Effets de perspective et modalités. À propos du « futur expansif »
p. 53-71
Texte intégral
1Les emplois modaux des temps verbaux et notamment ceux du futur sont parmi les questions les plus débattues de la problématique des tiroirs verbaux. Nous avons abordé quelques-unes de ces questions en 1999, 2004,2005 et 2006-2007. Le présent article porte sur un emploi du futur antérieur qui n’a pas encore fait, à notre connaissance, l’objet d’une étude en soi.
2Cet emploi est connu sous le nom de « futur expansif » (Wilmet, 1976), « futur de rétrospection » (Wagner et Pinchon, 1991) ou « futur de bilan » (Maingueneau, 1981/1994). Il a été constamment envisagé en relation avec son pendant, le « futur restrictif », appelé aussi « futur de probabilité » ou « d’hypothèse », qui a suscité en revanche un nombre appréciable d’études.
3Le futur expansif apparaît dans des exemples comme :
(1) En somme on aura passé une très belle soirée
(2) En quelques jours j’aurai vu mourir deux mondes (apud Grevisse, 1970)
(3) Décidément, on aura tout vu !
(4) Et Sandoz, se décidant à quitter la fosse à demi comblée, reprit : « Nous seuls l’aurons connu [...] Plus rien, pas même un nom ! » (Zola)
(5) Il aura fallu la mort de 14 personnes lors d’affrontements entre manifestants et forces de police indiennes [...] vendredi 16 mars pour que les autorités locales suspendent le projet d’installation d’une zone économique spéciale (Le Monde, 20 mars 2007).
4Le futur antérieur (FA) suscite ici une interprétation temporelle et modale contraire à son signifié de base, à savoir une valeur de passé associée à une modalité de certitude. Celle-ci est parfois étayée par des expressions comme finalement, en fin de compte, en définitive, en somme qui suggèrent que le locuteur croit avoir atteint un point où il peut émettre un jugement définitif sur les choses.
1. Le futur entre temps et mode
5Il est unanimement reconnu que les formes en – rai(s) ont une double dimension : temporelle et modale, qu’on cherche d’habitude à réunir sous un concept unique : probabilité, prédiction, réalité projetée. Quant à savoir laquelle de ces deux dimensions est primordiale dans la sémantique du futur, les avis sont partagés. Pour la plupart des linguistes, c’est la dimension temporelle ; parmi les adeptes de la conception modale on peut mentionner Lyons (1977), Nef (1984), Langacker (1987-1991), Enç (1996) et Rocci (2000).
6Dans le modèle épistémique de Langacker (1987-1991), basé sur le « système temps-modalité », le futur recouvre la sphère de la non-réalité, marquée par les expressions modales. Il s’oppose ainsi au présent, qui situe le procès dans la réalité immédiate, et au passé, qui le situe dans la réalité non immédiate. Le passé, réalisé par un « morphème distal » est le pôle marqué de la prédication fondatrice (grunding prédication), alors que le présent en est le pôle non marqué. Quant aux formes de futur, plus ou moins grammaticalisées, elles ont pour la plupart une origine modale.
7Selon Vet cité par Vetters (1996 : 12), le futur simple serait un tiroir à la fois temporel et modal. En utilisant le futur, opine Vet en citant à son tour Lyons, le sujet parlant se porte garant pour la vérité d’une proposition future, mais il s’agit là d’une vérité subjective. Cela veut dire que l’événement en question « does not belong to a “world of facts and objective possibilités”, but to “a world which is composed of subjective expectations, predictions and intentions” (Lyons, 1977 : 814) ». Qu’il serve à exprimer la temporalité ou la modalité, le futur est, selon Lyons (1977) et Vet (1994), une expression de la subjectivité langagière.
8Vetters et Skibinska (1998 : 256) soutiennent eux aussi l’existence d’un « lien naturel entre référence temporelle future et certains types de modalité », lien reposant sur « le caractère non factuel du futur ». Leur conclusion rejoint celle de Maingueneau (1981/1994), qui repose, elle, sur une approche énonciative des temps : de par son statut d’ultérieur du présent – époque où l’on place les faits qui ne sont pas encore, dont l’accomplissement découle d’un projet, d’une résolution, d’une attente ou d’un rêve – « le futur est intrinsèquement lié aux valeurs modales » (1981 : 73).
9L’hypothèse formulée par Martin en 1983 se situe dans le sillage de la psychomécanique guillaumienne. Bien qu’associé par son signifié de base au possible, au virtuel, à l’incertain, le futur est sous-tendu d’un mouvement de pensée qui l’achemine vers la certitude : le cinétisme du futur va de m, ensemble des mondes possibles, à m0, monde de ce qui est. Les saisies précoces sur ce mouvement donnent les emplois modaux, qui relèvent du possible, et les saisies tardives donnent les emplois temporels, liés à la probabilité voire à la certitude.
10Martin (1983 : 128-130) répartit les emplois modaux du futur en trois catégories en fonction de la manière dont ils exploitent l’idée de possible :
(i) Exploitation positive
– futur d’atténuation : je vous avouerai que... ; je vous dirai que...
– futur d’indignation : quoi ! ces gens se moqueront de moi ?
– futur d’hypothèse : il sera malade ; il aura manqué son train.
(ii) Exploitation par le biais des « actes dérivés »
– futur volitif : vous renverrez le récépissé !
– futur de promesse : je reviendrai.
(iii) Exploitation négative
– futur des prophéties : le temps viendra où...
– futur gnomique : on ne sera jamais assez sévère avec les voleurs.
11En tant qu’il relève de la certitude absolue, car il réfère à une action passée dont la réalité est incontestable, le futur des historiens (deux jours plus tard, Napoléon sera sacré empereur) est rangé parmi les emplois temporels. Le futur expansif ne figure pas dans ce tableau ; Pour une logique du sens n’y fait référence que dans une note au sous-sol de la page 129 : « le futur conjectural n’est pas à confondre avec le “futur expansif’’ » qui « couvre en partie le passé et en partie l’avenir ».
12Si le futur expansif n’a pas bénéficié d’une approche en soi, c’est justement parce qu’il a été souvent confondu tantôt avec le futur conjectural, tantôt avec le futur d’indignation ou de protestation. Toujours est-il que, selon Martin, les emplois modaux et temporels du futur se font en grand équilibre, avec cependant une orientation des premiers vers la certitude.
2. Le futur expansif : principales voies d’approche
13On va passer en revue les interprétations que le futur expansif a suscitées en grammaire descriptive (Imbs, 1960 et Wilmet, 1976), en sémantique des mondes possibles (Martin, 1987) et en linguistique de l’énonciation (Maingueneau, 1981/1994). On va présenter par la suite une approche inspirée par la pragmatique procédurale genevoise, notamment par les travaux de Sthioul (1998) et de Rocci (2000).
14Lorsqu’ils ne l’ignorent pas tout à fait (Riegel et alii, 1994), les grammairiens ne consacrent à cet emploi que quelques lignes (Grevisse, 1970 et 1988 ; Arrivé et alii, 1986 ; Wagner et Pinchon, 1991), à deux exceptions près : Imbs (1960) et Wilmet (1976), dont l’apport est essentiel dans ce domaine.
2.1. Selon Imbs (1960 : 111-112), ce futur antérieur (désormais FA) exprime un fait déjà accompli dans le présent mais considéré d’un point indéterminé de l’avenir « pour suggérer le jugement qu’à ce moment de l’avenir on pourra porter sur ce fait ». L’emploi présente un caractère elliptique, car il consiste « à loger un passé composé (accompli du présent) dans le futur de l’époque à laquelle on est censé porter le jugement, selon la formule : passé composé x futur ➔ futur antérieur ». L’exemple appelé à étayer cette assertion est emprunté à Stendhal : le FA y apparaît en séquence avec un FS (futur simple) et un PC (passé composé) :
(6) Et voilà un témoin que tous croiront et qui certifiera à tout Verrières [...] que j’ai été faible devant la mort ! J’aurai été un lâche dans cette épreuve...! (c’est Imbs qui souligne, 1960 : 112)
15Le FS certifiera correspond au point de perspective, attribuée ici à une instance distincte du locuteur, le PC correspond au fait déjà accompli dans le présent (j’ai été faible) et le FA, qui en fait la synthèse, connote le jugement porté sur ce fait par le témoin en question et par tous les habitants de Verrières. Cet exemple, sur lequel on va revenir plus tard, illustre une occurrence du FA expansif que Paul Imbs subsume au futur d’indignation.
2.2. Selon Wilmet (1976 : 48-52), le mécanisme grammatical qui sous-tend des exemples tels que nous aurons goûté de grandes joies, on n ’aura pas eu à se plaindre, on aura tout vu est le suivant : le sujet parlant « choisit d’exprimer un procès effectivement passé d’un point de vue futur » (p. 50). Tout comme dans le cas du futur restrictif ou conjectural, il néglige les repères d’actualité au bénéfice d’un repère ultérieur. Mais alors qu’en utilisant le futur restrictif, le sujet semble refuser d’assumer entièrement ses dires, le recours au futur expansif produit un effet de sens diamétralement opposé : le sujet parlant « dresse un bilan que la mort d’un personnage, un départ, une rupture a toutes chances de rendre définitif » (ibid.).
16Nous en retenons les termes dont se sert Wilmet pour décrire les deux types d’emploi qu’il oppose l’un à l’autre : expansif pour le futur de bilan, qui « perpétue un passé composé à fonction d’accompli ou d’antérieur », et restrictif pour le futur d’hypothèse, qui « récuse ou diffère un PC à valeur d’antérieur ou d’accompli » (1976 : 59). Le premier s’accommode surtout de la 1re personne et le dernier de la 3e mais on rencontre aussi les autres personnes1.
17Le FA expansif, que Wilmet appelle aussi « expressif », était déjà connu en latin classique alors que le FA restrictif n’est attesté qu’à partir du moyen français. Enfin, le mécanisme que l’auteur invoque est à la fois grammatical et pragmatique, car le point de vue se trouve à l’origine des effets de subjectivation produits par les emplois interprétatifs (modaux en l’occurrence) des tiroirs verbaux.
2.3. Dans Langage et croyance (1987), Martin ne parle pas du futur expansif mais le mécanisme sémantique qu’il propose pour le futur restrictif, nommé ici « conjectural », peut s’appliquer tale quale au futur expansif. L’auteur explique les emplois « dérivés » des tiroirs verbaux (emplois atténuatifs du futur ou de l’imparfait, emplois historiques du système des temps) par la distinction de re/de dicto. Puisque dans ces cas le tiroir verbal réfère non pas au moment de l’événement dénoté par l’énoncé (temps de re) mais au moment de la prise en charge de l’énoncé par le locuteur, ces emplois relèvent du temps de dicto. Ce qui dans le futur conjectural (comme dans le futur expansif) appartient à l’avenir, « ce n’est pas le fait en tant que tel mais la prise en charge de la proposition qui le décrit » (1987 : 113).
18Cette explication remonte en fait à la thèse de Damourette et Pichon, pour qui la fonction première du temps verbal est de rendre compte de la manière dont le locuteur présente l’existence d’un événement, indépendamment de la réalité. « L’instant à venir d’où l’on considère l’événement (dans le cas du FA conjectural) est l’instant où l’on aura acquis sur la question débattue, une certitude que l’on n’a pas encore » (apud Martin, 1971 : 122). La notion de temps de dicto rejoint par ailleurs celle de point de vue dont se sert Wilmet pour expliquer le futur expansif par des paraphrases comme : « on pourra dire que p » ou « on constatera que p » où p est au passé composé.
2.4. Maingueneau (1981 : 78-79) s’inspire évidemment de Wilmet lorsqu’il parle de « futur antérieur de bilan », mais son explication relève plutôt d’une conception énonciative des temps. La valeur déictique de passé dont se voit affecté le FA dans certains contextes pourrait s’expliquer par le fait que le locuteur construit « un moment d’énonciation fictif dans le passé et, à partir de là, fixe un procès postérieur ». L’auteur ajoute que la substitution du FA au PC « a une incidence sémantique » : le PC aurait servi tout simplement à rapporter un fait tandis que le FA permet en plus au locuteur de marquer une attitude à l’égard de ce dont il parle. En effet, les expressions dont s’accompagne parfois ce tiroir (finalement, en définitive, en fin de compte) confèrent à l’énoncé une modalité de certitude.
3. Vers une analyse procédurale du FA expansif
193.1. Plus récemment, Sthioul (1998) a expliqué certains emplois non temporels du présent, du futur et de l’imparfait à l’aide de la notion de point de vue, dans le cadre de la théorie de la pertinence, qui oppose usage descriptif et usage interprétatif. On dit d’un énoncé qu’il est en usage interprétatif lorsqu’il est utilisé non comme une description du monde mais comme la représentation d’une pensée attribuée à une instance distincte du locuteur2.
20Le mécanisme pragmatique qui sous-tend un usage interprétatif est le suivant : par défaut, un énoncé rend compte d’un état de choses et donne lieu à un usage descriptif. Si les hypothèses contextuelles orientent plutôt vers une lecture alternative, l’énoncé rend compte d’une pensée attribuée ; le destinataire va essayer dans ce cas de récupérer dans l’univers de discours un sujet de conscience adéquat.
21La pragmatique procédurale genevoise voit dans les tiroirs verbaux des marques instructionnelles dont l’emploi est réglé par une sémantique de base – une formule contenant des variables à saturer dans le contexte d’énonciation – et par une procédure, une série d’instructions sur la manière dont on doit utiliser le contexte pour construire le sens visé par le locuteur. Le futur conjectural et le futur des historiens seraient, selon Sthioul, des usages interprétatifs obtenus dans des contextes différents à l’aide de la même procédure.
Futur des historiens : Deux jours plus tard Napoléon sera sacré empereur.
Futur conjectural : On a sonné deux fois, ce sera le facteur.
22D’après Sthioul (1998) et Rocci (2000), la sémantique de base du futur serait : un énoncé au futur dénote un événement E postérieur à P, où P (point de perspective) est une variable qu’on doit repérer dans le contexte par la procédure suivante.
23Procédure : si P est identifiable au moment d’énonciation S, alors l’énoncé évoque un événement à venir (usage descriptif). Sinon, on doit récupérer dans le cotexte ou par inférence un moment de conscience S’ et alors l’énoncé dénote un événement E’ postérieur à S’ (usage interprétatif).
24À l’aide de cette procédure on peut déduire assez facilement l’interprétation du « futur des historiens » : dès qu’il ne peut plus identifier P à S, le destinataire est amené à construire un contexte où P renvoie à une pensée attribuée, donc à traiter l’énoncé comme un usage interprétatif. Cet usage rend compte d’un événement E’ antérieur à S mais appréhendé comme futur à partir d’un repère passé, un moment de conscience S’. Le contexte indique que S’ doit être situé l’avant-veille du sacre.
3.2. Mais, dans le cas du futur conjectural ou épistémique, cette procédure semble déboucher sur une impasse, selon Rocci (2000), car si, comme dit Sthioul (1998 : 206), ce futur « appréhende une situation présente par le biais d’une explication qui en sera donnée quelques instants plus tard » et si l’on doit identifier S’à une instance « connaissant la situation », alors la pensée attribuée S’ porte sur un événement antérieur à S’ et non sur un événement ultérieur, comme dans le cas du futur des historiens.
25L’observation de Rocci s’applique aussi au futur de bilan : par la procédure employée pour le futur des historiens, on ne saurait dériver ni l’interprétation restrictive ni l’interprétation expansive du futur. Qui plus est, si l’on adopte la thèse de la « vérification future », comme font la plupart des auteurs, c’est-à-dire si l’on va poser dans les deux cas comme point de perspective P un moment de conscience postérieur à E, il va falloir modifier la sémantique de base du futur, qui prévoit que l’événement appréhendé est postérieur au point de perspective.
26Enfin, prévoir dans le contenu procédural du FA expansif ou restrictif un point de perspective et de conscience ultérieur à l’événement E et au moment d’énonciation S ne serait pas à notre avis « une option possible », comme dit Rocci, mais une solution nécessaire. Cette solution a été confirmée autant sur le plan théorique, par les analyses effectuées en grammaire descriptive (cf. Imbs, 1960 ; Wilmet, 1976 ; Wagner et Pinchon, 1991) et en sémantique des mondes possibles (Martin, 1987), que sur le plan des données linguistiques toutes les fois que le point de perspective P est explicité dans le cotexte. Ce sont ces données qu’on va examiner par la suite.
4. Des emplois descriptifs aux emplois interprétatifs du FA
27En emploi descriptif, P est un repère futur présent dans le cotexte, repère qui sert à étayer les valeurs d’antériorité ou d’accompli :
(7) Il se remarie le 6 décembre prochain ; trois ans après jour pour jour que sa première femme l’aura quitté, (apud Wilmet, 1976)
(8) Cette année on n’aura pas eu à se plaindre. Même pour rentrer la moisson, on aura eu le temps rêvé. Si ça continue, je suis sûr d’avoir fini dans moins d’une semaine. (Aymé, apud Wilmet, 1976)
(9) Mais ce jour viendra et, ce jour-là, nous aurons remporté une grande victoire, (apud Grevisse, 1970)
(10) À vrai dire, en avril 1969, bien peu s’en souviendront -mais l’auront-ils jamais su ? – de la situation dans laquelle étaient l’économie, les finances et la monnaie de la France, lorsque, onze ans plutôt, j’en reprenais la conduite, (de Gaulle, apud Wilmet, 1976)
(11) Nous aurons goûté de grandes joies ! Laisse-moi croire que tu n’en perdras pas tout souvenir en franchissant le seuil de cette porte et que plus tard, quand tout ce qui est le présent sera devenu un lointain passé, tu te rappelleras la vieille amie que tu auras laissée seule et la petite maison que tu auras laissée vide (Courteline, ibid.
(12) Eh ! Sous-Préfet, mon futur gendre, il ne sera pas dit que la danseuse aura dansé toute seule... (Prévert, ibid.)
28On peut remarquer que le repère futur intervient comme point de perspective dans la lecture temporelle comme dans la lecture aspectuelle du FA.
29Ainsi, pour le FA de l’exemple (7) et pour les trois occurrences figurant dans la seconde phrase de (11), c’est la lecture temporelle qui s’impose : en (7) par l’indication exacte (trois ans jour par jour) de l’intervalle situé entre les deux événements : la séparation et le second mariage. Le calcul de cet intervalle prend pour point de référence et de perspective la date du 6 décembre. En (11), le FA présente quatre occurrences : la première en emploi modal et les trois dernières en emploi temporel. Intégrées à des subordonnées introduites par quand et que, ces dernières servent à marquer l’antériorité par rapport à un repère futur qui bénéficie d’un double support : le syntagme adverbial plus tard et deux FS.
30L’exemple (9) suscite plutôt une lecture aspectuelle, l’accompli dans le futur, et cette mise en perspective s’effectue par le biais d’une expression anaphorique (ce jour-là). En (8) c’est un infinitif composé qui est en emploi aspectuel, se substituant selon toute évidence au FA de l’énoncé précédent. Sa valeur d’accompli est étayée par une expression temporelle à référence déictique (dans moins d’une semaine).
31Les deux premières occurrences de FA assument en (8) une valeur modale de futurs expansifs. Le tiroir verbal n’est plus employé pour situer un événement E par rapport à un repère futur mais pour indiquer que cet événement est appréhendé d’un point de vue particulier. L’expression déictique cette année construit la référence temporelle de l’état de choses dont « on n’a pas eu à se plaindre », car c’est la fin de l’année qui fournit au locuteur l’occasion du bilan qu’il est en train de faire.
32Dans l’exemple (10) on a un FS prédictif et un FA qui, intégré à un énoncé interrogatif, hésite entre valeur expansive et valeur restrictive. L’expression temporelle en avril 1969 fournit le repère servant à construire la référence temporelle de peu se souviendront. Il est à distinguer du moment futur associé à l’interprétation modale, qui est reconstruit par inférence : le sujet de conscience auquel on doit attribuer la pensée l’auront-ils jamais su est le sujet d’énonciation (de Gaulle) et non le sujet d’énoncé : bien peu (de gens).
33L’exemple (11), où l’emploi modal coexiste avec des emplois temporels, nous permet de reconstituer le parcours mental qui concourt à la mise en place du futur expansif nous aurons goûté de grandes joies. Le point de perspective servant à l’interprétation temporelle bénéficie à la fois d’un support grammatical (FS et phrase de subordination) et d’un support lexical : tu n ’en perdras pas tout souvenir, tu te rappelleras. Le point de vue associé à l’interprétation modale est construit par le biais d’un acte de remémoration explicitement attribué par le locuteur au destinataire. Mais le point de vue futur ainsi construit est attribué à la fois au locuteur et au destinataire et porte sur l’actualité des deux protagonistes, devenue dans la perspective de l’acte de remémoration « un lointain passé ».
34Enfin, dans l’exemple (12), le point de vue projeté dans l’avenir est attribué à une vox publica et se traduit par un acte de dire qui confère à la phrase subséquente la valeur d’une assertion de polarité contraire : le FA comporte un emploi interprétatif de futur expansif.
5. Les emplois modaux comme effets de perspective
355.7. Vu que l’approche procédurale du FA, telle qu’elle a été esquissée par Sthioul en 1998 débouchait sur une impasse, nous croyons qu’il faudrait :
- modifier la sémantique de base du futur, de manière à pouvoir rendre compte des cas où l’événement E est antérieur au point de perspective ;
- inclure dans la procédure servant à dériver les emplois temporels ou modaux une instruction portant sur la position du point de perspective par rapport à S.
36Cela conduit à formuler deux sémantiques de base : pour le FS en emploi descriptif et en emploi historique d’un côté, pour le FS en emploi conjectural et pour le FA en emploi descriptif et interprétatif de l’autre.
37On va se servir à cet effet des propositions de Reichenbach (1947), qui décrit les valeurs temporelles des tiroirs verbaux à l’aide de trois paramètres : E (event), S (speech), R (référencé) et de deux signes graphiques : le tiret, pour marquer les rapports de non simultanéité, et la virgule, pour marquer les rapports de simultanéité. Les relations considérées comme pertinentes sont E – R et R – S, que nous allons noter par la suite E – P et P – S.
38On aurait ainsi une première sémantique de base, qui pose E comme postérieur ou cotemporel au point de perspective P, à savoir :
S – P, E | pour le futur simple |
S, P – E | pour le futur proche |
P – E – S | pour le futur historique |
et une seconde structure sémantique de base, qui pose E comme antérieur au point de perspective P, et P comme postérieur à S, à savoir :
S – E – P | pour le FA en emploi temporel canonique |
S, E – P | pour le FS en emploi conjectural |
E – S – P | pour le FA en emploi temporel ou modal |
39L’hypothèse procédurale serait que pour obtenir les emplois temporels, on doit identifier un point de perspective présent sous une forme ou une autre dans le contexte.
40Lorsque le point de perspective n’est pas explicité dans le cotexte, on doit récupérer par inférence un point de vue/ moment de conscience, antérieur ou postérieur à S, opération qui donne accès aux emplois modaux. Lorsque P est antérieur à S, on obtient le futur des historiens et lorsqu’il est postérieur à S, on obtient le futur restrictif ou expansif.
5.2. Arrêtons-nous un peu sur la seconde série d’emplois, qu’on va illustrer par les exemples ci-dessous :
(13) La semaine prochaine, quand vous aurez fini les vendanges, vous viendrez nous voir, n’est-ce pas ?
/FA en emploi temporel canonique/
(14) – On frappe à la porte d’en bas – Ce sera Pierre qui a oublié sa clef. /FS en emploi conjectural/
(7) Il se remarie le 6 décembre prochain ; trois ans après jour pour jour que sa première femme l’aura quitté, (apud Wilmet, 1976) / autre emploi temporel du FA/
(15) Quand le moment viendra d’aller trouver les morts, j’aurai vécu sans soins et mourrai sans remords. (La Fontaine, apud Grévisse, 1970)/autre emploi temporel du FA/
(16) – Jeanne n’est pas encore rentrée ? – Non, elle se sera attardée chez une amie.
/FA en emploi conjectural/
41En (13) le FA apparaît dans une subordonnée temporelle où il fait valoir son signifié de base de « passé du futur » inscrit dans S – E – P ; le point de perspective futur bénéficie à la fois d’un support lexical et grammatical.
42En (14) l’énoncé au FS porte évidemment sur un état de choses actuel : quelqu’un, qu’on croit être Pierre, est bien là au moment où l’on parle, donc E est cotemporel à S, mais le point de vue où l’on se situe pour vérifier cette hypothèse est postérieur au moment d’énonciation.
43L’exemple (15) repose sur la même sémantique temporelle que l’exemple (7), à savoir E – S – P : le temps de l’événement est antérieur non seulement au point de perspective mais aussi au moment de la parole. Les FA aurai vécu et aura quitté couvrent donc trois époques : le passé, le présent et une partie du futur. La borne droite de ce long intervalle est en (15) un futur indéterminé (quand le moment viendra) et en (7) un futur proche, spécifié par la date chiffrée : le 6 décembre prochain.
44La même sémantique sous-tend également l’exemple (16), qui met en place un FA restrictif (conjectural). L’hypothèse que fait le second locuteur porte sur un fait censé être déjà accompli au moment de la parole, mais le point de vue adopté par le locuteur pour vérifier son hypothèse est un moment indéterminé du futur. À la différence des cas précédents, ce point de perspective n’est pas explicité dans le cotexte et doit être reconstruit par inférence, comme dans les emplois expansifs.
45Si, en (9) et (15), on supprime les expressions dénotant le point de perspective, les futurs temporels ou aspectuels cèdent la place à des futurs expansifs :
(9) Mais ce jour viendra et, ce jour-là, nous aurons remporté une grande victoire.
(9’) Nous aurons remporté une grande victoire.
(15) Quand le moment viendra d’aller trouver les morts, j’aurai vécu sans soins et mourrai sans remords.
(15’) J’aurai vécu sans soins et je meurs sans remords.
Certes, en (9 ’) on pourrait insérer un complément tel aujourd ’hui, ce soir, cette année, mais celui-ci va fournir la référence temporelle de l’événement E et non le point de vue P dont l’événement est envisagé.
46L’explicitation du repère temporel en (9) et (15) induit une lecture où le FA dénote l’accompli ou l’antérieur par rapport au futur : l’énoncé se présente comme une assertion prospective associée à un acte de prévision. La suppression du repère futur amène à construire un contexte où le FA dénote l’accompli par rapport au moment de la parole, ce qui prête à l’énoncé de (9’) et (15’) la valeur d’une assertion rétrospective associée à un jugement de valeur.
5.3. L’hypothèse qu’on vient d’avancer pourrait rendre compte des emplois temporels et aspectuels du futur ainsi que de la plupart de ses emplois modaux. On va disposer par la suite les emplois modaux dans un ordre qui reproduit à peu près celui des structures sémantiques qui les sous-tendent.
- Le futur est imposé par la condition de contenu propositionnel, qui prévoit que E est ultérieur au moment d’énonciation. Le point de perspective est cotemporel ou antérieur à E ; emplois qui relèvent de la sémantique de base S – P, E ou S, P – E :
- futur volitif, marque temporelle d’un acte directif, dont le but est de faire faire quelque chose au destinataire ou à un tiers ;
- futur de promesse, marque temporelle d’un acte promissif, par lequel le locuteur s’engage à faire quelque chose à l’avenir ;
- futur des prophéties, marque temporelle d’un acte prédictif, par lequel le locuteur engage sa responsabilité sur le caractère imminent de E.
- futur volitif, marque temporelle d’un acte directif, dont le but est de faire faire quelque chose au destinataire ou à un tiers ;
- Le futur des historiens dénote un événement E postérieur à P, où P coïncide avec un moment S’ reconstruit par inférence : un présent qui n’est pas celui de l’acte de production mais celui de la « scène narrative » construite par le texte. Cet emploi est à mettre en relation avec le présent historique.
- Le futur dénote un événement E antérieur à P qui, lui, est postérieur au temps de l’énonciation S ; le point de perspective est implicite et on doit le reconstruire par inférence. Emplois qui relèvent de la sémantique de base S, E – PouE – S – P :
- FS ou FA conjectural : ce qui est ultérieur ici, c’est le point de perspective et implicitement le moment de la prise en charge du contenu propositionnel. L’effet contextuel qui en résulte est la diminution du degré d’implication du locuteur (modulation, cf. Vion, 1991) ;
- FA de bilan : ce qui est ultérieur ici, c’est le point de perspective et implicitement le moment de la prise en charge du contenu propositionnel.
– FS et FA d’indignation : le point de perspective est ultérieur au moment d’énonciation ; il ne s’agit plus de retarder mais de refuser la prise en charge d’un contenu propositionnel attribué explicitement à une autre source énonciative. - FS ou FA conjectural : ce qui est ultérieur ici, c’est le point de perspective et implicitement le moment de la prise en charge du contenu propositionnel. L’effet contextuel qui en résulte est la diminution du degré d’implication du locuteur (modulation, cf. Vion, 1991) ;
- Le futur ne se conforme à aucune des instructions prévues par la sémantique de base : il n’a du futur que la marque formelle :
- FS d’atténuation : sert à diminuer la force illocutoire d’une affirmation ou d’un aveu, actes qui risquent de porter atteinte à la face négative du locuteur. Résultat : ce futur sert à ménager avant tout la face du locuteur ;
- FS gnomique ou de vérité générale : ne comporte plus de point de référence, de sorte qu’il n’est orienté ni par rapport à P ni par rapport à S. Il ne sert pas à construire une représentation temporelle ni aspectuelle.
- FS d’atténuation : sert à diminuer la force illocutoire d’une affirmation ou d’un aveu, actes qui risquent de porter atteinte à la face négative du locuteur. Résultat : ce futur sert à ménager avant tout la face du locuteur ;
5.4. En conclusion, les emplois modaux se laissent répartir en trois groupes :
- emplois qui se conforment à la sémantique de base P – E : futur volitif, promissif, prédictif, d’un côté, et futur historique de l’autre (analysable comme une variété du futur prédictif) ;
- emplois qui se conforment à la sémantique de base E – P : futur d’hypothèse, futur de bilan et futur de protestation, qui dénotent un événement antérieur ou cotemporel à S ;
- le futur d’atténuation et des vérités générales ne se conforment à aucun de ces signifiés de base. Le futur gnomique ignore complètement la notion de repère et les relations temporelles.
47Dans cette optique, les emplois modaux du futur n’apparaissent plus, à deux exceptions près, comme déviants par rapport aux emplois temporels et aspectuels, vu que leur fonctionnement obéit à l’une ou l’autre des deux sémantiques de base. C’est l’implicitation du point de perspective qui permet, en relation avec les informations contextuelles, de réinterpréter certaines valeurs de base comme des valeurs liées aux modalités propositionnelles ou illocutoires.
48Le FA expansif et le FA restrictif sont des usages obtenus par inférence dans des contextes différents à l’aide de la même procédure. Dans un cas, on a une assertion rétrospective qui indique de la part du locuteur « une augmentation du degré d’auto-implication », c’est-à-dire un effet de tension au sens de Vion (1992). Dans le second cas, l’assertion rétrospective tourne à la conjecture, car différer le moment de la prise en charge d’un énoncé revient de la part du locuteur à réduire le degré d’implication subjective, d’où un effet de modulation au sens de Vion.
49Il s’ensuit que les emplois modaux des temps verbaux devraient donner lieu à une approche en termes d’engagement énonciatif (tension ou modulation), voire en termes de conditions de réussite des actes illocutoires.
6. Retour au futur de bilan : analyse des effets de sens
50On va essayer d’illustrer cette idée par une sommaire analyse des effets de sens que suscite en discours le FA expansif. L’analyse porte sur un corpus contenant des exemples littéraires empruntés à divers auteurs et des exemples tirés de la presse écrite d’information générale : Le Matin et Le Monde (sélection hebdomadaire).
6.1. Parmi les exemples du corpus littéraire on va retrouver quelques-uns de nos exemples antérieurs. Trois d’entre eux sont repérables aussi dans la conversation courante : (1), (3) et (21). En (1) et (3), le FA est associé au pronom personnel on (qui renvoie à nous) et à des marqueurs discursifs à fonction conclusive (en somme, décidément). L’exemple (21) contient une expression idiomatique paraphrasable par « je t’aurai prévenu, Georges Dandin ! ».
(1) En somme on aura passé une très belle soirée.
(2) En quelques jours j’aurai vu mourir deux mondes, (apud Grevisse, 1970)
(3) Décidément, on aura tout vu !
(4) Et Sandoz, se décidant à quitter la fosse à demi comblée, reprit : « Nous seuls l’aurons connu [...] Plus rien, pas même un nom ! » (Zola)
(6) Et voilà un témoin que tous croiront et qui certifiera à tout Verrières [...] que j’ai été faible devant la mort ! J’aurai été un lâche dans cette épreuve...! (apud Imbs, 1960)
(8) Cette année on n ’aura pas eu à se plaindre. Même pour rentrer la moisson, on aura eu le temps rêvé. (Aymé, apud Wilmet, 1976)
(11) Nous aurons goûté de grandes joies ! Laisse-moi croire que tu n’en perdras pas tout souvenir en franchissant le seuil de cette porte... (Courteline, ibid.)
(12) Eh ! Sous-Préfet, mon futur gendre, il ne sera pas dit que la danseuse aura dansé toute seule... (Prévert, ibid.)
(17) Il est mort, mais il a vécu, reprit la voix, et toi tu mourras et tu n ’auras pas vécu. (A. France, ibid.)
(18) Dire qu ’ il ne nous a pas avertis ! Et j’aurai passé toute ma vie avec cet homme... (Mauriac, ibid.)
(19) Formes diverses de la vie ; toute vous me parûtes belles... Et notre vie aura été devant nous comme ce verre plein d’eau glacée que tiennent les mains d’un fiévreux. (Gide)
(20) Oh ! Père, pas une fois dans votre vie, vous ne m’aurez fait confiance. (Sartre, apud Wilmet, 1976)
(21) Tu l’auras voulu, Georges Dandin, tu l’auras voulu !
L’interprétation modale du FA se conforme à la sémantique de base E – S – P, ce qui explique qu’il suscite une interprétation de passé.
51Dans tous ces cas, l’emploi du FA à la place du PC crée d’abord un effet de perspective : le point de vue dont on appréhende le dictum est déplacé du présent dans un avenir indéterminé, où le locuteur croit avoir le recul nécessaire pour pouvoir porter sur les choses un regard définitif. Cette assertion rétrospective s’accompagne parfois de marqueurs tels qu’en somme, décidément, il ne sera pas dit qui suggèrent que le locuteur fait le point sur une situation, car il croit avoir atteint une « limite » (cf. Maingueneau, 1981) qui exclut désormais toute réserve ou remise en question.
52Cette limite, représentée par la fin d’une journée, la fin d’une année ou autre événement-charnière, peut être récupérée dans le contexte, grâce aux connaissances d’arrière-plan, comme en (1), (3) et (21), ou à l’aide des informations fournies par l’énoncé lui-même. Ainsi en (2), (4) et (17), la limite est la mort de quelqu’un, en (6), c’est la condamnation à mort, en (11), un départ et en (8), la fin de l’année. Dans certains cas le locuteur entreprend un bilan qui porte explicitement sur toute sa vie, comme en (18), ou sur celle des autres, comme en (17) et (20).
53Ce bilan s’accompagne d’un jugement de valeur, car l’événement en question a une signification particulière, voire exceptionnelle pour un locuteur qui tient à manifester ainsi son total engagement intellectuel en (2), (8), (17) ou son implication affective-émotionnelle. La moitié de ces exemples associent le FA à la modalité exclamative qui connote un état affectif : le regret en (4) et (20), l’indignation en (6) et (18) ou le sentiment de plénitude en (11) et (19). Lorsque l’énoncé exclamatif a pour sujet un pronom de la 2e personne, il peut dénoter un acte de reproche, comme en (20) et (21).
54L’exemple (6), tiré du roman Le Rouge et le Noir, fait figure à part : d’abord, parce que le FA y coexiste avec le PC, ensuite, parce que le point de vue qui est construit n’appartient pas au locuteur (Julien Sorel) mais à une instance distincte de celui-ci : un habitant de Verrières qui assiste en témoin à son procès et à son moment de faiblesse. Vu que le FA ne fait que reprendre le contenu du discours attribué à ce témoin par le verbe introducteur certifier que, le jugement de valeur associé au FA appartient lui aussi à ce personnage. Le caractère polyphonique de cet emploi signale qu’il s’agit plutôt ici d’un FA de protestation.
6.2. Le décalage entre temps des événements (passé) et point de perspective (futur) conduit en fin de compte à modifier la fonction discursive de l’énoncé. Si le PC lui aurait prêté la valeur d’un constat-rapport3, le FA lui confère la fonction d’un commentaire. Ce qui explique la fréquence relative de cet emploi dans le discours journalistique, notamment dans les genres commentatifs (cf. De Broucker, 1995), qui supposent de la part du scripteur un degré plus élevé d’implication subjective.
(22) La tentative d’assassinat, hier matin, de l’ancien premier ministre du chah, Chapour Bakhtiar [...] aura eu pour premier résultat de rappeler à l’opinion internationale l’existence d’une opposition à l’imam Khomeini. (Le Matin, 19 juin.1980, apud Roulet et alii, 1985)
(23) Décidément, la liste des questions au sujet de la présence française sur le continent africain et ailleurs n ’aura fait que s’allonger depuis l’installation de Valéry Giscard d’Estaing à l’Elysée. (Le point de vue du « Matin », 13 janvier 1980)
(24) Il aura fallu dix jours et surtout dix nuits d’émeute dans les banlieues pour que Jacques Chirac décide de se montrer dans la cour de l’Élysée, dimanche 6 novembre, vers 19h45, à l’issue d’un conseil de sécurité intérieure réunissant sept ministres. (Le Monde, sélection hebdomadaire, 12 novembre 2005)
(25) Ces conflits auront mis en évidence l’iniquité de la loi britannique de 1984 sur lesquelles reposent ces expropriations [...]. Ils auront aussi obligé le gouvernement à mettre en place un comité en vue de la réformer. (Le Monde, 20 mars 2007)
Les séquences (22) et (24) figurent dans le premier paragraphe et les séquences (23) et (25) dans le dernier paragraphe des articles, « lieux stratégiques » de l’information. Mais il ne s’agit pas seulement ici de faire passer une information, il s’agit également d’évaluer la portée de l’événement, autrement dit d’en construire à la fois une représentation et une interprétation.
55Ainsi, loin de faire un simple « bilan » des défaillances de l’institution présidentielle face à l’aggravation de la crise, le FA de l’exemple (24) concourt à reconstruire l’événement annoncé par le titre J. Chirac réagit dix jours après le début de la crise sur le mode du commentaire. La construction il aura fallu + SN pour que + p sert au journaliste à porter un jugement sur le chef de l’État, dont il critique le manque de lucidité et la lenteur. Ce premier énoncé confère ainsi à l’attaque l’orientation argumentative qui sera aussi celle de l’article tout entier, comme le montre la fin du 5e paragraphe : « L’entourage du chef de l’État nie que celui-ci a trop tardé à se montrer et à intervenir ».
56Pour finir, un exemple tiré d’un autre genre, tout aussi enclin aux jugements évaluatifs que le commentaire, à savoir la nécrologie. Un tel article comporte, dans un ordre variable, les trois séquences suivantes : annonce du décès, évaluation synthétique de l’œuvre du défunt et courte biographie marquant des arrêts sur les étapes principales de sa carrière. Voici le début de l’article qui marque la disparition de l’acteur américain Glenn Ford.
(26) Glenn Ford, acteur américain d’origine canadienne, est mort à Beverly Hills (Californie), mercredi 30 août. Il était âgé de 90 ans. Le nom de Glenn Ford est attaché à un cinéma hollywoodien qui, après la guerre, commence à exprimer toute un série d’inquiétudes [...]. Glenn Ford, avec plus de cent films à son actif, aura représenté un type de héros plus réaliste, en phase avec ce basculement du cinéma américain.
G.S.N. Ford est né le 1er mai 1916 à Sainte Christine, au Canada. Sa famille émigre en Californie en 1924... (Le Monde, sélection hebdomadaire, 9 septembre 2006)
57L’article mobilise les formes temporelles du système orcentrique correspondant au plan embrayé. Le relais des tiroirs verbaux s’associe clairement à l’organisation séquentielle du texte et fonctionne comme un vecteur de planification discursive.
58Le PC comporte deux occurrences qui évoquent la mort de Glenn Ford (1er paragraphe) et sa naissance (début du 3e paragraphe). En relation avec les dates chiffrées, le tiroir verbal insère ces moments dans la chronologie objective.
59La perspective de locution change au second paragraphe qui propose une évaluation synthétique de la carrière de GF et un portrait du type de héros qu’il a incarné à l’écran. Les tiroirs verbaux changent en conséquence : le PC se voit remplacé par le couple PR de caractérisation/FA de rétrospection. Le journaliste exploite l’effet de perspective créé par le FA pour émettre sur Glenn Ford un jugement à la fois qualifiant et classifiant.
7. En guise de conclusion
60Les emplois modaux du futur peuvent être dérivés, à deux exceptions près, de l’une des deux sémantiques de base : P – E ou E – P, comme les emplois temporels et aspectuels. La différence réside dans la présence ou l’absence d’une expression qui marque le point de perspective. En cas d’implicitation, le repérage inférentiel conduit à la construction d’un point de vue/moment de conscience attribué au locuteur ou à une instance distincte du locuteur.
61Si, dans ces cas, le FA ne sert plus à construire une représentation temporelle, il donne du procès une représentation aspectuelle qui, corroborée par les informations d’arrière-plan, permet de réinterpréter les valeurs de base comme des valeurs liées à l’attitude propositionnelle ou illocutoire. Ainsi, la présence du repère temporel induit la lecture « accompli par rapport au futur », alors que l’absence du repère temporel amène à interpréter le FA comme un accompli par rapport au moment de la parole. Dans un cas on aura une assertion prospective associée à un acte de prévision et dans l’autre, une assertion rétrospective associée à un jugement de valeur.
62Ce jugement évaluatif confère à l’assertion rétrospective une fonction de commentaire qui dénote de la part du locuteur un important investissement subjectif. Le futur de bilan est donc une modalité d’auto-implication apte à produire un effet de tension. La coloration affective dont il s’accompagne assez souvent fait qu’il se présente aussi comme un « futur expressif » (cf. Wilmet, 1976).
63En tant qu’ils conduisent à réinterpréter les valeurs de base comme des valeurs liées à l’attitude propositionnelle ou illocutoire, les emplois modaux autorisent le recours à une approche en termes d’engagement énonciatif (tension ou modulation), voire en termes de conditions de réussite des actes de parole.
64Si l’on admet, à la suite de Damourette et Pichon, que le rôle des temps verbaux est de rendre compte de la manière dont le locuteur présente l’existence d’une situation indépendamment de la réalité, conception qui rejoint celle de la grammaire cognitive (voir Langacker, 1987, et ses concepts d’image, d’imagerie et d’ajustement focal) ; si les tiroirs verbaux peuvent donner de cette situation une représentation temporelle ou non temporelle et si, conformément à la pragmatique procédurale, la construction d’une telle représentation implique le recours à des informations linguistiques et non linguistiques, alors tous les emplois des temps verbaux pourraient être considérés comme des emplois interprétatifs.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Exemples de futur restrictif, appelé aussi futur conjectural, putatif ou épistémique : Il aura manqué son train ; Je me serai trompé de jour ; Ce sera Pierre qui a oublié sa clef. Pour le futur de bilan nous renvoyons aux exemples donnés au début de l’article, auxquels on peut ajouter cette belle phrase de Daninos, citée par Wilmet (1976) : Nos arrière-grands-pères, nos grands-pères, nos pères seront nés, auront vécu, seront morts dans un univers qui conserva pour eux le même visage du départ à l’arrivée.
2 Morency et Saussure (2006 : 67) parlent dans ce cas de métareprésentation : les usages épistémiques du futur simple, antérieur ou périphrastique sont à envisager selon eux comme « métareprésentationnels, donc interprétatifs, car ils décrivent non pas un fait du monde, mais une pensée, en l’occurrence attitudinale et de nature allocentrique – puisqu’il y a représentation d’un sujet de conscience dans le futur ».
3 Pour s’en convaincre, il suffit de reformuler certains des exemples ci-dessus en insérant ou non une expression adverbiale à valeur conclusive : (1’) En somme, on a passé une très belle soirée ; (3’) Décidément, on a tout vu ; (4’) Nous seuls l’avons connu ; (8’) Tout compte fait, on n’a pas eu à se plaindre cette année. Même pour la moisson on a eu le temps rêvé ; (11’) En vérité, nous avons goûté de grandes joies ; (12’) Il ne sera pas dit que la danseuse a dansé toute seule... ; (18 ’) Et dire que j ’ai passé toute ma vie avec cet homme... (20’) Pas une fois dans votre vie vous ne m’avez fait confiance.
Auteur
Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca
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