Chapitre VIII. L’onomastique de science-fiction en traduction : le cas des « assimilèmes » dans la revue Galaxie
p. 101-139
Texte intégral
1Dans la constitution du champ français de science-fiction, les revues ont joué un rôle déterminant. Ce fut d’abord Fiction 1, comme on l’a vu, qui à elle seule impose des modèles qui font fortune, autant que Le Rayon Fantastique pour ce qui est des livres. Sous l’angle de la traduction, la politique éditoriale de Fiction ne se distingue pas de celle d’Hachette-Gallimard, et ce qui a été dit au chapitre VI vaut également pour Fiction.
2La deuxième revue française de science-fiction paraît un mois après Fiction, en novembre 1953, Galaxie – Science Fiction. Cette première série de Galaxie est publiée par les Éditions Nuit et Jour (directeur général : André Beyler) « avec l’accord de Galaxy – Science Fiction2, New-York (États-Unis d’Amérique) » (p. 1). Cette première série de la revue cessera de paraître après 65 numéros, en avril 1959. Une deuxième série verra le jour sur l’initiative d’Alain Dorémieux, rédacteur en chef de Fiction (éditions OPTA) de 1957 à 1974. Les éditions OPTA reprendront en mai 1964 la publication de Galaxie, mais sur des bases très différentes de celles de la première série et en fait comparables à celles qui ont fait le succès de Fiction, alors en plein essor. Galaxie disparaîtra définitivement au n° 158, en septembre 1977.
3La revue Galaxie (1ère série) est d’un grand intérêt, si l’on veut saisir ce qui se joue dans la traduction de la science-fiction américaine en France et dans la formation d’un champ autonome et spécifique pour ce genre littéraire. Les traductions publiées dans cette revue présentent la particularité exceptionnelle dans le champ de la science-fiction en formation : elles chercheront à rapprocher le texte étranger source le plus possible du lecteur de la société cible. Ainsi, au contraire du Rayon Fantastique ou de Fiction, Galaxie dénote une « manière de traduire » caractérisée par un effort d’assimilation du texte source à certaines exigences de la culture cible. En quoi cette manière de traduire consiste-t-elle ? Quelle est la mesure de l’assimilation ? Nous allons tenter de répondre à ces questions en effectuant une analyse comparative de 25 nouvelles du Galaxie français et du Galaxy américain. Il s’agira de dégager les traits des traductions en faisant ressortir six éléments significatifs :
Le paratexte : présentation (« blurb ») et illustrations
Le locus ou lieu où se déroule la fiction
L’époque où se déroule la fiction
Les patronymes (personnages)
Les autres mots-fiction : technolectes et exolectes fictifs non liés aux noms des personnages
Le type de « traduction ».
4Les « présentations » des textes sont des résumés d’intrigue. Elles visent à susciter l’intérêt du lecteur, à orienter sa lecture, à canaliser son horizon d’attente. Elles ne font pas partie du texte à proprement parler, n’étant pas de l’auteur, mais de la rédaction de la revue. Elles sont donc manipulables à l’envi par la rédaction. Les illustrations jouissent d’un statut particulier non sans rapport avec celui des présentations, puisqu’elles peuvent ne pas être reprises dans la traduction sans nuire à l’intelligibilité du texte. Les lieux et temps de la fiction sont généralement ce qui institue le récit comme fiction distanciée, non mimétique. Les patronymes renvoient aux noms des personnages des récits, lesquels sont de divers ordres, comme on verra. Dans la sémiotique de la science-fiction, les « mots-fiction » sont les déclencheurs privilégiés de l’imaginaire, qu’il s’agisse de technolectes ou d’exolectes fictifs, et nous verrons si leur traduction diffère de celle constatée dans Le Rayon Fantastique. Enfin, nous ferons ressortir le « Type de traduction » des textes de façon pragmatique selon la typologie suivante :
Standard plus : prise en charge de la signifiance du texte, par des innovations notamment éditoriales (cf. « le Vieux rafiot trop zélé » de Robert Sheckley).
Standard : Traduction sans erreur notable ni omission de segments d’énoncés (modèle de traduction comparable à celles du « Rayon Fantastique » (Hachette-Gallimard), Fiction).
Standard Om. Trad. : Traduction standard, mais avec des erreurs et des omissions du traducteur.
Standard Om. Éd. : Traduction standard, mais avec des erreurs et des omissions à mettre sur le compte de l’éditeur (coupures effectuées lors de la mise en page, absence de correction d’épreuves, etc.).
Traduction cav. : Traduction par caviardage du texte original (résumé plus ou moins erratique, sans qu’il soit possible de dire si c’est le fait du traducteur seul ou si ce type de traduction est demandé par l’éditeur). À distinguer de l’« adaptation ».
Adaptation : Adaptation par réécriture à partir d’éléments signifiants du texte original en vue de produire un nouveau continuum textuel (ex. type : les romans de la Série noire).
A. Les textes
5Pour les besoins de l’analyse, nous avons retenu quatre numéros de Galaxie, les nos 13 (déc. 1954), 18 (mai 1955), 19 (juin 1955) et 22 (sept. 1955). Dans ces numéros, nous avons retenu 25 nouvelles, dont les auteurs sont soit des ténors du genre, comme Fritz Leiber, Richard Matheson, Robert Sheckley, Clifford D. Simak, Lester del Rey, Damon Knight, Theodore Sturgeon, Isaac Asimov, Frederick Pohl, Evelyn E. Smith, William Tenn, Murray Leinster, Poul Anderson ; soit des auteurs de talent, mais dont la reconnaissance n’a que peu dépassé les frontières nationales : Bascom Jones Jr., Don Thompson, Peter Phillips, Jerry Sohl, Robert Zacks, Miriam Allen de Ford.
6Ces nouvelles sont un échantillon représentatif des types de traduction que l’on trouve dans la revue française. Le n° 13 a été choisi pour sa proportion de traductions « standard », les nos 18, 19, 22 parce qu’ils représentent le tout venant des traductions façon Galaxie.
7Il n’est pas possible ici de présenter des résumés d’intrigues de ces nouvelles, par manque d’espace, et parce que cela nous ferait sortir de notre sujet. Il suffira de dire que ces textes offrent les traits typiques de la science-fiction américaine avec son attrait pour les formes bio-écologiques d’altérité, les extraterrestres, en particulier (13 textes : Téléniseur, Tu m’as renié, 7e ordre, Mon amour, Fantôme V, Racisme, Exécuteur, Mousse, Moklin, Hôtesse, Terreur, Rafiot) et sa fascination pour la robotique, l’automatisation et les progrès technologiques (13 textes : Téléniseur, Tu m’as renié, 7e ordre, Jardin, Exécuteur, Mousse, Conquérants, Soutien, Piège éternel, Monstre, Rafiot, Dames seules, Tyran). Le thème de la catastrophe ou de la post-catastrophe est peu traité : seulement trois textes (Lune verte, Hommes mutilés et, jusqu’à un certain point, Hallucination). On voit que les thèmes se recoupent dans plusieurs nouvelles, ce qui est bien entendu très courant en science-fiction. Un assez grand nombre de textes (7 : Mon amour, Fantôme V, Moklin, Piège éternel, Mastodonte, Monstre, Rafiot) mettent en scène des personnages dont le métier est le commerce et l’industrie ; la conquête des planètes et des astéroïdes lointains repose sur l’esprit d’entreprise et l’exploitation de nouvelles richesses. Certains textes traitent le commerce et l’industrie comme prémisses, sans en interroger la légitimité, d’autres constituent une critique nette du mercantilisme (textes de Robert Sheckley). Enfin, une place non négligeable est faite à la psychanalyse, comme dans Mon amour, Jardin, Jamot.
8Cela dit, voyons quelles constantes se dégagent de ces 25 textes, du point de vue de la traduction, en reprenant chaque entrée des tableaux ci-dessous.
Le lieu (locus) et le temps des récits : Le travail des traducteurs sur les textes ne va pas jusqu’à une modification des lieux où se déroulent les récits. Il est vrai que, sur les 25 nouvelles, six seulement ont pour cadre les États-Unis (notamment New York), alors que neuf se passent sur Terre dans un lieu indéterminé et dix dans l’espace (planète, astéroïde, vaisseau spatial...). Les seuls cas où il y a manipulation du texte sont ceux où les références risquent de ne pas être connues du lecteur français ou de le gêner parce qu’elles ne font pas partie du savoir partagé par l’auteur et le lecteur. Ainsi, dans « Conquérants sacrifiés », le toponyme Homefield est traduit par Beauchamps. Mais, surtout, dans « l’Amour piège éternel » un paragraphe complet de références américaines est éliminé par le traducteur (ou l’éditeur). À l’inverse, il arrive que les toponymes soient suractivés dans la traduction. Dans « le Jardin du néant », le traducteur reprend une référence antérieure aux « rocs moussus » de la Nouvelle Angleterre pour étoffer la fin du récit3. De tels cas sont rares, cette tendance dissimulatrice n’étant nullement la marque de Galaxie en matière de traduction. Les récits à la toponymie américaine non marquée sont nettement dominants, ce qui dispense les traducteurs de trop de contorsions dans l’assimilation du texte source.
9Quant aux époques où se déroulent les récits, elles ne présentent aucun problème de traduction, puisque ces derniers se passent presque tous (21 textes) dans un avenir indéterminé, sans raccrochage aucun avec un événement historique de l’histoire des États-Unis. Le seul cas net d’adaptation se trouve dans « la Géniale hallucination » et il est très marginal – sans effet déterminant sur le récit – puisqu’il s’agit simplement de rendre contemporaine du moment de la lecture une référence temporelle : à savoir 1951 (date de parution en anglais) et 1955 (date de parution en français) pour le texte cible. Dans l’ensemble, ces récits sont de fausses anticipations : même s’ils se déroulent dans l’avenir, rien ne permet de rattacher ce qui s’y passe au présent, comme c’est le cas pour les véritables anticipations. Il en résulte qu’ils ne posent pas de difficultés aux traducteurs qui adaptent plutôt qu’ils ne traduisent.
Les patronymes : Les patronymes sont, dans ces traductions, les marques les plus visibles de la politique d’assimilation par francisation quasi complète du texte anglo-américain. Ces assimilèmes sont dotés d’une efficace dans l’espace restreint du texte et de la lecture, car il n’y a que peu de télescopage à craindre avec d’autres éléments non francisés du discours, comme on l’a vu à propos des lieux. Une recension des nouvelles où les patronymes sont francisés en relation avec le locus narratif montre que les traducteurs-adaptateurs ont soin de maintenir intacte la cohérence linguistique du rapport lieu/patronyme. Il serait en effet incohérent et « gênant » pour le lecteur que des personnages aux patronymes français – et connotés franco-français de surcroît – évoluent dans un milieu dans lequel les marques linguistiques sont anglo-américaines. Dans le n° 13, aucune des six nouvelles analysées ne comporte de patronymes francisés. Par contre, dans le n° 18 le traducteur a pris le parti de rapprocher le lecteur français des personnages dans quatre nouvelles sur six. Aux nos 19 et 22, toutes les nouvelles ont subi le traitement assimilateur. Tout se passe donc comme si Galaxie se libérait peu à peu des contraintes conventionnelles de la traduction pour s’orienter vers l’adaptation, en s’autorisant cette licence sur les patronymes, qui rompt avec un quasi-tabou : on ne touche pas aux noms propres !
10Comment les traducteurs-adaptateurs choisissent-ils les patronymes francisés ? La règle d’engendrement semble être assez constante : le phonétisme. En voici une liste complète, en faisant ressortir en caractères gras les patronymes francisés par phonétisme :
Frank Arnold/Frank Arnaud (Fantôme)
Henderson James/Henri Jamot (Jamot)
Ruth et Ralph Gilraut/Renée et Raoul Girault (Racisme)
Jerome Boell/Jérôme Boileau (Hallucination)
Jubilith/Judith ; Wrenn/Verne ; Oyva/Olga (Tyran)
Frank Arnold/Frank Arnaud [cf. Fantôme] ; Joe the Junkman/Géo le brocanteur (Rafiot)
Mary/Marie-Chantale ; Eammer/Emmert ; Joe/Edgar ; Lolita Vaughn/Lolita Vaughan ; Mike/Michel (Ne tirez pas)
Hal/Albert ; Lucy/Lucie ; Bet Milen/Élisabeth Millet ; Frank Sturt/François Sauvet ; Asher/Achard (Conquérants)
Gervase Schnee/Gervais Nèje ; Bedrich Florea/Baudouin Florea ; Kipp/Klébart ; Moorhouse/Marais ; Shinnick/Chaban (Soutien)
Lawrence Connaught/Louis Choiseul (Roi)
Rose et Drake Smollett/Rose et André Mallet (Hôtesse)
Barbara Noble/Caroline Noblet ; Rod Harris/Roland Monier (Amour)
Brooks/Rivière ; Deeth/Denis ; Joe Brinkley/Joseph Bordier ; Sally/Sarah ; Casey/Crozier ; Captain Haney/Capitaine Anet ; Inspecter Caldwell/Inspecteur Gallien (Moklin)
Tommy Loy/Thomas Loyal ; Frances McMenamin/Françoise Vidalin ; George Adkins/Georges Parent (Mousse)
Jack Demaree/Jacques Desmaret ; Will/Guy Dupuy ; Keever/Quinet ; Farragut et Bolt/Favier et Boris ; Cortland et VanCaster/Cortod et Van Caster ; Dr. Solveig/Dr Solvet (Terreur)
Ferdinand Sparling and Sis/Ferdinand Brénot et Françoise ; Butt Lee Brown/Butt Lee Cooper (Dames seules)
Hudson/Duval ; Dr. Ambrose Amberly/Dr Ambrosi (Mastodonte)
11On voit que les adaptateurs4 jouent de façon tout à fait systématique sur les sonorités, en particulier initiales et, lorsque cela est possible, sur l’ensemble du patronyme (Arnold/Arnaud ; Henderson James/Henri Jamot ; etc.). Par contre, il est extrêmement rare que la francisation se fasse par traduction sémantique, comme dans George Adkins/Georges Parent (« kin-parenté »). La traduction des patronymes repose donc sur une théorie implicite des noms propres et de leur fonction dans la lecture. La motivation onomastique est interprétée par les traducteurs comme étant non pas liée au sémantisme des noms (le caractère des personnages et leur fonction narrative étant hypothétiquement fondés sur le « sens » de leur nom), mais sur les sonorités. Dans ce type de traduction-adaptation, la lisibilité des noms propres est une composante déterminante. La manière d’adapter choisie par les traducteurs repose sur une interprétation du processus de lecture : on se dit à soi-même les noms, on se les prononce mentalement, parfois même en les murmurant. Dans le même temps, une image visuelle se forme, fondée sur la reconnaissance du nom. Or, l’œil reconnaît sans difficulté le nom à la condition qu’il soit prononçable sans trop d’effort par le lecteur (sinon, il risquerait de buter sur les noms, ce qui détournerait son attention du récit5). Les traducteurs de ces récits ont une conscience fine du « bruit » que pourraient créer des patronymes d’origine anglo-américaine, en suscitant un effet d’exotisme indésirable. Dans un texte littéraire, sans doute n’est-il pas de noms propres totalement neutres, non signifiants – la non-signifiance étant elle-même signifiante lorsqu’elle est sémiotiquement motivée. Il reste que cette signifiance a des limites, celles imposées par la semiosis de chaque texte. Dans les 25 nouvelles examinées, rares sont les cas de motivation onomastique forte6 ; de ce point de vue, rien ne s’oppose radicalement à cette francisation par analogie phonétique. En fait, l’adaptation des patronymes est-elle légitime et, si oui, en vertu de quels critères ? De quelle idéologie de la traduction relève-t-elle ?
12Choisir d’adapter les patronymes suppose un certain type d’« autorité » du traducteur sur le texte traduit. En adaptant les patronymes, le traducteur établit clairement qu’il prend en charge toutes les composantes du texte, même celles que, traditionnellement, les traducteurs laissent intouchées, les noms propres, comme marques de reconnaissance intratextuelle de l’origine non française du texte (et non pas péritextuelle, comme l’est le nom de l’auteur étranger en tête de texte7.)
13Les patronymes fictifs sont des mots-fiction qui, lorsqu’ils désignent des créatures non terrestres, fonctionnent comme des exolectes donnant à conjecturer au lecteur un univers – un paradigme – complet. Il n’est pas indifférent que, par exemple, le Martien du « Téléniseur » se nomme Zan Matl Blekeke. Dans ce patronyme, c’est toute une culture qui s’énonce, et tout un système exolinguistique. Que font les traducteurs de cet exolecte ? Ils ne tentent nullement de lui faire subir le même sort que les patronymes des personnages terrestres. Cela prouve que les systèmes linguistiques anglais et français ne diffèrent pas dans leur appréhension de ce qu’est l’« étrangeté » ou mieux l’« étrangèreté ».
Autres mots-fiction. Dans les 25 nouvelles, les mots-fiction sont des technolectes liés aux activités sociales et professionnelles suivantes :
Communications et transports : visiphone, strato-port (Téléniseur, Conquérants), « to vrull » (Tu m’as renié), astrogational, comcircuit, telescreen (Jardin), visi-report, visi-screen, teleguard (Racisme), direct sense recording telepathy (Rafiot), coptertaxi (Conquérants), the annunciator (Soutien), sandcar (Terreur).
Astrophysique : Dijon VI, Opal II (Fantôme), Trident, Drome (Rafiot), Hawkin’s planet (Hôtesse), Moklin (Moklin).
Activités professionnelles (commerce, industrie) et vie quotidienne : The Wentner’s Interstellar Trading Co. (Mon Amour), The AAA Ace Planet Decontamination Service (Fantôme, Rafiot), Beard Removal Center, Hydroponic Center (Conquérants), autobursar, door bill, meditator, Little Gem Room Expander (Soutien), Taffeta Beauty Aid, Juvine Perpétuai Youth Corporation (Piège), General Mercantile Co. (Terreur).
Politique : Solar president (Conquérants), prognosticator, historiscope (Soutien), World Security Board (Hôtesse), Male Desuffrage Act, World Council, Third Atomic War, Maternai Révolution (Dames seules).
Médecine : Teleniser, telenosis, anti-alch pill (Téléniseur), Medicouncil, biocompensator (Hommes mutilés), Duplication lab (Jamot), Schuster and Chow-Visalius Tests (Conquérants), Death House, psychokinesis (Roi), Inhibition Death, pseudo-genes (Hôtesse), Rejuvenation (Piège).
Arts : Gland Opera (Hommes mutilés), Largoscope (Ne tirez pas)
Exolinguistique et état futur de la langue : Galgaques (Téléniseur), Tgasklit (Fantôme), Puudly (Jamot), the Gnees (Mon Amour), Steij : neri, Faunten, Z : rgat, etc. (Hallucination), The H’gen, Geezel (Rafiot), garlkthos (Moklin), dryleg, dryhom (Dames seules), Mastodonia (Opération)8.
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Pratiques non standard de traduction. La pratique de l’adaptation est en général tenue pour légitime en elle-même, lorsqu’elle se proclame en tant qu’adaptation. Cependant, elle est sentie comme faisant courir un risque à la traduction – qui est dotée d’un statut plus légitime –, lorsqu’elle menace d’empiéter sur la traduction. La situation est d’autant plus compliquée que l’adaptation est souvent confondue avec la traduction « libre », s’agissant d’une traduction dans le même système sémiotique9. Du point de vue sociologique, le contentieux traduction-adaptation tient, d’une part, à ce que traduire – un roman, par exemple – est considéré comme une pratique moins noble qu’écrire un roman et, d’autre part, à ce que l’adaptation (dans le sens de traduction libre) est elle aussi jugée moins respectable que la traduction. La traduction en est historiquement au stade où elle aspire à sa reconnaissance en tant que pratique aussi légitime et noble que l’écriture romanesque même10. C’est ainsi que, compte tenu de cette aspiration à la consécration, la traduction libre et l’adaptation sont senties comme une menace par celles et ceux qui travaillent à faire entrer la traduction dans la classe des pratiques nobles d’écriture. Le brouillage des fonctions de l’adaptation et de la traduction est une cause concrète du discrédit porté contre l’adaptation, du fait que l’on demande à l’adaptation d’être une traduction, alors qu’une adaptation est par nature distincte d’une traduction. On en a un exemple frappant avec les quatre adaptations de la science-fiction américaine effectuées par Boris Vian pour France Dimanche en 1952. Deux d’entre elles sont issues de Galaxy : « If you was a Moklin » de Murray Leinster (II-6, septembre 1951, p. 84-105) et « Betelgeuse Bridge » de William Tenn (II-l, avril 1951, p. 62-79). Nous avons vu que la visée de leur publication est clairement de présenter la science-fiction américaine au public français lecteur de France Dimanche : leur fonction est apologétique. Toutefois, ces adaptations en français de deux textes canoniques de la science-fiction américaine ne sauraient – en dépit ou à cause de cela – être considérées comme des vulgates en français des textes source, même de la main de Boris Vian dont la légitimité est considérable dans le champ littéraire français. Ces deux nouvelles ainsi adaptées ne pourraient prendre place dans une anthologie de classiques (catégorie Nouvelles) de la science-fiction mondiale que sous une forme de traduction standard. C’est pourquoi l’adaptation paraît faire signe vers la traduction, l’appeler, plutôt que la menacer en la parasitant. Les adaptations jouissant, par rapport aux textes source, d’une autonomie beaucoup plus grande que les traductions, on ne peut envisager une pérennité culturelle ou l’accession au statut de classique pour une adaptation que dans le cas où l’auteur de l’adaptation a imprimé à son texte une forte marque qui le distingue nettement – et aussi radicalement qu’il est possible – du texte « de départ ».
14Les textes « traduits » dans Galaxie sont-ils encore des traductions ou sont-ils déjà des adaptations ? Pour répondre à cette question, retournons brièvement aux textes et à leur traduction. Les traductions se répartissent ainsi :
dix textes sont classés dans la catégorie des traductions « Standard Om. Trad. » ou « Om. Éd. » ;
dix dans la catégorie des traductions « Standard » ;
quatre dans la catégorie des « Traductions caviardées » ;
une traduction est classée comme « Adaptation ».
15Cette répartition est une indication empirique des manières de traduire et d’éditer ces traductions. Nous ne disposons pas de critères scientifiques qui permettraient de distinguer nettement par exemple entre une adaptation par élagage d’une traduction comportant des omissions. Dans les deux cas, il y a élimination d’éléments du texte source, sans qu’il soit possible à tous coups de distinguer entre l’élimination d’éléments signifiants et la suppression d’éléments secondaires. Une théorie de la signifiance textuelle susceptible de s’appliquer aux textes publiés dans Galaxie serait utile pour dégager ce qui est fortement signifiant de ce qui l’est à un moindre degré. La théorie de la pertinence ne manque pas d’intérêt11, mais c’est un outil trop fin pour rendre compte du corpus de traductions qui nous occupe. En effet, les traductions de Galaxie comportent des manipulations de grande ampleur et de nature très diverse. La théorie de la pertinence en traduction se situe d’emblée dans la problématique de l’« équivalence » entre le texte source et le texte cible. Or, il s’agit dans Galaxie de traductions qui ne visent pas nécessairement l’équivalence12, mais sont plutôt en dérive par rapport aux textes sources. Ce mouvement de dérive rapprocherait davantage cette manière de traduire de l’adaptation, si nous n’étions pas souvent face à ce que nous avons appelé des « traductions caviardées ». Bref, s’il fallait appliquer la théorie de la pertinence à ces traductions de Galaxie pour élaborer une échelle d’évaluation, on obtiendrait un résultat fort maigre se résumant à la constatation que 90 % des textes sont traduits sans égard pour la pertinence des éléments textuels signifiants, ce qui reviendrait tout bonnement à les condamner. Ces traductions ont eu des lecteurs et elles ont joué un rôle dans le champ de la science-fiction dans les années 1950 et, à ce titre, elles doivent être décrites et analysées sociologiquement.
16Notre analyse est donc orientée vers le texte et la société cible en faisant plutôt ressortir le travail d’écriture et de réécriture, pour produire un nouveau continuum textuel. Ce nouveau continuum est soumis à des exigences analogues à celles auxquelles un texte non traduit est soumis, et en procédant à une double lecture nous nous sommes efforcé d’appréhender les textes cible comme textes traduits et comme textes autonomes.
17Les dix nouvelles relevant de la catégorie Standard Om. Trad. ou Om. Éd. pourraient difficilement être considérées comme des Adaptations : de longs segments sont omis au milieu de passages traduits de façon soigneuse standard13. Les omissions de cette catégorie sont d’un volume et d’une nature tels que manifestement ni le traducteur ni l’éditeur n’ont pris le texte et l’auteur originaux au sérieux. Le texte français demeure intelligible, car ce qui est traduit est lisible, mais il devient apparent, à mesure que la lecture progresse, que certains liens manquent. Quoique lisible, le texte devient exsangue par endroits, comme dans « le Tyran sauvé par l’amour », où des paragraphes entiers ont été omis. C’est également le cas de « J’ai tué le roi de l’univers », dont la traduction est sérieusement réalisée – il aurait été possible de ranger cette traduction dans la catégorie « Standard plus » –, mais les paragraphes omis abondent. Dans « Terreur sur Mars », les quatre derniers paragraphes ont été coupés, ce qui rend la fin très abrupte en français. Ces omissions sont parfois clairement le fait de l’éditeur, lorsqu’elles surviennent une, deux ou trois pages avant la fin du texte : l’éditeur a effectué des coupes sombres pour faire entrer le texte dans un nombre de pages préétabli. Les omissions de la main du traducteur sont reconnaissables à ce qu’elles portent sur des phrases ou des segments relativement courts situés à l’intérieur des paragraphes, et non sur des paragraphes entiers.
18Dans les Traductions caviardées14, des segments de texte – ou des liens entre segments – sont particulièrement difficiles à suivre. L’éditeur a opéré des coupes de façon erratique, comme dans « Un drôle de mousse » : « En raison du temps perdu précédemment à surveiller le mousse, le sous-officier avait dû s’attarder pour administrer au reste du déachement [sic pour détachement] une leçon détaillée sur » (p. 74). Ainsi se termine le paragraphe. Le lecteur français ne saura jamais sur... quoi portait ladite leçon détaillée. Dans « Dames seules », des phrases sont également omises ; de nombreuses références appartenant à la culture anglo-américaine ne sont pas traduites, ce qui rapproche plus ce texte du synopsis que du récit narratif. Dans « la Planète des hommes mutilés », dès le début du texte la traduction dérape : il manque les deux premières phrases, puis une réplique, puis un paragraphe. Finalement, dans certaines sections du texte, il ne reste plus que les dialogues, les notations liées à la psychologie des personnages ayant été complètement caviardées.
19Les traductions jugées Standard sont celles qui sont conformes aux normes de la collection Le Rayon Fantastique, ne comportent ni omissions ni lacunes notables, en matière d’exolectes, notamment, et où les patronymes sont laissés tels quels sans être traduits.
20Dans les traductions Standard plus, le traducteur s’est à ce point investi dans son travail qu’il réussit à rendre le texte plus lisible par des innovations éditoriales. Dans « le Vieux rafiot trop zélé », le traducteur propose un nouveau découpage placé en italiques pour mettre en relief la communication télépathique avec l’embarcation de sauvetage. « L’Amour piège éternel » est un autre exemple de traduction soignée, et nous aurions volontiers placé cette nouvelle dans les Standard plus, si elle ne comportait pas plusieurs transformations audacieuses qui l’éloignent de la problématique de la traduction. Dès le premier paragraphe le traducteur prend parti « contre » l’auteur en intervertissant l’ordre des deux premiers paragraphes. Dans le texte source, la séquence commence par la description du personnage qui regarde, alors que, dans le texte cible, c’est par le regardé. Puis le texte est pris en charge par le traducteur, qui efface toute référence précise aux États-Unis, « traduit » les patronymes et omet de traduire certains mots-fiction du domaine de la publicité (Hair Relustrifier Kit, Brilliancetté). Le récit s’en trouve nettement raccourci.
Conclusion
21Il est opportun, à propos de cas de traductions tels que ceux-ci, de poser la question de l’éthique de la traduction, à la suite d’Antoine Berman15. Cependant, le bénéfice que l’on en tirerait risquerait d’être bien mince, se résumant à une condamnation des pratiques de la revue Galaxie. Si éthique il y a, c’est sur une « éthique de l’adaptation » qu’il faudrait plutôt s’interroger. Voici deux cas problématiques pris dans le domaine des relations humaines. Est-il éthiquement acceptable que le traducteur de « The Moon is Green » traduise « some miracle of feminine self-control » (p. 89) par « miracle de dissimulation féminine » (p. 39) ? Est-il éthiquement acceptable que le traducteur de « Lover when you’re near me » rende « the Gnee woman » par « la femelle gni » ? Le problème est doublement éthique, c’est-à-dire relevant de la déontologie professionnelle (du traducteur) et de l’éthique générale. Le nom de l’auteur original apparaissant en tête du texte français, le traducteur fait dire à l’auteur exactement le contraire de sa pensée : « dissimulation féminine » fait glisser le texte vers la misogynie, alors que le texte anglais non seulement en est dénué, mais donne du personnage féminin une image de « contrôle de soi ». Dans le second exemple, faire de la « femme » (woman) extraterrestre – qui est amoureuse d’un humain – une femelle établit de façon non équivoque que les extraterrestres appartiennent à l’espèce animale et non à l’espèce humaine, ce qui va à l’encontre de l’esprit de ce segment de texte. C’est dans des passages comme ceux-ci que se trouvent les vraies limites de ce que les traducteurs-adaptateurs peuvent s’autoriser à réaliser, car il en va de la vision du monde et de l’intégrité de l’auteur original, dont le nom seul est associé au texte français. L’opinion que les lecteurs français peuvent se faire des auteurs américains ainsi traités est nécessairement pervertie par de telles pratiques, bien plus que par les omissions ou les adaptations des patronymes.
Annexe
Appendice. Les nouvelles de Galaxie analysées au Chapitre VIII
Notes de bas de page
1 Le numéro 1 paraît le 15 octobre 1953. Fiction est d’abord bimestrielle, pour devenir mensuelle à partir du numéro 4.
2 Galaxy est une revue mensuelle dont le volume I, n° 1 paraît en octobre 1950. Elle est publiée par « World Editions, Inc. », New York. Rédactrice en chef : Vera Cerutti ; rédacteur : H. L. Gold.
3 Le traducteur reprend en écho « les rocs couverts de mousse dans les forêts de la Nouvelle-Angleterre » (p. 104) / « mossy rocks of a New England forest » (p. 129), à la toute fin du texte : « [...] il pensa avec un sourd désespoir que cela ressemblait malgré tout aux rocs moussus de la Nouvelle Angleterre » (p. 127). / « [...] he thought with a dull despair that even now it looked like New England in October » (p. 159).
4 Il importe de bien distinguer les « traducteurs » des « adaptateurs » chaque fois que cela est possible. Les « agents » de l’adaptation peuvent être les traducteurs, mais ce peuvent être aussi les rédacteurs et les directeurs de collection ou éditeurs, qui interviennent dans le travail des traducteurs pour modifier, élaguer, ajouter sans que ces derniers n’en sachent rien. Selon Gérard Klein (communication personnelle), les « adaptations » qui caractérisent la revue Galaxie sont sans doute le fait de l’équipe de rédaction.
5 Il ne s’agit pas dans ces 25 nouvelles de la situation – loin d’être exceptionnelle – où une onomastique incongrue ou insolite aurait pour fonction de faire délibérément buter le lecteur sur un ou des noms.
6 L’exception nette est « le Tyran sauvé par l’amour » de Theodore Sturgeon, où l’auteur joue manifestement des multiples connotations par exemple liées au patronyme « Wrenn » : l’oiseau troglodyte, mais aussi Christopher Wren, le célèbre architecte anglais (1632-1723). Dans cette histoire d’architecture, ces connotations sont hautement signifiantes. S’autorisant de l’analogie phonétique, le traducteur propose « Verne » pour « Wrenn ». La question est de savoir si le grand « constructeur (français) de mondes imaginaires » est en phase avec la signifiance du texte source et avec les lectures possibles que l’on peut faire du texte de T. Sturgeon à partir des connotations de « Wrenn ». Si l’on tient pour acquis qu’il faut franciser « Wrenn » (ce qui reste toujours discutable), à cette question nous serions tenté de répondre que « Verne » est en effet défendable, ne serait-ce que parce que, dans le récit, ce personnage d’un certain âge incarne une sagesse légendaire, dont Jules Verne est investi dans le champ de la science-fiction.
7 La francisation partielle – et plus rarement entière – du nom de l’auteur pourrait entrer dans cette pulsion d’« autorité » du traducteur sur le texte. En réalité, il en va tout autrement dans le cas de Galaxie : ces traductions-adaptations ne sont jamais signées. Le ou les traducteurs anonymes ont manifestement dévolu au directeur de la publication ou à l’éditeur une grande partie de l’« autorité » dont le ou les traducteurs sont investis de par leur manière de traduire.
8 À ces cas, on peut ajouter « Inglish, seks », etc. (Tu m’as renié), mais en spécifiant qu’il s’agit de ce que l’Extraterrestre entend et non un état à venir de la langue anglaise.
9 On ne parle jamais de traduction – même libre – lorsqu’il s’agit d’adapter un roman au cinéma, mais bien d’adaptation. Cela ne constitue pas pour autant une objection à la théorie des trois types de « traduction » de Roman Jakobson, dont la perspective est linguistique
10 Antoine Berman (1984, 1985, 1988 et 1994) est l’un de ceux qui ont le plus fait pour cette reconnaissance en replaçant la traduction dans l’histoire des pratiques textuelles (depuis la Renaissance) et en la situant au centre de l’hétérodologie constitutive de ces pratiques.
11 La pertinence en traduction dépendrait de l’équivalence (a) des « effets contextuels » (sous la forme des présupposés et de la connaissance du monde) transmis au « coût de traitement minimal » entre le texte source et le texte cible ; (b) des explicatures et des implicatures du texte source et du texte cible (cf. Gutt, 1991, p. 30).
12 On l’a vu par exemple dans la francisation des patronymes dont la règle d’adaptation est une « pertinence phonétique » et non une pertinence fondée sur les effets contextuels, explicatures et implicatures (à l’exception – hypothétique – du personnage de « Wrenn »/ « Verne » du « Tyran sauvé par l’amour »). Compte tenu de l’importance de ce critère de « pertinence phonétique » dans ces adaptations, on peut avancer que les adaptateurs ont estimé que le degré de pertinence de l’onomastique était faible dans les textes source et que leur adaptation pouvait dans ces conditions être tournée vers le confort de lecture du public français. En réalité, nous aurions plutôt tendance à penser que la décision fut prise sans tenir compte de l’exigence de pertinence, le véritable objectif visé par la francisation étant la seule lisibilité. Ce qui se défend parfaitement, puisque, à supposer que l’onomastique (notamment patronymique) d’un texte soit fortement motivée et donc dotée d’une pertinence supérieure, une traduction standard rend cette dimension du texte de toutes façons inaccessible au lecteur cible, l’onomastique n’étant pour ainsi dire jamais traduite.
13 Quels sont les critères d’une traduction standard ? Ce sont les critères qui régissent la manière de traduire dominante dans l’espace culturel français après la Seconde Guerre mondiale et que l’on peut constater dans les traductions publiées aussi bien dans les traductions de romans réalistes que dans les traductions des collections de science-fiction canoniques comme Le Rayon Fantastique (cf. le chapitre VI).
14 Nous désignons ainsi les traductions qui défont complètement la texture de l’original sans en substituer une autre qui soit relativement satisfaisante (ce qui les distinguent des adaptations). « Caviarder » est un terme d’argot journalistique désignant l’action de « cacher ou supprimer, censurer », par allusion à un procédé de censure utilisé en Russie sous Nicolas 1er et qui consistait à noircir des mots ou des passages d’un texte (comme si des œufs de caviar les avaient souillés) pour les rendre illisibles (cf. Alain Rey, dir., Dictionnaire historique de la langue française).
15 Antoine Berman (1984).
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Pour une interdisciplinarité réciproque
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2017
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 1
Michaël Mariaule et Corinne Wecksteen (dir.)
2011
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 2
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2012
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