Conclusion. La double réflexivité en traductologie. Petit plaidoyer pour une sociologie de la traduction
p. 141-147
Texte intégral
1La traduction de la science-fiction américaine dans l’espace culturel français des années 1950 pose de façon aiguë certaines questions à la traductologie. S’il est vrai que la traduction ne paraît connaître que des textes dans l’instant de sa réalisation, le texte risque d’être l’arbre qui cache la forêt de tous les autres textes que la dominance idéologique regroupe en des types auxquels est consentie une niche socio-institutionnelle sous la forme de champs spécifiques. La lutte pour le pouvoir symbolique ne passe jamais exclusivement par des textes saisis individuellement, mais par des classes et des types régis par les intérêts des groupes sociaux qui prennent position dans le champ.
2La traductologie ne peut envisager les textes traduits et à traduire comme s’ils étaient de simples individualités, aussi talentueuses soient-elles. La traductologie ne peut non plus se satisfaire de références à la « culture » lorsqu’elle cherche à marquer ses distances par rapport à une conception trop axée sur les langues et pas assez sur les faits de société. La théorie sociale de Pierre Bourdieu présente un modèle heuristique permettant de rendre compte de ce qui est au principe des transformations et des manipulations que subissent les textes dans le processus de la traduction. Dans cette étude, nous avons tenté de montrer comment un type de textes d’origine étrangère est présenté comme un « nouveau genre littéraire » et massivement importé dans l’espace culturel français. Cependant cette importation ne s’opère pas dans le désordre apparent des initiatives individuelles. En même temps que sont traduits les textes, sont naturalisées les structures éditoriales américaines, revues et collections spécialisées. Peu à peu se constitue un réseau de communication littéraire, depuis l’écrivain spécialisé en science-fiction jusqu’au lecteur exclusif de science-fiction, en passant par les libraires spécialisés, les clubs d’amateurs et les conventions. Ainsi se constitue un champ spécifique de science-fiction qui va dès lors être seul habilité à dire ce qu’est et ce qui est la science-fiction, et à statuer sur ce qui, en science-fiction, est digne d’être admiré et consacré.
3À la sociologie bourdieusienne, la traductologie pose une question qui nous paraît centrale. Lorsqu’un type de textes (ou un genre) prend corps dans un groupe social d’un espace culturel (source) et qu’il est traduit dans un autre espace culturel, par quel groupe social ce type de texte ou ce genre est-il reçu dans l’espace culturel cible ? Dans le cas de la science-fiction américaine, le parachutage dans la France des années 1950 est une translation (au sens mathématique du terme) qui réussit du fait que le genre trouve en France un groupe que l’on peut tenir pour l’homologue de la petite bourgeoisie technophile qui aspire aux États-Unis à accroître son poids social. Boris Vian et Raymond Queneau en se faisant les agents de pointe de ce groupe ont largement contribué au succès de la naturalisation du genre grâce à la légitimité qui est la leur dans le champ de la culture française de l’époque.
4Nous avons vu que le sociologue de la science-fiction Gérard Klein rattache l’émergence de la science-fiction à la montée aux États-Unis d’une petite bourgeoisie à vocation technicienne (1977, p. 27), ce que corrobore à sa façon Leon Stover (1972) ; nous avons également vu que, pour l’anthropologue, l’émergence et le succès de la science-fiction comme genre correspondent à l’industrialisation de la recherche aux États-Unis dans les années 1920. La science-fiction avec son optimisme scientifique et technologique, son esprit de la nouvelle frontière (la conquête spatiale), son évocation d’altérités extraterrestres, théâtralise un monde où le pouvoir est détenu par ceux qui n’ont pas peur du changement et de la métamorphose.
5La traduction de la science-fiction comme genre américain est le symptôme littéraire d’un appel au changement de société. Mais les difficultés d’implantation et de reconnaissance, qui s’expriment globalement par la ghettoïsation et la marginalisation subculturelle, sont réelles. Elles sont à mettre sur le compte d’une disposition profondément ancrée dans l’habitus de la bourgeoisie française : la peur panique de la science et de la technologie en ce qu’elles sont senties confusément comme productrices de mutations sociales qui risquent de renverser les rapports de force dans la société.
6La science-fiction américaine traduite jouit d’une position hégémonique depuis les années 1950 dans le champ de la science-fiction française. Près d’un demi-siècle après la constitution du champ de la science-fiction, rares sont les auteurs français qui se sont imposés à hauteur du succès de réception des auteurs américains traduits. En raison de l’immense capital symbolique dont ces derniers sont investis, les amateurs de ce genre en France boudent la plupart des auteurs français. Cette constatation oblige à s’interroger sur la nature et la pérennité du capital symbolique des États-Unis dans la société française. Une partie de la réponse se trouve peut-être dans certains ouvrages publiés après la Seconde Guerre mondiale, par exemple le Défi américain de Jean-Jacques Servan-Schreiber publié en 1967. La question posée peut se résumer ainsi : « Existe-t-il un avenir hors du modèle américain ? » La science-fiction américaine des années 1920 à 1960 (jusqu’à grosso modo la « Spéculative-Fiction » d’Harlan Ellison également en 19671) peut dans son ensemble être vue comme une thématisation de la prétention à l’universalité du modèle américain. La traduction devient alors une courroie de transmission dans l’entreprise de propagation du nationalisme des États-Unis2 . Telle est sans doute la fonction majeure de la traduction de la science-fiction américaine en France. Cette fonction est située bien en deça des visées qui furent celles de Vian et de Queneau à la fin des années 1940 lorsqu’ils se firent les agents des valeurs de changement social telles qu’elles s’expriment dans la science-fiction qui avait leur faveur. À dire vrai, ce déplacement des enjeux est dans l’ordre des choses : le jeu social dans les champs du pouvoir s’inscrit dans l’espace négocié entre le possible social et la structure du champ (ici de la science-fiction) tel qu’il s’est constitué par importation-traduction. La traduction n’est certes pas une simple translation (au sens mathématique ou même religieux du terme) d’un espace social à un autre espace social, puisque tout est susceptible d’être renégocié dans et par les luttes de pouvoirs de l’espace social cible. Mais c’est malgré tout une translation lorsque, comme dans la SF du ghetto subculturel, on constate le maintien de la dominance écrasante des modèles importés américains indépendamment des transformations subies par ces modèles.
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« Quelles que soient ses prétentions scientifiques, l’objectivation est vouée à rester partielle, donc fausse, aussi longtemps qu’elle ignore ou refuse de voir le point de vue à partir duquel elle s’énonce, donc le jeu dans son ensemble ». (P. Bourdieu, 1982, p. 22)
Cette conclusion générale est, pourrait-on dire, « à double détente ». Après avoir présenté les grands traits de notre étude sur la traduction de la science-fiction américaine, nous allons procéder à un exercice d’autoréflexivité en mettant en jeu dans cette étude la libido sciendi des traductologues. Cet exercice prendra ici une forme programmatique, car il ne peut être question en quelques pages de conclusion d’articuler le détail des déterminations en jeu dans notre champ en émergence.
7Si, comme le demande A. Pym (1995), la traductologie peut être une « science qui dérange », à l’instar de la sociologie selon Pierre Bourdieu, c’est à notre sens précisément dans la mesure où le traductologue prend en compte dans sa réflexion la composante sociale de cette réflexion. De même que le sociologue selon Bourdieu ne peut s’exclure du jeu social qui est l’objet de son analyse, de même le traductologue ne peut se mettre « hors-jeu » dans son étude des phénomènes traductifs. Ainsi, c’est à une réévaluation radicale du statut de l’objet de connaissance et du sujet connaissant qu’il convient de procéder en traductologie, dans la foulée de la théorie bourdieusienne.
8Dans un article assez ancien, Pierre Bourdieu (1976) analyse la logique du champ scientifique. Il définit ainsi le champ scientifique :
Le champ scientifique comme système des relations objectives entre les positions acquises (dans les luttes antérieures) est le lieu (c’est-à-dire l’espace de jeu) d’une lutte de concurrence qui a pour enjeu spécifique le monopole de l’autorité scientifique inséparablement définie comme capacité technique et comme pouvoir social, le monopole de la compétence scientifique, entendue au sens de capacité de parler et d’agir légitimement (c’est-à-dire de manière autorisée et avec autorité) en matière de science, qui est socialement reconnue à un agent déterminé, (p. 89)
9La constitution d’un champ spécifique en traductologie (comme en tout autre domaine) avec ses structures, ses règles, ses enjeux propres n’est possible que parce qu’il y a des agents qui trouvent un intérêt matériel et\ou symbolique à prendre position sur le thème de la traduction en investissant leur libido sciendi là plutôt qu’ailleurs parce qu’ils participent, de par leurs dispositions d’agent, leur habitus, dit Bourdieu, de l’illusio scientifique, tentative de dire les choses comme elles sont, sans euphémisation, contrairement à l’illusio littéraire dont Bourdieu dit qu’elle est euphémisation en ce qu’elle livre la structure, en la voilant, en la volant au regard. L’essentiel de l’enjeu d’une sociologie de la traductologie serait de faire apparaître les ressorts de l’illusio, l’adhésion au jeu traductologique, à savoir les intérêts pour un agent à prendre position sur un thème et s’efforcer de « dire le vrai » de ce thème.
10La traductologie aujourd’hui est un champ scientifique en voie de constitution. De façon tout à fait empirique, on le constate par l’émergence récente de structures et d’agents qui luttent pour faire reconnaître les études théoriques et historiques en traduction comme une discipline sui generis.
11Les recherches théoriques en traduction ont d’abord été surtout le fait de linguistes. Les diverses théories linguistiques, les diverses positions méthodologiques qui s’expriment à travers des théoriciens sont liés à des stades de développement différents en certaines nations, en certaines cultures, selon des priorités liées à ces cultures3. S’il existe donc un champ de la traductologie, ce n’est pas nécessairement dans la continuité de ce qui s’est opéré à l’époque où les Jakobson, Nida, Vinay-Darbelnet, Mounin, Catford ont publié leurs premières œuvres majeures, car le fait déterminant est qu’il existe une rupture nette entre ces linguistes qui s’intéressent à la traduction – l’installent même parfois au centre de leur réflexion et assument ainsi une position pionnière dans la réflexion sur la discipline – et les traductologues d’aujourd’hui, qui s’inscrivent dans la dynamique du champ spécifique de la traductologie. Il ne s’agit ni de sous-estimer l’apport des théoriciens de la traduction antérieurs à la constitution du champ autour des années 1980, ni de constituer une continuité après coup en cherchant à y faire entrer coûte que coûte ce qui, de la traductologie d’aujourd’hui, se trouverait déjà, du point de vue des contenus, dans la théorie de la traduction des pionniers Jakobson, Nida, Mounin... Il importe en cette matière de ne pas céder à ce que Paul Veyne (1971) appelle un « contre-transfert » historique. La réflexion théorique en traduction est entrée dans une nouvelle ère avec la constitution d’un champ spécifique caractérisé par des agents, des structures et surtout des enjeux spécifiques.
12Les intellectuels (dont font partie les traductologues) ont des intérêts « qui ne sont pas directement économiques, politiques, d’où cette illusion qu’ils sont désintéressés, alors qu’en réalité leur intérêt est un intérêt au désintéressement qui rapporte du prestige, des gratifications symboliques... » (Bourdieu, ibid.) Des professeurs d’université fondent des associations, des revues, organisent des colloques sous le signe de la traductologie et s’investissent dans la lutte pour faire reconnaître la traductologie comme légitime. C’est dans la position socio-institutionnelle où ils sont que se trouve inscrit leur intérêt à faire reconnaître ce domaine comme scientifique et légitime. La traductologie est ainsi un champ scientifique en voie d’autonomisation dont l’enjeu est de dire ce qui est savoir légitime dans ce champ, ce qu’est – ou mieux ce que doit être – une science de la traduction, ce qu’est l’avenir de la traductologie. Dire le légitime dans le champ de la traductologie est l’enjeu ultime des luttes de pouvoir dans ce champ. Donc, créer des associations, des revues, des collections spécialisées, organiser des colloques, implanter des programmes de 2e et 3e cycles en traductologie, c’est créer les conditions d’une remise en question du discours sur la traduction dominant dans l’institution universitaire, lequel est fondé sur le statut ancillaire de la traduction par rapport aux autres sciences sociales et humaines.
13La création de nouvelles structures et l’apparition de nouveaux agents sont des indices de la volonté de ces agents de faire bouger le domaine de recherche et de l’autonomiser. Le faire bouger, c’est concrètement le faire sortir de l’emprise de ceux qui considèrent la traductologie comme dotée d’un statut moins légitime que le domaine dans lequel ils travaillent. En fait, l’émergence du champ de la traductologie s’est-elle véritablement faite en réaction à ce qui existait avant lui4 ? Tout s’est passé apparemment comme si les agents qui ont pris position dans le champ nouvellement créé le faisaient en opposition avec le discours dominant sur la traduction qui le précède immédiatement et coexiste un temps avec lui. Le champ traductologique – le champ scientifique de la traductologie – se constitue dans et par la lutte des agents, car l’initiative individuelle d’un agent n’est dotée d’existence et de reconnnaissance sociale que si cette initiative se constitue en pouvoir et en enjeu de lutte. L’enjeu de lutte n’a d’autre objet que d’imposer des hiérarchies de légitimités dans le champ et d’imposer la problématique légitime.
14Le statut spécifique de la traductologie en tant que champ autonome du savoir est un enjeu majeur, car c’est de la reconnaissance de ce statut que découle le capital symbolique attaché au discours traductologique. On le voit bien lorsqu’on demande une subvention de recherche à un conseil de recherche ou lorsqu’il s’agit de créer un programme en théorie de la traduction, que ce soit en maîtrise ou en doctorat : les classifications en linguistique, études littéraires ou encore pluridisciplinaires prédéterminent les jugements de valeur sur les contenus et tout projet attaché à la problématique traductologique n’a de chance d’être reconnu comme légitime qu’à condition qu’elle impose elle-même ses propres hiérarchies de légitimité sans référence à des enjeux qui appartiennent à d’autres champs, celui de la linguistique, celui des études littéraires, celui des études comparatistes, etc.
15Dans un champ nouvellement créé, les luttes de pouvoir entre les agents sont généralement peu violentes. Du fait que le champ de la traductologie est en émergence, il s’agit de « se serrer les coudes » pour faire reconnaître ce champ qui pâtit d’un déficit de légitimité par rapport aux champs scientifiques adjacents. Le regroupement des agents du champ traductologique en émergence s’opère sur la base d’une relative connivence des habitus de ces agents. Avec le temps, certaines oppositions tendent cependant à se durcir, et l’on voit bientôt les tenants d’une thèse polémiquer avec les tenants d’une autre thèse5. Cela est dans la logique des champs. Mais la traductologie ne pourra acquérir sa reconnaissance de champ spécifique à côté des autres champs que si les problématiques abordées sont spécifiques à la traduction et à la pointe des recherches dans le domaine général des sciences humaines (dont relève la traductologie). Par exemple, il nous semble judicieux d’interroger les notions de « fidélité », de « fonction » et d’« équivalence », qui ont fait l’objet d’une remise en question en dehors des études de traduction. À défaut de quoi, la traductologie risquerait de demeurer le parent pauvre des sciences humaines. Il appartient aux traductologues de problématiser la traduction sous une forme qui éclaire la pratique sui generis qu’est la traduction et sous une forme qui éclaire l’ensemble des pratiques socio-culturelles où intervient la traduction. Le programme est vaste, vu l’accroissement des communications interlinguistiques modernes – tous supports et tous types ou systèmes sémiotiques considérés –, mais il est également impératif, car l’expansion des communications ne va pas sans des prises de pouvoir et le renforcement des pouvoirs des plus puissants. La traduction ne peut faire comme si ces questions n’existaient pas, et il revient à la traductologie – et à nulle autre discipline – de rendre raison des enjeux qui relèvent non seulement de la pratique mais des pratiques multiformes de la traduction.
Notes de bas de page
1 Harlan Ellison fait trembler les fondations de la science-fiction issue de Gemsback et J.W. Campbell, Jr. en publiant Dangerous Visions, recueil de textes où le cadre des sciences pures et dures apparaît tout à coup trop étroit pour la nouvelle génération d’écrivains américains, qui préfèrent parler de « spéculative fiction » au lieu de « science fiction ».
2 Mais la traduction ne pourrait jouer ce rôle de courroie de transmission, s’il n’existait pas dans de larges pans de l’espace social français de l’après-guerre (pour ne pas préjuger de l’entre-deux-guerres) une adhésion inconsciente à l’American Way of Life comme la meilleure possible, adhésion fondée sur la conviction que la société américaine est nécessairement située à l’horizon de la société française. Cette disposition française à l’endroit de l’« Amérique » (revisitée à la française) fait de cette dernière un des joueurs sociaux majeurs, et ce quelles que soient les invectives dont elle a pu (et continue de) faire l’objet.
3 Voir notre avant-propos.
4 Comme le demande P. Bourdieu, il faut ici rétablir la condition fondamentale du discours scientifique qui distingue les effets produits par rapport aux conditions de production de ces effets.
5 Par exemple, dans son dernier livre, Gideon Toury (1995) relance le débat sur les mérites respectifs des théories du scopos et du « polysystème ».
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Pour une interdisciplinarité réciproque
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Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 1
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2011
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2012
La traduction dans les cultures plurilingues
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2011
La tierce main
Le discours rapporté dans les traductions françaises de Fielding au XVIIIe siècle
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