Nici : syntaxe, sémantique et pragmatique
p. 213-233
Texte intégral
1Le morphème nici (ni) (provenant du latin nӗquӗ) appartient, du poin de vue grammatical, à deux classes morphologiques : la conjonction et l’adverbe. Il apparaît aussi comme élément de composition dans la structure de quelques mots qui aident à l’expression de la négation lexicale en roumain en leur conférant une valeur négative. Il s’agit de :
adverbes négatifs : niciunde (nulle part), niciodată (jamais), nicicând (jamais), nicicum (d’aucune manière, en aucune façon, aucunement), nicicât (aucun à valeur quantitative) ;
pronoms négatifs : niciunul, niciuna (aucun, aucune, personne) ;
adjectifs négatifs : niciun, nicio (aucun, aucune). Par l’intermédiaire de ces termes on exprime la négation de l’espace, du temps, de la manière et de la quantité.
2Nici est mentionné dans les grammaires à côté des autres mots faisant partie de la catégorie des conjonctions et de la catégorie des adverbes, mais il n’est que partiellement analysé et n’a pas encore bénéficié d’une attention spéciale dans un article ou une étude qui lui soient consacrés exclusivement. Si en tant que conjonction il joue un rôle purement syntaxique, d’élément de relation, en tant qu’adverbe il se voit rattaché à une sous-catégorie de celui-ci – les semi-adverbes – très intéressante de plusieurs points de vue.
3Les semi-adverbes (Gramatica limbii române (GALR), 2005 : 586, Ciompec, 1985 : 34), appelés aussi « adverbes particules » (Nica, 1988 : 144) ou « adverbes de modalisation emphatique » (Irimia, 1997 : 295), témoins de l’hétérogénéité syntaxique et sémantique de l’adverbe, comprennent des catégories diverses avec des particularités sémantiques et syntaxiques propres dont les valeurs se révèlent dans le processus discursif. Ce sont en général des adverbes qui ont perdu partiellement leur autonomie et se rattachent à un élément lexical qui leur sert de support dans le discours. Cet élément peut être un mot, un groupe de mots ou une unité phrastique, ce qui prouve des possibilités combinatoires plus nombreuses que dans le cas des autres adverbes. Du point de vue sémantique ces adverbes jouent un rôle de modalisateurs en précisant ou en intensifiant le sens, donc ils sont très actifs du point de vue discursif (cf. GALR : 586-587 ; Arjoca, 2005 : 264 et sv.). C’est pourquoi l’analyse de chacun de ces adverbes1 peut mettre en valeur des sens et des fonctions intéressantes tant au niveau de la phrase qu’au niveau textuel.
4Notre analyse se propose l’examen des valeurs syntaxiques, sémantiques et pragmatiques de ce morphème lors de son fonctionnement au niveau de la phrase, mais aussi au niveau discursif, le rôle du contexte et des éléments co-occurents qui contribuent à la modulation des valeurs de nici. Nous allons rappeler ce qui a été déjà mentionné dans les grammaires roumaines à propos de ce morphème en ajoutant d’autres valeurs à travers les exemples, en nous arrêtant brièvement sur les expressions figées ou mi-figées construites autour de nici. Nous allons faire des remarques sur les différences entre nici (du roumain) et ni (du français), là où les différences ou les possibles rapprochements sont évidentes et utiles pour notre démarche, sans que l’on se propose une analyse contrastive proprement dite.
5Nous allons organiser notre analyse selon l’appartenance de nici aux parties du discours auxquelles il se rattache : nici conjonction et nici semi-adverbe.
1. Nici conjonction
1.1. Nici conjonction corrélative
6Les conjonctions constituent une classe de mots dont le rôle principal est d’exprimer des relations syntaxiques de coordination et de subordination au niveau phrastique ou transphrastique. Du point de vue sémantique, la plupart des conjonctions peuvent être employées avec un sens spécifique en fonction du contexte. Nici est considéré comme étant une conjonction seulement dans les structures corrélatives où il accompagne les deux éléments coordonnés en tant que correspondant négatif de la structure positive și... și (et... et)2.
(1) Şi el şi ea sunt prietenii mei. vs Nici el nici ea nu sunt prietenii mei.
Lui et elle sont (tous les deux) mes amis, vs Ni lui, ni elle ne sont mes amis.
7Parfois, cette conjonction corrélative peut être l’équivalent négatif des conjonctions disjonctives sau (ou) ou şz (et) à valeur disjonctive3.
(2) Cumpără banane sau portocale > Nu cumpără nici banane nici portocale.
Il achète des bananes ou des oranges > Il n’achète ni des bananes ni des oranges
8Nici relie toujours deux parties du discours ayant la même fonction syntaxique, tant au niveau de la phrase simple qu’au niveau de la phrase complexe.
9Au niveau de la phrase simple nici réalise la jonction entre (cf. Dominte, 2003 : 138-139) :
deux sujets (voir exemple (1)).
deux attributs du nom :
(3) Cartea nu era nici interesantă nici amuzantă.
Le livre n’était ni intéressant ni amusant.
– deux COD :
(4) Nu l-a întâlnit nici pe colegul lui nici pe șef.
Il n’a rencontré ni son collègue ni son chef.
– deux COI :
(5) Nu a mărturisit greşeala nici părinţilor nici prietenilor.
Il n’a avoué sa faute ni à ses parents ni à ses amis.
– deux compléments circonstanciels de lieu :
(6) Nu vizitase nici Parisul nici împrejurimile.
Il n’avait visité ni Paris ni les environs.
– deux compléments circonstanciels de temps :
(7) Nu a venit nici aseară, nici azi.
Il n’est venu ni hier soir ni aujourd’hui.
– deux compléments circonstanciels de manière :
(8) Nu desenează nici repede, nici bine.
Il ne dessine ni vite ni bien.
– deux compléments circonstanciels de cause :
(9) Nu fugea nici de prieteni nici de dușmani.
Il n’évitait ni les amis ni les ennemis.
– deux compléments circonstanciels de but :
(10) Nu plecase nici la muncă nici la studiu.
Il n’était parti ni pour le travail ni pour l’étude (ni pour travailler ni pour étudier).
10Au niveau de la phrase complexe nici relie deux propositions négatives régissantes ou régies :
(11) Nu mănăncă nici nu doarme.
11 ne mange ni ne dort.
(12) Medicul l-a sfatuit să nu mănânce nici să nu bea până mâine.
Le médecin lui a conseillé de ne pas manger ni de boire jusqu’au lendemain.
11On peut remarquer dans ces exemples que nici est toujours relié au verbe à la forme négative, de sorte que l’idée de négation se réalise par un cumul de procédés4.
12Cristea (1979 : 428) appelle la négation à l’aide de nici, qui peut affecter successivement plusieurs constituants de la phrase, négation prédicative discrète. Celle-ci peut se présenter comme une discontinuité explicitée dans la chaîne par ce formant spécifique. Cette discontinuité peut être distributive, portant successivement sur les éléments de la proposition, ou peut réaliser une négation à deux temps, la première étant toujours constituée par la forme négative du verbe (nu + verbe).
13De Swart (2001 : 3), en analysant ni, le correspondant français de nici, le range parmi les expressions de polarité négative en raison des contextes négatifs dans lesquels il apparaît toujours.
14Comme il nie toujours deux éléments qui se trouvent en corrélation il est le correspondant négatif de la conjonction şz (et). Tous les deux expriment l’idée de cumul : l’un dans les phrases affirmatives, l’autre dans les phrases négatives.
15Mais si le verbe à la forme négative nie toute la proposition (en tant que négation prédicative), nici focalise l’attention sur les constituants. Le fait d’accompagner un des constituants ou tous les deux peut déterminer de légères modifications de sens.
16Dans ce qui suit, nous allons essayer de mettre en évidence les différences de sens entre les phrases contenant la négation prédicative seule et les phrases dans lesquelles cette négation est renforcée par la présence de nici, soit devant un seul constituant, soit devant tous les deux. Analysons les exemples suivants :
(13) Ion nu a mâncat supa și fructele.
Jean n’a pas mangé la soupe et les fruits.
(13‘) Ion nu a mâncat nici supa nici fructele.
Jean n’a mangé ni la soupe ni les fruits.
(13”) Ion nu a mâncat supa, (şi) nici fructele.
Jean n’a pas mangé la soupe, (*et) ni les fruits (les fruits non plus).
17Dans ces exemples la même phrase est construite de manières différentes : avec la négation prédicative seule (13), avec nici placé devant les deux constituants (13’) et, le troisième (13”), avec nici devant un seul constituant qui est toujours le deuxième. Ces constructions recouvrent des différences de sens qui sont, selon nous, le résultat de la focalisation spécifique projetée sur les divers constituants de la phrase par les types de négations employés. La négation prédicative qui suppose un verbe à la forme négative comme dans l’exemple sous (13) focalise le sens sur l’action. Les COD qui suivent tombent sous l’incidence de cette négation en bloc de sorte que la série énumérée reste ouverte. On peut supposer que Jean n’a pas mangé la soupe et les fruits, mais il a mangé autre chose. Dans les exemples (13’) et (13”) la négation se réalise à l’aide de la conjonction nici qui ajoute une deuxième négation à la négation prédicative déjà existante, nécessaire toujours comme support pour nici. Cette deuxième négation focalise l’attention sur les COD comme éléments d’une série et qui sont niés séparément. Nous avons pourtant deux cas de figure : focalisation d’un seul élément comme en (13”) ou des deux comme en (13’). Nici placé devant chaque élément boucle la série possible en la réduisant aux éléments énumérés. Dans la phrase « Jean n’a pas mangé ni la soupe ni les fruits » on peut supposer qu’ils étaient les seuls de la série5. En (13”) la focalisation sur un des deux éléments suppose toujours une série fermée, mais dans laquelle nici introduit un tri de valeur. Il acquiert ainsi une légère valeur argumentative due en partie à son emploi isolé, sans corrélatif. Dans ce cas, il tend toujours à se comporter comme un semi-adverbe. Ce glissement de valeur est renforcé par la présence facultative de şi semi-adverbe6.
18À un niveau transphrastique les structures (13’) et (13”) peuvent être interprétées comme étant une manière du locuteur d’envisager son propre discours, les phrases étant le résultat d’une sorte de jugement méta-discursif implicite. Ainsi, la phrase (13’) suppose une vue d’ensemble antérieure sur le déroulement du processus discursif, dont le résultat est le constat de la négation de tous les éléments. La phrase (13”) peut être envisagée plutôt comme un déroulement linéaire du discours au fur et à mesure que les actions sont (ou non) accomplies par le sujet7. On peut parler ainsi d’une distance ou d’une coïncidence entre l’énonciateur et son discours.
19Dans ce qui suit nous allons analyser encore deux cas de l’emploi de nici corrélatif qui mettent en relief des valeurs sémantiques particulières. Il s’agit de nici dans les couples antonymiques et en corrélation avec les mots négatifs.
1.2. Nici dans les groupes antonymiques
20La négation de deux antonymes constitue un cas particulier de la négation de plusieurs éléments d’un ensemble. Il s’agit cette fois d’un ensemble bipolaire formé par des antonymes. Il y a deux cas de figure possibles, en fonction du type de relation existant entre les antonymes.
a) Si les antonymes sont quantifiables, scalaires, la négation des deux extrémités est en fait l’affirmation d’un élément moyen sur l’échelle de valeurs et la négation est ainsi neutralisée.
(14) Nu e nici prea cald nici prea frig.
Il ne fait ni trop chaud ni trop froid.
(15) Nu o duce nici foarte bine nici foarte rău.
Il ne se porte ni très bien, ni très mal.
(16) Nu e nici bogat nici sărac.
Il n’est ni riche, ni pauvre.
21Dans ces phrases la négation se voit annulée et remplacée par des affirmations telles que : e călduţ (il fait tiède) en (14), o duce binişor (il va comme ci-comme ça) en (15). Quant au terme moyen entre riche et pauvre, il ne se lexicalise ni en roumain ni en français. Le syntagme est devenu une expression mi-figée qui a le rôle de lexicaliser cet état moyen.
b) Les antonymes contraires sont les antonymes qui s’excluent réciproquement de sorte que la négation de l’un implique automatiquement l’affirmation de son contraire. La négation des deux antonymes par nici semble dépasser la logique commune des faits, mais cette double négation introduit un état moyen qui ne connaît pas de lexicalisation et qui ne se rapporte pas au sens propre des termes antonymiques. Voici les exemples suivants :
(17) Nu e nici viu nici mort.
Il n’est ni vivant ni mort.
(18) Nu e nici fată nici băiat.
Il n’est ni fille ni garçon.
Ce type de négation des couples antonymiques contraires est assez fréquent, mais toujours marqué par la subjectivité du locuteur. Elle constitue une modalité syntagmatique – une sorte d’expression mi-figée – pour montrer des situations indécises. Ces énoncés ne sont jamais neutres, mais sont porteurs de subjectivité plus ou moins marquée en fonction du contexte et de la situation de communication. Une expression du genre :
(19) Nici nu cumpăr nici nu vând. Je n’achète ni ne vends,
peut être interprétée en fonction du contexte comme une attitude neutre, de spectateur au beau milieu d’une négociation, au marché, marqué donc, du point de vue sémantique, par [-action], [non-implication], ou comme attitude agressive, de refus à une proposition trop insistante de vendre un bien quelconque.
22Dans les proverbes, nici corrélatif relie assez souvent deux antonymes en créant une symétrie parfaite au niveau de l’expression, ayant plutôt une valeur discursive, d’élément de relation, que négative8 :
(20) Nici să nu ceri, nici să nu dai.
Ne sois ni emprunteur ni prêteur.
(21) Nici bogăţia nici onorurile nu ne aduc fericire.
Ni l’or ni les honneurs ne nous rendent heureux.
1.3. Nici en corrélation avec les mots négatifs dérivés
23En tant que conjonction copulative qui nie les éléments d’un ensemble, nici se trouve assez souvent en corrélation avec les mots négatifs – pronoms, adjectifs, adverbes : niciunul, niciuna (aucun, aucune), niciunde (nulle part), nicicum (d’aucune manière), nicicât (aucun), niciodată (jamais). Comme on peut le remarquer ce sont des mots composés dont le premier élément est nici.
24Les phrases construites par ces éléments corrélatifs peuvent connaître des interprétations sémantiques différentes en fonction de leur place par rapport à la négation prédicative. Les mots négatifs représentent un ensemble nié qui sera explicité par l’énumération des éléments constitutifs, niés à leur tour par la conjonction nici.
25Il y a ici deux cas de figure possibles. Si la phrase commence par le mot négatif (il s’agit de la négation de tout l’ensemble), ce qui suit nie les éléments composants de cet ensemble et nici a, de cette façon, une valeur explicative, illustrative (les deux points en font preuve).
(22) Cheile nu erau niciunde : nici în sufragerie, nici în dormitor, nici în birou.
Les clés n’étaient nulle part : ni dans la salle à manger, ni dans la chambre à coucher, ni dans le bureau.
(23) Nu venise niciunul (nimeni) : nici Maria, nici Paul și nici părinţii lor.
*Personne n’était venu : ni Marie, ni Paul, ni leurs parents.
26En revanche, si la phrase commence par les éléments constitutifs de l’ensemble, leur énumération tend à suivre un certain ordre. Il y a une sorte de progression vers la négation totale, ce qui place ces éléments sur une échelle valorisante et transforme la simple énumération des éléments dans une gradation à valeur argumentative :
(22’) Cheile nu erau nici în sufragerie, nici în dormitor, nici în birou ; nu erau niciunde.
Les clés n’étaient ni dans la salle à manger, ni dans la chambre à coucher, ni dans le bureau ; elles n’étaient nulle part.)
(23’) Nu venise nici Paul, nici Maria, nici părinţii lor. Nu venise nimeni.
Ni Paul ni Marie n’étaient venus. Personne n’était venu.
27Le plus souvent l’énumération n’épuise pas tous les éléments de l’ensemble, mais en choisit les plus saillants, les plus pertinents par rapport à l’argument véhiculé. Ceux-ci sont présentés dans un certain ordre, réalisant ainsi une scalarité argumentative. En (22’) il s’agit d’une progression spatiale, du lieu le plus proche vers le plus éloigné, ou aussi bien d’une échelle de la probabilité de trouver les objets en question. En (23’) la succession se fait en fonction de l’importance que les personnes présentent pour le locuteur, des plus communes jusqu’aux plus importantes. Dans les deux cas, nici introduit une certaine progression dans l’argumentation.
28La différence entre les deux catégories de phrases ((22) et (23) vs (22’) et (23’)), relève aussi d’une certaine focalisation du processus par le locuteur : a) sur le déroulement de l’action, un processus qui se construit au fur et à mesure de l’acte discursif, par l’accumulation de séquences en (22’) et (23’) et dont la phrase finale constitue la conclusion ;
b) sur un processus déjà achevé, parcouru avant le moment du discours et qui, de cette façon, peut commencer par la conclusion en (22) et (23).
29Dans tous les cas où nici se trouve en corrélation avec un élément négatif [ensemble}, il a le rôle de particulariser cette catégorie qui exprime une négation globale, générique.
30Ces structures permettent ainsi deux types de lecture – distributive ou collective – en fonction de l’ordre des mots dans la phrase.
31Ces exemples montrent que la conjonction copulative nici n’est pas seulement un élément de liaison, mais qu’elle acquiert, le plus souvent, des valeurs subjectives pragmatiques ce qui l’approche de ses valeurs en tant que semi-adverbe.
2. Nici semi-adverbe
32En tant que terme sans correspondant corrélatif, nici est considéré semi-adverbe, toujours en relation avec şi (et) comme correspondant dans les phrases affirmatives, lui aussi avec la fonction de semi-adverbe. Il apparaît toujours dans un environnement négatif, dans des syntagmes avec le prédicat à la forme négative ayant toujours besoin d’un support lexical avec lequel il forme une unité. Il est donc non-autonome, comme la majorité des adverbes de cette classe.
33Comme nous l’avons déjà remarqué, les semi-adverbes jouent, du point de vue sémantique, le rôle de modalisateurs du discours en lui conférant des valeurs d’intensification, de focalisation, de restriction ou d’extension du prédicat, des valeurs aspectuelles ou temporelles etc.9.
34Nici ne fait pas exception à ces caractéristiques spécifiques de cette classe. Son rôle est de mettre en évidence l’élément déterminé, d’enchaîner le discours, surtout en tête de phrase, et, du point de vue pragmatique, il fonctionne dans la plupart des cas comme un vrai opérateur argumentatif. En fonction de son environnement sémantique, des données pragmatiques du contexte il réalise des valeurs très intéressantes que nous allons essayer d’analyser dans ce qui suit.
35La Grammaire de la langue roumaine (Gramatica limbii române (GALR), tome I : 717) mentionne deux grandes valeurs pour nici semi-adverbe : celle d’exprimer un sens cumulatif (une négation « ajoutée ») et celle d’expliciter une présupposition supplémentaire. Nous allons commencer notre analyse par ces deux valeurs en ajoutant ensuite d’autres.
2.1. Nici à valeur cumulative
36La valeur principale de semi-adverbe consiste à exprimer, selon cette grammaire, le cumul dans un énoncé négatif, comme correspondant du semi-adverbe şi/et qui a la même valeur dans les énoncés affirmatifs. Ce cumul peut être compris seulement par rapport à une série négative présupposée (GALR, tome I : 717).
Voilà notre exemple dans ce sens :
(24) Şi a venit și prietena lui. / Nu a venit nici prietena lui.
Son amie est venue aussi. / Son amie n’est pas venue, non plus.
37Le fait que Marie n’est pas venue suppose qu’il y ait d’autres personnes qui ne soient pas venues non plus.
38En fonction de la valeur sémantique du mot auquel nici se rattache, il peut nier une série temporelle, quantitative, spatiale etc., comme dans les exemples suivants :
(25) Nu e nici aici.
Il n’est pas ici non plus.
(26) Nu a venit nici azi.
Il n’est pas venu aujourd’hui non plus.
39Il nie ainsi un élément d’un groupe antéposé sur le plan discursif, soit d’une manière explicite, à la surface (cf. le cas de nici en relation avec les mots négatifs dérivés), soit, le plus souvent, d’une manière implicite. L’ajout de nici à la négation nécessite la réalisation d’une inférence qui fait appel à des éléments discursifs présupposés. On pourrait illustrer cela pour nos exemples de la manière suivante : pour l’exemple (25) : [je l’ai cherché partout] [il n’est pas dans les autres endroits où je l’ai cherché] ou, pour l’exemple (26) : [je l’ai attendu] [il n’est pas venu les jours antérieurs].
2.2. La négation d’une condition minimale/maximale de la réalisation d’une situation
40Cette valeur est très brièvement explicitée dans la GALR (tome 1 : 717). Nous allons reprendre ces explications en les détaillant et en ajoutant nos propres exemples.
41Dans un bon nombre de cas, nici se combine avec le semi-adverbe măcar (au moins, nici măcar – même pas) et forment ensemble une structure négative avec un rôle argumentatif très marqué. Ces adverbes relient deux propositions dans une structure symétrique. La première proposition nie la situation d’ensemble. La seconde, introduite par nici măcar, apporte un élément qui constitue la condition minimale nécessaire qui pourrait annuler le contenu de la première proposition et qui réalise une présupposition supplémentaire : l’attente que l’élément ajouté à la série constitue une exception à la négation, étant l’élément le moins probable à être touché par la négation.
(27) Nu aveau nimic în casă, nici măcar un scaun de stat.
Ils n’avaient rien dans la maison, ni même une chaise pour s’asseoir.
En (27) le mot nimic/rien se rapporte à tout l’ensemble, mais la deuxième partie affirme d’une manière implicite qu’on s’attendait à ce qu’ils aient un minimum nécessaire : une chaise pour s’asseoir.
(28) Nu putea fi angajat, căci nu ştia nici măcar să scrie şi să citească.
On ne pouvait pas l’embaucher, car il ne savait même pas écrire ou lire.
En (28) nici măcar nie la condition minimale nécessaire pour la réalisation de l’action de la principale. Pour qu’il soit embauché il doit, au moins, savoir lire et écrire. L’ajout de la négation rejette cette attente. La structure ne contredit jamais l’information énoncée dans la phrase antérieure, mais nie les arguments supplémentaires possibles.
42Il y a beaucoup de contextes dans lesquels nici peut avoir cette valeur, même s’il n’est pas accompagné d’une manière explicite par le semi-adverbe măcar ; celui-ci peut être implicite, son absence à la surface étant remplacée, à la rigueur, par l’intonation et l’accent contrastif.
43Nici peut être suivi aussi par chiar (même), qui est porteur de la même présupposition que măcar, de l’attente que l’élément ajouté à la série niée constitue une exception à la négation, mais cette fois l’adverbe nie la condition maximale de réalisation d’une situation10.
(29) În această situaţie nimeni nu-l mai putea ajuta, nici chiar tatăl său.
Dans cette situation personne ne pouvait plus l’aider, ni même son père.
44Cela signifie que son père serait le seul qui puisse l’aider, sauf dans cette situation.
45Entre les deux structures il y a aussi bien une différence au niveau morphologique : nici măcar peut déterminer aussi un verbe qu’un nominal, tandis que nici chiar ne peut pas déterminer un verbe. À comparer dans ce sens les structures suivantes :
(30) Nu știa nici măcar să scrie, Nu venise nimeni să-l vadă, nici măcar tatăl său.
Il ne savait même pas écrire. Personne n’était venu le voir, ni même son père.
vs
(31) *Nu ştia nici chiar să scrie / *Nu venise nimeni sa-l vadă, nici chiar tatăl său.
46Le syntagme nici [măcar] avec măcar le plus souvent implicite se retrouve dans un bon nombre de constructions très différentes que nous allons analyser, par quelques exemples typiques, dans ce qui suit. On peut y observer que cette structure agit comme un opérateur argumentatif et, en fonction de la structure syntaxique sous-jacente et du rôle sémantique de l’environnement de celui-ci, implique des argumentations différentes.
2.3. Nici, opérateur de scolarité négative
47Nici peut apparaître dans un syntagme avec un quantificateur qu’il place d’habitude sur une échelle de valeurs. Il introduit une orientation sur une échelle quantitative ou temporelle.
2.3.1. Nici sur l’échelle quantitative
48Nici nie un certain point sur une échelle quantitative en plaçant le sujet sous cette valeur.
(32) Nu are nici trei ani.
Il a moins de trois ans / il n’a pas encore trois ans.
Une telle structure se trouve rarement isolée. Elle constitue toujours le support pour une argumentation implicite ou explicite de sorte que le point nié devient la valeur maximale pour l’argument véhiculé :
(33) Nu are nici trei ani şi ştie să citească.
Il n’a pas encore trois ans et il sait déjà lire.
La phrase (32) est un argument pour une thèse qui n’est pas explicite sans un contexte approprié. En (33) l’argumentation est complète. On comprend ainsi dans cette phrase que pour savoir lire il faut avoir au moins trois ans et que savoir lire avant cet âge est une exception valorisante11.
49L’absence de nici n’est pas possible dans ces types de phrase. La simple négation prédicative n’est pas suffisante pour comprendre le sens et nici est ici l’élément porteur d’argumentation et de sens.
50Même si la phrase :
(34) *Nu are trei ani și știe să citească.
Il n’a pas trois ans et il sait lire,
est correcte du point de vue grammatical, dans l’optique de la sémantique discursive son sens reste incomplet et peut contrarier le locuteur.
51Il y a donc deux fonctions que nici accomplit dans de telles phrases. D’une part il est opérateur scalaire. Nier une certaine valeur sur une échelle devient l’équivalent de l’affirmation qu’on se situe sous cette valeur. À comparer avec la négation simple : Nu are trei ani / Il n’a pas trois ans nie le point précis sur l’échelle en permettant de se situer soit en dessus soit en dessous de ce point. Ainsi, l’enfant peut avoir deux ans ou cinq ans. Nu are nici trei ani/ Il n’a pas encore trois ans nous permet de nous situer seulement sur un point au dessous de ce point limite de trois ans.
52D’autre part, cette construction constitue une partie d’une argumentation valorisant cette négation. La phrase de (33) peut être paraphrasée par une phrase complexe à subordonnée concessive :
(33a) Bien qu’il n’ait pas encore trois ans il sait déjà lire,
ou par d’autres moyens exprimant la concession :
(33b) Il n’a pas encore trois ans et il sait pourtant lire,
qui rendent plus explicite cette argumentation.
53On peut considérer dans de tels cas que nici introduit une nouvelle échelle d’évaluation : de l’échelle d’évaluation quantitative réalisée par mai puţin/ moins, on passe à une échelle d’évaluation qualitative d’orientation opposée. Sur la première échelle l’orientation se dirige vers le bas, sur la deuxième vers le haut. Les couples d’échelles sont ainsi reliés : moins il est grand, plus il est valeureux.
2.3.2. Nici sur l’échelle temporelle
54L’échelle argumentative peut être un axe temporel comme dans les phrases suivantes :
(35) Nu a avut nevoie nici (măcar) de o săptămână ca să zugrăvească toată casa.
Il a eu besoin de moins d’une semaine pour peindre toute la maison.
(36) Nu a sosit nici de 3 zile şi cunoaşte deja toate dosarele.
Ça fait moins de trois jours depuis qu’il est arrivé et il connaît déjà tous les dossiers.
55Dans ces exemples nici place l’événement sous le point mentionné par l’élément temporel (une semaine, trois jours) qui devient la limite supérieure pour l’argumentation valorisante. L’analyse va dans le même sens que pour la valeur de nici sur l’échelle quantitative.
2.3.3. Nici dans les subordonnées consécutives
56Bon nombre de subordonnées consécutives négatives sont renforcées par la présence de nici [măcar]. Nous allons en donner un seul exemple illustratif pour la valeur argumentative de ce syntagme.
(37) Era atât de grasă încât nu putea nici [măcar] să se dea jos din pat.
Elle était si grosse qu’elle ne pouvait même pas descendre du lit.
Nous retrouvons ici la même valeur argumentative : la subordonnée apporte un argument qui place l’énoncé sur le point le plus bas d’une échelle argumentative. Du point de vue sémantique une telle phrase constitue l’expression du haut degré étant l’équivalent de la phrase Elle était très grosse.
57Tous ces exemples sont formés à l’aide du semi-adverbe nici dont la valeur argumentative est renforcée par la présence de l’adverbe măcar (au moins, ni même). Cette structure de surface est soutenue par un certain nombre de structures sous-jacentes prototypiques au niveau de la phrase simple ou complexe (à partir du § 2.2.). Nous les avons notées de la manière suivante :
[nég] x nici măcar y
[nég] nici măcar x, și (et) y
[nég] nici măcar x pentru (pour) y
[afirm] x încât (de sorte que, si... que) nici măcar [nég] y
Où [nég] signifie négation prédicative à laquelle nici se rattache toujours, x et y sont les éléments de l’argumentation dans la phrase simple ou complexe.
58Voyons maintenant les exemples antérieurs en fonction de ces formalisations :
1. [nég] x nici măcar y (§ 2.2.)
Nu aveau nimic în casă, nici măcar un scaun de stat.
Ils n’avaient rien dans la maison, ni même une chaise pour s’asseoir. (ex. (27))
2. [nég] nici măcar x, și (et) y (§ 2.3.1.)
Nu are nici trei ani Şi Ştie să scrie.
Il n’a pas encore 3 ans et il sait déjà écrire. (ex. (33))
3. [nég] nici măcar x pentru (pour) y où x a une valeur temporelle (§ 2.3.2.)
Nu a avut nevoie nici (măcar) de o săptămână ca să zugrăvească toată casa.
Il a eu besoin de moins d’une semaine pour peindre toute la maison (ex. (35))
4. [afirm] x încât [nég] nici măcar y (§ 2.3.3.)
Era atât de grasă încât nu putea nici să se dea jos din pat. / Elle était si grosse qu’elle ne pouvait même pas descendre du lit. (ex. (37))
La structure de type 1. se réalise au niveau de la phrase simple. Les structures 2., 3. et 4. correspondent à des phrases complexes où le syntagme nici măcar introduit : une subordonnée à valeur concessive (en 2.), une subordonnée temporelle (en 3.) et une subordonnée à valeur consécutive (en 4.).
59Au delà des structures et des valeurs syntaxiques, tous ces énoncés ont en commun cette valeur argumentative, de condition minimale introduite qui constitue un argument de direction différente : valorisant (direction vers le haut sur une échelle de valeurs) du contenu de la phrase niée en 2. et 3. ou dévalorisant (direction vers le bas sur l’échelle des valeurs argumentatives) en 1. Pour le 4. la direction de l’argument est en fonction du sémantisme des éléments de la phrase. Si x est positif, la subordonnée va renforcer cette qualité en la valorisant et vice versa si x est négatif. Dans notre exemple (37), x est marqué [–] (elle est grosse). Voilà un exemple dans lequel x est [+] :
(38) lubirea e atât de frumoasă încât nici nu poţi să o definești. L’amour est si beau qu’on ne peut même pas le définir.
2.4. Nici opérateur argumentatif non scalaire
60Nici (măcar) placé en tête de phrase se retrouve dans un bon nombre de contextes. Il apporte des charges argumentatives des plus diverses aux énoncés impliqués. Il apparaît le plus souvent dans des phrases indépendantes, mais peut figurer aussi dans des phrases complexes, toujours dans la principale et au début de la phrase. Voici quelques exemples :
(39) Nici nu l-am văzut.
Je ne l’ai même pas vu.
(40) Nici măcar nu-l cunosc.
Je ne le connais même pas.
(41) Nici nu ştiu ce trebuie să-i spun.
Je ne sais même pas quoi lui dire.
(42) Nici nu știe cât îl iubesc.
Il ne sait même pas à quel point je l’aime.
Dans cette structure nici est en général renchérissant, renforçant non seulement la négation, mais surtout l’implication émotionelle, subjective, particulière de ces énoncés.
61Bon nombre de ces structures se construisent autour de quelques verbes : a ști/savoir, a bănui/se douter ; et à force d’usage, elles ont la tendance de devenir semi-figées. Ce sont des syntagmes-support introductifs – comme tête de phrase – pour des énoncés fortement marqués du point de vue argumentatif exprimant le plus souvent le haut degré d’intensité.
62La valeur négative de l’énoncé, dans ce cas, peut même s’effacer en faveur d’un sens positif implicite, toujours en fonction du sémantisme du contexte.
(43) Nici nu știi cât te iubesc !
Tu ne sais pas à quel point je t’aime = Je t’aime tellement !
(44) Nici nu bănuiești câte au în commun aceste două personaje.
Tu ne penses même pas combien de choses ont en commun ces deux personnages = Ces deux personnages ont beaucoup de choses en commun.
(45) Nici nu mai ştiu de câte ori l-am crezut.
Je ne sais même plus combien de fois je lui ai fait confiance = Je lui ai fait confiance beaucoup (tant) de fois.
63Nous considérons que dans ce cas, tout comme dans le cas de certaines structures figées, nici n’est plus un mot négatif, mais il devient plutôt explétif. Il s’ajoute ainsi aux expressions qui contiennent l’idée de peur ou des expressions de l’obstacle ou de la restriction dans lesquelles nu (ne) a une valeur explétive, mentionnées par GALR.
2.5. Nici dans les structures figées et mi-figées
64Comme nous l’avons déjà vu dans le chapitre ci-dessus, nici entre dans la structure de plusieurs expressions figées ou semi-figées qui font partie soit du langage courant, soit des proverbes, ou ce sont des formules employées dans les contes. Sans entrer dans une analyse détaillée de ces expressions, nombreuses et avec des fonctions discursives et argumentatives très diverses, nous allons en donner quelques exemples.
a) Dans des structures indépendantes :
(46) Nici că-i pasă.
Il s’en fiche pas mal.
(47) Nici că se putea mai bine.
On n’aurait pu mieux faire.
b) En guise de réponse dans les dialogues, avec valeur de locutions adverbiales pro-phrase, renforçant la négation verbale et exprimant le refus d’une manière catégorique. Ainsi à une question du genre Poţi să-mi dai fi mie ceva bani ? / Peux-tu me donner un peu d’ argent ? on peut répondre par :
(48) Cu nici un chip.
(49) Nici în ruptul capului.
(50) Nici vorbă ; Nici nu poate fi vorba.
(51) Nici de frică.
L’équivalent de toutes ces expressions pourrait être en français : Il n ’en est pas question. / Je n’y pense même pas.
c) Dans le langage familier exprimant l’idée de quantité très petite, l’absence :
(52) Nu era nici urmă de...
il n’y avait aucun signe de...
(53) Nu era nici ţipenie (de om).
Il n’y avait âme qui vive.
(54) Nu avea nici de unele.
Il était complètement dépourvu.
(55) Nici eât negru sub unghie.
[Litt *rien sauf le noir sous les ongles] Rien de rien.
d) Un rôle discursif dans des contes :
(56) Nici una nici alta/ nici una nici două. En moins de deux.
Cette expression a le rôle d’enchaîner le discours en tant qu’élément introducteur de phrase et exprime la succession rapide des événements ; dans ce cas la négation est complètement annulée, en faveur de la fonction discursive.
65Nous pouvons rapprocher ces expressions des locutions que Palma (2006) appelle locutions à polarité négative (LPN) qui se caractérisent par le fait qu’elles ne sont pas la contrepartie négative de la forme affirmative, mais une notion scalaire qui est refusée et qui correspondent à une qualification subjective du locuteur.
3. Nici – adverbe pro-phrase
66Bien qu’il ne soit pas marqué avec cette valeur dans les grammaires roumaines, on peut l’ajouter à la liste assez courte des adverbes pro-phrase à côté de deloc, nicicum, niciunde. Il s’emploie dans la conversation et constitue la réponse à une question contenant l’adverbe nici.
(57) -Nu a venit nici Marcel ?
– Marcel n’est pas venu non plus ? (Litt.*Ni Marcel n’est venu ?)
– Nici.
– Non. (Litt. *Ni)
67La question peut porter sur plusieurs éléments (sujet, verbes etc.) ; dans ce cas nici a une valeur cumulative :
(58) – Nu a fost nici Maria nici Paul ?
– Est-ce que Marie ou Marcel ont été présents (ont participé ?)
(Litt. * Ni Marie ni Marcel n’ont été présents ?)
– Nici !
– Non ! (*Ni)
68Toujours dans la conversation, une phrase introduite par nici peut ajouter un argument supplémentaire à la réponse.
(59) – Ţi-a scris ?
– Est-ce qu’il t’a écrit ?
– Nu, şi nici nu m-a sunat.
– Non, et il ne m’a pas téléphoné non plus.
69Les expressions figées que nous avons mentionnées plus haut (en 2.5. (b) peuvent, elles aussi, fonctionner comme des locutions adverbiales pro-phrase.
70Dans les exemples (57) et (58) il y a une phrase interrogative contenant un élément de polarité négative appelée interro-négative. La spécificité de ce type de phrase est, selon Callebaut (1991 : 50 et sv.), le fait qu’elle oriente déjà la réponse du locuteur. Elle est ainsi moins une interrogation qu’une demande de confirmation. Cette valeur de question orientée la rapproche de la rhétorique et a fondamentalement « une force illocutoire d’acte initial de demande de réaction » (Callebaut, 1991 : 48). Ce type de phrase négative appelle ou suggère souvent une réponse positive, une demande de confirmation comme dans l’exemple « N’avez-vous pas de sommeil » (apud Callebaut, 1991 : 49) qui demande une réponse affirmative du type « Si ». C’est pourquoi l’auteur mentionné les appelle phrases Q CONFIRM-OUI. L’orientation de la Q est parfois déterminée par la présence de termes de polarité positive ou négative dans les Q négatives. Des mots tels que : aussi, un peu, une fois, donnent une orientation positive à Q : « Tu n’as pas été un peu affolé par toute cette nombreuse famille ? » (Callebaut, 1991 : 62), tandis que les Q CONFIRM-NON contiennent souvent des négations renforcées par la prosodie.
71Sans nous attarder trop sur des considérations sur les cas spécifiques du français, nous pouvons constater que pour le roumain la présence de nici dans la phrase interrogative oriente vers une réponse négative, on a donc une Q CONFIRME-NON. Cette orientation est le plus souvent donnée par l’intonation qui aide ainsi à construire une interrogation qui ne vise pas une demande d’information, mais une confirmation d’une vérité qui est supposée négative. Nici reprend une partie de la négation en confirmant la supposition. La question a ainsi une fonction argumentative, marquée par la subjectivité.
72Le fonctionnement de nici comme adverbe pro-phrase peut s’expliquer aussi par le fait que nici oriente la portée de la négation vers les constituants, ce qui rend possible la confirmation de cette négation par la simple reprise de l’adverbe.
Conclusions
73A la suite des analyses de quelques exemples de contextes dans lesquels nici apparaît, on a pu se rendre compte qu’on a affaire à un morphème fortement marqué du point de vue de la force illocutoire. On lui attribue deux fonctions grammaticales : conjonction corrélative pour son rôle syntaxique et discursif de relier deux parties du discours et adverbe « quand il est seul », situé dans la sous-classe des semi-adverbes comme contrepartie négative du semi-adverbe și/et. Même si ses valeurs modalisatrices, renchérissantes sont plus évidentes dans ce deuxième cas, il n’est que rarement une simple conjonction, un simple liant entre deux éléments discursifs. Comme nous l’avons vu dans le paragraphe 1., son rôle argumentatif n’est pas négligeable même en tant que conjonction. Son environnement sémantique, ses emplois corrélatifs symétriques ou asymétriques sont à l’origine des fonctions argumentatives. Au-delà d’une certaine objectivité de nici en tant qu’élément corrélatif, il a toujours la tendance de glisser vers des emplois subjectifs.
74Dans le cas des adjectifs ou des adverbes quantifiables qui se trouvent à l’extrémité d’une échelle de valeurs, nici transforme le sens de la phrase. Leur négation équivaut à l’affirmation de l’élément moyen. La corrélation nici... nici dans ce type de structures devient le support lexical de cette valeur moyenne, de sorte que les syntagmes construits de cette manière ont la tendance de devenir mi-figés et de jouer le rôle sémantique de syntagme non-lexicalisé.
75En tant que semi-adverbe il connaît des emplois nombreux et variés. Comme tout autre adverbe de sa classe il joue un rôle argumentatif qui acquiert des nuances, des valeurs spécifiques en fonction du contexte. Nous avons essayé de les classifier, si peu que ce soit, en choisissant des exemples qui mettent en relief les situations les plus saillantes. Beaucoup d’autres contextes pourraient affiner cette analyse ou faire surgir encore d’autres valeurs de nici.
76Quel que soit le contexte qui met en relief un emploi ou l’autre de ce morphème et même sa fonction grammaticale on peut généraliser en affirmant que son rôle sémantique principal est argumentatif, qu’il est enchérissant et emphatisant. Nous avons analysé surtout sa fonction d’opérateur d’orientation argumentative scalaire ou non scalaire, où il est fortement subjectif et évaluatif, et sa capacité d’engendrer des expressions figées ou mi-figées dans lesquelles la fonction de morphème négatif s’efface en faveur des valeurs emphatiques.
77De plus, ces expressions, employées dans le discours, tendent à effacer tout contenu négatif de nici que nous pouvons assimiler, de cette façon, aux particules à valeur explétive.
78Un autre cas où nici se voit annuler la valeur négative est celui des expressions figées qui introduisent les contes – que nous avons brièvement rappelées sans entrer dans des analyses détaillées (2.5.d). Ici il est un simple élément de relation et s’inscrit dans la liste des introducteurs discursifs tandis que dans les proverbes il est plutôt un support grammatical dans la réalisation de l’opposition.
79Nous avons mis aussi en relief la valeur de négation pro-phrase que cet adverbe peut jouer dans les co-textes où il figure en amont et où il joue aussi un rôle anaphorique, de reprise de la négation. Cet emploi de nici indépendant de la négation prédicative explicite le différencie de ni du français qui n’admet pas de tels emplois (cf. de Swart, 2001 : 10).
80On peut ainsi remarquer qu’il y a une non correspondance et une asymétrie quant à la relation fonction grammaticale – valeur sémantique. Quelle que soit la fonction grammaticale qu’on lui attribue, parfois en vertu de sa place dans la phrase (à voir la fonction d’adverbe quand il se situe « en tête de phrase ») ses valeurs glissent vers la subjectivité et l’argumentatif sans exclure la perte de valeur sémantique en faveur du rôle purement syntaxique au niveau de la phrase ou au niveau inter-phrastique.
81Pour ce qui est de ses correspondants en français, à partir des équivalences que nous avons suggérées dans les exemples on a pu se rendre compte que nici a des correspondants différents en fonction de sa valeur grammaticale. En tant que conjonction il est le correspondant de ni. La structure nici (măcar), assez fréquente en roumain, a comme correspondant français le plus souvent ni même qui est, lui aussi, un opérateur de scalarité argumentative figurant dans le cadre d’une négation à deux ou trois termes. Comme semi-adverbe il connaît des équivalents divers en fonction du contexte, ce qui met en évidence la richesse et les virtualités expressives de ce morphème du roumain qui contient, à lui seul, toutes les valeurs mentionnées dans la traduction des exemples. Assez souvent la palette lexicale française semble insuffisante pour toutes les nuances exprimées par les contextes construits autour de nici, ce qui peut rendre difficile la traduction des phrases roumaines contenant cet adverbe. Pour ce qui est du parallèle entre le roumain et le français, un survol de l’article de Badiou-Monferran (2004) sur les fonctions et les valeurs de ni en français classique, nous suggère des approches intéressantes entre sa valeur en français classique et les emplois et les valeurs de nici en roumain contemporain. Ces rapprochements pouvaient être dus à une possible évolution commune en diachronie des deux morphèmes, intéressante à analyser dans une étude ultérieure.
Bibliographie
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 II y a quelques semi-adverbes roumains qui ont bénéficié déjà de telles analyses détaillées. Nous mentionnons les adverbes mai (Arjoca, 2005, 2007), aça (Liana Pop, 2003), tocmai (Pitar, 2005).
2 Cf. GALR, Tome I : 638.
3 F. Mouret (2008) analyse ni du français comme variante de ou plutôt que de et. De Swart (2001), en appliquant à ni les lois de De Morgan de la logique des propositions, arrive à la même conclusion, que ni exprime plutôt la disjonction ou que la conjonction et.
4 À la différence du français ou ni ne dépend pas d’un verbe à la forme négative, par exemple Paul est parti sans passeport ni billet.
5 Cf. aussi pour ces explications Dominte (2003 : 138-139).
6 La GALR (p. 718) souligne d’ailleurs le fait que si nici est précédé par şi ou par d’autres conjonctions son statut conjonctionnel est mis en doute.
7 Pour le français ni aide à l’économie de l’expression, car il permet de coordonner deux arguments à l’intérieur de l’opérateur négatif. De Swart (2001 : 7) explique le fait que le manque de ni devant le deuxième terme nécessiterait la répétition du verbe à la forme négative, comme dans les exemples : Il ne parle à personne de ses affaires ni de ses projets au lieu de : Il ne parle à personne de ses affaires et il ne parle à personne de ses projets. De cette façon la combinaison de ni avec et n’est pas possible en français, tandis qu’en roumain, les deux conjonctions ne s’excluent pas dans un contexte négatif, et pouvant coordoner deux éléments négatifs précédés par nici.
8 Cf. Negreanu (1983 : 148).
9 Cf. GALR, tome I : 586-587.
10 Cf. GALR, tome II, p. 717.
11 En réalité l’âge où on peut lire est d’environ 5 ans ; se situer sous cet âge est d’autant plus valorisant.
Auteur
Université de l’Ouest de Timişoara
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