Noms d’« idéalités », prépositions et temporalité
p. 155-177
Remerciements
Nous remercions les relecteurs anonymes pour leurs précieuses remarques qui nous ont permis d’améliorer sensiblement notre travail.
Texte intégral
1. Introduction
1Les noms d’événements (bombardement, départ, concert) ne sont pas les seuls noms à avoir un rapport crucial avec le temps. C’est aussi le cas des noms dénotant ce que Husserl (1929 : 29-32) appelait des « idéalités » telles que sonate, chanson, concerto, etc. :
(1) un concert de 20 minutes/une sonate de 20 minutes
(2) le repas dure 1 heure/le concerto dure plus d’une demi-heure
(3) pleurer pendant le concert/pleurer pendant la chanson
2Même si les deux types de noms sont susceptibles d’entrer dans les mêmes structures temporelles, leur rapport au temps est différent, puisque les N d’idéalités (désormais Nid) sont des N d’objets, tandis que les N d’événements (NEv) sont des noms qui dénotent des grandeurs extensives dans le temps ayant donc par essence – ou susceptibles d’avoir – une étendue temporelle et relevant du domaine de l’action (voir Flaux et Van de Velde 2000 : 54- 56). À cette différence sont liées toutes sortes de caractéristiques formelles, parmi lesquelles celles qui relèvent de l’emploi des prépositions, notamment temporelles.
3Nous nous proposons :
d’argumenter en faveur de l’idée selon laquelle les N de type sonate ou symphonie ne visent pas des événements, contrairement à des noms comme concert ;
de montrer en quoi l’étude des combinaisons des N de type sonate avec les prépositions susceptibles d’emplois temporels, mais aussi spatiaux conforte cette hypothèse ;
de nous interroger sur ce que l’étude de cette combinatoire révèle du sens des NId et du fonctionnement des prépositions.
4Notre objectif principal est d’aboutir à la fois à une meilleure caractérisation sémantique et à une typologie des noms d’idéalités.
2. Idéalités et événements
5Nous commencerons par rappeler les propriétés essentielles des NId et celles des NEv.
2.1. Rappels
6Husserl définit les idéalités comme des entités qui possèdent un double mode d’existence : elles existent en tant que contenus spirituels (linguistique, esthétique, etc.) ou « schémas idéaux » et en tant que réalisations / manifestations concrètes ou phénomènes dits « sensibles » (exécution, prononciation, écriture, reproduction, projection, etc.). Le rapport entre ces deux modes d’existence est complexe et varie selon les types d’idéalités – nous y reviendrons (voir § 3.1 ci-dessous). Notons pour l’instant que si les noms qui désignent les idéalités impliquent par leur sens les deux modes d’existence, ceux-ci ne correspondent pas à deux « acceptions » distinctes des noms en question. La polysémie intervient lorsque le NId signifie – ce qui n’est pas toujours le cas – le support matériel qui assure la transmission de l’idéalité (Pose la sonate sur le piano !).
2.1.1. Sonate, chanson, concerto
7Ces NId dénotent des entités qui résultent d’un processus de création (individuelle ou collective) et sont portées à la connaissance d’autrui – et donc à l’existence véritable – grâce à un événement (l’exécution de ce schéma, produit de l’activité mentale) qui en permet la réalisation. Une idéalité est donc une entité à double face – ou plutôt à deux « phases »1 : une phase « schéma » ou « contenu idéal » et une phase « réalisation ». Ces deux phases sont indissociables : un musicien qui compose une sonate a en vue que celle-ci soit jouée, car c’est la seule façon de la faire connaître, de la faire réellement exister. Mais l’exécution d’une sonate et son interprétation (la manière de l’exécuter) ne sont bien évidemment possibles que s’il y a composition préalable. Le mot sonate signifie donc à la fois un contenu idéal et l’inscription de ce schéma dans la temporalité ; dans la phrase (4) le prédicat composer se rapporte au contenu idéal ou schéma ; dans la phrase (5), le verbe interpréter se rapporte à la réalisation :
(4) Schubert était en train de composer une sonate lorsque ce malheur survint.
(5) Brendel a interprété toutes les sonates de Schubert.
8Les deux phases ne correspondent pas à deux « acceptions » distinctes, car elles se présupposent l’une l’autre et il en va de même pour tous les NId de ce type.
9Husserl considérait qu’un nom comme gravure est aussi un Nid. Dans Flaux et Van de Velde (2000) et dans Flaux (2002), nous avons essayé de montrer que ce type de N relève de la classe des N d’objets concrets sensibles de type « iconique » étudiée par Milner (1982). Utilisant le N iconiqueportrait (gravure est moins « prototypique »), nous avons invoqué la notion de « trace prédicative » commune aux NId (sonate) et aux N iconiques (portrait) – il s’agit d’objets fabriqués – pour expliquer les caractéristiques de la structure argumentale et de la grille thématique propres qui semblent s’attacher à ces deux types de N :
(6) a. la sonate Arpeggione de Schubert par Brendel ;
b. le portrait de Rubens par Van Dyck.
10Il ressort de la comparaison que les NId de type sonate dénotent des entités inaliénables (« qui ne s’achètent ni ne se vendent »), à la différence des N de type portrait (tableau, photo, gravure), puisque la réalisation des premières s’inscrit dans le temps. Le marché de l’art ne concerne que les œuvres relevant des arts plastiques au sens le plus large qu’on veut – mais pas les œuvres musicales. Il est vrai qu’on parle maintenant de produits que l’on cherche à vendre à propos de certaines créations musicales, plus généralement de spectacles, mais cela ne concerne pas les sonates – du moins jusqu’à plus ample informé.
11Il apparaît toutefois que le choix, par Husserl, du nom gravure à côté de sonate, traité, roman, mot, phrase, est loin d’être dénué de pertinence. À la réflexion, en effet, un trait se révèle commun aux entités dénommées par ces noms : leur « interprétabilité » directement liée à l’existence d’un contenu spirituel propre aux idéalités. De ce que les idéalités impliquent un contenu « à interpréter » (au sens le plus large du terme) découlent deux conséquences directes : i) ce contenu a dû/doit être élaboré/construit à un moment donné par un éventuel « créateur » ou « inventeur » ; ii) ce contenu est a priori destiné à être reçu et interprété par un individu par le biais, on l’a dit, d’une réalisation. La première conséquence se répercute directement sur la « grille thématique » de certains noms d’idéalités qui peuvent être accompagnés d’un complément d’agent/créateur (voir l’exemple 6 ci-dessus). Bien évidemment, pour certaines idéalités il est difficile d’identifier et/ou de concevoir un créateur et le moment de leur création (phonème, mot, phrase, épopée, conte). La deuxième conséquence fait des idéalités des objets dont le contenu se prête à la compréhension et à l’interprétation. C’est cette qualité qui distingue un tableau d’une planche brute, une gravure d’une feuille de papier, la planche et la feuille ne véhiculant aucun contenu spirituel élaboré en vue d’une éventuelle interprétation. Dans le cas d’un nom comme portrait, le « contenu idéal » correspond à l’« intention esthétique ». C’est pourquoi nous élargissons la classe des NId comme le préconisait le philosophe2 aux noms qui dénotent toute œuvre d’art. Ici il ne sera toutefois question principalement que des NId mettant en cause le temps et non l’espace, puisqu’il s’agit de distinguer les idéalités des événements.
2.1.2. La même sonate/la même gravure/la même phrase/la même formule
12Husserl avait relevé l’emploi de le même comme caractéristique des Nid. Dans (7), il est question d’une seule sonate (également : la même gravure/la même phrase) ; tandis que dans (8) il peut s’agir d’une seule voiture mais aussi de deux exemplaires du même modèle :
(7) Paul et Marie jouent la même sonate.
(8) Paul et Marie ont la même voiture.
13L’unicité de l’entité désignée par le même N n’est pas réservée aux noms qui relèvent du domaine de la musique d’auteur ou de la musique savante, de celui des arts plastiques et du langage. Les noms tels que chanson, air, romance, ballade, berceuse, etc., employés avec le même visent une et une seule entité :
(9) Paul et Marie chantent la même chanson.
14Pour autant, l’« auteur » peut ne pas être un individu (connu ou non) mais un collectif, de fait ou de droit. Avec les noms relevant du champ sémantique des langues naturelles ou du langage, le même N désigne toujours un référent unique, mais l’instance qui est à l’origine du schéma, n’est pas un individu ; c’est une entité collective, non identifiable en tant qu’agent ou auteur, ou même que simple cause, quelle que soit la manière dont on définit la langue :
(10) Pierre et Marie ont prononcé le même mot/la même phrase.
15L’emploi de le même avec une interprétation d’unicité n’est pas une condition suffisante pour caractériser les NId (voir Flaux, 2002). Mais la remarque est intéressante. D’autant qu’elle conduit à comparer des noms comme mot, phrase, sonate avec des noms qui, eux non plus, ne dénotent ni des abstractions ni des objets concrets, tels que équation à deux inconnues, formule mathématique, et qui, à ce titre, sont candidats au statut de Nid. Mais ces noms ne signifient que des schémas purs. La phase « réalisation » est absente de leur sens ; même si, bien évidemment, une formule, pour être connue et donc exister réellement, a besoin, elle aussi, d’une réalisation. Toutefois, celle-ci n’implique pas crucialement le temps. Elle ne passe pas par un événement, comme c’est le cas des sonates, des chansons et des mots. Assurément, la découverte d’une formule chimique est un événement, mais dans le sens même du nom formule il n’y a rien qui renvoie à l’idée d’événement, condition de réalisation d’un schéma dans le temps.
2.2. La typologie de Godard et Jayez (1996)
16On trouve çà et là, dans la « littérature », des remarques sur certains NId ; mais il ne semble pas qu’ils aient jamais fait l’objet de descriptions systématiques, du moins en français (voir sur l’anglais Pustejovsky, 1996 ; Cruse, 1996 et quelques remarques dans Dowty, 1979 : 70, 186). Parmi les raisons qui expliquent cette lacune, il y a sans doute le fait que les entités qu’ils dénotent sont souvent vues comme des événements (Pustejovsky, 1996 : 174, 258) ; et aussi le fait que l’attention des linguistes s’est focalisée sur le nom livre3.
17L’article de Godard et Jayez (1996)4 est, sauf plus ample informé, le seul travail qui s’attache méthodiquement à décrire ce type de noms, avec un accent particulier sur le nom symphonie. Cette description s’inscrit dans le cadre d’une typologie des noms d’événements et des noms d’objets5 – fortement influencée par Pustejovsky.
18Selon ces deux linguistes, pour qu’un N soit classé comme NEv, il faut et il suffit qu’il satisfasse au premier et au quatrième des cinq critères suivants :
1 : être complément d’une préposition temporelle : avant, après, pendant, durant, au cours de, au moment de, lors de, tout au long de, depuis ;
2 : constituer un groupe sujet d’un verbe de durée : durer, se prolonger pendant/jusqu ’à, se continuer, s ’ étaler sur, n ’en plus finir, s’éterniser, traîner en longueur ;
3 : constituer le groupe sujet d’un verbe de structure temporelle (ou aspectuelle) : commencer, finir, être interrompu, s’interrompre, s’achever, être suspendu ;
4 : être précédé d’un N de mesure temporelle (deux heures de N) ou complété par lui (un N de deux heures) ;
5 : être sujet des verbes avoir lieu ou se produire.
19Les N qui satisfont au critère 5 sont dits les NEv « forts » et ceux qui n’y satisfont pas sont dits NEv « faibles » :
(11) un concert a eu lieu hier soir/*une symphonie a eu lieu hier soir (emprunté à Godard et Jayez, 1996)
Selon les auteurs, il convient également de distinguer parmi les N d’objets, au moins deux types de noms : les noms comme maison, dénotant des objets « matériels » :
(12) La maison se trouve sur la colline / sa maison est rose et rectangulaire. (emprunté à Godard et Jayez, 1996)
et des noms comme hypothèse, dénotant des objets « informationnels » :
(13) Cette idée est contenue/se trouve dans mon hypothèse. Son hypothèse est évidente et solide, (emprunté à Godard et Jayez, 1996)
20Les N (ou GN dans la « théorie » des auteurs) sont « multi- » ou « mono-typés ». Concert, maison, idée sont « mono-typés » : le premier dénote toujours un événement fort (Ev. Fort), le second toujours un objet matériel (Obj. Mat.). Et le troisième, toujours un objet « informationnel » (Obj. Info). Un nom comme symphonie (mais aussi pièce de théâtre et film) est associé à trois « types » :
(14) « Ev. Faible » : La symphonie a commencé il y a une demi-heure.
(15) « Obj. Mat. » : Tu trouveras la symphonie sur le piano.
(16) « Obj. Info » : Cette idée est contenue dans la symphonie. (Godard et Jayez, 1996 : 46).
21Nous ne discuterons pas ici les questions de fond (différences entre multi-typage et polysémie ; recours à la métonymie, etc.). Nous nous contenterons d’essayer de montrer que le nom symphonie, bien qu’il satisfasse aux quatre premiers critères, n’est pas un nom d’événement, fût-il « faible ».
3. Les NId et la temporalité
22L’objet de cette deuxième partie est de soumettre nos affirmations concernant les NId « à l’épreuve des faits » – ou plutôt à l’épreuve d’un certain type de faits : les énoncés attestés.
23Bien qu’il soit question de temporalité, nous prendrons marginalement en compte les NId de type gravure/photo/portrait/sculpture/tableau, qui renvoient à des idéalités spatiales, à seule fin de montrer les ressemblances et les différences entre les idéalités dénotées par ces deux types de noms.
3.1. Liste des N étudiés
24L’étude que nous proposons porte sur environ 75 noms (voir l’annexe). Cette liste a été élaborée à partir des noms étudiés par Godard et Jayez (1996), auxquels nous avons ajouté une soixantaine d’autres. Nous avons également pris en considération cinq noms d’idéalités spatiales (gravure, photo, portrait, sculpture, tableau), auxquels nous avons joint quelques NEv (expédition, guerre, manifestation, repas, spectacle, révolution, voyage).
3.2. Tests
25Les désaccords avec la thèse soutenue par Godard et Jayez (1996) nous ont donné l’idée d’étudier de manière systématique, à l’aide de la base de données Frantext (1900-2008), les noms cités qui semblent de prime abord relever de la classe des Nid. De plus, les critères de Godard et Jayez nous ont incités à regarder de plus près le fonctionnement des prépositions et celui des verbes qu’ils ont utilisés – du moins de certains d’entre eux, et à en étudier d’autres. Plus particulièrement, nous avons observé la capacité des noms retenus :
à être introduits par des prépositions et locutions prépositionnelles ayant (toujours ou entre autres) une valeur temporelle : pendant, durant, au terme de, au moment de, auxquelles nous avons ajouté à la fin de ;
à constituer la tête du SN sujet des verbes : durer, s’achever, se produire, avoir lieu ;
à être précédés de prépositions susceptibles d’emplois spatiaux : à côté de, à travers, au bord de, au bout de, derrière, hors de, le long de, loin de.
26Les deux premiers groupes de tests doivent nous permettre d’évaluer le rapport des NId au temps, chacun de ces tests correspondant à « une structure temporelle » particulière. Grâce à ces tests nous devrions constater que sans être des événements, les idéalités étudiées entretiennent, à des degrés variables, des rapports fondamentaux avec la temporalité. Plus un Nid apparaît dans les structures temporelles retenues, plus il est envisagé dans le discours sous l’angle de la phase de réalisation et plus il se prête à une interprétation événementielle. Le troisième groupe de tests (combinatoire des NId avec les prépositions spatiales) sera très utile et révélateur pour la caractérisation et pour la classification des Nid (cf. § 3.6 et 4 ci-dessous)6.
3.3. Les résultats
27L’utilisation de ces tests permet de voir que les noms retenus soit ne se combinent pas du tout, soit se combinent à des fréquences variables avec les expressions choisies (voir le tableau en annexe). Ainsi, certains noms n’admettent aucune des expressions (prépositions ou verbes) retenues : berceuse (0/169), éloge (0/1208), équation (0/2536), évaluation (0/614), mélodie (0/1255), mélodrame (0/183), narration (0/299), romance (0/482), théorème (0/930). Bien entendu, le fait qu’une combinaison ne soit pas attestée ne veut pas forcément dire qu’elle soit exclue en français. À ce sujet, on peut se poser la question de la représentativité du corpus, mais on notera que la fréquence absolue de la plupart des noms d’idéalités pris en considération est relativement élevée (voir la colonne 2). Bien évidemment, on ne trouve pas toutes les combinaisons possibles :
(17) Pendant l’opéra, on entendait des bruits de chaises.
(18) Depuis ce dialogue Marie et Paul ne se saluent plus.
28S’agissant de certains noms techniques et récents comme phonème, morphème, syntagme... la base Frantext n’est pas la meilleure source. Pour mieux saisir certaines nuances de fonctionnement des lexèmes, nous ferons souvent appel à l’introspection et à des recherches ponctuelles sur Google et dans les archives du Monde.
29D’autres NId admettent une ou deux des expressions utilisées de manière pas (du tout) significative (en général, on en trouve une occurrence ou pas plus de 5) : conte (4/2221), convention (5/2930), fiction (1/1062), sonate (1/502), symphonie (4/840), témoignage (2/3050).
30Enfin, on remarque que certains noms (conférence, création, dialogue, drame, examen, prière, récit) répondent positivement à la majorité des tests, ce qui doit indiquer qu’ils évoquent des réalités quelque peu différentes. S’agit-il pour autant d’événements ?
3.4. Le calcul du degré d’événementialité
31Pour répondre à cette question, nous avons procédé au calcul du degré d’événementialité des noms étudiés (voir la colonne %). Le degré d’événementialité représente, en effet, la proportion dans laquelle un nom apparaît dans les « structures temporelles » prises en considération, compte tenu de sa fréquence absolue dans le corpus. Si l’on regarde les pourcentages, on remarque des variations relativement importantes d’un nom à l’autre. Ainsi, le mot sonate apparaît dans 0,2 % de ses emplois dans les structures temporelles en question, le mot symphonie dans 0,48 %, les noms dialogue, dictée, discours, film, monologue, oraison tournent autour de 1 %, le nom récit 1,22 %, sermon 1,32 %, exposé 1,34 %, déclaration 1,57 %, examen 1,89 %, drame 1,93 %. Enfin, le nom conférence apparaît avec un taux de 4,11 %. Les pourcentages obtenus, on le voit, restent faibles, dans l’absolu. Est-ce suffisant pour affirmer que les NId ne sont pas des noms d’événements ?
32Pour apprécier la réelle pertinence de ce calcul, nous avons appliqué les mêmes tests à six noms d’événements (expédition, guerre, manifestation, révolution, voyage, repas). Normalement, on s’attend à ce que ces noms apparaissent plus souvent dans les structures temporelles choisies, qui – rappelons-le – ne sont qu’un petit échantillon de structures temporelles du français dans lesquelles une expression peut apparaître. Le graphique ci-dessous montre en effet que les noms d’événements présentent un degré d’événementialité nettement plus élevé (révolution 4,64 %, expédition 5,29 %, voyage 6,68 %7, repas 10,43 %, guerre 12,21 %). Le contraste entre les NId et les NEv est d’autant plus important que la grande majorité des Nid (une soixante d’entre eux sur 75) présentent un degré d’événementialité en dessous de 1 %.
33D’ores et déjà, nous pouvons tirer deux conclusions de ces statistiques : i) tout en maintenant un lien étroit avec la temporalité, les idéalités étudiées ne sont pas des événements ; ii) certains noms ont un fonctionnement ambivalent, d’où leur pourcentage d’événementialité intermédiaire : ni assez bas pour désigner des idéalités, ni assez élevé pour renvoyer à des événements ; des « glissements de sens » semblent s’opérer dans les deux directions : certains noms qui sont d’abord et avant tout des NId (discours, drame) ont l’air d’acquérir le statut de NEv, et vice versa – des NEv comme création, constitution présentent des traits de fonctionnement des Nid. Comment expliquer ces « glissements de sens » ?
3.5. Les glissements de sens : Idéalités Ev et Ev Idéalités
Voyons d’abord le passage d’une idéalité à un événement.
3.5.1. Glissement NId à à ➔ NEv
34Les noms drame, comédie, discours dénotent d’abord et avant tout des idéalités : ils sont dotés d’un contenu idéal qui ne peut être porté à la connaissance d’autrui que par le biais d’une réalisation dépendant d’un médium (espace ou temps) :
(19) Ce monsieur écrivait d’excellents drames. (Id)
(20) À travers cette comédie, on perçoit toute la cruauté du régime. (Id)
Il y a cependant des contextes où ces noms renvoient à des événements :
(21) Ce drame a déchiré sa famille ! (Ev)
35Dans ce type d’emploi, il y a éviction du contenu idéal, et la phase « réalisation » prend le statut d’événement à soi seule (la réalisation se transforme en événement). Dans le cas de drame, le passage est même corroboré par la diachronie (cf. Le Petit Robert).
36On a donc affaire ici à des noms polysémiques qui peuvent avoir une lecture d’idéalité ou bien une lecture événementielle, les deux étant liées par une métaphore. Ces emplois sont à distinguer des cas où le NId dénote le support de l’idéalité :
(22) Fou de rage, il a envoyé la comédie de Marivaux par la fenêtre ! (Support)
37Dans cet exemple, non seulement la phase conceptuelle est évincée mais aussi la phase « réalisation ». On a une sorte de rupture et, en même temps, l’émergence d’un objet concret non idéal. La phase « réalisation » qui est censée assurer la portée à la connaissance disparaît et le nom ne signifie plus que le moyen de transmission – la transmission d’un sujet récepteur à l’autre, d’une génération à l’autre. Par métonymie, on utilise donc le même terme pour l’idéalité et pour le support au lieu d’inventer un autre mot.
3.5.2. Glissement NEv→ NId
38À l’inverse, il existe un certain nombre de noms, pour la plupart déverbaux, qui, en vertu du sens du verbe, ont une acception de NEv et une autre de Nid. C’est le cas bien connu de traduction, de constitution, narration, création (mais aussi de découverte, trouvaille, examen, invention, proposition, etc.) :
(23) La traduction de ce roman serbe a duré trois mois. (Ev)
(24) Cette traduction est très réussie. (Id)
(25) Au moment de/lors de/depuis la constitution du nouveau gouvernement... (Ev)
(26) Ce n’est pas de Gaulle qui a écrit la constitution de 1958. (Id)
(27) Comme le souligne Nelles, l’hégémonie des élites ne saurait être simplement imposée par le haut. Elle résulte plutôt d’un processus continuel de négociations que l’auteur illustre bien à travers sa narration des événements. (Ev)
(28) Philip McLaren, à travers cette narration, nous donne à comprendre comment son peuple a été véritablement mutilé. (Id)
Dans ces exemples, l’action exprimée par le verbe débouche sur un résultat qui est une entité idéale. C’est le cas également de noms dérivés de participes passés :
(29) La dictée a eu lieu ce matin. (Ev)
(30) La dictée était trop difficile. (Id)
(31) L’exposé aura lieu demain. (Ev)
(32) Ton exposé était très clair. (Id)
39Mentionnons enfin le cas particulier de conférence qui fonctionne incontestablement comme un Nid (35) et (36), mais dont le fort taux d’événementialité converge avec le fait que ce nom est fondamentalement un NEv (33) et (34), comme l’indiquent d’ailleurs les dictionnaires :
(33) Lors de/Au moment de la dernière conférence du G20. (Ev)
(34) La conférence du G20 aurait dû avoir lieu au Burkina Faso. (Ev)
(35) Paul est en train de réfléchir à sa conférence. (Id)
(36) Je n’ai écouté que la moitié de sa conférence. (Id)
40Que le glissement de sens s’opère de l’Id vers l’Ev ou vice versa, le taux intermédiaire d’événementialité de ces noms (voir le graphique ci-dessus) indique donc bien l’existence d’un fonctionnement ambivalent, une sorte d’oscillation entre les entités de deux natures différentes, souvent confondues dans la littérature (voir, entre autres, Pustejovsky, 1996 ; Godard et Jayez, 1996).
3.6. Prépositions et NId
41Il nous reste à expliquer la pertinence des tests impliquant les prépositions susceptibles d’emplois spatiaux8. Les prépositions retenues et leur fréquence d’apparition devant les Nid figurent dans la partie droite du tableau en annexe. Les exemples (37) à (39) illustrent quelques possibilités de combinaison :
(37) À côté des sonates de Mozart, celles de X ne valent pas grand-chose.
(38) Elle n’échappe à l’action que pour périr par l’ennui. Mais ici apparaît l’œuvre, où l’action soutient la rêverie. Il n’y a donc point de romanesque hors du roman. Il semble que l’œuvre propre du romancier soit de traduire le romanesque en actions. (Alain, Système des beaux-arts)
(39) Louis, seul, ne bénéficie pas de cette inviolabilité particulière et du secours de la loi, car il est placé hors du contrat. Il n’est point partie de la volonté générale, étant au contraire, par son existence même, blasphémateur de cette volonté toute-puissante. (Camus, L’Homme révolté)
42Tout d’abord, on remarque dans le tableau que la fréquence d’apparition des prépositions susceptibles d’emplois spatiaux avec les NId est assez faible. On constate même que les NId étudiés se combinent moins souvent avec ce type de prépositions qu’avec les prépositions temporelles9. Ce qui oppose crucialement le fonctionnement des prépositions « spatiales » et temporelles devant les NId c’est leur comportement sémantique. Si les prépositions temporelles, on l’a vu, restent temporelles, les prépositions susceptibles d’emplois spatiaux, elles, prennent plutôt une autre valeur (instrument, exclusion, comparaison, etc.), et ceci que la portée à la connaissance du contenu idéal passe par le temps (sonate) ou par l’espace (roman). Il y a bien évidemment des cas où le nom désigne le support ; le sens spatial s’impose alors :
(40) À côté de la lettre étaient pliés deux billets de dix dollars. (Hermary-Vieille, L’Épiphanie des dieux)
43Les prépositions à travers et derrière sont les plus révélatrices parmi celles que nous avons retenues. C’est la raison pour laquelle nous nous focaliserons ici sur leur fonctionnement en combinaison avec les NId :
(41) Je comprenais à travers son récit, que l’interprétation de menus gestes innocents seule leur conférait une signification offensante, et quelle ombre monstrueuse la réalité projetait sur la paroi de cet étroit cerveau. (Gide, Les Faux monnayeurs)
(42) Environ quatre siècles plus tard, l’épopée homérique va retracer, à travers nombre de fables et de légendes sans fondement réel, un des événements les plus importants du monde antique et nous permettra de reconstituer l’âge héroïque de la Grèce. (Histoire de la science, sous la dir. de M. Daumas)
(43) Reconstituer les propos du noyé à travers le récit de Victoire. (Poirot-Delpech, L’Été 36)
(44) Et il n’a pas été long à apercevoir ce qui se dissimule derrière le monologue intérieur : un foisonnement innombrable de sensations, d’images, de sentiments, de souvenirs, d’impulsions, de petits actes larvés qu’aucun langage intérieur n’exprime, qui se bousculent aux portes de la conscience [...] (Sarraute, L’Ère du soupçon)
(45) Quoi qu’il en soit, il y a bien derrière la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen une conception philosophique de la liberté et de l’égalité.
On voit que la préposition à travers est loin d’avoir un sens spatial en pareils contextes. Le sens est plutôt instrumental. Précisons que à travers construit le sens instrumental avec d’autres types de noms :
(46) Elle put ainsi, à travers cette mort symbolique, renaître à elle-même, délivrée du nœud de conflits relationnels qui l’avait jusqu’alors emprisonnée.
(47) À travers ses sentiments pour cet enfant, on devine une grande souffrance.
et peut avoir aussi un sens exclusivement temporel :
(48) Le droit a beaucoup évolué à travers les âges.
La spécificité des emplois instrumentaux de à travers en combinaison avec les NId est que cette préposition révèle le contenu associé aux idéalités. Si l’on est capable de percevoir quelque chose à travers un récit/ un discours/un roman/ un tableau, c’est à cause de l’existence d’un contenu idéal propre à ce type d’objet. On ne retrouve pas la même possibilité avec les noms autres que NId (voir (46) et (47)). La spatialité, même dans le cas des idéalités dont la réalisation met en cause l’espace (roman), s’efface si bien que la préposition à travers vise le schéma idéal qui fait partie du sens du nom. Ce trait de fonctionnement est à retenir ; nous nous en servirons plus loin pour caractériser les Nid.
44La particularité de derrière par rapport à à travers est que derrière vise quelque chose d’autre qui se situe au-delà du contenu idéal, celui-ci étant présenté à la fois comme une sorte de cache et de révélateur de cet « autre chose » (voir (44), (45) et (49)) :
(49) L’hypocrisie qui se cache derrière chaque phrase de Barrés est la même que celle d’un M. Hellferich, Lloyd George, Briand ou Hardning. (R. Crevel, 1924, TLF)
45Il ne faut pas confondre ces emplois avec des emplois métaphoriques de à travers et de derrière qui ne visent pas le contenu idéal des noms d’idéalité :
(50) Elizalde se réfugie derrière le texte de Saint Paul. (Dictionnaire de théologie catholique, 1920 : 911)
(51) Ajoutons qu’il ne faut pas confondre cette preuve avec une autre qui se développe à travers tout le livre De Consolatione Philosophiae, et qui se rattache, elle aussi, à la notion de Dieu souverain [...]. (Dictionnaire de théologie catholique, 1920 : 1131)
4. Typologie des NId
46Les noms recensés dans le tableau en annexe présentent donc des ressemblances de nature et de fonctionnement en nombre suffisant pour qu’il soit possible d’en faire une classe à part : ce sont des noms d’objets munis d’un contenu à interpréter. Quelques distinctions ressortent. Nous essaierons d’en esquisser un classement sommaire, qui est loin d’être satisfaisant et exhaustif, y compris du point de vue terminologique.
4.1. Idéalités à une phase
47Si la phase « réalisation » est indispensable pour la grande majorité des idéalités, ce n’est pas le cas de toutes. En effet, il nous semble nécessaire de distinguer les idéalités à une phase et les idéalités à deux phases10, le critère de définition des idéalités étant l’existence d’un contenu à interpréter ou d’une valeur (voir la colonne 3 du tableau). Des noms comme nombre, théorème, équation, formule, etc., dénotent en quelque sorte de purs schémas, la phase de réalisation étant absente. Ce ne sont pas des idéalités spatiales, et rien ne les rattache au temps : la combinatoire des prépositions temporelles l’a bien montré (*pendant l’équation/*durant le théorème/*au terme de la formulé). Les verbes durer, s’achever et se dérouler sont évidemment impossibles (*ce théorème a duré trois minutes/*cette équation s’est achevée trop tard).
48Il est en revanche remarquable que les prépositions à travers et derrière (révélatrices d’un contenu idéal) puissent apparaître avec ces noms, et cela, avec la valeur qu’elles ont, combinées avec des noms d’idéalités temporelles et spatiales :
(52) Dans cette optique, Kenneth Arrow démontre à travers son théorème d’impossibilité l’incapacité d’un régime démocratique à faire émerger des choix stables et cohérents.
(53) Pour Merleau-Ponty, si nous essayons de répondre à cette question à partir de la géométrie de Leibniz, la maison elle-même n’est aucune de ces multiples apparitions. Au contraire, elle est la maison « sans perspective », c’est-à-dire qu’elle est l’invariant de la relation entre les différents groupes de points qui composent un diagramme déterminé dans l’espace et dont le calcul peut être assimilé mathématiquement à travers un théorème.
(54) Derrière ce théorème d’une simplicité tout apparente (prouver qu’il n’y a pas de nombre entiers x, y, z solutions de l’équation xn + yn = zn), Pierre de Fermat lançait à son insu une gageure au reste du monde.
(55) Proposer enfin de transférer les conditions d’invariance constitutives du concept formel d’objet aux structures d’anticipation probabiliste des phénomènes : ces vecteurs d’état, réidentifiables par leur trajectoire dans un espace de Hilbert, et soumis au principe de la succession selon une règle à travers une équation d’évolution comme celle de Schrödinger.
Mais il faut noter qu’il ne s’agit en aucune façon d’abstractions. Ce sont des « constructions de l’esprit », conçues de manière complètement indépendante du temps et de l’espace.
49Nous nous attacherons plus, dans ce qui va suivre, aux noms d’idéalités « à deux phases ».
4.2. Idéalités à deux phases
50Comme nous l’avons déjà souligné, la majorité des idéalités sont à deux phases : phase « schéma/contenu idéal » et phase « réalisation ». Le médium par lequel le contenu idéal est porté à la connaissance d’autrui peut être de nature spatiale ou temporelle, ce qui nous permet de distinguer dans un premier temps les idéalités spatiales et les idéalités temporelles.
4.2.1. Les idéalités spatiales
51Parmi les ressemblances entre les idéalités temporelles et les idéalités spatiales, il faut tout d’abord relever le fait que ces dernières se présentent bien comme des entités à deux phases, ce que montre l’exemple (56), dans lequel il est clair que ce qui est visé c’est le « contenu idéal »11 :
(56) À travers ce portrait, on sent l’influence de la peinture italienne.
52Ensuite, comme dans le cas des NId temporelles, la fréquence d’apparition des NId spatiales avec les prépositions susceptibles d’emplois spatiaux est faible (voir le tableau 1 ci-dessous). Qui plus est, lorsqu’on les trouve combinés, la préposition n’a pas son emploi spatial. Elle se comporte de la même façon que lorsqu’elle apparaît devant un NId temporelle :
(57) Derrière cette sonate, on devine l’importance qu’avait encore la musique baroque.
(58) À travers ce portrait/cette gravure/cette sculpture, on voit bien l’influence de l’art italien.
53En même temps, il y a des différences. Par exemple, ces NId spatiales ne peuvent pas apparaître avec les prépositions temporelles ; c’est d’ailleurs pourquoi nous ne les avons pas fait figurer dans le tableau :
(59) *Pendant le tableau, il a essayé de joindre sa fille au téléphone.
Autre différence : du fait que les portraits, tableaux, photos et autres gravures sont d’emblée dans l’espace, les prépositions à emploi spatial, lorsqu’elles précèdent les noms qui les dénotent, ont un sens spatial :
(60) Derrière ce tableau de Rembrandt, il y a une ouverture secrète.
(61) On avait accroché un pot de fleurs loin du portrait de Picasso.
On constate évidemment la même chose avec un N dénotant un simple objet fabriqué :
(62) Derrière le miroir, il y a une ouverture secrète.
(63) On avait accroché un pot de fleurs loin de la fenêtre.
Il y a là une source de glissement supplémentaire : une idéalité spatiale peut toujours être traitée comme un simple objet fabriqué. Inversement, un objet concret quelconque peut acquérir le statut d’objet d’art, à condition qu’il soit porteur d’un contenu à interpréter :
(64) À travers ce vase, on sent l’influence de Gallé.
54Une étude serait à faire, qui montrerait l’existence à la fois d’un continuum et d’une barrière infranchissable entre les objets qui sont des idéalités, en l’occurrence des œuvres d’art – ou qui s’affichent comme tels –, et les autres. La langue, assurément, doit faire des différences, non pas entre les artistes et ceux qui ne le sont pas, mais entre les noms dénotant des objets censément artistiques et ceux qui ne le sont pas.
4.2.2. Idéalités temporelles
55Elles regroupent naturellement tout ce qui relève de la musique et du langage. Nous y inclurons les idéalités mettant en cause le mouvement, qu’on appellera provisoirement, faute de mieux, les « idéalités de type spectacle ».
Idéalités musicales
56La musique peut être créée par la voix ou par le jeu d’un instrument – ou par les deux.
57La distinction musique savante/musique populaire s’impose car, en gros, la musique savante, ou plutôt la réalisation des compositions musicales savantes, peut faire intervenir un ou plusieurs interprètes (la sonate de X par Y). La notion d’interprétation et la manière d’interpréter sont souvent cruciales (cf. les exemples du type les sonates de Schubert par Brendel sont magnifiques). L’intervention d’un interprète n’est pas exclue dans le cas de la musique populaire (chant, comptine), mais elle est moins saillante. L’opposition savant/populaire recouvre en partie l’opposition agent unique (identifié ou anonyme)/absence d’agent.
58Toutes les idéalités musicales peuvent évidemment être couchées par écrit. C’est ce qui assure la transmission.
Idéalités langagières
59La première distinction qui s’impose est oral/écrit, toute entité orale pouvant être transcrite et toute entité écrite pouvant être lue à haute voix. Il est également possible d’opposer les idéalités langagières « spontanées » (mot, phrase) et « théoriques » (phonème, morphème, syntagme...). On peut distinguer aussi les « unités » (mot, phonème, morphème, syntagme) des « assemblages » (poème, biographie, roman). Dans cette dernière sous-classe, doivent occuper une place particulière les noms qui impliquent crucialement l’idée de texte au sens de loi (constitution, contrat, traité, loi, convention) et que nous avons appelés noms d’« idéalités législatrices ». La reprise possible par texte montre l’importance de cette notion dans le sémantisme de ces noms :
(65) Mes amis de gauche ont voté pour le traité de Maastricht. Pourtant le texte n’avait été lu par presque aucun d’entre eux.
L’expression aux termes de met au jour l’originalité de cette sous classe : c’est bien le « texte » qui importe :
(66) Aux termes de ce décret, les enseignants du secondaire seront tous précarisés.
60Comme dans le cas des autres Nid, les prépositions retenues susceptibles d’emplois spatiaux ont une valeur autre que spatiale :
(67) Derrière cette constitution se cache une libéralisation féroce.
(68) À travers cette loi scélérate, c’est la fonction publique qui est remise en cause.
Dans ces exemples, rien de spatial n’est visé. La préposition « s’adapte », pour autant que le lui permet son sens, à celui du NId.
4.2.3. Idéalités de type « spectacles »
61Très tôt les hommes ont mêlé la musique et la parole, et aussi le mouvement. Et ils se sont rassemblés pour « voir » la réalisation de ces compositions individuelles ou collectives. L’étude statistique des noms dénotant les spectacles a donné corps à une intuition que nous avions : certains NId semblent être moins séparés des événements que d’autres. Ces idéalités se rapprochent donc des événements (assister à un opéra/pendant l’opéra/tout au long du film/? l’opéra s’est déroulé sans anicroche) ; mais ils ne se confondent pas avec eux (*cet opéra a eu lieu hier/?? (à l’occasion de + lors de) cet opéra). Inutile de préciser que les idéalités de type « spectacle » peuvent faire intervenir de nombreux agents « intermédiaires ». Proches des événements, les spectacles n’en sont pas moins des entités à deux phases, comme le montre l’interprétation de à travers et de derrière :
(69) À travers ce film, on perçoit mieux la situation de la femme en Afrique.
(70) Derrière ce film, on sent un terrible travail de propagande (vs *Derrière cette maison, on sent un terrible travail de propagande)12.
62La typologie demande à être encore raffinée. Mais pour l’essentiel l’étude statistique confirme nos intuitions. Elle confirme aussi notre conviction, selon laquelle il ne faut absolument pas traiter sur le même plan les deux phases et l’acception métonymique :
(71) composer/écouter une sonate vs déposer la sonate sur le piano
5. Conclusion
63Les trois premiers objectifs nous semblent à peu près atteints. L’objectif principal ne l’est que partiellement : certes la typologie des NId est améliorée, mais elle est loin d’être complète et elle peut sans doute être perfectionnée sur plusieurs points. Ce qui est clair en tout cas, c’est que la temporalité est présente dans des noms où on ne l’attend pas et qu’elle ne se confond pas avec l’événementialité : une sonate n’est pas un concert. Assurément les objets idéaux de type sonate, récit, qui, du fait de leur contenu, appellent une interprétation, ne peuvent être appréhendés/compris par autrui que s’il existe la phase « réalisation », qui requiert forcément une étendue dans le temps.
64Il est clair aussi que temporalité et contenu interprétatif ne se confondent pas avec l’abstraction (beauté, invasion, guerre). Une abstraction est une entité construite par séparation d’une qualité, d’un événement d’avec un individu. Ce n’est pas du tout le cas des sonates, des films, des mots, qui sont eux-mêmes des individus ; ce ne sont pas des entités abstraites, ce ne sont donc pas des événements.
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Références bibliographiques
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Annexe
Annexe
La deuxième colonne présente la fréquence absolue, dans Frantext, des noms étudiés (singulier et pluriel confondus). Certaines cases sont grisées, ce qui signifie que le calcul n’est pas fiable – à cause de l’homographie avec les formes verbales (formule, livre) ou bien à cause de leur apparition dans les locutions figées (par rapport à).
Le terme MEDIUM, dans la colonne suivante, indique le mode de réalisation préférentielle de l’idéalité : dans le temps (T – sonate, chanson) ou dans l’espace (E – roman, contrat). On constate que certaines idéalités se réalisent simultanément dans les deux : opéra, comédie, film à cause du mouvement qu’elles impliquent. Comme le précise la définition du TLFi, le médium est « ce qui sert de support et de véhicule à un élément de connaissance ; ce qui sert d’intermédiaire, ce qui produit une médiation entre émetteur et récepteur ».
Enfin, la rubrique « TOTAL » contient le nombre total des occurrences du nom étudié dans l’ensemble des structures temporelles retenues.
Notes de bas de page
1 Ici, on serait tenté d’utiliser le terme « facette » de Cruse (1996), mais nous estimons que ce concept descriptif ne peut pas s’appliquer à l’ontologie des idéalités et ne convient pas non plus à l’explication sémantique des Nid. Pour une justification voir Stosic et Flaux, à paraître.
2 « En tant que formation spirituelle objective, le langage a les mêmes propriétés que les autres formations spirituelles : ainsi nous distinguons également la gravure elle-même des milliers de reproductions de cette gravure ; et cette gravure, l’image gravée elle-même, on la regarde à partir de chaque reproduction et cette gravure est donnée dans chaque reproduction de la même manière comme un être idéal identique. D’autre part, c’est seulement sous la forme de la reproduction que la gravure a son existence dans le monde réel. Il en est de même lorsque nous parlons de la sonate à Kreutzer par opposition à ses reproductions quelconques » (Husserl, 1957 : 30-31).
3 II existe une abondante littérature sur ce terme, dont on aura une idée en consultant le volume 172 de Langages. Voir aussi le n° 115 de la même revue (articles de D. Le Pesant et de J. Giry-Schneider a et b). Cf. également S. Meleuc (1999).
4 Voir aussi Godard et Jayez (1993).
5 Les auteurs préfèrent parler de « groupes nominaux ».
6 Nous n’avons pas retenu les compléments de mesure temporelle utilisés par Godard et Jayez, car si l’on peut dire une symphonie de deux heures, un syntagme comme deux heures de symphonie nous paraît nettement moins bon.
7 Le nom voyage est certainement plus événementiel. Pour avoir le bon pourcentage, il faudrait enlever dans la fréquence absolue les formes du verbe voyager.
8 Le terme « préposition » est utilisé pour désigner aussi bien des prépositions simples (derrière) que des locutions prépositionnelles (à travers).
9 Probablement en raison du fait que la plupart des NId retenus dénotent des idéalités temporelles (voir § 4 ci-dessous).
10 Cette distinction correspond à l’opposition entre les idéalités « liées » et les idéalités « libres » chez Husserl (1970 : 323-324). Pour plus de détails sur cette distinction, voir Flaux et Stosic à paraître.
11 On peut rappeler à cette occasion le « test » de Husserl à propos de le même. Avec précaution cependant, car les idéalités spatiales faites par des artistes peuvent donner lieu à des « faux ». Un énoncé comme Tiens, j’ai vu le même tableau chez monsieur X ! (si le locuteur n’est pas victime d’une illusion d’optique ou d’une ignorance) implique nécessairement l’existence de deux tableaux ; ce qui n’est pas le cas pour Tiens, j’ai entendu la même sonate hier !
12 Notons au passage que à travers n’a pas forcément une interprétation instrumentale avec un nom d’événement : A travers ce repas, on perçoit bien....
Auteurs
Université d’Artois, Grammatica, EA4521
Université d’Artois, Grammatica, EA4521
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