Du panthéisme au surnaturalisme. Nerval traducteur de Gœthe
p. 159-170
Texte intégral
1La carrière littéraire de Nerval s’articule autour de ses quatre traductions du Faust de Goethe. L’auteur n’a pas encore vingt ans quand paraît sa version de la première partie du drame allemand. L’ouvrage, qui sort de presse en novembre 1827, porte la date de 1828. Cette version fait l’objet de rééditions, avec des variantes, en 1835, puis en 1840, date à laquelle le texte se trouve augmenté de l’analyse et d’une partie de la traduction du Second Faust. Enfin, dix ans plus tard, une collection de grand format, « Les Veillées littéraires illustrées », propose le texte des Faust nervaliens en les accompagnant de gravures sur bois.
2Les historiens de la littérature sont enclins, aujourd’hui, à rapporter à Nerval l’influence du Faust de Gœthe sur la littérature française. Les autres traducteurs de Faust, dans la première moitié du XIXe siècle – Albert Stapfer, le marquis de Sainte-Aulaire et Henry Blaze de Bury – sont en effet bien oubliés. Pourtant, de tous les germanistes de son temps, Gérard n’était à coup sûr ni le plus compétent (il avoue lui-même ne pas bien connaître l’allemand) ni surtout le plus apprécié : Sainte-Beuve le considérait, un peu dédaigneusement, comme le « commis-voyageur littéraire de Paris à Munich » (Sainte-Beuve 1864 : XI)1. Certes, c’est la traduction de Nerval qu’a utilisée Berlioz, en 1828 pour Huit scènes et surtout en 1846 pour La Damnation de Faust, mais le musicien n’éprouva jamais le besoin de demander ne serait-ce que l’aval du principal intéressé. Et l’éloge que Gœthe fit, devant son secrétaire Johann Peter Eckermann, de la traduction nervalienne de 1828 demeura même longtemps inconnu du public français2.
3Ni Berlioz, ni Goethe, n’ont donc véritablement attiré l’attention sur les versions de Nerval. Reste cependant que, malgré leur relative discrétion, celles-ci rectifient les interprétations proposées par Madame de Staël, dans De l’Allemagne, en 1814, et jettent les bases du surnaturalisme français. C’est ce que nous voudrions montrer en examinant un passage du premier Faust, – passage figurant dans les quatre éditions des Faust nervaliens et auquel Gérard semblait accorder une importance toute particulière ; notre auteur a en effet choisi ces lignes pour épigraphe à Pandora, une de ses nouvelles majeures. Dans Le Mousquetaire du 31 octobre 1854, on lit, en épigraphe au récit viennois :
« Deux âmes, hélas ! se partageaient mon sein, et chacune d’elles veut se séparer de l’autre : l’une, ardente d’amour, s’attache au monde par le moyen des organes du corps ; un mouvement surnaturel entraîne l’autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux. » (Nerval 1993 : 653)
4Ce passage correspond aux vers 1112-1117 du premier Faust. L’épigraphe de Pandora reproduit les versions publiées par Gérard en 1840 et en 1850 (dans les volumes de 1828 et de 1835, on lisait « convulsif » à la place de « surnaturel »)3, à l’exception du temps verbal de « partageaient » : les quatre traductions nervaliennes, ainsi d’ailleurs qu’un manuscrit préparatoire de Pandora (Nerval 1968 : pl. II), portent le présent « partagent ».
5L’antithèse exprimée dans les lignes retenues par Nerval, en 1854, se rattache à une thématique très riche de la pensée européenne. Le Phèdre de Platon comparait l’âme humaine à un attelage ailé, tiré par deux coursiers de nature différente : souvent rétif, l’un des chevaux frustre la plupart des âmes de la contemplation des essences. La conscience de ce dualisme a été introduite dans la doctrine chrétienne, à la suite de saint Paul et de saint Augustin : aux dimensions spirituelle et sensuelle qui s’affrontent en l’être humain, correspondraient, sur le plan moral, le principe du bien et le principe du mal. Un passage de La Cité de Dieu distingue les deux cités fondées par l’homme, l’une terrestre et bâtie par « l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu », l’autre céleste et bâtie par « l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi » (Saint Augustin 1845 : 138).
6La phrase de Faust ne s’identifie pas tout entière, cependant, aux expressions traditionnelles de la dualité humaine. Les « hautes demeures de nos aïeux »4, qui constituent le monde spirituel vers lequel se trouve entraîné l’« autre » âme du héros gœthéen, ne semblent guère se confondre avec la cité céleste décrite par saint Augustin, ou avec les aspirations humaines à faire le bien, mais paraissent plutôt évoquer le royaume des morts. L’épigraphe choisie par Nerval pour Pandora modifie donc sur un point essentiel la phraséologie inspirée de saint Augustin : le royaume de Dieu n’est pas exactement le royaume des ombres. Or, qu’ils appartiennent au XIXe ou au XXe siècle, les commentateurs français semblent avoir été peu sensibles à l’expression de la tension qui porte Faust vers le pays des morts. Tension bien peu rationnelle au demeurant, et que paraissent rejeter les commentateurs français, qui l’ignorent ou la transforment en une aspiration plus chrétienne, vers le bien, ou plus vague, vers l’infini. Le cas de Xavier Marmier est, à cet égard, exemplaire. Ce germaniste réputé (à l’inverse de Nerval) publie en 1835 des Etudes sur Goethe qui traitent longuement des deux Faust et en traduisent de larges extraits. Parmi ceux-ci figure le passage sur les deux âmes, dont Marmier propose la version suivante :
« Pour moi, je porte deux âmes dans ma poitrine, et l’une tend sans cesse à se séparer de l’autre. L’une avec ses organes et son besoin d’amour, se cramponne au monde ; l’autre s’élève avec hardiesse au-dessus de cette poussière pour planer dans les espaces supérieurs. » (Marmier 1835 : 180-181)
7La traduction de Marmier gomme ainsi l’allusion du texte original au royaume des morts. Dans le commentaire qu’il propose de ce passage, le même critique renchérit :
« Il y a en lui [Faust] deux âmes qui se livrent un combat perpétuel. L’une aspire sans cesse aux jouissances de la terre ; l’autre cherche ses joies dans une sphère plus noble et plus élevée. De là, le doute ; de là, les tentatives contradictoires et le conflit des passions. L’une de ces âmes se donnera au diable, pour pouvoir apaiser plus tôt ses désirs ; l’autre protestera en secret contre ce pacte, et cherchera toujours l’être meilleur qu’elle a rêvé. [...]. / C’est la lutte du mal et du bien ; la lutte du sensualisme contre les chastes idéalisations du cœur et de l’esprit ; la lutte dont tout homme a plus ou moins à souffrir. On porte au dedans de soi le sentiment du bien, on veut le suivre, mais une autre nature combat en nous-même contre ce penchant ;[...]. » (Marmier 1835 : 218-219)
8On doute que pareil commentaire s’applique avec pertinence au passage de Faust sur les deux âmes. Des analyses semblables se rencontrent pourtant chez d’autres germanistes. Même s’ils s’inspirent de traductions plus fidèles, les commentaires proposés au XXe siècle n’échappent pas toujours à de telles réductions. Henri Lichtenberger parle de l’âme « supérieure » de Faust « qui l’attire vers l’infini, vers le divin, vers la vie éternelle » (Faust, trad. Lichtenberger 1976 : LXXXII). Albert Fuchs décrit les aspirations contradictoires de Faust, « l’une visant la satisfaction de la poussée tellurienne et égocentrique des sens, l’autre, l’épanouissement des forces spirituelles les plus altières » (Fuchs 1973 : 211). Serge Gut enfin commente notre passage en ces termes : « Autrement dit, l’une de ces deux âmes est attachée à la terre et Méphistophélès peut la satisfaire ; tandis que l’autre est céleste, avide d’infini et ne peut jamais être assouvie. » (Gut 1982 : 51)
9Ces trois analyses, qui ne tiennent aucun compte de la nuance introduite par Goethe dans l’expression de la dualité humaine, sont représentatives des difficultés éprouvées par les Français à la lecture de Faust. En France, c’est Madame de Staël qui, la première, méconnut la complexité métaphysique de l’œuvre allemande. Même si le traité De l’Allemagne visait à décrier, par l’éloge de son contraire, la France néo-classique et impérialiste de Napoléon, Madame de Staël n’ignorait pas que le public auquel elle s’adressait avait fait de son propre goût la norme de toute chose : de là procèdent sans doute les déformations nombreuses qui affectent la présentation des pièces allemandes, celles de Gœthe et de Schiller notamment, dont l’intrigue se trouve simplifiée pour devenir acceptable aux yeux du lecteur français. Ainsi que l’a démontré un ouvrage anglais récent5, les réductions imposées par Madame de Staël au Faust de Gœthe sont sans doute parmi les plus significatives : omettant de mentionner certains épisodes et insistant sur d’autres, l’auteur de De l’Allemagne fait de la lutte entre le bien et le mal, et du triomphe du premier sur le second, le ressort majeur de la pièce, et elle supprime tout ce qui ne rentre pas dans pareille thématique. De là une présentation de Faust comme une intrigue à trois personnages, où non seulement Marguerite mais aussi le héros éponyme apparaissent comme les victimes du diable et où le rôle de Méphistophélès se trouve indûment surestimé (Madame de Staël met par exemple le diable à l’origine de l’empoisonnement de la mère de Marguerite, – ce qui n’est pas dit dans le texte original). Pareille relecture de Faust comme le récit de l’affrontement du bien et du mal et de la victoire finale du bien a exercé, sur les interprètes ultérieurs de l’œuvre, en France, une influence très grande, comme l’attestent les commentaires suscités de ce côté-ci du Rhin par le passage repris en épigraphe à Pandora.
10Au rebours de nombre de Français, et de Madame de Staël en particulier, le « commis-voyageur littéraire de Paris à Munich » n’a pas failli à sa mission : Nerval semble avoir perçu dans Faust, non le triomphe du bien sur le mal, mais plutôt la démonstration que tout jugement moral est impossible. Tout au long de son œuvre, notre auteur taxe à plusieurs reprises Gœthe de « panthéisme ». Dans Les Confidences de Nicolas, l’écrivain allemand est désigné comme le « poète du panthéisme » (Nerval 1984 : 1035) ; le premier article consacré aux Poésies de Henri Heine évoque la « spiritualité panthéistique » (Nerval 1989 : 1123) de Gœthe ; enfin, on lit dans l’« Introduction » de 1840 à la version nervalienne de Faust :
La négation religieuse qui s’est formulée en dernier lieu chez nous par Voltaire, et chez les Anglais par Byron, a trouvé dans Gœthe un arbitre plutôt qu’un adversaire. [...], ce poète [Gœthe] a donné à tous les principes en lutte une solution complète, qu’on peut ne pas accepter, mais dont il est impossible de nier la logique savante et parfaite. Ce n’est ni de l’éclectisme ni de la fusion ; l’Antiquité et le Moyen Âge se donnent la main sans se confondre, la matière et l’esprit se réconcilient et s’admirent ; ce qui est déchu se relève ; ce qui est faussé se redresse ; le mauvais principe lui-même se fond dans l’universel amour. C’est le panthéisme moderne : Dieu est dans tout. » (Nerval 1989 : 502)
11Le panthéisme, qui consiste à voir Dieu « dans tout », ne va pas sans implications morales : si Dieu est partout – par exemple dans toutes les actions humaines –, si le mauvais principe lui-même « se fond dans l’universel amour », il devient impossible de faire la part des choses et de distinguer les frontières entre le bien et le mal. En 1840, un Essai sur le panthéisme dans les sociétés modernes, dû à l’abbé Maret, s’élevait contre pareilles remises en question. L’abbé Maret avait accusé les universitaires français, au premier rang desquels Victor Cousin, ainsi que de nombreux écrivains (Maret cite Lamartine, Leroux et George Sand en France, Gœthe et Byron à l’étranger) de travailler à la diffusion du panthéisme et de répandre dans les esprits l’idée de la variabilité de la vérité, notamment en matière religieuse. Assimilant Dieu et le monde, la raison divine et la raison humaine, le panthéisme désigne, sous la plume de l’abbé Maret6, une sorte de religion naturelle, où la nature se trouverait dotée de caractères divins (elle serait étemelle et incréée) et où, à l’inverse, Dieu, confondu avec le monde, ne serait plus absolu mais ouvert au changement, à l’évolution, au perfectionnement. Ainsi le panthéisme offre une justification de la théorie de l’historicité des religions : l’histoire verrait la création incessante de religions et de philosophies nouvelles, relatives aux temps et aux lieux, liées aux transformations successives de l’esprit humain. Du panthéisme au scepticisme, puis à l’athéisme, on pouvait estimer à bon droit que le chemin n’était pas long et l’abbé Maret entendait mettre en garde les universitaires contre les conséquences de certaines théories modernes dans le domaine religieux mais aussi dans le domaine moral. Le panthéisme conduit en effet à reconnaître que toutes les opinions sont égales, que toutes les religions, tous les systèmes politiques ont le même droit à paraître et à se produire ; dans les pensées humaines, il n’y a donc rien d’absolument vrai ni d’absolument faux, et dans les actions humaines, il n’y a rien d’absolument bien ou d’absolument mal7. Quelques mois après la publication de l’ Essai (qui sort des presses en janvier 1840), l’« Introduction » au Faust traduit par Nerval ne forçait pas le texte de Gœthe en y relevant les traces du panthéisme. A preuve les difficultés qu’éprouve le lecteur à porter un jugement sur le personnage de Marguerite. Celle-ci s’est montrée coquette, elle s’est parée pour séduire, elle a versé un narcotique à sa mère (qui en est morte), elle a tué son enfant et elle est responsable de la mort de son frère. Coupable aux yeux de la justice et de la loi, elle connaît en prison le châtiment de son inconduite : une fille vertueuse eût résisté au sentiment qui l’entraînait vers Faust. La morale paraît être du côté de Méphistophélès quand il s’écrie « Elle est jugée ! » (« Sie ist gerichtet ! ») [Faust, trad. Nerval 1840 : 157], et la miséricorde divine ressemble, dans une telle optique, à un plaidoyer contre la vertu. Mais le texte allemand invite aussi à d’autres lectures de l’épisode de Marguerite : d’origine sociale modeste, enclose dans la sphère des activités ménagères et des pratiques pieuses, Marguerite est une enfant innocente et pudique. Victime d’un séducteur, d’une entremetteuse et du diable, la jeune fille a été abusée et ne pouvait guère se défendre, d’autant qu’elle est tombée sincèrement amoureuse de Faust. Avant que la jeune fille et celui-ci ne deviennent amants, Faust reçoit, au cours de la scène « Forêts et cavernes » une sorte d’éclair de lucidité : Marguerite vivait « innocente, simple », dans le monde des « occupations domestiques » ; Faust a conscience qu’il vient d’anéantir « la paix de son âme » (Faust, trad. Nerval 1840 : 112) et qu’il l’entraîne dans l’abîme. Ce sont bien les deux complices masculins qui semblent avoir précipité Marguerite dans le tourbillon du mal. Du reste, la jeune fille a été punie par ses remords, ses souffrances et sa mort prématurée, et en la sauvant, le ciel aurait jugé ses intentions et non ses actes.
12Le drame de Faust montre ainsi que le mal est une notion difficile à établir, appelée à varier selon qu’on la considère du point de vue individuel ou collectif, social ou naturel, ou encore selon qu’on envisage les intentions ou les résultats des actions humaines. Méphistophélès lui-même n’offre pas une image claire et précise du mal ; à Faust, il se présente comme ressortissant à « cette force qui tantôt veut le mal, et tantôt fait le bien » [Faust, trad. Nerval 1840 : 38] (autant dire que le diable serait à l’occasion un agent bienfaisant), puis comme « l’esprit qui toujours nie » (Faust, trad. Nerval 1840 : 39). Si tout peut être nié, c’est qu’il n’est pas de vérité absolue. Le Faust de Goethe souligne la vanité, la suffisance et les limites de l’anthropomorphisme et des prétentions humaines à la connaissance. En témoigne le dialogue de Faust avec l’Esprit de la terre, au début de la pièce :
FAUST. Pourquoi te céderais-je, fantôme de flamme ? Je suis Faust, je suis ton égal.
[...]
FAUST. Esprit créateur, qui ondoies autour du vaste univers, combien je me sens près de toi !
L’ESPRIT. Tu es l’égal de l’esprit que tu conçois, mais tu n’es pas égal à moi. (Il disparaît.)
FAUST, tombant à la renverse. Pas à toi !... A qui donc ?... moi ! l’image de Dieu ! Pas seulement à toi ! [...] (Faust, trad. Nerval 1840 : 14-15)
13L’homme est livré au subjectivisme radical, dans le domaine de la connaissance – où toute vérité objective se dérobe – et aussi dans le domaine de la morale – où le bien et le mal sont inextricablement mêlés. Même s’il apparaît quelque peu isolé en France, Nerval n’était cependant pas seul à avoir vu dans le drame gœthéen une leçon de doute et à inscrire Faust au sein de la tradition sceptique. Dans l’édition de 1835 de son propre De l’Allemagne, ouvrage qui s’attachait à corriger les vues tantôt réductrices tantôt naïves de Madame de Staël, Henri Heine avait peu parlé du Faust de Gœthe8 mais n’avait pas manqué d’insister à plusieurs reprises sur le scepticisme et le panthéisme du Jupiter de Weimar. D’autre part, dans une lettre de septembre 1845 adressée à sa sœur Henriette, Ernest Renan écrivait que le Faust de Gœthe « est admirable de philosophie, mais désolant de scepticisme ; le monde n’est pas comme cela : il y a une vérité et un bien absolus9 ». La lecture de l’œuvre allemande n’avait peut-être pas été étrangère aux abîmes qui s’étaient creusés dans la conscience du jeune séminariste de Saint-Sulpice.
14Les érudits qui ont interprété erronément et – comme Xavier Marinier – parfois même mal traduit le passage du premier Faust sur les deux âmes ont fait disparaître du texte de Gœthe la mention d’un aspect essentiel de l’esthétique romantique. La deuxième âme de Faust s’élève, non point vers le bien ou encore vers le Ciel des chrétiens, mais vers le royaume des morts. La traduction de Gérard (qui prend à son tour quelque liberté avec son modèle) qualifie en 1840 et en 1850 la tension, ou le mouvement de l’âme gœthéenne, au moyen de l’épithète « surnaturel », pierre d’attente du surnaturalisme. Cette tension vers le royaume des morts se confond avec l’attirance pour le passé. Le résurrectionnisme du passé constitue du reste le thème central de l’acte d’Hélène, le seul acte du Second Faust que Gérard traduise entièrement, et qui a pour cadre le « creux empire des ombres » et pour protagonistes « les fantômes innombrables des âmes disparues » ; le désir de Faust le guide vers un « monde qui depuis longtemps n’est plus » ; il veut « évoquer de la nuit héros et héroïnes » et spécialement « rappeler à la vie [...] la créature étemelle et divine [Hélène] [...]10 ». A propos du voyage de Faust au royaume des Mères, Nerval écrit, dans l’« Introduction » à sa version de 1840 :
S’ il est vrai, comme la religion nous l’enseigne, qu’une partie immortelle survive à l’être humain décomposé, si elle se conserve indépendante et distincte, et ne va pas se fondre au sein de l’âme universelle, il doit exister dans l’immensité des régions ou des planètes, où ces âmes conservent une forme perceptible aux regards des autres âmes, et de celles mêmes qui ne se dégagent des liens terrestres que pour un instant, par le rêve, par le magnétisme ou par la contemplation ascétique. [...]. / [Partant à la recherche d’Hélène], Faust s’élance volontairement hors du solide, hors du fini, on pourrait même dire hors du temps. Monte-t-il ? descend-il ? c’est la même chose, puisque notre terre est un globe ; va-t-il vers les figures du passé ou vers celles de l’avenir ? Elles coexistent toutes, comme les personnages divers d’un drame qui ne s’est pas encore dénoué, et qui pourtant s’est accompli déjà dans la pensée de son auteur ; ce sont les coulisses de la vie où Gœthe nous transporte ainsi. Hélène et Pâris, les ombres que cherche Faust, sont quelque part errant dans le spectre immense que leur siècle a laissé dans l’espace ; elles marchent sous les portiques splendides et sous les ombrages frais qu’elles rêvent encore, et se meuvent gravement, en ruminant leur vie passée. (Nerval 1989 : 506-507)
15L’au-delà du Second Faust, où le passé se trouve préservé, est par excellence le monde la création nervalienne, – création dont la lettre-préface des Filles du Feu énoncera en 1854 le principe : « Inventer au fond c’est se ressouvenir » (Nerval 1993 : 451). Cette tension vers le passé représente un caractère majeur de l’esthétique romantique, qui a vu en France, non peut-être la naissance (on se gardera d’oublier les traités de Voltaire, novateurs, par certains côtés, dans leur démarche historique), mais au moins l’essor de l’histoire moderne. Les écrivains romantiques rompent avec les habitudes des classiques qui habillaient le passé à la mode de Louis XIV ou de Louis XV et ils s’attachent, au contraire, à transporter en arrière leurs lecteurs, pour leur donner la sensation du passé. De Prosper de Barante à Augustin Thierry et à Jules Michelet, les historiens ambitionnent de montrer « tout vivants »11 les siècles anciens. D’où une écriture de l’histoire conçue, selon le mot de Michelet, comme une résurrection. Le théâtre fut le lieu privilégié de telles expériences : à partir des années 1820-1830, les pièces à sujet historique abondent sur les scènes parisiennes et cette même vogue n’est pas étrangère au succès des romans de Walter Scott. Ce dernier ne tarda pas à faire école. A l’instar de l’auteur d’ivanhoë, le jeune Balzac tente en 1820, dans Agathise, « de faire revivre à son lecteur la vie quotidienne de passé, [et] de ressusciter l’esprit d’une époque » (Chollet et Guise 1990 : 1493). Le poète, le romancier et l’historien se consacrent à un projet commun : ranimer les siècles anciens ; à la suite de Jules Michelet, on traverse et on retraverse le fleuve des morts.
16Sous l’influence du Second Faust, Nerval, et après lui Gautier et Baudelaire, ont conféré à ce mouvement une dimension proprement métaphysique, surnaturaliste. Dans Arria Marcello, l’une de ses nouvelles fantastiques, Gautier a expliqué comment, mû par le désir, l’écrivain pénétrait dans le monde du Second Faust et arrachait au passé des figures qui représentaient aussi des types : ainsi, pour la beauté antique, Hélène, type perdu puis retrouvé par le miracle de la recréation littéraire12. Une pareille « soif de l’impossible » (Faust trad. Nerval 1840 : 191) anime l’esthétique baudelairienne, et Sartre a pu faire observer, dans son essai sur l’auteur des Fleurs du Mal, que celui-ci confondait, radicalement, l’éternité et le passé13. Le poète surnaturaliste s’affranchit des liens temporels qui rivent le commun des mortels à une seule et même époque. Une fois la chaîne brisée, ainsi que le suggère la lettre-préface des Filles du Feu, l’être devient capable de ressaisir le fil de toutes ses existences antérieures ; et pour cela – Baudelaire l’a montré14 – une simple chambre suffit : chambre obscure du poète, c’est là que le royaume des Mères, cette éternité des romantiques, inlassablement renaît.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Mortier Alfred dans Faust de Gœthe. Essai d’adaptation scénique intégrale précédé d’une étude critique et d’une bibliographie dramatique, Paris, Sansot, s. d. [1922].
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2. Corpus de traductions citées
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Faust, tragédie de Gœthe. Nouvelle traduction en prose et en vers par Gérard (Paris, Dondey-Dupré père et fils, 1828 ; l’enregistrement dans la Bibliographie de la France est du 28 novembre 1827) ; Faust, tragédie de Gœthe. Nouvelle traduction complète en prose et en vers, par Gérard (deuxième édition, Paris, chez Mme Vve Dondey-Dupré, 1835) ; Faust de Gœthe, suivi du Second Faust. Choix de ballades et poésies [...] traduits par Gérard (Paris, Librairie de Charles Gosselin, 1840) ; Faust, par Wolfgang Gœthe, traduit de l’allemand par Gérard de Nerval [...], in « Les Veillées littéraires illustrées » (Paris, J. Bry Aîné, [octobre 1850]).
Le Faust de Gœthe, trad. H. Blaze de Bury, Paris, Charpentier, 1840.
Gœthe, Faust, trad. et préfacé par Henri Lichtenberger, Paris, éd. Montaigne/Aubier, 1976.
Gœthe, Faust I et II, trad. Jean Malaplate, Paris, Flammarion, 1984.
Notes de bas de page
1 Voir Nerval 1989 : 1558.
2 Le 3 janvier 1830, l’écrivain allemand avait fait « un grand éloge de la traduction de Gérard [celle de 1828], disant que, quoique en prose pour la meilleure partie, elle était très réussie. » Et Goethe aurait ajouté : « Je n’aime plus lire le Faust en allemand, [...] ; mais dans cette traduction française [il s’agit toujours de la traduction de Gérard], tout agit de nouveau avec fraîcheur et vivacité. » Les propos de Goethe (qui se trouvent consignés au tome II [1836] des Gespräche mit Goethe d’Eckermann) ne furent rapportés à l’écrivain français que durant l’été de 1850, soit quatorze ans après leur publication originale. Gérard en fit alors mention à plusieurs reprises, notamment dans le fascicule des Veillées littéraires illustrées où une « Note du traducteur » contient une version complète de la page qui le concerne dans les Gespräche mit Gœthe. A noter que l’ouvrage d’Eckermann ne sera traduit en français qu’en 1862.
3 Voir l’édition de 1828, p. 70-71 ; l’édition de 1835, p. 67 ; l’édition de 1840, p. 32 et l’édition de 1850, p. 13-14.
4 La traduction de Nerval n’est pas infidèle ; on lit, dans le texte allemand, aux vers 1116-1117 : « Die andre hebt gewaltsam sich vom Dust/ Zu den Gefilden hoher Ahnen. »
5 Voir Isbell 1994 : 70-90.
6 La signification de ce terme complexe a pu varier au cours de l’histoire ; sur cette question, on se reportera à Vernière 1982 : 355 et suiv. On notera en tout cas que le terme était assez flou pour qu’un Maurice de Guérin soit taxé au XIXe siècle de panthéisme sans que sa foi chrétienne fût remise en cause ; voir Gusdorf 1983 : 176-208.
7 Voir la « Préface de la troisième édition » de l’ Essai de l’abbé Maret.
8 Voir Heine 1835 : 318-321. Heine parlera plus longuement du Faust de Gœthe dans un long article intitulé « Méphistophéla et la légende de Faust » (Revue des Deux Mondes, 15 février 1852), où l’auteur insère le synopsis d’un ballet écrit pour le théâtre de la Reine, à Londres, et où il évoque les Faust antérieurs au sien. Cet article est repris dans l’édition de 1855 de De l’Allemagne.
9 Renan [1960], p. 792.
10 Faust, trad. Nerval 1840 : 178, 191, 206 et 244.
11 « Les hommes et même les siècles passés doivent entrer en scène dans le récit [de l’historien] : ils doivent s’y montrer, en quelque sorte, tout vivants ; [...] » (Thierry 1836 : 60). – Sur l’essor de l’histoire à l’époque romantique, voir Crossley 1993.
12 Voir M. Brix, 1996.
13 Sartre 1947 : 198.
14 Voir le poème en prose intitulé « La Chambre double », in Baudelaire 1975 : 280- 282.
Auteur
Chef de travaux à la Faculté de Lettres et de Philosophie de Namur et chercheur au Centre Nerval de cette même université. Auteur de quatre ouvrages sur Nerval et de nombreux articles consacrés au XIXe siècle français ainsi qu’à la réception et à la traduction des auteurs grecs et latins en France ; éditeur de Nerval (dans les Oeuvres complètes dirigées par Jean Guillaume et Claude Pichois, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », 1984- 1993, 3 tomes) et de Grétry (Namur et Louvain-la-Neuve, 1993 ; avec Yves Lenoir) ; collaborateur de l’entreprise Patrimoine littéraire européen (dir. Jean-Claude Polet, sept tomes parus de 1992 à 1995).
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