Les motivations de l’entrée en Résistance dans le Pas-de-Calais
p. 65-76
Texte intégral
1Dans le département du Pas-de-Calais, plusieurs milliers d’hommes et de femmes sont entrés à un moment ou un autre dans la Résistance. La notion de Résistance est difficile à cerner et à préciser. Elle fut d’abord un combat actif, volontaire et bénévole, contre l’occupant, ici l’Allemand, perçu comme l’ennemi traditionnel ou comme vecteur du nazisme. Aux Allemands s’ajoute rapidement la lutte contre le régime de Vichy, consubstantiel à l’armistice et à l’acceptation de la défaite et qui de plus s’engage rapidement dans la voie de la collaboration. Ce combat plus ou moins conscient oblige ses protagonistes à prendre un risque effectif et la vigueur de la répression allemande, aidée en cela par Vichy, le prouve à chaque instant. Le risque est conscient, avons-nous dit, et il a conduit nombre de résistants à l’internement, à la déportation ou au poteau d’exécution... La Résistance est aussi le fait de résistantes et de résistants, qui à un moment ou à un autre sont passés à l’acte, que leur action ait été continue, spontanée ou épisodique, voire unique. La mouvance résistante dépasse donc largement la seule résistance organisée, telle qu’on veut bien la considérer trop souvent.
2Le cadre régional n’est pas négligeable. Le Nord - Pas-de-Calais est en 1939 une grande région industrielle et ouvrière, marquée par le socialisme et le communisme, même si les contrastes sont évidents, tant économiques, que sociaux et politiques entre les territoires qui la composent. La conjoncture guerrière et l’occupation amènent d’autres distinctions. L’invasion porte ici le sceau de la brutalité des combats et des massacres ; les deux départements furent placés en zone interdite et rattachés de plus au gouvernement militaire de Bruxelles, ce qui fait craindre la menace d’annexion. La proximité de l’Angleterre explique le poids de l’occupation, surtout important sur le littoral qui constitue une zone rouge difficilement accessible, bientôt dotée du Mur de l’Atlantique. Elle explique les bombardements quasi-quotidiens. La région reste donc sur un front de guerre. Dans ce contexte, l’engagement résistant était peut-être rendu plus difficile, mais aussi plus nécessaire.
3Les questions que posent l’entrée et l’engagement en résistance sont multiples. Les plus importantes tournent peut-être autour des causes. Pourquoi entre-t-on en Résistance ? D’une manière classique, les auteurs distinguent résistance gaulliste et résistance communiste, et c’est bien ce qui était ressenti par l’opinion aux lendemains de la libération, sinon pendant l’occupation même. Les recherches récentes ont évoqué des vichysso-résistants. Les raisons et les manières de l’entrée en Résistance sont intimement liées. François Marcot à ce propos établit une distinction féconde entre intentionnalisme et fonctionnalisme de la Résistance. Le principe d’intentionnalité rend compte de l’engagement par les convictions : patriotisme, antifascisme, antinazisme, attachement à la République, valeurs religieuses. Le fonctionnalisme considère plutôt les besoins de la résistance comme mode de recrutement, selon les capacités et les compétences nécessaires pour le bon fonctionnement des organisations (exemple : policiers, secrétaires de mairie pour les faux papiers ; agents du cadastre pour le renseignement, etc.). Le moment de l’entrée n’est pas indifférent. La Résistance a recruté à tous les moments de l’occupation. On parle habituellement pour le Nord de résistance précoce, mais le mouvement résistant s’est amplifié, en fonction de la conjoncture guerrière et de la certitude de la victoire…
4Pour aborder ces problèmes, nous ne sommes pas démunis. Un demi-siècle d’historiographie marquée de monographies d’historiens-journalistes, de colloques universitaires (Université de Lille-III, CNRS, Bondues), de témoignages de résistants, d’ouvrages fondamentaux peut nourrir notre réflexion et nous laisse à penser que sur le thème qui vous est proposé ce jour beaucoup de choses ont déjà été dites1.
5Les questions que pose l’entrée en Résistance sont vastes. Les unes tournent autour du moment. Quand s’engage-t-on ? La nécessité du moment, la conjoncture de la guerre ont joué leur rôle. De quelle manière ? A-t-on recherché la Résistance ? A-t-on répondu à une sollicitation ? Enfin, question sans doute la plus importante : le pourquoi, les motivations. Celles-ci sont très diverses, selon les périodes, selon le passé des femmes et des hommes qui s’engagent. C’est cet aspect qui fera l’objet de notre propos
Résister : un acte motivé
6Le patriotisme est sans doute une motivation très profonde, essentielle qui a conduit des hommes et des femmes à entrer dans l’action résistante. C’était un sentiment très profond, nourri des leçons de l’histoire, du souvenir glorieux de la Grande Guerre continuellement distillé à travers les commémorations. Certains ne peuvent accepter la défaite et veulent poursuivre d’une manière ou d’une autre le combat. Quand les Allemands se trouvent à Renty, à la fin de mai 1940, Norbert Fillerin veut gagner l’Angleterre, mais ne peut y parvenir. Dès lors, il aidera les soldats français pour leur évasion et quelques mois plus tard, il conduira en zone non occupée ses deux premiers Britanniques2.
7L’anti-germanisme reste évident pour la plupart, à cause des conflits précédents, mais il se renforce par le caractère de brutalité qu’a pu prendre, en certains lieux, l’invasion. Madeleine Guillemant, alors Sintives, assiste désemparée et choquée, le 28 mai au massacre de quatre-vingt personnes, perpétré dans la commune d’Oignies par des Allemands furieux d’avoir subi un peu de résistance dans les jours précédents. Elle en conçoit une haine tenace pour l’occupant qui la conduira à rechercher immédiatement les moyens de le combattre. Elle le fera en aidant les soldats alliés restés sur le territoire et en se rapprochant de trois épouses de Britanniques d’Arras, Rosine Witton, Berthe Fraser et Zoé Evans qui ont déjà entrepris cette tâche3.
8Le patriotisme se nourrit aussi de la rigueur du régime d’exception qui frappe la zone interdite, de la menace d’annexion, comme l’ont montré les travaux d’Étienne Dejonghe et Yves Le Maner. « La majorité de la population espère encore en silence que les Anglais garderont la haute main sur le déroulement de la guerre et parviendront à libérer les Français » précisait un rapport de l’OFK en juillet 19404. Ce propos était confirmé en juillet par le sous-préfet de Béthune : 90 % de la population de son arrondissement, disait-il, avait placé son espérance dans la victoire des Britanniques. Car ce sentiment de patriotisme trouve sa complémentarité dans l’anglophilie précoce qui s’installe dans nos régions et qui ne se dément jamais, en dépit de quelques secousses conjoncturelles.
9Signe plus tangible, la population fait preuve de mauvais vouloir, refusait d’obtempérer aux ordres des Allemands, critique plus ou moins ouvertement les occupants. Un rapport du VIIe Corps d’Armée allemand installé, en août 1940 dans la région de Saint-Omer, relate que les femmes de Roquetoire refusent de laver le linge des Allemands et que des prêtres de ce secteur prêchent ouvertement contre l’ennemi5. Le patriotisme au quotidien explique de nombreux actes de la Résistance précoce : les outrages aux Allemands, durement punis, les menus sabotages de lignes téléphoniques dès le mois d’août 1940, châtiés avec plus ou moins de sévérité, les tracts, les inscriptions. Il perdure pendant toute l’occupation et se trouve rapidement transcendé par le gaullisme qui s’installe dès l’été 1940 dans bien des esprits.
10Car le gaullisme imprègne assez rapidement l’opinion. Peu entendu sur l’heure, l’appel du 18 juin constitue une référence majeure dès l’été et l’automne 1940. En novembre 1940, le jeune Pierre Corvisier, un tantinet pétainiste, dans son journal écrit qu’à « Saint-Omer, tous n’ont pas reconnu en Pétain le véritable chef de la France. Sa conduite a été très mal jugée. Par contre, tous sont avec De Gaulle. On voit à Saint-Omer des personnes porter la Croix de Lorraine, signe de ralliement des forces françaises. D’autre part, certains aiment les Anglais, mais leurs actes inhumains à Dunkerque n’ont pas contribué beaucoup à les faire estimer »6. La population répond volontiers aux mots d’ordre énoncés par la radio de Londres7. Le gaullisme, intimement lié à l’anglophilie, imprègne profondément la population, en dépit des fluctuations de l’opinion liées à la fortune de la guerre. Les rapports des sous-préfets et préfets s’en font largement l’écho. à titre d’exemple, celui du préfet Carles du 2 janvier 1942 :
Le mouvement antinational gaulliste est toujours en régression [par rapport à la dépression de l’automne 1941] et son activité est presque nulle. Le nombre des inscriptions et la diffusion de Croix de Lorraine découpées dans du papier est de moins en moins nombreux. Il ne faudrait pas en conclure que le gaullisme est en voie de disparition, car si les partisans de l’ex-Général de Gaulle n’ont jamais été des militants actifs et décidés, le gaullisme constitue un mouvement sentimental qui compte encore une grande sympathie dans la masse.8
11De Gaulle, dans la Résistance, c’est d’abord la France Libre et les dispositifs militaires et politiques qu’il met en place. D’aucuns tenteront, comme ils le peuvent, de gagner l’Angleterre pour rejoindre les Forces de la France Libre. Jean-François Muracciole a montré cependant que le Nord de la France n’a fourni qu’assez peu de volontaires au prorata de sa population, loin derrière la Bretagne et l’Ile de France9. À cela, s’ajoute des causes sans doute multiples, politiques peut-être. La petite troupe bigarrée de la France libre est issue principalement de milieux socioculturels élevés, au fort ancrage bourgeois et catholique, ce qui ne correspond pas à la sociologie dominante de la région. L’autre cause, sans doute plus déterminante, est la difficulté de rejoindre l’Angleterre, à cause de l’éclatement de la France où se multiplient des frontières difficilement franchissables. À titre d’exemple, Léon Trentesaux, professeur au collège d’Hazebrouck, peut opter pour la France Libre en juillet 1940 car il se trouve en Angleterre. Aumônier des FFL, il s’exprimera éventuellement à la BBC10. Autre cas, Valère Coopman, d’origine flamande, est émigré à Boulogne où il est pâtissier ; en 1940, engagé dans la marine, il se retrouve en Angleterre. Il rejoint la marine de la France libre parce qu’il craint d’être fusillé par les Allemands à cause de son statut de Flamand émigré11. Le jeune Michel Péroy, de Wicquinghem, qui tente l’aventure en compagnie de Norbert Fillerin, au printemps 1941, connaît la prison en zone non occupée avant de se voir interdire le passage en Espagne, car les filières qui existent alors privilégient les passages de Britanniques. Il reviendra donc dans le Nord et y résistera jusqu’à la Libération12.
Résister : un acte organisé et engagé
12La France Libre, ce sont aussi les réseaux de renseignements qui se créent dès l’été 1940. Le réseau Saint-Jacques recrute en particulier sur le littoral en 194113. Le plus célèbre d’entre eux, Confrérie Notre-Dame comprend dans ses rangs les frères Delattre d’Outreau14. En 1943-1944, quelques réseaux du BCRA sont actifs, tels Manipule, Eleuthère, Thésée, Bourgogne, Brutus ; la Résistance des mouvements leur fournit les hommes nécessaires.
13Au plan organisationnel, ce n’est pas avant 1943 que la France Libre et le général de Gaulle prennent effectivement la direction de la résistance intérieure, par les efforts de Jean Moulin et au niveau régional la mission Arquebuse-Brumaire15. Ce ralliement est poussé par les circonstances, notamment par le confit qui oppose alors De Gaulle et Giraud, mais il a été facilité par le fait que le gaullisme imprègne depuis longtemps les mouvements de résistance. L’exemple de la Voix du Nord est sur ce point frappant : dès son premier numéro, ses auteurs se réfère au gaullisme : « Nous sommes la France, la France éternelle et tout nous prouve que nous sommes dans la vérité. Nous y resterons en soutenant de nos vœux ardents le Général de Gaulle et les Français libres que nous reconnaissons comme seuls parlant au nom de la France »16 ; cet organe conserve jusqu’au bout son attitude gaulliste. Il en va de même pour la Vraie France qui au printemps 1941 affirme nettement son gaullisme pour s’opposer au pétainisme des Petites Ailes17.
14Le gaullisme « triomphant » de 1944 – la perspective est à la Libération victorieuse – explique alors que le recrutement se fasse souvent sous son égide. Tout significatif est le propos d’un Roger Pannequin qui explique que de nombreux jeunes entrent alors en Résistance dans les rangs communistes, en arguant de leur gaullisme18.
15La Résistance a recruté dans de nombreux milieux, à des doses diverses, et il est nécessaire d’apprécier dans quelle mesure les résistants se sont engagés en fonction de leurs positions idéologiques, politiques, confessionnelles, philosophiques. On envisagera ici quelques cas, sans prétendre à l’exhaustivité.
16La défense de la République, mise à mal par le régime de Vichy, est rapidement associée chez certains à l’antifascisme. C’est l’exemple de certains socialistes. Rappelons que la vieille SFIO est puissante dans la région, solidement implantée dans le bassin minier et dans l’agglomération lilloise. Mais l’édifice est lézardé par le poids des divisions des années trente, par les circonstances de l’invasion, par la soumission de nombreux élus au régime de Vichy pour assurer la « gestion du malheur »19.
17Dès l’automne 1940, des socialistes s’opposent cependant à cet état de fait. Jean-Baptiste Lebas, maire évincé de Roubaix lance l’Homme libre où il dénonce Vichy, mais aussi l’armistice et l’occupation. Dans le courant de 1941, se mettent en place des comités d’action socialiste qui ne rencontrent toutefois que peu d’échos dans l’opinion. Si les socialistes sont nombreux à se retrouver dans le Résistance, ils le font dans le sein des réseaux et des mouvements. Jules Noutour est ainsi l’un des fondateurs de la Voix du Nord. On les retrouve souvent en 1943 à l’OCM, réputée de droite, ce qui ne signifie pas grand chose pour celles et ceux qu’elle recrute. Ils préfèrent cependant Libénord, mouvement qui correspond mieux à leurs convictions et que rejoignent volontiers les esprits avertis de la diversité idéologique de la Résistance, tels un Henri Henneguelle, un van Wolput et bien d’autres…
18Les catholiques, dans leur grande majorité, sont des conservateurs qui se retrouvent dans le régime de Vichy, mais la politique de collaboration peut choquer le patriotisme et l’anti-germanisme de certains. Cependant depuis plus d’une génération, le conservatisme catholique est battu en brèche par les progressistes qui s’expriment essentiellement à travers le syndicalisme de la CFTC, le PDP, formation politique, voire des mouvements chrétiens comme l’ACJF et la JOC. Ces progressistes sont généralement sensibles à la dimension du nazisme qu’ils désapprouvent, parce qu’il heurte leur conscience20.
19Les chrétiens, prêtres ou fidèles, sont-ils entrés en résistance, en fonction de leurs convictions religieuses ? La réponse n’est pas aisée. Certains d’entre eux l’ont fait sans doute plus par patriotisme ou anti-germanisme qu’autre chose ; pour Jean Catrice, nul doute que nombre d’entre eux l’on fait parce qu’ils étaient chrétiens, « sociaux parce que chrétiens ». On citera encore l’exemple de René Bonpain, curé de Rosendaël, qui franchit les limites pour récupérer des bicyclettes pour ses paroissiens, pour « voler » honnêtement bien sûr dans les stocks allemands, en violant délibérément la loi de l’occupant. Plus tard, il s’engage plus activement dans le réseau Alliance, ce qui le conduit au peloton d’exécution21.
20Quoi qu’il en soit, en 1944, des démocrates-chrétiens en Résistance sentent la nécessité de se regrouper, ne serait-ce que pour préparer les lendemains de la Libération et de trouver leur place dans la recomposition du champ politique. Ils fondent la RIC (résistance d’inspiration chrétienne), qui n’est d’ailleurs pas un vrai mouvement de résistance, mais qui constituera la matrice du futur MRP22.
21La droite nationaliste peut également se retrouver dans la Résistance. Ce sont les vichysso-résistants. « Mon père était gaulliste d’une jambe, pétainiste de l’autre car c’était un ancien combattant » relate le Lumbrois Alfred Lefebvre en évoquant la situation de 194023. Une partie de la droite reste marquée par une profonde germanophobie. S’il elle s’accommode de la Révolution nationale, elle refuse l’armistice et la collaboration. Tel est le cas de ceux qui autour de Jean-Yves Mulliez, recruté initialement par les services de renseignement de l’armée d’armistice, éditent dès l’automne 1940 une feuille clandestine, les Petites Ailes du Nord où la référence à 1914-1918 est évidente et qui s’en prend à l’occupant, Elle soutient aussi la politique et l’antisémitisme de Vichy. Au printemps de 1941, sa position devient intenable et la feuille disparaît24. Ces nationalistes restent largement présents dans les diverses composantes de la Résistance, plutôt non communiste. Le cas du mouvement Patrie, un groupe local animé par des conservateurs dans un Boulonnais complètement isolé, est significatif, mais dès son premier numéro, il fait référence à de Gaulle25.
22Ce nationalisme germanophobe se retrouve aisément dans le giraudisme, tel qu’il apparaît et se développe à la fin de 1942, après le débarquement en Afrique du Nord. Il est à l’origine de réseaux de renseignements, mais aussi de l’Organisation de résistance de l’Armée. Il serait nécessaire de mesure l’influence de cette résistance giraudiste dans la région. On cite dans sa mouvance des réseaux de renseignements comme Kléber, relativement bien implanté en Calaisis, mais dont on peut faire débuter l’histoire dès le début de 1941, Navarre, etc.26. L’ORA ne semble avoir rencontré que peu d’écho.
23Le communisme constitue une force politique importante dans le Nord de la France à la veille de la guerre. Il représente une idéologie « révolutionnaire », portée par un parti, inféodé à l’Union Soviétique, patrie de l’idéal pour ses adeptes. Ce parti rassemble des militants et des sympathisants, dont le nombre a augmenté au moment du Front Populaire et de la stratégie antifasciste alors développée. Le pacte germano-soviétique rompt la ligne antifasciste alors en cours et indispose nombre de militants. Le parti, interdit, se reconstruit avec efficacité dans la clandestinité. La question est bien de savoir quand les communistes entrent véritablement en résistance. D’une manière simple, on dira que pour le parti, du moins dans sa direction nationale, c’est après le 22 juin 1941, quand l’Union soviétique est envahie ; mais pour les militants de la région, les choses sont plus complexes, car l’antifascisme reste prégnant. Aussi dans le Pas-de-Calais, on observe une inflexion résistante dès la fin de 1940, car le silence du parti sur l’occupant heurte les sentiments de la population très hostile à l’envahisseur. Quelques gestes sont à cet égard significatifs. Le 12 octobre 1940, une grève spontanée éclate à la fosse 5 de Sallaumines, qui cesse deux jours plus tard à cause des menaces allemandes. Un mineur est arrêté pour voir lancé aux Allemands deux tartines de pain sec27. Un tiers des mineurs débraient spontanément le 11 novembre 1940 ; Henri Derache est arrêté pour avoir déposé deux gerbes de fleurs avec ruban rouge et faucille et marteau au monument aux morts d’Harnes28. L’Enchaîné du Pas-de-Calais commence à dénoncer les exactions de l’occupant, contre la ligne de l’Internationale. En mai 1941, la presse communiste s’appuie sur les souvenirs du Front Populaire, commence à parler d’intérêts patriotiques, quand est créé le Front National. Rapports français et allemands attestent que l’anglophilie et les sympathies communistes vont de pair. La grève des mineurs de mai-juin commence à marquer la fin des ambiguïtés, qui ne seront vraiment levées que le 22 juin. Elle donne en outre à l’espérance patriotique un contenu révolutionnaire29.
24Significatif est l’exemple de Julien Hapiot, militant antifasciste, ancien des Brigades internationales en Espagne. Il évoque devant Roger Pannequin, qu’il enrôle dans les rangs du parti au début de 1941, à la fois son espérance en une issue révolutionnaire de la guerre, comme ce fut le cas pour le conflit précédent, mais surtout il préconise de s’en prendre aux Allemands. Pour lui, la révolution passe par la défaite hitlérienne, car les hitlériens sont ses pires ennemis et ajoutait-il « il vaut mieux tirer sur le maître avant de tirer sur le chien ». Dans ces conditions, un Roger Pannequin, socialiste de gauche pivertiste, antifasciste, antimunichois, ne pouvait être que séduit30.
25Le communisme, entré largement en résistance après l’invasion de l’Union soviétique, va montrer un activisme qui le fait redouter des autorités d’occupation et de l’administration vichyste. C’est d’ailleurs leur préoccupation essentielle jusqu’à la mi-1943. Il s’en faut cependant de beaucoup que les militants de ce parti soient tous entrés en résistance, et c’est souvent le dynamisme d’équipes réduites au sein des FTP, qui, auréolées par leurs actes, la répression qui les frappe et le sang de leurs martyrs, permet au parti de reconstruire ses organisations résistantes, avec plus ou moins de difficulté, en dépit des coups durs qui lui sont assénés.
26La mouvance d’inspiration communiste dépasse d’ailleurs rapidement le cadre des seuls militants et sympathisants et s’inscrit ainsi dans tout le champ des potentialités résistantes de la région. Le développement du Front National, après la mi-1942, est assez significatif. Il couvre une bonne partie du département et s’implante aussi dans les milieux ruraux du « secteur paysan », tissant des liens avec les membres d’autres organisations et s’oriente vers des populations qui ne sont pas favorables à l’idéologie révolutionnaire31.
27Les Britanniques ont initié leurs propres réseaux en Europe occupée et le Nord - Pas-de-Calais par sa position géographique et stratégique a été l’objet de toutes leurs attentions. Un certain nombre d’hommes et de femmes ont donc été sollicités par leurs services qui dépendaient soit de l’Intelligence Service soit du SOE. Les réseaux d’évasion, Garrow-Pat O’Leary en particulier, alimentent cette résistance d’obédience britannique dès 1941 à côté de certains réseaux de renseignements, comme Alliance ou F2-Interallié, et surtout du réseau d’action WO-Sylvestre-Farmer, créé par Michael Trotobas, le « capitaine Michel » auréolé de réussites spectaculaires.
28On peut aussi parler d’une résistance opportuniste qui apparaît quand la victoire est assurée et qu’il convient de préparer l’avenir. Certains ont besoin de s’investir en Résistance pour une éventuelle carrière politique, voire militaire. Ces engagements sont forcément tardifs. Ils sont parfois les bienvenus quand il s’agit de notables, de personnalités compétentes, mais cela ne va pas toujours sans mal quand les nouveaux venus ont des prétentions. Raymond Boulet, résistant de Verchin engagé depuis 1941 cite le cas d’un sous-officier qui au printemps 1944 veut rejoindre les rangs de la résistance locale, mais pour en exercer son commandement. Cette attitude ne pouvait que heurter un résistant de la veille32.
29L’épisode du Nord libre, feuille clandestine, de faible tirage, diffusée à partir de mars 1944 par la direction du Grand Echo, est tout aussi significatif. Celle-ci tenait ainsi à sauver son journal, manœuvre qui échoue peut-être, puisque la Voix du Nord lui succède mais les équipes administratives restent en place. Léon Chadé, homme de droite, qui avait intégré l’écho en 1943 afin d’y préparer le passage vers des temps nouveaux, devint directeur général de la Voix du Nord à l’invitation de Julien Houcke, un résistant authentique, et sous sa direction, la ligne éditoriale de la Voix s’infléchit, si bien que les déportés du mouvement de retour des camps ne se reconnaissaient plus dans l’organe qu’ils avaient fondé dans la clandestinité en 194133.
30Le gaullisme paraît en 1944 un recours pour nombre de pétainistes de la veille qui recherchent alors une honorabilité de résistants, déplore Roger Pannequin. C’est poser la question des résistants de la dernière heure, sinon de l’après-dernière heure, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Si certains ont répondu à un opportunisme évident, il est évident aussi que l’engagement de beaucoup était sincère, répondant à l’appel des mouvements pour l’insurrection finale et pour alimenter, en hommes sinon en armes, les troupes des FFI. Certains le paieront de leur vie. L’étude de ces résistants de 1944 est un champ de recherches qui reste à approfondir.
31En toile de fond, le patriotisme latent domine dans l’opinion et forme un terreau dans lequel peut s’enraciner avec succès le gaullisme, sans doute majoritaire dans l’opinion, référence pour ceux qui entrent en action. Il explique que des Vichyssois de cœur et d’opinion, refusent la collaboration et se lancent éventuellement dans le combat. Dans ce terreau viendra se retrouver avec bonheur les communistes dès 1941. Ce patriotisme explique que la Résistance a pu prospérer, se développer et constamment se reconstruire, en dépit des coupes sombres qui viennent la frapper du fait de des répressions vichyste et allemande.
32S’il est indéniable que ce sont les raisons les plus diverses qui ont poussé des Nordistes à entrer en Résistance, il n’empêche que nombre d’entre eux ont ressenti principalement l’unité du combat qu’ils ont à mener et ils s’engagent bien souvent dans l’organisation qui se présente à eux ou qui les sollicite, sans souci de considération idéologique et partisane. C’est peut-être l’une des composantes du succès du gaullisme, car on admet assez précocement que c’est de lui qu’émane toute résistance, ne serait-ce peut-être parce que l’audience de la BBC est plus large que celle de la presse clandestine. D’une manière générale, on peut dire que l’on a résisté là où on a pu, en fonction des opportunités qui se présentaient, des nécessités du moment, les passerelles étant nombreuses entre le diverses organisations et même entre les résistances communiste ou réputée telle et gaulliste.
33Cependant les divergences politiques ne sont jamais effacées. La nécessité de l’unité a fait que la Résistance s’est ralliée, dans son ensemble à la république (cela n’allait pas de soi pour certains après le naufrage de 1940) et à la démocratie sociale, étant donné le poids de la gauche, dans toutes ses composantes, chrétienne, socialiste, communiste. Cette unité n’allait cependant pas sans conflits internes. Si tous admettaient l’autorité du général de Gaulle, se profilait alors la question de la prise et du partage du pouvoir, dans le cadre des reclassements et de la redistribution des cartes politiques générés par les participations plus ou moins actives, plus ou moins reconnues des uns et des autres au combat. La Résistance a permis la confirmation de la poussée du communisme et de la démocratie chrétienne, entamée dans les années du Front Populaire. À terme, elle a contribué à la naissance du gaullisme, nouvelle composante du paysage politique qui, à maints égards, comporte des traits originaux.
34Quelque aient été les causes et les façons d’entrer dans la Résistance, l’engagement dans ce combat participe d’une incontestable dimension morale comme l’écrivent justement Étienne Dejonghe et Yves Le Maner34. Cette dimension morale s’articule autour de tout un système de valeurs, complexes et parfois contradictoires, que tiennent à défendre, avec force aujourd’hui, les résistants survivants : valeur essentielle du patriotisme (pour tous), de la république et de la démocratie (pour la plupart), valeurs accessoires des modèles chrétien ou révolutionnaire, pour d’autres. Parce qu’il a été à l’origine d’un ressourcement de la Nation, de la République et de la Démocratie, une refondation en quelque sorte telle qu’elle s’avère nécessaire de temps à autre dans le cours de notre longue histoire, l’engagement dans la Résistance ne fut pas une simple parenthèse.
Notes de bas de page
1 L’ouvrage de synthèse fondamental reste celui d’Étienne Dejonghe et d’Yves Le Maner, Le Nord - Pas-de-Calais dans la main allemande, Lille, 1999.
2 Pour l’action des Fillerin, René Lesage, « La Résistance en Artois occidental », Revue du Nord, hors-série no 13, 1998.
3 Témoignage Madeleine Guillemant, dans Danièle Lheureux, Qu’il fut long le chemin, éd. Henry, Montreuil-sur-Mer, 2009, p. 99-126.
4 Archives militaires allemandes, t. 501-102 ; Lagebericht, juillet 1940. Cité dans Dejonghe Étienne, « Aspects du régime d’occupation », Revue du Nord, no 209, 1971, p. 255.
5 Fichier chronologique Lhermitte (Archives Pas-de-Calais 51 J) qui cite les sources allemandes (2e bureau du VIIe Corps d’Armée alors en stationnement dans la région de Saint-Omer-Aire).
6 Le journal de Pierre Corvisier a été retrouvé par le regretté Raymond Dufay et largement exploité dans ses travaux. Raymond Dufay, La vie dans l’Audomarois sous l’Occupation, Saint-Omer, L’Indépendant, 1990.
7 Ainsi le 1er janvier 1941, la BBC avait lancé le mot d’ordre de ne pas circuler de 15 h à 16 h, mot d’ordre suivi à Saint-Omer comme le rapporte Pierre Corvisier et dans le Bassin minier, selon un rapport du préfet. Archives départementales du Pas-de-Calais, M 4401.
8 Archives départementales du Pas-de-Calais, M 4101.
9 Jean-François Muracciole, Les Français libres, l’autre Résistance, Tallandier, 2009.
10 Yann Hodicq, Entretien avec l’abbé Trentesaux, aumônier des Forces Françaises libres, Mémoires de guerre du Pas-de-Calais, Comité d’Histoire du Haut-Pays, no 15, 2003.
11 Dossier Comité d’Histoire du Haut-Pays.
12 René Lesage, « Rapports de résistants OCM » conservés dans les archives Guy Mollet (O.U.R.S.), Mémoires de guerre du Pas-de-Calais, Comité d’Histoire du Haut-Pays, no 2, 1990.
13 Henri Noguères, Histoire de la Résistance, tome I, p. 58, 119 ; Guy Vérines, Mes souvenirs du réseau Saint-Jacques, 1990.
14 Le colonel Rémy a largement retracé son histoire dans Mémoires d’un agent secret de la France Libre, Éditions France Empire, 1948-1961, 3 tomes. On y retrouve l’histoire des frères Delattre d’Outreau. Voir aussi Guy Bataille, Le Boulonnais dans la tourmente, tome II, 1973.
15 Pour la mission Arquebuse-Brumaire, Passy, Souvenirs, tome III, Missions secrètes en France. Novembre 1942-Juin 1943, Paris, Solar-Plon, 1947-1951.
16 Voix du Nord, no 1, avril 1941 ; Roger Vicot, Poing à la ligne. La Voix du Nord (1941-1944), l’Harmattan, 1994, p. 34.
17 Henri Duprez, Combats dans l’ombre et la lumière. Episodes de la Résistance dans le Nord de la France. Témoignages et souvenirs, Paris, la Pensée universelle, 1979.
18 Roger Pannequin, Ami, si tu tombes, le Sagittaire, 1976.
19 Sur le rôle de la SFIO pendant l’occupation, Yves Le Maner, Éléments pour une histoire des socialistes du Nord - Pas-de-Calais pendant l’Occupation, dans L’Occupation en France et en Belgique, Actes du colloque de Lille, 6-28 avril 1985, Revue du Nord, hors-série, no 2, 1988, pp 833-857.
20 La Résistance chrétienne a été largement évoquée dans Églises et Chrétiens pendant la Seconde Guerre Mondiale dans le Nord - Pas-de-Calais, Actes du colloque des 5 et 6 novembre 1977, Revue du Nord, tome LX, no 237-238, 1978.
21 Robert Vandenbussche, « Une forme de Résistance à Dunkerque : le groupe Herbeaux-Bonpain », Revue du Nord, Lille, 1978, vol. 60, no 238, p. 639-645. Patrick Oddone, Un drame de la résistance dunkerquoise : le démantèlement de la branche Nord du réseau Alliance et l’exécution des résistants rosendaëliens Louis Herbeaux, abbé René Bonpain et Jules Lanery, éd. Punch, Mémoires de Flandres et d’Artois, Wimille, 2003.
22 Bruno Béthouart, Le MRP dans le Nord - Pas-de-Calais. 1944-1967, Éditions du Beffroi, 1984.
23 Alfred Lefebvre, « Souvenirs des années quarante », Mémoires de guerre du Pas-de-Calais, tome III, 1991, p. 3-18.
24 Pour les « Petites Ailes » et le contact avec Mulliez, voir l’excellente étude d’André Caudron, « Les petites Ailes. Journal et réseau (automne 1940-été 1941) », Mémor, bulletin d’information, no 15-16, 1992. Dernièrement, Jacques-Yves Mulliez a écrit ses mémoires, Ma guerre secrète, Les Lumières de Lille, 2010.
25 Organisation Patrie, opuscule-mémorial paru après la guerre sous la direction de Maurice Vanheeckoet et Émile Bertrand. G. Bataille, op. cit.
26 C’est le lieutenant Froment, un agent de Henri Frénay qui dès 1941 a recruté de nombreux agents dans le Pas-de-Calais, vers Arras, Béthune (abbé Beun) et aussi dans la région de Calais, en zone rouge, autour de Josué Pirson, de Caffiers. Parmi les agents connus, on signale Maurice Dubois et Marcel Decrombecque, de Guînes, Charles Botte, d’Audruicq, Jeanne Catherine, d’Hardinghen, Léon Winant de Licques, Julien Gavel de Caffiers, et sans doute Sydney Bown, de Guînes. Frénay H., Volontaires de la nuit. Témoignage Pierre de Froment du 11 novembre 1955. AN, 72 AJ 46. Pour Paul Beun, M. Beirnaert, Paul Beun, prêtre, résistant et archiprêtre de Lens, 1898-1982, Gauheria, 2006, no 61, p. 49-60.
27 Archives Pas-de-Calais, M 5706.
28 Archives Pas-de-Calais, Continu 480 (ancienne cote). Fichier chronologique Lhermitte.
29 Étienne Dejonghe et Yves Le Maner, Le PCF dans le Nord - Pas-de-Calais du Front Populaire à la grève des mineurs de 1941, dans Le PCF. 1938-1941, Paris, presses de la FNSP, 1987. Étienne Dejonghe, « Les communistes dans le Nord - Pas-de-Calais de juin 1940 à la veille de la grève des mineurs », Revue du Nord, no 270, 1986 ; « Chronique de la grève des mineurs dans le Nord - Pas-de-Calais », Revue du Nord, no 273, 1987, p. 323-346.
30 Roger Pannequin, op. cit.
31 Finalement l’histoire du Front National dans le Pas-de-Calais reste mal connue dans sa chronologie et ses structures.
32 Entretien avec Raymond Boulet.
33 Dejonghe Étienne et Laurent Daniel, La Libération du Nord et du Pas-de-Calais, Hachette-Littérature, 1974, p. 147-148.
34 « Mais le justification même de la Résistance, c’est l’acte moral, l’engagement et le sacrifice d’une infime minorité qui s’est battue pour la dignité collective d’une nation bafouée par l’effondrement de 1940, par la barbarie nazie et par la trahison de Vichy ». É. Dejonghe, Y. Le Maner, op. cit.
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