« L’assoupissement de l’idée de moi1 »
p. 157-158
Texte intégral
[P]eu importe que je sois né ou non, que j’aie vécu ou non, que je sois mort ou mourant, je ferai comme j’ai toujours fait, dans l’ignorance de ce que je fais, de qui je suis, d’où je suis, de si je suis.
Samuel Beckett, Malone meurt (85).
1Pour le sujet beckettien, dire ce que le je ressent est malaisé, et le passage du temps n’élimine en rien cet embarras, bien au contraire. L’homme de... but the clouds... hésite dans sa reconstruction du passé : « When I thought of her it was always night. I came in – […] No – […] No, that is not right. When she appeared it was always night. » Les souvenirs sont inexacts car les mots pour les dire sont approximatifs, ils « obscurcissent » la pensée : « Blanks for when words gone. [...] Then all seen as only then. Undimmed. All undimmed that words dim. » (Worstward Ho, 124) Avec le recul du temps, le discours semble toujours plus alambiqué et la subjectivité qui y transparaft plus nébuleuse. Les remémorations contradictoires du narrateur de Premier amour sont de ce point de vue fort éclairantes : « C’est l’anxiété qui me constipait, je crois. Mais étais-je réellement constipé ? Je ne le crois pas. » (14). Alors que la modalité prend des airs de certitude avec la distance de la rétrospection tardive : « It was, I am now convinced, anxiety constipation », dans le passage homologue de First Love (12), le doute s’impose d’autant plus fortement dans la suite : « But was I genuinely constipated ? Somehow I think not. » Le narrateur qui se dédit ajoute ainsi un degré supplémentaire d’indétermination. L’hésitation est aussi celle de l’auto-traducteur cherchant les termes adéquats pour dire le Moi de son personnage (MS 1227/7/14/1-3) :
Quand elle eut fini, et que mon moi à moi, l’apprivoisé, se fut reconstitué à l’aide d’une brève inconscience, je me trouvai seul > When she had finished and my self been reassumed / resumed, mine own, the bridled / manageable / mitigable, with the help of a brief torpor, it was alone.
2Pour Hume, comme pour Beckett, l’identité du soi est une illusion car l’introspection ne mène qu’à une diversité d’expériences et d’impressions ; elle bute toujours sur une perception (lumière, ombre, douleur, plaisir, chaud, froid, etc.) qui empêche d’y voir clair en soi2. L’ère du doute et du soupçon qui s’ouvre avec Hume est encore complexifiée par les topiques de l’esprit freudiennes qui nient la pleine possession de soi. Le sujet ne parvient jamais au centre de lui-même, quête inaccessible symbolisée dans le ballet trépidant des quatre interprètes de Quad. Toutes les combinaisons épuisées, aucun des quatre n’a réussi à atteindre le milieu E de l’aire d’évolution, « E supposé zone de danger. D’où déviation ».
3Le sujet beckettien, toujours aux prises avec un passé évanescent n’est jamais sûr de son discours sur lui-même. En fait, tout se passe comme s’il ne devenait lui-même que plongé dans cette incertitude élevée au rang de loi universelle, comme s’il n’était en coïncidence avec soi que dans l’oubli de soi, en une aporie toute beckettienne. De même que l’autoportraitiste, le narrateur chez Beckett évoque « l’impossibilité de se peindre, en une dispersion et un effacement des prédicats du sujet : ce qu’il reste alors, c’est une écriture plutôt qu’une mimésis du moi. […] Se connaftre, c’est connaftre les moyens de se connaftre, mais surtout ceux de s’effacer3 ». Or, l’évanouissement, le repos de l’âme, passe par l’introspection, mais aussi par le ressassement. C’est le sens de cette phrase énigmatique et aphoristique de L’Expulsé : « C’est tuant, les souvenirs » ; car ce n’est qu’en les répétant à l’infini que l’on parvient à les oublier, et à s’oublier soi-même dans le même temps (12/33).
C’est tuant, les souvenirs. Alors il ne faut pas penser à certaines choses, à celles qui vous tiennent à cœur, ou plutôt il faut y penser, car à ne pas y penser on risque de les retrouver, dans sa mémoire, petit à petit. C’est-à-dire qu’il faut y penser pendant un moment, un bon moment, tous les jours et plusieurs fois par jour, jusqu’à ce que la boue les recouvre, d’une couche infranchissable. |
Memories are killing. So you must not think of certain things, of those that are dear to you, or rather you must think of them, for if you don’t there is the danger of finding them, in your mind, little by little. That is to say, you must think of them for a while, a good while, every day several times a day, until they sink forever in the mud. |
4La fluctuation de la métaphore spatiale (« infranchissable ») à la métaphore temporelle (« forever ») dit une fois encore le trouble du narrateur comme celui de son créateur lorsqu’il s’agit de désigner cette disparition qu’il ne peut atteindre, mais qui semble pourtant plus proche lors de la redite dans l’autre langue.
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