Avant-propos. La traduction protéiforme
p. 7-12
Texte intégral
1La traduction de la science-fiction américaine dans la culture française immédiatement après la Seconde Guerre mondiale présente des traits exemplaires pour le théoricien et l’historien de la traduction : c’est un cas relativement rare1 d’importation massive d’un type de textes étrangers dans un espace culturel s’accompagnant d’une importation de structures éditoriales étrangères. Ainsi, le phénomène de la traduction de la science-fiction américaine dans l’espace culturel français nous intéresse précisément parce que les textes (romans et nouvelles) ne sont pas les seuls à être traduits : la traduction des textes s’opère en même temps qu’une translation des modèles institutionnels américains (collections et magazines spécialisées, fanclubs, prix et distinctions, etc.). Analyser la traduction de la science-fiction américaine, c’est analyser l’ensemble des phénomènes culturels qui font exister les textes étrangers traduits dans la société d’accueil, avec tout ce que cela implique sociologiquement et sémiotiquement. Cette analyse traductologique pourra constituer un outil de compréhension générale susceptible d’être affiné ultérieurement sur d’autres objets d’études mettant en lumière des aspects non aperçus ou à développer.
2Le syntagme de « science-fiction » est en lui-même déjà significatif du phénomène sociosémiotique en cause dans l’importation/traduction de cette littérature dans le champ littéraire français. « Science-fiction » est, pourrait-on dire, le contraire d’une traduction au sens strict, puisque le vocable « science » en position de déterminant ne correspond pas à la syntaxe française qui aurait voulu au moins « fiction de science », « fiction-science » ou plus vraisemblablement « fiction scientifique ». Science-fiction – avec le trait d’union, seule marque écrite de francisation – est un xénisme, emprunt lexical dont la formation ne correspond pas aux normes usuelles du français, produisant ainsi des indices de l’origine étrangère (américaine) du phénomène. C’est que les introducteurs de la science-fiction en France ont estimé qu’il convenait de faire table rase de toutes les désignations antérieures pour désigner cette littérature ; ils proclament ainsi le caractère spécifique que revêt à leurs yeux la « Science Fiction » par rapport à tout ce qui a existé jusqu’alors : roman scientifique, anticipation, fantaisie scientifique, fantastique, merveilleux scientifique, roman d’hypothèse, etc. « Science-fiction » renvoie de façon ostentatoire à un référent d’origine étrangère : le terme, pour désigner cette littérature en français, est aussi un forçage dont la fonction est, d’une part, d’établir une rupture par rapport aux textes français susceptibles de brouiller la spécificité de ladite science-fiction et de la noyer par assimilation dans un plus grand ensemble et, d’autre part, de marquer l’origine américaine du genre.
3La (non-)traduction de l’anglo-américain Science Fiction n’était d’aucune nécessité absolue et on l’aperçoit en comparant avec les désignations de cette littérature dans deux autres langues européennes : si l’espagnol a, comme en français, opté pour la syntaxe américaine (ciencia-ficción), l’italien a préféré « fantascienza 2 ». Ne pas traduire Science Fiction, c’est le signe d’un certain rapport de la « culture » française avec la « culture » américaine. Analyser ce rapport présente un intérêt non seulement pour l’espace culturel français, mais encore pour les autres pays européens – et les pays non européens. Il apparaît en effet que c’est largement par le canal de la France que s’est diffusée la SF américaine dans plusieurs pays d’Europe, la France jouant à certains points de vue et objectivement le rôle de tête de pont de la pénétration de la culture américaine en Europe. Envisager le cas français, c’est étudier la genèse d’un phénomène qui fera boule de neige après 1950 dans l’ensemble de l’Europe et c’est créer les conditions d’une étude de l’importation de la littérature américaine dans les autres pays européens, dans une situation de « polyœcisme ».
4Les phénomènes de polyœcisme en traduction ont été abordés par Dionýz Ďurišin3, et en particulier le cas de la « traduction de traduction » ou « traduction de seconde main », où la traduction en langue B’ joue le rôle de « podstrotchnik », de mot à mot, qui pourra servir de guide au traducteur en langue A – quand ce n’est pas de substitut à l’original B4. Ces faits de polyœcisine et de médiation traductive sont en fait loin d’être exceptionnels ; il suffit de penser à la traduction de la Bible par l’American Bible Society en plus de 2000 langues (du moins pour ce qui est de l’un des livres)5, aux traductions des littératures écrites dans des langues rares ou peu connues, des littératures dans des langues jugées « difficiles » par les Occidentaux (telles que le japonais6). Tous ces faits relèvent de la géopolitique de la traduction et sont justiciables d’une analyse sociologique comparable à celle que nous entendons mener.
5Une géopolitique mondiale des mouvements de traduction serait à réaliser, grâce à laquelle on pourrait se faire une idée des hégémonies et des dominations symboliques qu’exercent certaines sociétés sur d’autres sociétés. La « direction » des activités des traductions n’est évidemment pas indifférente. Ce sont les œuvres de sociétés dotées d’une forte légitimité qui sont en général traduites – œuvres source – dans des langues parlées dans des sociétés de légitimité moindre – sociétés cible. Mais il conviendrait d’introduire un paramètre différenciant la traduction de l’adaptation. En effet, les textes traduits et ceux qui sont adaptés ne sont sociologiquement jamais à traiter de la même façon. On en a un exemple patent dans le traitement des œuvres de Louisa May Alcott en français. D’abord « traduit librement de l’anglais avec l’autorisation de l’auteur par Mme Rémy » et publiée à Lausanne en 1872 sous le titre de Petites femmes, Little Women (1868-1869) est pris en charge par l’éditeur de Jules Verne spécialisé dans la littérature pour jeunes, Pierre-Jules Hetzel. La « Bibliothèque d’éducation et de récréation » publie en 1880 les Quatre filles du docteur Marsch [sic] « d’après L. M. Alcott, par P.-J. Stahl7 ». On assiste à partir de cette date à une appropriation de Little Women par les éditeurs et les traducteurs, avec des retours à la reconnaissance de L.M. Alcott comme seul auteur8. Un tel cas est intéressant à de nombreux égards, notamment en ce qui concerne les marques d’américanité laissées ou non dans les adaptations. Ces marques traduites ou non doivent être rapportées à l’image que la société cible se forge de la société source. Les adaptations dans lesquelles l’origine du texte est devenue indifférente ne sont pas à traiter comme des traductions qui indiquent l’origine du texte de façon claire et – à plus forte raison – la proclament. La relation avec le texte étranger est en principe de deux ordres distincts, selon qu’il s’agit d’une adaptation et d’une traduction. Toutefois, il pourrait arriver qu’une adaptation n’aille pas dans le sens de l’effacement des marques d’origine du texte, mais qu’au contraire elle surdétermine ces marques dans le texte cible. Tout cela tend à prouver qu’on ne peut dans aucun cas – et en particulier dans celui d’une socioanalyse bourdieusienne – faire l’économie d’une analyse comparative du texte cible avec le texte source, y compris lorsqu’on est en face d’une adaptation.
6L’étude de la traduction de la SF dans la France de l’après-guerre est-elle susceptible d’éclairer le phénomène « SF » ? La SF a fait l’objet d’analyses approfondies surtout depuis 1950 dans de nombreux pays, notamment aux États-Unis, qui ont été les premiers à proposer des cours universitaires sur le sujet dans les années 1960. Tout ce qui concerne le champ de la SF proprement dit, sa sémiotique, sa poétique, sa sociologie, a été soigneusement analysé, comme l’atteste la bibliographie en Annexe. Ce qui est beaucoup moins connu, c’est précisément l’effet traduction de la SF américaine dans les sociétés occidentales. Cette étude peut ainsi mettre dans un éclairage nouveau ce genre littéraire.
7On le sait, la traduction est une pratique paradoxale par son statut, du fait qu’elle est à la fois généralisée9 et invisible10. Toute activité culturelle où entre de la langue est – à un stade ou à un autre de sa pratique et de son développement – plongée dans la problématique de la traduction stricto sensu, c’est-à-dire de la traduction interlinguale. On comprend donc que les théoriciens et les historiens de la traduction insistent sur l’importance de la traduction dans les échanges artistiques, littéraires, scientifiques, techniques internationaux, sur l’apport de la traduction dans l’innovation que permet la traduction des productions culturelles par delà les « frontières » linguistiques11. Cette insistance est très utile, compte tenu précisément de l’« invisibilité » du facteur traduction dans les échanges. Mais il ne suffit pas d’affirmer que la traduction abat les frontières nationales, fait circuler les idées par delà les langues, met le propre en présence de l’étranger, est facteur d’innovation et de créativité. Il est nécessaire d’analyser non seulement les déterminants des traductions pour faire apparaître en pleine lumière les transformations que subissent nécessairement dans et par le processus de la traduction les productions d’une culture (culture source) importées dans une autre culture (culture cible) à un moment de son histoire, mais encore les positions de pouvoir assumées par les traductions et leurs agents dans leurs champs spécifiques. Ainsi il sera possible de dégager les enjeux sociaux des traductions dans les sociétés où elles sont produites et diffusées (sociétés cibles).
8La traduction demeure une tache aveugle de l’analyse scientifique des textes. Pour l’apercevoir, il suffit de consulter le plan d’un cours de littérature étrangère – quelle que soit la langue en cause. Fondés sur la lecture analytique des textes, les cours de littérature étrangère ne sont possibles qu’à condition que les textes soient disponibles en traduction12. S’agissant d’œuvres de sa propre culture, on est frappé par les altérations que la lecture de l’œuvre en traduction fait subir à l’original13. Les distorsions de traduction imposent au texte des connotations et des dénotations parfois fort éloignées de celles de l’œuvre originale14. La question de savoir en quoi consistent ces distorsions et à quoi elles tiennent est traditionnellement au centre des analyses de la traduction15. Cependant, tout n’est pas seulement « distordu » dans la traduction. Du « sens » du texte de la culture source passe dans la culture cible. Quel est ce sens ? Il nous semble important d’intégrer les critères de disponibilité des matériaux linguistiques (relevant de la stylistique comparée), de l’acceptabilité sociale (relevant de l’analyse du discours) dans un cadre théorique englobant qui modélise les traits pertinents de la culture source et ceux de la culture cible, les agents de la traduction (non pas seulement les traducteurs) et la demande sociale. De telles questions entrent dans nos préoccupations et c’est en nous référant à la théorie de Pierre Bourdieu que nous tenterons d’y répondre.
9Cette étude de sociologie bourdieusienne de la traduction est sans doute la première du genre. La pensée de P. Bourdieu fait pourtant l’objet d’un intérêt accru depuis quelques années, et il n’est pas rare que cet auteur soit cité, y compris en traductologie (théorie et histoire). Dans ce premier essai, nous avons tenté de prendre à bras le corps l’ensemble de sa théorie sociale et notamment sous la forme qu’elle prend quand il est question des productions symboliques (arts et lettres), plutôt que d’en extraire des éléments qui, tout pertinents qu’ils soient, risqueraient d’édulcorer sa théorie. Il nous a semblé que l’enjeu ultime de cette étude était non pas tant d’« amender » les théories existantes en traductologie que d’élaborer une sociologie générale de la traduction qui, à travers et par-delà le cas de la science-fiction, ferait ressortir la logique transnationale de l’émergence et de la pratique des pouvoirs symboliques dans les espaces culturels nationaux.
Notes de bas de page
1 Le roman gothique analysé par Joëlle Prungnaud (1994) est un de ces cas. Cependant, le roman gothique n’a pas donné lieu à la translation de structures éditoriales et de modèles institutionnels que l’on observe en science-fiction.
2 Il serait intéressant d’étudier dans quelle mesure le terme italien retenu est l’indice d’enjeux socio-esthétiques différents de ceux qui ont cours dans les espaces culturels français et espagnols à l’époque de leur implantation.
3 Cf. « Artistic Translation in the Interliterary Process » (1991). Selon l’auteur, « [...] under conditions of specific interliterary associations, translation of translation is a very frequent phenomenon and this, in particular, in relations beween the more and the less differentiated literatures, in cases when a certain literature performs a mediatory function in relation to another literature » (p. 125).
4 Par langue A, nous entendons la langue « maternelle » du traducteur ; c’est la langue cible. La langue B est la langue du texte original (source) et la langue B’ est la langue médiatrice de la traduction en langue A.
5 Cf. Eugene Nida (1994), p. 193. Dans le champ littéraire, Jacques Brenner (1982) rapporte que « [...] Parisot avait traduit Kafka non sur le texte original, mais d’après la version anglaise » (p. 268). Dans un petit article en hommage à Antoine Berman, Yves Gambier (1994) aborde les possibles de la traduction dans leurs « retours » et leurs « détours ».
6 Il est notoire que les traductions françaises des livres de Mishima ont été réalisées à partir de la traduction américaine, à la demande de Mishima lui-même.
7 P.-J. Stahl est le pseudonyme de Pierre-Jules Hetzel.
8 En 1910, les Filles du Dr Marsch [sic] est inclus dans les œuvres de P.-J. Stahl (« Romans et contes de tous les pays »). En 1923, les Quatre filles du Dr Marsch [sic] est attribué à P.-J. Stahl (Bibliothèque verte, Hachette). La même Bibliothèque verte rééditera les Quatre filles du Dr March en 1950 avec L. M. Alcott et P.-J. Stahl comme auteurs. Tombé dans le domaine public, le célèbre roman est retraduit (par Germaine Lalande sous le titre les Quatre sœurs March, en 1947) et réadapté (Petites bonnes femmes en 1950 à la Bibliothèque rouge et or sous le seul nom de l’auteur ; « Adaptation de R. et A. Prophétie »). Les adaptations de Little Women ne devaient pas en rester là, puisque, après guerre, il a existé des adaptations faites à partir des adaptations de P.-J. Stahl.
9 Et il n’est pas besoin, pour rendre compte de sa généralité, de se réclamer des sens dérivés que Roman Jakobson (1966 [1959]) ou Michel Serres (1966) donnent à la notion de traduction. On trouvera l’énoncé de ce paradoxe de la traduction dans divers articles des tenants de la théorie du polysystème. Voir notamment Theo Hermans (1985).
10 Cf. notamment Lawrence Venuti, The Translater’s Invisibility. A History of Translation. London/New York, Routledge, 1995.
11 Cf. Jean Delisle et Judith Woodsworth, dir., les Traducteurs dans l’histoire (1995). Version anglaise : Translatons Through History (1995).
12 On ne voit pas comment il pourrait en être autrement. S’il arrive qu’un lecteur polyglotte ait un accès satisfaisant à quatre, cinq ou six littératures étrangères dans la langue originale, cela est exceptionnel, et à tout prendre limité quand on songe au nombre de langues dans lesquelles sont produites des œuvres littéraires dans le monde moderne.
13 Et il ne s’agit pas seulement d’un effet de réception, observable dans le cas de textes qui, en français, seraient lus dans un pays francophone autre que celui où il a été produit. C’est la composante proprement traductive qui joue ici de façon déterminante.
14 On peut penser au cas des traductions québécoises de Tchékov et de Brecht analysées par Annie Brisset (1990). Dans la Bonne âme de Se-Tchouan (Brecht), par exemple, le personnage de Wang de la province du Se-Tchouan est identifié au Québécois de « notre Belle Province », exploité depuis la Conquête anglaise (voir notamment p. 292-294). Le traducteur québécois fait de cette pièce de Brecht, à l’encontre de ses convictions internationalistes, une œuvre d’émancipation nationale.
15 Eugene Nida a été parmi les premiers théoriciens de la traduction à aborder cet aspect scientifiquement, en s’autorisant des catégories de l’anthropologie culturelle américaine. Voir en particulier « Linguistics and Ethnology in Translation Problems » (1945), où il distingue cinq types de problèmes de traduction : ceux liés à (1) l’écologie, (2) la culture matérielle, (3) la culture sociale, (4) la culture religieuse et (5) la culture linguistique (p. 196). Gideon Toury (1995) aborde lui aussi les problèmes de traduction en fonction des faits de culture, mais c’est en sémioticien, c’est-à-dire en tentant de dégager des lois et des normes de la communication interlinguale.
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