Traduire l’Europe en France entre 1810 et 1840
p. 137-157
Texte intégral
1. Introduction
1Comment l’Europe fut-elle perçue par la France au cours de la première moitié du XIXe siècle ? Vaste question, question séduisante aussi, qui exprime presque spontanément notre élan vers les synthèses élégantes et commodes. La poser, c’est peut-être aussi lui donner une légitimité et un contenu historiques : serait-ce la conscience de notre jeune citoyenneté européenne qui nous incite à l’effort de rétrospection destiné à reconstituer la généalogie du cheminement européen ayant pour terme la situation d’aujourd’hui, sinon la prospective de demain ? Scruter le passé, ce serait alors indirectement, sinon prudemment, un moyen de nous familiariser avec la nouvelle donne...
2Mais, dans le cadre d’un colloque à vocation scientifique, poser une telle question, c’est d’emblée et avant toute chose suggérer la possibilité d’une réponse de nature scientifique. Rien de moins illusoire, cependant : trop d’écueils, tant sur le plan de la documentation que celui de la méthodologie nous séparent encore d’une synthèse aussi enveloppante et ambitieuse, si tant est qu’une telle manière de poser la question se justifie. Certes, le salut nous a été promis par l’ ère informatique, qui manie avec une souplesse croissante d’énormes masses de données, réveille l’idéal d’exhaustivité, et encourage les tentatives de revisiter les anciens acquis scientifiques, en remettant au premier plan la question, si longtemps ancillaire aux yeux des chercheurs, et des historiens de la traduction en l’occurrence, de l’établissement des corpus. Mais si la documentation électronique se développe rapidement quant aux bibliographies courantes, les corpus historiques, bibliographiques et autres, en revanche, ne font guère l’objet de saisies systématiques, sans doute faute de moyens financiers. Le nouvel empirisme scientifique projette aussi son ombre...
3Par ailleurs, il appelle, sur le plan méthodologique, un véritable renversement de perspective : l’heuristique traditionnellement définie par rapport à l’objet étudié – la fortune d’un auteur, d’un texte, d’un genre, etc. – se voit supplantée par des collectes d’informations très maniables, qui obligent le chercheur à des choix souvent imprévisibles et toujours délicats : quelles seraient en effet les bonnes questions ? et pourquoi ? Au surplus, le traitement des données réclame le concours d’autres disciplines : comment interpréter les statistiques ? Quel sens donner à des courbes ascendantes et descendantes, à des pourcentages, à des proportions, à des taux d’erreur ? Comment composer des diagrammes « fidèles » et « lisibles » ? Ne faudra-t-il bien malgré soi avouer que nous manquons cruellement de modèles d’analyse ? En l’occurrence, toutes les données brutes qui seront présentées ci-après doivent nécessairement garder un statut hypothétique quant à leur interprétation.
4Devant cette double difficulté, dont on mesurera les effets quant à l’objet même de cette contribution, il y a lieu de réduire prudemment la portée de la question initiale. A commencer par la notion d’Europe, qu’il convient de traiter comme une notion heuristique, une structure virtuelle à interpréter selon des perceptions et des catégories historiquement appropriées. A ce propos, il faut souligner que celles-ci ne sont évidemment pas les mêmes selon les disciplines et les pratiques, et que chacune d’elles se prête au surplus à une panoplie d’analyses subsumées sous des angles d’approche différents.
5L’un de ces derniers paraît singulièrement convenir en l’occurrence, parce qu’il permet de confronter sur une base partagée les données de cet exposé et celles que des analyses comparatistes ont permis de mettre au jour pour les dates correspondantes : l’opposition entre l’« ouverture » et la « clôture » des lettres françaises vis-à-vis des potentiels émetteurs européens. On ne se limitera cependant pas au domaine littéraire, fût-ce en l’absence d’études systématiques portant sur d’autres domaines que ce dernier.
2. Sources
6Les données que nous proposerons sont empruntées à la version électronique d’une bibliographie qui vient de paraître aux Presses Universitaires de Louvain, et qui recense la totalité (ou quasi totalité) des auteurs ou groupes d’auteurs traduits en volumes (K. Van Bragt et al. 1995) ; ces volumes, souvent des recueils ou des collections, sont parus en France entre 1810 et 1840, et enregistrés par l’organe officiel de la librairie, la Bibliographie de la France (ci-après : BF). Il est incontestable que cette publication hebdomadaire vise l’exhaustivité, qui n’est cependant pas toujours atteinte dans le cas des traductions : non pas en raison d’une censure qui ne s’exerce qu’assez exceptionnellement, que du fait qu’elle ne recense pas les réimpressions stéréotypées, fréquentes dans le domaine religieux. Elle contient aussi les doubles emplois que sont les ouvrages en plusieurs volumes recensés séparément1. Et le critère de sélection est évidemment la production hexagonale, à l’exception des dernières années de l’Empire.
7Dotée d’un puissant logiciel, cette bibliographie peut faire l’objet de multiples analyses selon les paramètres mis en œuvre et que l’on ne peut détailler ici. La principale lacune sur le plan heuristique (mais sera-t-elle jamais comblée ?) est l’absence partielle de données comparables pour la production originale française. Nous ne sommes certes pas entièrement démunis : le premier des constats porte sur la part prise par les traductions dans l’ensemble de la production lettrée. Mais la comparaison s’arrête à ce niveau de généralités. De même, et relativement au thème général de ce volume, la traduction n’est pas la seule source, si même elle est la plus importante, d’une étude des influences européennes en France. Finalement, il va sans dire qu’une enquête chiffrée et comparative portant sur ce qu’on conviendra d’appeler des éléments « paratextuels » des traductions doit être consciente de ses limites : elle ne rend pas compte des textes proprement dits, n’apprend rien sur leurs tirages, leurs lectures, les « influences » que celles-ci ont exercées, etc. Elle peut toutefois, en tant que telle, apporter des éclairages nouveaux sur des questions déjà anciennes d’heuristique comparatiste, ouvrir des pistes nouvelles, et devenir en conséquence, non un simple instrument de documentation occasionnelle, mais un réel objet de recherche. Il serait même souhaitable, sinon inévitable, du moins à terme, d’envisager, dans le cadre des études d’histoire de la traduction, un lien de continuité entre l’examen de corpus comme celui-ci et des corpus de textes, traduits et originalement français, et souvent mieux lotis par les travaux historiques.
3. Méthodologie
8Mesurer le degré de pénétration de plusieurs cultures en une autre ne va pas sans force ménagements. Cette période relativement brève est l’une des plus mouvementées de l’histoire culturelle moderne, même si elle paraît largement dominée par l’expression littéraire que nous en a transmise l’histoire sous le vocable et le concept de « romantisme ». On admettra aujourd’hui sans peine la nécessité d’ouvrir le champ d’investigation délimité par un tel concept, mais en vertu de quels principes ? Comment gérer la corrélation entre les disciplines et les genres de la culture lettrée ? Peut-on a priori mettre en rapport la science, la géographie, la liturgie ou le théâtre ? Quoi qu’il en soit, la bibliographie dont on s’inspire ici peut offrir un instrument de réflexion sur les analogies et les différences entre l’évolution des systèmes culturels, où les traductions occupent une part importante et jusqu’à présent incontestée.
9Ce n’est pas que la littérature comparée, pour citer la seule discipline ayant vraiment étudié avec une certaine ambition d’exhaustivité les traductions, ne puisse fournir ici des points de repère. Mais ses catégories et ses méthodes relèvent d’une tradition dont on peut contester l’efficacité en relation avec l’extension du champ d’investigation. Le recensement et l’ étude des traductions y sont le plus souvent associés à la question de la « fortune » française d’écrits étrangers, selon un critère invariablement linguistique, celui de la langue de départ : auteur X, genre X, texte X (Shakespeare en France, le théâtre anglais en France, Hamlet en France, etc.). Or, comment mettre en rapport Shakespeare en France et Gœthe en France, le théâtre anglais et la poésie allemande, Hamlet et Wilhelm Meisterl Plus loin, comment dépasser le seuil des auteurs, des langues, des genres, des textes ? Comment interroger les traductions françaises ? Quelle gageure, certes, que de combiner des sources constituées sur des bases différentes, à des fins qui sont rarement les mêmes. La chronologie suffirait-elle à rapprocher des traductions ? Et jusqu’à quel point celles-ci seraient-elles en mesure de recomposer l’attitude française devant l’étranger ?
10C’est précisément pour susciter un débat que sont avancées aujourd’hui des hypothèses qui n’ont à l’heure actuelle qu’un fondement théorique, à défaut d’études de cas portant sur la traduction historiquement définie d’un point de vue « culturel ». Sur ce fondement, on nous permettra de nous référer ici aux thèses des Formalistes russes reprises et développées par les sémioticiens de la culture (Y. Lotman e.a.), et par la théorie du polysystème (I. Even-Zohar e.a.)2.
11Ces thèses ont rencontré des échos favorables tant en traductologie (voir e.a. les travaux de G. Toury, de J. Lambert et bien d’autres), qu’en histoire littéraire (Cl. Moisan 1987). Mais, encore une fois, les indispensables analyses historiques de corpus interdisciplinaires se font toujours attendre, en l’occurrence pour l’époque romantique (voir aussi J. Lambert 1978). D’où cette tentative prudente de baliser quelques pans de ce très vaste champ, composé de plus de 12000 titres d’ouvrages. Pour les présenter, nous retiendrons ici trois paramètres : les langues-sources, les tables systématiques de la BF, les auteurs. Les données seront comparées sur l’ensemble de la période ; des graphiques permettront de les visualiser. Un ordre chronologique sera adopté.
12Une dernière remarque préalable : il va de soi que bien d’autres perspectives peuvent et devront être mises en œuvre. Citons pour mémoire les divisions thématiques autour de la figure du traducteur présentées par Jean Delisle et Judith Woodsworth rédacteurs d’un recueil d’études récemment paru sous le titre Les traducteurs dans l’histoire (1995).
4. Résultats3
A. Les traductions au sein de la culture lettrée (graphique I)
13Que représentent les traductions publiées par rapport à l’ensemble de la production française ? Il n’est pas aisé, il faut le rappeler, de déterminer pour la période concernée les unes comme l’autre. Mais il n’y a pas lieu de s’appesantir ici sur le jeu de la censure qui établit une légère disproportion entre les ouvrages déclarés par les imprimeurs et ceux qui sont officiellement enregistrés dans la BF, ni sur les fluctuations dans la réglementation du dépôt légal entre 1810 et 1814. Ajoutons que la France de 1810-1812
comprenait administrativement la moitié de l’Europe : Bruxelles, Amsterdam, Leyde et diverses villes d’Italie étaient officiellement des villes de l’ Empire français [...]. Ainsi la chute brutale des 5442 titres enregistrés par la Bibliographie de la France pour 1812 aux 2547 enregistrés pour 1814 indique le démembrement de l’ Empire français tout autant qu’une baisse de la production de livres en France ‘métropolitaine’. (David Bellos 1984 : 553)
14La tendance générale de la production d’écrits sous la Restauration et la Monarchie de Juillet est à la hausse, et il faudra en ce sens aussi nuancer le propos souvent tenu d’un cosmopolitisme français qui se traduit par le nombre croissant des traductions.
15L’évolution des volumes respectifs peut s’observer à l’aide du graphique 14. De manière globale, le volume des traductions tend à suivre le rythme de l’ensemble des publications de cette période. Les dernières années de l’ Empire marquent une régression, suivies après 1815 d’une ascension ininterrompue jusqu’en 1826. David Bellos voit pour cette expansion trois raisons :
D’abord, les licences d’exportation de 1814 avaient laissé les magasins dégarnis ; ensuite, il fallait reconstituer les bibliothèques publiques et privées saccagées tant en France que dans les autres pays du continent pendant la Révolution et les guerres de l’Empire ; et, finalement, l’état d’esprit d’‘après-Waterloo’ faisait de la lecture un moyen d’évasion de plus en plus courant (p. 553).
16En 1826 sévit une crise financière générale qui ne laisse pas insensible le monde de la librairie. Cette première crise est suivie de celle de 1830-1831 (Révolution de Juillet). Une lente remontée s’observe ensuite jusqu’en 1834, relayée par une lente descente jusqu’en 18405.
17Que les traductions adoptent dans les grandes lignes cette évolution, qui semble ainsi affecter la librairie en général, ne signifie pas que le rapport entre les deux demeure inchangé au cours de cette période. On observera d’une part les moyennes du volume total des publications et des traductions, sur l’ensemble de la période : la production totale atteint une moyenne de 5914 ; celle des traductions ne dépasse pas le chiffre 400. Sur cette moyenne se situent, d’autre part, quant aux traductions, les années 1821-1824 ; au-dessous : 1811-1820 et 1831-1833 et 1840 ; au-dessus : 1825-1830 et 1834- 1839. Une croissance du volume de textes traduits s’observe donc à trois reprises ; elle est deux fois suivie d’une correction vers le bas.
18La proportion moyenne des traductions est de 6,7 %. Ce chiffre descend à 3,9 % en 1831, et monte à 8,5 % en 1838. Bien entendu, il convient de traiter ces proportions avec beaucoup de circonspection, en l’absence de données comparables pour d’autres périodes, en amont comme en aval6.
B. Le classement des langues selon l’ordre de fréquence absolu (graphique II)
19Voici maintenant, dans l’ordre, le nombre des traductions réparties par principales langues-sources européennes7 :
Latin : 3953
Anglais : 3082
Allemand : 1817
Italien : 1210
Grec : 845
Espagnol : 339
Russe : 68
Portugais : 56
Polonais : 50
Hollandais : 37
20Sur l’ensemble de la période, le latin demeure la première langue-source, fortement dominante jusqu’en 1814. Elle est présente dans de nombreuses disciplines comme la liturgie, la rhétorique et l’éloquence, la mythologie, la Bible et ouvrages qui y sont relatifs, les biographies. Elle est majoritaire en poésie et en théologie, comme le montreront les graphiques III et V. Malgré la concurrence croissante des langues « étrangères », le latin imprègne donc profondément notre époque, au moins jusqu’en 1840.
21Après un effondrement survenu entre 1812 et 1814, qui ramène sa portion au quart, le latin reprend une courbe ascendante et accompagne d’assez près l’anglais, qui le dépasse pour la première fois en 1818. Or, même après la crise de 1830-1831, qui traditionnellement coïncide avec le triomphe du romantisme en littérature, le latin continue de l’emporter en chiffres absolus.
22Les autres langues se situent à une distance respectable du groupe de tête. L’allemand occupe dans un deuxième groupe la première place, et parvient à réduire le décalage par rapport à l’anglais à partir de 1831-1832. L’italien suit dans son sillon. En 1835, l’allemand rejoint puis dépasse l’anglais, jusqu’en 1838, tandis que l’italien connaît une retombée importante en 1837.
23Les langues ‘mineures’, enfin, paraissent moins nettement que celles qui viennent d’être évoquées sensibles aux fortes fluctuations.
C. Les disciplines et sections (graphique III)
24La BF distingue quatre grandes disciplines8. En chiffres absolus, la répartition de ces disciplines est comme suit : en tête viennent les « Belles-Lettres », avec 4576 titres ; la « Théologie » produit 3678 titres, les « Sciences et Arts » 2087, tandis que l’« Histoire » comprend 1590 titres. Chacune de ces disciplines est subdivisée en un ensemble de 23 sections au total.
25Ci-après, nous étudierons les résultats comparés des trois sections majeures des Belles-Lettres : la poésie, le roman et le théâtre. Ces trois sections ou genres seront successivement mis en parallèle avec des données disponibles pour la production globale des mêmes genres au cours d’une décennie, et avec celles des traductions appartenant à trois autres disciplines importantes : l’« Histoire », section « Géographie, Voyages », les « Sciences et Arts », section « Éducation », et la « Théologie », section « Traités divers » (essentiellement des ouvrages de dévotion).
26Dans un article de Charles Louandre intitulé « Statistique littéraire de la production intellectuelle depuis 15 ans » (Louandre 1847), les moyennes suivantes sont établies pour la période 1830-1840, relativement au roman, la poésie et le théâtre (traductions incluses) : 210-365-258 (voir aussi Christophe Charle 1984 : 128). On peut fixer de la sorte la part des traductions au sein de cet ensemble (pour les mêmes dates-limites) : 28 % des romans, 13 % des poésies, 10 % des pièces de théâtre. La place prédominante du roman, on le verra, tient à l’énorme succès de quelques auteurs surtout anglais.
27A partir du graphique III, on observera, relativement aux mêmes genres, la progression parallèle de la poésie et du roman, celle-là dominant celui-ci jusqu’en 1812 ; chutes et remontées rejoignent dans les grandes lignes les flux de la production globale des traductions. L’écart se creuse de manière sensible à partir de 1818, et se maintient jusqu’en 1825 ; en 1827, la poésie rejoint et dépasse le roman, qui la distance à nouveau à partir de 1829, et jusqu’en 1833 ; ascension parallèle, ensuite, ainsi que la traditionnelle retombée en 1840.
28Un tel parallélisme fait défaut au théâtre, dont les fluctuations se mesurent par rapport à une moyenne approximativement indiquée par l’année 1820. L’année 1821 marque une hausse très nette : elle voit paraître les premiers volumes de la grande collection des « Chefs-d’œuvre des théâtres étrangers » de Ladvocat (qui comptera 25 volumes au total). En 1835, on observe une nouvelle progression (qui coïncide avec la parution du « Théâtre européen » en 54 livraisons, chez Delloye, Heideloff et Campe, et Barba), suivie d’une troisième entre 1838 à 1840 (laquelle constitue un écart important par rapport aux autres genres littéraires) : ces années connaissent de nombreuses rééditions de Shakespeare, de Schiller, des tragiques grecs, souvent dans des recueils collectifs comme les Œuvres complètes de Shakespeare traduites par Benjamin Laroche, la Collection du panthéon littéraire, etc.
29Les diagrammes de l’histoire et de l’éducation se rapprochent de ceux du théâtre, à cette distinction près : l’extraordinaire succès de l’éducation à partir de 1833, au point de dépasser la poésie et le roman en 1834, avant de connaître des déclins et remontées comparables à ceux qu’exhibent ces deux genres à partir de 1837. La diffusion massive des textes du pédagogue-conteur le chanoine von Schmid (voir graphique VII) est partiellement responsable de cette évolution.
30Quant à la théologie, ici restreinte au domaine des « Traités », elle suit d’assez près les mouvements de la poésie, avant de s’émanciper en 1824 et de devenir le genre dominant de la production traductive à partir de 1825, de suivre le roman dans son déclin en 1830, et de remonter très sensiblement à partir de 1832 ; ici également, on découvrira l’impact d’un auteur, Ligorio (voir graphique VII).
31Relativement à la période qui va de 1834 à 1839, les deux grands genres non littéraires l’emportent assez largement : s’agit-il là d’un mouvement durable, d’une redistribution des rapports de force des grands champs disciplinaires ?
D. Rapports entre langues, disciplines et sections (graphiques IV-VI)
32On examinera ici la corrélation entre les trois grands genres des Belles-Lettres et les six langues-sources majoritaires citées au début : latin, grec, anglais, allemand, italien, espagnol.
33Sans doute en raison des nombres assez peu élevés, l’impression se dégage, relativement au théâtre, d’écarts assez sensibles entre les années ; parallèlement, on observera des lignes de convergence remarquables, comme si le genre aspirait dans une sorte d’évolution rythmée les diverses langues, selon une alternance presque synchrone de moments forts et de chutes. L’anglais et l’italien dominent à tour de rôle. On notera la forte présence du latin en 1820, année où commence à paraître en 15 volumes le Théâtre complet des Latins, chez Chassériau, ainsi que l’impact du grec à la fin de notre période, qui est toutefois dominée par l’allemand.
34Premier constat pour la poésie : le latin domine très largement les autres langues, et n’est même dépassé qu’une seule fois, par l’anglais, en 1827. Les pointes extrêmes se situent en 1828 (nombreuses traductions d’Horace), et en 1839 (e.a. la « Collection des auteurs latins » publiée sous la direction de Désiré Nisard), tandis que la période 1832-1838 exhibe une production plus stable. On observe des lignes de convergence entre les mouvements du latin et de l’anglais, à partir de 1817, notamment. Cette dernière langue n’est elle-même que peu concurrencée, si ce n’est par l’allemand, et par le grec, qui prennent un certain envol, le premier de 1827 à 1829, le second en 1818 et 1819, puis de manière éclatante en 1839, avec plus de trente titres (on citera e.a. « Les petits poèmes grecs » publiés sous la direction d’Aimé Martin dans la Collection du panthéon littéraire). Le rythme évolutif de l’italien et de l’espagnol fluctue dans une moindre mesure au cours de cette période.
35La situation du roman est en premier lieu caractérisée par la dominance presque écrasante de l’anglais sur toute la période, selon le rythme suivant : progrès très perceptible de 1815 à 1830, suivi d’un effondrement et d’une remontée en flèche pendant deux années seulement, de 1836 à 1838 (et assurée pour près de la moitié par W. Scott, notamment dans les traductions de Montémont, de Defauconpret, et de Louis Vivien ; citons aussi les Œuvres complètes du capitaine Marryat en 56 volumes). En marge, on notera l’évolution au début parallèle de l’allemand, suivie d’une reprise plus rapide mais éphémère en 1831 ; à celle-ci succède une situation d’équilibre. En dehors de ces deux langues, le roman traduit n’est guère représenté par plus de dix titres annuels.
E. Quelques auteurs (graphique VII)
36Le graphique VII reproduit le palmarès des six auteurs les plus traduits, à cette précision près que le record absolu est détenu par l’auteur « anonyme » (829 occurrences).
37La liste se présente comme suit :
Bible : 351
Walter Scott : 346
Christophe von Schmid : 298
Alphonsus Maria de Ligorio : 268
Imitation de Jésus-Christ : 224
Virgile : 1289
38La Bible domine au début de la Restauration, avant d’être concurrencée et quelquefois dépassée par les traductions de Scott à partir de 1821 ; ce dernier connaît un apogée impressionnant en 1830, avant de s’effondrer. Une remontée s’observe pour les années 1837 et 1838, tandis que la Bible ne se relève plus de la chute des années 1829 et 1830. L’Imitation est en revanche publiée à un rythme plus stable. Il conviendra de confronter cet écart avec le sort des autres textes religieux traduits. On notera précisément que le succès de Ligorio se confirme à plusieurs reprises, bien que de manière irrégulière à partir de 1828.
39Le phénomène peut-être le plus frappant est le succès de Schmid, lequel assume pour près de la moitié la production de la discipline « Sciences et Arts. Education ». Ce succès domine très largement la période qui va de 1834 à 1840, et confirme ainsi l’hypothèse d’un glissement du littéraire au non-littéraire dans la production des traductions.
40Virgile demeure sur la période le sixième auteur le plus traduit, avec une régularité imperturbable. De cette constance est sans doute en partie responsable le poids de l’enseignement, qui accorde au latin un rang prééminent dès la fin de l’Empire. Cicéron et Horace bénéficient très largement du même phénomène.
5. Observations finales
41De proche en proche se dégage de ces statistiques une image (certes très partielle) de ce que fut en France la présence de l’Europe lettrée à l’époque romantique. Ce n’est pas d’ailleurs une « Europe » que l’on découvre, le faible nombre d’occurrences du terme « européen » dans les titres traduits suffirait à l’indiquer. Une telle notion est certainement en creux par rapport à la perception plus aiguë des nouvelles entités transnationales attestées par les grandes études comparatistes de Mme de Staël, de Claude Fauriel ou de Simonde de Sismondi, comme par les traductions des littératures étrangères révélatrices d’une évolution des goûts. La traduction est sans doute un des vecteurs d’une attitude changée vis-à-vis des nations voisines : elle concerne en premier lieu le couple obligé Angleterre-Allemagne suivi de plus loin par l’Italie, l’Espagne, voire la Russie ; elle produit ses effets en littérature, mais qu’en est-il de la philosophie ou des sciences ?
42En contrepartie, la traduction est aussi, sans doute, un agent efficace du maintien des traditions, et notamment des traditions littéraires nationales. La présence massive du latin et du grec, la place croissante des collections d’auteurs reconnus, classiques et étrangers, à partir du milieu des années 1830, les rééditions des valeurs sûres, la sous-littérature qui se taille une place importante dans l’univers des imitations de contes, des mélodrames et vaudevilles : ce sont autant de corrections apportées au mirage d’une France partie à la découverte de l’autre contemporain si longtemps inconnu. La complexité de l’univers culturel français exhibée par les données bibliographiques nous incite à plus de prudence, nous invite aussi à poursuivre, au travers de cet intermédiaire ambivalent qu’est la traduction, la démarche portée vers la compréhension des équilibres entre l’univers classique et nouveau, d’une part, et endogène et exogène, de l’autre.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Van Bragt Katrin, avec la collaboration de Lieven D’hulst et José Lambert. Conception technique : Ludo Meyvis, Bibliographie des traductions françaises. Répertoires par disciplines, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 1995.
Van Bragt Katrin, avec la collaboration de Lieven D’hulst et José Lambert. Conception technique : Ludo Meyvis, Bibliographie des traductions françaises. Répertoires et analyses électroniques, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 1996.
Notes de bas de page
1 II faut préciser les critères de comptage suivants, fondés sur la prééminence de la catégorie « auteur » : la description d’un recueil distingue autant de notices qu’il y a d’auteurs indépendants (ou de groupes de co-auteurs) : un même recueil sera en ce cas compté plusieurs fois ; une édition par livraisons, en revanche, ne sera comptée qu’une seule fois, même si elle est recensée par plusieurs numéros dans la BF. En conséquence, cette manière de compter conduit aux résultats suivants : d’une part, elle augmente de 12,18 % le nombre de notices recensées par la BF ; de l’autre, elle exclut un certain nombre d’entre celles-ci, et ne reproduit que 82,08 % de l’ensemble des notices de la BF. La différence entre les deux comptages est de 5,74 %, « taux d’erreur » par rapport aux données de la BF dont l’importance relative se mesure dans les mises en rapport du corpus des traductions avec d’autres corpus, ceux de l’ensemble de la production, en l’occurrence.
2 Voir aussi K. Van Bragt et al. 1995 : vii-x.
3 Je remercie Katrien D’hulst-Demey, Katrin van Bragt et Martin Reynaert qui m’ ont aidé à établir les statistiques et à composer les graphiques.
4 L’année 1810 marque les débuts de la BF, mais elle ne peut être prise en considération vu que les premiers recensements datent du mois de décembre.
5 De manière générale, toutefois, on observe sur le siècle une montée sensible : « Le XIXe siècle, quelle que soit la série statistique à laquelle on fait appel, est bien le siècle d’une croissance nouvelle de la production imprimée. Si nous ramenons l’ensemble de nos chiffres à des valeurs d’indice par rapport à la production de l’année 1840 [...], nous enregistrons [...] une multiplication par 2,3 en un demi-siècle [...] » (F. Barbier 1984 : 104).
6 On peut noter cependant – seule comparaison actuellement autorisée – que ces chiffres sont nettement inférieurs à ceux que citent pour les années 1982-1991 (soit 150 ans plus tard) Valérie Ganne et Marc Minon (V. Ganne et M. Minon 1992 : 55-95) : sur 17797 volumes publiés en 1982, 2374 étaient des traductions, soit 13 % ; 4406 traductions paraissent en 1991, sur un total de près de 25000 titres, ce qui correspond à 18 %. Ce genre d’études mérite évidemment d’être poursuivi de manière systématique pour d’autres périodes. Nous verrons des données comparées relativement à la production et les traductions des genres littéraires, poésie, roman, et théâtre pour la période 1830-1840 (voir ci-après ; voir également F. Barbier 1984 : 105).
7 Les langues non-européennes sont réparties comme suit :
1. Hébreu : 90
2. Arabe : 86
3. Chinois : 23
4. Sanscrit : 19
5. Turc : 13
8 La « Jurisprudence » comptabilise moins de 300 titres.
9 Suivent alors, dans l’ordre :
Horace : 116
Shakespeare : 111
Homère : 92
Cicéron : 79
Byron : 68
Edgeworth : 63
Goldsmith : 62
Pellico : 62
Cooper : 60
Schiller : 59
Goethe : 55
Tasso : 53
Ovide : 48
Nelk : 45
Sophocle : 42
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Europe et traduction
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- Opaluwah, Adeyola . (2021) Translation Quality Assessment (TQA) of Food and Drugs: The Role of Student Translator in National Development. Interdisciplinary Journal of Education Research, 3. DOI: 10.51986/ijer-2021.vol3.02.05
- Meschonnic, Henri. Pym, Anthony. (2003) Texts on translation. Target. International Journal of Translation Studies, 15. DOI: 10.1075/target.15.2.07mes
Europe et traduction
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