La traduction littéraire : sa spécificité, son actualité, son avenir en Europe
p. 383-392
Texte intégral
1J’ai quelque trente minutes pour vous dresser le portrait-robot du traducteur littéraire européen actuel. Pour dresser un portrait-robot, me direz-vous, il faut avoir aperçu la créature. Je voyage assez bien, et de par mes fonctions, je fréquente un très grand nombre de traducteurs littéraires, régulièrement. Et notre créature, je l’ai vue, à plusieurs reprises, de plus en plus souvent même. A croire qu’elle s’est multipliée, qu’elle a été clonée. Cela dit, le portrait que je vais risquer de brosser est peut-être aussi un portrait heuristique, dans lequel la part d’observation se mêle à celle du rêve. Toute hypothèse heuristique n’est-elle pas ancrée à la fois dans l’objectif et dans le subjectif, et tout grand découvreur n’a-t-il pas d’abord rêvé l’objet de sa recherche ? Il est vrai que les apories de la réalisation lui apportent parfois un résultat différent, comme ce fut le cas pour Christophe Colomb qui cherchait non seulement la route des Indes, mais surtout le paradis, et qui n’a découvert que l’Amérique !
2Si le portrait-robot heuristique du traducteur littéraire hic et nunc me tient à cœur, c’est parce que son rôle, bien compris, me semble primordial, central, incontournable dans notre contexte européen actuel. Pour plusieurs raisons.
3On a souvent qualifié le traducteur littéraire de « passeur de mots », ce me semble être une définition minimale et superficielle ; je préférerais l’appeler « passeur esthétique de culture ».
4Aujourd’hui, on parle beaucoup de culture, elle est au centre des préoccupations de ceux qui la trouvent foulée au pied, sacrifiée dans le temple du nivellement par le bas. Mais qu’en est-il de la « culture européenne » ?
5 Car on parle aussi beaucoup d’Europe, et pourtant peu de personnes savent identifier ce concept à une réalité bien concrète. L’adjectif « européen » est parfois même suspect : abstrait, incolore, il semble ne renvoyer à rien qui serait en chair et en os et nous interpellerait réellement, concrètement, nous ferait « vibrer ». Mais soit dit en passant : cela ne l’empêche pas d’avoir déjà une connotation économico-politique qui donnerait plutôt le frisson.
6Je tenterai d’abord de donner de ces deux concepts, culture et Europe, une définition qui s’intégrera très précisément dans le cadre de mon sujet : la traduction littéraire, sa spécificité, son actualité, son avenir, en Europe.
7La culture, c’est l’ensemble des aspects intellectuels d’une civilisation ; c’est aussi l’ensemble des formes acquises de comportements dans les sociétés humaines. La culture, c’est donc aussi bien nos orientations esthétiques et philosophiques que nos habitudes vestimentaires ou alimentaires, que notre mimique et notre gestique. Et le lieu privilégié où tout cet ensemble complexe mais syntone se décante, imprime ses traces et laisse ses vestiges, c’est la langue (cf. Lacan !).
8Le traducteur littéraire a donc maille à partir avec trois éléments :
9la langue, la culture véhiculée par cette langue, et le traitement esthétique des deux par un individu.
10Quadrature du cercle : son labeur consiste à escamoter la langue de départ, tout en restituant la culture de l’original et en respectant le traitement esthétique par une personnalité donnée. Quelle jonglerie !
11Nous n’en sommes plus au temps où traduire un texte étranger revenait à l’accommoder aux mœurs, aux coutumes et aux goûts du lecteur d’arrivée, en tronquant ici, en édulcorant là. Un grand changement s’est opéré auquel Walter Benjamin n’est pas étranger d’ailleurs puisque ce qu’il prône en 1923 dans sa fameuse « Aufgabe des Übersetzers », c’est précisément de laisser transparaître l’étranger dans la langue maternelle, concrètement parlant : de ne pas « franciser » le grec ou l’anglais par exemple, mais de grecquiser et d’angliciser le français, d’une certaine manière tout au moins. Henri Meschonnic ira plus loin lorsqu’il écrira en 1973 : « Traduire entre dans le travail incessant qui change les formes littéraires d’une société ». Et en effet, force est de constater que la réaction actuelle du traducteur littéraire va bien dans ce sens. N’est-ce pas pour cette raison d’ailleurs que l’on retraduit Kafka ou Dostoïevski ? Car il faut bien l’avouer, la très « belle » traduction de Vialatte était une superbe infidèle, n’en déplaise à ses admirateurs. Et pour qui sait apprécier le texte allemand, la métamorphose de Vialatte porte bien son nom.
12 Première conclusion donc : le traducteur littéraire actuel semble refuser l’impérialisme de sa langue maternelle et se montre soucieux d’une réception accrue et affinée du texte étranger, dans son étrangéité. Désormais il sait aussi que la traduction n’est plus seulement la barque qui passe une culture sur l’autre rive, y importe des épices, des couleurs, ou des senteurs inconnues, mais qu’elle y transporte des semences nouvelles et y bouleverse le paysage familier au point d’y laisser des traces indélébiles. Les grands traducteurs ont toujours fait évoluer leur propre langue. Songeons à l’influence de Hopkins sur la poésie française ; ne parle-t-on pas aussi d’un avant et d’un après Jacques Amyot ? Comme aimait à le rappeler Antoine Berman : les grandes traductions achevées ont une certaine autonomie : elles ne vieillissent pas, elles sont des œuvres, attestent donc une certaine liberté par rapport à l’original.
13Comment expliquer cette influence en profondeur d’une langue étrangère sur la langue d’arrivée par le truchement du « grand » traducteur ? Le prétexte, et même le pré-texte étranger contraint le traducteur de fouiller les entrailles de sa langue maternelle pour y découvrir des germes enfouis qu’il cultive et développe, faute de quoi il ne pourrait restituer les éléments lexicaux ou rythmiques du texte premier. La traduction ouverte à l’ Autre remue donc le matériau d’arrivée, mais pas seulement le matériau, c’est-à-dire la langue : car la traduction ainsi comprise agit aussi au niveau des concepts. En effet : la langue reflète entre autres l’approche spécifique des grandes catégories du temps et de l’espace, de la vie et de la mort. L’approche d’un même phénomène peut être diamétralement opposée d’une culture à l’autre : « nature morte » en français, c’est « stillleben » en allemand, c’est-à-dire « vie au repos ». Toute la question est de savoir ce que signifie ici « bien » traduire : est-ce rendre le « stilleben » par son équivalent français, d’approche diamétralement opposée, ou bien est-ce, par un subterfuge linguistique toujours possible, introduire l’optique « autre » dans le contexte nouveau de la langue maternelle et garder l’image de la « vie au repos » ? Sans doute ce choix presque philosophique dépend-il des cas et de l’importance du concept à traduire ; mais pour ma part la deuxième solution me semble plus « intéressante » et plus enrichissante, j’aimerais même dire : plus européenne.
14Certaines langues ont un emploi des temps plus riches que d’autres. Je pense à l’anglais si nuancé dans ce domaine, et à l’allemand, pour une fois, tellement plus pauvre. Prenons l’imparfait français, temps complexe et nuancé s’il en est. On nous enseigne que le passé simple rend l’action ponctuelle, tandis que l’imparfait est le temps de la durée dans le passé, ou de la répétition et de l’habitude. Et pourtant une phrase comme celle-ci est possible : « Ce jour-là, il remportait sa première victoire ». Je n’aurai pas le temps ici de justifier cet emploi subtil de l’imparfait, je vous renverrai plutôt à l’ouvrage remarquable de Henri Adamczewski (Le français déchiffré, clé du langage et des langues – Armand Colin, 1991) qui vous fera toute la lumière sur ce point. Mais imaginez qu’un Allemand soit amené à traduire cette subtilissime nuance dans sa langue qui ne dispose que du prétérit, d’ailleurs indifféremment traduisible par l’imparfait, le passé simple ou le passé composé ?
15Le grand problème de la traduction littéraire, c’est donc aussi la transposition d’une vision du monde, non seulement personnelle, mais culturelle ; le traducteur littéraire a affaire aussi à des « optiques ». Il doit contraindre le lecteur de sa traduction de changer de lunettes.
16A ce propos on pourrait se demander d’ailleurs pourquoi un génie comme Baudelaire, qui n’avait pas besoin de traduire pour écrire, l’a tout de même fait, et remarquablement, au point même que son Edgar Poe serait plus Poe que le vrai Poe... Une réponse pourrait précisément être l’attirance pour l’ autre vision du monde, pour la nuance qui échappait jusque là dans son milieu propre, pour une autre sensibilité, ou encore : le désir pressant de s’élargir soi-même : dans un geste altruiste d’anti-narcissisme, d’anti-nationalisme, d’anti-colonialisme, de découvrir les autres façons de voir, mais aussi, en allant un grand pas plus loin, de les faire siennes. Chaque langue, à côté de ses paramètres universels, cultive le particulier, l’autochtone ; c’est en allant prendre connaissance de tous ces particuliers et en les intégrant dans sa propre langue que l’homme s’élargira ; et c’est cette assimilation du protéiforme qui le rapproche de ce que j’aimerais appeler « l’avant-Babel ». On pourrait donc en déduire, avec un certain extrémisme sans doute, que le grand traducteur littéraire est guidé par la nostalgie du monde d’avant Babel, par l’envie de faire exploser les limites de son carcan linguistique particulier. Car le grand traducteur qui escamote la langue de départ, ne lui substitue pas la sienne propre : en effet, il crée une langue troisième où fusionnent deux visions du monde. Et le texte d’arrivée a alors toujours quelque chose de plus que le texte de départ : car il est le mariage de deux cultures, c’est un chant à deux voix, avec un contrepoint qui, bien dosé, en fait aussi la richesse.
17En conclusion de ce premier point : le traducteur littéraire ferait donc œuvre de tolérance en acceptant la différence au point de l’intégrer concrètement dans sa réécriture ; il serait aussi un fécondateur, un fructificateur de sa propre langue qu’il transformerait dans son souci d’ouverture à l’autre. C’est ainsi que j’aimerais définir sa première mission, presque diplomatique. Car pour en revenir à l’Europe : « On » nous met tous ensemble dans un même panier ; mais qu’est-ce que cela change dans la réalité ? Ne voit-on pas conjointement fleurir les régionalismes outranciers, les revendications extrémistes d’identité culturelle ? Et toutes ces manifestations particularistes ne sont-elles pas au fond une réaction bien saine à une sorte de lavage de cerveau qui aurait pour but de tout décolorer, de faire de nous un troupeau de vaches toutes grises dans une nuit grise ? Un monde uniforme et sans différences, quelle horreur ! Si le Catalan se démarque du Castillan et se raccroche à son identité et donc à sa langue, n’est-ce pas louable ? Car ce qu’il veut sauver ce sont des valeurs, une tradition, auxquelles s’identifier, toute une symbolique grâce à laquelle l’homme peut se construire et exister. Or l’une des tâches du traducteur littéraire est de capter ce tissu complexe dans ses particularités, et de le restituer dans ce qu’il a d’universel, et il le fera dans une langue qui ne sera pas celle qu’il aurait écrite spontanément, mais dans une langue fécondée et enrichie par l’autre.
18Voilà pour le premier point.
19Une seconde question se pose et il faut y répondre pour que le portrait-robot soit complet : qu’est-ce qui fait que l’on préfère traduire un texte littéraire plutôt que d’écrire soi-même ? Les réponses sont multiples et peuvent même s’inscrire sur une échelle graduée au bas de laquelle on aurait ceci : « Parce que le traducteur n’a rien à dire lui-même ; il n’a pas d’inspiration spontanée, il n’a pas de génie ». De là à conclure que ce n’est qu’un tâcheron ancillaire, il n’y a qu’un pas, qui est souvent franchi d’ailleurs. C’est vrai, de tels traducteurs existent, et il en faut, mais l’expérience a prouvé qu’ils ne comptaient pas parmi les plus typiques, et qu’au surplus les œuvres traduites par eux ne faisaient généralement pas partie de ces livres que l’on voudrait sauver de la catastrophe atomique. Transposeurs d’une certaine littérature au kilomètre, ils courent le marathon et régurgitent sans l’avoir digérée une nourriture facile qu’ils ingurgitent à la pelle. Ces traducteurs-là n’ont pas leur place dans notre portrait-robot. Tournons-nous plutôt vers le traducteur littéraire qui ne s’attaque qu’aux grands textes et se lance, en pleine conscience de la difficulté, dans l’aventure de la restitution « fidèle ». Pourquoi n’écrit-il pas lui-même ? La réponse que je propose en est une parmi d’autres, mais c’est celle qui convient à notre portrait heuristique : ce traducteur-ci traduit par altruisme. En effet, la démarche de l’auteur et celle du traducteur sont diamétralement opposées. L’auteur écrit d’abord dans l’introspection, toute sa création passe par son prisme particulier, souvent ce sont ses propres malaises ou conflits qu’il règle dans sa composition cathartique. Aussi louable que soit son but, sa démarche n’en demeure pas moins narcissique. L’auteur est souvent poussé par un irrésistible besoin d’écrire, et se sent mieux une fois son livre terminé. Parce qu’il a non seulement exprimé mais « expulsé » une chose qui fermentait en lui. Même si son travail est au premier degré un travail d’écriture, la dimension artistique de son entreprise n’est pas dissociable des paramètres de son ego.
20 Le travail du traducteur est aussi au premier degré un travail d’écriture, en ce sens c’est un écrivain au même titre que l’auteur, et ses problèmes sont les mêmes : trouver le mot juste, balancer le rythme d’une phrase, trouver le moyen de provoquer tel ou tel effet par tel ou tel expédient linguistique, mais il n’est pas tourné vers soi. Sensible à une voix extérieure, la voix du texte étranger, il ne songe qu’à une chose : prêter sa propre voix pour transmettre le message. Mais pour chanter juste, dans un autre ton, il doit avoir un talent bien particulier : avoir intégré son auteur au point qu’il le sente de l’intérieur, et c’est seulement à partir de ce point central où il finit par se confondre avec son auteur, qu’il peut restituer celui-ci avec bonheur. Sa procédure est comparable à celle du contrefacteur en peinture : pour faire un faux Rembrandt, ce qui est tout un art, il faut d’abord avoir intégré non pas des détails épars, que l’on met ensemble, mais une syntonie propre à Rembrandt, syntonie à partir de laquelle les détails resurgiront presque spontanément sous la main de l’imitateur.
21Notre portrait se précise donc : tolérance, altruisme, amour de l’écriture, besoin de la réécriture. C’est pour toutes ces raisons que notre traducteur littéraire est bienvenu dans l’Europe actuelle : car pour connaître, comprendre l’autre, l’accepter dans sa différence et donc éviter la guerre, il faut l’écouter et le lire ; et pour l’entendre ou le lire, il n’y a que deux moyens : apprendre sa langue ou le lire en traduction. Le traducteur littéraire de bon aloi prend sa tâche au sérieux au point d’y voir une mission : sa fidélité dans le rendu des particularismes n’a au fond qu’un seul but : atteindre à l’universel, un universel pacificateur.
22Notre traducteur n’est donc pas un traître. Il serait plutôt doublement fidèle : à l’étranger d’une part, à sa propre langue de l’autre. Pourtant, cette seconde fidélité comporte un énorme danger, presque insurmontable.
23Que l’on songe à ce que donnerait la reproduction d’une madone de marbre dans le bois ? La veine même du bois ne constitue-t-elle pas un obstacle insurmontable à la reproduction fidèle de telle courbe ou de tel angle, et le ciseau pourtant bien intentionné n’est-il pas amené à trahir le modèle, forcé qu’il est d’obéir à la substance du matériau nouveau ? La langue elle aussi a « ses veines » profondes qui résistent au couteau, en l’occurrence à la plume du traducteur. Toute langue n’est-elle pas un réseau complexe qui canalise l’expression, et donc la pensée ? Parler allemand, par exemple, c’est penser allemand. Penser allemand en français, penser suédois en espagnol... cela devient la quadrature du cercle !
24C’est pourtant la tâche à laquelle doit s’atteler tout traducteur littéraire digne du nom. Fidèle il le sera, mais à deux partenaires.
25 Alors, ce traducteur idéal, me direz-vous, où le trouver ? J’ai eu la chance de le rencontrer souvent, de plus en plus fréquemment même, comme je vous le disais au début ; il est « dans l’air du temps ». En effet, les choses ont changé et continuent de changer sur ce terrain en expansion.
26Il faut bien avouer qu’un grand nombre de traductions publiées jusqu’ici sont décevantes. Certaines frisent même le scandale et contribuent à ce que l’on pourrait appeler « le massacre de la culture de l’ autre ». Rappelons d’ailleurs à ce propos le témoignage révélateur que nous livrent les Testaments trahis de Milan Kundera.
27A côté d’excellentes transpositions dues pour a plupart à des écrivains au premier chef, quantité d’amateurs vont donc (dans le meilleur des cas) s’éprendre d’un texte ou d’un auteur, le transposer tant bien que mal dans leur langue maternelle et réussir à se faire publier, souvent à n’importe quel prix. La plupart d’entre eux semblent ignorer que si l’écriture est un « don », la traduction est aussi un métier qui a ses exigences et implique un savoir-faire.
28Or, ces exigences et ce savoir-faire peuvent-ils s’apprendre ? La traduction de textes juridiques ou scientifiques est toujours confiée à des « spécialistes » formés, connus et reconnus, car la faute ici pourrait être lourde de conséquences. Au contraire, dans le domaine littéraire, on constate que la qualité du travail est laissée au petit bonheur : est-ce à dire que la traduction littéraire est une non-spécialité, et le fait qu’elle n’ait pas d’application pratique directe suffit-il à justifier le manque de conscience professionnelle tant des « demandeurs » (les éditeurs) que des « preneurs » (les traducteurs) ? Dans tout art le don doit être travaillé, l’inspiration géniale ne peut se passer de l’outil et de la technique. Une voix, aussi belle soit-elle, doit s’exercer pour passer la rampe ; une main doit faire des centaines de gammes avant de pouvoir courir avec virtuosité sur le clavier. De la même manière, le don de l’écriture ou de la réécriture reste impuissant sans l’acquisition d’une déontologie qui lui permettra de passer avec bonheur à l’action.
29Partant de ces considérations, il nous a semblé impératif de songer à la formation du traducteur littéraire. Certes, le traducteur doué peut se former seul et sur le tas, mais pourquoi ne pas raccourcir et alléger le long processus souvent pénible et frustrant de cette autoformation solitaire, en dégageant des voies plus méthodiques et plus systématiques ? Beaucoup d’universités européennes intègrent dans leur corpus des cours de traduction littéraire. Une expérience un peu différente a été tentée à Bruxelles dès 1989. J’en avais pris l’initiative, partant du principe que la traduction littéraire, qui est aussi un art, ne peut s’enseigner de la même manière qu’une science exacte. Le Centre européen de traduction littéraire (le C.E.T.L.) s’est donc voulu une sorte de « conservatoire » privilégiant la pratique. L’enseignement préconisé y est dispensé dans une double optique : en premier lieu, il s’agit de transmettre une tradition, pour que l’apprenant prenne conscience des erreurs à éviter et apprécie à leur juste valeur la qualité des solutions adoptées par ses prédécesseurs. Cette démarche s’opère dans le cadre des cours de critique de la traduction, primordial dans la formation. En second lieu, il s’agit de fournir à l’apprenti les outils et les techniques qui lui permettront de mieux exercer son talent, surtout et avant tout par une multitude d’exercices pratiques. Le C.E.T.L. confie donc aux professionnels les plus chevronnés le soin de communiquer leur savoir-faire dans le creuset convivial de l’atelier. Ce sont les plus grands noms de la traduction littéraire actuelle qui défilent maintenant à l’I.S.T.I. (Institut supérieur de Traducteurs et Interprètes de la Communauté française de Belgique}, où s’organisent les cours. Mais comme traduire c’est d’abord écrire ou plutôt réécrire, la maîtrise de la langue maternelle est donc à prendre en compte dans cette formation spécifique qui est dès lors complétée par des ateliers d’écriture et de stimulation à la créativité en langue française.
30Ce cycle de formation qui est postuniversitaire est aussi un lieu de contacts avec la réalité professionnelle : par le biais des enseignants d’abord, qui, jouissant tous d’une notoriété confirmée, assurent le premier lien entre l’étudiant et le monde de l’édition, mais aussi grâce au jury d’examen final qui apprécie le mémoire (une traduction originale) et se compose entre autres de lecteurs de maisons d’édition. Ainsi les éditeurs et les instances culturelles trouvent-ils dans cette école un « vivier » où puiser ces oiseaux rares qu’ils ont par ailleurs tant de peine à dénicher.
31C’est donc un peu la formule de l’atelier de la Renaissance que propose le C.E.T.L. : le maître œuvrant devant et avec ses élèves dans un artisanat commun.
32Rappelons en effet que le concept de travail artisanal serait incomplet s’il ne renvoyait justement à cette « communauté » de travail. Aujourd’hui, fort heureusement, le « métier » de la traduction littéraire reprend son plein sens et cesse peu à peu d’être mutique ou fermé, tel qu’il le fut presque toujours. En effet, ce qui a manqué jusqu’ici à la traduction culturelle, comme aimait à le souligner Antoine Berman, c’est un élément central de tout artisanat : la communicabilité d’une expérience gardée en mémoire. Actuellement, la traduction littéraire est prise dans un mouvement de transformation pour devenir une expérience réflexive et conviviale, et sur ce plan, l’outil informatique acquiert un rôle essentiel et contribue à l’émergence d’une nouvelle figure du statut du traduire. Les outils informatiques permettent non seulement au traducteur de mieux réaliser le travail textuel qui est le sien, mais aussi de garder trace des différentes étapes du traduire, et dès lors de transmettre l’expérience ainsi conservée et analysée. De la sorte, et paradoxalement, l’un des outils les plus modernes du monde moderne, en dotant la traduction d’une mémoire analytique, peut enfin permettre que se constitue une tradition de la traduction, ce qu’Annie Brisset (théoricienne franco-canadienne de la traduction) a appelé « archéologie de la traduction ».
33Désormais, cette convivialité et cette archéologie ne sont plus un vœu pieux, et l’on peut en repérer les traces en plusieurs endroits.
34Tout d’abord dans des manifestations régulières du type des Assises de la traduction littéraire, inaugurées en 1983 dans la ville d’Arles, en France, devenue lieu de communication, de débats, d’échanges entre traducteurs littéraires et éditeurs.
35C’est dans un même souci d’échanges de l’information et en réponse à une volonté commune d’offrir un statut moral, juridique et social au traducteur littéraire que s’est fondé en 1990 le Conseil européen des associations de traducteurs littéraires, le C.E.A.T.L., qui regroupe à ce jour 25 associations et se donne pour objectif premier de promouvoir la qualité de la traduction des œuvres littéraires et de sciences humaines.
36Enfin, c’est toujours dans cette même volonté de communicabilité que se sont créés (à l’instigation du programme « Action culturel » de la Commission des Communautés européennes), les Collèges européens de Traducteurs. Ces institutions, une douzaine à ce jour, sont des centres de documentation et de consultation spécialisés, dotés d’une structure d’hébergement. Mais ils se veulent surtout un lieu de travail et de recherche, de rencontres et d’échanges pour les traducteurs de toutes nationalités, qui ont même parfois le bonheur d’y rencontrer leur auteur. Et quel traducteur consciencieux et ouvert ne rêverait-il pas de faire cette expérience : bénéficier des avantages d’une bibliothèque idéale répondant en tous points à ses besoins d’écrivain, et s’asseoir autour d’une table avec ses homologues : les autres traducteurs de son auteur, et avec l’auteur lui-même, pour échanger avec eux ses points de vue, confronter ses solutions avec les leurs, interroger l’auteur sur tous les points restés obscurs dans son travail ?
37Nous venons d’ailleurs d’ouvrir un tel collège non loin de Bruxelles, dans le cadre magnifique du château de Seneffe, où les traducteurs européens, boursiers des Communautés, et bénéficiaires d’aides substantielles de la part du ministère de la Culture, trouveront les conditions idéales pour pouvoir traduire et « exporter » nos grands auteurs belges de langue française.
38En conclusion : le traducteur littéraire tel que nous l’avons esquissé semble enfin sortir de l’ombre. Car il faut bien l’avouer, à quelques exceptions près, parmi lesquelles, en tête de file, ... Saint Jérôme et Luther, avec aujourd’hui un Jaccottet ou un Coindreau : peu de traducteurs littéraires jouissent d’un renom égal à celui des grands auteurs. Quand un Français parle de Dostoïevski, un Allemand de Cervantes, ou un Anglais de Dante, ils ne songent guère que derrière chacun de ces génies se cache, comme une ombre fidèle, un artisan dont le dévouement est exceptionnel. Et pourtant : s’il est impensable que le nom des acteurs ou des interprètes musicaux ne figure pas sur l’affiche, cela ne surprend guère que le nom du traducteur n’apparaisse pas sur la couverture d’un livre. Ce sont les traducteurs qui ont fait l’Europe ; et c’est à eux aussi que les auteurs doivent leur renommée internationale. Aujourd’hui, alors qu’il s’agit de bâtir une grande patrie culturelle où les identités préservées cohabiteront avec bonheur, c’est encore eux qui s’attellent à une tâche essentielle : mettre à la portée des leurs ce qui au départ leur était étranger, faire passer le message de l’ Autre sans trop le défigurer et œuvrer ainsi dans le sens d’une tolérance et d’une compréhension mutuelle sans lesquelles l’avenir ne peut nous apparaître que noir.
Auteur
Professeur de traduction à l’I.S.T.I. (Institut supérieur de traducteurs et interprètes de la Communauté française de Belgique). Elle a consacré ses recherches au philosophe allemand Ernst Bloch dont elle a traduit par ailleurs l’œuvre maîtresse (Le Principe Espérance) et obtenu en 1980 la Notoriété scientifique et professionnelle (équivalent du doctorat en Belgique) pour ses multiples travaux consacrés au penseur allemand.
Traductrice littéraire auprès des éditions Gallimard, Actes Sud et Labor, elle a obtenu trois prix de traduction : le Prix Ernst Bloch (Allemagne) en 1991, le Prix Aristeïon (Prix de la meilleure traduction européenne) en 1993, et le Prix Gérard de Nerval (Prix de consécration décerné par la SGDL de Paris) en 1996.
En 1989, elle a fondé à Bruxelles le Centre européen de traduction littéraire (C.E.T.L.), cycle postuniversitaire de formation axé sur la pratique du métier, où les ateliers et les séminaires sont animés par une centaine de collaborateurs européens, tous traducteurs littéraires de renom.
Attachée à promouvoir la qualité de la traduction littéraire, elle a fondé, en 1996, un Collège européen de traducteurs littéraires, au château de Seneffe (Belgique), résidence d’accueil offrant à ses boursiers des conditions idéales de travail et la possibilité de rencontrer leurs homologues et leurs auteurs.
Elle est également secrétaire générale du C.E.A.T.L. (Conseil européen des Associations de traducteurs littéraires), qui regroupe à ce jour 25 associations oeuvrant de concert pour la défense du statut moral, juridique et social du traducteur littéraire. Elle est aussi présidente de l’A.R.L.E. (Association pour le rayonnement des langues européennes) et secrétaire générale de la S.G.D.L. belge (Société des gens de lettres).
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Pour une interdisciplinarité réciproque
Recherches actuelles en traductologie
Marie-Alice Belle et Alvaro Echeverri (dir.)
2017
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 1
Michaël Mariaule et Corinne Wecksteen (dir.)
2011
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 2
Michaël Mariaule et Corinne Wecksteen (dir.)
2012
La traduction dans les cultures plurilingues
Francis Mus, Karen Vandemeulebroucke, Lieven D’Hulst et al. (dir.)
2011
La tierce main
Le discours rapporté dans les traductions françaises de Fielding au XVIIIe siècle
Kristiina Taivalkoski-Shilov
2006
Sociologie de la traduction
La science-fiction américaine dans l’espace culturel français des années 1950
Jean-Marc Gouanvic
1999