Le RPF dans le Nord
p. 141-146
Texte intégral
1« Nous autres, gens du Nord […] ne sommes point d’une race qui N redoute la vérité » proclamait le général de Gaulle devant 30 000 militants réunis à Lille le 29 juin 1947 ; après donc avoir cité les « gouffres », économique, social, impérial et extérieur, que ses concitoyens étaient prêts à affronter, il mettait en avant la solution du deuxième : « un régime organique d’association entre tous ceux qui travaillent ensemble à l’intérieur d’un même groupe d’entreprises ». Ce meeting semblant une seconde fondation du RPF résume un symbole : le lieu natal de de Gaulle, sur une frontière souvent envahie, rassemblant toutes les classes d’un pays laborieux… Ce registre équilibrait celui de l’Alsace, hautement patriote mais moins large : le Nord, monde du « travail » ancré plus à gauche, était un enjeu pour ce Rassemblement qui voulait unir les classes et les familles politiques autour du salut public. Pour cette raison aussi, son groupement1 du Nord fut marqué d’une ambivalence qui était celle du gaullisme politique : entre son discours d’union et un ancrage plus pondéré à droite qu’à gauche. Ce fut même plus marqué ici : on verra que ce fut la cause de la plus grave déconvenue dans le Nord.
2On précisera les lieux : d’abord le Nord départemental ; mais le groupement inclut à partir des grèves de 1948 la moitié « houillère » du Pas-de-Calais.
Un rassemblement d’ascendant droitier mais non exclusivement
3L’ambivalence fut native. Si on part des images, le flot des adhésions suivant l’appel de Strasbourg en avril 1948 furent apportées au Libérateur : il y a un gaullisme d’adhésion spontanée, qui était en attente. Si on regarde plus en amont, on voit que l’attente du retour de de Gaulle n’était pas également répandue, même dans le peuple patriote ; que certains le préparaient depuis quelque temps ; que d’autres reconstruisaient sans attendre une scène politique rééquilibrée selon leurs vœux même s’ils espéraient qu’un arbitre national veuille y prendre la place d’un deus ex machina. Dans le Nord, les cadres fondateurs du Rassemblement émanèrent de l’imbrication d’un réseau gaulliste d’origine résistante avec la matrice politique droitière de l’URN (Union des Républicains du Nord)
4L’URN était un regroupement des droites résiduelles face à l’hégémonie de gauche et à la récupération d’un MRP composite (d’une base plus gauchisante qu’ailleurs, tout en incluant la célèbre « machine à ramasser… » au dire même de l’ondoyant et mais porteur Maurice Schumann2). Après un début laborieux, elle connut un redressement électoral spectaculaire en novembre 1946, obtenant plus du cinquième des suffrages dans les IIe et IIIe circonscriptions, les plus défavorables, avec les neuf dixièmes de la population du département, de Lille au bassin houiller et métallurgique. L’effet démultiplicateur découlait de l’affichage gaulliste de ses listes électorales. Cette droite n’était pas moins marquée d’un fort héritage de l’ancien PSF (Parti social français) du colonel de La Rocque, dominant parmi ses cadres organisateurs3.
5Le second groupe, extérieur au monde de la notabilité électorale, fédérait des réseaux de résistants et d’anciens de la France libre, regroupés au même moment dans l’Union gaulliste. Il était non moins lesté d’un contingent d’anciens du PSF ; et même chez ceux dont on ne peut identifier l’origine, l’« apolitisme » qu’ils affichaient était culturellement connoté, sans préjudice d’une virginité apparente. Ce groupe relevait aussi d’un problème classique : leurs titres de résistance ne conféraient pas forcément à tous une aptitude à la direction politique, d’autant qu’à ce défaut courant s’ajoutaient des querelles de chapelle. Précisément le noyau qui s’attacha, et parvint, à surmonter les divisions et à réunir l’URN et l’Union gaulliste se situait aussi à la charnière de l’héritage PSF et du bloc résistant. (On doit mettre en garde contre des caricatures de l’ex-PSF : c’était déjà un rassemblement ambigu, préfigurant à ce titre un aspect du gaullisme politique).
6Le flot des adhésions au RPF débordait totalement ce double noyau politico-résistant organisé. Dans ses bastions naissants en France, les arrivants faisaient la queue aux permanences (250 dans le Nord selon un rapport) qui les enregistraient non sans une déperdition due à l’improvisation locale et au « criblage » imposé nationalement au prix d’une longue attente lassant certains. Il est probable qu’elles dépassèrent au printemps 1947 les dizaines de milles qui furent finalement « encartés » dans le Nord4 : la diversité politique, y compris une part de franche virginité, était plus grande dans une telle foule. Mais le noyau organisateur reste lui identifiable d’emblée autour du jeune Léon Delbecque, précédemment secrétaire de l’Union gaulliste, appuyé sur un groupe cohérent à la charnière de l’URN5. Les démêlés suscités par quelques « parachutés » ou chefs locaux ne peuvent obscurcir la rapidité de sa prise en main, avec le soutien de personnalités du gaullisme résistant6.
7En définitive, l’orientation des fondateurs ne prive pas le tableau du RPF nordiste d’une diversité nuancée. Il accueillit des militants de gauche, tels que le très actif postier Fernand Machut, leader socialiste douaisien ; et de plus nombreux démocrates chrétiens, dont l’ancien député MRP et secrétaire départemental de la JOC Jean Courtecuisse... La mise en scène de cette preuve de « rassemblement » dans un meeting houleux avec ces deux figures7 souligne une volonté de surpondération, dont témoigne aussi l’étiquetage comme « de gauche » de gens qui l’étaient très vaguement. La propension des formations de gauche elles-mêmes à mythifier leur hypothétique monopole de la classe ouvrière permit aussi au RPF de tirer argument inverse de son implantation dans un monde ouvrier de droite qui avait toujours existé8. Et la présence même du repoussoir qu’était l’ancien député de Lille Henri Becquart, discrédité dans l’affaire Salengro mais pas moins gaulliste indiscutable, du temps de guerre, permet de vérifier, par l’hostilité méthodique de Léon Delbecque qui le réduisit à une opposition marginale, cette volonté d’exorciser une image unilatérale du gaullisme comme la droite.
Au cœur du gaullisme militant
8Le groupement du Nord fut exemplaire du RPF populaire. Et de ses limites : on a vu qu’il sut mal capitaliser sa première flambée numérique ; et au delà, les effectifs culminant à 23 000 dans le département en 1948 (30 000 en incluant les secteurs rattachés du Pas-de-Calais)9, retombèrent vite à moins d’une dizaine de mille, comme usés par une politique répondant mal à la sensibilité des foules mobilisées dans un climat de crise. Ce nombre doit certes être rapporté à la forte population régionale ; et comparée aux autres forces qui ne manquaient pas dans le Nord (éventuellement appuyées sur plus de bastions municipaux favorisant le recrutement) : moins de la moitié du potentiel communiste ; en dessous numériquement des effectifs socialistes (toutefois bien moins réellement actifs) ; deux fois et demie ceux d’un MRP plus enraciné qu’ailleurs10.
9Cette force fut organisée fermement sous la poigne de Léon Delbecque. Né en 1919, ouvrier autodidacte devenu contremaître puis déjà cadre de confiance de l’entreprise textile de son très gaulliste patron Eugène Motte, élevé tout aussi vite dans les responsabilités résistantes puis politiques, le délégué départemental aimait une efficacité de type militaire sans pour autant manquer de savoir-faire là où plus de souplesse s’imposait. Assisté d’un « chargé de mission », il commandait une hiérarchie ramifiée territorialement, en une pyramide de cinq délégués d’arrondissement coiffant les délégués de canton, et fonctionnellement, par activité sociale. Le tout était placé sous le regard des missi dominici du centre national, qui multipliaient leurs inspections de cette région stratégique. Delbecque en usait de même pour le contrôle des initiatives et des tâches ; ce qui n’empêchait pas une volonté de faire émerger des responsables capables d’autonomie, à travers des cours d’orateurs, une école de cadre et la formation des élus. Les ressources financières lestées de subsides patronaux permirent d’employer jusqu’à quatorze permanents, d’acquérir des locaux à la mesure des besoins et de lancer de dispendieuses tentatives d’un journal grand public : elles échouèrent mais un organe militant, Le Rassemblement du Nord de la France, puis La Croix de Lorraine, parut non sans volontarisme selon un rythme hebdomadaire qui se dégrada quand les temps devinrent durs.
10Deux pôles résument l’atmosphère contradictoire du RPF dans le Nord. Celui du militantisme allait des journées enthousiastes en présence du Général, dont les secondes Assises nationales du Rassemblement tenues à Lille en février 1949, aux tâches ingrates d’une propagande maintenue dans les temps morts, qui demandaient un dévouement chevillé. Plus exaltants étaient après tout les horions auxquels s’exposaient les braves du gaullisme de la part d’adversaires brutaux contre leurs réunions publiques. Les violences culminèrent lors de l’évacuation, sous les pierres, de deux mille enfants de mineurs non grévistes menacés en 1948, sous la protection de tous les services d’ordre RPF du Nord et du Pas-de-Calais. Ce gaullisme populaire s’opposait parfois au style d’un gaullisme de notables économiques ou électoraux, jugé plus intéressé ou opportuniste, parfois non sans une injustice que les militants eux-mêmes ressentaient lorsqu’ils savaient distinguer les dévouements individuels évidents de tel ou tel de ceux qu’ils étaient tentés d’incriminer en tant que catégorie indifférenciée.
11Ce qui rassemblait gaullistes populaires et bourgeois était en définitive le service du général de Gaulle. Le Nord fut un lieu privilégié de son expression : symbolique comme dans l’adresse qu’il reçut de l’Action ouvrière parlant « au nom des mineurs » lors des Assises citées ; programmatique lors de son discours fondamental de Lille de Juin 1949… Les bailleurs de fonds patronaux étaient eux-mêmes souvent des gaullistes de la guerre, sincèrement engagés à ses côtés : on les trouve au cœur de l’appareil financier national du RPF, derrière le futur sénateur UNR Eugène Motte – cousin de Bertrand Motte, qui était lui-même d’un sentiment plus gaulliste et social que ne le suggérerait une image ultérieure.
Raz de marée et reflux d’un gaullisme néanmoins enraciné
12La performance électorale du RPF dans le Nord fut de peu en-deçà de sa moyenne nationale. C’était un bon résultat dans un département difficile : 36 % des suffrages en 1947 dans les quinze plus grandes villes du département lors du raz de marée des municipales (contre plus de 38 % nationalement, le grand succès local étant la conquête de la mairie de Lille, ainsi que de Valenciennes) ; encore plus de 29 % aux cantonales de 1949. Les 21,5 % obtenus aux législatives de 1951 (22,5 % nationalement) furent un échec cuisant du fait de l’élimination des députés gaullistes de la circonscription de Lille par le jeu de la loi des apparentements. Il venait en fait dans le double contexte national de l’épuisement de la vague RPF, et local d’un faux pas très évitable : le divorce non prémédité avec l’URN de l’arrondissement, les gaullistes locaux ayant dû exécuter une manœuvre d’intimidation imposée par l’appareil national (surtout Jacques Soustelle), contre la formation jusqu’alors alliée, qui demandait seulement la mention de cette alliance dans le titre d’une liste commune – comme à ce moment le général de Gaulle l’accordait à de mêmes indépendants gaullisants dans quatre autres départements. En fait leur député lillois sortant, Louis Christiaens, était un membre loyal de l’intergroupe RPF11 ; et longtemps après la rupture, le second et inspirateur qu’était Bertrand Motte contribuait encore aux finances du Rassemblement. L’oukaze de ne pas afficher leur étiquette trop peu gauchisante pour le département fut formulé trop tard pour que la raison tactique l’emporte sur les malentendus verbaux produisant la rupture12. C’était certes le bilan de l’ambiguïté native du RPF.
13Son long déclin fut ralenti dans le Nord par la solidité d’un appareil même amoindri, et d’un militantisme irréductible ; et encore de quelques alliances qui lui firent garder Lille, avec une majorité relative, aux élections municipales de 1953 (mais en perdant Valenciennes). De ce résidu encore activiste au temps où le Rassemblement fut « mis en sommeil » par le général de Gaulle, la Fédération du Nord des Républicains sociaux fut le successeur organique, toujours sous l’autorité de Delbecque. Réduit à un dixième des suffrages départementaux et à un unique député, le gaullisme demeurait un partenaire de l’échiquier local : sur cette voie comme préparée, l’UNR put rebondir en 1958 et 1962 à un niveau dépassant celui du défunt RPF. Ses cadres, souvent jeunes en 1947, étaient pour une bonne part inchangés même si manqua bientôt celui qui en avait été le forgeron : Léon Delbecque, un des artisans du retour de De Gaulle, en rupture dorénavant sur la question algérienne.
Notes de bas de page
1 Le « groupement » désignait ce que le langage des partis appelle une fédération.
2 Maurice Schumann : entretien avec l’auteur, 22 décembre 1992.
3 Cette constatation a valeur statistique, indépendamment des noms cités infra.
4 Une seule carte RPF fut distribuée pour les deux années 1947-48.
5 On citera le député Paul Theetten, président de l’Union gaulliste ; le journaliste Léon Verschaeve, secrétaire général de l’URN, reconnu comme son Mentor par Léon Delbecque ; Bertrand Motte, secrétaire de syndicat patronal drainant les fonds ; ces trois, et d’autres encore, étaient en outre des anciens du PSF, dont Motte avec été le tout jeune secrétaire fédéral.
6 Jules Houcke, ancien président du Comité départemental de Libération, le professeur Minne, le Révérend Père Carrière…
7 On remarque la réconciliation comme RPF au sein du conseil municipal de Douai de l’ancien orateur PSF (et futur député UNR) Georges Sarrazin et de Machut… qui dix ans plus tôt conduisait une manifestation contre un meeting PSF dont la vedette était le même Sarrazin.
8 La place manque ici pour citer des exemples dans le milieu emblématique des mineurs, où les gaullistes de 1948 étaient souvent d’anciens PSF ou Croix de feu, ou leurs enfants.
9 Le nombre des cartes distribuées est connu de manière fiable par le très méthodique « Recensement du Général » opéré rétrospectivement en 1950-51 (Archives RPF, cartons 518 à 522).
10 On se limite à des ordres de grandeur, seuls autorisés par les sources approximatives des préfets. (AN F1cII 150, Nord).
11 Il fut de nouveau élu député de Lille en 1962 comme apparenté UNR, contre Bertrand Motte devenu opposant en raison du règlement algérien.
12 La liste d’Union des Indépendants, des Paysans et des Républicains nationaux ne fut déposée que onze jours avant le scrutin, aussitôt apparentée par nécessité électorale aux partis de troisième force.
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