Conclusion : Une écriture de l’intermittence
p. 217-224
Texte intégral
Penser qu’en un instant tout sera dit, tout sera à recommencer1.
Samuel Beckett, Le Calmant.
1La traduction est un art de l’empêchement voué à l’imperfection et à l’inachèvement ; l’auto-traduction, un art insatisfaisant et frustrant qui a pourtant occupé toute la carrière littéraire de Samuel Beckett, pour s’imposer au fil des années comme principe évolutif de son œuvre. Chez cet auteur, la réécriture est inscrite dans l’écriture même. L’auto-traduction est un travail de (mal)-citation de soi prolongeant le travail intra et intertextuel déjà inscrit dans une œuvre qui n’a de cesse de se citer d’un texte à l’autre. Et, comme l’écrit Henri Meschonnic, la traduction, et a fortiori la traduction de soi, est « écriture » à part entière : elle se doit d’être « transformatrice », inventive, créative, si elle ne veut pas remplir un simple « rôle d’informateur »2, ce à quoi Beckett a employé tout son art.
2La critique de la traduction nous est apparue tout au long de cette poétique descriptive comme un moyen privilégié de pénétrer en profondeur les textes courts auto-traduits de Samuel Beckett. Cette approche a su rendre compte des méthodes employées par le technicien de précision qu’est l’auto-traducteur, confronté qu’il est à l’inadéquation principielle des langues. La traduction parfaite est impossible, comme l’est l’équation juste entre pensée et parole. Paradoxalement, au lieu de contourner au mieux les difficultés innombrables qu’il rencontre, Beckett s’applique souvent à mal traduire. S’il est vrai qu’il a la plupart du temps recours aux techniques usuelles des traducteurs professionnels qui se voient confier des textes dramatiques ou poétiques (adaptation et recréation), il met aussi souvent en œuvre des procédés idiosyncratiques et peu orthodoxes. Même si le double possède une valeur instrumentale indéniable permettant, grâce à la distance qu’il instaure, d’accentuer humour et ironie, et d’effectuer un recentrage esthétique dans la langue deux, il est avant tout le véhicule d’une perversion et d’une déviation traductives. L’art de la périphrase participe ainsi d’une esthétique de l’esquive et de l’à-peu-près pratiquée et par les personnages beckettiens, et par leur créateur : la genèse gémellaire et bilingue efface l’origine de l’écriture, instaure une problématique de la trace apte à leurrer le lecteur bilingue.
3Beckett auto-traducteur travaille sur les deux axes du discours, attentif aux rythmes et aux sonorités, soucieux de ne jamais dire trop ni trop peu. Il reconfigure son texte dans l’autre langue, sensible à la musique de la langue érigée en principe organisateur, harmonisant mais aussi disloquant chacun de ses textes, phrase après phrase. L’art de l’auto-traduction est un art parodique et paradoxal comme le style de l’auteur : art combinatoire, il se fait également art de la disjonction ; art de l’inflexion, il articule un humour drolatique avec un pessimisme des plus drus ; art de l’amoindrissement, il privilégie le laconisme, souligne les silences, tout en aimant rajouter des mots aux mots, créer une langue polyphonique, riche et discordante, une langue aux accents étrangers, qui ne se soucie guère des contradictions, et affectionne jeux de mots et clichés. Cette économie paradoxale, elliptique et prolixe tout à la fois, qui suit les lignes de force d’une structure schizomorphe, complexe et parfois incohérente, est celle de l’inconscient freudien, qui refait surface dans le discours du psychotique.
4Quant à la méthode comparatiste, elle s’est avérée une herméneutique probante. Elle a permis de dévoiler les endroits critiques de l’original, ces centres de tension donnant lieu à réécriture, qu’il s’agisse des procédés comiques qui travaillent à l’instar de la traduction sur l’écart et la discordance, des allusions religieuses, des catégories a priori de l’esprit, des thèmes de la vision et de la mort. L’analyse traductive et génétique a fait apparaftre les « zones signifiantes » des textes courts de Samuel Beckett, textes par essence liminaires, ౼ l’incipit qui est un éternel recommencement, et surtout l’excipit qui n’en finit plus de finir –, ces « passages de l’original » qui sont les lieux où l’œuvre « se condense, se représente, se signifie ou se symbolise », où elle « atteint sa propre visée » et « son propre centre de gravité »3.
5Le texte auto-traduit constitue à n’en pas douter l’un des seuils de l’œuvre. Il fait apparaftre le texte original sous un nouveau jour. Ainsi que l’écrit Antoine Berman, la « traduction fait pivoter l’œuvre, révèle d’elle un autre versant ». « L’analytique de la traduction » nous a effectivement appris « quelque chose sur l’œuvre, sur le rapport de celle-ci à sa langue et au langage en général », à savoir la réécriture du sujet beckettien, qui rejoue à chaque nouvelle version sa propre mort. Mais Beckett ne se contente pas de « prolonger à l’infini la dernière page du Journal de Jules Renard », c’est-à-dire « écrire la mort »4, il s’en approche puis s’en écarte de nouveau dans un jeu de va-et-vient qui se poursuit à chaque nouvelle version de son texte. Il fait l’expérience de ce qui est intrinsèquement « tragique », « ce qui laisse muet tout discours, ce qui se dérobe à toute tentative d’interprétation »5. Pour le sujet beckettien, c’est le langage qui est démuni. Il ne lui permet ni de se dire, ni de dire sa propre mort, handicap ontologique qui le plonge dans un désarroi absolu et dans lequel il s’enfonce de plus en plus. Ne pouvant trouver secours dans le langage, il se réfugie dans un repli autistique que met en lumière la comparaison des textes bilingues, dans un état de détresse absolu, ce « désêtre » dont parle Lacan, et que les traducteurs de Freud préfèrent appeler « désaide » [Hilflosigkeit]6. Le sujet beckettien, parce qu’il est en deuil du langage, est en deuil de sa vie, mais il demeure incapable de signifier sa mort, jeté dans un entre-deux, un nulle part illimité et sans fin.
6Les textes bilingues sont des reflets inexacts l’un de l’autre. Le texte auto-traduit a l’effet de ces miroirs plans ou convexes que les peintres de la Renaissance introduisent dans leurs tableaux et qui fournissent une « structure » pour « penser l’identité, l’altérité, la réflexion elle-même ». En mettant les nodosités signifiantes de l’original en perspective, il met en lumière des différences de valeur, fait découvrir la « relativité des points de vue ». A la fixité naturelle du miroir s’opposent les déplacements dont il est à l’origine et qui modifient notre perception du tableau comme celle du texte. En introduisant, au cours de la traduction, des différences essentielles, Beckett fait du texte un reflet dans un miroir déformant de son faux jumeau, et ce miroir, qui est la cause d’un « hiatus », et d’une « solution de continuité » de l’image, est l’outil d’une ressemblance vivante qui « renouvelle le geste qui l’a créée », qui « en garde le mouvement et en redécouvre l’élan »7. Paradoxalement le texte auto-traduit joue avec la mort qu’il réécrit inévitablement soit pour s’en rapprocher soit pour s’en éloigner, tendu entre deux extrêmes, comme le Moi « mortel-immortel8 » du sujet beckettien. Cette pratique vivante qui met en scène l’anéantissement du sujet beckettien et se présente elle-même comme une art de la différance, se reflète dans la structure de l’œuvre beckettienne laquelle s’appuie sur une conception bifide de la répétition ; répétition « à l’arrêt » ou « répétition-rengaine » d’un côté, et répétition « à l’œuvre » de l’autre. La première « signifie rigoureusement le retour du même », quand la deuxième affirme le « retour d’un élément différent à partir d’une visée du même »9. Il semblerait que cette conception pessimiste de type schopenhauerienne, la répétition « à l’arrêt », s’applique à l’univers de certaines pièces de Beckett comme En Attendant Godot, où la reprise cyclique du deuxième acte et les ressassements des dialogues, évoquent un « monde mort […] où tout geste est faux geste, mimant maladroitement une vie absente. » (67). En revanche, dans son art de la réécriture en général, c’est une répétition différentielle que Beckett met en œuvre, « retour du passé en tant qu’il est nouveau […] apparition d’un nouveau singulier qui fait renaftre le même dans la jubilation due à la différence10 ».
7L’auto-traduction est un art entropique frappé de négativité et marqué par la défaillance, et pourtant sa pratique n’est pas exempte d’un certain rapport au plaisir : « Ce [que Beckett] cherchait – très physiquement, très sensuellement – c’était une phrase qui lui fasse autant plaisir en français qu’en anglais11 ». Il doit y avoir un plaisir indéniable à recréer une langue métissée, autre, qui fasse reculer les barrières du dicible et éloigne toujours le silence qui menace d’envahir le texte beckettien, comme il y a un plaisir indéniable à découvrir ses ressorts cachés et son mode de fonctionnement. C’est l’expérience du lecteur qui « accède à la jouissance par la cohabitation des langages », lorsque « le vieux mythe biblique se retourne », et que « la confusion des langues n’est plus une punition » : « le texte de plaisir, c’est Babel heureuse12 ».
8La critique de l’auto-traduction nous a bien appris « quelque chose que ni la simple lecture, ni la critique peut déceler13 », ce dévoilement du moi concurrent à son évitement, cette translation infinie de soi qui dessine et définit une poétique de l’intermittence. L’alternance des langues et des genres dont fait montre Beckett a pour contrepartie, dans ses textes, le va-et-vient entre vie et mort, matérialisés dans les tableaux comparatifs par une topographie trouée d’espaces vierges. L’intermittence, ce motif hétérogène qui parcourt l’écriture de Beckett pour se décliner en interruptions, reprises, variations, et autres va-et-vient, s’aperçoit aussi dans « la structure en clignotement14 » qui informe la thématique de la vision si centrale à l’esthétique beckettienne. Cette structure syncopée, oscillation entre le plein et le vide, est l’équivalent sur le plan visuel du murmure, ce bruissement dû au jeu des textes, comme la friction de rouages l’un contre l’autre. L’espace de la traduction de soi offre un espace de liberté et de jeu, dans tous les sens de ce terme. Même une fois la traduction achevée, quand il ne reste plus rien à écrire, l’écart qui sépare les textes bilingues instaure comme un faux silence : il se maintient une sorte d’échange, comme un murmure entre les versions française et anglaise, murmure créé par ces menues différences – répétition d’une différence à l’intérieur du même – qui intriguent le lecteur et sont à l’origine du plaisir du texte bilingue. En effet, comme l’écrit Roland Barthes, la relation de désir et de plaisir est dans l’espace et le jeu : « Ce n’est pas la « personne » de l’autre qui m’est nécessaire, c’est l’espace : la possibilité d’une dialectique du désir, d’une imprévision de la jouissance : que les jeux ne soient pas faits, qu’il y ait un jeu15 ». Une relation étrange lie alors les textes jumeaux. Lorsque Beckett introduit une variante libre, lorsqu’il modifie volontairement le sémantisme d’un passage de l’original, cryptant le sens ou le dispersant, il nous invite inconsciemment à lire les textes jumeaux en parallèle. L’indécision du sens qui persiste indéfiniment en ces deux versions divergentes et non superposables instaure une confusion, cette « confusion (qui) elle aussi tient compagnie », et qui empêche le silence de s’installer tout à fait. Ce phénomène de spécularité des textes bilingues – un texte, par sa différence, renvoie à l’autre et vice versa – rend l’œuvre infinie. Il y a donc bien, chez Beckett, « une rumeur transmissible à l’infini dans les deux sens »16. Le murmure, cette « musique de l’indifférence » (S. Beckett, Poèmes..., 12), remplace « le silence, faute de mots, plein de murmures, de cris lointains » (L’Innommable, 211), « ce fouillis de silence et de mots, de silences qui n’en sont pas, de mots qui sont des murmures. » (Texte pour rien VI, 158). Il y a en outre un plaisir indéniable à se laisser dérouter, surprendre, par une duplicité de sens, par le même et l’autre. La problématique de la trace, l’effacement de l’origine, désorientent le lecteur mais le fascinent dans le même temps. L’œuvre bilingue de Beckett est comme un labyrinthe dans lequel le lecteur se trouverait enfermé. Au plaisir d’être désorienté se mêle celui de la terreur de la déprise ; abfme d’une œuvre double où se perd tout absolu, où se dissout le sens dans un redoublement du signifiant, où les possibilités du sens, jamais, ne seront épuisées. Plaisir comparable à celui de découvrir une œuvre au statut insaisissable, déroutante, une œuvre « séparée ensemble17 ». L’œuvre traduite est une et multiple, elle gagne ainsi en vie : « Pénétration aiguisée, établissement d’une identité mutuelle à travers l’union, intensification de la vie d’une œuvre confrontée à d’autres versions d’elle-même dont elle observe le mouvement sont bien les marques structurelles de la traduction proprement dite18 ». L’œuvre bilingue de Beckett est vivante ; chaque texte semble en attente de son double dans l’autre langue. Elle est ouverte, en état de constant inachèvement car l’inadéquation des textes jumeaux entre eux n’est pas réductible. Sa « vitalité ne signifie pas achèvement, mais subsistance au travers de formes variées19 ».
9Malgré ce qui rapproche les textes bilingues, malgré leur étrange ressemblance, la réciproque inquiétante étrangeté qui les caractérise, ils ne sont pas deux reflets d’un même idéal transcendant inscrit dans l’imaginaire de l’écrivain auto-traducteur que ce dernier se serait escrimé à décrire successivement en deux langues différentes, deux exécutions d’une même partition musicale, deux jumeaux issus d’un même œuf, mais le résultat de l’évolution paradoxale de deux discours séparés par la langue et par l’expérience. De même que chaque langue découpe la réalité différemment, de même que la parole est déterminée par nos besoins, de même les discours littéraires bilingues de Beckett ne peuvent être le reflet d’un discours fondationnel unique : ils sont la réalisation de deux parcours génétiques entremêlés mais différents, eux aussi « séparés-ensemble ». Chaque texte de Beckett existe en concurrence avec son double, dans son redoublement, offrant deux visions décalées, décentrées, souvent proches mais toujours contrastées, du Moi et de son rapport au monde et à lui-même. C’est en ce sens que l’on peut dire que cette poétique de l’auto-traduction (au sens de « art de faire ») définit une poétique de la traduction de soi (au sens de « motif » et de « programme opératoire » de l’auteur). Les textes bilingues constituent deux « performances » au sens chomskien, deux réalisations uniques qui souvent se ressemblent et parfois diffèrent. S’esquisse à partir de là une poétique du multiplié et de la relation lesquelles présupposent un va-et-vient entre « [c]eci et cela : des alternances et des entrelacements20 ». Le passage à l’autre langue, comme le « passage de l’écrit à l’oral pose la question de la Relation et du relativisme par opposition à l’absolu21 ». La relation prend en compte le continuum de variations, mais aussi la conjonction et le contact ; en effet, si l’on conçoit, à l’image d’Edouard Glissant, « une identité rhizome, c’est-à-dire racine, mais allant à la rencontre des autres racines, alors ce qui devient important n’est pas un prétendu absolu de chaque racine, mais le mode, la manière dont elle entre en contact avec d’autres racines22 ». L’œuvre bilingue de Beckett, vue au travers du prisme de ses textes courts, est donc une œuvre liminaire, aporétique, comme la folie qu’elle thématise et dont elle suit les lois : « La folie est absolue rupture de l’œuvre : elle forme le moment constitutif d’une abolition, qui fonde dans le temps la vérité de l’œuvre ; elle en dessine le bord extérieur, la ligne d’effondrement, le profil contre le vide », écrit Michel Foucault23. L’œuvre bilingue de Beckett est insaisissable dans son redoublement ; elle parle le double langage de la déraison et de la mort. Mais, en même temps, cette fuite du sens est fascinante, car « chaque fois qu’on veut faire faire aux mots un véritable travail de transbordement, chaque fois qu’on veut leur faire exprimer autre chose que des mots, ils s’alignent de façon à s’annuler mutuellement. C’est, sans doute, ce qui donne à la vie tout son charme » (S. Beckett, Le Monde et le pantalon, 28).
Notes de bas de page
1 67.
2 H. Meschonnic, Critique de rythme, 59.
3 A. Berman, four une critique..., 70.
4 Alfred Simon, Beckett (Paris : Belfond, 1983) 85.
5 Clément Rosset, La logique du pire (Paris : P.U.F., 1971, 1993) 57.
6 J.-B. Pontalis, 27.
7 A. Minazzoli, 130.
8 A. Green, 255.
9 Clément Rosset, Logique du pire, 65.
10 C. Rosset, Logique du pire, 68.
11 Agnès Vaquin-Janvier, Revue d’Esthétique, 59.
12 R. Barthes, Le Plaisir du texte, 9-10.
13 A. Berman, L’Epreuve de l’étranger, 20
14 S. Connor, The Ideal Core of the Onion, 95.
15 R. Barthes, Le Plaisir du texte, 11.
16 Voir R. Federman, Beckett Translating, 14.
17 A. Bemold dans l’Amitié de Beckett, 32 : « C’est la hantise de Beckett : être séparé ensemble ».
18 G. Steiner, 418.
19 Umberto Eco, 35.
20 G. Deleuze, Logique du sens (Paris : Editions de Minuit, 1969) 308.
21 Edouard Glissant, Introduction à une poétique du divers (Paris : Gallimard, 1996) 38.
22 E. Glissant, Introduction, 31.
23 M. Foucault, Histoire de la folie, 556.
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