Argumentation et scénographie
p. 71-85
Texte intégral
Même si leurs objets et leurs points de vue ne sont pas tout à fait les mêmes, la rhétorique (entendue ici de manière très lâche comme la discipline qui étudie l’argumentation dans les textes1) et l’analyse du discours sont condamnées à travailler ensemble : d’un côté l’argumentation est nécessairement portée par du discours, d’un autre côté le discours est constamment au service de visées argumentatives.
1Ma contribution, néanmoins, ne sera pas celle d’un spécialiste de l’argumentation mais celle d’un analyste du discours qui place au centre de son approche des textes la construction de la scène d’énonciation. J’ai choisi d’illustrer mon point de vue en étudiant un texte produit pour l’élection présidentielle française de 2007 en faveur de la candidature du militant altermondialiste José Bové. Ce texte relève d’un genre que l’on s’accorderait à juger typiquement argumentatif puisqu’il s’agit de la première page du document qui est envoyé à chaque électeur quelques jours avant le premier tour, ce qu’on appelle en France une « profession de foi » :
On appelle professions de foi les documents réalisés par les candidats, qui y détaillent leurs programmes politiques, et envoyés à tous les électeurs avant une élection, accompagnés des bulletins de vote. Elles sont au préalable validées par une Commission qui vérifie leurs conformités avec la loi. (http://www.politiquemania.com, consulté le 5 septembre 2012)
2Voici cette page, qui se présente comme un iconotexte2 :
3Pour la commodité, je reproduis ci-dessous la partie proprement verbale :
Madame, Mademoiselle, Monsieur
Je suis un candidat différent des autres.
Syndicaliste paysan, militant altermondialiste, citoyen engagé, je n’appartiens à aucun parti politique. Des milliers d’hommes et de femmes, militant-e-s ou non, de sensibilités diverses, m’ont demandé d’être leur candidat.
Je sollicite vos suffrages comme porte-parole d’un rassemblement de millions de citoyennes et de citoyens qui souffrent de la précarité et de l’insécurité sociale, qui contestent un système politique confisqué par quelques grands partis et qui s’inquiètent pour eux et pour les générations futures de l’avenir de la planète.
Comme vous, je ne crois pas à l’alternance sans fin entre la droite dure et la gauche molle. Vous avez entre les mains une arme pacifique pour le dire : votre bulletin de vote. Il y a deux ans les électrices et les électeurs se sont insurgé-e-s contre le projet de Constitution européenne.
Le 22 avril prochain, nous avons l’occasion de décréter l’insurrection électorale contre le libéralisme économique.
Nous pouvons vraiment changer la vie. Nous pouvons imposer, ici et maintenant, une véritable transformation sociale, féministe, démocratique et écologique.
Votre bulletin de vote est utile pour battre la droite et l’extrême-droite qui organisent la régression sociale et environnementale. Il est utile pour construire une gauche alternative qui rassemble et qui mette fin à la société du tout-marché et du tout-profit. Votre bulletin de vote est précieux pour reconstruire l’espérance. Le 22 avril, vous pouvez dire qu’un autre avenir est possible.
Aux urnes Citoyennes, Citoyens !
JB
1. La scène d’énonciation
4Pour les chercheurs qui travaillent dans une perspective d’analyse du discours, le genre est une catégorie cruciale, car emblématique d’une discipline qui vise à rapporter les paroles aux lieux qu’elle rend possibles et qui les rendent possibles. Le problème est que le genre ne suffit pas à donner accès au sens de l’activité énonciative. Pour ce faire, il me paraît préférable de raisonner en termes de scène d’énonciation (D. Maingueneau, 1998), en évitant ainsi des notions telles que celle de « situation d’énonciation », qui est d’ordre strictement linguistique3, ou celle de « situation de communication », qui peut être utilisée dans une approche purement sociologique où l’activité de parole est décrite en quelque sorte de l’extérieur. Le terme « scène » présente en outre l’intérêt de pouvoir référer à la fois à un cadre (« la scène représente... ») et à un processus (« tout au long de la scène », « une scène de ménage »...). Enfin, elle permet de souligner l’importance du travail de mise en scène de soi et de leur activité auxquels se consacrent en permanence les participants d’un genre de discours.
5Je rappelle que mon analyse de la scène d’énonciation distingue trois composants : la scène englobante, la scène générique et la scénographie.
6La scène englobante correspond à ce qu’on entend communément par « type de discours ». Quand on reçoit un tract dans la rue, on doit déterminer à quel titre il nous interpelle, s’il relève du type de discours religieux, politique, publicitaire... Une scène englobante politique, par exemple, implique une relation entre un « citoyen » s’adressant à des « citoyens » sur des thèmes d’intérêt collectif, caractérisation qui définit le statut des partenaires dans un certain espace pragmatique, historiquement défini.
7La scène englobante ne suffit pas à spécifier les activités verbales, puisque les sujets parlants ne sont pas confrontés à du littéraire, du politique ou du philosophique, etc. non spécifiés mais à des genres de discours, à des scènes génériques, qui déterminent en particulier : leurs finalités, des rôles pour leurs participants, un lieu approprié, un certain mode d’inscription dans la temporalité (périodicité, longueur, continuité, délai de péremption des textes), support (lié à un mode de transport et de stockage, donc de mémorisation), éventuellement un plan de texte, un certain usage de la langue : tout locuteur peut mobiliser un répertoire plus ou moins étendu de variétés linguistiques (diversité des langues, diversité à l’intérieur d’une même langue, etc.) et chaque genre de discours prescrit, tacitement ou non, des options en la matière.
8Les normes constitutives de la scène générique ne peuvent cependant pas capter la singularité d’un texte. Un roman peut s’énoncer, par exemple, à travers la scénographie du journal intime, du récit de voyage, de la conversation au coin du feu, de l’échange épistolaire amoureux... Cette notion de scénographie s’appuie sur l’idée que l’énonciateur doit aménager à travers son énonciation la situation à partir de laquelle il prétend énoncer. Tout discours, par son déploiement même, prétend faire adhérer les destinataires à son univers en instituant la scénographie qui le légitime. Certes, cette scénographie est imposée en quelque sorte d’entrée de jeu ; mais c’est à travers l’énonciation même que peut se légitimer la scénographie ainsi imposée. On le voit, la scénographie n’est pas simplement un cadre, un décor, comme si le discours survenait à l’intérieur d’un espace déjà construit et indépendant de ce discours : c’est l’énonciation qui en se développant s’efforce de mettre progressivement en place son propre dispositif de parole. La scénographie est ainsi à la fois ce dont vient le discours et ce qu’engendre ce discours ; elle légitime un énoncé qui, en retour, doit la légitimer, doit établir que cette scénographie dont vient la parole est précisément la scénographie requise pour énoncer comme il convient dans tel ou tel genre de discours.
9Les scénographies s’appuient sur des scènes de parole déjà validées dans la culture : des situations de communication typifiées par des genres, mais aussi des événements de parole uniques (l’Appel du 18 juin, le « J’accuse » de Zola, etc.). Ici « validé » ne veut pas dire « valorisé », mais « déjà installé dans l’univers de savoir et de valeurs du public ». Dans mon livre Analyser les textes de communication (D. Maingueneau, 1998) j’ai analysé avec cette grille la « Lettre à tous les Français » de F. Mitterrand, diffusée lors de l’élection présidentielle de 1988. Comme l’indique son titre, il s’agit d’un programme électoral qui se présente comme une lettre d’ordre privé, où le président sortant assume un rôle de père de famille qui s’adresse à ses enfants. Ici à la scène générique du programme se superpose donc une scénographie épistolaire qui tranche avec la scène générique du texte, à savoir celle d’un programme. De cette scénographie on peut dire qu’elle est « exogène », en cela qu’elle résulte de l’importation d’une scène d’énonciation extérieure. « Exogène » ne doit cependant pas induire l’idée d’un corps étranger : si l’on importe une telle scénographie c’est pour accroître l’efficacité de la scène générique. Ce qui implique souvent un travail de justification dans le texte même ; on le voit dans cette « Lettre » :
Je ne vous présente pas un programme, au sens habituel du mot. Je l’ai fait en 1981 alors que j’étais à la tête du Parti socialiste. Un programme en effet est l’affaire des partis. Pas du Président de la République ou de celui qui aspire à le devenir.
En commençant cette lettre, j’écrivais que je vous parlerais, comme autour de la table, en famille. Ce dernier mot n’est pas tombé par hasard sous ma plume. Je suis né, j’ai vécu ma jeunesse au sein d’une famille nombreuse. Les leçons que j’en ai reçu restent mes plus sûres références.
10En revanche, pour le texte de José Bové on ne peut pas parler de scénographie « exogène ». Sa scénographie est « endogène », elle n’est pas importée d’un autre genre mais se tient dans les limites du contrat impliqué par la scène générique de la profession de foi.
2. Identités et espace
2.1. Un porte-parole
11Par définition, une scénographie définit l’identité et la relation entre les partenaires, le lieu (topographie) et le moment de l’énonciation (chronographie).
12La « topographie », c’est l’espace à partir duquel l’énonciateur prétend tenir son discours. Cet espace, construit à travers son énonciation, lui permet de définir sa place ainsi que celle qu’occupent ses destinataires et ses concurrents dans le champ. Dans un texte relevant d’une campagne pour l’élection présidentielle le lieu de l’énonciation ne peut en effet être construit qu’à l’intérieur du champ politique, où se délimitent réciproquement divers positionnements.
13Le texte de la profession de foi de José Bové construit une représentation dysphorique de ce champ, de façon à justifier sa propre intervention :
– « un système politique confisqué par quelques grands partis »,
– structuré par une alternance entre « droite dure et gauche molle ».
14La place à partir de laquelle José Bové pose cette représentation du champ ne peut-être que paratopique (D. Maingueneau, 1993), à la fois appartenance et non-appartenance (« Je suis un candidat différent des autres », « je n’appartiens à aucun parti politique »).
15Cette description dysphorique des « partis » rend possible la valorisation du « rassemblement » dont Bové se pose en « porte-parole » :
des milliers d’hommes et de femmes, militant-e-s ou non, de sensibilités diverses...
un rassemblement de millions de citoyennes et de citoyens qui souffrent de la précarité et de l’insécurité sociale, qui contestent un système politique confisqué par quelques grands partis et qui s’inquiètent pour eux et pour les générations futures de l’avenir de la planète.
16Ce statut de porte-parole est en quelque sorte réalisé dans le discours même à travers le jeu des pronoms déictiques.
– Dans un premier temps, l’énonciation est assumée par un JE sujet qui se situe par rapport à un « rassemblement » à la non-personne.
– Dans un second temps, le JE disparaît au profit d’un NOUS collectif.
17Dans une telle configuration, le parti est éliminé comme médiateur qui s’interposerait indûment entre le peuple et ses représentants. Le mot « rassemblement » permet de brouiller la frontière entre parti et multitude inorganisée : un rassemblement est un ensemble animé par une même idée mais qui, d’un point de vue aspectuel, n’est pas censé durer. Dans le Trésor de la Langue Française on trouve par exemple ces acceptions significatives :
DR. PUBL. « Réunion occasionnelle de personnes sur la voie publique qui devient illicite si elle constitue un attroupement prohibé » (CAP. 1936). Disperser un rassemblement. Tout rassemblement aristocratique et contraire à l’ordre public sera réprimé (Robespierre, 1794 dans Recueil textes historiques, p. 84). V. attroupement ex. 3.
c) Au fig. Réunion en vue d’une action commune. Le rassemblement dont nous avons besoin est un rassemblement d’hommes décidés à parler clair et à payer de leur personne (Camus, Actuelles I, 1948, p. 215).
18Dans la profession de foi de José Bové, la série de relatives restrictives associées à « rassemblement » permet de définir de manière oblique l’autre pôle de la relation, à savoir la figure du destinataire de l’énonciation, qui est aussi son Destinateur, au sens de la sémiotique de Greimas, celui qui confère son mandat à José Bové. Cette figure est associée à trois prédicats :
– « souffrir de la précarité et de l’insécurité sociale »,
– « contester un système politique confisqué par quelques grands partis »,
– « s’inquiéter pour eux et pour les générations futures de l’avenir de la planète ».
19On notera que ces relatives sont juxtaposées, si bien qu’il est impossible de savoir si ceux qui participent de ce « rassemblement » doivent cumuler ou non ces trois propriétés, autrement dit s’il s’agit d’un ET ou d’un OU non-disjonctif.
2.2. Affecter des propriétés à l’énonciateur
20Il faut également que José Bové justifie le fait que ce soit lui le locuteur « porte-parole », et non un autre. Par nature, le JE (« Je n’appartiens ») est une forme vide, sans autre propriété que celle d’être la trace de l’énonciateur ; à charge pour le texte de lui affecter des prédicats à valeur légitimante. Ceux-ci dans le texte de la profession de foi se présentent sous la forme de groupes nominaux, d’appositions antéposées au je dont ils dépendent pour leur référence : « Syndicaliste paysan [1], militant altermondialiste [2], citoyen engagé [3] ».
21Dans le groupe nominal [1] le premier terme est un nom, mais le second, l’épithète « syndicaliste », peut être interprété selon deux catégories, nom et adjectif : sous-espèce de syndicaliste ou bien syndicaliste et paysan ? Ce flou n’est pas sans importance. « Syndicaliste » appartient aux catégories prototypiques de l’activité politique de la gauche traditionnelle. Ce n’est pas le cas de « paysan ». L’ajout de « paysan » permet de construire une nouvelle catégorie en essayant de conserver le capital de légitimité condensé dans « syndicaliste », mais sans préciser le lien entre les deux termes. Ce type de construction d’une catégorie nouvelle par ajout d’un modificateur est récurrent dans ce texte, comme le montre le double paradigme qui se tisse progressivement :
Catégorie ou prédicat | Terme modificateur |
syndicaliste | paysan |
militant | alermondialiste |
qui souffrent de la précarité et de l’insécurité sociale, | qui s’inquiètent pour eux et pour les générations futures de l’avenir de la planète |
sociale | féministe |
démocratique | écologique |
sociale | environnementale |
gauche | alternative |
22Le travail sur les catégories de la gauche politique correspond ainsi à deux opérations distinctes : une substitution (« parti » > « rassemblement »), et ce qu’on pourrait appeler une addition, en ce sens que la catégorie préconstruite se voit ajouter un modificateur, qui n’est pas censé l’annuler. Le problème est que cette addition est susceptible de deux lectures : l’une cumule les propriétés des deux catégories, l’autre altère la catégorie antérieure (par exemple « environnemental » modifie le signifié de « social »). C’est cette dernière lecture qu’encourage implicitement le texte avec le terme « alternatif » : une gauche « alternative » est une autre gauche.
23Considérons à présent l’enchaînement des groupes nominaux apposés : Syndicaliste paysan > militant altermondialiste > citoyen engagé
24Le troisième groupe est susceptible de deux lectures : l’une par cumul (la catégorie « citoyen engagé » s’ajoute aux deux précédentes) et l’autre par intégration. Selon la première, le citoyen aurait un domaine de compétence distinct. Selon la seconde, être un syndicaliste paysan et un militant altermondialiste, c’est être un vrai « citoyen engagé ». On pourrait parler dans ce cas d’une « hyperonymie discursive », distincte de l’hyperonymie en langue qui repose sur des emboîtements de classes (chaise et meuble, vendeuse et femme par exemple). Comme toute hypéronymique qui n’est pas fondée sur la langue mais sur un enchaînement textuel singulier, celle-ci constitue un coup de force que le texte doit essayer de naturaliser, en imposant progressivement l’idée qu’un vrai citoyen doit se reconnaître dans la gauche alternative. Cela passe, on va le voir, par l’élaboration d’une isotopie qui sera manifeste dans l’énoncé final (« Aux urnes, citoyens ! »), en jouant sur le fait que le substantif « citoyens » participe de deux espaces distincts :
– l’espace politique-juridique : le citoyen est l’individu en tant qu’il appartient à un corps politique, et en particulier qu’il a le droit de vote ;
– l’espace historique : le terme « citoyen » fut pendant la Révolution française emblématique des révolutionnaires : le « citoyen » libre s’opposait au « sujet » de la monarchie. On sait d’ailleurs que les révolutionnaires ont essayé d’imposer « citoyen/citoyenne » comme terme d’adresse généralisé.
25Le texte exploite cette bivalence, mais sans l’expliciter : c’est d’abord la valeur politique qui est mise au premier plan, puis la valeur historique. Le groupe nominal « insurrection électorale » va projeter sur l’axe syntagmatique ces deux valeurs de « citoyen ».
26Une autre propriété de l’énonciateur se dégage du texte, principalement sur le mode de la présupposition pragmatique : celle de militant féministe. José Bové dit qu’il veut une « transformation féministe », et il montre cet engagement féministe à travers son énonciation même. Cela passe par certains indices : « Madame, mademoiselle, monsieur », « militant-e-s ou non », « citoyennes et de citoyens », « les électrices et les électeurs », « se sont insurgé-e-s », « Aux urnes Citoyennes, Citoyens ».
27On le voit, le locuteur excède la norme orthographique d’accord selon laquelle le masculin l’emporte sur le féminin et il place systématiquement les agents féminins avant les masculins. La synthèse entre la politique classique et le féminisme est assurée par la transformation de la séquence figée « aux armes citoyens ! » en « aux armes, Citoyennes, Citoyens », ce qui permet tout à la fois d’assumer l’héritage de la Révolution de 1789 et d’y inscrire le féminin.
3. La mémoire
3.1. La Révolution française
28En évoquant la Révolution française, on ouvre sur la dimension temporelle de la scénographie, sa « chronographie », par laquelle l’énonciation inscrit sa propre événementialité dans une mémoire partagée. Tout discours politique suppose un travail sur une mémoire qui en même temps est reconstruite par ceux qui l’invoquent. Comme il s’agit d’une mémoire politique, c’est une mémoire de combat.
29La profession de foi de José Bové invoque deux événements, l’un proche, l’autre plus lointain. Le premier, explicité dans le texte, relève d’une mémoire « interne », en ce sens qu’elle est celle du discours même qui l’invoque : la victoire au référendum sur la Constitution fait partie des actes fondateurs de la « gauche alternative ». Le second, la Révolution de 1789, n’est pas explicité, mais activé à l’aide d’indices dont la précision va croissant :
« une arme pacifique » → « se sont insurgé » → « décréter l’insurrection électorale » → « aux urnes Citoyennes, Citoyens »
30Le lecteur est amené à compléter lui-même les termes manquants de l’analogie ainsi activée latéralement :
31En opérant ainsi une substitution « armes »/ « urnes », José Bové opère un détournement polyphonique à visée de captation (A. Grésillon et D. Maingueneau, 1984) qui permet de mettre en scène deux points de vue présentés comme convergents : celui du révolutionnaire de 1789 et celui de la gauche alternative.
3.2. Un intertexte de gauche
32À la fin du texte, on trouve deux autres fragments polyphoniques qui activent discrètement une mémoire. Il s’agit de deux groupes infinitifs :
– « Nous pouvons vraiment changer la vie. Nous pouvons imposer, ici et maintenant, une véritable transformation sociale, féministe, démocratique et écologique. »
– « Votre bulletin de vote est précieux pour reconstruire l’espérance ».
33Ces deux groupes infinitifs convoquent des points de vue identifiables avec lesquels le locuteur montre ici encore qu’il est d’accord.
34« Reconstruire l’espérance » est en effet le titre d’un livre d’un sociologue altermondialiste, François Houtart (Délégitimer le capitalisme : reconstruire l’espérance [Bruxelles, 2005]) qui a très vite fonctionné à cette époque de domination du néo-libéralisme comme mot d’ordre dans la gauche française en proie à une crise idéologique. Comme dans le cas de « changer la vie », il s’agit d’un préconstruit qui est intégré dans le fil du discours. L’énonciateur qui entend se positionner à gauche ne peut pas seulement dire qu’il est à gauche, il doit aussi le montrer en s’appropriant un certain nombre de signifiants emblématiques, qui authentifient un ethos de locuteur de gauche.
35Quant à « changer la vie », ce n’est pas moins que le titre de l’hymne officiel du Parti Socialiste4, énoncé tellement emblématique qu’il a été choisi comme titre pour le docu-fiction de Serge Moati (2011) qui raconte les deux premières années au pouvoir de F. Mitterrand (1981-1983).
Changer la vie
Les voix des femmes et les voix des hommes
Ont dû se taire beaucoup trop longtemps
Ne croyons plus aux lendemains qui chantent
Changeons la vie ici et maintenant
C’est aujourd’hui que l’avenir s’invente
Changeons la vie ici et maintenant
[...] France socialiste puisque tu existes
Tout devient possible ici et maintenant
Ne versons plus au nom de leur puissance
Notre sueur, nos larmes, notre sang
Les travailleurs travaillent pour la France
Pas au profit de quelques possédants
Pour partager les fruits de l’abondance
Changeons la vie ici et maintenant
[...] France socialiste puisque tu existes
Tout devient possible ici et maintenant
Il nous faudra reprendre en main nos villes
Qui ne sont plus que des ghettos géants
Où le printemps n’a plus le droit d’asile
Où meurent les vieux, les arbres, les enfants
C’est dans nos propres murs qu’on nous exile
Changeons la vie ici et maintenant
[...] France socialiste puisque tu existes
Tout devient possible ici et maintenant
Un siècle meurt, un millénaire commence
Plus de prisons, de cages et de camps
Tendons la rose rouge de l’espérance
Aux opprimés de tous les continents
L’histoire est là qui nous offre une chance
Changeons la vie ici et maintenant
[...] France socialiste puisque tu existes
Tout devient possible ici et maintenant.
36Dans le texte de l’hymne « changer la vie » est amplifié en « changeons la vie ici et maintenant ». Ce double circonstanciel se trouve intégré chez José Bové dans la phrase qui suit : « nous pouvons imposer, ici et maintenant »... Dès lors, on voit comment interpréter « nous pouvons vraiment changer la vie » : l’adverbe « vraiment » n’a pas seulement valeur d’intensif, il mobilise latéralement une opposition entre le Vrai et le Faux, comme le manifeste l’emploi de « véritable » un peu plus loin. Le locuteur feint d’assumer le point de vue d’un autre énonciateur – en l’occurrence un membre du Parti Socialiste qui dirait « il faut changer la vie »– mais il le disqualifie par l’ajout de « vraiment ». Ce qui amène à réinterpréter le « nous » de « nous pouvons » comme un « nous » oppositif : « nous, et non pas eux... » On peut donc ici encore reconstruire un raisonnement sous-jacent : « Le Parti Socialiste a dit qu’il voulait changer la vie ici et maintenant, mais il ne l’a pas fait. Il faut donc voter pour moi, vrai homme de gauche, qui vais réaliser ce que dit la gauche classique et qu’elle n’a pas fait.
4. Une seconde scénographie
37Nous avons décrit jusqu’ici la scénographie construite par la partie inférieure de l’iconotexte, c’est-à-dire le texte proprement verbal. Or les deux espaces, supérieur et inférieur, iconique et textuel, sont reliés par un énoncé dans un rectangle jaune, un slogan, qui participe des deux espaces.
4.1. Problèmes d’aphorisation
38Le slogan apparaît à la fois comme détaché de la dernière phrase assertive du texte (« Le 22 avril, vous pouvez dire qu’un autre avenir est possible ») et par sa position comme antérieur au texte, qui peut être lu comme son dépliage. Il se produit donc une boucle : il est à la fois ce qui engendre et ce qui est engendré par le texte. Les électeurs sont invités à prendre en charge une aphorisation qui est ostentatoirement assumée par José Bové, ou plutôt la photographie de son visage.
39Cette ambivalence n’a rien d’étonnant. Cet énoncé est en effet le slogan de la campagne présidentielle de José Bové. Comme toute aphorisation (D. Maingueneau, 2012), il ne s’adresse pas à un public déterminé, celui qu’impose le genre de discours, mais il est énoncé sur une autre scène, adressé à une sorte d’auditoire universel, pour reprendre le terme de Perelman. Ce qui justifie qu’il ne soit pas placé dans le texte, mais à la jointure des deux espaces, celui de la photo et celui de l’exposé.
40Ici, comme souvent, l’aphorisation est associée à un visage qui n’est pas intégré dans un environnement singularisant. Cette association fréquente d’aphorisations et des visages de leurs énonciateurs s’explique. Le visage possède en effet des propriétés remarquables :
c’est l’unique partie du corps qui, de manière superficielle, permet d’identifier un individu comme distinct des autres ;
c’est dans l’imaginaire profond le siège de la pensée et des valeurs transcendantes ;
c’est là qu’est la bouche, source de la parole. La photo authentifie l’aphorisation d’un locuteur comme étant sa parole, porteuse de valeurs, celle qui vient de sa bouche.
On notera qu’on ne montre pas les mains de l’aphoriseur, qui impliqueraient la présence d’un allocutaire qui, partageant l’espace d’interlocution, serait susceptible d’intervenir. Comme l’aphorisation, la photo du visage est le produit d’un détachement, qui élimine tels ou tels éléments du contexte (vêtement, lieu, moment...) que montrerait une photo de l’ensemble de la personne. Ces deux détachements – celui de l’aphorisation et celui de la photo du visage – se renforcent l’un l’autre : le visage est celui d’un Sujet pleinement responsable qui maintient ses convictions en dépit de la variation des situations, tandis que l’aphorisation, en ce qu’elle exprime ce Sujet, dit ce qui est valide au-delà de telle ou telle circonstance.
41Autant dire que la photo et l’aphorisation ne se situent pas sur la même scène d’énonciation que la composante verbale du texte. La profession de fois présente ainsi deux avatars de José Bové ; l’un, le locuteur de la partie verbale, la partie inférieure du texte, dans le monde ordinaire du genre de discours met en contact des électeurs et un candidat ; l’autre dans le monde de l’aphorisation met en contact un Sujet et un auditoire universel.
Scène d’énonciation | Statut du locuteur | Destinataire | Type d’énonciation | |
Texte générique | Scène | Rôle de candidat | Rôle d’électeur | Argumentation |
Aphorisation + photo | Scène non spécifiable | Sujet | Auditoire universel | Conviction |
4.2. La fusion des trois mondes
42Sur la photo José Bové arbore un certain nombre de signes qui sont interprétables dans la culture concernée, à savoir la culture française. Il mêle des indices (chemise à carreaux, pull de laine, moustache à la gauloise) qui sont compatibles avec les attributs du paysan et ceux de l’ouvrier). Mais le fond sur lequel se détache le visage est à dominante bleue, traversé de bandes vertes. On peut interpréter le choix de ces couleurs comme étroitement lié à la revendication écologiste : le vert, bien évidemment, mais aussi le bleu du ciel, qui focalise tout l’intérêt des adversaires de la pollution et du réchauffement climatique. Il se produit ainsi sur cette photo une fusion entre les trois mondes – rural, ouvrier, écologiste – que le texte cherche précisément à réaliser dans le texte placé en dessous : une « gauche alternative » qui intègre dans une nouvelle unité le « social » et l’« environnemental ». L’intérêt de l’image est de donner une évidence et une consistance physique, de faire incarner par le corps du candidat-locuteur cette synthèse que s’efforce de valider le discours mais qui, sur l’échiquier politique de 2007, ne correspond pas à une réalité forte5. Il s’agit de rien de moins que de subvertir des frontières profondément enracinées dans l’imaginaire politique français – entre ruralité et socialisme, entre gauche ouvrière et écologie – et de lui donner consistance dans la photo d’un homme qui se dit « porte-parole » d’une population qui est censée à la fois souffrir d’« insécurité sociale » et de s’inquiéter pour « l’avenir de la planète ».
43Si l’on retourne la profession de foi de José Bové, on voit une sorte de confirmation de cette fonction « synthétisante » de la photo de la première page dans la photo sur laquelle se clôt le document. On y voit en effet le corps de José Bové appréhendé sous les trois facettes que la photo inaugurale intègre. Cette fois, c’est le corps tout entier qui est montré, et non le seul visage, et dans des contextes fortement particularisants. Les photos 1 et 5 sont prototypiques d’un ethos ouvrier et urbain, les photos 2 et 3 montrent un corps rural, la photo 4 insère José Bové dans un groupe, le « rassemblement » dont il se présente comme le porte-parole. Cette situation quelque peu paradoxale de celui qui est à la fois membre d’un collectif et son « porte-parole » est incarnée par le dispositif technique sur lequel repose la photo 4 : José Bové n’est qu’un élément du groupe qui applaudit sur scène, mais sur l’écran placé au-dessus il est isolé, filmé à part. Ici encore la photo réalise ce que le texte doit construire.
5. Conclusion
44L’analyse que nous avons opérée vise à souligner le caractère central de la scène d’énonciation quand on réfléchit sur le pouvoir de persuasion d’un texte. Il faut, me semble-t-il, éviter deux écueils en matière d’argumentation politique. L’un consiste à privilégier le « logos », à décomposer l’argumentation en un enchaînement de propositions qui serait en quelque sorte la colonne vertébrale du texte. Certes, la conception de l’argumentation comme mode d’organisation textuelle qui serait en harmonie avec une visée de persuasion est valable pour un très grand nombre de genres de discours, mais on ne doit pas en faire une norme6. L’autre consiste à privilégier l’ethos, en partant du postulat qu’en réalité le locuteur persuade en se donnant une autorité, en adossant sa figure à des stéréotypes valorisés dans une certaine communauté. Sur le texte que nous avons étudié ces deux approches sont productives, mais il est plus réaliste de placer la scénographie au centre de l’analyse : c’est en elle que s’intriquent logos et ethos, que l’énonciation se valide en conférant une identité aux partenaires, au lieu dont elle émerge et à la temporalité dans laquelle elle s’inscrit. Il n’y a donc aucun paradoxe à ce que l’énonciation politique, qui par nature est vouée à parler du monde, de la manière de le rendre meilleur, ait pour première préoccupation de se commenter elle-même, de justifier son droit à la parole. La tâche principale, pour faire adhérer l’électeur/les lecteurs consiste donc à le faire entrer dans le monde qu’on construit pour lui, un monde dont le foyer est l’activité énonciative même qui configure ce monde.
Bibliographie
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GREIMAS Algirdas Julien et COURTÉS Joseph, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979.
GRÉSILLON Almuth et MAINGUENEAU Dominique, « Polyphonie, proverbe, détournement », [dans] Langages, N° 73, 1984, p. 112-125
MAINGUENEAU Dominique, Le Contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993.
– , Analyser les textes de communication, 2° édition, Paris, Armand Colin, 2007.
– , Les Phrases sans texte, Paris, Armand Colin, 2012.
NERLICH Michael, « Qu’est-ce qu’un iconotexte ? Réflexions sur le rapport texte-image photographique dans “la Femme se découvre” », [dans] Iconotextes, Alain Montandon (Éditions), Paris, Ophrys, 1990.
Notes de bas de page
1 Cette précision exclut du champ de la rhétorique l’argumentation « dans la langue » de J.-C. Anscombre et O. Ducrot (1983).
2 C’est-à-dire « un artefact conçu comme une identité non-illustrative, mais dialogique entre texte(s) et image(s), textes(s) et image(s) qui tout en formant en tant qu’iconotexte une unité indissoluble gardent chacun leur propre identité et autonomie. » (M. Nerlich, 1990 : 268)
3 Je n’ignore pas qu’un certain nombre de textes à visée didactique confondent « situation d’énonciation » et « situation de communication », mais cette distinction est indispensable quand on ne veut pas mêler le niveau de la langue et celui des genres de discours.
4 Les paroles de l’hymne sont de Herbert Pagani et la musique de Mikis Théodorakis ; il a été chanté pour la première fois au congrès socialiste de Nantes, en 1977.
5 Il faut rappeler que José Bové n’a obtenu à cette élection que 1,32 % des voix.
6 Il est évident que la seule analyse du texte de la profession de foi ne permet pas de préjuger de son efficacité ; José Bové n’a eu que 1,32 % des voix lors de ce premier tour de l’élection...
Auteur
Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
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