L’élève et le verbe : entre usage et prescription institutionnelle
p. 11-19
Texte intégral
Introduction
1Notre projet de recherche se situe dans le domaine de l’acquisition et de la didactique de la langue à l’âge où l’élève aborde la réflexion grammaticale. Il privilégie une entrée didactique, centrée en premier lieu sur le pôle élève-savoir, avec le souci d’articuler la production de connaissances sur les stratégies des élèves, les formes d’apprentissage pour informer l’action didactique des enseignants.
2La recherche s’appuie sur des constats opérés lors de recherches précédentes menées par des membres de l’équipe ÉPISTEVERB travaillant les uns sur la didactique de la grammaire française (Recherche RAHORL1), d’autres sur les interactions entre langues étrangères et langue de l’école (Ulma et Desgrouas, 2008). Ces recherches font apparaître le besoin de penser une didactique de la grammaire, plus particulièrement celle du verbe, qui soit davantage centrée sur les savoirs en construction de l’élève : comment l’élève construit-il et comment fait-il évoluer sa représentation du verbe, puis sa compréhension du fonctionnement morphologique et syntaxique d’un élément de la langue ? Quel est l’impact de l’enseignement reçu sur cette évolution ? Les conceptions intermédiaires que mobilisent les élèves pour interroger et faire évoluer la norme grammaticale produisent parfois des blocages dans la réflexion linguistique de la classe, alors que l’on pourrait s’attendre à ce qu’elles relancent la réflexion grammaticale. Ce paradoxe pourrait tenir à une méconnaissance de la psychogénèse du verbe chez l’enfant2. La présente recherche vise à éclairer les influences mutuelles d’une psychogénèse du verbe et d’un apprentissage, social par essence, de ce concept. Ce faisant, nous prétendons développer une didactique ascendante de la grammaire, qui s’appuie sur la réalité socio- et psycholinguistique des jeunes locuteurs tout autant que sur les savoirs savants.
3Les résultats présentés ici sont le fruit d’un seul des recueils de données de l’équipe ÉPISTEVERB. D’autres recueils permettent de croiser les analyses aux réponses des élèves à nos sollicitations.
1. Méthodologie
4Le recueil de données est expérimental. Il a été effectué dans deux établissements scolaires, une école et un collège. Il s’agit d’une production de textes sous consigne réalisée en dehors de toute progression pédagogique. La consigne demande d’« Écrire un texte en utilisant les mots : faire, venir, prendre » écrits au tableau. L’étiquette notionnelle de « verbe » n’est pas utilisée par l’expérimentateur et les élèves sont laissés libres d’utiliser les trois verbes dans l’ordre de présentation ou non, de les conjuguer ou non, de les répéter ou non. Cette liberté est accordée par l’expérimentateur à la demande des élèves. Ladite demande est exprimée explicitement et publiquement au sein du groupe, et la réponse de l’expérimentateur l’est aussi.
5Un peu plus de 200 élèves de 7 à 16 ans (du CE1 à la 3e en passant par la SEGPA) ont produit chacun un texte. L’ensemble des textes contient 2 500 items de verbes. La taille du corpus permet une approche quantitative et le mode de recueil permet une étude synchronique de la cohorte d’élèves d’âges différents. La structure de la population d’élèves présente une hétérogénéité quantitative d’un groupe d’âge à l’autre qui n’empêche pas les études qualitatives mais qui se révèle parfois gênante au regard d’effets contextuels lors de la production des textes. Deux effets ont été observés :
- une sur-représentation des trois verbes cibles à l’infinitif ;
- une corrélation du texte produit avec un projet pédagogique (production massive de contes dans une des classes par exemple).
6Néanmoins, l’approche quantitative permet de tracer les contours d’une sociolinguistique du verbe dans les classes.
2. Principaux résultats
7Parler de sociolinguistique du verbe se justifie dans la mesure où plusieurs normes sont en vigueur, et sont confrontées dans le champ qui nous préoccupe.
8Les performances des élèves montrent des usages massifs de certaines formes qui renvoient à des normes textuelles ou discursives à l’œuvre. Une tendance se dégage : la plupart des textes sont proches de formes orales non ou peu scolaires. Dans le champ scolaire, la prescription opérée par les instructions officielles du ministère de l’éducation fait norme aussi. Il est difficile d’en montrer la présence dans l’ensemble du corpus. Cependant, on repère l’influence de ces programmes dans les productions de certains groupes d’élèves où on voit que le recueil de données s’effectue dans un environnement sous influence quant au choix du type de discours, par exemple la production de contes en classe de 6e :
Il était une fois Aragon qui voulait faire venir Castille, mais... (Arthur)
Le principal effet des programmes officiels que nous observons est qu’il semble ne pas y en avoir beaucoup, du moins dans l’espace de nos préoccupations. Ce qui signifierait que la langue décrite dans les programmes ne correspond pas à une variante en usage dans la population des élèves rencontrés, voire plus largement dans la société française.
9Il y a donc décalage, voire disjonction entre la prescription et l’usage. Cette inadéquation s’observe plus particulièrement dans l’usage massif de formes composées du type verbe auxiliaire + infinitif, ce qui oriente la réflexion didactique dans deux directions :
- redéfinir la notion scolaire d’auxiliaire,
- réviser la liste des notions de conjugaison à enseigner.
10Voici donc les données qui poussent à cette orientation.
2.1. Le problème des tiroirs verbaux
11Les programmes officiels de l’école française abordent le verbe selon deux angles : l’analyse de la phrase, et le temps. Cette notion de temps pose la question de la théorie sous-jacente aux programmes. Depuis Damourette et Pichon (1911-1940), les linguistes ont abandonné l’idée de confondre les conjugaisons des verbes avec la notion de temps. Les programmes persistent à ne pas utiliser la notion de tiroir verbal pour identifier les conjugaisons... Pour les diverses classes, les notions apparaissent progressivement, année par année. On identifie donc aisément le moment du cursus scolaire à partir duquel on s’attend à voir apparaître un effet de l’enseignement. À propos des tiroirs verbaux, plusieurs décalages manifestes existent :
– L’infinitif est une notion introduite dès la 2e année du primaire (cours élémentaire 1re année) :
identifier le présent, l’imparfait, le futur et le passé composé de l’indicatif des verbes étudiés ; trouver leur infinitif.3
Il faut attendre la classe de 4e année du secondaire (3e de collège) pour voir apparaître son étude, et encore pas de manière explicite ou directe : « Étude du verbe : aspect verbal [...] modalisation : modalisateurs, modes, temps verbaux »4.
12Pourtant, un usage fréquent est observé dès le début de la scolarité primaire.
13L’imparfait et le futur simple de l’indicatif, tôt introduits sont d’une fréquence d’usage faible.
14A contrario, le présent de l’indicatif et le passé composé sont étudiés tôt et il en est usé de même.
Tiroir | Prescription IO | Fréquence d’usage dans le corpus |
Infinitif | Repère lexical au CE1 Étude en 3 e | Forte |
Présent | Dès le CP | Forte |
Passé composé | Dès le CP | Forte |
Imparfait | Dès le CE2 | Faible |
Futur | Dès le CP | Très faible |
15Certaines notions sont donc correctement positionnées dans le curriculum quand d’autres présentent quelques disjonctions avec les capacités des élèves.
16L’approche quantitative renforce cette première observation.
Le curriculum des élèves, schématisé par l’histogramme ci-dessus, montre un usage dominant de la trilogie infinitif-présent-passé composé. Le couple imparfait-passé simple est assez marginal. Le futur, tôt cité dans les instructions officielles, est très marginal. La trilogie dominante représente toujours au moins 70 % des usages verbaux, ce qui accrédite une partie des instructions officielles mais renforce dans le même élan le discrédit d’une autre partie.
17On note la présence massive de l’infinitif et du passé composé dans les performances des élèves, ce qui amène à interroger le point suivant : la notion d’auxiliaire.
2.2. Les « temps » composés des programmes et ceux des élèves ?
18Dès lors que les élèves usent d’un tiroir composé, lui-même promu par le programme officiel, il est logique de voir nommée la notion d’auxiliaire dans ces programmes. Il existe en ce point une disjonction problématique entre prescription scolaire et usage.
19Les constructions verbales complexes5 telles :
[auxiliaire (temps, mode ou aspect) + infinitif]
« on va pouvoir aller faire les magasins »
« la petite fille voulut le prendre »
sont étudiées en dernière année du collège.
20Les constructions des tiroirs verbaux « composés » de l’indicatif de forme : [auxiliaire (être ou avoir) + participe passé]
« après je suis revenue à l’école »
« tu seras couronné »
« je me suis cassé le bras »
sont exigées dès la 3e année du primaire. Or les élèves ne se plient pas à cette répartition des notions. Bien au contraire, il y a même inversion des usages. Quand la prescription indique une forme, c’est l’autre qui est en usage.
21Cette facétie statistique pourrait s’expliquer par la consigne d’écriture qui incite à un usage des verbes à l’infinitif imposés par le protocole de recueil. Il n’en est cependant rien. La présence de ces verbes accentue l’effet d’inversion, le rendant spectaculaire, mais ne l’explique pas. Il convient donc de chercher ailleurs. Pour cela, une comparaison avec une exploration de textes produits dans des conditions ordinaires par des enfants ou par des adultes pourrait être éclairante.
2.3. Usage des « auxiliaires » des programmes par les élèves
22La piste suivie est celle des auxiliaires effectivement utilisés par les élèves. Ce qui revient à contester la notion d’auxiliaire telle que définie dans les programmes. Ceux-ci désignent « être » et « avoir » comme des verbes essentiellement auxiliaires ce qui revient à négliger leurs usages dans des formes synthétiques constructrices du prédicat phrastique.
23Les histogrammes « être » et « avoir » présentent la proportion d’occurrences de chacun des deux verbes. En haut, la quantité de formes auxiliaires je suis venu à l’hôpital, j’ai tellement mangé, et en bas les usages comme constructeurs : faire de la gym c’est trop bien, ils avaient l’air féroce.
24Le contraste entre ces deux verbes est net. Quand tous deux sont présentés comme des auxiliaires dans les programmes, « être » est utilisé moitié comme auxiliaire, moitié comme verbe constructeur, et « avoir » est utilisé massivement comme auxiliaire. Ce résultat pose donc la question du statut du verbe « être ». Son usage comme constructeur s’explique en partie dans la dimension descriptive des discours (présentatif « c’est », structures attributives...). Nous voyons là comment le programme de grammaire occulte une partie de l’usage possible d’un verbe au détriment d’une autre. Une autre occultation est effective, celle du verbe « aller » utilisé comme auxiliaire. Car, pour les élèves « aller » est autant un auxiliaire qu’ « avoir » et plus que « être ».
25Les usages synthétiques du verbe « aller » : nous allons à l’école, situés en bas de l’histogramme, sont largement minoritaires face aux usages analytiques « il allait demander au boulanger de faire », situés en haut.
26L’occultation par les programmes de ce fait linguistique en couvre d’autres. En effet, dans le corpus recueilli, plus de trente verbes différents sont utilisés dans les textes des élèves comme des verbes auxiliaires. La variété sémantique des modalisations opérées est ainsi beaucoup plus vaste que celles proposées par les programmes qui se réduisent à la catégorie de l’aspect.
3. Des perspectives didactiques
27La critique des programmes effectuée ici est réalisée par une entrée étroite : le verbe. De plus, elle masque l’analyse syntaxique de la phrase qui constitue une part non négligeable de l’approche de la notion. Il n’en reste pas moins que nous pouvons formuler quelques réserves à cette prescription.
28La première d’entre elles vise l’écart trop grand entre usages intuitifs et offre conceptuelle. Si la définition d’une zone proximale de développement passe par une contigüité relative entre la dimension épilinguistique de la compétence des élèves et la dimension métalinguistique proposée par l’école, force est de constater que sur certains points, cette contigüité n’existe pas. C’est le cas pour les notions de futur et d’imparfait, pour la notion d’auxiliaire et de temps composé. Et ce n’est pas tant l’écart constaté entre les usages enfantins du verbe et la prescription, que la non prise en compte de faits linguistiques flagrants dans les usages qui pose problème.
29La seconde critique vise la finalité de l’activité « grammaire » à l’école. On envisage fréquemment, du moins dans les discours politiques, la grammaire comme un moyen de remédier à des problèmes sociaux. Elle est ainsi posée comme un des moyens d’épanouissement de l’individu par le développement d’une pensée autonome. Pour ce faire, il conviendrait que les programmes prennent en compte les réalisations pragmatiques de cette pensée en devenir afin de les enrichir. Or ce n’est pas le cas. On peut à bon droit s’interroger sur les énoncés que la grammaire scolaire permet à l’élève d’analyser. En l’état, et considérant simplement le problème du verbe, l’élève n’est pas capable d’analyser une grande partie de sa propre production discursive. Ce qui incite à chercher ailleurs les finalités de la grammaire des instructions officielles de 2008. Elles se situent vraisemblablement dans la recherche d’une orthographe correcte du verbe plus que dans le développement de moyens d’expression et d’analyse discursive.
30Si on poursuit la question de la potentialité analytique des programmes français de grammaire, il serait bon de s’intéresser à la langue décrite par lesdits programmes et aux discours qu’elle permet d’objectiver. On s’apercevra vraisemblablement que la langue en question n’a que peu à voir avec le français standard, et que sa potentialité d’analyse est fort faible. Concernant le modeste chantier qui nous préoccupe, un enrichissement des potentialités des programmes passe d’abord par une définition de la conceptualisation du temps, de l’aspect et de la modalisation chez les élèves, en relation avec leur âge.
Bibliographie
Références bibliographiques
Boen, hors-série n° 3, 2008, Cycle des apprentissages fondamentaux – progressions pour le cours préparatoire et le cours élémentaire première année, http://www.education.gouv.fr/bo/2008/hs3/apprentissages.htm.
Creissels, Denis, 2006, Syntaxe générale – Une introduction typologique 1, Paris, Lavoisier.
Damourette, Jacques et Pichon, Édouard, 1940, Des Mots à la pensée, essai de Grammaire de la langue française, Paris, éd. d’Atrey.
Ministère de l’Éducation Nationale, 2006, Français – – Programmes et accompagnement Collège, Paris, CNDP.
Sautot, Jean-Pierre et Lepoire-Duc, Solveig, 2010, Expliquer la grammaire, SCEREN, Coll. « Enseigner le Français ».
Ulma, Dominique et Desgrouas, Thomas, 2008, « Interactions langues étrangères – langue de l’école : quels impacts sur la posture méta- de l’élève au cycle 3 ? », in Dubois-Marcoin, Danièle et Tauveron, Catherine (dir.), Français/ Littérature, socle commun : quelle culture pour les élèves, quelle professionnalité pour les enseignants ? Lyon, INRP, Coll. « Documents et travaux de recherche en éducation », p. 227-242.
Notes de bas de page
1 Pour une présentation de cette recherche, voir Sautot-Lepoire (2010).
2 La plupart des recherches sur la construction du langage oral se situent avant 6 ans.
3 BOEN du 19 juin 2008.
4 MEN (2006).
5 Creissels (2006 : 161) distingue tiroirs simples et tiroirs composés en utilisant les notions de formes synthétiques « réunissant en un mot unique lexème et éléments flexionnels » et de formes analytiques séparant lexème et éléments flexionnels.
Auteurs
Université Stendhal Grenoble 3 (IUFM de Grenoble), LIDILEM, EA 609.
Université Claude Bernard Lyon 1 (IUFM de Lyon), LIDILEM, EA 609.
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