle aussi des spécificités langagières relatives à des tâches précises, au niveau de l’utilisation du lexique spécialisé mais aussi dans la formulation de certaines consignes, explications, descriptions... C’est pourquoi, le référentiel comporte une entrée par les métiers présents sur le chantier au côté d’une entrée par les compétences transversales.
30Cette distinction entre la part langagière transversale aux différentes tâches en milieu professionnel et les spécificités langagières inhérentes à la réalisation de tâches spécifiques apparaît dans l’étape suivante de l’étude menée par les stagiaires : l’analyse des discours oraux et écrits recueillis en situation réelle, à partir du logiciel TROPES d’étude fréquentielle des discours mais aussi à partir d’une analyse fine et manuelle des différents énoncés collectés.
31L’analyse réalisée permet de repérer les caractéristiques lexicales et syntaxiques des échanges et de les mettre en relation avec les paramètres situationnels des tâches professionnelles observées : lieu, phase de construction, objectif et déroulement de la tâche, position des intervenants, utilisation du matériel et des outils...
32Intégrée aux enseignements du master FLE, l’étude sur le terrain réalisée ainsi par les stagiaires redéfinit le rôle du formateur en langue se destinant à participer aux parcours d’intégration linguistique des migrants en milieu professionnel. Il s’agit, comme le soulignait déjà Grünhage-Monetti (2007 : 38-40) de se former à « percevoir le contexte de travail », de comprendre et appréhender les conditions et circonstances de la communication sur le lieu de travail, en dégageant les paramètres, visibles ou intériorisés, qui conditionnent et induisent la forme et le contenu des échanges langagiers sur le terrain professionnel.
33Les compétences du formateur-concepteur de formation linguistique en FOS et FLP sont diverses et transdisciplinaires, elles relèvent de la sociolinguistique, de l’analyse de discours et de la didactique (Grünage-Monetti, 2007). Autant d’habiletés à intégrer à un référentiel de compétences pour le formateur en insertion linguistique, tel qu’il est envisagé dans le projet piloté par Brétegnier faisant l’objet d’un article dans cet ouvrage.
5. La maquette du référentiel
34L’ensemble des données collectées, analysé pour en dégager les compétences langagières associées aux discours, fera l’objet d’un classement et d’une exploitation didactique sous forme d’activités pédagogiques. La maquette du référentiel comporte trois parties complémentaires pour ordonner les données, en rendre l’accès plus facile et pour couvrir l’ensemble des besoins de ses utilisateurs potentiels :
Le contexte de la communication professionnelle avec des appuis documentaires ;
Les listes de compétences classées par tâches et métiers ;
Les aides et commentaires.
35Ainsi un ensemble de liens avec les référentiels métiers existants (AFPA, Québec, Pôle Emploi...), permet d’établir une relation avec les compétences langagières présentes sur le référentiel, complétée par la liste des situations professionnelles observées par les stagiaires et dont les tâches ont été isolées. Pour chaque situation, les compétences langagières sont indiquées avec l’ensemble des outils associés : verbaux (lexique spécialisé et colocations, syntaxe récurrente avec un concordancier) et (audio) visuels (photos, dessins, fichier son, extraits vidéo classés selon le phasage du chantier, avec les transcriptions).
36Des exemples d’énoncés sont donc fournis avec des exemples d’activités pédagogiques, des commentaires et des conseils méthodologiques destinés à des formateurs, étudiants ou évaluateurs. L’ensemble du référentiel sera disponible sur Internet, sur une plateforme numérique interactive accessible sur inscription.
37Comme le montre la page d’accueil du référentiel, cinq métiers ont été ciblés par l’étude, correspondant aux priorités de la profession : ouvrier manœuvre, coffreur-bancheur, maçon VRD, chef d’équipe gros œuvre et canalisateur. Un sixième est en cours d’analyse : celui de ferrailleur. Le choix d’une entrée par métier s’explique également par la demande de formation linguistique du secteur du BTP qui est souvent très précise sur des groupes de métiers spécifiques. Le référentiel prévoit néanmoins aussi une entrée par les compétences transversales aux différents métiers :
38Les compétences transversales dégagées par l’étude sur le terrain concernent l’intégration des travailleurs dans l’entreprise et la coordination des différents corps de métiers sur le chantier, les questions d’adaptation aux contraintes administratives (horaires, mobilité, pauses...), les règles d’hygiène et sécurité, la médecine du travail (voir plus haut).
39Au sein des différentes rubriques, les compétences langagières spécifiques nécessaires et demandées par la profession sont décrites et associées aux situations professionnelles d’où elles ont été dégagées des échanges entre travailleurs :
6. Premiers résultats de l’étude
40Le recueil des différents discours en situation de travail sur le chantier de la Chambre des métiers et de l’artisanat d’Arras comme sur le chantier-école du CPO-Nord sont essentiellement oraux et situés. Ils nécessitent, comme nous l’avons évoqué plus haut, le recours à l’image pour contextualiser les énoncés et faciliter leur analyse.
41On constate d’abord une prédominance des discours de consignes, de descriptions actives et dynamiques d’actions à réaliser, d’annonces de tâches à accomplir dans le courant de la journée ou le lendemain, des énoncés circonstanciés (conditionnés par le temps, l’espace, les moyens matériels, les aléas du chantier...), des explications fréquentes aussi dans les énoncés liés à la formation (au CPO-Nord) ou à l’intégration de nouvelles recrues. Il apparaît aussi un roulement des effectifs fréquents à chaque changement de phase dans la réalisation du gros œuvre ou de rythme.
42La compréhension écrite de documents professionnels et de sécurité est également pointée par le référentiel ainsi que la compréhension orale plus soutenue de discours longs d’hygiène, de sécurité et de santé. Un formateur d’EIFFAGE intervient en particulier sur le chantier pour une intervention sur la sécurité à l’aide d’un document vidéo.
6.1. Exemples d’énoncés collectés (transcription)
43/mets la lunette ici//mets un point là-bas//tu les alignes//prends la tête/ (la tête du piquet)/je te file le plan ; tu regardes et tu me dis quoi//je commence par où ?//il y a combien de pente ? 1 % //et si on montait un peu ?//ce serait pas mieux de passer par là ?/
44On voit bien ici le caractère situé du discours nécessitant l’image (mets la lunette ici//mets un point là-bas), les consignes même sans relation hiérarchique (tu les alignes//prends la tête). Ce sont des énoncés « en action » accompagnant la tâche, participant à sa réalisation et on mesure les dangers ou les erreurs possibles si des locuteurs allophones ne comprennent pas ou sont incapables d’exprimer ces paroles au cours de leur travail.
45La compréhension de ce document qui articule les différentes phases du banchage ainsi que les conditions de sécurité et de qualité des opérations, est nécessaire aussi bien à la formation qu’à la réalisation des tâches du coffreur-bancheur sur le chantier. On y décèle des nominalisations et colocations spécialisées nombreuses (réglage aplomb, passage de tige, vérification garde corps...) pouvant faire l’objet d’activités pédagogiques où ces structures nominales sont réemployés, verbalisées dans des échanges simulés par exemples, ou repérées dans des enregistrements en situations.
6.2. Exemples d’enregistrements sur le chantier (Extrait de la transcription)
Alors tu prends ton point de niveau à un mètre... Tu l’as pris, tu l’as reporté d’ssus, comme moi j’ai fait là... Par rapport à là, tu vas mettre cinquante...
Vous l’avez pas reporté ?
Il est où ton trait ? Là t’es à peu près à un mètre cinquante ? Tu mets ton trait d’ssus, d’accord ?
À partir de là, tu traces un mètre cinquante ; de là à là, ça fait un mètre cinquante.
Maintenant ce que tu fais, tu prends la planche et après tu va régler ton laser et une fois qu’il sonne, et ben t’es bon... Dès qu’y bipe, une fois qu’t’as tracé sur la planche un mètre cinquante, tu viens positionner...
46Nous retrouvons dans cet extrait sur l’utilisation du laser, les énoncés injonctifs de consignes (Alors tu prends ton point de niveau à un mètre... Tu l’as pris, tu l’as reporté d’ssus), la situation dans le temps et l’espace (par rapport à là, là t’es à peu près à un mètre cinquante, maintenant ce que tu fais), la description dynamique évoquant un discours « sur et dans » l’action (après tu va régler ton laser et une fois qu’il sonne, et ben t’es bon... Dès qu’y bipe, une fois qu’t’as tracé sur la planche un mètre cinquante, tu viens positionner).
6.3. Exemples de photos : Matériel d’échafaudage
47La première photo a fait l’objet d’un travail sur la description du matériel et sur des échanges simulés à partir de situations sur l’échafaudage. La seconde photographie permet un travail sur le texte qui peut donner lieu à la rédaction de consignes de sécurité, à des descriptions et des explications sur les types de produits dangereux, leur mode de stockage, les tâches à réaliser en cas de problème, de fuite..., les énoncés de prévention des risques.
48Ces quelques exemples sont destinés à montrer un aperçu de l’utilisation possible du référentiel quand il sera achevé et mis en ligne. Conçu à partir d’une open source transférable sur une plateforme interactive de type Moodle, MOS CHORUS est une application web, un éditeur de contenu pour créer des parcours de formation et d’activités dont l’apparence peut être modifiée par un éditeur de style. Il comporte aussi un éditeur d’interface pour personnaliser l’environnement de l’utilisateur et un outil d’administration pour gérer les utilisateurs, parcours, styles et interfaces. Il présente également un système de formation collaboratif en ligne, à partir duquel les utilisateurs pourront s’exprimer et déposer des commentaires, des documents, des ressources.
7. Conclusion : limites et contraintes du projet
49La démarche entreprise a pris du temps et a été difficile à mettre en place, en raison, pour une large part, des réticences exprimées par les entreprises sollicitées. La période de crise économique commencée en 2008 a certes été particulièrement défavorable mais ce n’est pas le seul obstacle à la participation des entreprises.
50Dans un secteur concurrentiel comme le BTP, les entreprises protègent leur savoir-faire et craignent aussi de laisser voir leurs imperfections voire parfois les erreurs que leurs travailleurs sont susceptibles de commettre. Les craintes liées à la sécurité ont aussi été fortes et ont contribué à réduire le nombre d’entreprises prêtes à accepter sur leur chantier des stagiaires non professionnels.
51C’est pourquoi, outre quelques PME du secteur qui avaient un réel besoin de formation linguistique pour certains maçons employés sur des chantiers dans la périphérie lilloise (dont un groupe de travailleurs polonais suivis et formés en français par une étudiante stagiaire elle-même d’origine polonaise), le projet a démarré sur le chantier-école du centre de formation CPO-Nord de Courcelles-Lès-Lens, très sensibilisé à la question de la formation linguistique des travailleurs migrants sollicités par des entreprises en mal de main d’oeuvre.
52Prolongée par un travail des stagiaires sur un vrai chantier, l’étude a nécessité de distinguer dans le référentiel les situations réelles et les situations de formation qui ont recours aux discours des formateurs.
53Les contraintes techniques ont été aussi un facteur important à prendre en compte : enregistrer sur un chantier, dans un environnement bruyant constitue un réel défi. Les enregistrements vidéo supposent également un climat de confiance avec les stagiaires qui ont dû se faire accepter progressivement par les équipes de travailleurs sur le chantier.
54Le référentiel sera complété progressivement à partir des nouvelles données collectées par les stagiaires et mis en ligne à la fin de l’année 2010. Il pourra être appliqué à d’autres types de chantiers et utilisé en concertation avec des centres de formation linguistique en charge d’élaborer des programmes de formation pour les travailleurs migrants.
55Le modèle d’analyse pourra être dans l’avenir adapté à d’autres secteurs en tension afin de réunir les acteurs du monde professionnel, les institutions en charge de l’intégration linguistique des migrants et des chercheurs en didactiques des langues en contexte d’insertion.
Auteur
Université d’Artois – Grammatica
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