Argumentation et manipulation dans les débats politico-médiatiques : le cas des duels d’entre-deux-tours des présidentielles françaises
p. 87-105
Texte intégral
1. Préliminaires
1.1. Questions de départ
1Étant donné que cette étude portera sur un type bien particulier d’interactions, à savoir les débats de l’entre-deux-tours des élections présidentielles françaises, c’est par rapport à cet objet que je fournirai pour commencer quelques éléments de réponse aux questions auxquelles est consacré l’ensemble de ce volume :
(1) Pourquoi argumenter ? pour convaincre ;
(2) Comment ? par divers procédés, que la littérature rhétorique s’est employée à inventorier et décrire.
2Ces deux réponses valent pour tous les types de discours, à la différence des deux suivantes qui sont propres au cas des débats, répondant à des questions que j’ajoute pour cette raison à la liste :
(3) Argumenter pour convaincre qui ? le destinataire bien sûr ; mais encore ? Il convient ici de rappeler que les interactions médiatiques se caractérisent par un emboîtement de deux circuits communicatifs que l’on peut grossièrement décrire ainsi :
– Circuit restreint : les échanges de plateau ; communication à double sens, qui engage deux rôles interactionnels, les candidats (dyade conflictuelle) et les animateurs (dyade solidaire) ;
– Circuit englobant allant, de façon cette fois unilatérale, du plateau (instance d’émission) aux téléspectateurs (instance de réception). Or c’est ce « surdestinataire » qu’il s’agit essentiellement pour les candidats de convaincre, comme l’admet ouvertement par exemple Giscard d’Estaing en 1974 :
dans ce débat/il y a quelque chose que nous n’essaierons pas de faire/ qui est de nous convaincre mutuellement [...] ce que nous devons faire/c’est d’éclairer le choix des Françaises et des Français\ (.) parce que ce choix/du 19 mai/sera un choix/très important\
(4) Enfin, convaincre de quoi ? qu’on est le meilleur candidat des deux. Si l’on admet avec Christian Plantin que tout discours argumentatif répond à une question implicite, elle prend ici la forme d’un « pour qui faut-il voter ? », question à laquelle les deux candidats fournissent une réponse identique (au plan formel mais non référentiel) : « Votez pour moi (et non pour l’autre) ! », leur tâche consistant tout au long du débat à fournir des arguments propres à étayer ce « macro-acte »1 directif.
1.2. Argumentation et manipulation
3Par rapport à la notion d’argumentation, celle de manipulation ajoute l’idée de « trucage » (parmi les sens du mot le Petit Robert mentionne « branche de la prestidigitation »), voire de tromperie délibérée et en tout état de cause, lorsqu’elle est appliquée à un objet discursif, celle d’une transgression de certaines normes argumentatives.
4Or les attitudes divergent sur cette question parmi les spécialistes de l’argumentation :
– Dans la perspective de la « pragma-dialectique » d’Eemeren & Grootendorst (2004), on considère que la tâche du chercheur inclut une évaluation des arguments inventoriés, c’est-à-dire qu’elle consiste à distinguer les « bons arguments » des arguments « fallacieux » (fallacies), chacun s’employant à lister et classer les divers types de « paralogismes » ou « sophismes »2 en fonction du type de règle qu’ils transgressent (voir entre autres Copi & Burgess-Jackson 1992, Govier 1996, ou Johnson 2000).
– À l’encontre de cette attitude normative3, la préoccupation des « descriptivistes » comme Christian Plantin ou Marianne Doury n’est pas de savoir comment on doit argumenter mais comment on argumente effectivement dans les échanges authentiques, c’est-à-dire que le soin d’évaluer les arguments mobilisés est laissé aux interlocuteurs, ces évaluations pouvant elles-mêmes être exploitées argumentativement : c’est aux débatteurs eux-mêmes de formuler un verdict tel « ce n’est pas un argument ! », verdict qui pour l’analyste n’est « ni plus ni moins qu’un argument à reverser au dossier de la polémique » (Ch. Plantin, 1995 : 245).
5Sans vouloir prendre définitivement position dans ce débat, je partirai de l’idée qu’il est incontestable que les fonctionnements argumentatifs obéissent à certaines normes, qui sont inscrites (au même titre que les autres règles et principes qui régissent le fonctionnement des discours) dans la compétence communicative des locuteurs, ainsi que le montrent a contrario les effets généralement comiques que produit la transgression éhontée des règles de la logique discursive4 – les exemples abondent, que l’on peut puiser dans le stock des boutades d’humoristes (Oscar Wilde : « La principale cause de divorce c’est le mariage » ; Alphonse Allais : « Le caoutchouc serait un matériau très précieux n’était son élasticité qui le rend impropre à tant d’usages »), des aphorismes absurdes :
Connaissez-vous ce fruit qu’avec plaisir on mange,
Et qu’à juste raison on appelle une orange,
Puisqu’il en a l’aspect, la forme et la couleur,
Et même la saveur ?
ou des dialogues de Ionesco :
M. Smith, toujours avec son journal
Il y a une chose que je ne comprends pas. Pourquoi à la rubrique de l’état civil, dans le journal, donne-t-on toujours l’âge des personnes décédées et jamais celui des nouveaux-nés ? C’est un non-sens.
Mme Smith
Je ne me le suis jamais demandé ! (La cantatrice chauve, sc. I)
6Dans les discours « sérieux » (comme sont censés l’être les débats présidentiels), on ne peut certes pas espérer pouvoir épingler des paralogismes de cet acabit. Mais il n’est pas interdit de chercher à y repérer certains raisonnements douteux et arguments formellement contestables. C’est dans cet esprit que j’ai parcouru le corpus des débats d’entre-deux-tours des présidentielles (six à ce jour, s’échelonnant entre 1974 et 2012), en portant un intérêt particulier aux commentaires méta-argumentatifs par lesquels les débatteurs s’en prennent, au nom de telles normes, au discours de leur adversaire. Ces commentaires sont fréquents, et ils sont généralement convergents avec les descriptions des experts ès arguments, comme l’a montré l’étude de Doury (2008) sur l’« argumentologie populaire ». On verra toutefois que le repérage des infractions aux normes argumentatives ne peut pas se fonder exclusivement sur les appréciations des débatteurs eux-mêmes (quant à celles des téléspectateurs, elles restent inaccessibles au chercheur).
2. Quelques procédés « fallacieux » dans le corpus de débats
7Si les faits relevés correspondent toujours à des cas inventoriés dans la littérature sur les paralogismes, on peut à l’inverse reprocher à cette littérature de ratisser vraiment très large, considérant comme des fautes logiques toutes sortes de procédés dont on voit mal en quoi ils transgressent les normes du débat oral. C’est ainsi que j’ai laissé de côté, par exemple et entre autres :
– La pétition de principe, qui consiste à « tenir pour admis la proposition même qu’il s’agit de démontrer », ce que Giscard reproche en ces termes à Mitterrand dans le débat de 1974 :
M. Mitterrand/il ne faut pas procéder/par affirmations\ [...] il faut mettre ses conclusions à la fin de sa démonstration/et pas au début\
8Certes... mais à ce compte, c’est l’ensemble du discours des deux candidats qu’il faut considérer comme relevant de la pétition de principe, puisque chacun s’emploie à tenter de démontrer l’énoncé qui constitue en fait son postulat de départ : « je suis le meilleur ».
– Les affirmations contestables : tout le monde s’accorde sur le principe voulant qu’une argumentation ne peut être valide qu’à la condition de reposer sur des faits véridiques5, et en particulier sur des chiffres corrects6, nos débats étant émaillés de commentaires du genre :
c’est un fait
c’est une réalité que de dire çà/vous n’allez pas me faire un procès parce que je décris une réalité/ (Sarkozy, 2012)
c’est une affirmation fantaisiste
vous êtes fâché avec les chiffres
vous vérifierez vos chiffres
à partir du moment où nous discutons de chiffres/il faut discuter de chiffres exacts\ (Giscard, 1974)
quand il y a des chiffres il faut essayer de s’en souvenir [...] il ne faut pas simplement dire j’ai des chiffres il faut les donner (Jospin, 1995)
9Toutefois, outre qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer les faits douteux des opinions discutables (« le nucléaire c’est une énergie propre », « les IUFM sont une catastrophe », etc.), il s’agit dans les deux cas de procédés qui peuvent certes relever de la manipulation, mais restent en deçà de l’argumentation proprement dite (une contre-vérité n’est pas un vice argumentatif), à la différence des procédés que nous allons envisager maintenant.
2.1. La contradiction
10Définie comme le fait d’énoncer dans le même temps deux affirmations incompatibles et également assumées par le locuteur, la contradiction constitue un vice argumentatif majeur, en même temps qu’une transgression de la maxime de qualité de Grice (« N’affirmez que ce que vous croyez vrai », or si l’on affirme à la fois deux choses opposées elles ne peuvent pas être toutes les deux vraies).
11Remarque : si ces affirmations divergentes sont produites en deux temps différents, un tel comportement peut être dommageable à l’ethos de locuteur (qui « retourne sa veste » et n’est qu’une « girouette »), mais outre que ce comportement peut aussi dans certaines circonstances faire l’objet d’une évaluation positive7, il ne saurait en aucun cas être considéré comme un vice argumentatif8, à la différence des véritables contradictions, que chaque débatteur prend donc un malin plaisir à débusquer dans le discours de leur adversaire, dénonçant du même coup leur inconséquence – quelques exemples :
12Débat de 1988 (à propos de l’impôt sur le capital) :
VGE : ce qui veut dire que notre problème sera de le diminuer/ (.) si on veut être cohérent (.) avec votre idée de l’Europe\ (.) et non pas de l’augmenter/
13Débat de 2012 (dans le dernier exemple il s’agit d’une accusation de « double langage », les deux affirmations contradictoires s’adressant à deux destinataires différents) :
NS : M. Hollande (.) vous pouvez dire l’Allemagne fait mieux que nous/mais nous n’allons prendre aucune des mesures qu’a prises l’Allemagne pour réussir/
FH : vous aviez dit que vous les baisseriez de quatre points/ (.) les prélèvements obligatoires\ (.) vous savez de combien ils ont augmenté pendant votre quinquennat/
NS : je n’ai donc pas fait de cadeaux aux riches monsieur Hollande\ (.) quelle belle démonstration\ [...] votre raisonnement est incohérent [...] à force de vouloir trop démontrer vous avez démontré exactement le contraire
FH : les centres de rétention sont nécessaires\ (.) ils existent partout\
NS : alors pourquoi écrivez-vous le contraire à France Terre d’Asile/ toujours l’ambiguïté\ [...] vous venez de vous contredire
FH : mais pas du tout
NS : [...] c’est pas sérieux sur un sujet de cette importance
14Si les contradictions sont très généralement relevées et dénoncées par l’adversaire (« Il faudrait savoir ! »), il arrive qu’elles lui échappent, surtout lorsqu’elles interviennent entre des énoncés non contigus – on peut par exemple trouver inconsistante, dans le débat de 1974, la stratégie de Giscard d’Estaing qui ne cesse de reprocher alternativement à Mitterrand d’être « un homme du passé » et de préconiser des changements radicaux en voulant « bouleverser profondément notre vie politique, notre vie économique, notre vie sociale », or Mitterrand ne relève à aucun moment ce qui peut apparaître à l’analyse comme une sorte de contradiction, tapie dans la macro-structure du discours de Giscard.
15Encore pourrait-on trouver quelque astuce permettant de réduire cette apparente contradiction : il n’est pas toujours aisé de « démontrer » que l’on a bien affaire à une contradiction avérée dans les échanges authentiques, qui n’offrent rien de comparable aux dialogues de Ionesco et par exemple, à cette description que fait M. Smith de Bobby Watson dans La cantatrice chauve :
Elle a des traits réguliers et pourtant on ne peut pas dire qu’elle est belle. Elle est trop grande et trop forte. Ses traits ne sont pas réguliers et pourtant on peut dire qu’elle est très belle. Elle est un peu trop petite et trop maigre.
16Le corpus nous offre cependant un exemple de contradiction « énorme », qui justement suscite le rire de l’audience, mais aucune protestation de l’interlocuteur principal : il s’agit de la fameuse répartie de Mitterrand (en 1988) « Vous avez tout à fait raison M. le Premier ministre », qui réplique à une tirade de Chirac reprochant à son adversaire l’usage appellatif du titre, inopportun entre « deux candidats à égalité » :
JC : permettez-moi juste de vous dire que ce soir/ (.) je ne suis pas/le Premier ministre\ (.) et vous n’êtes pas/le président de la République\ (.) nous sommes\ (.) deux candidats/ (.) à égalité/ (.) et qui se soumettent au jugement des Français/ (.) le seul qui compte\ (.) vous me permettrez donc de vous appeler M. Mitterrand\
FM : mais vous avez tout à fait raison/monsieur le Premier ministre\
(silence de 3 secondes, petits rires en arrière-fond, sourire de l’animatrice jetant des regards à la ronde)
17Il s’agit là bien évidemment d’une boutade : l’énoncé ne prétend pas se faire passer pour « logique »– du moins dans la plus évidente de ses interprétations. Car « vous avez tout à fait raison » est en réalité ambigu : si l’on admet que « vous me permettrez donc de vous appeler M. Mitterrand » implique « et de vous demander de m’appeler M. Chirac » (ce qui est en effet inféré par l’ensemble du raisonnement de JC dans cette tirade), alors la réplique de Mitterrand comporte bien une contradiction9, et de taille ; mais si l’on prend l’énoncé de Chirac « à la lettre » (comme une demande de permission et non comme une requête), cette réplique est parfaitement cohérente (signifiant « vous avez tout à fait raison de m’appeler M. Mitterrand si telle est votre préférence appellative »). Cette deuxième interprétation (qui consiste à faire la sourde oreille à un sous-entendu pourtant assez évident) implique une certaine dose de mauvaise foi, mais elle n’est pas exclue10. Il est d’ailleurs permis de penser que si Chirac avait formulé explicitement sa requête (« je vous prie de m’appeler M. Chirac »), Mitterrand n’aurait pas eu le culot d’enchaîner comme il le fait ici, à la faveur du flou qu’autorise la formulation implicite : dans les discours sérieux, on ne peut transgresser les normes logiques (et les normes discursives en général) que dans certaines limites.
2.2. Les glissements sémantiques
18L’exemple précédent illustre la malléabilité sémantique des énoncés en langue naturelle, concernant en l’occurrence la portée du segment à fonctionnement anaphorique « vous avez raison ». Mais cette malléabilité affecte d’abord le lexique, pouvant être la source de certaines « manipulations » que nous allons envisager maintenant.
2.2.1. Exploitation de la polysémie d’un terme
19Ce procédé, généralement appelé « équivoque », occupe une place de choix dans les différents inventaires de paralogismes – il figure ainsi en tête de la liste proposée par Copi & Burgess-Jackson (1996) avec l’illustration suivante :
Le pouvoir tend à corrompre (majeure). Le savoir est un pouvoir (mineure), donc le savoir tend à corrompre (conclusion).
20La norme transgressée par ce paralogisme peut être formulée ainsi : « dans un même développement argumentatif (qu’il prenne ou non la forme, très exceptionnelle dans les discours en langue naturelle, d’un syllogisme), à un signifiant donné doit correspondre toujours le même signifié », ce serait donc un paralogisme que d’affirmer par exemple quelque chose comme (l’exemple est fabriqué)11 :
Pour enseigner les langues il faut les manipuler donc enseigner les langues c’est manipuler les apprenants.
21Notre corpus nous fournit un bel exemple de raisonnement fondé sur l’exploitation d’une polysémie, dans ce passage du débat de 1974 où Valéry Giscard d’Estaing (VGE), alors ministre de l’Économie et des Finances, affronte François Mitterrand (FM), candidat de l’Union de la gauche. Celui-ci répète sur tous les tons que le gouvernement de droite auquel appartient son adversaire mène une politique « antisociale » favorisant exclusivement une « caste » de privilégiés ; il s’en prend entre autres à la politique fiscale de son adversaire dans une longue tirade au cours de laquelle il introduit le thème du « cœur », accusant son adversaire d’en manquer. VGE va alors s’emparer de ce mot de « cœur » pour infliger à son adversaire un sévère coup de semonce :
VGE : hé bien M. Mitterrand/si on vous a écouté/comme je vous ai écouté\ avec intérêt\ (.) euh on est convaincu que ce qu’il faut faire/ça n’est pas ce que vous proposez\ (.) d’abord/je vais vous dire quelque chose/je trouve toujours/ (.) choquant/ (.) et blessant\ (.) de s’arroger/ (.) le monopole du cœur\ (.) vous n’avez pas/monsieur Mitterrand le monopole du cœur\ vous ne l’avez pas\
FM : sûrement pas\
VGE : euh j’ai un cœur/comme le vôtre/qui bat à sa cadence/et qui est le mien\ (.) vous n’avez pas/le monopole du cœur\ (.) et ne parlez pas aux Français/euh de cette façon/ (.) euh si/ (.) blessante pour les autres\ (.) alors concemant/ce qui a été fait au cours des dernières années\ (.) […]
22Encadrée par les unités démarcatives « d’abord » et « alors », préfacée par « je vais vous dire quelque chose » qui accentue son caractère solennel, cette déclaration interrompt provisoirement le cours du débat par une mise au point censée lui permettre de se poursuivre sur des bases plus saines.
23Cette attaque frontale (emploi de la deuxième personne et du terme d’adresse, ton de remontrance, regard maintenu sur l’adversaire, mimique sévère) se caractérise par son élaboration rhétorique (effets prosodiques et rythmiques associés au martèlement du syntagme « monopole du cœur ») ainsi que par la présence de nombreux marqueurs de subjectivité et d’affectivité. Mais elle se présente en même temps comme une argumentation, que l’on peut résumer ainsi : vous n’avez pas le monopole du cœur, puisque j’en ai un moi aussi – argument apparemment imparable, mais qui repose en réalité sur l’exploitation de la polysémie du mot « cœur », lequel désigne à la fois l’organe et par métonymie, les sentiments dont cet organe est censé être le siège, comme la générosité et l’aptitude à la compassion ; mais étant donné qu’il n’est pas évident que ces sentiments soient aussi universellement partagés que l’élément anatomique, on a affaire à une argumentation en trompe l’œil (j’ai du cœur puisque j’ai un cœur).
24Contestable du point de vue du logos, cette petite tirade est en revanche réussie du point de vue de l’ethos : Giscard affiche en effet ici un ethos « compassionnel » (tout en construisant de son adversaire un ethos sectaire) ; or on sait que VGE est d’ordinaire plutôt perçu comme un économiste compétent certes, mais froid, distant et coupé du peuple (son patronyme n’étant pas fait pour arranger les choses) ; il s’emploie donc ici à lutter contre ce calamiteux « ethos préalable », ainsi qu’il l’avait déjà fait peu auparavant lors d’une déclaration télévisée12 qui se concluait ainsi :
On me fait parfois le reproche d’être quelqu’un de froid. Je crois que ce n’est pas vrai. Je crois que je suis quelqu’un de réservé comme sans doute, d’ailleurs, beaucoup d’entre vous. Mais vous savez que les gens réservés ne sentent pas moins que les autres. C’est pourquoi, dans cette campagne, j’ai dit que je voulais regarder la France au fond des yeux, mais je voudrais aussi atteindre son cœur.
25Efficace enfin du point de vue du pathos : cette sortie giscardienne vise à produire sur l’auditoire un effet « pathétique » par l’irruption inattendue d’un corps et d’un cœur, dont elle fait entendre le battement cadencé au sein d’un débat jusqu’alors plutôt désincarné.
26Mais pour en revenir au fonctionnement strictement argumentatif de cette séquence, on peut se demander qui, parmi les participants à l’événement communicatif, a perçu son invalidité pourtant incontestable – certains membres de l’« audience » ? Giscard lui-même ? son adversaire dans le débat ? on imagine en tout cas mal que Mitterrand (et a fortiori les animateurs) interrompe Giscard pour lui dire « non mais attention, vous jouez sur les mots là, ça ne se fait pas ! » Il n’en reste pas moins que le paralogisme est bel et bien inscrit dans le texte de l’interaction, il revient donc à l’analyste de le mettre à jour, même s’il n’est pas relevé (ni même peut-être perçu) par les participants à l’interaction.
2.2.2. Exploitation d’une pseudo-synonymie
27Au lieu de jouer sur la polysémie d’un terme (on utilise un même signifiant en lui attribuant successivement des sens différents), on peut aussi substituer un signifiant à un autre en faisant comme s’ils étaient équivalents sémantiquement alors qu’ils ne le sont manifestement pas.
28Le procédé est bien attesté dans le corpus, sans qu’il soit toujours possible de savoir si ce faisant, le locuteur se rend coupable d’une « manipulation » consciente ou s’il commet une simple « bourde »– ainsi dans cet extrait du débat de 1974 où Mitterrand confond le SMIC et le SMIG, mais s’empresse de rétablir le terme correct à la première objection de l’interlocuteur :
FM : le SMIC/qui était de 64 % du salaire moyen/en 1950/ (.) n’est plus aujourd’hui que de 53 %\
VGE : en quelle année/monsieur Mitterrand/
FM : en 1950\
VGE : il n’existait pas\
FM : c’était le SMIG\
VGE : le SMIG ça n’avait aucun [rapport/c’est des notions XXX
FM : [c’était le SMIG/et je vous en prie/ne faites pas ce genre de choses/ [ne vous abaissez pas
VGE : [ça n’a aucun rapport monsieur Mitterrand\ le SMIG/est une autre notion monsieur Mitterrand\
29Il est en tout cas intéressant de voir comment se passe la négociation dans de tels cas (car à la différence de ce que l’on observe avec la polysémie, les cas de fausse synonymie sont très systématiquement relevés par le co-débatteur) :
– Réaction du contradicteur : X et Y n’ont « aucun rapport » (ce sont deux notions différentes) ;
– Réaction à cette accusation du responsable de l’approximation : je sais bien que X est en principe différent de Y mais en réalité, X et Y reviennent au même, vous pinaillez (ce qui d’après FM « ne se fait pas »).
30C’est-à-dire que l’un s’emploie à maximiser la différence (« ça n’a rien à voir ») et l’autre à la minimiser (« ça revient au même »), chacun accusant l’autre de mauvaise foi comme on le voit encore dans les exemples suivants.
31Débat de 1995 (dans sa tentative de pointer une contradiction de Chirac, Jospin est accusé par celui-ci de confondre « service public » et « entreprise publique » ; LJ s’empresse alors de rectifier, tentant de sauver sa face d’abord en introduisant le premier l’expression juste puis en minimisant la différence : étant donné que les « très grandes entreprises publiques » ont « une vocation de service public », « tout cela ne se distingue pas à ce point ») :
JC : je suis aussi pour la préservation (.) des services publics
LJ : vous êtes quand même pour la privatisation de l’aérospatiale\ (.)
JC : ça n’a rien à voir/avec un service public
LJ : enfin (.) c’est une entreprise publique/précisément/
JC : entreprise publique/oui non oui ça n’a rien à voir bon\
LJ : c’est une entreprise publique/mais donc je dis/service public
JC : nous sommes bien d’accord\
LJ : entreprise publique naturellement\ [...] je parle du service public très bien\ et des très grandes entreprises (.) publiques nationales/ (.) qui ont souvent une vocation de service public/[…] donc services publics entreprises publiques/ (.) tout cela ne se distingue pas à ce point\ (.) bien\ (.)
32Débat de 2012 (confondant « pénibilité » et « invalidité », Sarkozy essaie de s’en tirer en prétendant que la première est la cause de la seconde, confondant du même coup condition nécessaire et condition suffisante) :
NS : [...] j’ai introduit pour la première fois en France le critère de la pénibilité\
FH : non
NS : si M. Hollande
FH : l’invalidité ce n’est pas du tout la même chose\ ne confondez pas invalidité et pénibilité
NS : si on a une invalidité c’est parce que le travail est pénible
33Notons enfin que dans certains cas, l’approximation relève d’un fonctionnement dialogique (ou plus précisément « diaphonique »), comme dans cet exemple extrait du débat de 2007 :
NS : vous avez besoin d’une recette supplémentaire parce que vous démantelez les lois Fillon (.) voilà le problème\
SR : non\ (.) je ne veux pas vous laisser dire des choses qui sont inexactes\ (.) je ne démantèle pas les lois Fillon\
NS : vous les remettez à plat\
SR : je les remets à plat et je mets fin (.) [aux injustices\
NS : [quelle est la différence/
34Dans un tel cas, X et Y (estimés équivalents par l’un des débatteurs mais non par l’autre) sont produits par des locuteurs différents, ce qui nous amène à un dernier type de manipulation bien représenté dans le corpus.
2.3. La reformulation approximative et tendancieuse (voire caricaturale) du discours de l’autre
35On rencontre souvent dans nos débats des protestations du genre « mais je n’ai jamais dit ça ! », « ne déformez pas/ne caricaturez pas mes propos » (accusation qui relève de ce que l’on appelle parfois le « sophisme de la représentation des points de vue »). De telles protestations s’attachent souvent à l’usage d’un terme, comme dans l’exemple précédent (le verbe « démanteler ») ou dans le suivant extrait du débat de 1974 (le terme « pillage ») :
FM : mais puisque vous parlez de pillage/ (.) des affaires publiques/
[avec le programme commun/
VGE : [je ne parle pas de pillage
FM : vous avez employé l’expression/plusieurs fois/pendant la campagne/ [en accusant le programme commun dont j’assume la charge VGE : [non/non/non/j’ai jamais employé cette expression monsieur Mitterrand\
36Mais dès lors que le trucage reformulatif est moins immédiatement identifiable et localisable, on constate qu’il est moins systématiquement dénoncé par l’adversaire, ainsi dans l’exemple suivant où Royal ne relève pas la déformation que Sarkozy inflige à son propos, déformation pourtant énorme puisque NS transforme « je serai la présidente de ce qui marche ailleurs pour le transporter en France » en un absurde « je serai la présidente de ce qui marche déjà en France » :
SR : [...] je sais que ce que je dis\ (.) je le réaliserai/ (.) parce que je le vois déjà fonctionner (.) sur les territoires et que je suis allée dans les autres pays voir ce qui marche\ (.) moi je serai la présidente de ce qui marche sans œillères […]
NS : si vous êtes la présidente de ce qui marche (.) eh ben : : moi/je voudrais être le président (.) qui fasse que ce qui marche pas marche\ (.) bon/ (.) parce que si c’est pour être la présidente de ce qui va et qui a pas de problèmes/c’est pas la peine\ (.) les gens votent pas pour nous/ (.) pour qu’on aille compliquer ce qui va/ (.) mais au contraire pour qu’on répare ce qui va pas\ (.)
37Mais le même Sarkozy ne réagit pas non plus, dans le débat de 2012, à la façon dont Hollande ridiculise ses propos, les rapportant en style direct mais d’une façon comique et bien évidemment infidèle :
NS : alors ensuite vous nous dites mais c’est pas de chance/c’est à cause des 35 heures\ [...] mais j’ai trouvé la solution/j’ai mis du temps parce que la TVA sociale/j ’y avais songé au début de mon quinquennat/2007/ j’y avais renoncé je ne sais pas pourquoi/mais en tout cas/ça revient à la fin et ça va nous permettre de sauver des emplois\
[…]
ce n’est jamais de votre faute\ là vous avez dit/ce sont les régions/ce n’est pas moi\ la formation/je n’y peux rien\ sur le chômage/ce n’est pas moi/c’est la crise qui nous a frappés\ (.) sur l’Allemagne/qu’est-ce que vous voulez (.) j’ai mis cinq ans avant de comprendre quel était le modèle allemand/ (.) avant j’avais le modèle anglo-saxon à l’esprit) ce n’est jamais votre faute)
3. Éléments de conclusion
38Ces éléments s’appuieront sur cette déclaration d’Amossy (2000 : 127), à laquelle je souscris pour l’essentiel :
Contrairement à la logique informelle, l’analyse de l’argumentation dans le discours ne se veut pas normative dans le sens où elle ne cherche pas à dénoncer les vices de raisonnement mais à décrire des fonctionnements argumentatifs. Sans doute est-elle appelée ce faisant à voir comment les discours mobilisent à leur profit, dans des situations diverses, des arguments que les logiciens qualifieraient, après examen, de fallacieux. Mais elle ne se préoccupe qu’accessoirement d’enseigner à détecter les incorrections logiques. Son objectif premier consiste à analyser les modalités selon lesquelles ces raisonnements sont mis en discours afin d’agir sur l’allocutaire. Ils fonctionnent en effet à l’intérieur d’une communication verbale où ils s’allient à de nombreux facteurs discursifs et interactionnels pour acquérir leur pouvoir persuasif. (R. Amossy, 2000 : 127)
3.1. Pour une approche descriptive des fonctionnements argumentatifs, qui prenne en compte l’existence de normes argumentatives
39Quelle que soit la composante concernée, le travail de l’analyste de discours consiste avant tout à décrire et classer les procédés attestés dans les différents types de productions discursives auxquels il/elle est amené(e) à s’intéresser.
40Mais comme la composante argumentative (au même titre d’ailleurs que les autres composantes discursives) implique l’existence de certaines normes (qu’on parle en termes de « grammaire » ou de « compétence » argumentative), la description ne peut faire l’économie de la prise en compte de ces normes. Or admettre l’existence de normes c’est admettre du même coup que ces normes puissent être transgressées : la conformité ou non d’un énoncé aux normes argumentatives attendues dans le type de discours envisagé fait incontestablement partie des propriétés à décrire concernant cet énoncé – ce qui ne veut pas dire que l’on puisse parler sans autres précautions de « paralogisme » ou de « raisonnement fallacieux ».
3.2. Les « incorrections logiques » : un phénomène graduel
41Revenons aux commentaires méta-argumentatifs qui sont légion dans le corpus : s’ils correspondent toujours à quelque figure épinglée dans les manuels d’argumentation, il est difficile de considérer comme de véritables fautes logiques (tout au plus s’agit-il de comportements contestables, et effectivement contestés par l’interlocuteur), des procédés tels que :
– Les simplifications outrancières : « raccourcis » (Hollande en 2012 : « vous faites là aussi un raccourci qui n’est pas juste »), « schémas simplistes », exemple dans le débat de 1988 :
FM : alors quand vous aurez dit/vous\ (.) que les socialistes/ (.) ont tout RATÉ\ et quand j’aurai répondu\ que vous avez tout RATÉ\ (.) en quoi est ce que nous aurons fait avancer/les affaires de la France\ [...] je me permets de vous conseiller\ (.) de ne pas tomber dans ces schémas un peu trop simplistes
ou ce que Copi & Burgess-Jackson appellent les « fausses dichotomies », exemple dans le débat de 2012 :
NS : je ne comprends pas\ soit le nucléaire est dangereux soit il ne l’est pas\ si le nucléaire est dangereux il faut fermer\ [...]
FH : [...] ne caricaturez pas les positions [...] moi je suis pour une position équilibrée/parce que je crois que c’est la plus intelligente\
NS : non M. Hollande\ dans ce cas il faut fermer toutes les centrales nucléaires\
FH : mais non je vous dis qu’il vaut mieux une position intelligente qu’une position dogmatique\
– Les arguments « à côté de la plaque » (mal adaptés au problème à traiter, cf. le « plaider hors de la cause » illustré par P. Breton, 2003 : 160-161), débat de 1995 :
JC : [...] hé bien je peux vous dire que je n’ai pratiquement jamais rencontré un Français qui me dise/ (.) il faut raccourcir le septennat/[...] le problème qui se pose aujourd’hui aux Français c’est un problème de mal vivre et c’est pas une réforme institutionnelle/ (.) qui le fera\
LJ : non mais monsieur (petit rire) M. Chirac/ (.) c’est c’est un argument habile mais peu convaincant\ parce que\ comme nous parlons des problèmes institutionnels/[...] l’argument sur le mal vivre/).) relève honnêtement de la démagogie\
ou les exemples mal choisis, débat de 1974 :
VGE : [...] l’huile d’arachide est entièrement importée M. Mitterrand\ c’est un très mauvais exemple/prenez une simple de produit FRANçais/ l’arachide/nous n’y pouvons rien\
– Les « paralogismes en ad », dont le statut de paralogismes est le plus souvent contestable, qu’il s’agisse des attaques ad hominem (qui sont d’ailleurs, dans l’extrait suivant du débat de 2007, qualifiées par Sarkozy de « désagréables », ce qui relève d’un tout autre type d’évaluation) :
NS : ne faisons pas de remarques ad nominem13 c’est désagréable SR : ah bon
ou des arguments d’autorité auxquels recourent fréquemment nos débatteurs, en particulier sous la forme d’une prise à témoin des experts en tous genres (« les spécialistes corrigeront »), des observateurs avisés (qui « feront litière de tout cela »), des « journalistes spécialisés qui nous écoutent » et même de l’ensemble des téléspectateurs qui sont invités à se livrer au fact checking (sorte d’argumentation ad populum) :
FM : je conteste vos propos/mais je laisse/une fois de plus\ ceux qui nous écoutent/ (.) les rectifier d’eux-mêmes\
42Signalons aussi la stratégie consistant à convoquer en tant qu’allié une personnalité appartenant au camp adverse, avec laquelle on cherche à constituer une coalition paradoxale, voire « contre-nature » (Mitterrand citant Raymond Barre, Charles Pasqua ou Jacques Chirac en 1981 ; Sarkozy citant Martine Aubry ou Laurent Fabius en 2012, ce que Hollande relève ironiquement : « vous avez toujours un socialiste qui vous sert de référence »). La ficelle est en effet un peu grosse, mais on ne peut la condamner comme un « paralogisme », même lorsque cette convocation s’accompagne d’une critique de l’autorité en question : la règle énoncée par Giscard d’Estaing dans le débat de 1981 (« quand on invoque le témoignage de quelqu’un encore faut-il porter sur ce quelqu’un un jugement positif ») n’a rien d’absolu, étant donné qu’on peut fort bien à la fois porter un jugement globalement négatif sur une personne et reconnaître qu’elle a raison sur un point particulier.
43Ces différents types de raisonnements litigieux (et bien d’autres encore), je ne les ai donc pas admis dans cette étude, qui vise exclusivement les procédés constituant en tant que tels des « incorrections logiques » indubitables, comme le phénomène de contradiction. Mais le problème se déplace alors de la définition du phénomène à son application aux données, étant donné la plasticité des notions telles qu’elles s’expriment en langue naturelle. Par exemple : la contradiction est assurément un vice argumentatif rédhibitoire, mais quand peut-on être sûr, face à un énoncé donné, qu’il comporte en son sein une contradiction avérée (non résoluble) ? Même chose de l’exploitation d’une polysémie (celle du mot « cœur » est incontestable, mais que dire d’un énoncé tel que « La liberté passe par la liberté des prix » ?), ou d’une pseudo-synonymie (mais à partir de quand peut-on dire de deux notions proches qu’elles sont non-équivalentes ?14 et à partir de quand une reformation approximative bascule-t-elle dans la falsification caractérisée ?)
44Qu’il s’agisse des procédés eux-mêmes (qui constituent des infractions plus moins graves) ou de leur application particulière, le principe de gradualité s’impose en la matière ; gradualité d’ailleurs admise par les théoriciens de l’argumentation : voir les arguments « quasi-logiques » de Perelman ou bien encore, le sort réservé depuis Aristote à la question de l’ethos et du pathos. Pour Breton par exemple, le recours aux passions n’est pas illégitime, mais tout est question de dosage entre le logos et le pathos : dès lors que « la figure argumentative15 devient une sorte de coquille vide de raisons et pleine de passions » (2003 : 159), il y a franchissement de cette « ligne rouge » qui sépare l’argumentation, « élément essentiel de la vie démocratique », de la manipulation, qui en est la perversion ; or nous devons, ajoute-t-il (ibid. : 163) tenir à cette distinction « comme à la prunelle de nos yeux »– mais dès lors que l’on se trouve confronté aux données, force est de reconnaître que cette ligne rouge est plutôt floue, et qu’il n’est pas si facile de séparer le bon grain de l’ivraie.
3.3. Les autres enseignements du corpus
45Ce n’est donc pas sans hésitations que j’ai pris certaines décisions concernant les faits qui me semblaient outrepasser cette fameuse « ligne rouge ». En tout état de cause, il apparaît d’une part, que les paralogismes avérés sont exceptionnels dans un tel contexte : entre candidats à la plus haute charge élective, il faut certes faire preuve d’habileté dans sa manière de débattre en exploitant au mieux la souplesse des normes argumentatives, mais sans toutefois les transgresser de façon éhontée, ce qui serait risqué pour son ethos ; et d’autre part, que le diagnostic de l’analyste ne coïncide pas forcément avec les jugements des débatteurs, jugements qui sont eux-mêmes mis au service de leur argumentation : la condamnation du délit n’est donc pas proportionnelle à sa gravité, et l’on a vu que certaines infractions mineures étaient épinglées par l’adversaire quand des transgressions majeures n’avaient droit à aucun commentaire – soit qu’elles passent inaperçues, soit que pour diverses raisons (placement dans le tour, importance de l’enjeu...) l’opposant, mettant en balance les avantages et les inconvénients d’une protestation, préfère « laisser passer »16.
46S’il lui revient de prêter une attention toute particulière à la façon dont ces infractions sont traitées pas l’interlocuteur, le chercheur n’a donc pas à abdiquer en sa faveur son propre diagnostic analytique.
3.4. La question de l’évaluation
47On fera pour terminer quelques remarques (qui seraient à approfondir) sur cette délicate question du droit, voire du devoir, qui incombe à l’analyste d’évaluer les productions discursives qu’il/elle a d’abord pour mission de décrire ; question à laquelle on ne peut répondre qu’en distinguant soigneusement :
(a) deux conceptions de la norme, comme simple principe régulateur ou comme prescription (c’est ainsi que l’on a parfois tendance à confondre grammaire « normative » et « prescriptive ») ;
(b) deux types d’évaluations d’un discours, en termes d’efficacité stratégique (de « pouvoir persuasif » pour reprendre l’expression d’Amossy), ou en termes éthiques (telle infraction aux règles de la logique est-elle ou non condamnable ?), ce deuxième type d’évaluation rejoignant la conception prescriptive de la norme.
48Or il me semble que si l’analyste est en droit de se poser la question de la normalité des énoncés qu’il/elle décrit ainsi que celle de leur efficience persuasive, il/elle doit autant que faire se peut (car la frontière est poreuse entre ces différentes attitudes) éviter les jugements prescriptifs et les évaluations éthiques. Revenons par exemple sur le « monopole du cœur » : il est incontestable que le raisonnement de Giscard d’Estaing est plus que douteux, et qu’il n’en est pas moins efficace (en ce que le paralogisme est « invisible » et que la séquence exploite très habilement certains effets « éthiques » et « pathétiques »). Le procédé mis en œuvre est donc « de bonne guerre » ; c’est même un « tour de passe-passe »– une « manipulation » si l’on veut17, mais est-elle condamnable ? J’aurais tendance à penser, avec Amossy18, qu’en analyse du discours on n’a pas à « dénoncer les vices de raisonnement » et à distribuer bons et mauvais points ; que l’on sort de son rôle en s’érigeant en juge et en censeur des pratiques que l’on décrit – non qu’une telle posture soit illégitime, mais elle relève d’un autre type d’activité (à laquelle on peut fort bien se livrer dans d’autres contextes discursifs).
49Pour des raisons similaires, je suis nettement plus réticente que Philippe Breton19 envers la notion de « manipulation », qui se distingue de celle d’« argumentation » par deux traits : le recours à des moyens douteux, et cela dans l’intention délibérée de tromper autrui (moyens qui sont donc répréhensibles à double titre) – qualifier un comportement de « manipulatoire » implique non seulement un jugement de valeur, mais des décisions interprétatives que l’on peut trouver excessivement coûteuses et hasardeuses.
50Il est évidemment permis d’être d’un avis contraire20 : en analyse du discours comme dans les autres domaines scientifiques, chacun est libre de ses choix méthodologiques et « éthiques », aux deux sens de ce terme, qui renvoie à la fois à certaines valeurs morales et à l’image que l’on cherche à construire de soi dans son discours.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 « Votez pour moi » : c’est précisément ainsi que Nef (1980) résume le discours qu’il analyse pour introduire la notion de « macro-acte » ; mais il s’agit d’écrit monologal (discours de Giscard d’Estaing publié dans Le Monde), alors que dans nos débats il s’agit d’oral en interaction (affrontement de deux discours antagonistes).
2 On considère parfois (Ch. Plantin, 1995 : 250) que le sophisme se distingue du paralogisme en ce qu’il implique nécessairement une intention maligne.
3 Voir les critiques que formule Ch. Plantin (1995 : 257 sqq.) contre cette attitude et l’« illusion logistique » dont elle procède.
4 Sur les effets potentiellement comiques des paralogismes, voir L. Olbrechts-Tyteca 1974, ainsi que C. Kerbrat-Orecchioni 1981a (étude limitée au cas de l’analogie), 1981b (où sont envisagées diverses formes de trucages argumentatifs aux effets eux-mêmes divers), et 1984 (article consacré aux problèmes que pose la notion de contradiction).
5 Voir l’importance que prend de nos jours la pratique journalistique du fact checking.
6 Notons que même corrects, les chiffres peuvent prêter à toutes sortes d’exploitations argumentatives (voir Doury, ici même, ainsi que le numéro 100 [2013] de la revue Mots intitulé « Chiffres et nombres dans l’argumentation politique »).
7 Voir C. Kerbrat-Orecchioni (1984 : 55-56) pour les diverses évaluations possibles de cette infraction commise envers ce que Perelman & L. Olbrechts-Tyteca (1976 : 242) nomment le « lieu de constance » ou d’« inertie psychique ».
8 Autre cas de contradiction qui échappe à l’argumentation proprement dite : celle qui oppose un dire et un faire, comme celle que Royal reproche à Sarkozy dans la séquence du débat de 2007 concernant le problème de la scolarisation des enfants handicapés, comportement qu’elle qualifie d’« immoralité politique ».
9 Laquelle s’apparente à une « contradiction pragmatique » (voir C. Kerbrat-Orecchioni 1984, et 2012 pour l’analyse plus détaillée de cette séquence de débat).
10 Elle est en effet encouragée par une remarque de Mitterrand qui précède ce passage en anticipant en quelque sorte sur le reproche de Chirac : « je ne fais aucune observation particulière sur votre façon de vous exprimer/vous en avez le droit\ (.) moi/je continue de vous appeler M. le Premier ministre/puisque c’est comme cela que je vous ai appelé pendant (.) deux ans/ (.) et que vous l’être [sic] » (ces deux justifications étant d’ailleurs elles-mêmes assez spécieuses).
11 Pour d’autres exemples, voir C. Kerbrat-Orecchioni 1981b : 58-59, ou Ch. Plantin 1994.
12 Citée par Ch. Delporte, 2012 : 142.
13 Sic.
14 Sur le fameux affrontement Royal-Sarkozy autour de la (non-) équivalence de « être en colère » et « être énervé », voir C. Kerbrat-Orecchioni, 2012.
15 Il s’agit en l’occurrence de la figure d’analogie.
16 Pour ce qui concerne le cas particulier de la contradiction, les différents facteurs qui peuvent intervenir dans le fait qu’elle soit ou non relevée sont passés en revue dans C. Kerbrat-Orecchioni, 1984 : 51-57.
17 Dans la mesure où le jeu sémantique tend à se faire passer pour de la « bonne argumentation », ce qui n’est pas le cas des discours à visée ludique ou poétique (« Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses... » – sur le « paralogisme en régime littéraire », voir C. Badiou-Monferran, 2011).
18 Et avec Luc Boltanski qui dans la perspective sociologique qui est la sienne, déclare à propos de son dernier ouvrage Énigmes et complots : « Je ne suis pas professeur de morale, je n’ai pas à hiérarchiser ni évaluer les pratiques journalistiques, je les décris simplement. » (France Culture, 18 février 2012).
19 Voir les titres de ses ouvrages de 1997 et 2008.
20 Comme c’est le cas des tenants de la Critical Discourse Analysis.
Auteur
Université Lumière Lyon 2
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