La portée de la négation dans la construction peut-être NEG A, mais B
p. 201-211
Texte intégral
Position du problème
1Dans cet article, nous nous proposons d’examiner la négation, mais d’une manière un peu particulière. Au lieu de nous focaliser sur la description de la négation elle-même, de ses principes de fonctionnement ou de ses effets sur l’interprétation de contextes dans lesquels elle apparaît, etc., nous optons plutôt pour une analyse des effets que l’insertion d’un « petit » terme, tel l’adverbe peut-être, peut avoir sur l’interprétation de la négation.
2Plus précisément, nous posons comme hypothèse que l’ajout de l’adverbe peut-être à l’intérieur d’une structure du type NEG A, mais B comme :
(1) Ce n’est pas mille, mais trois mille oliviers qu’on a plantés pour la paix.
(http://reseaudolepaixjusteauprocheorient.blogspot.fr/2013/10/3000-oliviers-pour-la-paix.html)
(2) 280 + 280 + 280 ça fait pas mille, mais 840.
(https://plus.google.com/118057798324611261451/posts/ BpJxtvhk2RK)
(3) En canot sur la Rivière des Mille-Îles.
Plusieurs circuits autoguidés sont proposés et invitent à explorer
les îles qu’on croise un peu partout sur la rivière (qui n’en compte pas mille, mais bien 101).(http://www.banlieusardises.com/la-riviere-des-mille-iles-en-canot-en-kayak-en-ponton)
(4) Le coup du tartare je vous l’ai déjà fait, cette fois je vais le mettre
dans un mille-feuille. Les feuilles (qui ne sont finalement pas
mille mais cinq) sont découpées dans des galettes de sarrasin, toujours la contrainte France-Ouest...(http://hasardencuisine.wordpress.com/2012/10/03/tartare-de-sardines-en-mille-feuille/)
a des conséquences sur l’interprétation de la négation. Autrement dit, la négation aura une interprétation différente dans peut-être NEG A, mais B :
(5) Cela revient, peut-être pas quotidiennement, mais chaque semaine ou deux fois par mois.(http://www.sudouest.fr/2011/10/01/la-bataille-d-auckland-514623-8.php)
(6) Anders Breivik ne voulait pas sauver le monde des monstres
extraterrestres, mais des musulmans ; peut-être pas le monde, mais l’Europe.
(http://fr.ria.ru/analysis/20111201/192204057.html)
(7) Je trouve qu’il serait bon d’effectuer ce test régulièrement. Peut-être pas quotidiennement, mais au moins une fois par semaine,
peut-être ?
(http://comments.gmane.org/gmane.comp.web.spip.zone/24847) (8) Elle (la question) a été posée, je suppose 1000 fois. Peut-être pas 1 000 mais au moins 500.
(http://forum.macbidouille.com/lofiversion/index.php/t40437.
html)
(9) Sur le plateau des Misérables, Daniel Hanquiez connaît tout le
monde. Bon, peut-être pas tout le monde, mais au moins 80 %
des 280 figurants qui présentent en ce moment le son et lumière Les Misérables à Montreuil-sur-Mer.(http://www.lavoixdunord.fr/region/montreuil-daniel-hanquiez-supervise-les-figurants-du-son-ia36b49188n1438601)
(10) Maintenant je suis arrivé à un tel degré de conscience que j’ai
l’impression de pouvoir transformer n’importe qui en acteur
intéressant à filmer. Peut-être pas tout le monde, mais presque.(http://www.arte.tv/sites/fr/olivierpere/2013/10/24/histoire-de-ma-mort-entretien-avec-albert-serra/)
Nous espérons montrer que, dans la première série d’exemples, de (1) à (4), ayant une structure simple, sans peut-être, la négation sert à exclure un certain contenu A : (1) mille (oliviers), (2) mille, (3) mille (îles), (4) mille-feuille. D’autre part, il sera posé un autre contenu, B : (1) trois mille (oliviers), (2) 840, (3) 101 (îles), (4) cinq (feuilles), introduit par opposition au premier (A) au travers de la particule mais.
3L’interprétation est légèrement différente dans les exemples de (5) à (10) dans lesquels nous remarquons la présence de l’adverbe peut-être à l’intérieur de la structure NEG A, mais B. La différence consiste en cela que l’exclusion dans le premier segment de la structure avec peut-être est moins forte que celle dans la structure similaire sans l’adverbe. L’affaiblissement de l’exclusion est dû au fait que B est un degré inférieur de A. Ainsi, dans (5) chaque semaine ou deux fois par mois sont moins forts que quotidiennement. De même pour les autres exemples. Dans (6), l’action de sauver l’Europe est moins forte que celle de sauver le monde. L’affaiblissement est d’autant plus évident lorsqu’on oppose des quantités, du type 1000 fois/500 fois dans (8) ou tout le monde/80 % dans (9).
4Ces remarques nous amènent à poser l’existence de deux types d’opposition : forte dans la structure NEG A, mais B et faible dans peut-être NEG A, mais B.
5Une opposition sera dite forte, lorsqu’un certain contenu exclu est mis en relation avec un autre contenu, asserté. Dans notre cas, cette opposition se fait entre le contenu exclu par la négation dans le premier segment et celui asserté dans le second. Quant à l’opposition faible, elle se distingue de la précédente, en ce que le contenu asserté par le segment après le mais, est une rectification, à effet minorant, du contenu transmis par le premier segment, A.
6En résumé, nous revenons à l’hypothèse de départ. Nous considérons donc que la négation sera interprétée différemment selon que l’on rajoute peut-être ou non à la structure NEG A, mais B. En présence de peut-être, la négation n’exclut pas complètement le A, car A et B sont très liés en vertu de la gradualité qui s’instaure entre eux. Dans cette relation de gradualité, B se contente de rectifier A, en le minorant, en l’atténuant. Contrairement à la structure similaire, sans peut-être, dans laquelle aucun effet graduel n’est relevé.
7Dans cette perspective, nous proposons de considérer, d’abord séparément, la particule mais et l’adverbe peut-être. Dans un deuxième temps, nous allons revisiter le comportement des deux termes ci-dessus lorsqu’ils intègrent la structure peut-être NEG A, mais B. Parallèlement, nous allons saisir les différences entre cette dernière et celle sans peut-être.
1. Peut-être chez Nelke
8Peut-être est un mot utilisé fréquemment afin d’exprimer le doute, l’incertitude du locuteur à propos d’un certain contenu posé. Cette analyse est d’ailleurs généralement retenue par les dictionnaires lorsqu’ils formulent une définition de l’adverbe. Dans ce qui suit, nous allons examiner, à titre d’exemple, la définition de peut-être fournie par Larousse. Mettant de côté des renseignements, certes intéressants, d’ordre étymologique et phonétique, nous nous concentrerons sur les indices sémantiques et grammaticaux :
Marque la probabilité, l’éventualité, la vraisemblance, la possibilité : Il viendra peut-être demain. Peut-être a-t-il oublié ; suivi de que et de l’indicatif, en tête de phrase, peut être renforcé par bien : Peut-être bien qu ’il sera arrivé avant nous.
(http://www.Iarousse.fr/dictionnaires/francais/peut-être)
9La description sera approfondie par Nølke dans ses multiples études consacrées à cet adverbe (NØlke 1983, 1993, 2001, 2013). Selon l’auteur, sémantiquement, peut-être est une réalisation linguistique de l’opérateur modal de POSSIBILITÉ, ce qu’il appelle, dans sa terminologie, l’emploi « logique ».
10De plus, l’auteur s’interroge sur la portée de l’adverbe. Il montre que peut-être, malgré la mobilité dont il fait preuve à l’intérieur d’une phrase et qui lui permet de se placer à toutes césures majeures de celle-ci, comme dans :
(11) a. Peut-être que Paul a vendu sa voiture.
Paul, peut-être, a vendu sa voiture.
Paul a peut-être vendu sa voiture.
Paul a vendu sa voiture, peut-être. (Nølke, 2001 : 146)
reste un adverbe d’énoncé. Sa portée est la phrase dans sa totalité :
(12) a. Pierre a vendu sa voiture.
dont il modalise les conditions de vérité. Elle est paraphrasée par :
b. Il est possible que Pierre ait vendu sa voiture.
et formalisée comme :
c. POSSIBLE (Pierre a vendu sa voiture).
11Nous allons revenir sur certains des aspects traités ci-dessus lorsque nous allons considérer le comportement de peut-être à l’intérieur de la structure plus complexe : peut-être NEG A, mais B.
2. Mais chez Anscombre et Ducrot
12L’étude de mais est à l’origine de la théorie de l’argumentation dans la langue, d’Anscombre et Ducrot. Il constitue un des premiers mots à avoir reçu une signification argumentative : celle de donner l’instruction d’attacher aux segments qu’il relie des conclusions contraires. Selon les deux auteurs, dans un énoncé du type :
(13) a. Il fait beau mais je suis fatigué. (Anscombre, Ducrot, 1983 : 88)
Il fait beau est un argument pour une conclusion qui pourrait être :
b. Allons prendre un verre au Jardin du Luxembourg.
Alors que je suis fatigué argumente vers une conclusion contraire :
c. N’allons pas prendre un verre au Jardin du Luxembourg.
La nouveauté de leur analyse consiste donc à remarquer, contrairement à Frege, que l’opposition entre les deux segments se fait au niveau des conclusions posées, et non pas au niveau des contenus des segments reliés par mais.
13Les auteurs parviennent aussi à montrer qu’en français il y a, comme en espagnol et en allemand, deux types de mais, qu’ils désignent par : maisPA et maisSN. Le premier correspond à pero (espagnol)/aber (allemand), alors que le second correspond à sino (espagnol)/son (/ern (allemand). Mais, contrairement à l’espagnol ou à l’allemand, où les deux types de mais se réalisent matériellement par deux morphèmes distincts (pero/sino, pour l’espagnol et aber/sondern, en allemand), en français l’opposition se fait de manière plus cachée, car il n’existe qu’une seule forme matérielle : mais. Ce qui amène les auteurs à considérer que la distinction maisPA et maisSN repose sur des propriétés distributionnelles différentes.
2.1. Description et propriétés de maispa
14Énoncer p maisPA q implique l’existence de deux phrases : p et q. De ces deux phrases, p est présentée comme un argument possible pour une conclusion r, alors que q est présentée comme un argument contre cette conclusion. De plus, on attribue à q plus de force argumentative en faveur de non r qu’on n’en attribue à p en faveur de r. La suite p maisPA q est donc argumentativement orientée en faveur de non r. Considérons l’exemple suivant :
(14) a. Il est intelligent, maisPA il ne travaille pas (Anscombre, Ducrot, 1977 : 28),
dans lequel la phrase p = Il est intelligent est un argument en faveur d’une conclusion possible du type :
b. Il faut l’embaucher.
Alors que la phrase q = Il ne travaille pas est présentée comme un argument contre cette conclusion :
c. Il ne faut pas l’embaucher.
15Il faut remarquer que la conclusion retenue par l’énoncé total coïncide avec celle de q.
2.2. Description et propriétés de maisSN
16Énoncer p maisSN q, comme dans :
(15) Son geste n’est pas conscient, maisSN totalement automatique (Anscombre, Ducrot 1977 : 24),
implique qu’un même locuteur :
énonce p = Son geste n’est pas conscient
réfute p ’ = Son geste est conscient
énonce q = Son geste est totalement automatiqu
et
opère, grâce à q, une rectification. Cela consiste à relever que les indices qui ont amené le locuteur à parler de manque de conscience dans la réalisation d’un geste représentent une interprétation incorrecte, l’interprétation correcte étant de l’ordre de l’automatisme. D’autre part, q permet au locuteur de justifier son refus de p ’.
3. Peut-être et mais dans les structures NEGA, mais B/peut-être NEG A, mais B
17Après avoir examiné peut-être et mais de manière indépendante, il est temps de voir comment leur mise ensemble contribue à l’interprétation de la négation dans le premier segment. Pour cela, nous allons d’abord considérer la structure sans peut-être. Dans un second temps nous considérerons celle avec peut-être, par opposition avec la précédente.
3.1. NEG A, mais B
18Examinons à présent les exemples contenant la structure simple, NEG A mais B, dans laquelle il n’y pas l’adverbe peut-être. Nous remarquons que le locuteur communique, d’une part, qu’il y a exclusion d’un certain contenu affirmatif dans le premier segment :
(16) [on a planté mille oliviers pour la paix]
(17) [280 + 280 + 280 ça fait mille]
(18) [la rivière compte mille îles]
(19) [dans un mille-feuille il y a mille feuilles],
d’autre part, le même locuteur en pose un autre, dans le second segment :
(21) [on a planté trois mille oliviers pour la paix]
(22) [280 + 280 + 280 ça fait 840]
(23) [la rivière compte bien 101 îles]
(24) [dans un mille-feuille il y a finalement cinq feuilles]
En d’autres termes, le locuteur ne se satisfait pas de présenter à son interlocuteur un contenu exclu, mais en même temps il le rectifie et lui en fournit un autre, qui est, selon lui, l’interprétation correcte. Exclure le fait d’avoir planté mille oliviers au nom de la paix est doublé de l’affirmation d’en avoir planté trois mille. Une correction similaire est opérée dans les autres cas. Dans (17), par exemple, il est exclu que la somme de 280 + 280 + 280 fasse 1 000. Parallèlement, il est posé que le résultat correct de l’addition est 840. Les deux derniers exemples, tout en comprenant des données chiffrées, se distinguent des précédents (16) et (17) en ce que le premier terme (mille) n’est plus utilisé pour indiquer un chiffre précis, mais plutôt pour suggérer une grande quantité. Ainsi les Mille-Îles situées au long d’une rivière au Québec ne sont que 101. De même dans (23), où les mille feuilles ne sont finalement que cinq.
19Nous remarquons un phénomène similaire dans le cas de ce qu’on appelle communément un « mille-pattes » et qui se contente d’en avoir une centaine :
(24) Pas mille, mais plus de cent pattes.
(http://randojp.free.fr/0-Diaporamas/Faune/Faune2.html)
Quant à la nature des deux éléments de la structure NEG A, mais B, nous avons eu jusqu’à présent exclusivement des données chiffrées. Mais il faut préciser que d’autres tournures sont également envisageables. Parmi ces tournures, nous en citons celles dans lesquelles le A et le B sont des adjectifs (vieux/ ancien jeune) comme :
(25) Je ne suis pas vieux, mais ancien jeune. (http://badoo.eom/fr/0185734791/)
des noms (CDI/CDD) :
(26) Je n’ai pas un CDI, mais un CDD sur lequel il me reste 2 ans. (http://liberty.forumactif.fr/t434p60-demission)
ou encore des pronoms (lui/elle) :
(27) Ce n’est pas lui, mais elle qui va vivre les 30 dernières années de sa vie en asile psychiatrique, vendue par Rodin et son propre frère Paul Claudel pour avoir la paix.
(http://www.huffingtonpost.fr/nicolas-bersihand/lettre-dauguste-rodin-a-camille-claudel-je-taime-avec-fureur_b_4253629.html)
20Nous remarquons pourtant que, indépendamment de la nature de A et B (nom, adjectif, pronom, etc.), dans la structure NEG A, mais B, le locuteur opère une rectification qui consiste à indiquer que l’interprétation, telle qu’elle a été suggérée dans le premier segment, n’est pas correcte. La seule interprétation à retenir est celle fournie par le second segment.
3.2. Peut-être NEG A, mais B
21Après avoir étudié la négation sans peut-être, nous analyserons dans ce qui suit les effets possibles de l’insertion de l’adverbe sur l’interprétation de la structure NEG A, mais B.
22Nous remarquons qu’à travers la structure ci-dessus, le locuteur communique qu’il y a réfutation d’un certain contenu affirmatif dans le premier segment :
(28) [le souvenir revient quotidiennement]
(29) [Anders Breivik voulait sauver le monde]
(30) [il serait bien d’effectuer le test quotidiennement]
(31) [la question a été posée 1 000 fois]
(32) [Daniel Hanquiez connaît tout le monde]
(33) [j’ai l’impression de pouvoir transformer tout le monde en acteur intéressant à filmer]
Parallèlement, le même locuteur en pose un autre, dans le second segment :
(34) [le souvenir revient chaque semaine ou deux fois par mois]
(35) [Anders Breivik voulait sauver l’Europe]
(36) [il serait bien d’effectuer le test au moins une fois par semaine] (37) [la question a été posée au moins 500 fois]
(38) [Daniel Hanquiez connaît au moins 80 % des 280 figurants qui présentent en ce moment le son et lumière Les Misérables à Montreuil-sur-Mer]
(39) [j’ai l’impression de pouvoir transformer presque tout le monde en acteur intéressant à filmer]
D’où la ressemblance entre peut-être NEG A, mais B et NEG A, mais B. Dans les deux structures, le locuteur en exclut le contenu du premier segment et en affirme celui du second. Ce qui revient à poser qu’il y aurait équivalence totale en termes des contenus (exclus/affirmés) entre peut-être NEG A, mais B et NEG A, mais B.
23La question qui se pose est de savoir si cette équivalence est parfaite. En guise de réponse, nous dirions que « non ». Ce qui les distingue c’est la présence de peut-être qui semble ajouter un effet de plus à l’interprétation des énoncés de (5) à (10), effet absent dans les autres ((1) à (4)) et qui consiste à affaiblir l’exclusion posée par la négation dans le premier segment. Nous comprenons par affaiblissement qu’une certaine idée de gradualité, de scalarité à effet minorant s’installe entre A et B, alors que dans les quatre premiers énoncés, l’on se contente d’exclure un contenu au profit d’un autre qui peut être, selon le contexte d’apparition, inférieur ou supérieur. Il y a, par exemple, infériorité, lorsqu’on exclut mille en faveur de 840 dans (2) ou 101 dans (3) ou encore cinq dans (4). Tout comme il peut y avoir des cas dans lesquels l’exclusion d’un contenu se fait au profit d’un autre, supérieur comme dans (1) où l’on passe de mille oliviers à trois mille. Cela revient à dire que dans la structure sans peut-être, le locuteur se contente d’exclure un contenu au profit d’un autre.
24Examinons à présent la structure avec peut-être et son effet graduel minorant. Un premier argument à l’appui de cette hypothèse est la nature même de l’élément B. Dans (5), par exemple, le fait que le souvenir revient une fois par semaine ou deux fois par mois est inférieur à quotidiennement. Un cas similaire est celui sous (7), où il est toujours question de fréquence, cette fois à propos de l’application d’un test et qui ne doit pas nécessairement se faire tous les jours, mais au moins une fois par semaine. L’exemple (6) renforce l’intuition de l’existence d’un effet minorant à l’intérieur de la structure avec peut-être. En effet, au lieu de poser que Breivik avait comme ambition de sauver le monde, le locuteur se contente de préciser que celui-ci voulait sauver l’Europe. L’exemple sous (8) est particulièrement intéressant, car A et B sont exprimés par des chiffres (1 000/500), ce qui facilite la saisie de l’effet graduel minorant. Quant à (9), il comprend une donnée chiffrée, même si ce n’est qu’au niveau de B (au moins 80 %), alors que le A est exprimé à travers l’expression tout le monde. Cela n’a pour autant aucun effet sur B, qui reste toujours inférieur à A. Dans le dernier exemple, nous retrouvons tout le monde, cette fois en opposition graduelle avec l’adverbe presque.
25À part l’effet minorant que nous avons saisi grâce à la nature de B, dans ce qui suit, nous proposons d’appuyer cette constatation sur deux tests. Le premier consiste à ajouter au moins qui devrait s’intégrer dans la structure, car renforçant la gradualité à effet minorant déjà existante entre A et B comme dans :
(40) Cela revient, peut-être pas quotidiennement, mais au moins chaque semaine ou deux fois par mois.
(41) Anders Breivik ne voulait pas sauver le monde des monstres extraterrestres, mais des musulmans ; peut-être pas le monde, mais au moins l’Europe.
26En effet, l’ajout n’entraîne aucun changement d’ordre sémantique, le sens de l’énoncé reste le même. Au contraire, la gradualité minorante semble mieux mise en relief en présence de l’expression au moins et les exemples sous (7), (8) et (9) en témoignent. Le locuteur a préféré insérer dès le début au moins, mettant ainsi mieux en évidence l’effet minorant de peut-être.
27Les mêmes énoncés deviennent par contre inacceptables lorsque nous remplaçons au moins par l’adverbe même :
(42) *Cela revient, peut-être pas quotidiennement, mais même chaque semaine ou deux fois par mois.
(43) *Anders Breivik ne voulait pas sauver le monde des monstres extraterrestres, mais des musulmans ; peut-être pas le monde, mais même l’Europe.
(44) *Je trouve qu’il serait bon d’effectuer ce test régulièrement. Peut-être pas quotidiennement, mais même une fois par semaine, peut-être ?
(45) *Elle (la question) a été posée, je suppose 1 000 fois. Peut-être pas 1 000 mais même 500.
(46) *Sur le plateau des Misérables, Daniel Hanquiez connaît tout le monde. Bon, peut-être pas tout le monde, mais même 80 % des 280 figurants qui présentent en ce moment le son et lumière Les Misérables à Montreuil-sur-Mer.
(47) *Maintenant je suis arrivé à un tel degré de conscience que j’ai l’impression de pouvoir transformer n’importe qui en acteur intéressant à filmer. Peut-être pas tout le monde, mais même presque.
28Nous avons choisi ce test parce qu’il réconforte l’idée que dans la structure peut-être NEG A, mais B, la gradualité exprimée par B est minorante, d’où l’incompatibilité avec même, qui amène à une interprétation à effet majorant et donc contraire à celle propre à la structure peut-être NEG A, mais B. En effet, il serait au moins bizarre de considérer, par exemple, 500 plus fort que 1 000. Si une question a été posée 1000 fois, elle l’a forcément été 500 fois aussi. De même dans (46) où 80 % est moins fort que tout le monde, l’équivalent du 100 %. En d’autres termes, le fait que B soit inclus dans A empêche d’ajouter même qui, au contraire, suppose que B est supérieur à A.
Conclusion
29La problématique qui sous-tendait cette étude était de montrer que, malgré les ressemblances au niveau des contenus exclus dans le premier segment et affirmés dans le second, les structures NEG A, mais B et peut-être NEG A, mais B ne sont pas équivalentes.
30Pour essayer de trouver une réponse à cette question nous avons décrit d’abord l’adverbe peut-être, ensuite le mais. Et seulement dans un dernier temps, nous avons examiné leur combinaison à l’intérieur des deux structures ci-dessus.
31Cela nous a permis de saisir le caractère graduel minorant de peut-être, contrairement à la structure similaire, sans peut-être, où le B est parfois inférieur, parfois supérieur à A, selon le contexte. À l’appui de notre hypothèse minorante, nous avons invoqué comme argument la nature de B, mais aussi la capacité d’insérer au moins, expression qui renforce l’effet graduel minorant de la structure. Parallèlement, nous avons montré l’incapacité de remplacer au moins par même car ce dernier amène à inverser le sens de la gradualité, qui passe de minorante, à majorante.
32La mise en évidence de la gradualité s’accompagne d’un certain renforcement de la cohésion de l’énoncé. Cela explique pourquoi, contrairement aux énoncés de (1) à (4) où l’exclusion de A au profit de B est forte, et donc les deux segments sont considérés totalement détachés, séparés, dans la seconde série d’exemples de (5) à (10) le locuteur, en raison de la gradualité induite par peut-être, prend en compte la globalité de la structure. À l’intérieur de cette dernière, A et B sont appréhendés comme étant solidaires, en raison du fait de partager une même échelle, sur laquelle ils expriment des degrés.
33Nous considérons que l’analyse proposée a permis de montrer que la négation sera interprétée différemment selon qu’elle apparaît dans une structure simple (NEG A, mais B) ou dans une structure plus complexe, avec peut-être (peut-être NEG A, mais B).
Bibliographie
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Auteur
EHESS, Paris
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