La négociation des (effets de) sens dans le dialogue
p. 53-70
Texte intégral
1. Introduction
Voici que surgit le problème qui hante toute la linguistique moderne, le rapport forme : sens que maints linguistes voudraient réduire à la seule notion de la forme, mais sans parvenir à se délivrer de son corrélat, le sens. Que n’a-t-on tenté pour éviter, ignorer, ou expulser le sens ? On aura beau faire : cette tête de Méduse est toujours là, au centre de la langue, fascinant ceux qui la contemplent. (E. Benveniste 1966 : 126)
Quoi de plus fascinant en effet que le processus sémiotique ? Comment se fait-il qu’une « forme », c’est-à-dire un objet sonore ou visuel, ait la capacité de « faire sens » ? C’est assurément pour avoir quelques s de réponse à cette question que je me suis orientée vers les sciences du langage ; et c’est tout naturellement que dans les années 1970, lorsque nous avons décidé à Lyon, avec quelques collègues philologues (selon la terminologie de l’époque), de mettre en place un cursus de linguistique, je me suis trouvée en charge des enseignements de sémantique.
1L’heure étant au structuralisme, j’ai d’abord pratiqué la sémantique structurale d’inspiration greimassienne (analyse dite « sémique » ou « componentielle ») : il s’agissait de dégager les traits distinctifs opposant les uns aux autres les contenus des unités lexicales d’un même « champ sémantique » (par exemple, ceux qui opposent chaise/fauteuil/tabouret au sein du champ des « sièges », pour reprendre la célèbre analyse de Bernard Pottier). Mais tout en m’adonnant à la quête des « sèmes » composant le noyau dur du signifié lexical, je vouais un intérêt plus particulier à divers types de valeurs plus périphériques et instables, comme les « connotations », les « subjectivèmes » ou les contenus implicites (présupposés, sous-entendus et autres « implicatures »)1 – ce qui surtout me fascinait, et me fascine toujours, dans le phénomène sémantique, c’est l’infinie diversité de ses manifestations.
2Parallèlement, l’analyse se heurtait à la question du contexte, intralinguistique mais aussi extralinguistique : c’est ainsi que de proche en proche, je suis passée de l’étude des unités lexicales envisagées in abstracto à celle d’énoncés actualisés dans des situations de communication bien concrètes.
3Avec la prise en compte du contexte, on croise fatalement la problématique des « effets de sens ». En effet, c’est sous cet angle que sont le plus souvent opposées les notions de « sens » (contrepartie du signifiant envisagée hors contexte) et d’« effet de sens » (valeur particulière que prend l’unité dans son contexte d’actualisation). Mais la terminologie est dans ce domaine particulièrement flottante, certains auteurs (et non des moindres) préférant opposer « sens » non à « effet de sens » mais à « signification », le problème étant que les éléments qui composent le couple sens/signification et qui dans l’usage ordinaire sont considérés comme plus ou moins équivalents, se trouvent en tant que termes techniques recevoir des définitions variables, voire carrément opposées. Par exemple : alors que Ducrot (1972) ou Moeschler & Reboul (1994) appellent « signification » la valeur « purement linguistique » d’un segment, par opposition au « sens » résultant de l’action du contexte, on rencontre un usage exactement inverse de ces deux termes chez Recanati (1981), Rastier (1988) ou le Martin d’Inférence, antonymie et paraphrase (1976) ; toutefois, dans Une logique du sens (1983) on lit ceci (R. Martin, 1983 : 14, n. 3) :
Dans IAP, on a opposé sens et signification. Mais O. Ducrot a utilisé les deux termes dans le sens inverse. Pour éviter toute confusion, on parlera de sens (à l’issue de la composante sémantique), d’interprétation (à l’issue de la composante pragmatique).
4Passons sur l’idée consistant à traiter l’incidence du contexte en termes de « composante pragmatique », et notons que Martin introduit ici un nouveau métaterme, celui d’interprétation. C’est également celui que je vais utiliser ici, car c’est celui qui s’impose dès lors que l’on se situe dans une perspective discursive. À partir du moment où l’on travaille, non sur la « langue » (le système abstrait des unités et règles qui la composent), mais sur des énoncés actualisés pris en charge par des locuteurs réels dans des situations réelles de communication, on doit me semble-t-il admettre les principes suivants2 :
[1] Le contexte doit être pris en compte dès le début de la description (et non pas dans une deuxième étape où serait introduite une composante pragmatique), ne serait-ce qu’à cause du phénomène de la polysémie qui frappe la majorité des unités de la langue, qu’elles soient de nature lexicale ou syntaxique. Soit ainsi la définition que Rastier (1988 : 8) propose de l’opposition sens/signification :
Le sens d’un énoncé est son contenu invariant en tout contexte ; sa signification est le contenu produit par son interprétation en contexte linguistique ou pragmatique. (F. Rastier, 1998 : 8)
5Mais sauf à admettre la notion pour le moins problématique de « signifié de puissance », on peut se demander ce qu’est par exemple le « contenu invariant en tout contexte » d’un énoncé tel que « Passe-moi la baguette »...
[2] Le sens d’un segment quelconque doit être traité en termes d’interprétation, c’est-à-dire comme le résultat d’un travail d’extraction et de (re)construction, effectué par les différents acteurs impliqués dans le processus communicatif, à partir des « ressources » dont ils disposent pour ce faire (compétences linguistique et communicative, savoirs sur le contexte étroit et large...).
[3] À partir du moment où l’on travaille sur du discours dialogué, c’est-à-dire construit conjointement par plusieurs locuteurs, ceux-ci peuvent ne pas accorder la même valeur exactement aux énoncés qu’ils échangent et donc être amenés à négocier cette valeur3, dans les limites permises par le système et des proportions variables selon les cas.
6Telle est en effet l’idée que nous allons développer dans cet article : qu’au lieu d’opposer de façon binaire des « sens » qui seraient stables et admis par tous les locuteurs, à des « effets de sens » plus aléatoires et variables contextuellement, il convient de formuler la question de l’interprétation en termes graduels : dans les énoncés qui s’échangent sont inscrites certaines valeurs sémantico-pragmatiques, mais ces valeurs possèdent des statuts divers (elles peuvent avoir celui de posé, de présupposé ou de sous-entendu ; relever de la dénotation ou de la connotation ; du contenu propositionnel ou du niveau illocutoire/perlocutoire, etc.). Leur degré d’évidence varie en conséquence : certaines de ces valeurs sont incontestablement inscrites dans l’énoncé en question (elles sont « non négociables » car elles « s’imposent » du fait à la fois des conventions linguistiques et de la nature du contexte), alors que d’autres sont plus fragiles et discutables – étant dotées d’une moindre force d’actualisation, on peut à leur sujet se poser la question (que l’on participe à l’échange ou qu’on l’analyse après coup) : l’énoncé veut-il dire X ou non ?
7C’est cette idée que nous allons illustrer en analysant trois échantillons de discours dialogué, le premier de nature fictionnelle (il s’agit de dialogue théâtral) et les deux autres authentiques (extraits de débats médiatiques).
2. Étude de cas
2.1. Gildas Bourdet, Attention au travail4
8Soit cet extrait de dialogue entre deux personnages également jeunes, de sexe opposé, et qui viennent de faire connaissance :
ROBERT : Vous savez ce qui me ferait plaisir ?
MARIE : Non ?
ROBERT : Que vous m’appeliez Robert.
[...]ROBERT : Quand je suis à côté d’une jolie femme ça m’intimide.
MARIE : Vous dites ça pour me faire plaisir.
ROBERT : Je vous avais demandé de me tutoyer.
MARIE : Mais non, vous m’avez juste demandé de vous appeler Robert.
ROBERT : C’était sous-entendu.
Description
9On peut identifier dans cette séquence trois « blocs » successifs ; composés respectivement des répliques5 1-2-3, 4-5 et 6-7-8.
10L’ensemble des tours 1-2-3 réalise une requête que l’on appellera R1 : Robert demande à Marie de l’appeler par son prénom. Il s’agit d’une requête indirecte conventionnelle, précédée d’une pré-requête (acceptée par Marie), et formulée par le biais de l’assertion d’un désir.
11L’échange 4-5 (qui survient après quelques répliques que nous laissons de côté) a pour acte initiatif un compliment, réalisé par Robert. Mais il s’agit d’un compliment implicite : pris littéralement, l’énoncé 4 est un « aveu » (qui n’est en rien susceptible de « faire plaisir » à sa destinataire). Marie enchaîne sur une inférence (« Vous êtes une jolie femme ») correspondant à la mineure d’un syllogisme dont seule la majeure est formulée explicitement :
Majeure : Quand je suis à côté d’une jolie femme ça m’intimide (en général),
Mineure : or je suis à côté d’une jolie femme
donc vous êtes une jolie femme [conséquence « indexicale » de la mineure]
Conclusion : donc je suis intimidé (ici maintenant).
12On peut en effet estimer que ce sous-entendu est plus « pertinent » que le contenu littéral, l’application de la maxime de « pertinentisation maximale »6 autorisant et favorisant cette « remontée » du contenu complimenteur et la constitution d’une sorte de « trope implicitatif » (le contenu implicite devient en contexte plus « saillant » que le sens explicite). Du point de vue des mécanismes interprétatifs, on dira que Marie mobilise ici, outre sa compétence strictement linguistique : sa connaissance du contexte immédiat, sa capacité à effectuer des raisonnements en langue naturelle, ainsi que le principe de pertinence7, afin de construire un énoncé implicite à valeur de compliment, auquel elle réagit très « classiquement » en contestant la sincérité du complimenteur8. Mais si seul le contenu implicite est traité dans l’enchaînement immédiat, le contenu littéral n’est pas pour autant nul et non avenu : il a bel et bien été énoncé, et il n’est pas exclu que cet aveu de timidité puisse avoir certains effets sur la suite de l’interaction (Marie peut par exemple être rassurée d’apprendre que son interlocuteur est intimidé en présence féminine) ; il s’inscrit en tout cas parfaitement dans la stratégie d’offensive prudente mise en place par Robert, stratégie illustrée avant tout, comme il apparaît dans la suite du dialogue, par le fait que sous cette requête du prénom se cache une autre requête nettement plus osée.
13Voici en effet qu’en 6, Robert, au lieu de protester, comme on s’y attendrait, de sa sincérité, abandonne le terrain du compliment pour commenter un aspect de l’énonciation de Marie : il affirme, ou plutôt prétend, qu’il a précédemment formulé une autre requête R2, celle d’un tutoiement, reprochant du même coup à son interlocutrice de ne pas obtempérer. Du point de vue de ses valeurs pragmatiques l’énoncé « je vous avais demandé de me tutoyer » peut s’analyser ainsi : c’est littéralement un rappel (mensonger), sur lequel viennent se greffer un reproche (« je vous avais demandé de me tutoyer, or vous continuez à me vouvoyer, donc vous n’êtes pas gentille ») ainsi qu’une requête (fondée sur le topos « il n’est jamais trop tard pour bien faire ») : « tutoyez-moi ».
14C’est cette fois sur le contenu explicite que Marie réagit en protestant (tour 7), et en rétablissant les faits : ce n’est pas R2 qui a été précédemment formulé mais R1, requête co-orientée mais plus faible (comme le signale le connecteur « juste », à valeur de « seulement »). En même temps, elle réagit implicitement au reproche (devenu injustifié) et à la requête (à laquelle elle n’obtempère pas, s’obstinant à vouvoyer Robert).
15Accusé de mensonge, Robert se défend (en 8) en disant en substance : d’accord, je n’ai formulé explicitement que la requête du prénom (R1) ; mais cette requête « sous-entend » celle du tutoiement : R1 implique R2, donc en formulant explicitement R1 j’ai du même coup formulé implicitement R2. Or s’il est vrai que les deux comportements sont volontiers associés, étant « signes », dirait Goffman, du même « lien », l’association « prénom + vouvoiement » est loin d’être exclue en français. Est-il vraiment sincère notre Robert, lorsqu’il proteste de sa bonne foi discursive ? Il est permis d’en douter, et de le soupçonner d’avoir quelque peu « triché » vis à vis de Marie en tentant de lui extorquer le tutoiement, tout en s’épargnant la formulation d’une demande aussi fortement impliquante.
16Cette petite séquence peut donc s’interpréter globalement comme une négociation de la relation interpersonnelle et plus précisément, de la distance socio-affective entre les deux protagonistes, Robert tentant de se « rapprocher » de Marie et Marie se montrant soucieuse de « garder ses distances » (elle réfute Robert, lui refuse le tutoiement...). Or qui dit négociation dit désaccord : en apparence, nos deux personnages ne sont pas sur la même « ligne », et le registre de l’échange est celui d’un affrontement badin. Certes, on peut noter que Marie cède un peu de terrain en « relevant » le compliment, et en acceptant implicitement l’usage du prénom. Mais il y a autre chose : c’est la reprise en écho du mot « plaisir », utilisé d’abord par Robert en 1, puis par Marie en 5. Tiens tiens ! Ne serait-ce pas là l’indice d’un unisson masqué sous l’apparent conflit ? et le véritable enjeu de ce petit dialogue ne serait-il pas le plaisir partagé (puisqu’en structure profonde, Robert dit à Marie « Faites-moi plaisir », et que Marie lui répond « Vous me faites plaisir ») ? – le point d’interrogation ici s’impose, car avec ce type de considération on entre dans l’« interprétation » au sens fort de ce terme.
Bilan
17La description précédente a permis de dégager un certain nombre d’unités de contenu que l’on peut raisonnablement attribuer aux propos tenus par nos deux personnages, et dont certains éléments seulement sont immédiatement réinjectés dans le circuit de la communication, servant de base à l’enchaînement dialogal. Sans reprendre ces unités une par une pour tenter d’évaluer leur « degré d’évidence », on dira que les plus contestables d’entre elles concernent d’une part, tout ce qui concerne l’intention réelle des personnages9 et leur plus ou moins bonne ou mauvaise foi (ainsi lorsque Robert affirme que le prénom implique le tutoiement, ou quand Marie fait la sourde oreille aux avances de Robert en soumettant ses énoncés à une interprétation exclusivement littéraliste) – mais nous laisserons de côté cet aspect des choses, étant donné que la notion d’« effet de sens » s’inscrit dans la problématique non de la production mais de la réception ; et d’autre part, le fait que la reprise par Marie du mot « plaisir » introduit par Robert suggérerait l’idée de l’existence entre eux de quelque connivence secrète. Certes, cette interprétation s’ancre bien dans la matérialité textuelle, mais l’indice est si ténu que l’on peut se demander (indépendamment de ce que l’on peut supposer du caractère délibéré ou non de cet écho lexical de la part de l’auteur lui-même) sur qui, à part l’analyste, peut agir un tel « effet de sens »– sur les personnages eux-mêmes ? sur les spectateurs, ou du moins certains d’entre eux ? et cet effet serait-il conscient ou inconscient, voire quasiment « subliminal » ? Il est évidemment impossible de trancher.
2.2. « Bonsoir M. Le Pen »
18Il s’agit cette fois de l’extrait d’un débat télévisé opposant, le 20 novembre 2003 sur France 2 (émission 100 minutes pour convaincre), Nicolas Sarkozy (NS), alors ministre de l’Intérieur, et Jean-Marie Le Pen (LP), représentant du Front National.
19Sarkozy est sur le plateau depuis un bon moment déjà (ayant été confronté à divers interlocuteurs) quand Le Pen fait son entrée. Après avoir été salué par l’animateur de l’émission, Olivier Mazerolle (OM), il salue à son tour à la ronde en se dirigeant vers le siège qui lui est réservé, s’installe, et à peine assis, se lance dans une diatribe contre le monde politico-médiatique qui le traite comme un « paria ». Sarkozy le laisse faire son petit numéro durant plus d’une minute, et au moment même où après ces préliminaires adressées à la cantonade, Le Pen se tourne vers son adversaire pour passer à l’attaque nominative, celui-ci l’interrompt avec un « Bonsoir M. Le Pen » assez inattendu :
OM : M. Sarkozy alors euh Jean-Marie Le Pen président du Front National est avec nous euh vous allez débattre ensemble/ (.) bonsoir M. Le Pen
LP : bonsoir/
OM : et : voilà (.) prenez place (.) M. Le Pen\ [...] qu’est-ce que vous avez à dire/à M. Sarkozy\
LP : ben j’voudrais d’abord dire/que ma tâche n’est pas facile ici puisque je suis (.) le représentant/d’une catégorie (.) politique rare/ dans notre pays/c’est celle des parias\ (.) [...]
M. le ministre de l’Intérieur/ (.) vous me donnez l’impression : : : / [ASP]NS : [bonsoir/M. Le Pen
LP : bonsoir/bonsoir monsieur eh j’ai dit bonsoir en arrivant/ASP mais euh vous étiez inclus collectiv-dans mon bonsoir collectif\10
Description
20On s’intéressera uniquement à la formule « bonsoir M. Le Pen », qui apparaît par deux fois à l’identique (tours 1-OM et 5-NS), mais avec des valeurs bien différentes selon la personne qui la prononce et le moment où elle survient.
21Lorsqu’elle est prononcée par l’animateur la formule correspond ni plus ni moins à l’acte traditionnellement défini comme une salutation : survenant dès l’arrivée de Le Pen, elle sert à accueillir le nouvel intervenant et à ouvrir l’échange avec lui. Tout aussi normalement, cette salutation initiative entraîne une salutation en retour – tout au plus peut-on remarquer que si la salutation de Mazerolle est accompagnée d’un terme d’adresse, celle de Le Pen n’en comporte aucun, mais cette petite dissymétrie n’a rien d’anormal dans ce contexte médiatique : c’est moins une impolitesse que la conséquence du fait que ce « bonsoir » est « collectif » ainsi que le rappelle plus loin Le Pen (il est en effet prononcé alors que le salueur avance sans regarder ni l’animateur, ni la salle, ni la caméra), on ne voit donc pas bien quel terme serait approprié dans un tel cas.
22La deuxième occurrence de la formule, énoncée cette fois par Sarkozy, est nettement plus complexe du fait de son emplacement bien particulier : elle interrompt brutalement le tour de Le Pen, alors que celui-ci est déjà engagé depuis quelque temps dans l’interaction. Certes, c’est à la cantonade qu’il parlait jusqu’ici, on peut donc à la rigueur admettre qu’avec « monsieur le ministre de l’Intérieur » c’est en quelque sorte une nouvelle interaction qui commence, enchâssée dans la précédente (un « dialogue » se trouve enchâssé dans un « polylogue »). Mais faut-il en conclure que dans un tel cas un nouvel échange de salutations s’impose ? Rien n’est moins sûr : notre système rituel est à cet égard flottant11 ; la salutation est loin d’être attendue, et elle est même pour Le Pen tout à fait inattendue. Toujours est-il que sans cesser d’être une salutation, le « bonsoir » de Sarkozy fonctionne en même temps dans ce contexte comme un acte indirect de reproche. Cette valeur résulte d’un raisonnement implicite tel que : en engageant un échange avec moi vous auriez dû commencer par me saluer, or vous ne l’avez pas fait, donc vous n’êtes qu’un rustre. Elle est en outre renforcée par l’intonation (au contour nettement plus ascendant qu’en 1-OM, ce qui donne à l’énoncé l’allure d’une petite leçon de savoir-vivre), sans parler de la mimique de triomphe (mouvement de bas en haut de la tête inclinée et petit sourire) par laquelle Sarkozy accueille le « bonsoir » réactif de Le Pen (sorte d’indice rétroactif de la valeur indirecte de reproche). L’énoncé de Sarkozy possède donc une double valeur illocutoire, la valeur de salutation s’attachant conventionnellement au signifiant « bonsoir », et la valeur de reproche émergeant dans ce contexte particulier. Il appelle une double réaction, qui advient en effet : contraint de retourner la salutation12 (qu’il réitère même non sans agacement), Le Pen se sent aussi tenu de justifier son comportement (« j’ai dit bonsoir en arrivant mais vous étiez inclus dans mon bonsoir collectif » : réaction au reproche).
Bilan
23D’après l’analyse qui vient d’en être proposée, il semble incontestable que le « Bonsoir M. Le Pen » de Sarkozy réalise simultanément deux actes de langage ; mais diverses valeurs interactionnelles, que l’on peut estimer plus ou moins « évidentes », viennent s’ajouter à ces deux valeurs illocutoires13.
24Ainsi l’irruption inopinée de la salutation va-t-elle avoir pour effet de dérégler l’échange et de déstabiliser l’adversaire, comme on le voit en 6 : stoppé dans son élan, Le Pen produit à la fin de son tour un « raté » suivi d’une « réparation » (« vous étiez inclus collectiv- dans mon bonsoir collectif »), indice manifeste du fait que Le Pen se trouve « désarçonné ».
25Mais hasardons-nous plus avant : nous dirons que la salutation va en outre avoir pour effet d’invalider ce qui précède – comme une salutation doit normalement apparaître au tout début de l’échange, ce qui est dit en amont va être en quelque sorte frappé de nullité, Sarkozy suggérant ainsi que le préambule de Le Pen n’avait pas lieu d’être, et que celui-ci aurait dû d’entrée s’adresser à lui (obéissant d’ailleurs à la consigne de l’animateur : « qu’est-ce que vous avez à dire à M. Sarkozy ? »). Le reproche de Sarkozy porte autant sur ce point que sur l’absence de salutation, les deux faits étant d’ailleurs indissociables : si Le Pen n’a pas salué Sarkozy c’est essentiellement parce qu’il a commencé par discourir à la cantonade, et qu’au moment où il s’est enfin tourné vers son interlocuteur officiel il n’était plus temps de le saluer ; ce dont Sarkozy s’est empressé de profiter, administrant à son adversaire, d’une pierre deux coups, une petite leçon de savoir-vivre et de savoir-débattre.
26On peut enfin noter qu’en ce qui concerne la question de la politesse, les deux actes de salutation et de reproche vont en sens contraire (la salutation est un acte valorisant pour la face d’autrui, donc poli, alors que le reproche est un acte « menaçant », donc plutôt impoli) ; on peut corrélativement se demander ce qui va l’emporter de ces deux valeurs à la fois coexistantes et concurrentes dans l’énoncé sarkozien : quel est l’effet global produit – mais produit sur qui ? Il importe en effet de distinguer ici destinataire et surdestinataire. En ce qui concerne Le Pen (destinataire direct de l’énoncé) : il semble peu probable qu’il soit sensible à la politesse que manifeste Sarkozy à son endroit en le saluant... Ce qu’il va percevoir au contraire c’est le reproche, aggravé par le fait que n’ayant pas vu venir le coup il n’a pas pu y parer : l’acte « menaçant » vient complètement parasiter l’acte « poli », Le Pen se trouvant contraint de se justifier comme un enfant pris en faute, et à tous égards rejeté en position basse14. Il est plus difficile de prévoir les effets de cette stratégie sarkozienne sur le public des téléspectateurs, public hétérogène qui selon ses préférences et penchants idéologiques l’appréciera diversement : on se réjouira du bon tour joué à Le Pen, ou l’on se scandalisera de la mauvaise foi de Sarkozy reprochant à son interlocuteur d’avoir « oublié » de le saluer dans un contexte où la salutation est loin d’être obligatoire, et dissimulant sous des dehors courtois son objectif principal, à savoir la déstabilisation de l’adversaire. Mais on peut aussi à la fois ne pas être dupe du comportement de Sarkozy (c’est-à-dire l’identifier comme relevant d’une sorte de pseudo-politesse), et entrer dans son jeu consistant à construire de soi-même une image favorable (un éthos « courtois ») et de son rival une image défavorable (un éthos « goujat »).
2.3. La « saine colère » de Ségolène Royal
27C’est encore d’un débat politique télévisuel qu’il s’agit dans le dernier exemple que nous allons analyser, et plus précisément d’un épisode fameux survenu au cours du débat de l’entre-deux-tours des présidentielles de 2007 entre Ségolène Royal (SR) et Nicolas Sarkozy (NS).
Description
28L’épisode survient aux deux tiers environ de ce long débat (2h40) au sein duquel il constitue une sorte de pièce détachée par son thème (cette séquence est entièrement focalisée sur l’état émotionnel de Ségolène Royal) mais aussi par la présence en son début et en sa fin d’énoncés à fonction clairement démarcative. Pour ce qui concerne l’ouverture : alors qu’est censée s’achever la séquence sur la politique économique et sociale, Sarkozy vient de vanter le dispositif du « droit opposable », et pour contrer les sarcasmes de Royal il prend l’exemple (un « exemple qui va peut-être vous toucher », annonce-t-il – il ne croit pas si bien dire...) des enfants handicapés qui se voient refuser l’accès dans les écoles, dont il conclut (et l’intonation comme la mimique viennent souligner la valeur conclusive de cette sorte de péroraison) que c’est ce genre de mesure « qui fait la différence entre la vieille politique et la politique moderne ». Les animateurs (Poivre d’Arvor et Arlette Chabot) félicitent alors les débatteurs d’avoir « réussi la prouesse de... », mais on ne saura jamais exactement de quoi car Royal les interrompt avec un solennel « attendez j’ai quelque chose à dire », qui sonne comme un coup de théâtre.
29Ce qu’elle a à dire, c’est qu’elle est « scandalisée » par l’« immoralité politique » dont fait preuve Sarkozy en tenant un discours « larmoyant » sur les handicapés alors que c’est justement lui qui a « cassé le plan handiscole » qu’elle avait elle-même mis en place lorsqu’elle était ministre de l’enseignement scolaire. Elle l’accuse donc d’un « écart entre le discours et les actes » et conclut son réquisitoire en se déclarant « très en colère » (auto-attribution explicite d’un état émotionnel assumé et même revendiqué). Après l’avoir laissé parler pendant plus de deux minutes, Sarkozy l’interrompt pour lui demander de se calmer, ce à quoi SR rétorque qu’elle ne se calmera pas (« non je ne me calmerai pas » répété quatre fois : elle persiste et signe) car il y a des colères qui sont saines « parce qu’elles correspondent à la souffrance des gens » :
SR : [...] je suis très en colère\ (.) et les parents et les familles qui vous [ent- &
NS : [calmez-vous
SR : & et les parents [non je ne me calmerai pas
NS : [calmez-vous et ne me montrez pas du doigt avec ce cet index &
SR : [non (.) si
NS : &[pointé parce que franchement (.) je je je voudrais vous di- je voudrais
SR : [non (.) non je ne me calmerai pas\ (.) non je ne me calmerai pas\ (.)
[je ne me calmerai pas\ (.) parce que l’exploit- &
NS : [ben pour pour être président de la République il faut être calme
SR : non (.) pas quand il y a des injustices\ (.) il y a des colères qui sont parfaitement saines parce qu’elles correspondent (, ) à la souffrance des gens\ (.) il y a des colères que j’aurai même quand je serai présidente de la république\ [(.) parce que je (.) parce que je &
NS : [eh ben ça sera gai (.) ça sera gai
[…]
NS : je ne sais pas pourquoi euh Mme Royal euh d’habitude calme a perdu ses nerfs (.)
[parce que (.) parce que
SR : [non je ne perds pas mes nerfs je suis en colère (.) ce n’est pas pareil pas de mépris monsieur Sarkozy (.) pas de mépris (.)
30Ce passage est particulièrement intéressant d’un point de vue interactionnel car on y assiste en direct à la construction conflictuelle de deux microsystèmes lexicaux partiellement divergents : SR opère au sein de la notion de « colère » une dissociation entre la colère « saine » et les autres formes de colère (dont il ne sera pas question), mettant en place la notion de « saine colère » qu’elle définit (les saines colères sont celles qui procèdent d’un sentiment de révolte devant le spectacle de la souffrance et de l’injustice), qui est pour elle chargée d’une valeur axiologique positive, et qui s’oppose en tout point à la notion d’énervement : « non je ne perds pas mes nerfs je suis en colère (.) ce n’est pas pareil pas de mépris M. Sarkozy »– le mépris consistant en l’occurrence dans le fait de ravaler une émotion noble et réfléchie au rang d’un vulgaire coup de sang incontrôlé. C’est en effet ce à quoi s’emploie de son côté Sarkozy tout au long de la séquence : il assimile colère et énervement, utilisant successivement comme de simples variantes les expressions « perdre ses nerfs », « s’énerver », « sortir de ses gonds », « se mettre en colère » et « perdre son sang-froid » : toutes ces expressions sont pour lui synonymes et également chargées dans ce contexte d’une connotation négative.
31Cette négociation sur le sens des mots est corrélative d’une négociation sur le référent auquel ils s’appliquent, à savoir l’état émotionnel de SR : faut-il le catégoriser comme un état de colère ainsi que le revendique SR elle-même, ou comme un état d’énervement ainsi que le prétend Sarkozy, pour qui les deux états reviennent au même, et sont de toute façon contraires à l’éthos d’un bon président de la République ? Car tel est finalement l’enjeu de ce débat : la « présidentiabilité » de SR ; point crucial qui lui aussi donne lieu à un désaccord entre les deux protagonistes, NS répétant que « pour être président de la République il faut être calme [or vous ne l’êtes pas, donc...] » alors que SR proclame de son côté qu’un bon président doit être capable de temps en temps de piquer des colères, saines bien sûr (« il y a des colères que j’aurai même quand je serai présidente de la République », ce à quoi NS rétorque ironiquement « eh ben ça sera gai »). Cet enjeu est lourdement souligné par Sarkozy vers la fin de la séquence :
NS : au moins ça a eu une utilité madame (.) c’est que vous vous mettez bien facilement en colère\ (.) vous sortez de vos gonds avec beaucoup de facilité madame\ (.) président de la République/ (.) c’est quelqu’un qui a des responsabilités lourdes (.) très lourdes\
– autrement dit : cet épisode apparemment vain a au moins permis de vous démasquer comme colérique (vous avez été prise en flagrant délit de « non-calmitude »), donc de vous disqualifier dans votre prétention à la fonction suprême.
32Ce que SR ne peut évidemment pas laisser passer : l’importance de l’enjeu explique l’exceptionnelle durée de la séquence (qui s’étale sur plus de huit minutes alors que la modératrice a accordé à Royal « un mot puis on enchaîne »). La négociation piétine et s’éternise, offrant diverses variations sur le thème : « Ne vous énervez pas – Je ne suis pas énervée je suis en colère ». Les animateurs tentent par trois fois, mais sans grand succès, de fermer cette parenthèse et de lancer le thème de l’Europe. Au moment même où il semble qu’ils y soient enfin parvenus, Sarkozy revient machiavéliquement à la charge :
NS : non : (.) pis je (.) et je vais même vous dire quelque chose […] je vous en veux pas parce que ça peut arriver à tout le monde de s’énerver\
et c’est reparti pour un dernier petit tour, car SR ne peut une fois encore que protester (« je ne m’énerve pas je me révolte (.) car j’ai gardé ma capacité de révolte intacte »), mais ce définitif « mot de la fin » se trouve noyé dans un brouhaha général. En un tournemain, elle change alors à la fois de ton, de thème et de posture pour se lancer, après une sorte de petit rire qui marque un radical changement de footing, dans un discours sur l’Europe car n’est-ce pas, l’Europe « c’est important ».
Bilan
33L’émotion de Ségolène Royal est donc « dite » (qualifiée, dénommée, catégorisée...) différemment par le sujet affecté et par son interlocuteur, qui divergent à la fois par leur conception du sens des mots qu’ils manipulent et par leur analyse du référent, et vont donc « négocier » sens et référent sans jamais parvenir à un accord. Les « négociations sur les signes » sont fréquentes dans les interactions15, venant investir de préférence les zones de flou des systèmes lexicaux. De par sa remarquable plasticité le vocabulaire émotionnel se prête particulièrement bien à de telles négociations, chaque locuteur pouvant reconfigurer à sa manière le microsystème mobilisé (« colère », « énervement », « indignation », etc.) en fonction de ses intérêts stratégiques du moment, comme on le voit dans cet autre extrait de la campagne présidentielle de Sarkozy, tel que nous le rapporte Yasmina Reza :
Une femme demande [à Sarkozy] :
– Pourquoi vous vous emportez comme ça à chaque fois qu’on vous pose une question ?
– La vie politique française souffre d’un déficit de sincérité Brigitte...
– On peut être calme et sincère.
– Il faut garder une capacité d’indignation Brigitte.
– On peut s’indigner sans s’énerver.
(L’aube, le soir ou la nuit, Paris, Gallimard, 2007 : 141-142)
34De façon assez cocasse, Sarkozy assume ici une « schématisation » proche de celle qu’il combattra peu après face à Ségolène Royal – ce terme, que nous empruntons à Grize (1974), soulignant opportunément que les choix lexicaux peuvent avoir en eux-mêmes une fonction argumentative, comme c’est le cas dans cette manipulation divergente du vocabulaire émotionnel à laquelle se livrent les deux protagonistes de notre débat. Certes, ces négociations se font à la marge : on ne peut pas faire dire n’ importe quoi aux « mots de la tribu »... Les unités lexicales possèdent un « noyau dur » irréfragable, mais leurs contours sont suffisamment flous et malléables pour permettre diverses exploitations interactionnelles, comme la précédente analyse vient de le montrer.
35Au terme de cette description, on peut se demander qui des deux débatteurs a raison en ce qui concerne l’état émotionnel de Ségolène Royal : est-elle « en colère » comme elle l’affirme elle-même, ou « énervée » comme Sarkozy tente de le faire admettre ? Pour répondre à cette question il nous faut regarder, au-delà de ce que « disent » les deux protagonistes, ce que Royal « montre ». Or une étude précise du profil prosodique et du comportement mimo-gestuel de Ségolène Royal dans cette séquence vient corroborer d’autres indices linguistiques (comme l’existence de ces séquences encadrantes qui témoignent plutôt d’une certaine maîtrise) pour suggérer que contrairement à ce que prétend Sarkozy, à aucun moment elle ne sort de ses gonds16.
36Pourtant, nombreux sont les commentateurs de cet épisode, qu’ils soient profanes ou experts ès discours politiques, qui à l’encontre de ce diagnostic ont parlé et parlent encore du « moment où Ségolène Royal s’est énervée », entérinant ainsi l’interprétation sarkozienne, quel que soit au demeurant leur penchant politique. Or on ne voit pas au nom de quoi l’analyste traiterait par le mépris, à partir du moment où elles ne sont pas isolées, ces interprétations « erronées » : sans doute le texte de l’interaction, en relation avec certaines données contextuelles, est-il pour quelque chose dans l’émergence de ces « effets de sens ». On peut en l’occurrence alléguer divers facteurs favorisant cette interprétation. Il y a d’abord le fait qu’à force de marteler « Ne vous énervez pas », Sarkozy a fini par convaincre la masse des spectateurs-auditeurs que SR était effectivement énervée (c’est du moins ce qui s’est inscrit dans les mémoires). Il y a aussi le fait que le distinguo, légitime sans doute, que tente d’établir Royal entre deux affects qui sont tout de même proches est sans doute trop subtil dans un tel contexte (il ne s’agit pas d’un débat philosophique de France Culture) : la langue ordinaire admet bien une sorte de synonymie entre le fait d’être « en colère » et celui d’être « énervé » ; la position de NS est donc plus conforme au sens commun que celle de SR, plus conforme aussi à la représentation prototypique de la colère qui est plutôt vue comme un affect violent où l’on casse tout (à l’instar de Moïse ou d’Achille), où l’on déchire ses vêtements et dénude sa poitrine comme dans les allégories médiévales de la colère. Il y a enfin l’excessive durée de la séquence : Royal s’acharne, répétant ad nauseam « je ne m’énerve pas je suis en colère »– et l’on a vu pourquoi elle refusait de lâcher le morceau : c’est que c’est son ethos présidentiel qui est enjeu. Mais en s’obstinant de la sorte elle suscite l’exaspération du public qui a vraiment envie que l’on passe à autre chose (l’Europe par exemple), et que s’achève cette parenthèse qui donne l’impression de se faire au détriment des problèmes de fond, comme si ce numéro quelque peu factice et théâtral dans lequel Royal joue les pasionarias offusquées n’était qu’une sorte de cache-misère. On se gardera de trancher la question de savoir si ce mouvement de colère est prémédité ou spontané, sincère ou feint ; mais au vu des effets qu’il produit, il est permis de penser qu’en se laissant entraîner dans cette trop longue digression psychologico-éthique, Ségolène Royal est bel et bien tombée dans le piège tendu par son adversaire.
37Peuvent enfin intervenir dans la genèse de ces interprétations divers facteurs liés aux caractéristiques particulières du locuteur. Par exemple, sur la candidate Royal plane le topos de la « femme hystérique », dont elle doit avant tout se prémunir, quand Sarkozy s’emploie sans vergogne à l’exploiter, avec apparemment un certain succès. Situation que l’on peut rapprocher de celle de Barak Obama lors des élections de 2008, menacé par le topos du « noir colérique », ce qui entraîne pour lui des contraintes un peu différentes (il peut afficher l’indignation mais non point la colère, alors que Royal peut afficher et l’indignation et la colère, mais surtout pas l’énervement17) :
Barack Obama n’a pas mâché son indignation face aux mensonges distillés par ses adversaires. Et il l’a fait sans laisser apparaître sa colère, ce qui est essentiel aux États-Unis, où le mythe du « Noir colérique » est largement répandu. On ne pardonnerait pas au candidat démocrate de perdre son calme. (Télérama 3006, 15 novembre 2008)
3. Conclusion
38Le travail sur des échantillons de discours attestés fait apparaître les difficultés qu’il y a à appliquer à la description des catégories aussi rigides que l’opposition binaire entre « sens » et « effet de sens ». Ce que les données offrent en revanche, c’est une palette extrêmement diverse de valeurs sémantico-pragmatiques, qui se différencient par leur nature, leur statut, et les mécanismes de leur émergence. Toutes ces valeurs sont d’une certaine manière inscrites dans l’énoncé, mais sur la base d’indices plus ou moins clairs ou ténus, dont l’actualisation repose donc plus ou moins sur des informations contextuelles (la nécessité de faire appel au contexte étant inversement proportionnelle au degré de conventionalisation des marqueurs linguistiques).
39Comme on peut admettre que la compétence linguistique est mieux partagée par les différents participants à l’événement communicatif que leur compétence « encyclopédique » (ensemble de savoirs préalables et d’opinions préconçues sur le contexte étroit et large), les significations les plus dépendantes de ce background seront aussi les plus sujettes à variation. Or il revient à l’analyste de reconstituer le travail interprétatif de tous les participants ratifiés, cette opération prenant des formes différentes selon le type de discours. Dans les exemples que nous avons analysés, la tâche est particulièrement complexe : d’une part, il s’agit de discours dialogués (à ce niveau, l’analyse consiste à dégager la façon dont les différents participants se rendent mutuellement intelligibles les énoncés qu’ils échangent, en « négociant » à l’occasion l’interprétation qu’il convient de leur attribuer) ; mais d’autre part, ces échanges se font à l’intention d’un « surdestinataire » collectif (le lecteur/spectateur dans le cas du discours théâtral, le téléspectateur dans le cas des interactions médiatiques), dont l’analyste ne peut reconstituer que par hypothèse les interprétations, en l’absence de toute trace manifeste (du moins « à chaud », car dans le cas des interactions médiatiques on dispose d’une masse de commentaires produits a posteriori, dont l’exploitation pose du reste certains problèmes méthodologiques bien spécifiques).
40L’analyste est un archi-interprétant qui a pour tâche de procéder à la description la plus « objective » possible de ce qui se passe tout au long du déroulement de l’échange, tout en se donnant les moyens de rendre compte de la subjectivité interprétative des différents participants impliqués à quelque titre que ce soit dans l’événement communicatif étudié. La question qui se pose au chercheur reste de savoir jusqu’où il peut aller dans cette entreprise ; question dont la réponse se situe quelque part (mais en un lieu flottant) entre ces deux extrêmes que constituent d’un côté le fait de ne prendre en compte, de façon réductrice et proche de la pure et simple paraphrase, que le sens totalement « manifeste », et de l’autre, le fait de se livrer à des décryptages de type quasiment psychanalytique. La réponse peut évidemment varier selon les chercheurs : chacun est libre de ses choix descriptifs, et d’évoluer de façon plus ou moins aventureuse ou prudente sur le terrain mouvant de l’interprétation.
41Lorsque l’on a affaire à un objet sémiotique (quelle qu’en soit la nature), décrire c’est toujours interpréter (c’est-à-dire assigner certaines valeurs sémantiques au segment textuel soumis à investigation), et interpréter (en ce sens) c’est nécessairement... interpréter (en cet autre sens, comportant l’idée que malgré tous ses efforts pour adopter le « point du vue des membres », le chercheur ne peut jamais faire complètement abstraction de son propre point de vue). L’exercice implique donc une certaine prise de risque, mais limitée d’une part, par le fait que le « saut interprétatif » (passage du signifiant au signifié) ne se fait pas sans filet (les principaux garde-fous étant l’attention portée à tous les détails du texte de l’interaction, sans oublier, dans le cas d’un discours oral, la prosodie et la mimo-gestualité) ; et d’autre part, par les précautions que l’analyste prend vis-à-vis des interprétations qu’il propose : il ne doit évidemment pas mettre sur le même plan les évidences interprétatives (tel segment veut indéniablement dire ça) et les simples conjectures (on peut éventuellement y voir en outre telle ou telle connotation – connivente, condescendante, sexiste, etc.).
42Lorsque l’on a affaire à un objet sémiotique, décrire c’est se confronter à cette « tête de Méduse » qui d’après Benveniste hante et fascine la linguistique moderne – non pour chercher vainement à s’en débarrasser ni s’abîmer dans une contemplation muette, mais pour tenter de démêler l’écheveau des sens et effets de sens dont la complexité, loin de nous laisser « médusés », ne peut au contraire qu’attiser notre désir de pénétrer toujours plus avant l’énigme du « rapport forme : sens ».
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Voir C. Kerbrat-Orecchioni 1977, 1980 et 1986.
2 Précisons que les deux grandes orientations des sciences du langage (vers l’étude du système vs des discours) sont également légitimes, et complémentaires.
3 Sur la notion de « négociation conversationnelle » et les différentes formes que peuvent prendre ces négociations, voir C. Kerbrat-Orecchioni, 2005 : chap. 2.
4 Création collective, 1979. Texte non publié.
5 Dans le cas du dialogue théâtral, on parle de « répliques » pour désigner les tours de parole produits successivement par les personnages en présence.
6 Voir H. Grice (1979) revisité par D. Sperber & D. Wilson (1989).
7 On retrouve ici les quatre compétences (linguistique, encyclopédique, logique et « rhétorico-pragmatique ») impliquées dans le « calcul interprétatif » tel qu’il est envisagé dans L’implicite (1986 : chap. 4).
8 Sur les différents types d’enchaînements possibles après un compliment, voir C. Kerbrat-Orecchioni 1994 : chap. 5.
9 Ce sont, rappelons-le, des personnages de fiction, mais la question se pose dans les mêmes termes exactement lorsque l’on analyse des échanges authentiques.
10 Principales conventions de transcription : les crochets droits marquent un chevauchement de parole, les deux points éventuellement répétés un allongement, / et \ une intonation respectivement montante et descendante, (.) une mini-pause, & une continuation du même tour et ASP une aspiration audible.
11 Dans les débats d’entre-deux-tours des présidentielles (mais leur format est bien particulier), on peut noter qu’après la présentation effectuée par les animateurs il arrive, sans que ce soit systématique, que le premier débatteur salue son partenaire au début de sa prise de parole – par exemple Giscard d’Estaing s’adressant ainsi à Mitterrand en 1974 : « puisque je suis le premier à prendre la parole/permettez-moi de vous dire bonsoir/ (.) et de poser la question suivante [...] ».
12 Notons que si toute salutation initiative sollicite une réaction, ici la demande de réciprocité est particulièrement insistante dans la mesure où la salutation de Sarkozy a un caractère partiellement dialogique : en vous disant « bonsoir » j’énonce la salutation que vous auriez dû formuler le premier (je vous montre l’exemple et vous prie de le suivre).
13 Certains parleront au sujet du reproche de valeur « perlocutoire », mais on peut faire au couple illocutoire/perlocutoire le même type de critiques qu’au couple sens/effet de sens.
14 On peut voir dans cette salutation-reproche une illustration de l’une des stratégies préférées de Sarkozy dans les débats, à savoir la « disqualification courtoise » de l’adversaire.
15 Voir par exemple C. Kerbrat-Orecchioni 2005 : 131-136.
16 Voir H. Constantin de Chanay & al. 2011.
17 Notons que depuis 2010, suite à la parution et au succès phénoménal de l’opuscule de Stéphane Kessel Indignez-vous, l’état d’indignation a vu son prestige s’accroître considérablement, et le mot a quasiment détrôné celui de « colère », même dans la bouche de Ségolène Royal (par exemple durant la campagne de 2011 pour les primaires socialistes).
Auteur
Université Lumière Lyon 2
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