Les traductions hongroises de l’œuvre de Chateaubriand
p. 171-180
Texte intégral
1Je voudrais consacrer ma communication à Chateaubriand, écrivain dont la personnalité, la morale et l’œuvre, ont déterminé en Hongrie des stratégies spécifiques de réception (les auteurs français en effet ne sont pas seulement traduits mais aussi imités) qui ont varié selon les époques. Les conceptions politiques et esthétiques de l’auteur de René (1802) et d’ Atala (1801) ont exercé une influence importante en Hongrie, à la fois sur le public mais également sur les autorités, ainsi qu’en témoigne l’examen de l’histoire des traductions de ses œuvres.
2C’est grâce aux traductions que les idées politiques de Chateaubriand ont pu nourrir les réflexions des hommes politiques hongrois, qui sont souvent aussi des hommes de lettres notamment pendant la première moitié du XIXe siècle. On observe également que les termes de la réception idéologique de l’œuvre française se modifie (or ceci est aussi perceptible à travers les traductions) selon les grilles de pensée individuelles des « récepteurs ». Ainsi les idées politiques de Chateaubriand se sont trouvées à la base des ouvrages du plus grand libéral hongrois de l’époque, József Eötvös, mais elles ont de même influencé les conceptions du chef de l’opposition politique hongroise, le comte István Széchenyi. La jeune Hongrie trouve dans Chateaubriand ce qu’elle veut y trouver.
3Toute l’œuvre de l’écrivain français fut traduite au cours du XIXe siècle. Au XXe siècle, par contre, on chercherait en vain des références concernant notre auteur. Pendant les quarante années que dura le régime communiste, et à l’exception de quelques brèves études et articles publiés dans des dictionnaires littéraires, on ne trouve ni traductions, ni études sur Chateaubriand.
4Un siècle a dû s’écouler pour que la Phèdre de Racine éveille un faible écho en Hongrie. Mais deux années sont suffisantes pour qu’ Atala de Chateaubriand soit réimprimée puis traduite en cette même Hongrie. En 1803, Georges Aloys Belnay, libraire de Presbourg (ancien Bratislava, et ancienne Pozsony lorsque la ville appartenait à la Hongrie), informe sa clientèle qu’elle peut se procurer chez lui les dernières nouveautés, entre autre l’ Atala de M. de Chateaubriand :
« L’édition que je vous présente, Lecteur, – dit l’éditeur – je la fis faire d’après la cinquième édition faite d’après la quatrième, où l’auteur a profité de toutes les critiques pour rendre ce petit ouvrage plus digne de succès qu’il a obtenus. » (in : Baumgarten 1948 : 32)
5Atala doit connaître une certaine vogue, car en cette même année 1803, le libraire Belnay publie une traduction hongroise du petit roman à l’usage de ceux qui ne possèdent pas suffisamment le français. Un avocat peu connu, E. Bozoky, est chargé de ce travail. Dès l’abord, la première page nous étonne. Le nom de l’auteur est magyarisé, c’est-à-dire transcrit selon la prononciation : Satobriand Agoston Ferencz. Le titre du roman est plus explicite ; il mentionne « l’ Amour des deux indiens des pustas de la Louisiane ». Le terme pustas signifie en hongrois la Grande Plaine hongroise. Le traducteur signale dans sa préface que
« l’ouvrage [de Chateaubriand] va décrire l’amour d’une chrétienne et d’un sauvage américain, ainsi que les mœurs et coutumes des sauvages, y compris leur parler naïf. Choses qui diffèrent sensiblement des nôtres [les Hongrois] ! C’est pourquoi la traduction n’était point une tâche aisée. » (in : Baumgarten 1948 : 324)
6Ce que le traducteur fait ressortir, c’est l’aspect exotique du récit. Dans les notes qu’il ajoute, tantôt il éclaircit les expressions françaises, tantôt il explique sa manière de traduire. L’oiseau cardinal, par exemple, devient l’oiseau de feu, parce qu’il a le plumage rouge ; la traduction recourt, dans les notes, à l’Histoire Naturelle Földi, pour présenter des descriptions plus précises aux lecteurs hongrois. Où Bozoky ne trouve pas l’expression la plus exacte en hongrois, il donne le terme en français aussi.
7Dans ses Mémoires d’Outre Tombe, Chateaubriand fait référence à cette traduction hongroise de son Atala et il n’en est pas du tout content :
« Le slave se prête à toutes les traductions : ma pauvre Atala a été accoutrée d’une robe de point de Hongrie ; elle porte aussi un doliman arménien et une voile arabe. » (Chateaubriand 1964 : 250)
8Visiblement Bozoky avait des ambitions d’ordre patriotique plutôt que d’ordre esthétique. Et comme souvent dans l’histoire de la Hongrie, ce patriotisme s’exprime par l’usage de la langue. Ce n’est pas du tout étonnant, car des circonstances historiques ont rendu difficile à l’homme de lettres hongrois le recours à la langue hongroise. L’acte de traduire est devenu donc comme une épreuve, au cours de laquelle le traducteur hongrois a la possibilité de prouver que les termes de sa langue maternelle sont bien aptes à exprimer les mêmes idées philosophiques ou esthétiques que les expressions de la langue française par exemple. Ainsi, l’étranger offre une sorte de miroir à partir duquel se construit l’identité hongroise.
9L’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) est aussi connu de très bonne heure. Le comte István Széchenyi fait à propos de cette œuvre des remarques dans son Journal que nous allons évoquer. La traduction de l’Itinéraire paraît dans la collection Le Trésor des Voyages, édité par Jànos Kiss, en 1819. Elle est l’œuvre d’un certain Macskàssy, collaborateur à la collection. Les rédacteurs de la collection considèrent l’Itinéraire de Chateaubriand comme dépourvu d’exactitude et plein d’erreurs. Le texte de l’écrivain français ainsi, dans la traduction hongroise, présentera de petits faits menus, tirés des livres des « meilleurs auteurs » comme indiquent les rédacteurs. La traduction est malheureusement banale et sans intérêt. Le traducteur ne sait que faire avec ce qui était personnel, romantique et original dans l’œuvre.
10La répression de la révolution de 1848 marque une coupure non seulement dans l’évolution de la Hongrie, mais aussi dans l’histoire de la sensibilité hongroise. Chateaubriand, l’enfant du siècle, cède la place à l’apologiste du christianisme, au défenseur du trône et de l’autel. Si ses romans sont toujours lus en français par les grands seigneurs, en allemand par les classes moyennes, ses Mémoires d’Outre-Tombe (1848) sont surtout lus par les gens d’Eglise. Le Révérend Père J.A. Rath écrit sur les Mémoires un compte-rendu et le publie dans les Mélanges offerts au savant Danielik en 1852. Cet article ne s’occupe que des événements politiques et surtout ecclésiastiques traités par les Mémoires. Les détails de la vie intime de l’auteur n’intéressent pas la curiosité du Père Rath. En illustration nous ne citons qu’une seule constatation :
« La Restauration fit faillite, non pas, comme on le croirait d’abord et comme M. de Chateaubriand l’a cru, parce qu’elle était réactionnaire, mais parce qu’elle était libérale. » (in : Baumgarten 1948 : 328)
11Cette même note résonne dans la préface de la traduction des Martyrs (1809) éditée à l’imprimerie Lyceum. Ferenc Varga, prêtre lui aussi, pense que l’auteur a un double but, en composant son ouvrage : il veut glorifier l’ Eglise qu’il a offensée dans les écrits de sa jeunesse et apporter ainsi une offrande à sa mère, « ... l’on sait que la pieuse femme avait souffert de l’impiété de son fils. » (Ferenc Varga in : Baumgarten 1948 : 328)
12Selon le traducteur, pour qui trouver l’intention de Chateaubriand est fort important, l’auteur veut démontrer que la religion chrétienne peut peindre aussi bien que le mythe païen les sentiments et les caractères. En revanche, le but du traducteur lui-même est très simple :
« Augmenter le nombre, hélas, infiniment petit, de ces œuvres de notre littérature, qui divertissent noblement, tout en répandant des connaissances utiles. » (in : Baumgarten 1948 : 328)
13Voilà une preuve évidente du caractère utilitaire de la littérature hongroise de la deuxième moitié du XIXe siècle. D’ailleurs, la traduction de Varga est lourde, le style archaïque de Chateaubriand est relevé de néologismes maladroits. Seuls les noms propres intraduisibles et évocateurs, sont gardés, cas exceptionnel à l’époque.
14Le Génie du Christianisme (1802) a été traduit par Istvân Gubicza en 1876 à l’imprimerie de l’institut Hunyadi Mátyás (deuxième édition revue en 1881). Le traducteur commence par avouer qu’il est incapable de suivre « l’aigle dans son vol hardi ». Pour traduire dignement ces pages de Chateaubriand, qui sont plutôt des vers libres que de la prose, il faudrait être un autre Chateaubriand. Gubicza veut simplement « mettre en les mains des lectrices et des jeunes gens un livre qui ne fait pas rougir la vierge » (Gubicza in : Baumgarten : 328). Gubicza nous dit aussi qu’il saute l’épisode de René parce que René est déjà traduit.
15En fait, le public hongrois a dû attendre jusqu’en 1865 pour lire René publié en hongrois à l’imprimerie du Lyceum d’Eger. Son traducteur Endre Gothard, un curé de campagne, avait le goût catholique. Sa Préface affirme que
« René est la plus belle œuvre de Chateaubriand, un poème qui nous touche jusqu’au fond de notre cœur. Quand il fut écrit, la maladie régnant en Occident était le mal du siècle, qui de nos jours n’est plus à la mode. » (Gothard in : Baumgarten : 329)
16La traduction est excellente et en la lisant on comprend que la langue hongroise se prête bien au style lyrique de René.
17Pour compléter ce petit aperçu historique des traductions des œuvres de Chateaubriand, il faut ajouter que Les Aventures du dernier Abencérage sont traduites en hongrois en 1837 à Kolozsvàr, en Transylvanie. Le volume ne porte pas le nom du traducteur. Ces mêmes aventures seront traduites en 1892 par István Rada (Editeur Franklin), en 1921 par Jànos Gyöngyösi (Edition Tevan). Rada a donné également aux lecteurs hongrois les Martyrs en 1888 (Editeur Franklin).
18La réception des œuvres de Chateaubriand est déterminée en Hongrie par le contexte social et esthétique au moment où paraissent les traductions.
19En Hongrie, le XIXe siècle est appelé romantique, mais aussi national. Le romantisme en Hongrie ne s’identifie pas au romantisme français ou au romantisme allemand, pour cette simple raison que la littérature hongroise n’a pas d’âge classique. Le romantisme hongrois ne consiste pas non plus en une résurrection du Moyen Age, qui en littérature et en art n’a pas laissé de traces profondes. Le sentimentalisme vague et les rêveries des romantiques français sont diamétralement opposés au tempérament des Magyars de l’époque. Le romantisme s’y caractérise, en poésie, par le désir de se ressourcer dans la conscience populaire. En politique, le romantisme implique la reprise de la lutte en faveur des idées de la Révolution française, du libéralisme. Mais en Hongrie la révolution de 1848 se transforme en guerre d’indépendance contre l’Autriche, dure pendant deux ans et débouche sur un régime très répressif, impitoyable pour les opposants.
20L’influence française au XIXe siècle en Hongrie est indubitable et se fait sentir non seulement dans la poésie et dans la vie politique mais aussi dans le journalisme ; les idées venues de France .représentent la liberté sociale et nationale à l’opposé de tout ce qui arriverait d’Allemagne et d’Autriche.
21Les discours critiques, qui accompagnent les traductions font référence à la culture réceptrice. Le premier biographe hongrois de Chateaubriand, Zsigmond Bodnár (Chateaubriand et son époque, 1868), compare souvent les coutumes et les mœurs françaises avec la sensibilité hongroise.
22Nous avons déjà mentionné le nom d’István Széchenyi (1791-1860). Ce grand homme politique du XIXe siècle hongrois, aux idées et aux initiatives duquel la nation hongroise doit à l’époque ses institutions ainsi que son progrès économique et social, prend beaucoup de notes dans son Journal (1814-1860), qu’il a toujours sur lui au cours de ses voyages. Paradoxalement, le plus grand homme hongrois comme on l’appelle, a du mal à parler ou à écrire en hongrois. Né à Vienne, fils d’une des plus grandes familles de la haute noblesse hongroise pour qui parler en hongrois était très démodé, il rédige son journal en allemand. Ses premières notes consistent en des citations tirées de De l’Allemagne de Madame de Staël et soulignent l’importance du caractère national ; elles sont suivies par des remarques ironiques sur Chateaubriand. En effet Széchenyi a dîné avec le poète français chez l’ambassadeur russe à Londres en 1822 (Chateaubriand était ambassadeur de France à Londres à cette époque). Le 9 août de cette année, le comte hongrois rapporte la scène suivante :
« J’ai déjeuné chez le comte Lieven avec Chateaubriand qui s’est comporté si maladroitement qu’il se trouve encore dans une situation délicate... Chateaubriand se serait plaint : « Quel pays détestable que cette Angleterre et que les femmes sont sans gaîté, sans toute grâce ! »
La comtesse de Lieven prend la défense du sexe calomnié : « Vous les jugez sans le connaître, on rencontre ici des femmes d’esprit ! » Le vicomte : « Ah Madame, je n’aime pas les femmes d’esprit ! » La comtesse : « Alors, je vous quitte, Monsieur l’Ambassadeur ! » (Széchenyi 1978 : 270)
23C’est aussi dans son Journal que Széchenyi est le premier Hongrois à citer quelques passages de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand. Etant donné que le grand homme hongrois a lui aussi parcouru la Terre Sainte et la Grèce, il remplit les marges de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de notes irritées chaque fois qu’il trouve une erreur.
24Lázár Horváth, l’ami de Széchenyi, joue un grand rôle dans la vie littéraire hongroise. Il a fondé la revue Honderû, organe littéraire très important à l’époque, (dont le titre, inventé par Széchenyi lui-même, est presque intraduisible : La sérénité du pays) mais qui cesse de paraître après la révolution de 1848. Horváth fait un grand voyage en Europe en 1845 ; en France il rencontre Chateaubriand qui écoute émerveillé l’homme de lettres hongrois citer ses œuvres. L’écrivain français offre même son propre portrait au journaliste hongrois.
25L’enthousiasme pour la littérature française, notamment pour les romans de Chateaubriand, a inspiré une œuvre majeure du patrimoine hongrois le premier roman psychologique de la littérature hongroise : Le chartreux [A Karthausi] (1839/41). L’auteur du roman, le baron Jôzsef Eötvös (1813- 1871) fut un homme d’Etat distingué, et à deux reprises (1848 et à partir de 1867), ministre de l’instruction publique. Les expériences acquises pendant son voyage en France, la visite faite par Eötvös à la Grande Chartreuse suggèrent à celui-ci l’idée de son roman qui raconte, sous forme de journal et de mémoires, l’histoire d’un jeune aristocrate français. A l’époque de la révolution de Juillet, nous assistons aux épreuves sentimentales d’un jeune homme qui se fait chartreux après bien des luttes intérieures. Le roman hongrois se rattache à la longue série des romans personnels de la littérature française qui, depuis La Nouvelle Héloïse revendiquent les droits du cœur et de la passion dans un style plus ou moins frénétique et sentimental. Le Chartreux présente toutes les qualités et tous les défauts du genre. La mélancolie, le scepticisme déchirant, le mal du siècle, l’horreur de la société, la fuite dans la nature, l’éloge de la vie simple et naturelle s’y retrouvent avec le style traditionnel : réflexions lyriques, autobiographie sentimentale. Il est évident que tout cela a été suggéré au baron Eötvös par ses lectures françaises. Au reste on trouve même des coïncidences frappantes dans les détails surtout avec Adolphe, René et Volupté de Sainte-Beuve. Mais malgré ces parallélismes, le roman hongrois n’est pas du tout une imitation servile ; l’auteur y peint sa propre vie, y a créé un style personnel.
26Au début du XXe siècle, Miklós Berkovics (1904) étudie la question de l’influence de la littérature française, telle qu’elle s’exerçait sur József Eötvös. Berkovics accentue les différences entre le héros français, René, et celui du roman hongrois, Gusztáv. Il affirme que c’est à travers la figure de René que Chateaubriand diffuse dans toute l’Europe le sentiment du mal de siècle, la mélancolie et surtout la misanthropie. Pour le critique hongrois, l’analyse du thème du désillusionisme au XIXe siècle, offre une possibilité de faire la comparaison entre les héros déçus de certaines époques (la Renaissance et le Romantisme) et la mentalité des poètes hongrois et français, concernant cette déception. Les misanthropes littéraires antérieurs au romantisme sont mélancoliques, langoureux, dit le critique hongrois. Au début du XIXe siècle, cette misanthropie devient, une sorte de maladie dont tous les symptômes font souffrir le protagoniste du roman de Chateaubriand, René. Le misanthrope romantique est orgueilleux et éprouve le sentiment d’une supériorité par rapport aux autres – toujours selon l’analyse du critique hongrois. C’est à travers cette différence, cette rupture avec la société que la première génération romantique veut saisir son identité. René est élu, est poursuivi, il est à la fois bon et mauvais, plein de remords et de vague des passions. Selon Berkovics, les auteurs européens qui ont créé des héros désillusionnés étaient eux-mêmes désillusionnés, tandis que le protagoniste du roman hongrois ne l’est pas. Eötvös trouve une solution à la solitude dans le bonheur individuel. A la fin de sa carrière d’homme politique, Eötvös traite encore de la même question, sous un aspect social et politique, dans un ouvrage philosophique, Les Idées dominantes au XIXe siècle. Dans toute l’œuvre d’Eötvös, les pensées de Chateaubriand restent marquantes et déterminantes. L’écrivain hongrois s’intéresse jusqu’à la fin de sa carrière aux possibilités d’implanter les idées exprimées en des langues étrangères dans la société hongroise dont la base est le développement de l’individu. On voit bien comment les mêmes idées, issues de la Révolution Française, divergent selon la situation politique et artistique des pays qui les reçoivent. Berkovics, critique hongrois partage les considérations de Sainte-Beuve concernant René de Chateaubriand, tout en disant que René n’est pas du tout un ouvrage chrétien mais plutôt un ouvrage païen sous un masque chrétien. Quant au Chartreux d’Eötvös, il serait né sous le signe de la sérénité et de la charité.
27Les libertés prises par les traducteurs hongrois vis-à-vis des textes originaux résultent du fait que la réception des textes n’appréhende pas le fondement philosophique des œuvres françaises à savoir le panthéisme qu’exprime Chateaubriand. Ce panthéisme se présente d’une manière presque directe sur le plan du style.
28En guise d’illustration, je propose d’examiner un extrait tiré d’ Atala en version française et hongroise du point de vue de la position des substantifs et des adjectifs. Je mets en italique les équivalences.
« Suspendus sur le cours des eaux, groupés sur les rochers et sur les montagnes, dispersés dans les vallées, des arbres de toutes formes, de toutes les couleurs, de tous les parfums, se mêlent, croissent ensemble, montent dans les airs à des hauteurs qui fatiguent le regard. » (Chateaubriand 1973 : 43)
« mindenféle formáju [adjectif = de toutes formes] mindenféle szinû [adjectif = de toutes les couleurs], s mindenféle szagu [adjectif = de tous les parfums] fák [substantif = arbres], a vizek partjain [substantifs = sur le cours des eaux] hosszasan lecsüngô [participe en hongrois aussi mais qui ne se présente pas en français = suspendus] gallyas ágaikat [ce syntagme ne se présente pas dans le texte français et signifie « leurs branches à rameaux »], emyôs boltozattal [adjectif + substantif également introuvable dans le texte de Chateaubriand = d’ombelle voûtée] eresztik le [suspendus mais sous forme d’un verbe actif] a hányódó habokra [adjectif + substantif, ne se présente pas dans le texte français = sur les écumes flottantes], csoportosan lepik be [verbe = croissent ensemble] a kôsziklakat [substantif, n’existe pas dans la version française = sur les rochers], s a hegyek bérceit [substantifs, n’existe pas non plus dans le français = sur les sommets des montagnes] ; sürû ámyékkal boltozzák be [n’existe pas dans le texte de Chateaubriand = couvrent de leur ombre] a kies völgyeket [ne se présente pas en version française = les vallées] ; összeborulnak, összefonódnak egymás között [verbe exprimé par deux verbes synonymes en hongrois = se mêlent], s felnyúlnak [verbe = montent] a fellegek közé [dans les airs à des hauteurs] annyira, hogy a látást [le regard] is kifárasztják [qui fatiguent], » (Satobriand Agoston Ferenc, Atala traduit par Bozóky 1803 : 7)
29Le hongrois supporte mal les constructions nominales, voire il met en apposition ou en antéposition les adjectifs, c’est-à-dire devant les noms. Le style mouvementé et cumulatif de Chateaubriand se transforme ainsi en hongrois en style redondant, explicatif, concentrique et les métaphores deviennent comparaisons.
30Ces différences entre l’auteur français et l’auteur hongrois trouvent leur explication dans le fait que les hommes de lettres hongrois ne pouvaient jamais se permettre d’ignorer la volonté d’indépendance. La réception directe, et indirecte, à travers les traductions, l’usage même de la langue hongroise au cours de l’activité littéraire, sont toujours une sorte de justification et d’affirmation que le peuple hongrois existe et a le droit d’exister parce qu’il a sa langue donc son identité. D’où viennent les déformations et les « magyarisations » dans les traductions des œuvres de Chateaubriand.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Berkovics Miklós, Baro Eötvös József és a francia irodalom [Baron Jozsef Eötvös et la littérature française], Budapest, Franklin Tarsulat, 1904.
Bodnár Zsigmond, Chateaubriand és kora [Chateaubriand et son époque], Budapest, Pfeiffer Nandor, 1867.
Chateaubriand François-René de, Atala, Paris, Librairie Larousse, 1973.
Chateaubriand François-René de, Mémoires d’Outre-Tombe, Prague, 28 et 29 mai 1833, édition établie par Maurice Levaillant, Paris, Garnier Flammarion, 1964.
Eötvös József, A Karthauzi in : Baró Eötvös József Összes regényei, Budapest, Révai, sans date.
Kont Ignâc, Etude sur l’influence de la littérature française en Hongrie, 1772-1896, Paris, 1902.
Satobriand Agoston, Atala, traduit par Bozóky István, Pozsony, Belnay, 1803.
Szechenyi István, Napló [Journal], Budapest, Gondolat, 1987.
Szinnyei Ferenc, « Le romantisme français et le roman hongrois avant 1848 » in : Revue d’études hongroises et finno-ougriennes, 1927.
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Europe et traduction
Ce livre est cité par
- Opaluwah, Adeyola . (2021) Translation Quality Assessment (TQA) of Food and Drugs: The Role of Student Translator in National Development. Interdisciplinary Journal of Education Research, 3. DOI: 10.51986/ijer-2021.vol3.02.05
- Meschonnic, Henri. Pym, Anthony. (2003) Texts on translation. Target. International Journal of Translation Studies, 15. DOI: 10.1075/target.15.2.07mes
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