L’identification du verbe à l’école élémentaire : quels choix pour élaborer un outil de progression pour les enseignants ?
p. 59-76
Texte intégral
1C’est dans le cadre des travaux de la mission « Maîtrise de la langue » de l’Inspection Académique du Nord, mission dirigée par P. Lammertyn, I.E.N., que j’ai eu l’occasion de m’impliquer dans cette problématique. L’objectif de cette équipe1 était de réaliser un outil pour les enseignants, outil qui donne des repères pour une progression concernant l’identification des classes de mots. Le verbe a été choisi pour commencer, car cette notion qui paraît centrale est peu maîtrisée par les élèves, comme le montrent les recherches en didactique aussi bien que les évaluations nationales en CE1 et CM2. De fait, « c’est parce que l’élève est en mesure de reconnaître un verbe qu’il devient capable de l’accorder ou de trouver la manière dont il se conjugue et non l’inverse » (Grossmann, 1996).
2Par manque d’information, les enseignants ont tendance à utiliser les critères qu’ils connaissent ou qu’ils trouvent dans les manuels, sans toujours bien identifier ce qui convient le mieux pour tel niveau. L’enseignant a besoin de savoir jusqu’où il peut aller dans l’étude d’une notion, comment la revisiter d’un niveau à l’autre, avec des degrés d’approfondissement prenant en compte l’évolution des conceptions afin que les connaissances des élèves se construisent dans une logique « spiralaire ». Dans les faits, on constate que les élèves retravaillent indéfiniment les mêmes notions et arrivent au collège sans en avoir une bonne maîtrise.
3L’objectif est restreint aux moyens d’identification de la catégorie grammaticale, sans que l’on ignore la complexité du sujet. En effet, cela ne doit pas laisser penser que l’on privilégie l’acquisition de catégories au détriment de celle des constructions syntaxiques ou de l’approche en discours (même si les Instructions Officielles2 de 2008 donnent une priorité au mot et à la phrase simple comme base de l’observation et de l’analyse). La difficulté est ainsi de constituer une progression qui se situe dans une autre progression, celle de l’ensemble des notions grammaticales, sans s’y référer de façon explicite, ce qui alourdirait l’outil. Enfin, l’outil est centré sur les critères d’identification, il ne met pas en perspective l’approche pédagogique elle-même. Il est clair que ces critères devront être identifiés et clarifiés par les élèves lors de séances de grammaire et réactivés (sinon amorcés) en lecture/ écriture/ réécriture.
4Pour ma part, j’ai rendu compte à l’équipe des travaux de didacticiens, que je citerai ici par la suite, travaux qui venaient souvent conforter des constats effectués sur le terrain par les membres de l’équipe ou par les maîtres formateurs sollicités en tant qu’experts quant à l’analyse de leur pratique. Nous avons essayé d’élaborer un outil qui soit un référent utilisable par la majorité des enseignants. Il devra certes faire l’objet de régulations par la suite, en fonction des retours. Selon les Programmes officiels de 2008, qui sont nécessairement notre cadre de référence, en CP-CE1, il s’agit d’abord de faire construire la notion de « verbe » (repérage et dénomination) ; en CE2-CM, de donner les moyens de mieux identifier le verbe et de faire comprendre les relations qu’il entretient avec les autres mots.
5Cet article soulève un certain nombre de questions, des questions liées à nos choix pour élaborer cet outil, mais aussi la question des descriptions grammaticales adaptées à l’enseignement, dans le cadre d’une didactique qui veut aussi prendre en compte les capacités cognitives de l’élève. En tant que chercheur, je souhaite mettre en évidence la problématique de l’élaboration d’un outil qui puisse être opérationnel, selon la vocation de l’équipe missionnée par l’Inspection académique, dans un contexte complexe à tous points de vue.
6Je rappellerai brièvement dans une première partie le contexte actuel de la grammaire scolaire, afin de montrer qu’il ne permet pas de s’appuyer sur une théorie de référence. Dans une seconde partie, plus conséquente, j’exposerai les choix pragmatiques qui ont été les nôtres : prendre en compte l’ensemble des critères linguistiques ; partir des pratiques courantes des enseignants ; recenser les difficultés des élèves pour les signaler.
1. Le contexte de la grammaire scolaire : une diversité linguistique
7Tout d’abord, je rappellerai le contexte actuel de la grammaire scolaire, dans lequel il a fallu se positionner. Pour le comprendre, il faut avoir un aperçu de l’histoire de la grammaire scolaire, que je vais donc évoquer brièvement tout d’abord.
8Chervel, en 1977, dans son Histoire de la grammaire scolaire, a bien montré comment celle-ci a connu différentes périodes3 : la première grammaire scolaire, en 1823 (avec Noël et Chapsal), s’inspire de la Grammaire générale, philosophique et logicienne. La syntaxe repose sur l’analyse logique et sur l’analyse grammaticale4 ; le verbe est considéré comme le centre d’une proposition. La deuxième grammaire scolaire, à partir des années 1880 jusqu’aux années 1970, est une grammaire sémantique, qui a élaboré les différents types de compléments (d’objet, circonstanciel, d’agent, etc.) identifiables à l’aide de questions (« où ? », « quand ? », ...) ; qui définit le verbe comme marquant l’action ou l’état. Dans les années 1970, la troisième grammaire scolaire, qui s’inspire de la linguistique structurale (essentiellement de la méthodologie de la linguistique distributionnelle), élimine le sens comme outil d’analyse, privilégie la syntaxe, l’étude des constituants de la phrase. Le verbe est ainsi présenté comme le noyau de la phrase minimale, au sein du Groupe Verbal, dans une structure hiérarchique de la phrase minimale [Groupe Nominal sujet + Groupe Verbal], La grammaire scolaire dite « rénovée », au Canada et en Suisse romande, privilégie depuis les années 1980-1990 les aspects syntaxiques et morphosyntaxiques (Kilcher-Hagedom et al., 1987 ; Chartrand (dir.), 1996 ; Nadeau et Fisher, 2006)5 en référence à la linguistique structurale, distributionnelle et/ ou générative et transformationnelle, dont les manipulations syntaxiques seraient les plus opérationnelles pour de jeunes élèves. En France, Carole Tisset (2005) a une position similaire6.
9Grossmann (1996) note que depuis les années 1980, la majorité des manuels de grammaire français propose une approche mixte (issue des deuxième et troisième grammaires), avec par exemple des leçons présentant le traditionnel « complément circonstanciel » comme un constituant déplaçable, voire supprimable (problème avec les compléments de verbe), et comme constituant exprimant le lieu ou le temps et répondant aux questions « où » et « quand ». Lavieu (2008) montre les incohérences actuelles dans ce domaine des compléments.
10Vargas (2009) souligne le fait que la grammaire scolaire n’est pas obtenue par transposition didactique de savoirs savants mais par recomposition de savoirs hétérogènes, « certains obtenus à partir de la linguistique contemporaine par emprunts-modifications, d’autres conservés de la grammaire scolaire déjà-là (2009 : 29) ». Par « recomposition », il entend juxtaposition de savoirs issus d’horizons différents, non articulés ou synthétisés, souvent même inconciliables. Dans son article « Peut-on inventer une grammaire pour la réussite scolaire ? » (2009), il en donne de nombreux exemples et appelle de ses vœux une reconfiguration didactique des savoirs grammaticaux, qui ferait de la grammaire scolaire un objet cohérent, prenant en compte les niveaux de la phrase et du texte. Dans le même numéro de Repères, B. Combettes souligne l’intérêt des grammaires fonctionnelles axées sur les fonctions du langage et prenant en compte des aspects cognitifs et non pas seulement linguistiques (lien entre les structures de la langue et l’activité des locuteurs), vers une grammaire scolaire prenant en compte le fonctionnement réel du langage en situation. Les positions de Vargas et Combettes ne sont encore que des perspectives et sur le terrain, comme dans les Instructions Officielles (Elalouf, Cogis, Gourdet, 2011), les références sont éclectiques. C’est donc dans un contexte actuel complexe et non cohérent qu’il a fallu se positionner pour outiller les enseignants.
11Notre choix a été de prendre en compte l’existant sans nous positionner au plan linguistique en choisissant telle ou telle théorie de référence, pour des raisons sur lesquelles je vais revenir mais également dans l’attente d’avancées significatives dans le domaine de la grammaire scolaire.
2. Des choix pragmatiques
12Dans la préface du numéro de Repères intitulé « La construction des savoirs grammaticaux » (2009), Brissaud et Grossmann soulignent que l’on ne dispose pas à ce jour d’une image panoramique de ce que serait l’évolution de la compétence grammaticale de 6 à 16 ans. En l’absence de travaux de linguistique et de psychologie donnant une base scientifique globale à la réflexion de l’équipe, la détermination des critères par niveau et la façon de les reprendre d’un niveau à l’autre sont issus de façon pragmatique des connaissances et des observations des conseillers pédagogiques membres de l’équipe, des listes de critères transmises par des EMF de l’Académie, à l’appui de travaux de didactique ou de travaux permettant de fonder des positions en didactique (Kilcher et al., 1987 ; Grossmann, 1996 ; Garitte, 2004 ; Quet et Dourojeanni, 2004 ; Roubaud et Touchard, 2004 ; Tisset, 2004 ; Tisset, 2005 ; Lusetti, 2008 ; Roubaud et Moussu, 2010).
13Dans le contexte actuellement complexe de l’enseignement de la grammaire, nous avons donc choisi d’accepter une certaine diversité linguistique et de prendre en compte des pratiques de terrain qui semblent avoir fait leurs preuves, tout en mettant en évidence des « points de vigilance » en référence à des travaux de didactique. Nous avons croisé les pratiques usuelles et les travaux de didactique disponibles pour identifier les procédures d’identification envisageables à chaque niveau scolaire, en indiquant des reprises et approfondissements d’un niveau à l’autre7. L’équipe a décidé de présenter l’outil sous la forme d’un tableau à double entrée : par type de critère (cf. 2.1.), avec un bref rappel théorique pour chaque critère, et par niveau scolaire (CP, CE1, CE2 et CM)8.
14La linguistique se trouve fort malmenée dans cette entreprise, qui n’a pas l’ambition de viser une « reconfiguration » de la grammaire scolaire au sens où l’entend Vargas (2004 ; 2009), dont les travaux sur le sujet sont en cours. La perspective est résolument pragmatique dans la mesure où elle vise à outiller les enseignants au mieux dans le contexte actuel afin qu’ils puissent ajuster et réguler leur réflexion didactique et pédagogique.
2.1. Prendre en compte les différents points de vue sur la langue
15Pour intégrer un existant hétérogène au plan linguistique et prendre en compte l’apprenant lui-même, à l’appui des informations disponibles sur les aspects cognitifs, j’ai proposé comme base pour établir la progression, la prise en compte d’une diversité de critères linguistiques dès le CP. Il s’agit là d’une proposition faite en référence à deux domaines : la linguistique et la psychologie.
16Rendre possible le repérage de critères de nature différente dès le CP suppose de ne pas s’appuyer sur une théorie linguistique qui privilégierait par exemple une démarche logico-sémantique, dite « traditionnelle », ou au contraire une approche syntaxique formelle, issue de la linguistique structurale. Pour tenter de sortir provisoirement des incohérences actuelles, j’ai proposé d’adopter la position de Vargas, qui s’appuie lui-même sur la position de Hagège (1985) avec la théorie des trois points de vue comme cadre d’étude des langues dans la réalité de leur manifestation en discours : morphosyntaxique, sémantico-référentiel, énonciatif-hiérarchique : « chacun des points de vue apportant un éclairage d’égale importance » (1985 : 275). Vargas a adapté cette théorie pour une grammaire scolaire dans sa Grammaire pour enseigner (1992) : il distingue pour chaque notion le point de vue sémantique, morphosyntaxique et énonciatif. Position que reprend Pellat dans Quelle grammaire enseigner ? (2009) : il distingue ce qu’il appelle les « propriétés » syntaxiques, sémantiques et pragmatiques. Sur ces bases, nous avons choisi de proposer un outil sous forme de tableau organisé par « point de vue » linguistique, d’autant plus que la seconde source, que je vais évoquer brièvement à présent, en confirme l’intérêt pédagogique.
17Dans les années 1980 en particulier, psycholinguistes et psychologues s’intéressent aux capacités métalinguistiques des élèves. En 1985, le n° 71 de la Revue Française de Pédagogie présente des travaux novateurs. L’article de Brassard et Lambelin met en évidence l’intérêt de laisser les élèves identifier les catégories grammaticales par l’« ensemble disparate de caractéristiques » qui est à leur portée. Ils s’interrogent sur les critères préférentiels à des niveaux scolaires différents et constatent que les enfants passent d’un traitement pragmatique ou positionnel à l’utilisation de différents critères d’identification. D’autres travaux, comme ceux de l’équipe de Kilcher-Hagedorn dans les années 1980, révèlent la capacité de jeunes élèves à utiliser tel(s) ou tel(s) critères(s) d’analyse, voire à identifier le plus opérationnel (qui diffère d’ailleurs selon les classes de mots).
18Comme le soulignaient les Programmes de 2002, à l’appui de travaux de didacticiens, l’élève doit être familiarisé avec l’idée qu’il n’existe pas de procédure automatique pour identifier le verbe et doit au contraire apprendre à rechercher des critères convergents. Il a été constaté que nombre d’élèves ont des difficultés à identifier le verbe parce qu’ils ne se fient qu’à un seul critère qu’ils généralisent, alors qu’il ne convient pas dans tous les cas. Il est clair, comme j’ai pu le constater dans mes propres travaux (2008), à la suite d’autres chercheurs, que le critère du sens ne peut constituer la base d’une progression : en effet, certains enfants sont d’emblée sensibles à des critères formels, quel que soit d’ailleurs le milieu socioculturel.
19Dans cette optique, on n’établira pas de progression d’un type de critère à un autre (par exemple du sémantique au syntaxique). Dès le CE1 chaque élève doit avoir la possibilité de s’appuyer sur un critère d’identification relevant de tel ou tel domaine qui lui convient au départ, pourvu que sa réflexion évolue vers l’identification et le croisement de critères pertinents. Il serait cependant excessif d’obliger les élèves à rechercher systématiquement tous les critères disponibles, ou de leur faire identifier les critères les uns après les autres. Telle sera la dérive possible avec l’utilisation d’un outil qui se présente sous la forme d’un tableau distinguant les types de critères, d’où la nécessité d’une présentation par des conseillers pédagogiques ainsi que d’un accompagnement documentaire9 (corpus de travail, diaporamas présentant des séances en classe...).
20Nous avons voulu situer les critères selon qu’ils relèvent de tel ou tel point de vue, afin de mettre en évidence des « savoirs pour enseigner », et signaler ceux qui semblent opérationnels pour tel niveau scolaire, ce qui renvoie aux « savoirs à enseigner ». Si nous avions simplement listé les critères sans chercher à les catégoriser, nous aurions privé l’enseignant d’un minimum de réflexion sur les niveaux d’étude des notions. Ainsi que nous l’avons dit, les grammaires pour enseigner commencent à prendre en compte ces différents niveaux.
21Si le principe de l’outil est séduisant, les choses se compliquent lorsqu’il s’agit de passer à l’acte. En effet, les distinctions des linguistes renvoient à un cadre théorique que l’on ne peut reprendre tel quel : élaborer un outil immédiatement fonctionnel nécessite des compromis, liés aussi bien à l’hétérogénéité de la grammaire scolaire actuelle qu’aux capacités de jeunes élèves. Les critères d’identification proposés relèvent donc de différentes approches grammaticales, l’idée étant, en croisant les sources, d’identifier les critères « rentables » à chaque niveau scolaire.
22Nous avons eu des discussions autour de l’entrée « morphosyntaxe », pour finalement retenir une entrée sémantique et une entrée syntaxique, en posant que dans tous les cas les élèves pouvaient constater des variations morphologiques (liées au changement de temps comme aux accords) ou faire des constats purement morphologiques (distinguer le verbe du nom ; l’infinitif du verbe conjugué). On sait que le verbe constitue le domaine par excellence de la variation et que cette variation est un élément fort de l’identification de la notion de verbe (conjugué/ conjugable) chez l’enfant. Dans cette optique, nous avons ajouté une entrée lexicale, dans la mesure où la variation du radical est d’ordre morphologique et participe à la variation d’un grand nombre de verbes courants ce qui perturbe l’identification du verbe source. Nous nous démarquons donc ici en partie de la description grammaticale qui distingue différentes composantes linguistiques (phonologie10, sémantique, syntaxe, morphologie, pragmatique), telle que l’on peut la trouver dans une grammaire de référence actuelle comme celle de Riegel, Pellat et Rioul11. Notre outil veut former l’enseignant en l’amenant à distinguer différentes entrées linguistiques mais aussi à mesurer l’impact de chacune sur la variation morphologique du verbe, variation qui pose tant de problèmes aux élèves dans l’identification du verbe en grammaire, en orthographe grammaticale et lexicale, en lecture/ écriture.
23Nous avons donc distingué dans le tableau outil des critères d’identification d’ordre « sémantique », « syntaxique », « lexical », « communicationnel (énonciatif-pragmatique)12 ».
24Pour ce qui concerne le « sémantique », nous avons retenu, outre la définition traditionnelle (exprime une action/ un état) sur laquelle je reviendrai plus tard, le fait que le verbe est considéré, depuis Aristote, comme exprimant le temps. L’expression du temps renvoie à deux types de notions : l’aspect et la chronologie. L’enfant ayant une sensibilité précoce à l’expression du temps et de l’aspect (Florin, 1999), manipulations orales et observations sont envisageables dès la classe de CP. Nous avons donc signalé les variations morphologiques mises en évidence par les manipulations liées à la chronologie (cf. constat du type « c’est un mot qui change quand on modifie le temps », sur lequel je reviendrai par la suite).
25La notion d’infinitif est abordée dès le CE1 voire dès le CP sans approche systématique, pour nommer les verbes conjugués (I.O.), c’est pourquoi nous l’avons située dans la catégorie « sémantique » du tableau, en lien avec la découverte de la chronologie (« Le verbe conjugué peut se mettre à l’infinitif »). Roubaud (1998) effectue une enquête auprès d’une centaine d’enfants de 7 à 11 ans, qui met en évidence leur difficulté à construire le lien entre formes conjuguées et infinitif.
26On voit avec ce cas combien il est difficile de concilier une logique d’apprentissage et une approche linguistique ainsi que d’élaborer un outil enseignant valide sur tous les plans. De même autour du constat que le verbe ne peut être supprimé (constat qui renvoie ici en fait au « sens » de la phrase, auquel les jeunes enfants sont sensibles), par exemple de façon inductive à partir de corpus agrammaticaux, avec absence de verbe (Roubaud et Touchard, 2005). L’entrée « sémantique » du tableau est donc large...
27Les constats d’ordre « syntaxique » que peut effectuer l’enfant ne sont pas tous associés au constat d’une variation morphologique : c’est cependant en effectuant des manipulations qu’il découvrira la notion de sujet syntaxique, marquée au plan morphologique, ceci dès le CP avec les phénomènes d’accord, bien visibles à l’écrit (cas du -nt). Nous avons donc proposé une entrée « syntaxique », qui met en évidence la place du verbe dans la phrase et le couple sujet-verbe à l’appui des variations morphologiques (« Le verbe est le mot qui change si on met « nous » dans la phrase » est un critère que l’on rencontre en classe de CP). En CE1 le constat que le verbe « est commandé par un petit mot ou un groupe qui est souvent devant », « va avec d’autres mots »13, permet une approche des notions de sujet syntaxique voire de complément, en lien avec la transitivité du verbe (qui « appelle » un complément14) L’équipe a souhaité indiquer pour le CE1 (dans le cadre des I.O. qui privilégient la notion de sujet) : « Le verbe est le mot qui change et qui s’accorde quand on modifie le genre et le nombre de celui qui fait l’action/ du sujet », ainsi que « Le verbe est accompagné d’un mot ou groupe de mots avec lequel il s’accorde (notion de sujet) ». D’autres manipulations, qui n’affectent pas toujours la forme du verbe, sont abordables par la suite. En CM, reprise si nécessaire et manipulations plus systématiques avec groupe sujet, groupe complément essentiel et groupe non essentiel (« complément circonstanciel » dans les Programmes). À noter qu’au CM, des élèves repèrent le verbe « parce qu’il a un sujet15 »... Nous avons indiqué pour le CM, avec le souci de faire des liens avec les terminologies en usage dans les manuels, les I.O. et les pratiques : « Certains verbes appellent un complément (complément essentiel/ C.O.D. (verbes transitifs directs) ou C.O.I. (verbes transitifs indirects) ; d’autres un attribut du sujet (catégorie des « verbes d’état16 ») ». Nous avons suggéré des corpus de travail mêlant compléments essentiels directs et attributs du sujet, pour susciter des débats métalinguistiques (cf. 2.3.).
28Je reparlerai plus loin (2.2.) des manipulations syntaxiques utilisées couramment dans les classes, que nous avons également prises en compte : place du verbe, encadrements. La question de l’importance du verbe dans la phrase apparaît finalement plus avec l’entrée « sémantique ». On voit ici que les aspects psychologiques passent avant les considérations linguistiques : Garitte (2005), dans une synthèse des travaux sur la question, montre que l’activité réflexive de type syntaxique ne commence véritablement qu’à l’âge du CM.
29L’entrée lexicale privilégie la question de la morphologie. Si la morphologie grammaticale concerne les terminaisons, la morphologie lexicale renvoie au radical (ou base, selon les auteurs) et au fait que l’infinitif est la forme non fléchie du verbe. Nous proposons l’utilisation de l’infinitif pour nommer le verbe de façon implicite dès le CP, la capacité de certains élèves ayant été constatée dans les classes, et de façon explicite en CE1. Roubaud et Touchard (2005) font employer l’infinitif de façon inductive en CE1 à partir de tris de phrases comportant le même verbe, conjugué différemment, en faisant ainsi appel aux connaissances métalinguistiques des élèves, bien souvent ignorées. M. Lusetti (2008) souligne l’intérêt de faire apparier très tôt, voire dès le CP, les formes conjuguées et l’infinitif. Comme le propose l’ouvrage dirigé par Pellat, Quelle grammaire enseigner ? (2009 : 169), en CE2 on pourra identifier deux classes de verbes, celle des verbes en -er et celle des autres verbes, « dont l’infinitif se termine toujours par un -r audible ». Cela permet de prendre en compte une manipulation traditionnelle pour identifier l’infinitif (remplacer par un verbe de la deuxième classe pour confirmer un infinitif non audible).
30Dès le CE1 on fera constater aux élèves le fait qu’un verbe a une ou plusieurs bases, soit pour le même temps (surtout au présent) soit selon les temps, sachant que les verbes les plus fréquents ont plusieurs bases et que ces verbes sont au programme en CE1 et CE2.
31Le point de vue « énonciatif-pragmatique » (qu’il est difficile de ne pas évoquer mais qui est encore éloigné des savoirs ordinaires de la majorité des enseignants) peut être abordé de façon implicite dès le CP au niveau du discours, le verbe étant un élément central dans l’énonciation. Énonciation et modalité varient selon les genres discursifs, oraux ou écrits : comme on le sait, en situation de communication l’enseignant peut souligner le choix d’un temps-mode repère à conserver pour la cohérence (Lusetti, 2008). En fonction des constats effectués par les membres de l’équipe, nous proposons que cela se fasse de façon implicite (par analogie) en CP à l’oral et CE1 à l’oral et à l’écrit, puis de façon plus explicite.
32Le repérage du verbe peut être facilité dans la mesure où il traduit une attitude modale dans des genres de discours spécifiques. Par exemple, dans un discours prescriptif, dès le CE1 dans un corpus spécifique comme une recette ou une fiche technique, le verbe pourra être identifié comme le mot de la phrase qui exprime un ordre, un conseil, un souhait, ... : « un mot qui dit ce que l’on fait, mais pas toujours ; un mot qui donne des ordres17 », qui évoluera en cycle 3 vers une attention portée à la subjectivité exprimée par le verbe, en relation avec le contexte linguistique. Pour le CM, nous indiquons la nécessité d’une prise en compte du fonctionnement des temps verbaux dans les textes (les I.O. évoquent la capacité à identifier les relations temporelles) ainsi qu’une attention aux indications données éventuellement par le verbe sur l’attitude du locuteur, en lien avec d’autres éléments de la phrase, ceci dans le cadre de la lecture/ écriture à l’appui de nombreux travaux menés dans les années 1990- 2000, toujours bien diffusés en formation initiale et continue. Nous avons ajouté en CM le repérage des verbes dits « semi-auxiliaires » qui expriment une modalité (type vouloir, devoir, pouvoir) : ils figurent au Programme et sont très utilisés. Il semble donc utile que les élèves puissent débattre pour identifier le verbe principal et le verbe auxiliaire qui le modifie, vers une orthographe bien comprise et pour mieux lire-écrire.
2.2. Prendre en compte l’existant
33Le choix de tenir compte de l’existant (les pratiques et les manuels) a également été effectué afin de faciliter l’appropriation de l’outil sans formation spécifique. Faut-il cependant aller jusqu’à la position de Bentolila, dans son Rapport sur l’enseignement de la grammaire, en 2006 : « Tous les procédés, toutes les manipulations susceptibles d’aboutir à cette identification sont bonnes à prendre » ?
34Dans une optique résolument pragmatique, nous avons choisi de prendre en compte le plus possible les critères d’identification utilisés dans les classes, en tentant de les resituer au mieux mais sans hésiter à les écarter ou à les relativiser si besoin. Tel fut le cas par exemple pour la manipulation qui nous a semblé abstraite et restreinte en l’absence de travaux sur ce point : « le verbe est le mot que l’on peut trouver après « en train de » (il mange / il est en train de manger : repérage de l’infinitif). On rencontre cette manipulation très mécanique dans les pratiques, du CE1 au CM. Nous l’avons conservée uniquement pour le CE1 en signalant qu’elle n’est valable qu’avec les temps simples, ce qui en limite l’intérêt pour identifier le verbe. Elle reste par ailleurs un bon moyen de sensibiliser les enfants à la notion d’aspect.
35Vargas (1995) fait distinguer le nom qui présente l’action ou l’état comme des objets et le verbe qui les présente comme des procès, en les insérant dans le temps, mais note que l’opposition action/ état est réductrice (croire ? comprendre ? entendre ?) – problèmes forcément soulevés par des élèves, on le sait. Grossmann (1996) bannit l’utilisation de la définition sémantique, « le verbe exprime une action », qui est cependant solidement ancrée dans les pratiques, même à titre provisoire, car elle s’applique aussi bien au nom et peut être durablement source de confusion, « la distinction action/ état posant en outre quantité de problèmes ». Tout comme Roubaud et Moussu (2010), nous avons adopté la position de Tisset (2005), qui relève les inconvénients mais propose cependant de considérer cette première représentation du verbe (qui indique un « faire ») comme un palier cognitif, l’appui sémantique rendant le verbe plus facilement repérable. Nous avons indiqué ce critère seulement pour le CP.
36Fortes de leur connaissance du terrain, les conseillères pédagogiques de l’équipe ont indiqué des exemples de formulation possible pour le CP : « le verbe est le mot qui indique ce que l’on fait (il danse, chante)/ ce que l’on fait même sans bouger (il écoute)/ ce que l’on ressent (il aime le foot) ». Comme le souligne Tisset (2004) :
Si un enseignant donne comme exemples de verbes uniquement ceux qui sémantiquement signifient une action, l’élève confortera sa représentation première. Si, au contraire, on lui donne en exemple également des verbes attributifs, des verbes de sentiments ou de sensations, il lui sera nécessaire d’accommoder ces items à sa représentation première et celle-ci évoluera. (2004 : 38)
37Si nous admettons provisoirement le critère « désigne une action », cela suppose un corpus de travail adapté mais évolutif : d’abord avec des verbes évoquant clairement une action, transitifs ou non, puis en ajoutant des verbes qui n’évoquent pas une action « physique », selon la conception initiale de l’« action » chez l’enfant (verbe du type aimer, réfléchir, penser, ...). Les verbes d’état ne figureraient pas dans les premiers corpus de travail en CP, mais ils pourraient tout à fait être identifiés comme des verbes en situation de lecture ou d’écriture, à partir des autres critères proposés (cf. tableau outil en annexe). L’identification de « verbes d’état » (en passant par un métalangage élève) sera réservée au niveau CM, avec la notion d’attribut du sujet, au Programme.
38Si nous proposons le critère « action » pour le CP, il nous semble que c’est cependant en croisant les critères que le problème se résout. Il ne s’agit pas de cantonner les élèves de CP dans la définition « le mot qui dit ce que l’on fait est le verbe ». Un travail sur corpus avec verbes d’« action » est une forme d’entrée dans la question de l’identification explicite du verbe, il ne faudrait pas y cantonner les élèves. Parallèlement, les élèves repèrent d’autres critères, c’est ce que le tableau outil veut mettre en évidence.
39Un autre critère d’ordre sémantique avec incidence morphologique, très utilisé au CP, est le constat de la variation du verbe en fonction de l’« époque ». En quoi ce critère peut-il être pertinent ? Quand on transforme une phrase du présent au passé ou du présent au futur, en soulignant le changement par des marqueurs temporels (du type aujourd’hui, hier, demain), l’enfant constate qu’un mot « change » (variations morphologiques spécifiques et audibles), vers le repérage « le verbe est le mot qui change quand on change de temps » : au fil de la scolarité, ce sera surtout la façon d’exprimer ce phénomène qui va évoluer. On encourage le repérage du verbe conjugué dans l’interaction de ces constats : expression de la chronologie (de l’aspect18 ?)/ variation morphologique associée. Tisset (2005) souligne que les élèves sont trop jeunes à l’école élémentaire pour travailler sur les plans énonciatifs, « mais on peut les sensibiliser très tôt aux changements de repères (repère présent/ repère passé) et aux notions d’antériorité ou de postériorité qui régulent nos emplois temporels, notion plus juste que celle des « époques » (2005 : 47). Elle propose que l’on poursuive le travail mené à l’école maternelle quand on met dans l’ordre une série d’activités, puis que l’on prenne un repère pour demander ce qui s’est fait avant/ se fera après. Elle se montre critique avec la pratique qui consiste à superposer époque (présente, passée, future) et temps (présent, passé composé, futur) jusqu’au cycle 3. Nous avons cependant choisi de conserver cette manipulation dès le CP à l’oral : elle est bien ancrée dans les pratiques et permet aux élèves de repérer assez tôt des variations morphologiques typiques du « verbe ». Certains membres de l’équipe ont pu constater son efficacité sur le terrain jusqu’au CM2. Nous avons ici un cas de « conflit » entre linguiste et praticien qui donne à réfléchir à l’articulation théorie-pratique...
40Autre cas sujet à discussion, en ce qui concerne l’extraction « c’est X qui » souvent utilisée dans les classes pour trouver le verbe alors qu’elle encadre le sujet et non le verbe : C. Tisset (2005) souligne les confusions de la grammaire scolaire entre niveau énonciatif (thème), niveau référentiel (agent) et niveau syntaxique : le thème est souvent en position de sujet grammatical et référentiellement agentif (2005 : 112). Elle note que l’encadrement par « c’est X qui... » ne fonctionne pas dans tous les cas, le sujet n’étant pas forcément clivable (sujet impersonnel, infinitif, proposition, ...). Dans ces cas, il ne peut pas être trouvé par les questions « qui est-ce qui ? » ou « qu’est-ce qui ? », précise-t-elle. Nous pensons qu’il suffit d’éviter d’insérer dans les corpus de travail les occurrences problématiques, qui sont peu fréquentes et complexes, car ce critère très utilisé dans les classes nous paraît acceptable, parmi d’autres, pour une première approche. Nous l’avons résumé ainsi, à l’appui de pratiques enseignantes courantes : « Le verbe est le mot qui suit le pronom « qui » dans l’encadrement du groupe nominal sujet par « c’est... qui ». La manipulation n’est finalement valable (pourvu qu’elle ne soit pas simplement « mécanique ») que dans des phrases très simples, avec des verbes d’action : elle est à réserver éventuellement pour une première approche en CE1 puis nous semble à abandonner par la suite. C’est d’ailleurs une manipulation traditionnellement réservée à l’identification du sujet, qui ne garantit pas de trouver un verbe après qui (C’est Marie qui tous les matins arrive en retard).
41Au plan syntaxique, l’encadrement par la négation « ne... pas » est une procédure répandue dès le CE1 qui est valable mais plus complexe qu’il n’y paraît ; ainsi que, en CE2 (en lien avec le travail prescrit sur les « types de phrases »), le constat de la modification de place du verbe/ du sujet dans la phrase interrogative.
42Nous avons réservé pour le CE2 le constat que le verbe change souvent de place dans une phrase interrogative, en lien avec une réflexion sur la place du sujet par rapport au verbe et donc en suggérant dès le CE2 des corpus de travail qui font varier la position du sujet par rapport au verbe, qui comportent plusieurs verbes, ainsi que différents types de sujets (pronom, nom, groupe nominal plus ou moins expansé, voire autres en CM pour éviter de modéliser : infinitif, proposition, ...).
43En ce qui concerne l’encadrement par « ne... pas », nous signalons pour le CE1 que la manipulation est à réserver aux temps simples et en CE2 nous indiquons : « Le verbe conjugué à un temps simple (l’auxiliaire pour un temps composé19) est le mot qui se retrouve entre « ne » et « pas » quand on transforme la phrase à la forme négative ». Nous l’indiquons en fin de tableau, comme critère d’identification plutôt secondaire. Ces choix s’appuient sur les constats des difficultés rencontrées par les élèves, les constats effectués par des chercheurs (Lusetti, 2008) rejoignant ceux de praticiens experts.
44Nous n’avons pas retenu l’approche « de qui, de quoi on parle/ ce qu’on en dit, ce qu’on apprend » (qui recouvre dans des pratiques ou des manuels le rapport sujet/ verbe), qui mêle plan syntaxique et plan énonciatif – que Grossmann (1996) juge acceptable comme « un critère parmi d’autres pour définir le prototype verbal ». Si cette approche est intéressante au plan textuel, elle ne permet pas d’isoler le seul verbe conjugué. La procédure d’encadrement « qu’apprend-on sur ..? » (cf. « de qui ou de quoi parle-t-on dans la phrase ? ») ne permet pas d’isoler le seul verbe, elle met cependant en valeur les liens qui unissent le verbe et ses compléments. On peut la réserver au CP seulement, comme palier cognitif, mais nous avons choisi de mentionner qu’il faut éviter de l’utiliser car elle pose un problème en créant une confusion entre plan énonciatif et plan syntaxique et elle ne permet pas d’isoler le verbe.
45Cet outil enseignant est nécessairement éclectique et discutable au plan d’une cohérence linguistique, mais nous sommes dans l’attente de travaux plus aboutis en ce qui concerne la grammaire scolaire. À l’aide d’un certain nombre de travaux de recherche disponibles, nous avons pu réfléchir en termes de « paliers cognitifs », pour reprendre la formulation de Tisset, et tenté de sélectionner les critères d’identification les plus valides. Nous avons également choisi de déconseiller l’emploi d’une manipulation inexacte au plan linguistique mais aussi de décourager l’emploi d’une manipulation complexe en signalant ses limites, plutôt que de ne pas les faire figurer dans un outil destiné à réguler les pratiques. En effet, ces manipulations sont parfois très utilisées dans les classes...
2.3. Signaler les difficultés des élèves
46Il s’agit de prendre en compte des recherches en didactique sinon en psycholinguistique, afin de signaler aux enseignants ce qui peut poser problème à l’apprenant ; de souligner l’importance du corpus de travail qui doit favoriser les « débats métalinguistiques » au lieu de simplifier les faits de langue comme on le voit dans la majorité des manuels scolaires. Déterminer des critères opérationnels pour tel niveau est un premier niveau d’exigence, qui ne saurait suffire. En effet, comme le montrent les résultats des évaluations nationales, ainsi que les enquêtes de terrain menées par les didacticiens reconnus que nous citons mais aussi les observations des membres de l’équipe, il apparaît que les difficultés des élèves sont également liées aux corpus de travail qui leur sont proposés, dont les enseignants ignorent bien souvent les pièges.
47Nous indiquons donc dans le tableau des « points de vigilance » pour l’enseignant, à partir d’obstacles relevés par les didacticiens et souvent connus des praticiens experts. Les points de vigilance sont signalés par un astérisque et des caractères italiques dans le tableau outil, selon l’entrée linguistique et le niveau scolaire : par exemple, le nombre de verbes dans une phrase (des phrases comportant un seul verbe faussent les conceptions des élèves) ou encore la place du sujet par rapport au verbe. Les remarques portant plus spécifiquement sur les corpus de travail sont en caractères gras de couleur orange. Nous suggérons par exemple de donner dès le CP des corpus comportant toutes sortes de groupes sujets ; de faire varier en outre dès le CE2 la position du verbe par rapport au sujet et d’introduire des phrases avec plusieurs verbes.
48Roubaud et Touchard (2004) ont bien catégorisé les obstacles au repérage du verbe, obstacles liés à la syntaxe (la place du sujet par rapport au verbe, le problème des participes passés, le nombre de verbes, les verbes supports), à la longueur du mot (les verbes monosyllabiques sont moins bien repérés), aux propriétés du lexique (par exemple l’appui sur la synonymie : “Certains élèves ont proposé d’identifier « colère » dans « la colère de la sorcière fut terrible » comme un verbe parce que ce mot équivalait à « fâcher »” (2004 : 264)).
49Quet et Dourojeanni (2004) énumèrent des critères problématiques, tels que la référence à une terminaison (des élèves relèvent souvent, déménagement ou chez) ; la référence au sens (confusion avec des noms évoquant une action)... Enfin, si des enseignants remarquent que les élèves ont des difficultés à nommer l’infinitif d’un verbe, ils n’ont pas toujours en tête le fait que la base d’un verbe conjugué ne rappelle pas toujours l’infinitif (cf. verbes être ou aller, au programme du CE1). Ce sont autant de points de vigilance que nous avons tenu à signaler.
50Les problèmes ne peuvent apparaître et ne peuvent être résolus que si l’enseignant demande une explicitation, voire met en place de petits débats métalinguistiques. Il ne s’agit donc pas de proposer des corpus de travail évitant les écueils mais au contraire d’informer l’enseignant des écueils pour qu’il puisse les prendre en compte. Par exemple, dès le CE1 il pourra introduire dans les corpus de travail de « petits verbes » (type « ai », « a », « es »), dont le sens lexical est faible et qui, pour cette raison, sont mal reconnus par les élèves (Roubaud et Touchard, 2004).
51Enfin, dans le cadre de la progression, on pourra éviter d’introduire certaines occurrences dans un corpus de travail, afin de mettre en évidence un critère d’identification (par exemple, l’« action » en tout début de CP). Ceci ne saurait être que très provisoire, l’objectif étant de croiser les critères le plus rapidement possible.
52Par ailleurs, le corpus doit s’accorder avec l’objectif de travail (en CP, le critère « le verbe est le mot qui change si on met « nous » dans la phrase » suppose un corpus de phrases où cela fonctionne). Le travail demandé sur un corpus doit être adapté au niveau des élèves : si les verbes semi-auxiliaires peuvent être identifiés dès le CP comme des verbes conjugués au même titre que les autres verbes, en CM ils peuvent devenir sujet de débat (quelle est la valeur de chaque verbe ? quelles conséquences sur l’orthographe ?).
53Les corpus de travail doivent s’inscrire dans la progression, sans trop attendre pour proposer des cas problématiques et ouvrir ainsi la recherche à l’affinement/ la découverte de critères efficaces, en distinguant ce qui fait avancer les conceptions des élèves de ce qui peut les perturber ou les fausser. Nous avons donc essayé de préciser les particularités du corpus de travail chaque fois que cela s’imposait, dans la limite de nos connaissances. Ces remarques ont pour objectif d’amener les enseignants à penser au contexte linguistique et à se poser des questions sur les conceptions des élèves pour mieux comprendre leurs réponses.
3. Conclusion
54La perspective d’une nouvelle grammaire scolaire est une perspective stimulante. Cependant, dans l’état actuel des choses, nous avons choisi de composer avec le « déjà-là », en tentant de le réguler au mieux. C’est une démarche pragmatique qui ne peut satisfaire le linguiste, mais la problématique peut-elle être uniquement linguistique ? Peut-on envisager une progression construite à partir d’une théorie linguistique du verbe, hors problématique didactique et pédagogique ?
55Les progressions sont des outils indispensables pour les enseignants ; elles doivent évoluer à la lumière de recherches conjointes de linguistes, de psycholinguistes, de psychologues (Garitte, 2005), de didacticiens, dans le cadre d’une problématique mettant en relation savoirs, élèves et enseignants, en prenant en compte les difficultés des élèves, leurs représentations, mais aussi en privilégiant leurs capacités (Calame-Gippet, 2007). Même si la problématique dominante est d’ordre didactique, les linguistes ont sans doute beaucoup à apporter à la réflexion pour renouveler l’approche du verbe en langue et en discours à l’école ainsi que pour aider à anticiper les difficultés, tant au niveau de l’identification des notions par les élèves qu’en ce qui concerne l’élaboration de corpus de travail pour la classe.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Équipe composée de Conseillers Pédagogiques de Circonscriptions du Nord : Chantal Adamzyck, Christine Bac, Martine Bouvard, Isabelle Caron, Renée-Paule Crépel, Sabine Delcambre, Christine Faux, Jean-Pierre Flament, Véronique Finkenberg, Martine Langlet, Tony Lazzarano (2010), Valérie Maillot, Cécile Panczak, Catherine de Revière, Anne Samiez, Antonio Valzan ; ainsi que de Patricia Lammertyn, I.E.N. et de moi-même. Travail réalisé de mars 2010 à juin 2011.
2 Désormais I.0.
3 Voir aussi Vargas (2009).
4 Voir aussi Sophie Piron, « La grammaire du français au XIXe siècle – 2e partie », octobre 2009, Correspondance, vol. 15, n° 1 (Article disponible sur le Net) : du point de vue grammatical, la proposition compte autant de parties que de mots (nature et fonction) ; du point de vue logique, la proposition comporte trois parties (sujet – verbe – attribut) et l’analyse fait intervenir des notions de logique.
5 Je ne cite ici que des ouvrages fondateurs.
6 Pour plus de détails, voir Calame-Gippet, « Le critère sémantique dans l’identification d’une catégorie grammaticale : problématique autour du nom commun », Repères, n° 39, INRP, Lyon, p. 207-224.
7 L’outil pour les enseignants sera consultable sur le site de l’Inspection Académique du Nord (http://www.ac-lille.fr/ia59). Il figure en annexe à la fin du volume (p. 137-143), dans son état au moment de la rédaction de cet article (la mise en forme sera améliorée).
8 Les points de vigilance sont signalés par un astérisque et sont en caractères italiques ; les remarques concernant le corpus de travail des élèves sont indiquées en caractères gras de couleur orange. Les éléments de reprise d’un niveau à l’autre sont mentionnés en bleu (cf. annexe en fin de volume).
9 Travail en cours (2011 -2012).
10 Nous avons évité d’alourdir le tableau avec une entrée phonologique et avons choisi de signaler comme point de vigilance les similitudes/ décalages entre oral et écrit, lorsque cela s’avérait pertinent.
11 Grammaire méthodique du français, PUF, 1994.
12 Le terme « communicationnel » permet une entrée plus simple dans la question pour des non spécialistes.
13 Formulations transmises par une E.M.F. (Enseignant Maître Formateur).
14 On ne peut que souligner l’intérêt de la notion de valence verbale (L. Tesnière), qui permet d’analyser les différentes constructions d’un verbe et d’observer les changements de sens qui en découlent.
15 Formulation transmise par une E.M.F.
16 Catégorie construite dans ce cadre seulement.
17 Formulation transmise par une E.M.F. (CEI).
18 Les travaux d’E. Ferreiro montrent que le jeune enfant est d’abord sensible aux notions d’accompli/ non accompli (1971).
19 L’étude des temps composés relève du CM (Programmes 2008) mais le passé composé doit être identifié dès le CE1.
Auteur
Université d’Artois (IUFM), Théodile-CIREL, EA 4354 et membre associé de Grammatica, EA 4521.
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