Europe, traduction et spécificités culturelles
p. 345-358
Texte intégral
1La perspective qui est la mienne autour du thème « Europe et traduction » possède comme point de départ une série de questions étroitement liées que je résumerai en une seule formule : l’Europe a-t-elle modifié l’espace de la traduction ? Autrement dit, comme projet et comme aventure historique en pleine construction prétendant à l’union politique et économique dans le respect de la pluralité linguistique et culturelle, l’Europe a-t-elle altéré la démarche des traducteurs, des théoriciens, des spécialistes ? A-t-elle fait varier certains modes de traduire ? En définitive, depuis que les propos sur l’unité dans la différence imprègnent la plupart des discours, a-t-elle modifié dans l’espace de la traduction la vision de l’ Autre ?
2Vaste réflexion qui devrait faire l’objet de recherches exhaustives1, mais que je limiterai ici au traitement des particularités culturelles dans les traductions littéraires actuelles de la France et de l’Espagne2, publiées pendant les dix dernières années par les grandes maisons d’éditions (traductions récentes donc, mais aussi rééditions actuelles de traductions antérieures, pour lesquelles il n’a pas été jugé bon de proposer de nouvelles versions).
3 J’ai donc décidé de « réinterroger » les stratégies liées aux phénomènes culturels, et plus concrètement l’adaptation, considérée comme procédé ponctuel qui porte sur certains segments du discours et non pas sur la totalité d’un texte (Bastin, 1990 et 1993), et consiste principalement à proposer des équivalents dans les textes-cibles, pour les éléments culturels qui ne sont pas communs aux deux sociétés ou qui ne le sont que partiellement. L’étude du mécanisme d’adaptation englobe donc deux aspects complémentaires, deux niveaux d’une même recherche : d’une part le couple « Culture et Traduction » où l’on analyse comment des cultures données conçoivent la traduction, son rapport à l’Autre, à l’Etranger. Et d’autre part le couple « Traduction et Culture » qui analyse les modes de traduction du fait culturel propre de l’ Autre (Cordonnier, 1989).
4Mon objectif est de situer ce point précis des comportements « traduisants », c’est-à-dire d’analyser leurs caractéristiques, et d’essayer de déterminer comment ils fonctionnent et où ils se situent par rapport à ma question initiale, ce qui me conduira à m’interroger sur la validité ou la relativité du procédé, et sur la pertinence de ses objectifs.
5Je ne reviendrai pas ici, même succintement, sur la notion de culture3 et sur ses différentes manifestations qui pourront être dans l’ensemble affectées par l’adaptation. Je rappellerai néanmoins qu’en traductologie le terme culture englobe généralement l’ensemble des représentations mentales collectives et des comportements qui leur sont liés, ainsi que les notions de civilisation, en tant qu’aspects corrélatifs du mode de vie d’un groupe dans un contexte donné.
6L’appréhension et l’identification explicite des traits culturels dans un texte est complexe et difficile, tant leur nature est différente : marqueurs de type lexical, types de formulations de la réalité ou des symboles impliquant des divergences de valeur ou d’évocation, mais aussi systèmes ponctuationnels, dispositions et marqueurs typographiques, rapports texte/image, phénomènes d’intertextualité, etc.
7Dans le cadre de mon intervention, il est impossible d’aborder tous ces aspects, et, pour des commodités d’exposition, je m’en tiendrai aux marqueurs culturels de type lexical, qui sont les manifestations les plus immédiates des spécificités culturelles. J’en assume néanmoins les limitations dans la mesure où ce sont des instantanés parcellaires qui peuvent posséder une portée limitée sur l’effet global du texte traduit, mais je rapellerai qu’ils accompagnent généralement d’autres pratiques de type cibliste et font partie d’un « système de déformation » (Berman, 1985 : 69).
1. LES COMPORTEMENTS DES PRATICIENS
8Suite à ce préambule, j’aborderai un premier point de réflexion : qu’en est-il actuellement de l’adaptation dans le comportement des praticiens ?
1.1. Les commentaires des traducteurs
9Les traducteurs eux-mêmes soulignent cette nécessité de transpositions culturelles. J’en donnerai trois exemples.
10Claire Cayron (1987 : 93), traductrice de l’œuvre de l’écrivain portugais Miguel Torga, signale le cas d’un jeu enfantin portugais (jogo dos botões), pour lequel s’est posé la question de l’équivalence culturelle. Elle justifie ainsi le renoncement à la « curiosité culturelle » et la décision de proposer un jeu enfantin similaire, le jeu de billes :
« peut-être un « jeu de boutons » a-t-il existé chez nous, mais qui le connait encore ? Notre question dans l’ordre de l’universel local, doit être : quel est le jeu, pratiqué par les enfants de l’âge de Rodrigo et de son milieu social, utilisant des règles et un matériel similaires, et figurant dans l’inventaire ludique français ? ».
11Une autre traductrice, M.T. Zurdo (1986 : 85) justifie également son choix d’équivalence culturelle pour un conte des Frères Grimm : « Creo que sabré hacerlo bien- dijo Caperucita a su madre, y la tranquilizó con un beso ». Cette phrase est suivie d’une note de la traductrice : « En alemán dice literalmente « apretón de manos », pero he considerado oportuno sustituirlo por un gesto más acorde con nuestras costumbres ».
12Susana Cantero, traductrice du roman de J.M.G. Le Clézio Le procès-verbal (1994 : 156), justifie à son tour en note4 la substitution des sigles P.M.U. (pari sur les courses hippiques) par l’équivalent 1X2 (pari sur les matchs de football) :
« ... el Bar-Tabac-P.M.U. requiere comentario. Los estancos en Francia no son establecimientos independientes, sino espacios acotados en el espacio de algunos bares. A su vez, las siglas P.M.U. designan una apuesta hípica legal mucho más popular en Francia que la QH española, por otro lado inexistente aún en la fecha de publicación de la novela. Me permito falsear el original para recuperar la inmediatez de evocación visual que tiene para cualquier espafiol el simbolo 1X2, cosa que en este momento me parece la intención fundamentai del texto ».
1.2. La réalité du texte traduit
13En ce qui concerne la pratique courante, la réalité du texte traduit, il serait laborieux de dresser une liste d’exemples. Je reprendrai donc les plus significatifs de ceux que j’ai pu examiner, et je signalerai tout d’abord la diversité des modalités.
1.2.1 L’omission
14On constate actuellement une tendance à la disparition des procédés d’omission, d’effacement de l’allusion culturelle qui ont été en vigueur jusqu’au début du XXe siècle5, et qui se posaient alors, pour reprendre une expression d’Yves Gambier, comme censure « d’un original considéré comme trop étranger, trop osé, trop exotique » (1992 : 423). Cependant, depuis la fin des années 80 jusqu’à nos jours, l’omission est encore pratiquée lorsque certains éléments ou comportements sont jugés hermétiques, incohérents ou déplacés, surtout pour les textes du XIXe siècle, comme dans l’exemple suivant où le traducteur supprime un comportement qui semble échapper à certaines normes sociales :
« le clerc de l’huissier qui passait sur la grande route, nu-tête et en chaussons, s’arrêtait à l’écouter » (Flaubert, Madame Bovary, p. 48-49)
« y a menudo el alguacil que pasaba por la carretera se paraba a escucharlo » (Madame Bovary, 1986, p. l 19).
1.2.2. La neutralisation
15L’adaptation adopte également la modalité de la neutralisation, c’est-à-dire qu’il n’y a plus d’effacement pur et simple et qu’il n’y a pas encore de substitution par un élément de la culture-cible, mais recherche d’un dénominateur commun possible qui ne transmet que partiellement les particularités des faits culturels-source.
16C’est le cas, par exemple, pour les vêtements, l’habitat, ou les objets, résumés sous un terme générique6 : dans la traduction de La casa de Bernarda Alba de Federico Garcia Lorca, les grilles, élément caractéristique de l’habitat de l’Espagne du Sud, qui ferment indéfectiblement les fenêtres du rez-de-chaussée et sont liées à une coutume qui permettait aux jeunes gens et jeunes filles de s’y entretenir longuement tout en évitant un véritable contact entre eux, sont réduites à la simple fenêtre, ce qui établit, en outre, des contradictions dans le texte-cible et anéantit toute la symbolique de la réclusion.
1.2.3. L’équivalence
17La dernière modalité de l’adaptation consiste en une équivalence, c’est-à-dire la substitution totale par un élément de la culture-cible.
18Je retiendrai ici dans un premier temps les exemples qui sont liés aux noms et prénoms des personnages, utilisés comme indicateurs culturels. Dans la tradition espagnole on a longtemps adapté les noms propres étrangers des auteurs et des personnages7, pratique encore en vigueur aujourd’hui pour ces derniers, bien que minoritaire : Témoin la traduction de L’Assomoir de Zola (1987), où Gervaise, Claude et Etienne deviennent Gervasia, Claudio et Esteban. De même dans la traduction de Madame Bovary, les personnages se nomment Eloisa, Felicidad et Carlos Bovary. En France, cette pratique ne se retrouve que dans des cas isolés, généralement des rééditions, comme pour le personnage principal dans La famille de Pascal Duarte.
19Certaines manipulations ont lieu également dans le domaine de la dénomination des couleurs, des nuances et des clartés, qui peuvent être révélatrices de dominantes culturelles, autrement dit de l’expérience
208 quotidienne, de la tradition littéraire, du symbolisme social ou religieux, mais je n’aurai pas le temps de les aborder ici en détail.
21Pour cerner l’ampleur du phénomène il faudrait également rappeler, dans la version française de Asesinato en el Comité Central de Vázquez Montalbân, les références civilisationnelles telles que el Corte Inglés se transformant en « Prisunic local », Romanones en Clemenceau et une convention d’anabaptistes se déroulant à Torrejón de Ardoz qui a soudain lieu dans le texte français à Trifoullis-les-Oies. Dans La famille de Pascal Duarte de Cela, « el traje de luces » devient « un costume à paillettes », les différentes figures représentées sur le jeu de cartes espagnol redeviennent celles du jeu de cartes américain et la gourde de vin est remplacée par la bouteille de vin.
2. LES COMMENTAIRES DES THEORICIENS
22L’état des lieux de la stratégie adaptatrice, requiert également l’analyse du point de vue des théoriciens, et de leurs arguments. Globalement leurs options s’inscrivent dans une dynamique de « mise en surface » des similitudes et gommage des différences, « bon usage » culturel qui va de pair avec un bon usage de la langue et un bon usage littéraire. Donc une perspective cibliste dominante, qui vise à l’efficacité de la communication et à l’adéquation aux attentes du récepteur, c’est-à-dire aux goûts, aux normes, aux habitudes de la communauté à laquelle il appartient.
23Je ne reviendrai pas ici sur les réflexions les plus connues dans ce domaine. Je rappelerai seulement quelques « classiques » (Vinay & Darbelnet (1958 : 52-53), Catford (1965 : 164-168), Taber et Nida (1969), Vázquez- Ayora (1977 : 322-324), Newmark (1987 : 135)) et je signalerai que leurs arguments sont presque toujours identiques : ne pas présenter d’obstacle à la compréhension, éviter la « couleur locale », considérée comme une surtraduction, ne pas déceler la présence de la traduction (texte comme traduction).
24Face à ces prises de position peu de controverses se sont manifestées. Signalons bien entendu les voix discordantes de Meschonnic et de Berman9 : dans leurs nombreuses études sur la traduction ethnocentriste, ils citent l’adaptation comme l’exemple classique des procédés d’annexion, mais ne le développent pas en détail, s’intéressant de plus près à la traduction de la lettre en ce qu’elle comporte de manipulations langagières et littéraires.
25Dans ce bref panorama, j’insisterai cependant sur des ouvrages récents publiés par certains spécialistes espagnols. On y constate que le problème du transfert des faits culturels est passé sous silence (Tricás : 1995), ou bien revendiqué dans l’optique de la « traduction culturelle » (Peña & Hernández Guerrero, 1994 : 36), ce qui débouche parfois sur des solutions extrêmes – et inopportunes – comme remplacer, les « rouleaux de parchemin » par des « livres » (Torre, 1994) au nom de l’équivalence dynamique10.
3. VISÉES DE L’ADAPTATION
26Au terme de ce bref tour d’horizon de l’adaptation tactique des éléments culturels, il est possible de constater que le procédé ne se produit pas de façon aléatoire, et n’obéit pas seulement aux enjeux de certains textes, mais qu’il obéit à un certain nombre d’objectifs explicites et implicites, étroitement liés au concept d’étranger et d’altérité, car comme le rappelle Berman « la visée même de la traduction – ouvrir au niveau de l’écrit un certain rapport à l’Autre, féconder le Propre par la médiation de l’Etranger – heurte de front la structure ethnocentrique, réductrice de toute culture » (1984 : 16).
27La présence actuelle de l’adaptation qui nous offre une culture tamisée, semble quelque peu choquante à une époque d’internationalisation des échanges, et elle inscrit une contradiction fondamentale : ouverture à l’ Autre dans le fait même de traduire, mais fermeture, résistance à cet Autre dans les modes de traduire.
28Je poserai alors une nouvelle question : pour quelles raisons, explicites ou implicites, les décisions des théoriciens et traducteurs freinent-elles le transfert de certains aspects culturels ?
3.1. Objectifs explicites
3.1.1. La compréhension
29Les propos des théoriciens et les comportements des traducteurs visent un premier objectif explicite axé sur la compréhension, la facilité de lecture, objectif qui prétend que le public ne soit pas dérouté ou rebuté par un texte opaque. Ce critère de lisibilité conduit à un travail de manipulation guidé par la représentation que le collectif théoriciens-traducteurs-éditeurs-critiques se fait des compétences intellectuelles11 et de l’horizon d’attente culturelle des lecteurs et laisse supposer que les traducteurs, contrairement aux créateurs, doivent maîtriser le destin de leur production.
30Or, ce concept de compréhension, d’effectivité de la communication fige l’image que l’on se donne du savoir, des connaissances, de la préparation intellectuelle du public dans sa capacité d’ouverture aux pratiques langagières et culturelles autres. On manie ainsi avec une extrême facilité des partis pris sur son manque de discernement, ce qui conduit à l’une des idées reçues les plus tenaces en matière de traduction, à savoir le rôle du traducteur, comme vulgarisateur des textes (Bensoussan, 1987).
31Il semblerait donc que les théoriciens et les praticiens qualifient de lecture « ardue », toute lecture de textes traduits qui ne serait pas « comprise immédiatement », comprise sans hésitation d’aucune sorte.
32Or, pour ce qui est de la lecture d’ouvrages en langue maternelle, le fait que certains détails, aspects, allusions, échappent au lecteur n’est considéré un obstacle ni de la part des écrivains ni de la part des éditeurs. Car il est bien évident que les éléments culturels présents dans les créations peuvent constituer des obstacles, soit par effet de diachronie, aussi bien dans les œuvres du passé que dans les œuvres actuelles qui situent leurs actions à des époques éloignées, soit par éloignement géographique, soit tout simplement par méconnaissance du lecteur.
33L’adaptation destinée à éviter les espaces d’indétermination dans le texte traduit nous semble donc fondée sur une vision réductrice de l’acte de lecture, vision souvent limitée à la connaissance empirique, sans qu’il y ait de place pour le rationnel, la conceptualisation, la déduction mais aussi l’intuition du lecteur. La lecture du texte traduit, tout comme celle d’un texte original, est un acte d’intelligence où se développe pleinement le processus de la connaissance, et généralement le contexte possède suffisamment d’indications pour que le lecteur rétablisse à peu près convenablement ce qui pouvait lui paraître anormal, étrange ou déroutant. La participation du lecteur est une participation dynamique et l’objet imaginaire se constitue à partir d’une série de combinaisons, d’associations, de compositions, etc, qui aboutissent à l’interprétation figurative. Ce processus de la connaissance n’est pas nécessairement immédiat, linéaire, progressif et fluide.
34D’autre part, ce traditionnel objectif de compréhension demande à être réanalysé à la lumière de la configuration actuelle des différentes sociétés au sein de l’Europe.
35En effet, peut-on encore partir de la prémisse d’un « grand public » soit disant homogène dont les facultés de compréhension seraient plus ou moins connues des traducteurs ? L’existence d’un public implicitement reconnu comme « national » n’est-elle pas de plus en plus contestable ? Tout d’abord par la présence même d’une pluralité et d’une altérité culturelle intérieure, notamment dans les faits culturels régionaux, mais aussi et surtout à cause du métissage culturel interne, en partie lié aux migrations, qui impliquent donc un système à références pluriculturelles où, d’une certaine façon, l’ Autre extérieur est devenu en même temps le Même et l’ Autre intérieur. Phénomène plus palpable sans doute dans certains Etats membres, mais qui est de toute façon appelé à se développer, de par les principes mêmes de constitution de la communauté européenne et la mobilité des habitants à laquelle elle prétend.
36On réclame donc pour la traduction ce que l’on n’exige pas pour les œuvres originales pour lesquelles on accepte le caractère hétérogène du public chez qui la charge culturelle peut différer selon l’âge, l’origine géographique et ethnique, et l’appartenance socio-culturelle.
37Dans le même ordre d’appréciation, on peut constater que les systèmes littéraires ne présentent pas non plus d’homogénéité (Espagne & Wemer 1994). En effet les figures de l’étranger sont présentes dans les littératures nationales12, et par conséquent, l’étrangeté, l’opacité, le caractère énigmatique et l’exotisme sont des caractéristiques de toute littérature (Khatibi, 1987) : exotisme intérieur présent actuellement dans les littératures nationales à travers les ethnobiographies et certaines littératures régionales, mais surtout exotisme extérieur dans les œuvres de la francophonie et de l’ aire hispanophone, qui impliquent généralement une culture autre, et fournissent régulièrement d’abondantes références à des pratiques culturelles inconnues des lecteurs français ou espagnols, pratiques culturelles qui ne sont pas considérées comme des obstacles insurmontables à la compréhension.
38Et finalement ne perdons pas de vue que tous les supports médiatiques contribuent actuellement à une diminution de la zone d’implicite culturel qui nous sépare de la connaissance de l’Autre. Le secteur de l’information en général (et plus concrètement celui qui est lié au développement de l’image) est aujourd’hui un domaine clé dans les rapports d’altérité, un lieu qui apporte la connaissance de l’Autre, et qui répercute inévitablement sur le domaine de la traduction. L’adaptation apparaît par conséquent et pour l’essentiel, comme un procédé historiquement daté, procédé « raisonnable » à une époque où la transmission d’informations était fondamentalement livresque.
3.1.2. L’effet
39Le deuxième objectif explicite de l’adaptation prétend que le texte-cible puisse proposer les mêmes effets que le texte original sur les lecteurs-source. C’est-à-dire qu’il ne doit pas seulement être intelligible, mais qu’allant au delà d’une diffusion ou promotion culturelle, il doit préserver fondamentalement les mêmes aspects communicationnels de l’œuvre littéraire. Je n’entrerai pas en détail dans ce débat qui semble dépassé, mais je rappellerai que toute traduction est une torsion, un déplacement, une lecture du dehors, fondée sur des modèles de lecture et des systèmes littéraires autres13 .
3.2. Objectifs implicites
40Ces objectifs explicites que je viens de signaler n’expliquent pas totalement la pratique ethnocentriste de l’adaptation. D’autres phénomènes, implicites, viennent sans doute s’y ajouter, sans que, pour l’instant, il soit possible de privilégier une explication plutôt qu’une autre.
41Il se peut que la traduction culturelle manifeste une volonté de présenter l’homme dans son unité et non dans sa diversité, en cherchant à établir un parallèle, en voulant « retrouver dans chaque culture les mêmes éléments mais sous des formes différentes ou des degrés de maturité différente » (Abdallah-Pretceille, 1983 : 41). Et ne pourrait-on pas se demander si certains mécanismes d’adaptation ne poursuivent pas la mise à jour d’un patrimoine culturel commun entre Etats-membres, la configuration implicite d’une sorte d’eurocentrisme ?
42Par ailleurs, ces pratiques d’adaptation culturelle peuvent également manifester un doute identitaire, un certain repliement des sociétés sur elles-mêmes face à des craintes de colonisation culturelle ou de constitution de certaines langues-cultures comme langues-cultures de références, car comme l’affirme Antoine Berman, la traduction « n’est pas simple médiation mais processus où se joue tout notre rapport avec l’autre » (1984 : 287)14.
CONCLUSIONS
43Et pour conclure, je reviendrai sur le principal enjeu culturel de la construction européenne qui est de favoriser les échanges en abattant les différentes barrières pour construire une communauté de l’égalité dans la différence, une véritable communauté pluriculturelle loin de toute tentation hégémonique.
44Par conséquent, pour trouver son véritable rôle en Europe, le collectif « Traduction » doit cesser d’être une force conservatrice, un héritage inerte, et adopter une visée humaniste, une démarche visant à la fréquence et la qualité de l’approche de l’autre. Car le rôle social et culturel de la traduction n’est pas acquis une fois pour toutes, il se situe au sein de cadres intellectuels en mouvance. Dans l’Europe du tournant de siècle il semble alors préférable de prétendre à la compréhension de la différence culturelle, qui est en même temps une remise en question du propre système de références et un apprentissage de la tolérance, car en montrant la différence on laisse voir la ressemblance, alors qu’en montrant la ressemblance on cache la différence.
45Ceci dit, mon intervention s’achèvera moins sur des conclusions que sur des interrogations. Je reviendrai tout d’abord sur certains préjugés traductionnels qui considèrent la note en bas de page, le glossaire final ou les commentaires préalables comme la honte du traducteur. Mais l’enjeu de la modernité européenne à laquelle nous prétendons ne réclame-t-il pas une autre perception de la traduction, une nouvelle exploration qui ne laisserait plus aux seuls écrivains le rôle de « maîtres de la parole », ne serait-ce qu’en assumant naturellement des pratiques couramment acceptée chez ces derniers. Je songe, entre autres, aux nombreuses notes explicatives du roman de Montherlant, Les Bestiaires (1926), du roman de Chamoiseau, Chronique des sept misères (1986) ou à l’appendice introduit par Glissant à la suite de la Case du Commandeur (1981), ou par Alejo Carpentier à la suite de Ecue-Yamba-O (1933). Une ouverture vers l’altérité demande donc à ce que le collectif « Traduction » soit prêt à accepter ces pratiques de notes, mais aussi de glossaires, de commentaires ou d’incrustation dans le texte.
46Et finalement, je pense qu’il faudrait s’interroger sur un enseignement à la lecture en traduction, totalement laissé pour compte dans les situations d’apprentissage : en effet on aborde la littérature en langue maternelle, et la littérature dans les textes étrangers dès que les connaissances de la langue étrangère sont suffisantes. Mais on n’aborde pas l’approche des textes traduits. Bien sûr les figures, les phases de cette « éducation à l’étrangeté », selon l’expression de Berman (1985 : 36), ne sont pas simples à établir, et requièrent une analyse beaucoup moins superficielle que celle que je viens de faire, mais elles sont indispensables si l’on espère voir surgir l’homme européen au delà du citoyen européen.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Notes de bas de page
1 Mon intervention ne constitue qu’une simple approche du phénomène à étudier, une étude plus vaste réclamerait un corpus clairement délimité et l’inclusion de paramètres que l’espace imparti m’empêche d’intégrer.
2 Ma perspective étant une perspective d’enseignante, je m’inscris dans une tendance qui vise à reconsidérer l’écrit littéraire comme outil de formation, car les traductions littéraires constituent un excellent matériel d’observation pour s’initier à une réflexion théorique et à une pratique traduisante, même si les conclusions sont à nuancer pour certains textes dont la fonction diverge fondamentalement.
3 Le concept de culture est une question épineuse, sujette à de nombreux débats depuis le XVIIe siècle. Actuellement il fait l’objet de recherches pluridisciplinaires liées à la philosophie, l’anthropologie, l’ethnologie, l’histoire, la sociologie et l’enseignement des langues. Signalons, entre autres, l’intérêt des tentatives de délimitation et de clarification des notions de cultivé et de culturel, de culture et de civilisation.
4 On ne peut qu’être surpris de cette utilisation de l’espace de la note dans les deux derniers exemples. Si la note est considérée comme une pratique abusive qui rompt la lecture, il semblerait plus cohérent de l’utiliser pour justifier la présence de l’élément culturel autre, et non pas, comme dans les deux exemples concernés, d’y indiquer l’élément culturel original, de l’expliquer et d’en justifier l’équivalent proposé.
5 La première traduction américaine de L ’Assommoir de Zola, offre un effacement des tabous culturels, notamment les références au métier de croque-mort, ainsi que les allusions aux odeurs corporelles (D. Baguley « Après Babil. L’intraduisible dans L’Assommoir », La Traduction. L’universitaire et le praticien, Ed. Université d’Ottawa, 1984, p. 181-190). Il en fut de même dans les années 30 pour une version anglaise des textes de Proust où sont éliminés certains épisodes de la carrière amoureuse du baron Charlus considérés comme scabreux (E.G. Marantz, « Traduction et créativité », idem, p. 191-196). Ou encore certains détails du rituel de l’habillement du torero dans Sangre y Arena de Blasco Ibañez, quelques peu escamotés dans la traduction française des années 20.
6 Ce phénomène se retrouve également dans des traductions cubaines des Contes d Amadou Koumba de B. Diop (Sénégal), et ce, malgré une politique traduisante marquée par l’ouverture vers certaines littératures et cultures minoritaires. Alors, réflexe instinctif du traducteur ?
7 Pratique en vigueur en Espagne jusqu’au début du XXe siècle. En France, la pratique a longtemps combiné dans le même texte la francisation des prénoms possédant un équivalent et le maintien en langue-source des autres. Mais à partir des années 20, les traducteurs maintiennent généralement les noms et prénoms originaux.
8 Cf. E. Coseriu (1977 : 228). Il insiste sur les faits qui, outre leur fonction de désignation, possèdent une fonction symbolique, et, afin d’éviter un conflit d’interprétation, recommande de trouver des éléments qui ont une fonction symbolique similaire dans la communauté-cible (ex : traduire le noir comme symbole de la mort, du deuil dans certaines communautés par la couleur symbolique équivalente).
9 Voir également E. Lorenzo (1980 : 171). Récemment Jean et Claude Demanuelli contestent, non pas l’adaptation en tant que procédé, mais la justification qui en est généralement proposée (1995 : 10).
10 « si suena extraño afirmar que alguien leia un « rollo », podemos simplemente decir que leía un « libro », ya que, en definitiva, el libro no es sino el équivalente cultural de lo que en otro tiempo fue el « rollo de pergamino »» (p. 125).
11 II conviendrait de se demander si l’origine n’en remonte pas aux formes d’adaptation liées à la diffusion des œuvres « classiques » en feuilletons dans les journaux, c’est-à-dire à une époque de généralisation de la lecture populaire. Dans l’espace de la traduction survivrait alors ce réflexe qui voudrait que les publics autres soient toujours des publics moins « cultivés », et que, par conséquent, la lecture des traductions soit une lecture « populaire » ?
12 Rappelons les écrits des voyageurs romantiques français et espagnols, et aussi certains écrits de Gide, Camus, Malraux, Montherlant, Segalen, Michaux, Leiris, Loti, etc, dans le domaine français ; et Alarcôn, Blasco Ibáñez, Ganivet, Marsé, Goytisolo, etc pour le domaine espagnol.
13 Cf. les réflexions d’Antonio Figueroa : « El acceso al texto extranjero se realiza siempre desde otros modelos de lectura, desde otros sistemas literarios [...] Toda lectura que se realice desde una época distinta será en cierta medida una lectura a destiempo, y toda aquella que se realice en otro espacio diferente del previsto sera de algun modo una lectura « fuera de lugar » (1991 : 22).
14 La question des subventions officielles à la traduction s’inscrit dans cette tendance : elles ne portent pas sur des pratiques traduisantes liées au brassage, au métissage linguistique et culturel, mais visent généralement à la diffusion des auteurs autochtones peu connus, et moins souvent à la diffusion, à la connaissance de l’étranger.
Auteur
Maître de conférences (Profesora Titular) à l’Université de Cádiz (Espagne) où elle est chargée de différents modules de Traduction (1er, 2e et 3e cycles), et docteur de l’Université de Bordeaux III. Sa thèse, intitulée Surréalisme et Traduction, analyse certaines versions en langue espagnole de poèmes surréalistes français entre 1924 et 1950. Son champ de recherches s’articule autour de trois axes : 1. traductions des textes littéraires réalistes, fantastiques (Maupassant), surréalistes (Breton, Péret, Desnos, Eluard), francophones (Césaire, Scutenaire) 2. aspects culturels de la traduction (proverbes, adaptation culturelle) 3. histoire de la traduction (réception en Espagne des textes littéraires français du XIXe siècle (Concourt...). Elle est responsable d’un groupe de recherche en traduction (français-anglais-espagnol) à l’Université de Cádiz depuis 1991. Elle a traduit en espagnol des poèmes (M. Cosem, G. Althen...), et des contes et nouvelles (M. Aymé, B. Diop), ainsi qu’une pièce de théâtre en français
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Pour une interdisciplinarité réciproque
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2017
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 1
Michaël Mariaule et Corinne Wecksteen (dir.)
2011
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 2
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2012
La traduction dans les cultures plurilingues
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2011
La tierce main
Le discours rapporté dans les traductions françaises de Fielding au XVIIIe siècle
Kristiina Taivalkoski-Shilov
2006
Sociologie de la traduction
La science-fiction américaine dans l’espace culturel français des années 1950
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