Une « mesure commune » des langues européennes à l’âge classique
p. 105-115
Texte intégral
1Sous l’influence de la « vraie philosophie », on renonce peu à peu au cours du XVIIe siècle à l’espoir déraisonnable de retrouver la langue parfaite dans laquelle, dit-on, Adam nomma jadis les choses du monde ; car on se satisfait désormais d’assigner aux mots de toutes les langues, même des plus anciennes, une unique et modeste fonction de représentation des idées. Cependant, cette très récente modestie (qui procède en fait d’une formidable ambition philosophique) n’a nullement détruit le rêve d’une langue universelle et parfaite capable de pallier non seulement la diversité, mais encore et surtout l’ambiguïté des langues naturelles. Les tentatives d’institution d’une langue philosophique vont donc se multiplier au cours du siècle, particulièrement en Angleterre où l’entreprise bénéficie de l’appui des plus hautes autorités scientifiques.
2Parallèlement, on travaille à des pasigraphies qui permettraient (grâce à des séquences de chiffres, de lettres ou d’idéogrammes) de transcrire en une écriture universelle tous les énoncés imaginables, chaque utilisateur interprétant ensuite dans sa propre langue (grâce au dictionnaire de décodage adéquat) cette écriture par elle-même imprononçable...
3Je ne m’étendrai pas ici sur ces multiples et infructueuses tentatives dont Umberto Eco a déjà dressé et commenté le catalogue dans La recherche de la langue parfaite (Seuil, 1994). Et je m’y attarderai d’autant moins que les traducteurs de l’âge classique semblent n’avoir porté aucun intérêt à ces recherches d’une représentation parfaite du sens de la parole...
4D’abord, sans doute, parce que l’effroyable complexité des modes de représentation proposés par ces langues et écritures prétendument parfaites les rend absolument inaptes à la communication (tant du moins que les hommes seront privés de machines capables de reconnaître, mémoriser, combiner et décrypter de telles séquences...).
5Ensuite parce que la construction de ces langues débarrassées de toute ambiguïté présuppose la détermination a priori de toutes les notions primitives de la pensée humaine ainsi que la constitution en système de leurs combinaisons successives. Descartes, à qui le R.P. Mersenne fait part en 1629 d’un projet de langue universelle (celui d’un certain Des Vallées), note évidemment à cette occasion que le dénombrement et la mise en ordre de « toutes les pensées des hommes » constituent le préalable nécessaire à l’institution d’une langue qui se voudrait véritablement parfaite, « tant pour composer les mots primitifs de cette langue, que pour leurs caractères » (Descartes 1953 : 914). Or on sait que la philosophie échouera, malgré les promesses de Descartes, dans l’établissement de ce que Leibniz a si justement nommé l’alphabet des pensées humaines...
6Laissons donc là ces langues philosophiques qui ne verront jamais le jour et revenons à l’analyse par Descartes du projet de langue universelle de Des Vallées, dont l’essentiel consistait en une grammaire simplifiée à l’extrême et une transcription chiffrée des énoncés. Or, note le philosophe, toute langue artificiellement instituée présentera inévitablement le défaut majeur de ne pouvoir être apprise comme le sont les langues naturelles, c’est-à-dire par le commerce de leurs locuteurs ou de leurs écrivains. Car il n’y aurait dans cette langue nouvelle « point encore de livres écrits, par le moyen desquels on se puisse exercer, ni d’hommes qui la sachent, avec qui l’on puisse acquérir l’usage de la parler » (Id. : 914). Défaut rédhibitoire qui imposerait le recours permanent à un dictionnaire, « ce qui est trop ennuyeux pour espérer qu’il passe en usage » (Id. : 913). Aussi le philosophe conclut-il avec bon sens que, pour disposer d’une langue véritablement universelle, « il serait plus aisé de faire que tous les hommes s’accordassent à apprendre la latine ou quelque autre de celles qui sont en usage » (Id. : 913-914).
7Ce n’est évidemment pas sans raison que Descartes évoque la langue latine au premier rang des langues universelles possibles. D’abord parce qu’elle est déjà, du moins dans ses avatars médiévaux et scolastiques, la langue commune d’une bonne partie de la chrétienté. Ensuite parce qu’elle est encore dans toute l’Europe la langue quasi obligée de la philosophie, des sciences et des arts libéraux. Enfin parce que la plupart des collèges européens consacrent à l’apprentissage d’un latin usuel et vivant l’essentiel de leurs activités d’enseignement...
8Tous ces avantages, bien évidemment, ne suffiront pas à faire du latin une langue universelle ; mais ils lui permettront cependant de devenir un outil essentiel d’ aide à la traduction, ce à quoi aucun projet de langue nouvelle ne pourra bien sûr jamais prétendre aux XVIIe et XVIIIe siècles.
9En cet âge littéralement obsédé par une exigence insatiable d’analyse, de rigueur et de précision, tous les philosophes dénoncent la très pernicieuse ambiguïté des langues naturelles et le très grand obstacle qu’oppose l’approximation de l’usage à la nécessaire définition de l’exacte valeur de chaque mot. Comment donc, dans ces conditions, s’assurer que tous les usagers d’une même langue accordent au même mot la même signification ? Comment venir à bout de l’exacte distinction de ces innombrables mots synonymes dont les valeurs ne diffèrent parfois que d’une infime idée accessoire ? Et comment, problème majeur, établir ensuite une équivalence terme à terme entre les mots des divers idiomes ? Comment s’assurer qu’à la valeur très spécifique de tel mot italien, anglais ou espagnol répondra de façon satisfaisante tel mot français plutôt que tel ou tel de ses synonymes ? Suffira-t-il de consulter un Dictionnaire de langue étrangère pour lever la difficulté ? Mais aucun de ces ouvrages ne propose encore l’ensemble des définitions et des nuances que s’efforcent de développer les Dictionnaires de langue proprement dits, comme le sont en France le Dictionnaire de l’Académie ou en Italie celui délia Crusca. Or, faute de définitions précises et complètes, comment l’utilisateur d’un dictionnaire de langue étrangère recensera-t-il les idées accessoires éventuellement associées à tel ou tel mot de telle ou telle langue ? Théoriciens et praticiens de la traduction constatent unanimement les regrettables insuffisances des dictionnaires bilingues de l’âge classique :
« On n’a pas assez analysé les différentes idées partielles, soit principales, soit accessoires, que l’usage a attachées à la signification de chaque mot & l’on ne doit pas en être surpris » constate le grammairien Beauzée en évoquant dans l’article Langue de l’Encyclopédie les dictionnaires de langue vivante étrangère. Car, ajoute-t-il, « cette analyse suppose non seulement une logique sûre & une grande sagacité, mais encore une lecture immense, une quantité prodigieuse de comparaisons de textes, & conséquemment un courage & une constance extraordinaires [...] ».
10C’est donc, faute de bons dictionnaires de langue étrangère, aux dictionnaires de langue que le traducteur (ou plus simplement le lecteur de textes étrangers) devra recourir. Aux dictionnaires de langue, c’est-à-dire, comme le précise l’ Encyclopédie, « aux dictionnaires anglois faits à Londres, aux dictionnaires espagnols faits à Madrid, & c. » (Art. Dictionnaire). Mais, bien que la qualité des définitions proposées y soit généralement satisfaisante, on se heurte alors à une nouvelle difficulté ; car le lecteur se voit souvent dans l’obligation de consulter la rubrique de deux ou trois mots inconnus rencontrés dans la définition du premier, ce qui ne fait qu’augmenter son embarras...
11Comme on peut le constater, philosophes, grammairiens et traducteurs de l’âge classique sont parfaitement conscients de la synonymie très partielle des lexiques et donc de la difficulté à établir d’une langue à l’autre des équivalences lexicales satisfaisantes. Or il existe, dans un registre très voisin de la représentation, un problème d’équivalence tout à fait semblable à celui que nous évoquons ici (à la différence près qu’il a trouvé, lui, une solution tout à fait satisfaisante) : celui de la conversion des monnaies.
12Problème semblable en effet puisque, comme le remarque Turgot dans un petit texte de 1769 intitulé Valeurs et monnaies (1919, t. 3 : 80), les monnaies (gages représentatifs des marchandises) partagent avec les sons des langues (signes représentatifs des idées) la particularité de ne pouvoir être évaluées que par elles-mêmes : car de même qu’on ne peut traduire les sons d’une langue que par ceux d’une autre langue, on ne peut énoncer la valeur d’une monnaie qu’en une autre monnaie.
13Comment procède-t-on pour traduire une monnaie en une autre ? Le moyen apparemment le plus simple consiste à comparer les poids et les titres afin d’établir le rapport de l’une à l’autre, et donc de conclure de l’une qu’elle vaut tant de l’autre. Il s’agit là de l’énoncé immédiat d’une équivalence, comme lorsqu’on dit, traduisant d’anglais en français, que bread signifie pain. Et l’on aurait fort bien pu se satisfaire de ce mode direct d’évaluation, s’agissant des monnaies aussi bien que des langues.
14Cependant, les nations d’Europe ont trouvé commode d’inventer, outre les monnaies réelles qui circulent et s’échangent (l’ écu, le louis, le crown, la guinée, le ducat, etc.), une monnaie fictive qui permette, par référence à une échelle commune, d’apprécier plus aisément les équivalences. C’est ainsi que l’on dispose en France de la livre, monnaie de compte qui ne correspond à aucune pièce en circulation, mais qui permet cependant d’évaluer les uns par rapport aux autres le denier de bronze (1/240e de livre), le sou de cuivre (1/20e de livre), l’écu d’or ou d’argent (3 livres), le louis d’or (24 livres). Bien plus, on peut parfaitement et facilement énoncer la valeur des monnaies étrangères, réelles ou fictives, en monnaie de compte française. On peut, par exemple, énoncer en livres tournois (c’est-à-dire en livres françaises) la valeur de la monnaie fictive anglaise (la livre sterling) ou des monnaies réelles que cette dernière permet d’évaluer : le sou ou schelling, par exemple, qui vaut 1/20e de livre sterling, ou encore le denier sterling ou penny qui n’en représente qu’1/240e... Il est évidemment inutile d’insister ici sur la commodité et l’efficacité, lors de la traduction des monnaies, de ce recours à une monnaie fictive, c’est-à-dire à
« une échelle commune à laquelle on rapporte les monnaies réelles, en les évaluant par le nombre de parties de cette échelle auxquelles elles correspondent » (Turgot, id. : 81).
15Le problème est donc, s’agissant maintenant de traduire les langues les unes dans les autres, de rechercher ce qui pourrait constituer à cet égard une telle échelle commune. Or, le caractère fictif des monnaies de compte n’est pas sans rappeler l’artifice de ces langues nouvelles que nous évoquions précédemment et dont les tentatives d’institution jalonnent les XVIIe et XVIIIe siècles. Mais, comme on l’a déjà noté sans grande surprise, aucun de ces ambitieux projets n’a jamais atteint une fonctionnalité satisfaisante : il a donc fallu chercher ailleurs l’échelle commune permettant de faciliter l’évaluation réciproque des lexiques spécifiques. Et, comme nous le laissait déjà pressentir la remarque de Descartes concernant l’éventuelle institution d’une langue universelle, c’est bien évidemment dans la langue latine que se découvrira cette précieuse médiation.
16En effet, l’interminable commentaire des mêmes « grands textes » de l’Antiquité romaine dans tous les collèges d’Europe créait aux XVIIe et XVIIIe siècles un exceptionnel fonds linguistique commun, méticuleusement décrit, analysé, interprété, commenté et, par dessus tout, référé terme à terme (grâce aux innombrables exercices de version) à l’ensemble des langues européennes. La médiation d’un tel apprentissage collectif devait fatalement s’imposer comme l’un des éléments naturels de la pratique traduisante et de l’enseignement des langues étrangères à l’âge classique...
17Malheureusement pour l’historien de la traduction ou de l’enseignement des langues étrangères, cette médiation du latin est alors tellement évidente dans sa banale quotidienneté qu’elle ne suscite que très exceptionnellement de la part de ceux qui la pratiquent une réflexion a posteriori ou une analyse théorique. Aussi, malgré une fréquentation assidue des traducteurs, pédagogues et grammairiens de l’âge classique, n’ ai-je pu trouver que trois textes, heureusement très explicites et de grande diffusion, consacrés à cette problématique.
18D’abord un dictionnaire, et non des moindres puisqu’il s’agit du dictionnaire dit de Trévoux1 dont la Préface s’étend longuement sur un caractère tout à fait exceptionnel de l’ouvrage :
« Je dirai d’abord que ce qui fait proprement son caractère distinctif, & ce qu’il n’a de commun avec aucun autre Dictionnaire Universel, c’est qu’il est François & Latin ; voilà ce qui fait en partie son mérite particulier, & ce qui le rendoit en quelque sorte nécessaire. Je sçai qu’on pourra dire, que n’étant question principalement que d’un Dictionnaire de la Langue Françoise, & le Latin ne s’y trouvant, pour ainsi parler, que comme accessoire, on ne voit pas qu’il y eût grande raison de le joindre au François ; mais, outre qu’il est d’un grand agrément & d’un grand secours, de trouver en même temps, & d’un même coup d’ œil, le mot Latin & le mot François qui se répondent, on ne peut disconvenir que le mot Latin ne serve beaucoup à l’intelligence parfaite du mot François, non-seulement pour les Etrangers, mais encore pour les Naturels mêmes. [...] Pour ce qui est des Etrangers, il est évident que rien ne sçauroit être d’une plus grande utilité pour eux dans l’étude qu’il font de notre Langue, & que rien n’est plus propre à leur faire pénétrer la force & et le vrai sens des mots François. Car en premier lieu, si l’explication d’un mot n’est qu’en François, ceux qui ne sçavent point encore notre Langue, & qui l’apprennent, n’entendront pas mieux l’explication du terme qu’ils cherchent, que ce terme même, & souvent pour un mot seul qui les arrêtoit, en trouvant, dans l’exposition qu’en fait le Dictionnaire, deux ou trois mots qu’ils ignorent, leur recherche ne fait qu’augmenter leur embarras. De plus, quelque peine qu’on puisse prendre à leur bien déterminer la véritable signification, & les usages différens d’un terme de notre Langue, le mot Latin qu’il y trouveront joint immédiatement, servira plus à leur en donner une idée bien nette, que toutes les leçons & toutes les explications du monde. [...] Parlez à un Etranger, par exemple, d’une avance de deniers pour un payement, ou une entreprise, il ne comprendra jamais mieux ce qu’on entend par là, que quand il lira dans son Dictionnaire, que ce n’est autre chose que ce qu’on appelle en Latin, Repraesentatio pecuniae. J’en dirai autant des différens usages d’un mot. Car, pour ne point m’écarter de celui que je viens de rapporter, on ne fera jamais mieux concevoir à un Etranger, en combien de manières se peut prendre le terme d’avancer, qu’en lui marquant qu’il signifie, tantôt ce qu’on entend en Latin par procedere, tantôt ce qu’on entend par extare, prominere, ou par crescere, maturescere, & c. C’est pour cela qu’on ne s’est pas contenté de mettre le mot principal en Latin, mais qu’on y a joint encore tous ceux qui en dépendent, comme en étant les principales parties ou les propriétés. Ainsi, sur le mot de Cheval, on ne s’est pas tenu au mot Latin Equus ; on y a encore ajouté en Latin comme en François, les différentes espèces de chevaux, soit pour la couleur, soit pour la taille [...] » (Dictionnaire Universel François & Latin, 1752 : vi-vij).
19Raffinement suprême, on ajoute au tome 7 du Dictionnaire Universel François & Latin un Dictionarium Universale Latino-Gallicum qui, « tiré du propre fonds du précédent », permet aux latinistes étrangers d’accéder commodément et rapidement au lexique français, faisant ainsi du Dictionnaire de Trévoux « le plus propre à étendre la Langue Françoise dans les pays Etrangers » (Id. : vij).
20Comme on le constate à la lecture du texte précédent, le statut de pivot des langues européennes est assigné au latin avec tant d’évidence que l’opération ne nécessite aucun commentaire. Et le second texte consacré à cette problématique est tout aussi significatif de cette évidente banalité. Extrait de la Préface des Pensées de Cicéron traduites et publiées en 1744 par l’abbé d’Olivet « pour servir à l’éducation de la Jeunesse », il présente comme parfaitement banale et « assez commune en Angleterre » une méthode pourtant très particulière d’apprentissage du français :
« Je me suis toujours souvenu de ce qui m’arriva dans une partie de promenade à quatre ou cinq lieues de Londres. Un orage m’ayant fait entrer dans la première maison, qui se présentoit à moi, je fus agréablement surpris de la trouver habitée par un François, que j’ avois connu dans ma jeunesse, & qui, après diverses aventures, s’ étoit ménagé cette retraite, où il montroit notre langue à des enfants, dont les pensions le faisoient subsister. J’eus la curiosité de savoir quelle méthode on suivoit dans ces sortes d’écoles, qui sont assez communes en Angleterre. J’appris qu’on y lisoit le Quinte-Curce de Vaugelas, & qu’à l’aide du Latin, dont ces enfants doivent savoir déjà les principes, on tâchoit de leur faire entendre le François [...] » (Olivet, 1787 : 5).
21L’abbé propose alors au professeur de lui fournir de nouveaux matériaux susceptibles de convenir à une méthode capable de mêler, pour le plus grand profit de l’élève, l’apprentissage du français à celui de la bonne latinité et de la meilleure morale. D’où le choix d’extraits publiés sous le titre de Pensées de Cicéron...
22La même année, l’abbé Desfontaines rend compte de l’ouvrage dans le tome 2 de ses Jugemens sur quelques ouvrages nouveaux :
« C’est principalement en faveur des étrangers qui à l’aide du Latin étudient le François, que M. l’abbé d’Olivet a entrepris de traduire ces morceaux de Cicéron » (Desfontaines, 1744, t. 2 : 219).
23Mais, là encore, nul étonnement ni commentaire : la méthode paraît évidemment aller de soi... Or, Desfontaines est lui-même traducteur et, de plus, très soucieux de méthodologie. Rappelons en effet qu’on lui doit, entre autres, une monumentale traduction des Œuvres de Virgile (dans la préface de laquelle, conformément à sa férocité naturelle, il éreinte les traducteurs qui l’ont précédé) accompagnée d’un important Discours sur la traduction des Poètes. D’autre part, c’est probablement lui qui a appris l’anglais à Diderot ou qui, du moins, a conseillé au jeune Langrois un apprentissage qui lui permettrait de gagner sa vie en traduisant des textes anglais, alors très demandés. Desfontaines recommanda-t-il également une méthode rapide d’apprentissage ? Toujours est-il que, si l’on admet cette possible filiation, on ne s’étonne pas de découvrir dans l’Encyclopédie (et particulièrement dans les articles Dictionnaire et Encyclopédie, rédigés par Diderot lui-même) l’expression la plus achevée de la théorie du lexique latin comme mesure commune de la valeur des mots des langues européennes :
« Dans les dictionnaires de langue vivante étrangère [...] il sera bon de joindre à la signification françoise des mots leur signification latine, pour graver par plus de moyens cette signification dans la mémoire. On pourrait même croire qu’il serait à propos de s’en tenir à cette signification, parce que le latin étant une langue que l’on apprend ordinairement dès l’enfance, on y est pour l’ordinaire plus versé que dans une langue étrangère vivante que l’on apprend plus tard & plus imparfaitement, & qu’ainsi un auteur de dictionnaire traduira mieux d’anglois en latin que d’anglois en françois ; par ce moyen, la langue latine pourroit devenir en quelque sorte la commune mesure de toutes les autres » (Encyclopédie, art. Dictionnaire’).
24Les considérations générales sur la langue, par lesquelles s’ouvre le grand article Encyclopédie, reviennent longuement sur cette problématique. Com – ment, se demande Diderot, définir et expliquer exactement dans un dictionnaire encyclopédique les racines qui constituent l’architecture du lexique ?
« Passons maintenant à la manière de fixer la notion de ces radicaux : il n’y a, ce me semble, qu’un seul moyen [...]. Ce moyen est de rapporter la langue vivante à une langue morte : il n’y a qu’une langue morte qui puisse être une mesure exacte, invariable & commune pour tous les hommes qui sont & qui seront, entre les langues qu’ils parlent & qu’ils parleront. Comme cet idiome n’existe que dans les auteurs, il ne change plus ; & l’effet de ce caractère, c’est que l’application en est toujours la même, & toujours également connue.
Si l’on me demandoit de la langue Grecque ou Latine, quelle est celle qu’il faudrait préférer, je répondrois ni l’une ni l’autre : mon sentiment seroit de les employer toutes deux ; le Grec par-tout où le Latin ne donneroit rien, ou ne donneroit pas un équivalent, ou en donneroit un moins rigoureux : je voudrais que le Grec ne fût jamais qu’un supplément à la disette du Latin ; & cela seulement, parce que la connoissance du Latin est la plus répandue : car j’avoue que s’il falloit se déterminer par la richesse & par l’abondance, il n’y aurait pas à balancer. La langue grecque est infiniment plus étendue & expressive que la Latine [...]. Si l’on se détermine à faire usage des deux langues, on écrira d’abord le radical François, & à côté le radical Grec ou Latin, avec la citation de l’auteur ancien d’où il a été tiré, & où il est employé selon l’acception la plus approchée pour le sens, l’énergie, & les autres idées accessoires qu’il faut déterminer. [...]
J’ai exigé la citation de l’endroit où le synonyme Grec & Latin étoit employé, parce qu’un mot a souvent plusieurs acceptions ; que le besoin, & non la philosophie, ayant présidé à la formation des langues, elles ont & auront toutes ce vice en commun ; mais qu’ un mot n’a qu’un sens dans un passage cité, & que ce sens est certainement le même pour tous les peuples à qui l’auteur est connu. [...] Aussi rien n’est-il plus mal imaginé à un François qui sait le Latin, que d’apprendre l’Anglois dans un dictionnaire Anglois-François, au lieu d’avoir recours à un dictionnaire Anglois-Latin. Quand le dictionnaire Anglois-François aurait été ou fait ou corrigé sur la mesure invariable & commune, ou même, sur un grand usage habituel des deux langues, on n’en saurait rien ; on serait obligé à chaque mot de s’en rapporter à la bonne foi & aux lumières de son guide ou de son interprète ; au lieu qu’en faisant usage d’un dictionnaire Grec ou Latin, on est éclairé, satisfait, rassuré par l’application ; on compose soi-même son vocabulaire par la seule voie, s’il en est une, qui puisse suppléer au commerce immédiat avec la nation étrangère dont on étudie l’idiome. Au reste, je parle d’après ma propre expérience : je me suis bien trouvé de cette méthode ; je la regarde comme un moyen sûr d’acquérir, en peu de temps, des notions très approchées de la propriété & de l’énergie. En un mot, il en est d’un dictionnaire Anglois-François & d’un dictionnaire Anglois-Latin, comme de deux hommes dont l’un vous entretenant des dimensions ou de la pesanteur d’un corps, vous assurerait que ce corps a tant de poids ou de hauteur ; & dont l’autre, au lieu de vous rien assurer, prendrait une mesure ou des balances, & le peserait ou le mesureroit sous vos yeux. » (Encyclopédie, art. Encyclopédie)
25Rien, sans doute, ne saurait mieux que cette dernière phrase exprimer l’extraordinaire efficacité du recours au latin comme pivot, c’est-à-dire comme mesure ou balance des langues européennes. Mais il va de soi que l’efficacité de cet exceptionnel outil d’aide à la traduction s’est affaiblie au rythme même de la régression d’une culture latine qui constituait encore, aux 17e et 18e siècles, l’objet essentiel de l’enseignement du collège.
Bibliographie
Paradoxe apparent, c’est précisément l’âge classique qui, en inventant ce que nous appelons la modernité, en consacrant la perfection de la langue française, en exigeant une nécessaire réforme de la pédagogie et du contenu des enseignements, a définitivement mis fin à la prééminence du latin et donc à l’intérêt d’une culture latine dont on constate effectivement qu’elle régresse de façon sensible, au dire même des contemporains, dès l’âge des Lumières... Ainsi, le siècle même qui consacre le latin mesure commune des langues européennes est aussi celui qui sape définitivement les fondements d’une fonctionnalité qu’aucune autre langue ne pourra désormais revendiquer, pas même semble-t-il (du moins jusqu’à présent), les interlangues des systèmes de traduction automatique...
BIBLIOGRAPHIE
1. Documents
DICTIONNAIRE UNIVERSEL FRANCOIS & LATIN, contenant la signification & la définition tant des mots de l’une & l’autre langue, avec leurs différens usages, que les termes propres de chaque Etat & de chaque Profession. La Description de toutes les choses naturelles & artificielles ; leurs figures, leurs espèces, leurs propriétés. L’explication de tout ce que renferment les Sciences & les Arts, soit Libéraux, soit Méchaniques [...]. Nouvelle édition corrigée & considérablement augmentée, Paris, Compagnie des Libraires Associés 1752.
ENCYCLOPEDIE, ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts & des Métiers, par une société de Gens de Lettres. Mis en ordre & publié par M. Diderot [...] ; & quant à la partie mathématique par M. d’Alembert [...]. Paris, Briasson, David, Le Breton, Durand 1751-1772.
Descartes René, Œuvres et Lettres. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade 1953.
Desfontaines abbé P.F.G., Jugemens sur quelques ouvrages nouveaux. Avignon, P. Girou, 1744, 3 volumes.
Olivet M. l’abbé d’, De l’Académie Françoise. Pensées de Cicéron, traduites pour servir à l’éducation de la Jeunesse. Paris Neuvième édition, Barbou, 1787.
Turgot Anne Robert Jacques, Œuvres de Turgot et documents le concernant. Paris, Edition G. Schelle, Alcan, 1913-1923, 5 volumes.
2. Etudes
Bouillon Pierrette et Clas André, La traductique, Presses de l’Université de Montréal, 1993.
Eco Umberto, La recherche de la langue parfaite, Paris, Seuil 1994.
Mercier Daniel, L’EPREUVE DE LA REPRESENTATION : l’enseignement des langues étrangères et la pratique de la traduction en France aux XVIIe et XVIlIe siècles, Annales littéraires de l’Université de Besançon, diffusion Les Belles Lettres, Paris 1995.
Notes de bas de page
1 Du nom de la petite ville des Dombes dans laquelle fut installée en 1695 une importante imprimerie qui produisit, sous la direction des jésuites, les célèbres Mémoires de Trévoux puis le Dictionnaire du même nom, respectivement à partir de 1701 et de 1704.
Auteur
Professeur de philosophie (Université de Franche-Comté, I.U.T. de Belfort-Montbéliard). L’essentiel de ses travaux est centré sur les XVIIe et XVIIIe siècles. Après une thèse d’Etat consacrée à L’épistémologie de la science de l’homme au siècle des Lumières, il en a prolongé certains aspects, particulièrement en ce qui concerne la science du langage à l’âge classique (grammaire générale et grammaires particulières, enseignement des langues étrangères, traduction). Il a publié en 1995 L’épreuve de la représentation : l’enseignement des langues étrangères et la pratique de la traduction en France aux XVIIe et XVIlIe siècles (Annales littéraires de [’Université de Besançon, Diffusion Les Belles Lettres, Paris).
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