Lire et traduire à la lumière des instances énonçantes
p. 35-42
Texte intégral
1. Comment traduire un « paquet bleu de cigarettes » ?
1C’était la question que se posait un traducteur Scandinave, je crois, face à ce syntagme extrait d’un livre de Robbe-Grillet. Il a traduit comme si le texte comportait le syntagme : un « paquet de Gauloises ».
2Plusieurs motivations vraisemblables justifient cette traduction : les Gauloises faisaient partie des cigarettes françaises les plus achetées ; le paquet était habituellement bleu ; les Gauloises (plutôt que les Gitanes) étaient des cigarettes nationales en quelque sorte, typiques de la Gaule et donc de la France. Ces références aux institutions sociales et politiques identifiaient aisément un auteur français. Par ce choix, le traducteur s’inscrivait dans le champ des identifications conceptuelles, autrement dit, dans le champ du logos.
3Un autre choix est possible, celui de la perception qualitative propre à l’univers de Robbe-Grillet : le champ de la phusis. C’est le bleu qui importe. Il faut donc rétablir l’indication de couleur dans le texte-cible. Pour Robbe-Grillet (communication personnelle), c’était faire un contresens de ne pas avoir indiqué la couleur.
4Ainsi le champ de la phusis est celui de l’univers sensible ; le champ du logos est celui de l’univers conceptuel.
2. Comment analyser ce contresens ?
5Il faut se rappeler la controverse entre « sourcier » (tenant de la spécificité de la langue d’origine) et cibliste » (la langue d’accueil). J.-R. Ladmiral est cibliste. En tant que cibliste, il se demanderait sans doute si les conditions d’intelligibilité sont réunies, si l’objet, « un paquet bleu de cigarettes », devenu « un paquet de Gauloises », est identifié aisément par les lecteurs de la langue-cible. Oui, assurément. Le présupposé est celui d’une intelligibilité partagée. Le logos triomphe. Mais nous faisons fausse route. L’attention portée au mot à traduire nous entraîne à méconnaître le statut du discours où ce mot est inclus. La tentation du logos est celle de la recherche de l’identité, du dictionnaire, d’un univers rationnel. Le logos est ici exclusif de la phusis.
6Insister sur la perception, c’est se prémunir contre le piège du logos. « Comprendre le monde effectif », le monde tel qu’il nous apparaît, c’est éviter de « réduire la perception à la pensée de percevoir » (M. Merleau-Ponty, 1964 : 58-59), c’est accepter l’instabilité des phénomènes perceptifs, c’est préserver la spécificité du domaine de la phusis : un exemple, le traitement du bleu en peinture par Renoir. Voici l’anecdote de l’hôtelier de Cassis qui voit Renoir au travail devant la mer et s’approche :
C’étaient des femmes nues qui se baignaient dans un autre endroit. Il regardait je ne sais quoi, et il changeait seulement un petit coin.
7Malraux commente :
Le bleu de la mer était devenu celui du ruisseau des Lavandières. Sa vision, c’était moins une façon de regarder la mer que la secrète élaboration d’un monde auquel appartenait cette profondeur de bleu qu’il reprenait à l’immensité. (M. Merleau-Ponty, 160 : 69-70)
8Comment le peintre ou le romancier « diraient-ils autre chose que leur rencontre avec le monde ? »1.
9Autre exemple, le mot « rythme ». Il est renvoyé par Platon à un univers rationnel qui donne toute sa place à la métrique. Il impose cette acception. Mais rhusmos (en ionien) ou rhuthmos (en attique) ne signifie pas « rythme », mais « forme » soumise à variations (É. Benveniste, 1966 : 332), une forme « telle qu’elle se présente aux yeux », une « configuration particulière du mouvant »2 ; par exemple, la forme d’un vêtement. Là aussi, deux univers sont à considérer : l’univers mathématique mesurable (Platon, IV-Ve siècle avant J.-C.), d’un côté ; l’univers des qualités sensibles, de l’autre (Archiloque, Héraclite, VII-VIe siècle avant J.-C.).
10Nous pourrions conclure provisoirement en disant que lire autrement suppose être fidèle à cette double dimension du langage, phusis et logos (J.-C. Coquet, 2007).
11Soit, ce qui importe pour le locuteur (la parole) ou pour l’écrivain, ici Robbe-Grillet, (l’écriture)3, ou pour le peintre, Renoir, c’est dire le sensible, la chose même, par exemple le bleu du paquet de cigarettes, le bleu de la mer transposé dans le ruisseau des lavandières (Renoir), ou encore le « dynamisme ondulatoire » attaché au grec rhusmos, rhuthmos, selon la traduction de Bollack.
12Dans ce dernier cas, « l’écrivain s’énonce en écrivant » (É. Benveniste, 1974 : 88) (Instance d’origine), et, « à l’intérieur de son écriture, il fait des individus [des personnes] s’énoncer » (Instances projetées). Le propre du langage, quel que soit le support, la voix ou l’écriture, le geste, est de signifier.
13Soit, c’est dire le conceptuel, l’identité, le propositionnel :
DIRE
Le langage dit péremptoirement [logos] quand il renonce à dire la chose même [phusis] (M. Merleau-Ponty, 1960 : 55).
14Cette citation a l’avantage de rappeler que ce n’est pas sur le mot seul (ici le verbe dire) qu’il convient de prendre appui, mais sur la syntaxe ou la morphosyntaxe (cf. le rôle prédicatif des préfixes et des suffixes, par exemple : dé-peindre/peindre pour les préfixes). Il y a un dire intransitif (« dire péremptoirement ») et un dire transitif (« dire la chose même »). L’analyse du discours fourmille en exemples de ce type. Il faudrait composer un dictionnaire à double entrée :
DIRE
Selon la phusis
Selon le logos
15Le dire, celui du locuteur, celui de l’écrivain, celui du narrateur, celui de l’analyste ne se comprend que par rapport à sa position dans le monde, à sa « rencontre avec le monde », pour citer une nouvelle fois la juste expression de M. Merleau-Ponty : Comment le peintre ou le romancier « diraient-ils autre chose que leur rencontre avec le monde ? ». Notre énonciation (parlée ou écrite) est liée à ce qu’un linguiste comme É. Benveniste appelle notre « présence au monde » (É. Benveniste, 1974 : 83). Présence et présent : « Le présent incessant de l’énonciation est le présent de l’être même »4. Être présent, c’est d’abord l’être par son corps :
Je suis ici centre d’un monde orienté autour de moi, hic, et j’inclus le monde de l’autre situé là-bas, illic, comme si moi j’étais là-bas (E. Husserl, 1992 : 193).
16Mon corps (ma chair, Leib) est « en circuit » avec les autres corps, avec le monde. (M. Merleau-Ponty, 1995 : 271).
17Le dire de la phusis est d’abord le dire de l’expérience hic et nunc, proximité (hic) et immédiateté temporelle (le présent partagé) (nunc). Le principe est de portée générale, même quand É. Benveniste vise la langue de Baudelaire. Il s’agit de « dire l’homme dans sa réalité vécue », au présent (É. Benveniste, 2011). La langue poétique, dénommée aussi « iconique » par É. Benveniste, procède par images, par « icônes ». Elle « donne l’image de la chose qu’elle dit [phusis], et non l’idée [logos] »5.
18Le dire du logos suppose une prise de distance par rapport à l’expérience qu’elle décrit. Dire n’est pas décrire. C’est le dire du métalangage. Le phénomène est connu. Pour preuve, la relation d’une expérience par Sénèque (Ier siècle après J.-C.). Sénèque écrit (Lettre 117 à Lucilius, 13) :
Video Catonem ambulantem (je vois Caton en train de se promener).
19Pour le moment, pas de difficulté. Sénèque, le narrateur de l’expérience perceptive, enregistre un mouvement. Il se saisit de la chose même dans la perception qu’il en a (Corpus est quod video). C’est le temps de la prise. Ensuite (deinde), il prend du recul et il énonce une observation :
Deinde dico Cato ambulat (je dis que Caton se promène).
20Dans cet énoncé, je traduis (traduction intralinguistique) ce que mon appareil perceptif, mon corps, a enregistré (« être une plaque sensible, un appareil enregistreur », disait Cézanne) (J. Gasquet, 2002 : 243). Temps de la reprise qui est du ressort du logos. Sénèque continue en opposant les deux opérations du dire et c’est là où la traduction (traduction interlinguistique) devient difficile :
DIRE
La prise : domaine de la phusis :
Corpus loqui
La reprise : domaine du logos :
De corpore loqui
21Comment traduire : « corpus loqui » ?
Non corpus, inquit, est quod nunc loquor
22Traduction :
23H. Noblot (Sénèque, Les Belles Lettres, 1954) : « Ce que je dis là [au lieu de « maintenant »] n’exprime pas un corps, dit-on » (?)
24P. Veyne (Sénèque, Bouquins, R. Laffont, 1993) : « Ce que je dis là n’est pas un corps » (?)
25J.-C. Coquet : « Ce n’est pas le corps [ « le » et non « un »] que je vise maintenant [le corps, la chose même, l’existant], pour ainsi parler (inquit) »
Sed enuntiativum quiddam de corpore
26Traduction (une traduction qui ne pose pas de problème) :
27J.-C. Coquet : « mais j’énonce quelque chose au sujet du corps » (métalangage)
28H. Noblot : « mais l’expression déclarative d’un état corporel »
29P. Veyne : « mais c’est un quelque chose qui est énonciatif au sujet d’un corps »
30Traduire le sensible sur le plan intralinguistique implique de respecter les deux moments, celui de la prise et celui de la reprise qu’illustre bien cette citation d’H. Cixous (H. Cixous, 1991 : 52) :
Nous sommes des théâtres gros d’orages et de tragédies [...] D’abord le feu, ensuite la traduction de l’incendie.
31D’abord la perception (la prise), ensuite la représentation (la reprise). En règle générale :
J’ai dans la perception la chose même [phusis], et non pas une représentation [logos]. (M. Morleau, 1964 : 21)
32Retour sur les modalités du
VOIR
Selon la phusis
Selon le logos
33Un « voir » à distance est un « voir » abstrait, un « voir » opérateur, métalangagier (logos). Ainsi É. Benveniste note à propos de Baudelaire que se placer à distance du monde, position de l’observateur, l’empêche de mener à bien son projet : « étreindre le monde » pour le « posséder ».
Baudelaire ne veut pas voir le monde ; il veut l’étreindre, il veut le posséder. (É. Benveniste, 2011).
34Grammaticalement, « voir » à distance, c’est « voir » en général, « voir » l’identique, le figé, d’où l’emploi de l’article défini, article généralisant, en fait, « ne rien voir » ; à l’inverse, « voir » au plus près, c’est « voir » en particulier, d’où l’emploi du déictique, « ce », « cet », ou d’un adjectif établissant une relation de proximité, « votre », « votre visage » (H. Bonnard, 1950 : 75), c’est voir le « réel » et non l’« imaginaire », c’est s’attacher au toujours mouvant, au « dynamisme ondulatoire », selon la formule de Bollack spécifiant la forme du « rythme », conformément aux règles de la phusis. C’est ainsi que le peintre Cézanne appréhende le monde selon le témoignage recueilli par son ami J. Gasquet :
Ce qui est insensé, c’est d’avoir une mythologie préformée, des idées d’objets toutes faites [logos] et de copier ça au lieu du réel [phusis], ces imaginations au lieu de cette terre. Les faux peintres ne voient pas cet arbre, votre visage, ce chien, mais l’arbre, le visage, le chien. Ils ne voient rien. Rien n’est jamais le même. (J. Gasquet, 2002 : 280).
35Lire et traduire sont deux opérations qui ne doivent pas occulter la place et le rôle de la phusis. En témoigne encore la façon dont l’expérience du réveil est tranmise par Proust. « Transmettre » n’est pas « décrire ». La première opération est propre à la phusis ; la seconde, au logos. Je retiens cette remarque d’É. Benveniste à propos de Baudelaire (elle vaut pour le poète, mais aussi pour tout écrivain, comme pour le peintre) :
Le poète transmet l’expérience, il ne la décrit pas [...] Sa tâche est de transcrire [...] cette expérience. (É. Benveniste, 2011).
Texte de Proust
Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles. Toujours est-il que quand je me réveillais ainsi, mon esprit [l’instance judicative, le « sujet », logos] s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité les « objets » deviennent des « quasi-objets »] […] Mon corps [l’instance de base, le « non-sujet », phusis] trop engourdi pour remuer, cherchait [le corps est doté d’une fonction de connaissance], d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire [encore la fonction de connaissance mise en œuvre] la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer [encore des opérations cognitives ancrées dans le champ de la phusis et non plus dans le champ du logos] la demeure où il se trouvait. Sa mémoire [la mémoire de l’instance corporelle, le « non-sujet », instance de base, une fonction de connaissance démultipliée], la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres (« quasi-objets »). Et avant même que ma pensée [logos], qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui – mon corps [phusis] – se rappelait [la mémoire, fonction de connaissance] pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil. (M. Proust, 1954 : 6).
Texte d’Antoine Compagnon
36Réponse à la question : « Quelle est la place du corps dans l’œuvre de Proust ? »6
Le roman de Proust met d’emblée en scène le corps masculin et, tout autour, déploie une phénoménologie fondée sur ce corps qui s’éveille et retrouve sa place dans l’obscurité. Tout tourne autour de lui. La page suivante décrit ce moment d’inquiétante familiarité au réveil, mais aussi entre un lieu et un autre, tourne encore autour du corps [...] L’expression « mon corps » est répétée sans cesse à cette page : les sensations sont celles du corps, qui a ses habitudes, qui dispose d’une mémoire à laquelle le Narrateur fait confiance pour se repérer dans l’obscurité.
37À la lecture de ce passage de La Recherche, il apparaît que la prise sur le monde est à mettre au seul crédit du corps (de tout corps et non seulement au crédit du « corps masculin », comme le dit Compagnon), lorsque les circonstances font que l’« esprit » (logos) est défaillant. Cette part de la phusis, du fonctionnement du corps, du corps comme instance de base, d’un corps percevant, d’un corps connaissant, tel est l’enjeu de l’entreprise de création artistique :
Ce livre essentiel, lit-on dans À la Recherche, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer, puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur7.
Bibliographie
Bibliographie
BENVENISTE Émile, Problèmes de linguistique générale 1, Paris, Gallimard, 1966.
– , Problèmes de linguistique générale 2, Paris, Gallimard, 1974.
– , « Notes manuscrites sur la langue de Baudelaire », BnF, [dans] Baudelaire, Lambert-Lucas, 2011.
BONNARD Henri, Grammaire française, Paris, SUDEL, 1950, p. 75.
CIXOUS Hélène, On ne part pas, on ne revient pas, Des femmes, 1991, p. 52.
COQUET Jean-Claude, Phusis et Logos – Une phénoménologie du langage, Presses Universitaires de Vincennes, 2007.
GASQUET Joachim, Cézanne, Encre marine, 2002, p. 243.
HUSSERL Edmund, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1992, p. 193.
MERLEAU-PONTY Maurice, Signes, Paris, Gallimard, 1960.
– , Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, 1964.
– , La Nature, Éditions du Seuil, 1995, p. 271.
PROUST Marcel, À la Recherche du temps perdu, t. 1, Gallimard, 1954, p. 6.
Notes de bas de page
Auteur
Professeur émérite de linguistique, Paris VIII
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