Phénoménologie des formes sémantiques : approche textuelle et traductive de « La Mort des amants » de Baudelaire
p. 43-52
Texte intégral
1. Introduction
1Dans notre étude, nous proposons une analyse du discours poétique de La Mort des amants de Baudelaire à partir de la construction du sens de l’ego et de l’alter ego et de sa transposition possible en langue anglaise. Nous nous appuyons sur la théorie revisitée des formes sémantiques de Cadiot/Visetti (P. Cadiot et Y.-M. Visetti, 2001) – théorie qui nous semble une des plus pertinentes quant à ses applications possibles à l’interprétation littéraire et l’approche traductive.
2Dans un premier point, nous rappelons les fondements philosophiques et sémantiques des théories des formes sémantiques. La question de l’ego et de l’alter ego est abordée dans un second point. Enfin dans un troisième et dernier point, nous proposons une analyse sémantique du poème de Baudelaire La Mort des amants dans le cadre d’une traduction en anglais des motifs, profils, et thème de l’alter ego liés au « nous ».
2. Fondements philosophiques et sémantiques
2.1. Rappel de la perspective phénoménologique en sémantique
3Notre approche s’appuie sur la philosophie phénoménologique issue des travaux sur la perception dus tant à la psychologie de la Gestalt qu’aux travaux de Husserl, Gurwitsch et Merleau-Ponty, que nous citons sans pouvoir développer davantage dans le cadre qui est le nôtre ici. Le rapprochement avec la phénoménologie se fait dans le cadre d’un retour sur les questions concernant l’activité de perception et celle du langage, toutes deux considérées comme étant liées chez le sujet. En effet, l’activité de langage suppose l’activité perceptive qui est constructive de formes sémantiques. La perception permet au sens de s’esquisser et de se déployer dans un parcours qui est à la fois thématique et thématisé par la double activité perception/langage du sujet dans une dialectique gestaltiste entre fond et forme. Dans ce parcours, au niveau linguistique, se profilent des valeurs syntaxiques et sémantiques dont nous retrouvons la trace dans le discours et dans le texte. Au niveau de la perception, des mouvements expressifs motivent l’action et des valeurs et identités qualitatives apparaissent et fluctuent.
4Le mot, dans ce contexte, peut être appréhendé comme « une formation de compromis entre un statut de morphème et un statut de lexème, voire d’identificateur thématique en cours » (P. Cadiot et Y.-M. Visetti, 2001 : 163). Mais, au-delà des mots eux-mêmes, ce sont les énoncés et les textes qui apparaissent comme stratifiés de l’intérieur sur plusieurs niveaux du sens sans qu’on puisse cependant représenter ces « niveaux » selon un schéma modulaire. Ainsi, ce que l’on appelle le « sens » consiste en un ensemble d’indications, parfois mêmes contradictoires, qui travaillent le texte de l’intérieur. La référence n’est ici qu’une strate de sens parmi d’autres au sein d’un mouvement d’objectivation. Et la parole apparaît en tant que constitution du monde. En outre, les parcours du sens, aussi différents et multiples puissent-ils sembler, présentent un caractère de « virtualisation », c’est-à-dire une forme de potentialité dans les emplois quand bien même ils n’apparaissent pas pleinement.
2.2. Rappel des trois régimes de sens d’après la Théorie des formes sémantiques1
5Nous postulons que la construction du sens d’un texte se fait grâce à trois régimes de sens, résultats d’une activité perceptive.
6Le motif ou opération de motivation de sens fondée sur le principe d’affinité entre dimensions sémantiques. La notion de motif n’est pas accessible en soi mais renvoie à la strate de sens la plus profonde du langage en termes d’intériorité et de mythification qui engage le champ phénoménal de la sensation, de la représentation et de la conscience. Le motif apparaît comme un fond général sur lequel, et à partir duquel ont lieu les opérations de profilages au niveau syntagmatique et lexical. Nous retrouvons cette dialectique fond/forme.
7Le profil ou opération de profilage fondé sur le principe d’horizons. Les opérations de profilage sont des mises en œuvre et des opérations grammaticales au niveau des plans paradigmatiques et syntagmatiques de ces motifs. Tout profilage pour s’exécuter doit être distribué entre fond et forme, et dévoiler une facette parmi d’autres.
8Le thème ou thématisation fondé sur les enchaînements, les maillages et les transformations. C’est là où les profilages et motifs se spécifient prioritairement dans des domaines variés et se catégorisent. Autrement dit, motifs et profilages sont des accès possibles vers les thèmes en cours de formation. Nous ajoutons que l’organisation thématique, sur le plan textuel en particulier, implique une élaboration de la dialectique fond – forme en une dynamique de la « relevance » qui définit les continuités ou ruptures des faisceaux isotopiques ou thématiques.
3. La question de l’ego et de l’alter ego
9Avant d’aborder la sémantique de l’alter ego dans La Mort des amants de Baudelaire, nous proposons un bref rappel concernant avant tout la question de l’ego dans le discours.
10Nous partons de cette remarque de M. Merleau-Ponty dans ses Notes de Cours sur Claude Simon » :
Nous ne sommes pas seulement Je, nous hantons toutes les personnes grammaticales, nous sommes à leur entrecroisement, à leur carrefour [...]. (M. Merleau-Ponty, 1994 : 159)
11En effet, la question de l’alter ego pose bien évidemment celle de l’ego. L’ego en tant que centre d’énonciation, ou autrement dit et pour reprendre l’expression de J.-C. Coquet, en tant qu’instance d’énonciation. Parallèlement à cela, notre intérêt porte également sur le discours générateur d’intersubjectivité, donc un discours en relation avec l’Autre, cet alter ego.
12Comment fonctionne ce centre d’énonciation ? Le « je » du discours, révèle à la fois un corps énonçant ou instance corporelle – autrement dit l’expression d’une expérience à la fois sensible et perceptive, la présence corporelle étant entraînée dans un flux de vie, d’affects et d’informations – et une instance judicative, expression d’un Sujet appréhendé comme un foyer de jugement qui s’énonce, c’est-à-dire comme une conscience de quelque chose, observatrice du flux, du Monde extérieur, des Autres, et du « Soi », par opposition à l’instance corporelle qui est l’expression d’une instance énonçante ne remplissant pas les conditions d’intentionnalité, où le jugement du Sujet ne peut alors être exprimé parce que la conscience est suspendue par la manifestation corporelle du pathos.
13La pensée égologique (i. e. la pensée d’un moi perçu comme sujet personnel) et le discours qui lui est associé permettent l’expression et le témoignage de l’identité du sujet en tant qu’ego mais aussi en tant qu’alter ego. En effet, l’instance d’énonciation « je » témoigne, selon nous, aussi bien de l’ego que de l’alter ego. L’autre « je » est entendu dans le « tu », comme dans le « nous ». Et alternativement dans un rapport dialogique, le « je » devient « tu », « nous »... L’alternance permet la réciprocité et ainsi l’alter ego. La subjectivité trouve à se fonder dans l’exercice de la langue ; et dans le rapport du sujet au monde extérieur et à l’altérité. Subjectivité et conscience de soi qui ne s’éprouvent que par contraste. Pour citer É. Benveniste :
Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se distingue par je. (É. Benveniste, 1966 : 260)
14Dans le discours amoureux, le Sujet est caractérisé par la succession des états qu’il vit et traverse, mais qui s’emparent aussi littéralement de sa subjectivité et de ses capacités à tel point que les modifications physiologiques et psychologiques, les troubles et obsessions dans les formes extrêmes peuvent être apparentés à la maladie, voire à la folie. Dans un tel cadre, le sujet « je » existe presque exclusivement dans un rapport dialogique au « tu », puis au « nous », au point de perdre son instance judicative et de se perdre dans l’autre. Cet autre n’est alors bien souvent qu’une figure dé-catégorisée et re-qualifiée en fonction d’investissements affectifs passés. Le discours intersubjectif est porté à son comble dans le discours de la passion amoureuse qui mêle intensité et excès et cherche à effacer les frontières grammaticales au sein même du discours.
15Autrement dit, un Sujet non soumis au pathos et aux émotions fortes s’affirme comme « je » et asserte ainsi son identité et la capacité d’évaluer le Monde, et de se positionner comme centre à distance du monde extérieur. Au contraire, le Sujet soumis au pathos, non-sujet en termes de conscience réfléchie, ne parvient pas, quant à lui, à prendre cette distance et glisse ainsi dans l’espace psychique « non-sujet », de dissociation, voire dans des situations de confusion entre les personnes grammaticales « je » et « tu », jusqu’au point où le « tu » devient projection et identification du « je » dans des cas extrêmes de schizophrénie ou d’érotomanie.
4. La Mort des amants de Baudelaire : exemple d’une analyse sémantique et d’une traduction en anglais des motifs, profils, et thème de l’alter ego liés au « nous »
16Nous prenons l’exemple du sonnet La Mort des amants, extrait des Fleurs du mal de Baudelaire :
Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d’étranges fleurs sur des étagères,
Écloses pour nous sous des cieux plus beaux.
Usant à l’envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d’adieux ;
Et plus tard un Ange, entr’ouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.
4.1. Le motif du « nous » comme noumène et les profilages en direction de la construction du thème l’alter ego
17Notre objectif dans cette partie se fonde sur une étude de la construction du sens de l’alter ego dans La Mort des amants à partir de la TFS. Le profilage vers le thème de l’altérité converge vers un horizon sémantique où s’entrecroisent, se réfléchissent tous les éléments du discours pour déboucher sur le thème de l’alter ego.
18Sur le plan lexical, l’alter ego se fonde théoriquement à partir du discours et dans le discours par la voie de l’alternance discursive « je/tu/il/nous… ». Or, dans le poème de Baudelaire, c’est le « nous » qui fonctionne comme embrayeur s’inscrivant dans un champ sémantique de forces rythmé par son orientation prédicative, son point de vue qui s’impose dans le discours. L’embrayeur « nous » est un pur acte du discours sans référence à un ou des actants animés. Il n’est pas tant question dans le poème de La Mort des amants en tant que telle que de la mort de ce « nous ». Mais au fond les deux ne se relient-ils pas ? L’amant n’existe que dans son rapport dialogique au « tu » et au « nous », il n’est en quelque sorte qu’une émanation thématique du discours amoureux et trouve sa réalité dans la structure chiasmatique langage/perception qui s’enracine dans une anthropologie des profondeurs de l’imaginaire mythique et affectif.
19En quelque sorte, le « nous » baudelairien dans son énonciation de La Mort des amants vise à sa propre mythification par le jeu de la construction poétique et métaphorique/synecdochique. De façon générale, le « nous » prend forme et sens par le biais du processus métonymique et métaphorique. Ces constructions métonymiques, plus que les figures elles-mêmes évoquent un contenu axiologique qui se déroule dans la longueur du poème. On note que la disparition du « nous » au dernier tercet est une ellipse énonciative qui marque une rupture et un changement dans l’énonciation. Par transfert de sens indirect au dernier vers (14), « miroirs ternis » et « flammes mortes » renvoient vers « miroirs jumeaux » et « vastes flambeaux » au quatrain 2 (vers 6 et 8). Ces derniers sont eux-mêmes métaphores de « nos deux cœurs » (v. 6 « nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux ») et « nos deux esprits ». Enfin « nos deux cœurs » et « nos deux esprits » sont synecdoques de « nous ». L’ellipse du « nous » au tercet 2 et le transfert de sens vers les métaphores et synecdoques du « nous » au quatrain 2 indiquent un motif du « nous » en lien avec le « pur passage » (« la porte, les miroirs » au tercet 2) à la manière d’un noumène tel qu’on peut trouver le concept chez Husserl. Rappelons que le « noumène » ou « monde nouménal » sert à désigner la réalité intemporelle d’une Chose telle qu’on ne peut y accéder que par une forme d’intuition silencieuse mais encore par la poésie ou l’art.
4.2. Remarques générales sur l’approche traductive
20Les principes traductifs adoptés seront donc une approche holiste, synesthésique, métaphorisante, polysémique.
21La langue poétique semble être une des seules tentatives de dépistage de cette imposture qui consiste à faire croire que la langue représente la réalité. Le poète la débarrasse de ses représentations figées, fictionnelles, de ses significations préétablies. Le rôle du traducteur est de « défictionnaliser » à son tour la langue et d’opérer des choix qui tentent d’ouvrir le sens de chaque mot, phrase, vers en relation, en ne lui attribuant pas des propriétés arbitraires qui accréditeraient une objectivité de la réalité. La traduction de la poésie est nécessairement une recréation subjective qui tente de se remémorer ce qu’était le langage avant son objectivisation.
22Dans ce poème, les profilages versificatoires aident à la stabilisation du sens se déployant en direction du thème de l’altérité, avatar de celui du miroir et de la traversée du miroir qui rappelle le réfléchissement qui tire son pouvoir de la lumière. Le décasyllabe au découpage parfaitement symétrique avec une césure à l’hémistiche, tout au long du poème « double » le vers en deux parties jumelles qui tendent à se répondre de vers à vers. L’accent à la césure se double par ailleurs de l’accent de la rime renforcé par les échos sonores créant des rimes à l’hémistiche entre les strophes, « lits » répondant à « envi », « profonds » à « seront », etc... Le poème est assez conforme aux lois de la rime dans le sonnet régulier, sauf que la rime est croisée dans les deux quatrains, cette entorse à la règle allant évidemment dans le sens d’un maillage sémantique du double entre les éléments prosodiques. Notons qu’on peut pratiquement lire le poème à la verticale, les segments de chaque côté de la césure semblant constituer une autre version du poème. La présence d’oxymores ou de contrastes lexicaux répond à la charpente en double, par exemple l’incipit qui met en attente d’une possession « nous aurons » qui est refusée à la fin et sombre dans « les flammes mortes ».
23Les choix traductifs se sont orientés vers une poésie non libre, vers un mètre irrégulier l’énnasyllabe, vers de neuf syllabes qui permet de créer la surprise que l’on perçoit dans la présence des rimes intérieures du texte source. Des plages de redondances sonores et de redondances rythmiques par deux ou trois syllabes ont été créées pour rappeler les doublons du texte. Ainsi par exemple des segments iambiques que l’on rencontrera au vers 2 : as deep, as wide, as tombs ou ceux presque trochéiques des vers 1 et 2, shall be ours et soft divans.
Beds of subtle fragrance shall be ours,
Soft divans as deep and wide as tombs,
Fairer climes shall yield mysterious flowers
Scenting our shelves with exotic blooms.
Lavishing our final amorous hours
Our two flaming hearts shall merge and loom
In the twin mirrors of these souls of ours
– torches vast which side by side consume.
Then some evening, rose and mystic blue,
Charged with the sobbing woe of our adieu,
Our eyes shall meet in one lightning-spark ;
Later, shall the faithful angel fling
All the portals wide, illumining
The flameless torches and the mirrors dark.
4.3. Analyse du discours et choix traductifs
24Dans le premier quatrain, le « nous » est directement présenté dans son rapport de contiguïté avec des objets à référence matérielle dans une analogie mort/amour : ainsi lits est métonymie de l’amour et de la mort dans le syntagme les divans profonds en relation de comparaison à des tombeaux. L’amour n’est pas évoqué directement : ce dont il s’agit, c’est de ce « nous » qui se profile dans un rapport – mythique car en éternel devenir – de possession (nous aurons des lits pleins d’odeurs légères) que l’on retrouve distillé dans les autres strophes (nos deux cœurs, nos deux esprits).
25C’est la raison pour laquelle, la traduction a marqué une rétention à trop nommer ce « nous », et a préféré au we anglais attendu injecter une modalité de possession, mais une modalité de possession exacerbée dans son attente apparemment paroxystique : d’où la présence de be ours, déplacé de l’incipit à la fin du premier vers.
26L’action de ce « nous » est évoquée indirectement par le biais des constructions métonymiques : l’analogie se construit entre « faire l’amour dans un lit » et « mourir dans un lit »2. L’énonciation du rapport de contiguïté entre « nous » et des objets matériels suggère la praxis se référant à une expérience aussi exacerbée d’un point de vue sensorielle et profonde que lits et les divans eux-mêmes. L’espace du « nous » du premier quatrain se profile donc à l’intérieur du champ du repos du corps et de l’âme, repos amoureux ou dernier repos dans une chambre presque mortuaire.
27Cette contiguïté aux choses débouchant sur un effacement de la personne et une mise en relief de l’objet amoureux et mortifère qui en dit beaucoup plus que le discours amoureux conventionnel sera rendu par une mise en valeur de la fonction de l’objet substitutif de la relation elle-même au vers 2 : l’étoffement lexical, l’allitération et le choix de voyelles longues ou de diphtongues dira ainsi la variété des nuances évocatrices et fera ressortir le ton morbide de la construction oxymorique divans profonds/tombeaux : Soft divans as deep and wide as tombs.
28Dans le deuxième quatrain, par le biais de rapports métaphoriques : « nos deux cœurs »/ « deux vastes flambeaux » (v. 2) et « nos deux esprits »/ « ces miroirs jumeaux » (v. 4), il y a évocation des deux entités distinctes qui sont synecdoques de « nous » situé dans le champ lexical et sémantique de la spiritualité car les vers lient le cœur et l’esprit ou plus exactement semblent vouloir faire du cœur l’expérience de l’esprit. De plus, l’espace se restreint et est marqué spirituellement par la communion des deux cœurs et deux esprits dans le réfléchissement des lumières intérieures (« nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux / qui réfléchiront leurs doubles lumières », « nos deux esprits/ces miroirs jumeaux »). Le « nous » par l’intermédiaire de la possession (« nos ») est en rapport avec le verbe être « nos deux cœurs seront », verbe statif comme « avoir » qui indique un état permanent, mais aussi « l’Être ». Le réfléchissement et la résonnance intérieure sont rythmés par le système des rimes finales qui introduisent des « lumières dernières » et des rimes intérieures qui apparaissent à la césure en exacerbant « à l’envi » les « deux esprits ».
29La traduction a fait des dernières heures celles qui appartiennent seulement aux amants avec la rime hours/ours (v. 1 et 3). Elle a exacerbé le cœur, flambant comme une torche par la rime intérieure flaming hearts/torches vast (v. 2 et 4) et fait de l’embrasement final du cœur qui se consume (consume, v. 4) le moment où il surgit dans les miroirs de l’âme (loom/in the irrors of the twin mirrors of these souls, v. 2).
30Le premier tercet marque un point de rupture dans l’énonciation souligné par l’adverbial « un soir » qui introduit un moment de temps distinct par rapport à l’intemporalité générale des vers précédents. Sur le plan sémantique, le moment crucial se déroule dans une atmosphère surannée, marquée en profondeur par le « bleu mystique » illuminé du rose évoquant la Rosa Mystica (symbole de la Sainte Vierge et de la Mystique de l’Amour). Les verbes d’action (échanger, entrouvrir, venir ranimer) supposent des agents mais sur le plan syntaxique, la rupture se confirme avec le verbe « échanger » (v. 2), suivi d’un complément d’objet unitaire (« un éclair unique ») qui souligne ce « nous » monolithique, en dépit des « deux cœurs », des « deux esprits. » Sémantiquement, l’éclair marque la fulgurance lumineuse de l’événement qui se déroule à l’intérieur du « nous » qui meurt à lui-même. Le jeu des contrastes « lumières/éclair », « doubles/uniques », « réfléchir/échanger » suggère un paradigme de l’apparition à l’intérieur de ce « nous ».
31Ici, la traduction a métaphorisé le « nous » en le doublant d’une métaphore de l’adieu malheureux et d’une figure d’hypallage, the sobbing woe of our adieu (v. 3). La fulgurance de la rencontre mystico-amoureuse reliant par la rime « mystique » et « unique » s’est transposée par la rime entre les deux vers finaux des deux tercets, l’étincelle, spark de cette petite mort jaillissant dans une nouvelle nuit obscure, dark.
32Mais au deuxième tercet, ce « nous » peut espérer renaître malgré les portes, qui se sont refermées sur le sujet d’énonciation puisqu’il n’y a plus présence directe de « nous », quand l’Ange, actant inanimé vient ranimer le foyer de l’énonciation (« entr’ouvant les portes ») en quelque sorte par les constructions métaphoriques : ainsi miroirs ternis et flammes mortes, renvoient à nos esprits et nos cœurs, synecdoques spirituelles de « nous ». Le processus est elliptique, il vise à l’ellipse du sujet de l’énonciation « nous » qui disparaît en surface, sur le plan de la manifestation tout en maintenant une présence indirecte dans la structure profonde du texte par le processus métaphorique, par transfert de sens, derrière les « miroirs ternis et les flammes mortes ». Le « nous » est donc dans le tercet dans un mode d’existence virtuel. Il ne s’agit donc pas d’une omission de l’embrayeur « nous », car l’ellipse marque la transformation. Ce procédé crée une circularité au sein du texte, et l’énonciation renvoie par cette voie là au seul texte. Il y a mythification du sujet « nous » qui s’entretient dans l’énonciation elle-même. Autrement dit, la sémiose du « nous » se donne de manière elliptique au discours figé en texte.
33On a filé la métaphore de la renaissance de l’amour du tercet précédent en réinvestissant le champ lexical de la mystique amoureuse par le choix du verbe illumining qui télescope ainsi « ranimer » et « joyeux ».
5. Conclusion
34Dans notre analyse du poème La Mort des amants de Baudelaire nous avons cherché à dégager différents processus dans la construction sémantique et dans la traduction, en particulier au travers de la sémantique de l’alter ego. Nous avons vu pour ce faire la construction du sens d’un « nous » supposé suggérer les « amants ». Or, il s’est trouvé que ce « nous » rend caduque toute entreprise de catégorisation de cette instance qui ne renvoie à aucun couple d’amants en particulier ni en général. C’est un « nous » au-delà du temps puisqu’il appartient non au présent mais à un temps, un futur projeté dans une intentionnalité atemporelle et mortifère sans véritable objet, qui prend possession de l’espace du présent sans s’y attarder, qui montre un accès à la signifiance du poème par la seule qualité de la sensation éprouvée dans un champ perceptif où se juxtaposent « odeurs légères », « vastes flambeaux », « chaleurs dernières ». L’actant « ange » est celui qui entrouvre la porte de la signification et qui ne peut que souligner le flux et le reflux de cette conscience fluctuante de l’amour, tantôt fidèle, tantôt joyeuse, tantôt ternie, tantôt morte. Par-delà le discours amoureux, c’est le drame de la conscience au monde incapable de définir, d’éprouver l’objet, seulement capable d’accompagner le processus de la perception.
Bibliographie
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Bibliographie
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