Introduction1
p. 7-12
Texte intégral
1Les historiens des religions savent pertinemment que les phénomènes religieux sont beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît au premier abord. Un certain nombre d’ouvrages ne font que survoler ces phénomènes, renforçant l’idée d’interpretatio romana, ou au contraire de résistance. Or les contacts culturels sous-tendent dans ce domaine des mécanismes complexes : interpretatio romana, syncrétisme, cohabitation ou coexistence des dieux. Bien souvent, l’« assimilation » religieuse s’effectue sous une forme principale : l’adoption pure et simple du nom de la divinité gréco-romaine, sans référence religieuse indigène sur les autels ou sur les inscriptions. Mais nous constatons également une forme évoluée de syncrétisme lorsque, par exemple, le nom du dieu indigène reste accolé à celui de la divinité romaine. D’autres formes de syncrétismes sont possibles, chacune correspondant à une réaction différente des individus face à la pénétration des cultes romains.
2Que faut-il entendre par cultes locaux ? Il est tentant de parler de divinités indigènes, mais que recouvre ce mot ? S’agit-il d’une divinité dont nous n’avons que des témoignages géographiquement bien localisés comme Endovellicus en Lusitanie ? Dans ce cas, le terme de cultes « indigènes » s’oppose à celui de cultes romains. Verrius Flaccus, écrivant à l’époque d’Auguste, définit ainsi ces cultes :
3Sont nommés « cultes étrangers » soit ceux qui sont imposés à Rome à la suite de l’« invocation » des divinités dans les villes assiégées, soit ceux qui sont priés en temps de paix pour divers motifs religieux, comme la Magna Mater phrygienne, la Cérès grecque ou l’Esculape d’Épidaure. Leur culte est pratiqué selon le rituel du pays d’origine2.
4Pour Jules Toutain, ces cultes, « nous les qualifions d’indigènes sans nous dissimuler pourtant combien parfois ce terme répond peu à la réalité historique… ; parmi les cultes gallo-romains, s’il en est dont l’origine est antérieure à l’immigration des Celtes, d’autres n’apparurent sans doute à l’ouest du Rhin qu’après ce mouvement de peuples. Ce que nous entendons ici par cultes indigènes, ce sont tous les cultes pratiqués avant l’arrivée des Romains. […], il importe peu que ces cultes plongent par leurs racines les plus profondes dans le sol même des provinces ou qu’ils y aient été transplantés, à une date relativement récente, dans une autre région. Le seul fait que nous voulons retenir, c’est qu’ils y existaient avant que Rome s’emparât du pays »3. Mais que penser alors des divinités romaines portant une épithète indigène comme Lenus Mars à Trèves ? Les dédicaces faites aux dieux possédant un nom romain sont nombreuses et peuvent cacher un culte indigène. Il est, par conséquent, difficile de classer les divinités qui ont un nom dit composé dont l’un des éléments est romain et l’autre indigène comme Hercule Magusanus, Mercure Gebrinnius et Mars Camulus en Germanie inférieure. Comme le remarque Ton Derks, « le culte des dieux aux noms composés n’a pu se faire qu’après le contact avec les Romains. Puisque l’élément du nom romain comme celui du nom indigène existent indépendamment l’un de l’autre, nous avons affaire à un groupe que l’on pourrait classer tout aussi légitimement parmi les dieux romains que parmi les dieux indigènes »4. Pour éviter des classements très discutables, il nous a paru plus commode de parler de divinités ou de cultes locaux par rapport aux dieux du panthéon romain.
5Le but de cet ouvrage est de tenter de cerner au mieux l’influence réelle ou supposée des dieux romains dans les provinces occidentales. Ont-ils remplacé systématiquement les dieux locaux, tant dans les villes que dans les campagnes ? Ont-ils été intégrés dans les panthéons locaux avec les divinités indigènes ? Dans quelle mesure pouvons-nous parler d’interpretatio romana, voire gallica, hispanica…
6Mais que faut-il entendre par interpretatio ? Ce terme semble impliquer une assimilation pure et simple. Le phénomène est en réalité plus complexe. Les assimilations totales sont rares et les dieux traditionnels, ayant reçu un nom romain, ont pour la plupart conservé une part de leur nature originelle et sont restés germains, celtes ou puniques. L’approche du phénomène de l’interpretatio demande beaucoup de prudence. Ce terme désigne la pratique qui consiste pour les auteurs anciens à désigner les divinités étrangères à Rome sous un nom latin. Pour suivre la définition d’Alain Cadotte sur la romanisation des dieux en Afrique, « il s’agit d’une recherche d’équivalence entre deux dieux de traditions diverses, d’une traduction en fait, visant à définir brièvement la nature générale d’une divinité souvent peu familière pour l’auditoire par l’usage du nom de l’entité romaine qui partage avec elle le plus grand nombre de points communs. On en trouve un premier exemple dans l’équivalence qui s’est faite entre les dieux grecs et romains sous l’influence des cités grecques de la péninsule italique »5. Ce phénomène conduit à une interpénétration de deux univers religieux, qui s’enrichirent ainsi mutuellement.
7Hérodote semble être le premier à proposer ce type d’équivalence par la « traduction » du nom d’une divinité étrangère en grec6. Le mécanisme consiste à opérer une identification entre des dieux d’origine différente, sur la base d’une comparaison le plus souvent fonctionnelle. Les dieux sont conçus comme étant potentiellement présents partout et identifiables. Ce qui change d’un peuple à l’autre, c’est le nombre de dieux identifiés et la forme linguistique de la dénomination.
8Le même phénomène de l’interpretatio caractérise aussi la civilisation romaine. Tacite utilise pour la première fois l’expression interpretatio romana quand il cherche à identifier un couple de dieux germains avec les divinités gréco-romaines, Castor et Pollux7. Mais ce phénomène est déjà connu auparavant. Quand César parle des dieux gaulois8, il n’a aucun mal à leur donner des noms romains (Mercure, Mars, Apollon, Jupiter, etc.). Il reconnaît dans les dieux gaulois des traits qui lui permettent d’établir quels sont leurs équivalents à Rome.
9Comme le remarque Irène Tournie, « l’étude des contacts culturels n’est pas une tâche aisée car elle demande d’éviter, non seulement les conclusions hâtives, mais aussi la généralisation des mécanismes de contact (romanisation, hellénisation...) qui ne tient pas compte de la sensibilité de chaque peuple et de son héritage religieux, et qui suppose d’emblée la simple adoption des modèles étrangers par les populations soumises »9. C’est pourquoi Henri Lavagne10, à propos de la généralisation de ces mécanismes, précise qu’il faudrait substituer au terme romanisation, celui de romanité, car il implique moins « l’aspect de contrainte »11. Selon lui, il est préférable de parler d’acculturation car ce terme est « plus respectueux des cultures minoritaires ». L’acculturation se définit comme « le processus par lequel deux cultures qui se trouvent en contact, mais dans une position inégale, modifient réciproquement leurs structures »12.
10En effet, le terme de romanisation, dont l’utilisation remonte à la première moitié du XIXe siècle, n’est pas neutre et a même été remis en question, parfois de manière trop radicale. Comme le constate Patrick Le Roux dans son article la romanisation en question, « le terme est, aujourd’hui encore, le plus souvent employé sans autre explication, comme allant de soi, en vertu d’une lecture de l’histoire de la domination romaine marquée par l’intégration programmée, complète et homogène des conquis à la civilisation romaine »13. Son article est fondamental pour la compréhension de l’emploi du concept de romanisation et de ses évolutions en fonction des nouvelles recherches, recherches qui « ont ainsi évolué au gré des courants historiographiques et de la mutation des méthodes »14. Certains chercheurs, comme Greg Woolf15 ou Jane Webster16, ont tenté de dépasser ce concept de romanisation : ainsi Jane Webster, souhaitant promouvoir une démarche « dans laquelle la culture matérielle romanisée se prêtait à un usage double, à la fois pour créer de nouvelles identités et pour préserver les aspects essentiels des croyances et pratiques pré-romaines »17, recourt au concept de créolisation18. Ce concept peut s’appliquer dans le domaine religieux, notamment pour les religions romano-celtiques : selon Patrick Le Roux, « considérer que l’iconographie religieuse romano-celtique n’est que l’expression d’une religion celtique habillée à la romaine revient à gommer la créolisation, pourtant décisive. Il ne s’agit pas de concurrence ni d’émulation mais bien de combinaison, de mixité entre des influences et des croyances variées, de types inédits sous la forme où on les connaît […]. La religion mixte n’a donc pas représenté l’adoption de croyances et pratiques nouvelles, mais l’adaptation des cultes étrangers aux conditions locales, soit une iconographie mêlée, confectionnée à partir d’éléments appartenant au modèle dominant (formellement romain) et à la ‟contre-culture” elle-même métissée (juxtaposition de symboles) »19. Néanmoins ce concept ne peut pas totalement évacuer celui de « romanisation » car, comme le souligne Patrick Le Roux, elle « demeure un outil méthodologique indispensable parce qu’elle est la condition de la continuité d’une histoire de la conquête et de l’Empire intégrée dans une structure d’échanges, de dialogues et de refus qui en font la substance. En outre, la romanisation est une des approches nécessaires de l’histoire de Rome comme structure de pouvoir et de gouvernement, comme État et comme société, comme identité multiculturelle qu’elle éclaire et permet de mieux comprendre »20.
11Dans certaines régions occidentales (Alpes, Espagne, Afrique…), nous constatons la persistance de certaines pratiques cultuelles indigènes et la présence de nombreuses divinités locales non interprétées tout au long de l’époque romaine. L’acculturation s’accompagne ainsi d’une « résistance » religieuse de ces peuples très attachés à leurs traditions ancestrales. Il est tentant de parler de résistance plutôt que de persistance. Ce thème de la « résistance » des populations locales à la « romanisation » a été développé par de nombreux auteurs, notamment Marcel Bénabou avec l’exemple de l’Afrique où il relativise l’influence culturelle romaine21. La notion de « résistance » peut paraître excessive si nous la considérons comme une politique consciente et délibérée de la part des peuples. Il serait plus prudent de parler de persistance de l’identité religieuse.
12Le domaine religieux est un bon indicateur du niveau d’intégration des peuples dans le monde romain. Les cultes officiels montrent bien ce niveau « d’adaptation », et donc d’intégration des élites. Mais qu’en est-il des couches inférieures de la population voire des ruraux ? Le conservatisme est-il seulement le fait de ces couches populaires ou des régions isolées, peu urbanisées ou tardivement conquises ? Il ne faut pas oublier que les phénomènes d’interpretatio sont à considérer comme des opérations intellectuelles et nullement imposées. Sont-elles dues aux élites ou sont-elles le résultat d’une attitude « spontanée » de la part des populations qui s’impose d’elle-même sans aucune intervention « politique » ? Comme le constate Ton Derks, « il est rare que l’on attribue explicitement l’introduction des associations à la population indigène. Mieux encore, on s’est, jusqu’à maintenant, fort peu préoccupé de savoir quels mécanismes ont engendré de telles associations et quels individus ou quels groupes ont présidé à leur réalisation »22. Il faut donc également tenir compte du contexte des inscriptions et dédicaces, ainsi que des dédicants et, dans ce domaine, l’épigraphie occupe une place primordiale, témoin « des mutations et de leurs faciès diversifiés en fonction des situations régionales »23.
13Nous nous sommes intéressés ici essentiellement aux espaces celtiques des Gaules, mais notre enquête nous a amenés tout d’abord en Afrique du Nord, dans un milieu totalement différent, afin de nous permettre d’établir d’éventuelles comparaisons24.
Notes de bas de page
1 Cet ouvrage est le résultat d’une journée d’études qui s’est tenue à l’Université d’Artois en octobre 2011 dans le cadre d’une réflexion sur les religions dans le monde romain. La journée s’est achevée avec l’intervention d’Alain Jacques (service archéologique, Arras) sur « Arras, rue Baudimont : deux ensembles cultuels du Bas-Empire », communication qui n’a pu être insérée dans ce volume.
Je tiens à remercier le CREHS (Centre de Recherche et d’études Histoire et Société) et son directeur, Charles Giry-Deloison pour avoir permis cette rencontre et la publication des actes.
2 Verrius Flaccus, apud Festus 268 Lindsay : Peregrina sacra appellantur, quae aut evocatis dis in oppugnandis urbibus Romam sunt †conata†, aut quae ob quasdam religiones per pacem sunt petita, ut ex Phrygia Matris Magnae, ex Graecia Cereris, Epidauro Aesculapi : quae coluntur eorum more, a quibus sunt accepta.
3 Toutain 1920, p. 2.
4 Derks 1992, p. 8.
5 Cadotte 2007, p. 7.
6 Hérodote, 2, 156 : « Apollon et Artémis, d’après les Égyptiens, seraient enfants de Dionysos et d’Isis ; Léto serait leur nourrice et les aurait sauvés ; en langue égyptienne, Apollon s’appelle Horus, Déméter Isis, Artémis Boubastis » (Trad. Ph.-E. Legrand).
7 Tacite, Germanie, 43, 3 : « On montre chez les Naharvales un bois sacré, siège d’un antique rituel auquel est préposé un prêtre aux atours féminins. Toutefois, selon l’interpretatio romana, il s’agit de dieux identifiables à Castor et Pollux. Cette entité divine présente leurs caractéristiques et s’appelle les Alci. Il n’en existe aucune représentation et rien n’atteste que leur culte soit d’origine étrangère. Pourtant ils sont vénérés comme des frères, comme des jeunes gens » (Trad. Danielle De Clercq, Bruxelles, 2003).
8 Cesar, Guerre des Gaules, 6, 17 : « Le dieu qu’ils (les Gaulois) honorent le plus est Mercure : ses statues sont les plus nombreuses, ils le considèrent comme l’inventeur de tous les arts, il est pour eux le dieu qui indique la route à suivre, qui guide le voyageur, il est celui qui est le plus capable de faire gagner de l’argent et de protéger le commerce. Après lui, ils adorent Apollon, Mars, Jupiter et Minerve. Ils se font de ces dieux à peu près la même idée que les autres peuples : Apollon guérit les maladies, Minerve enseigne les principes des travaux manuels, Jupiter est le maître des dieux, Mars préside aux guerres » (Trad. L.-A. Constans, Paris, 1995).
9 Tournie 2001, p. 173.
10 Lavagne 1979, p. 155-197.
11 Ibid., p. 158.
12 Chirassi-Colombo 1975, p. 96.
13 Le roux 2004, p. 287.
14 Ibid., p. 288.
15 Greg Woolf, Becoming Roman. The origins of Provincial civilization in Gaul, Cambridge, Cambridge University Press, 1998 ; « The Roman cultural revolution in Gaul », dans Simon Keay et Nicola Terrenato (éds), Italy and the West. Comparative issues in Romanization, Oxford, Oxbow Books, 2001, p. 173-186.
16 Jane Webster, « Creolizing the Roman Provinces », American Journal of Archaeology, 105, 2, 2001, p. 209-225 ; « Interpretatio. Roman word power and the Celtic gods », Britannia, 26, 1995, p. 153-161.
17 Le roux 2004, p. 300.
18 Leroux 2004, p. 300 : « La notion de créolisation appartient, à l’origine, au domaine linguistique et définit l’apparition d’un langage mixte issu de deux langues. Il est extensible au multiculturalisme créateur de formations sociales mélangées ».
19 Ibid., p. 301.
20 Ibid., p. 310.
21 Benabou 1976.
22 Derks 1992, p. 8.
23 Le roux 2004, p. 292.
24 Afin de prolonger cette « enquête », une deuxième journée d’études, organisée le 27 novembre 2012, a porté sur « La place des cultes locaux dans les colonies romaines déduites en Occident du IIe siècle avant au IIe siècle après J.-C. ».
Auteur
CREHS - Université d’Artois
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