Chapitre III : Un art de combiner ou de disjoindre ? (ou le travail sur l’axe syntagmatique)
p. 91-122
Texte intégral
I. Dissonance et musicalité
1L’écrivain, selon Gilles Deleuze, est un « bègue de la langue », il est celui qui sait la faire bégayer, balbutier1 ; un projet esthétique dont rêvait le jeune Beckett lorsqu’il exprimait son désir de déconstruire l’anglais (à l’époque encore sa « première langue »), et qu’il lançait l’idée d’un « assaut à l’encontre des mots au nom du Beau » – « An assault against words in the name of Beauty2 ».
Only from time to time I have the consolation of sinning willy-nilly against a foreign language, as I should love to do with full knowledge and intent against my own – and I shall do – Deo juvante3.
2Cette volonté de dissoudre la langue maternelle – « Grammar and style »–, Beckett l’a projetée par la suite sur sa langue adoptive, avant de la sublimer dans la pratique systématique de ce procédé d’altération qu’est l’auto-traduction.
3Cette altération prend les formes les plus diverses. Mais dans chaque cas, la réécriture permet, en instaurant un écart par rapport au code le plus neutre, de malmener la langue, de réinventer un idiolecte toujours plus gauche ou incongru, et ce indifféremment à partir des deux langues. Dans les exemples suivants, le passage par le français, permettant d’établir une première distance avec la langue maternelle, et vice versa, rend possible une torsion de l’anglais usuel, ou du français usuel, par le recours à une forme de construction archaïsante, parataxique ou disjonctive (Foirade II /Fizzle II, 39/198 ; Au loin un oiseau /Afar a Bird, 48/195 ; Company /Compagnie, §31) :
il ne voulait pas qu’on le trouve, | he usen’t to want them to find him, |
le temps de saisir et il file, | a moment past he grasps and is fled, |
These are among the matters yet to be imagined. Matters of which as yet no inkling. | Réponses parmi tant d’autres encore à imaginer. Parmi d’autres à d’autres questions itou. |
4Beckett semble vouloir faire « grailler4 » la langue, quelle qu’elle soit, pour citer une des voix de Cette fois, dans un passage qui met en abyme ce processus de gauchissement. Grâce à la réécriture en français, l’écrivain aboutit à une disjonction syntaxique ainsi qu’à une « phrase » allitérative où la récurrence des sons /g/ et /r/ est justement imitative du graillement de la voix (12).
till you were hoarse and they ail sounded the same > jusqu’à tant que la voix te manque / se casse et que toutes sonnent pareilles > à en avoir si mal à la gorge que toutes sonnent/sonnaient pareil > pour finir enrouées toutes pareilles > jusqu’à en avoir la gorge en feu et les grailler toutes pareil
5Fidèle à une esthétique explicitée dans une de ses plus célèbres citations – « there will be new form, and [...] this form will be of such type that it admits the chaos [...]. To find a form that accomodates the mess, that is the task of the artist now5 »–, Beckett recherche une nouvelle manière d’écrire qui passe avant tout par un travail formel. Ce travail sur la langue constitue une véritable entreprise de dévastation qui la laisse en ruines :
At the end of my work there’s nothing but dust – the namable. In the last book – L’Innommable – there’s complété disintegration. No ‘I’, no ‘have’, no ‘being’. No nominative, no accusative, no verb. There’s no way to go on6.
6Or, en écrivant, Beckett échafaude une forme macrostructurelle : il organise au fur et à mesure des brouillons ce que Meschonnic nomme d’une manière englobante, le « rythme », cette « forme du mouvement » qui est une « organisation d’un ensemble », cette « configuration du discours » inséparable de son sens7. En s’auto-traduisant, Beckett réorganise l’axe syntagmatique du discours ; il s’en prend à la syntaxe, à l’ordre des mots et des groupes de mots. Il retravaille la facture microstructurelle du texte dans l’autre langue. Et cette réorganisation, en instaurant une tension primordiale en ce qu’elle est une nouvelle combinaison, un arrangement inédit selon un certain ordre, mais aussi une disjonction déstabilisante, qui disloque et disperse les éléments structurants de la phrase, répond à un principe de réécriture équivoque, tout à la fois centripète et centrifuge, unifiant et disséminateur.
Dislocation et permutation
7La dislocation syntaxique, en traduction comme en stylistique, peut être définie comme une structure segmentée, comme une « rupture de l’ordre canonique » qui forme une phrase morcelée et dont les « contraintes de la langue […] ne permettent pas toujours de rendre compte8 ». Cette étape de la révision du texte par l’auto-traduction ne peut se comprendre qu’en lien avec un art de la permutation, partout à l’œuvre dans les avant-textes beckettiens ; dans cet extrait de Mal vu mal dit Ill Seen Ill Said (§60), la deuxième version est complètement réécrite pour faire la place à des radotages (« say », « farewell ») qui brouillent le sens lexical des mots, et le passage par l’anglais inspire une modification de l’ordre canonique du syntagme nominal en français qui veut que l’adjectif épithète suive généralement le substantif qu’il qualifie (« tenace trace9 »).
Vite des fois que soudain oui adieu à tout hasard. Au visage tout au moins. | Quick say it suddenly can and farewell say say farewell. If only to the face. Of her tenacious trace. |
8La comparaison de Corne and Go et de Va-et-vient est révélatrice d’un méthodique morcellement syntaxique de la version française. Beckett réussit, par le biais de permutations – manifestes dans le jeu des flèches qui peuplent les manuscrits –, de nouvelles combinaisons des groupes syntaxiques ; par l’insertion fréquente de virgules, il hache le discours, déstructure le dialogue déjà laconique des personnages. C’est ainsi que, dès la première phrase, l’allusion aux trois sorcières de Macbeth est perdue au profit d’un redécoupage syntagmatique au rythme disloqué.
When did we three last meet ? | Quand c’était, la dernière fois, nous trois, ensemble ? |
What do you think of Vi ? | Vi, quelle impression elle te fait ? |
How do you find Flo ? | Flo, comment tu la trouves ? |
How do you think Ru is looking ? | Ru, tu l’as vue ? |
Just sit together as we used to, in the playground at Miss Wades. | Comme ça, nous trois, sans plus, comme jadis, chez les sœurs, dans la cour, assises côte à côte. |
9Ce travail, qui dénote un goût des permutations et des arrangements, s’illustre encore dans le texte en prose Pour finir encore /For to End Yet Again où les « deux nains blancs [...] surgis » de l’imagination finissante d’un « crâne » (11), évoluent, de manière symptomatique, « au gré des permutations »/ « as permutations list » (12/180). Cette prose par essence morcelée, où des groupes de mots disjoints s’égrènent, se répètent, varient, évolue selon un principe tout à la fois aléatoire et déterminé, lié en effet aux hasards d’une imagination soumise à des pulsions inconscientes et souvent contradictoires. Elle évolue encore selon une loi de composition-décomposition que mettent en évidence les extraits suivants, où répétitions et différences font progresser le discours d’un je absent (9 & 10 ; 10 & 11).
Crâne donc pour finir seul dans le noir le vide sans cou ni traits seule la bofte lieu dernier dans le noir le vide. [...] Crâne lieu dernier noir vide dedans dehors jusqu’à soudain ou peu à peu ce jour de plomb enfin figé à peine levé.
Ciel gris sans nuages sable gris à perte de vue longtemps désert pour commencer. […] Ciel gris sans nuages lointains sans fin air gris sans temps des ni pour Dieu ni pour ses ennemis.
10Rien d’étonnant donc si en se traduisant, Beckett pratique sans scrupules des déplacements inattendus, des ajouts redondants ou des omissions, comme dans les deux phrases ci-dessous où l’ordre des syntagmes, sans être totalement bouleversé, est réorganisé selon une logique qui expulse l’élément thématisé ou le prédicat en milieu ou en fin de phrase, alors que ces derniers fonctionnent linguistiquement, dans ces cas précis, comme les « points de départs » de la relation prédicative. La disjonction syntaxique s’appuie donc ici sur le jeu de permutations de groupes de mots, qui produit une déception du sens toute beckettienne.
Crâne donc pour finir seul dans le noir le vide sans cou ni traits seule la bofte lieu dernier dans le noir le vide. | For to end yet again skull alone |
S’y lève enfin soudain ou peu à peu et magique s’y maintient un jour de plomb | There in the end all at once or by degrees there dawns and magic lingers a leaden dawn. |
11Nous touchons ici à une question de désorganisation et de réorganisation de la phrase et des groupes syntaxiques et à la maftrise de ce qui est dit ou non-dit. L’art de la disjonction est ainsi associé à celui de la combinatoire, « cette tuile du ciel » dont parle la voix narrative de Assez (§6).
Musique et combinatoire
12Les écrivains de la modernité, à partir de Flaubert, que l’on songe à Proust, Virginia Woolf ou même Katherine Mansfield, ont placé au premier plan de leur art une certaine « musicalité » du texte, métaphore vague qui dit néanmoins l’importance dans l’écriture du fait rythmique, de l’arrangement des sonorités, d’une esthétique de la « forme en mouvement10 ». C’est ainsi que T.S. Eliot analysait, dans The Music of Poetry (1942), le rapport d’analogie possible entre la musique et la poésie – un rapport rythmique en l’occurrence, donc essentiellement structurel, qui présuppose le recours aux thèmes et aux variations. Une technique qu’il avait déjà expérimentée dans The Waste Land, dont les transitions sont comparables à des mouvements d’une symphonie ou d’un quatuor, et dont les arrangements sont de nature contrapuntique.
13Fervent amateur de musique, Beckett ne déroge pas à la règle. La musique est partout présente dans son œuvre et dans sa pratique artistique : elle s’y impose indifféremment comme métaphore signifiante ou principe de composition. Beckett metteur en scène utilise souvent des termes musicaux à l’occasion de répétitions, afin que ses acteurs saisissent intuitivement la nature de son exigence esthétique qui ne passe pas nécessairement par une compréhension du sens : « Nous n’essayons pas de jouer cette pièce d’une manière réaliste ou psychologique, mais d’une manière musicale11 », expliquait-il à Billie Whitelaw lors de la mise en scène de Pootfalls.
14Des éléments musicaux surgissent dans le paratexte (Texte pour rien est calqué sur l’expression « mesure pour rien », qui représente une pause), quand ils n’interviennent pas dans le texte même, offrant à Beckett l’occasion de multiples jeux de mots morbides : « L’ajouter au répertoire, voilà, et l’exécuter, comme je m’exécute, morceau par morceau mort, soir après soir » (Texte pour rien XI, 90). Ceci entrafne parfois quelques échanges signifiants entre les versions en français et en anglais, à l’image de ce qui se trame dans cet extrait bilingue de Texte XIII où « l’aigu » devient le résultat d’une castration et la « cadence » dégénère en une petite mort (204/134).
Mais cette pitié, [...] elle va peut-être | But this pity, [...] perhaps it will |
15Dans certaines pièces radiophoniques, comme Paroles et musique, la musique joue le rôle d’un personnage à part entière, alors que d’autres dramaticules, destinés à la télévision pour la plupart, s’inspirent directement de pièces musicales : Trio du Fantôme, « cite » pour ainsi dire le deuxième mouvement du trio de Beethoven pour piano, violon et violoncelle, aussi dit « Le Fantôme » ; tandis que le personnage de Nacht und Traüme chante quelques mesures du lied de Schubert portant ce titre.
Du rythme avant tout
What matters is the rhythm of the piece – the words are merely what pharmacists call the excipient12.
Samuel Beckett
16L’attention extrême que Beckett porte à la musique de la langue devient ainsi une question cruciale lorsque vient le temps de l’auto-traduction. Comment rendre, en effet, ces « expressions littéralement intransposables, parce que trop “enrythmées” ou “ensonorisées”13 » ? Une interrogation d’autant plus lancinante qu’elle intervient dans des œuvres dramatiques où le texte est assujetti au corps. Les pièces de Beckett, comme celles de Shakespeare ou de Claudel, « appelle[nt] un dire », animées qu’elles sont « par une respiration, une scansion, un rythme14 ».
C’est l’impulsion rythmique, ample et nerveuse, fluide ou heurtée, qui constitue le chant de chaque traduction, sa poétique interne. […] Le texte de Shakespeare est théâtral aussi au sens où il appelle un faire, où […] il a la capacité de mettre le corps en mouvement15.
17C’est cette corporalité du texte, résultant d’un assemblage de « sons fondamentaux »– « a matter of fundamental sounds16 »–, qui dicte la réécriture, et amène l’auto-traducteur à chercher une nouvelle musique dans l’autre langue, à l’instar de l’acteur bilingue David Warrilow qui dut trouver une nouvelle voix pour Cette fois, car celle qu’il avait choisie en anglais ne lui convenait plus.
18De That Time à Cette fois en effet, la difficulté fondamentale consiste à recréer une prosodie qui permette des pauses pour le souffle : « as in the novel How it is the reader or speaker [...] needs to supply for himself the breath pauses since there is no formai punctuation17. » Aussi les nombreux brouillons de Cette fois témoignent-ils d’un authentique travail sur le schéma prosodique de « phrases musicales », comme le vérifient ces deux extraits. Dans le premier, grâce à la métaphorisation de « drawing near » en « s’enflant », Beckett recrée un alexandrin parfait, tandis que dans le second, la version finale, plus itérative et assonante, mime le va-et-vient de la vie et de la mort.
(1) a shuffle of felt drawing near then dying away > la trafnée de feutre s’approchant puis s’évanouissant > la trafnée de feutre s’approchant puis se mourant > la trafnée de feutre s’enflant puis se mourant
(2) no one come and gone \ in no time gone \ in no time
Premier jet : traduction littérale, même découpage
personne venu personne parti \ en un rien de temps parti \ en un rien de temps
Réécriture n° 1
personne venu personne parti \ à peine venu parti \à peine venu
Réécriture n° 2
personne venu personne parti \ à peine venu parti \ à peine venu parti
19Et c’est cette même corporalité qui, à l’occasion, rend la traduction littéralement impossible, le signifiant l’emportant sur le signifié. David Warrilow explique comment dans A Piece of Monologue « le récitant décrit le procédé buccal qui mène à la prononciation du mot « birth ». Du positionnement de la langue, le bout entre les lèvres, une sensation douce, très sensuelle. Sa description ressemble à celle d’un accouchement. » Dans la mesure où il n’y a que « naissance » en français pour « birth » et que le son « th » n’existe pas, Beckett lui aurait dit qu’il ne souhaitait pas écrire de version française de ce texte. « Pour finir, il a écrit une version française plus courte » commente encore l’acteur18.
20Mais il s’agit d’une tendance qui n’est pas l’apanage des textes dramatiques. L’attention aux rythmes et aux sonorités paraft aussi marquée dans ses textes en prose, lesquels se divisent en deux sous genres significatifs, avec d’une part les textes « monologues », ces « fictions de voix19 » aisément transposables au théâtre comme Premier amour, Assez ou Compagnie, et d’autre part les textes de prose poétique tels Still, Bing ou Mal vu mal dit, souvent mis en musique par des compositeurs modernes.
Un principe organisateur
21La musique s’apparente plus souvent encore à un principe organisateur de l’œuvre. Elle informe la structure thématique des Textes pour rien qui repose sur une alternance de répétitions et de modulations. Il est également possible de rapprocher l’écriture beckettienne, et plus particulièrement ses textes des années 1960-1970, d’une forme de musique moderne, sérielle ou atonale, où « les rapports d’équivalence de base sont plutôt fournis par les rapports de timbre, de registre, de tempo, la densité relative de matériau sonore, voire les alternances du son et du silence20 ». Or, en 1969, Beckett rapproche son écriture de l’esthétique moderne d’un Schönberg ou d’un Kandisky21, une esthétique dont on retrouve des accents dans Not I, caractérisée par un rythme de diction « staccato » c’est-à-dire joué en détachant nettement les notes. « Cela va extrêment vite. […] C’est comme de la musique, comme un morceau de Schönberg dans sa tête22 » renchérit Billie Whitelaw.
22Il n’est donc pas surprenant qu’une forme de musicalité ou une autre prévale lors de l’auto-traduction. Qu’il s’agisse d’un détail du texte – de la réécriture d’une mesure mélodique (Not I /Pas moi, 219/86) –,
all dead still > dans silence du tombeau > doux silence de tombeau/de mort > doux silence de tombe
de la réorganisation d’une phrase musicale (Not I /Pas moi, 83/217),
and a ray of light came and went.. came and went... such as the moon might cast...> un rayon de lumière allait et venait... on aurait dit de la lune > et tel un rayon de lune va et vient... va et vient...> et un rayon va et vient... va et vient... tel un rayon de lune
ou de modifications qui impliquent toute la partition, Beckett recherche un rythme qui informe le texte dans l’autre langue – on pense notamment aux divergences entre Pas et Footfalls. Ces dernières, qui concernent pour l’essentiel les didascalies, et, plus précisément, l’organisation des trajets sur celui des paroles, lient de manière étroite la chorégraphie des mouvements et l’orchestration du discours.
Le cas ambigu de Play /Comédie
23Les mots sont pour Beckett des notes de musique. Il les manipule et les associe comme le ferait un musicien, attentif aux rapports des sons, aux thèmes et aux variations, aux cadences, et ce dans les dramaticules autant que dans la prose. Play s’appuie sur des motifs musicaux, jouant sur la diffraction des discours qui se rejoignent au hasard des échos et des reprises : les trois monologues évoluent selon des partitions différentes et fragmentées, mais quelques courtes mélodies ou thèmes se retrouvent de l’un à l’autre. La métaphore animale est filée tout au long du premier mouvement de la pièce et même après (« elle arriva en trombe et me vola dans les plumes », « elle sentait un rat », « il pue la chienne » (12), « je le vois arriver, l’oreille basse » (14), « se pourléchant les babines » 16), « tout en vivant comme une cochonne » (28)). Le chœur est une autre structure mélodique qui participe de la musicalité du texte. Disposé dans la version anglaise comme sur une portée musicale, il fait s’entremêler les trois voix comme autant d’instruments de musique, et la comparaison des versions jumelles met à jour des points d’achoppement révélateurs de l’écriture beckettienne.
Les chœurs de Play /Comédie
W1 Yes strange | darkness best | and the darker | the worse |
W2 Yes perhaps | a shade gone | I suppose | some might say |
M Yes peace | one assumed | all out | all the pain |
W1 till all dark | then all well | for the time | but it will come |
W2 poor thing | a shade gone | just a shade | in the head |
M all as if | never been | it will come | [Hiccup.] pardon |
W1 | the thing is there | you’ll see it | |
W2 | just a shade | but I doubt it | |
M | oh I know | none the less | |
W1 | keep off me | all dark | ail still |
W2 | not really | I’m all right | still ail right |
M | peace I mean | not merely | all over |
W1 all over | wiped out – | ||
W2 do my best | all I can – | ||
M | never been- | ||
F1 | noir l’idéal | et plus il fait noir | plus ça va mal |
F2 | un peu dérangée | je veux bien | d’aucuns diraient |
H | on y comptait | tout éteint | toute la peine |
F1 | et tout va bien | tant qu’il dure | mais ça viendra |
F2 | un peu dérangée | à peine un rien | dans la tête |
H | jamais été | ça viendra | (hoquet) pardon |
F1 | la chose est là | tu la verras | |
F2 | à peine un rien | mais j’en doute | |
H | oh je sais bien | mais quand même | |
F1 | pour de bon | tout sera noir | silencieux |
F2 | moi ça va | ça va encore | je fais de |
H | sur la paix | non seulement | tout révolu |
F1 révolu | oblitéré | ||
F2 | ce que je peux | ||
H | jamais été |
24Retours euphoniques (« jusqu’au noir noir », « mais quand même », « je veux bien », « et tout va bien […] à peine un rien [...] oh je sais bien ») et rythmiques – un rythme à trois ou quatre temps étant systématiquement préféré à un rythme binaire – (« fini » > « révolu », « un rien » > « à peine un rien ») semblent présider aux réécritures du chœur en français. Les trois voix séparées, discordantes, se confondent sur la portée musicale, faisant se rencontrer chaos et harmonie. De façon similaire, certains désaccords mineurs entre les versions jumelles concernent la création d’échos rapprochés (« I smell her off you » > « tu pues la chienne » > « tu pues la gueuse » > « tu pues la pute » ; « some fool » > « un imbécile quelconque » > « un con quelconque »), ou éloignés (W2/F2, 148/11 ; Wl/Fl, 148/12)
he slunk in | je le vois arriver |
so help me God | aussi vrai que Dieu me voit |
25Le passage de Play à Comédie attire donc notre attention sur une tension dialectique entre séparation et union, mais aussi entre ordre et désordre, ainsi que sur une écriture qui oscille entre dispersion et confluence, présence et absence, apparition et disparition.
Répétitions en tous genres
26Si le tempo et la fuite en avant rappellent la musique moderne d’un Boulez désireux d’instaurer une temporalité musicale irréversible, Beckett écrit puis réécrit aussi son texte comme un musicien classique composerait une portée musicale, jouant sur une syntaxe combinatoire où prévaut le principe de répétition que désiraient bannir les modernes. Les mots sont pour lui comme des notes de musique qui se répètent et se répondent, plus pour eux-mêmes que pour les besoins d’un sens transcendant.
27Peu importe sur quel mot porte la répétition, pourvu qu’il y ait une forme de réitération, donc d’effet rhétorique. Le sémantisme devient secondaire (Texte pour rien IX, 176/113)
Mais ça raisonne, ça arrive, | But there is reasoning somewhere, moments of reasoning |
28Seulement, cette disjonction du signifiant et du signifié, en mettant la rythmique au premier plan des exigences esthétiques, n’évacue pas toute signifiance, contrairement à ce que l’on aurait pu penser de prime abord. Elle ne constitue pas une pure recherche formelle ou simplement abstraite. Les répétitions et la structure syntagmatique, en ce qu’elles concourent à produire un « rythme » – que Henri Meschonnic définit justement comme « l’organisation des marques par lesquelles les signifiants, linguistiques et extralinguistiques […] produisent une sémantique spécifique [la signifiance], distincte du sens lexical23 »–, participent de la poétique du texte. Les répétitions ne sont jamais des artifices de structure formels. Structure et sens se fondent.
29Ceci est nettement sensible dans l’incipit initial de Assez /Enough. Le balancement syntagmatique créé par le jeu des reprises du verbe désirer et des pronoms qui l’encadrent, moi-je/il-lui, fonde la dialectique du texte pour faire se télescoper désir et réalité, souvenirs du passé et voix du présent :
Je faisais ce qu’il désirait. Je le désirais aussi. Pour lui. Chaque fois qu’il désirait une chose moi aussi. Pour lui. | I did all he desired. I desired it too. For him. Whenever he desired something so did I. <> He only had to say what thing. |
30Le sens ne se situe pas dans les seuls signifiés. Il repose bien davantage dans la répartition conflictuelle des signifiants. En réécrivant ce début en français, Beckett s’efforce d’assembler les mots, comme on assemble des notes. Les remplacements – certes provisoires – de ce début, concourent au retour du même (le pronom je et le modalisateur bien) :
31Mais toute variation inutile est bannie, car Beckett préfère toujours soustraire. Aussi élimine-t-il de ses premières lignes « Moins fort que lui. Ce n’est pas sûr. [...] Moins fort que lui ».
32Dans cette prose poétique, le sens découle donc moins du sémantisme que de l’organisation symétrique-asymétrique des mots dans les phrases ; c’est la combinaison des thèmes et variations qui est signifiante. Elle met en œuvre la logique créative évoquée par la voix narrative de Assez, puis passée sous silence par celle de Enough, censurée car trop empreinte de lucidité : « Toutes ces notions sont de lui. Je ne fais que les combiner à ma façon. » (§20, 43) Curieusement en effet, ce sont ces méthodes combinatoires abstraites, déshumanisées et mathématisables, qui favorisent la remémoration et le retour sur soi. Une nouvelle combinaison équivaut à un nouveau départ de l’écriture, à une nouvelle possibilité d’inscription de la voix, comme le laisse entendre le début de Assez, ajouté après coup : « Tout ce qui précède oublier. […] Quand [la plume] s’arrête je continue. Quelquefois elle refuse. Quand elle refuse je continue. […] Voilà pour l’art et la manière. » L’absurdité de la méthode combinatoire n’est qu’apparente. Elle n’est pas seulement, comme d’aucuns voudraient le croire, déni du sens, mais bien productrice d’une signifiance immanente.
33Quelquefois, s’il y a répétition à l’infini d’une même phrase, « accord identique de loin en loin plaqué », comme « à qui d’autre » (dans Cette fois et dans Berceuse), il peut se produire, dans cette obsession quasi incantatoire du signifiant, un évanouissement du signifié. Barthes parle en effet de la jouissance morbide engendrée par la répétition « à l’excès », « à l’outrance », qui fait « entrer dans la perte, dans le zéro du signifié24 ». Mais cette expression lancinante de la solitude dit aussi la quête de sujet beckettien, cette quête de l’autre dans la disparition qu’elle appelle inlassablement.
34La répétition configure en outre une certaine temporéïté. Comme retour du passé dans le présent elle fait se rencontrer l’avant et le pendant. Elle ramène la conscience vers le passé. Erigée en système, elle engendre un rythme qui est « attente du retour », « anticipation d’une récurrence », qui fait tendre vers l’après. « Le rythme brut apparaft en succession. Mais c’est là une succession qui n’avance pas, le même cycle revient constamment sur lui-même, et la durée, milieu propre des actes de la conscience, piétine sur place »25. Le rythme qui se prolonge sans surprise, sans syncope, est propice au sommeil, il invite à sortir de soi. Dans Berceuse, la structure itérative semble toujours ramener le sujet vers le passé, où chaque nouvelle phrase est une combinaison modifiée, souvent amplifiée de ce qui précède, faisant sans cesse revenir le texte sur ce qu’il vient de dire dans une progression en forme de régression :
jusqu’au jour enfin
fin d’une longue journée
où elle dit
se dit
à qui d’autre
temps qu’elle finisse
temps qu’elle finisse
finisse d’errer
de-ci de-là
tout yeux
toutes parts
en haut en bas
à l’affût d’un autre
d’un autre comme elle
d’un autre être comme elle
35Ici, le « retour a la même valeur que ce que l’on nomme « série récurrente » dans le domaine mathématique, série où chaque terme est une fonction des termes immédiatement précédents ». Dans ce va-et-vient entre le passé, le présent et le futur, entre survie et mort, où il est sans cesse question d’un « retour obsédé sur soi »26, il s’agit toujours de retourner au passé pour le réinventer et fuir un dénouement néanmoins tant désiré, cette « absence meilleur des biens » (Mal vu mal dit, §60). Effet berçant de la musique des mots, évanouissement de soi dans le même mouvement, comme une chanson dont Vladimir Jankélévitch dit qu’elle est un moyen de se taire.
36Répétition, sérialité, combinatoire, trois façons conjuguées d’explorer par le langage un réel qui ne se laisse pas soumettre. Exercice de l’exhaustivité dont participe la pratique de la traduction de soi, cette nouvelle combinaison des possibles, supplément d’épuisement du réel. L’épuisement des possibles en effet, par la série aléatoire des combinaisons, est un souci fondamental chez Beckett depuis Watt jusqu’à Quad, où il écrit : « Toutes combinaisons possibles de lumières ainsi épuisées. […] Toutes combinaisons possibles de percussions ainsi épuisées. […] Toutes combinaisons possibles de costumes ainsi épuisées27 ». Comme le souligne Gilles Deleuze, Beckett procède dans son œuvre à un « jeu des possibles » qui rappelle la combinatoire des petits gâteaux de Murphy, et celle des pierres à sucer dans Molloy. « La combinatoire est l’art ou la science d’épuiser le possible »28. Les séries sont une autre forme de répétition, qui reprend inlassablement les mêmes termes dans des arrangements toujours différents et quasi infinis.
II. Un art de l’économie paradoxale
37Plus encore qu’une littérature de la perte ou de « l’épuisement », on pourrait parler, chez Beckett, d’une littérature de l’économie paradoxale, d’une écriture tentée par l’enflure, la redondance, la richesse des assonances d’une part, par les listes et les séries combinatoires d’autre part, mais qui se contraint en même temps à une économie de moyens et à une parcimonie drastiques. « All true grace is economical », dit-il lors d’une répétition de Happy Days à Londres29. L’art de la combinaison se conjugue en effet le plus souvent avec celui de la soustraction comme c’est le cas dans ces brouillons de Enough :
38L’épuisement des possibles n’est qu’une facette paradoxale du laconisme du personnage beckettien, qui, depuis Belacqua, dit peu, ou inversement, « parle pour ne rien dire »– ce qui revient au même.
39Si les techniques de réécriture de Pour finir encore et Va-et-vient a priori très différentes se rejoignent, c’est que, non content de malmener la langue, elles permettent à des blancs, véritables temps morts, d’envahir le discours. Des silences s’insinuent en effet entre les syntagmes hachés de Va-et-vient grâce à l’insertion des virgules. Contrairement à Pas moi, où les pauses sont certes matérialisées sur la page par les points de suspension, mais où le tempo de l’élocution est si rapide que les actrices qui jouent le rôle de Bouche ont souvent du mal à trouver un rythme de respiration supportable, Beckett insista pour que la vitesse du débit soit très lente. Dans Va-et-vient en effet, l’omniprésence des blancs entre les mots concourt à la thématique du vide et du non-dit qui informe déjà Come and go. Ainsi, lors de sa mise en scène de la pièce en français30, Beckett accentua-t-il la prégnance du silence en allongeant le temps de la représentation. Cette configuration du silence est encore mise en valeur par l’ajout, au début et à la fin de Va-et-vient, d’un échange verbal analogue et pourtant divergent : « Ru. /Oui. /Flo. /Oui. [...] Ru. (Silence.) Vi. (Silence.) ». Cet ajout tient de la figure de répétition (appelée antépiphore), qui consiste à encadrer le discours par un même texte. Elle crée certes un effet de clôture ou d’éternel retour, qui n’est pas indifférent à la problématique du va-et-vient ; ici, le « retour » est imparfait, en ajoutant du texte, il supplémente l’excipit en silences et ruptures. Enfin la réticence à dire est de nouveau soulignée par une dernière dissemblance entre les textes bilingues.
On the log. | Sur la ba – / Hssh ! |
40Dans Pour finir encore /F or to End Yet Again, la réticence à dire passe par la stratégie de l’atermoiement déjà évoquée, mais aussi et surtout par le jeu des ellipses qui construisent le texte beckettien par leur présence absente.
Disjonction et composition
Je bénéficie forcément d’un hiatus dans mes souvenirs, qui ne reprennent qu’à mon réveil ici.
Samuel Beckett, Malone meurt (14).
La prose
41S’il est possible de parler d’ellipse narrative ou temporelle lorsque Beckett révise, en français, ses Nouvelles dans les années cinquante, puis lorsqu’il les traduit en anglais, ce sont les ellipses syntaxiques, celles qui interviennent au niveau microstructurel du texte beckettien, qui vont retenir l’essentiel de notre attention, la dissonance ne pouvant se comprendre qu’en lien avec un travail sur l’économie verbale et la disjonction syntaxique.
42Néanmoins, il s’agit de souligner l’effet de déception du sens que produit, à divers niveaux de lecture, et ce dans les deux genres étudiés, ce procédé elliptique. Généralement, dans les Nouvelles, les omissions (qui peuvent être assez longues) concernent des détails des agissements des protagonistes, lesquels détails, une fois disparus, créent des discontinuités dans la ligne chronologique de l’histoire racontée par la voix narratrice ; quand ce ne sont pas quelques digressions proleptiques et analeptiques, qui, même si elles contribuent à brouiller l’ordre du récit, instaurent un semblant de pérennité du « temps intérieur31 », et font les frais de la réticence de l’auteur. C’est vraisemblablement une des raisons pour lesquelles Beckett choisit d’ignorer, dans The Expelled, une longue phrase dont le ton lyrique et parodique ne suffit pas à dissimuler le contenu référentiel de l’énoncé, qui, en renvoyant à un comportement itératif du narrateur, pourrait présupposer une motivation psychologique encombrante (L’Expulsé, 18).
C’est ce qui fait que je lève les yeux, quand tout va mal, c’en est même monotone mais je n’y peux rien, à ce ciel qui repose, même nuageux, même plombé, même voilé par la pluie, du fouillis et de l’aveuglement de la ville, de la campagne, de la terre.
43La discontinuité est donc l’un des maftres mots des nouvelles et semble faire de Beckett un écrivain post-moderne. Contrairement aux textes en prose d’un écrivain moderniste telle Virginia Woolf, où le lecteur est à même de deviner, en profondeur, au travers d’une dispersion de surface, un réseau unificateur prédominant, qui se diffuse en une « variété de rapports32 », le lecteur de Beckett ne peut que se heurter à un univers schizoïde, qui trouve son acmé dans l’anarchie des Textes pour rien.
44S’il est indéniable que l’écriture de Bing rappelle parfois la technique formelle employée par T.S. Eliot dans la cinquième section de The Waste Land, (« the water-dripping song ») où la structure est répétitive mais non mécanique, sur le modèle irrégulier des modulations du chant de l’oiseau – « drip drop drip drop drip drip drip drip »–
Here is no water but only rock
Rock and no water and the sandy road
The road winding above among the mountains
Which are mountains of rock without water (1. 331-335)
la distance essentielle entre Eliot et Beckett tient à leur différence de génération. L’un s’apparente au courant moderniste quand les paradoxes de l’autre le projettent sur la ligne imaginaire et instable qui sépare modernism et postmodernism. Malgré la vision plurielle et discontinue du monde suggérée dans The Waste Land, la possibilité d’une vision salvatrice n’est pas exclue, car l’hypothèse d’une continuité et d’une interpénétration passé-présent est concevable. Libre au lecteur de reconstruire pour soi une vision transhistorique, notamment par l’intermédiaire de mythes. Cette confiance dans le salut par l’art n’est en aucun cas celle qui inspire Beckett, et l’analyse que fait Enoch Brater au sujet de That Time peut effectivement s’appliquer à ses autres textes : « Il n’y aucune libération, aucun soulagement, aucune purification rituelle, aucune dénouement. Ce qui reste du passé n’est que le vestige d’une mélopée, les lambeaux de ce qui a pu être autrefois un souvenir cohérent ou un passé uni33 ». Son écriture demeure une écriture de la discontinuité irrésolue, une écriture du « reste », « qui lutte finalement contre ses propres impressions et inscriptions », une activité de « dé-signification34 ».
Les pièces
45Ces disjonctions narratives – ou l’effacement des liens logiques entre les « événements » du récit au sens aristotélicien – ont leur pendant esthétique dans les dramaticules beckettiens, où la structuration d’ensemble s’appuie davantage sur des motifs combinatoires, ce qui est le cas de That Time /Cette fois, que sur une relation causale ou simplement temporelle. Si Beckett travailla séparément sur les trois voix qui hantent le Souvenant (et ce dans les doubles avant-textes), il hésita aussi longuement sur la façon de fragmenter les trois discours et sur la manière de les disposer, arrangeant finalement les fragments obtenus selon une chorégraphie harmonieuse mais légèrement asymétrique, et épuisant, dans la solution retenue, la série probabiliste des six possibles.
Silence, etc.
ACB ACB ACB CAB
Silence 3 secondes
CBA CBA CBA BCA
Silence, 3 secondes.
BAC BAC BAC BAC Silence, etc.
46L’interruption est également un motif de structuration des pièces courtes de Beckett. Elle prend la forme des rires brefs qui ponctuent Play /Comédie et Not I /Pas moi, se traduit par les longues pauses qui ouvrent des brèches dans le monologue enregistré de Berceuse et qui divisent Pas en trois actes décousus. Dans Krapp’s Last Tape /La Dernière bande, c’est la reprise par quatre fois du syntagme « Ah well » (« Enfin ! ») qui produit l’effet de schize et met en valeur le gouffre entre le monde onirique et lyrique de la jeunesse et celui du vieil homme scatologique, entre ses amours d’antan et sa solitude présente. Beckett considérait lui-même ce « Ah well », cet « élément d’interruption », comme primordial – « I nearly called the play « Ah well », it is very important in the play35 ».
47Du point de vue dramaturgique enfin, il convient de mettre en évidence la dissociation proxémique/parole que Beckett plaça au premier plan de sa mise en scène de Das Letze Band. On se souvient en effet des jeux scéniques de Vladimir et d’Estragon lesquels, en se dissociant nettement des dialogues, évoquaient l’art du mime que Beckett explora par la suite plus avant dans Acte sans paroles. Dans La Dernière bande, cette dissociation concourt, une fois de plus, à accentuer la rupture entre le moi passé et le moi présent. « Ce que Samuel Beckett nomme « le besoin de se reconnaftre » (avoir été), écrit Edith Fournier, se heurte au « besoin de ne pas se reconnaftre » (échapper à la conscience de soi). « De ce conflit naft l’art », dit-il. » Pour Krapp, selon elle, « le souvenir ressurgi se nuance de désillusion, le retour accentue la séparation entre les deux éléments disjoints de l’être »36.
Disjonction et abstraction
The experience of my reader shall be between the phrases, in the silence, communicated by the intervals [...]. I shall State silences.
Samuel Beckett, Dream of Fair to Middling Women (1932)37.
48Du point de vue stylistique cette fois, la disjonction, figure microstructurelle de construction, tient au mode d’apparition et de succession des groupes syntaxiques. Elle consiste en la suppression des outils de liaison des groupes entre eux, qu’il s’agisse de coordonnants, pronoms personnels, subordonnants. Les manuscrits de Beckett révèlent les efforts qu’il déployait pour parvenir à une syntaxe défamiliarisée, jouant sur un équilibre délicat entre ellipse, parataxe et rythme.
Les modes de l’ellipse
49Un dactylogramme de Se voir rend évidente cette recherche poétique qui passe par la biffure des éléments grammaticaux superflus (articles, verbes d’état et/ou auxiliaires, comme dans le passage de « L’endroit est clos » à « Endroit clos »), par une juxtaposition nue des syntagmes (« Temps usant de la terre en user à regret »), et par l’effacement des liens logiques entre les mots (« Etendue de l’arène obscure » > « Arène étendue noire »), pour ne laisser de la phrase de départ qu’un squelette disjoint. Un travail continué dans l’autre langue :
Des millions peuvent s’y tenir. | Room for millions. |
Se dressent dans l’air noir des tours de pâle lumière. | In the black air towers of pale light. |
50The Lost Ones s’appuie sur une semblable économie des déterminants : les liens syntaxiques sont souvent plus lâches que dans Le Dépeupleur, ce qui contribue à rendre la prose plus obscure, le sens plus flou car les mots peuvent se combiner différemment au gré des lectures (14/162) :
Dans le noir froid de la chair immobile. | In cold darkness motionless flesh. |
51L’économie des signifiants se conjugue avec une conceptualisation toujours plus poussée qui fait tendre l’expression vers un degré plus élevé d’abstraction, comme dans cet autre extrait du Dépeupleur /The Lost Ones où c’est l’essence de la lumière, sa « jaunéïté », qui est dite, et non sa simple matérialité (7/159).
Lumière. Sa faiblesse. Son jaune. | The light. Its dimness. Its yellowness. |
52Dans First Love, l’ellipse des coordonnants a en revanche un effet rhétorique et humoristique, qui en soulignant la mécanicité de l’enchafnement causal, réifie et subvertit un passage afin d’éviter toute velléité de débordement affectif (37/22).
je lui pris le bras, par curiosité, pour voir si cela me faisait plaisir mais cela ne me fit aucun plaisir, alors je le lâchai. | I took her arm, out of curiosity, to see if it would give me pleasure, <> it gave me none, <> I let it go. |
53La symétrie rythmique de cette phrase parataxique (« I took her arm [...] it gave me none, I let it go »), qui mime l’harmonie prétendue du geste du héros, semble une parodie de la théorie des marionnettes de Heinrich Kleist que Beckett aimait à citer. Le narrateur en effet paraft aussi dénué de conscience de soi, malgré ce qu’il veut bien en dire, que les pantins du théâtre de Kleist.
54L’ellipse crée un manque dans la phrase par l’omission des liens logiques et des mots superflus. Les éléments sémantiques sont comme isolés les uns des autres, ce qui contribue à produire un effet d’abstraction, au sens étymologique de « séparation », d’« isolement », à installer un vide au cœur du texte beckettien, vide qui est autant une manière de penser et de jouer, que d’écrire. L’ellipse est la figure du « hiatus », elle est le blanc, l’absence qui isole les signifiants entre eux et rompt la surface des mots : « Hiatus pour lorsque les mots disparus » lit-on dans Cap au pire traduit par Edith Fournier (« Blanks for when words gone », 53/124). « Beckett [...] réclame un style qui procéderait à la fois par perforation et prolifération du tissu38 », souligne G. Deleuze, mettant là en évidence le paradoxe fondateur de l’écriture beckettienne qui repose sur la pondération de l’art de la redondance et du silence, sur l’équilibre entre une économie de moyens et un surplus de mots.
55Les textes en prose de Beckett illustrent ponctuellement cette tension extrême à la limite de l’aporie, qui, en disant toujours plus, laissent percer une réticence à dire, une tendance à dire moins. Cette tension peut s’exprimer indifféremment entre les deux langues, ou à l’intérieur d’une même version.
J’entends les courlis, cela veut dire que le jour tombe, que la nuit tombe, car les courlis sont comme ça, il crient à l’approche de la nuit, après s’être tus tout l’après-midi. | I hear the curlews, that means the close of day, fall of night, for that’s the way with curlews, silent all day, then crying when the darkness gathers, that’s the way with those wild créatures and so short-lived, compared with me. |
56Dans cet extrait de Texte pour rien I /Text for Nothing I, tout d’abord, le mouvement par démembrement et juxtaposition des séquences est conservé en anglais, mais le style est plus bref, plus ramassé, plus télégraphique – « close of day, fall of night, [...] silent all day ». Alors que Texte joue sur une dilution du sens dans les circonvolutions des répétitions (« tombe », « comme ça »), Text s’appuie au contraire sur une condensation poétique qui rend plus dramatique la retombée mélodique de la phrase (« compared with me »). De Texte pour rien II à Text for Nothing II, cette fois, se déploie un paradigme de réitération (« again [...] again », « reeling shrinking ») et de prolifération (« headlong, innocent, suspect, noxious ») qui coexiste avec une plus grande concision de l’expression rendant la description beaucoup plus rétractée et difficile à se représenter (124/77).
Revoir les falaises, être encore entre la mer et les falaises, se jeter à droite et à gauche, la tête dans les épaules, les mains plaquées contre les oreilles, vite, innocent, louche, nuisible. | See the cliffs again, be again between the cliffs and the sea, reeling shrinking with your hands over your ears, headlong, innocent, suspect, noxious. |
57Le texte devient plus hermétique, il recrée son propre idiome étrange et mélodieux tout à la fois, et l’aliénation du lecteur confronté à la fuite du sens n’a d’égal que l’aliénation du sujet beckettien lisible au travers de cette esthétique ambivalente. La dislocation du langage répond au clivage du sujet beckettien en répercutant ses effets sur une logorrhée singularisée par son économie de la parcimonie.
58Le travail sur l’ellipse ne peut donc se comprendre qu’en lien avec le travail inverse qui consiste à allonger, ajouter des mots aux mots. C’est aussi l’art de l’épanorthose39 donnant lieu à des menus ajouts de-ci de-là, autant de clauses restrictives, hésitations ou détours, qui allongent certes le texte mais introduisent dans le même temps un écart ; cette distance dilue le sens au sein d’une « disjonction incluse » partout à l’œuvre dans Not I /Pas moi. « Beckett a porté au plus haut l’art des disjonctions incluses, qui ne sélectionne plus, mais affirme les termes disjoints à travers leur distance », remarque Gilles Deleuze, dans Critique et clinique40.
Pas moi
59Les avant-textes de Pas moi témoignent de cette esthétique du silence. Rendue possible grâce à une rupture systématique de la structure syntaxique des phrases et par la recréation d’un discours désarticulé, elle atteste d’un travail de réécriture très ardu, marqué, lui aussi, par une longue interruption. L’effort de concision, fondé à la fois sur l’ellipse pure et sur l’économie du nombre des mots ou des syllabes,
elle de même > elle pareil
et non seulement les lèvres > et pas que les lèvres
rien que la bouche > que la bouche
ce flot sans arrêt > flot continu
impossible de continuer > impossible continuer
Dieu c’est l’amour > Dieu est amour
ayant filé > lui filé
si c’est debout > s’il est debout > si debout
s’y double d’une réécriture syntagmatique consistant à nominaliser des phrases, figure qui permet, en neutralisant le prédicat, d’annuler le lien sujet-verbe sous-entendu : cette dépersonnalisation est une nouvelle abstraction au sens où il y a rupture entre deux éléments de sens d’ordinaire liés par l’énonciation.
elle eut d’abord l’idée > car première chose l’idée
ne pouvait pas > rien à faire
souffle un moment...[…] pas souffler une seconde > un instant de répit [...] qu’un instant
60Dans la diction, Beckett recherchait aussi, malgré le tempo effréné du débit, un espacement. « Ce que Beckett voulait, ce n’était pas un accent irlandais mais une voix précise qui sépare bien les mots les uns des autres. Il a dirigé Billie Whitelaw dans ce sens41, » explique David Warrilow.
61L’abstraction du discours de Bouche se matérialisant dans ces blancs va de pair avec une représentation schizophrénique et clivée de la réalité psychique. Elle met en exergue le fonctionnement du cerveau du personnage, lequel va « happant à vide » (90), ainsi que les intermittences de sa pensée qui saute de temps mort en temps mort – « halte et le vide de nouveau »– (82), toujours en un suspens provisoire.
Du silence et de la musique
62En 1937, le jeune Beckett disait vouloir « dissoudre la matérialité du mot », peut-être pour lui une manière de créer cette « literature of the unword » dont il rêvait.
Is there any reason why that terrible materiality of the word surface should not be capable of being dissolved, like for instance the Sound surface, tom by enormous pauses, of Beethoven’s seventh Symphony …]42 ?
63Cette stratégie, qui consistait à alterner sons et silences à la manière de la musique symphonique de Beethoven, Beckett l’a réalisée dans ses textes courts et grâce à la traduction de soi, instrument privilégié de son projet « d’assaut contre les mots ».
64De même que la « musique mesure, conventionne les notes comme les silences43 », Beckett s’applique à mesurer les mots et les silences. Son écriture est attentive aux manques, elle les met en valeur, les mesure, les désire presque ; ainsi se dessine une topographie textuelle espacée, une géographie « érodée » par les blancs qui s’immiscent au fur et à mesure des avant-textes, dans une langue puis dans l’autre où l’effacement est poursuivi et affiné, au gré d’un subtil travail de ciselage pour un ouvrage de précision. Coupes et omissions, pauses et silences, sont les recettes d’un écrivain qui dit bien, à travers l’une ou l’autre de ses voix : « A supprimer, les mots se laissent supprimer » (Texte pour rien VI, 156). « Ah le beau seul mot. Moindre. Elle est moindre. La même mais moindre. » (Mal vu..., §50) Cette esthétique de l’effacement et de l’amoindrissement domine aussi l’art de Beckett metteur en scène : « Il avait bien sûr aussi, comme toujours, une gomme car, dès qu’il dessine un trait, il sort sa gomme et l’efface jusqu’à ce que ce trait ne soit plus qu’une faible trace44 », se souvient l’actrice Billie Whitelaw.
65Dans cette esthétique du laconisme, où être, c’est être moins, mais « jamais nul » (Solo), on en dit, et on en montre, jamais trop peu. « To the objection visual component too small [...] out of proportion with aurai, answer : make it [...] smaller, on the principle that less be more45 », répondait le dramaturge de That Time, questionnant le réductionnisme extrême de l’image présentée au spectateur dans ses notes de mise en scène (Reading MS 1639).
66Mais cet art de l’amenuisement – « Chambre pleine de sons jadis. De menus sons. D’où mystère. De plus en plus menus au fil des ans. Au fil des nuits ». (Solo, 32) – n’est jamais un art de l’extinction totale ; il y a toujours du reste, du résidu, à l’instar de la lumière qui obsède le récitant de Solo : « Lumière qui se meurt. Bientôt nulle. Non. Ça n’existe pas nulle lumière. Va se mourant jusqu’à l’aube et ne meurt jamais » (33). Dans cet univers, on soustrait et on amenuise mais jamais jusqu’à l’annihilation. Car la soustraction se fait dans la supplémentation du discours – qu’il s’agisse de celui du narrateur qui ne peut arrêter son débit ou de celui de l’auteur qui se démultiplie par le biais de la réécriture. Et s’il arrivait à Beckett d’évoquer la « réduction ontologique46 » à l’œuvre dans Bing notamment, il ne parlait pas pour autant de disparition.
III. Bing /Ping
67L’art combinatoire est porté à son comble dans ce texte en prose où un formalisme forcené préside à une écriture nominalisante – « Tout su tout blanc corps nu blanc un mètre jambes collées comme cousues. Lumière chaleur sol blanc un mètre carré jamais vu »–, qui subit de menues retouches en anglais : « Ail known all white bare white body fixed one yard legs joined like sewn. [...] ». Les brouillons révèlent que Beckett a longtemps tâtonné pour trouver les quelques mots et groupes de mots qui devaient se tisser en se répétant au gré de nouvelles combinaisons, comme un musicien dodécaphoniste à la recherche de la série musicale qui servira de base à sa composition sérielle.
68Ce texte hermétique s’il en est, très abstrait par sa facture syntaxique elliptique et par le tissu itératif de signifiants qui le structurent, signifiants qui paraissent s’annuler à force d’être ressassés, semble renoncer à tout mimétisme. Seulement, malgré le formalisme criant de son principe de composition, le texte qui en résulte ne peut faire l’économie d’une référentialité certes résiduelle : les tableaux synoptiques qui synthétisent le contenu thématique du texte, utilisés comme aide-mémoire par Beckett pendant la phase rédactionnelle, en sont la preuve patente. Ils décrivent l’objet de l’attention de la voix narrative, « un corps », « nu d’un mètre », ainsi que la topographie de son cadre d’investigation : « endroit […] grande lumière, caoutchouc 1m x 1m x 2m [...] ». Bing /Ping frappe en vérité le lecteur par une grande sensualité visuelle et sonore. A la description d’un espace tout en « traces », s’ajoute la quatrième dimension, celle d’une temporalité rythmique, qui ponctue le texte à intervalles irréguliers de bruits onomatopéiques en une alternance syncopée de murmures et de silences. L’aspect pictural, peut-être même photographique, avec le contraste en noir et blanc, de ce qui subsiste de descriptions, n’est pas négligeable et ressort lorsque l’on lit les versions jumelles, une lecture bilingue qui arrête l’œil sur certains termes qui seraient peut-être passés inaperçus sans cela. Le lexique pictural tout en couleurs et en nuances (« blanc »/ « white », « bleu pâle »/ « pale blue », « donné rose »/ « given rose »), ainsi que les termes techniques (« embu » / « unlustrous » pour décrire l’aspect terne d’un tableau qui évoque les portraits couverts de poussière de That Time), nous ouvrent à l’univers esthétique de la peinture. L’évocation du corps morcelé rappelle les détails de quelque tableau de la Renaissance italienne représentant le Christ en croix ou mort au tombeau : « Mains pendues ouvertes creux face pieds blancs talons joints angle droit » (61), même si l’aspect « inachevé », « fouillis », de l’image tient davantage du tableau moderne, qui n’aurait pas su choisir entre figuration et abstraction. Le tracé inabouti, la prédominance d’une couleur éclatante, la géométrie d’un endroit clos fait inévitablement penser à certaines scènes claustrophobiques du peintre irlandais Francis Bacon47, notamment Deux personnages (1953), tableau représentant deux corps d’hommes, gris blanc, allongés sur un plan noir aux limites sommairement tracées par une fine ligne blanche ; mal définis, leurs visages sont flous, comme surpris dans l’instantané d’un mouvement ou d’un soubresaut. « Traces fouillis gris pâle presque blanc sur blanc » (61). L’insistance sur la couleur blanche rappelle de surcroft la manière qu’ont les peintres de parler de celle-ci. « Le blanc impressionne par son éclat ou comme nous le disent les peintres, par sa capacité lumineuse de toute couleur, sa puissance radiante et aveuglante48 » explique C. Ross. Or il est intéressant de remarquer que le terme inachevé, qui se dit couramment d’une œuvre, est d’abord rendu par unfinished, mais il est ensuite remplacé par unover, néologisme qui a un effet d’étrangeté dans ce contexte, comme pour rendre l’interprétation moins immédiate. La conscience narrative semble donc décrire un univers pictural qui aurait soudainement pris vie. Elle met en scène sa propre quête d’un sens, parcourue qu’elle est de souvenirs fugaces : « bleu et blanc au vent ça de mémoire plus jamais » venus s’interposer entre le sujet percevant et l’objet de sa perception pour former un filtre négatif et déstabilisant.
69Cette stratégie de réécriture – le choix de « unover » pour rendre « inachevé »– participe de l’économie du leurre qui informe la lecture de ce court texte. Elle s’inscrit dans l’effort d’abstraction notable dans les avant-textes de Bing. C’est l’effet de la juxtaposition des phrases nominales par « paquets », dont le découpage devient fluctuant d’une lecture à une autre, chaque nouveau parcours faisant découvrir « [d]es sentiers tortueux sans commencement ni fins [qui] s’étirent dans tous les sens49 ». Le labyrinthe sans issue que dessine l’imbrication des mots est ainsi d’autant plus inextricable dans la collocation « only just almost never » (« à peine presque jamais ») du fait de l’indétermination du choix de modalisateur, et de l’indifférenciation qu’elle entrafne. Le texte repose en outre, sur une polysémie de signifiants au signifié fluctuant. « Corps nu blanc fixe hop fixe ailleurs. » (61) Fixe, dans cette phrase, peut tout aussi bien être l’adjectif synonyme de « immobile » ou le radical du verbe fixer signifiant « regarder intensément, fixement ». Dans Bing /Ping, la « musique des mots », n’est pas une métaphore vaine pour dire l’esquive du sens. Elle est réellement un moyen de le rendre fuyant.
70Bing et Ping sont donc des textes poétiques au sens mallarméen du terme, quand Roman Jakobson affirme que le poète symboliste « servait au bourgeois les mots que celui-ci lit tous les jours dans son journal, mais qu’il les servait dans une combinaison déroutante. » Et d’ajouter, « l’inconnu surgit et frappe uniquement sur le fond du connu »50. Cette analyse, qui intéresse strictement le renouvellement des formes et des genres littéraires, s’applique à merveille au fonctionnement des textes courts de Beckett, et notamment à Bing. L’effet de surprise y est évident avec la répétition obsessionnelle des mêmes mots qui se trouve rompue par l’irruption intempestive des onomatopées, mais aussi par l’intrusion de mots qui n’apparaissent qu’une fois, comme « ongles »/ « nails », ou encore « toes » (ce uniquement dans la version anglaise). Ici encore, la structure du texte beckettien est comparable à celle d’une mélodie utilisant une tonalité déterminée, un choix de notes qui définissent un milieu sonore, mais qui, à l’introduction d’une note étrangère à cette même tonalité provoque un effet de surprise.
71Esquive aussi, semble-t-il, le choix comme titre de Bing à la place de Blanc (remplacé très tardivement). La blancheur est peut-être en effet l’élément le plus problématique du texte. Le blanc fonctionnerait comme un espace transitionnel, comme une limite mouvante, métaphore de l’indifférenciation et de l’épuisement. Eclat du blanc renforcé dans la version anglaise par l’expression « shining white », absente de la version française. Ce texte sur la présence absente du sens, (« Tout su tout blanc […] signes sans sens »), dramatise une conscience à la recherche d’une signifiance s’évanouissant dans l’indifférencié du blanc. Or l’indifférencié, c’est justement ce que vise la fluctuation des onomatopées dans les versions jumelles.
72La critique s’est longuement interrogée sur le sens des onomatopées asymétriques qui scandent les textes et leur donnent un titre – « bing » et « hop » en français, « ping » en anglais51. J.-Y. Bossuer écrit que les bing « parsemés tout au long du texte constituent comme des signaux qui, selon S. Beckett, visent à déclencher une question, un changement d’esprit, une lueur cérébrale, une lumière qui s’allume dans la tête : ils représentent comme un tic, un réflexe nerveux, un choc, l’image d’un œil suppliant, œil de femme probablement, souvenir ». Selon lui, il « faudrait isoler ces bing qui impliquent que le silence est mort et que naft un mouvement »52. Elles sont en effet la respiration irrégulière, brutale et vive, des textes. Elles disent ces « déplacements très soudains et rapides », ces mouvements « foudroyants », ces « soudainetés » des yeux de la conscience qui voit. Elles peuvent se lire aussi comme la marque kinesthésique des moments de rupture où la mémoire et la perception échappent au sujet, sortes de glissement brusque, de limite, de « shifter » linguistique.
73Bing et Ping sont différents en ce que les onomatopées ne se recoupent pas d’une langue à l’autre et que leur répartition au sein des textes est à trois reprises dissemblable. L’anglais en effet ne distingue pas entre les bing et les hop du français. « Les hop indiquent un changement d’angle, de degré d’orientation vis-à-vis de l’espace, le texte sous-entendant un regard fixe qui ne voit jamais ni le plafond ni le sol. » En revanche, les bing « suggéreraient plutôt un mouvement en équerre, les hop détermineraient un mouvement en diagonale, qui, en fait, ne change rien, puisque les quatre faces de l’espace suggéré sont identiques »53. Mais ils sont peu différents, pour ne pas dire indifférents, si l’on songe que ces onomatopées y ont, en fin de compte, la même fonction, celle de signaler un moment, de montrer, comme un index, un endroit du texte. Qu’elles soient différenciées ou non n’est donc pas finalement si crucial, puisque c’est leur fonction signalétique qui est signifiante. Le jeu des onomatopées dans les avant-textes dont l’éventail s’élargit puis se rétracte (de paf, hop et bing, à hop et bing, en français ; de pfft et ping, à ping, en anglais) participe donc de cette liberté de l’énonciation qui s’amuse à dire et se dédire, à disséminer puis à rétrécir les possibles, bref, à jouer avec les signifiants et les signifiés – « peut-être un sens à peine ».
74Ping est une nouvelle performance de Bing, surprenante à plus d’un titre, et une performance elle-même passible de multiples autres réalisations, selon le chemin de lecture que décide d’emprunter le lecteur. Un certain degré de hasard préside aux divergences entre Bing et Ping. Les variantes ne semblent aucunement régies par un principe organisateur logique ou cohérent. Les textes bilingues nous livrent une configuration musicale aléatoirement différente l’une de l’autre, comme si Beckett était le compositeur d’une œuvre doublement « ouverte »– au sens contemporain et musical du terme –, une œuvre dont il aurait exécuté deux interprétations successives, introduisant des omissions et des ajouts, opérant des permutations et des substitutions, à la manière d’un musicien interprétant le Klavierstück XI de Stockhausen (1956). Pour jouer cette partition pour piano composée de dix-neuf morceaux musicaux fragmentaires, qui peut commencer par n’importe lequel de ces fragments, choix opéré selon un procédé aléatoire, l’interprète a en effet la possibilité « d’ajouter ou de retrancher certains sons, de transposer à l’octave, de ne pas jouer certains groupes ». La structure en est changeante, l’interprète est invité à faire son choix, à improviser, à modifier l’ordre proposé. Pour une page de cette nature, il n’existe d’autre continuité que celle qui lui est donnée par son exécutant, d’autre existence que celle de son exécution. De même Beckett se laissait-il la liberté d’improviser dans la réécriture de son texte dans l’autre langue. Tout comme il offrait aux metteurs en scène de Comédie une certaine latitude d’interprétation (33-34) :
La reprise peut se présenter comme une réplique parfaite, ou elle peut être variée. [...] Ordre des répliques modifié dans la mesure où cela ne change rien à la continuité individuelle de chaque acteur. Par exemple, l’ordre d’interrogation F1, F2, H […] et ainsi de suite à volonté54.
75L’exécution chez Beckett est une notion fluctuante ; et la traduction de soi s’inscrit dans ce mouvement de différenciation indifférenciée, où l’ultime exécutant reste le lecteur bilingue, l’interprète invité à « faire l’œuvre » avec l’auteur, confronté à une ubiquité déstabilisante et disséminatrice de cette même œuvre.
Sujet et effacement
76La structure de l’effacement qui atténue les différences et dissout le sens paraft évacuer le sujet55, en l’assujettissant comme son étymologie l’y pousse à un déterminisme qui le dépasse. Mais en le faisant dépendre d’une loi aléatoire ou mathématisable, l’art combinatoire crée paradoxalement un rythme et par là il reintroduit un sens autre – rythme syncopé et imprévisible des onomatopées dans Bing, rythme de l’oubli de soi dans Berceuse. Le « rythme en effet est organisation du sens », il est « configuration du sujet dans son discours56 ». La combinatoire qui est apparemment une disparition du sujet, conduit plutôt à une éclipse de ce dernier ou à son intermittente dissolution. Tout en voulant éliminer le sens, elle fait inévitablement sens, car elle instaure une nouvelle forme de subjectivité qui est la mise en scène d’une quête d’une signifiance.
Notes de bas de page
1 G. Deleuze, Critique et clinique (Paris : Editions de Minuit, 1983) 139.
2 Lettre de 1937 à A. Kaun, Disjecta, 173.
3 Ibid. « Seulement de temps en temps ai-je la consolation de pécher bon gré mal gré contre une langue étrangère, comme j’aimerais le faire tout à fait consciemment et volontairement contre ma propre langue – et je le ferai – avec l’aide de Dieu ». Je traduis.
4 Grailler : 1. crier en parlant des corneilles ; 2. parler d’une voix enrouée. Graillonner (fam.) : tousser pour expectorer des graillons ; parler d’une voix grasse, enrouée. (Nouveau Petit Robert).
5 Interview de T. Driver in Columbia University Forum (New York : Columbia University Press, 1961). « Il y aura une forme nouvelle, et […] cette forme sera telle qu’elle admettra le chaos […]. Trouver une forme qui puissent contenir le désordre, voilà le tâche de l’artiste aujourd’hui ». Je traduis.
6 Interview de L. Shenker pour le New York Times, 5 Mai 1965. « A la fin de mon œuvre il n’y a plus que de la poussière – le nommable. Dans le dernier livre – L’Innommable − c’est la désintégration complète. Pas de « Je », pas d’« avoir », pas d’« être ». Pas de nominatif, pas d’accusatif, pas de verbe. Aucun moyen de continuer. » Je traduis.
7 H. Meschonnic, Critique du rythme (Lagrasse : Verdier, 1982) 70.
8 J. et C. Démanuelli, La Traduction mode d’emploi. Glossaire analytique (Paris : Masson, 1995) 54.
9 Les avant-textes prouvent que Beckett avait d’abord écrit « D’elle trace tenace », ordre qu’il ne modifia que très tardivement. Voir C. Krance, Mal vu.../Ill Seen..., 127.
10 C’est l’expression que Beckett emploie pour parler du théâtre (cité par J. Knowlson, Revue d’esthétique, 279).
11 Interview de J. Knowlson, citée par Audrey McMullan, Revue d’esthétique, 341.
12 Au sujet de Footfalls. Cité par E. Brater in Beyond Minimalism : Beckett’s Late Style in the Theater (New York & Oxford : Oxford U.P., 1986) 38. « Ce qui importe, c’est le rythme du morceau – les mots ne sont que ce que les pharmaciens appellent l’excipient ». Je traduis.
13 L. Janvier, Revue d’esthétique, 58.
14 Jean-Michel Déprats, « Traduire Shakespeare pour le théâtre ? », Palimpsestes n° 1, 53.
15 Ibid., 54, 57.
16 S. Beckett, lettre à Alan Schneider du 29 décembre 1957 : « My work is a matter of fundamental sounds (no joke intended) made as fully as possible, and I accept responsibilty for nothing else ». Disjecta, 109.
17 B. & J. Fletcher, A Student’s Guide to the Plays of Samuel Beckett (London & Boston : Faber & Faber, 1978) 222.
18 D. Warrilow, « La musique, pas le sens », Revue d’Esthétique, 253.
19 Expression de Dominique Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement (Paris : Corti, 1991) 8 ; il ajoute encore : « ces textes […] présentent un singulier phénomène de monstration de voix narrative » (7).
20 Voir Nicolas Ruwet, Langage, musique, poésie (Paris : Seuil, 1972) 136-137.
21 Dans un article pour Vogue cité par S.E. Gontarski, The Intent of Undoing, 6.
22 Cité par J. & B. Fletcher, A Student’s Guide, 215. Je traduis.
23 Critique du rythme, 216.
24 R. Barthes, Le Plaisir du texte (Paris : Editions du Seuil, 1973) 66.
25 N. Abraham, Rythme de l’œuvre de la traduction et de la psychanalyse (Paris : Flammarion, 1985) 85, 29.
26 Edith Fournier, « Marcel Mihalovici et Samuel Beckett, musiciens du retour », Revue d’Esthétique, 245.
27 Quad et autres pièces pour la télévision (Paris : Editions de Minuit, 1992) 12-13.
28 Deleuze, « L’Epuisé », Quad, 60-61.
29 Rapporté par D. Warrilow, in Revue d’Esthétique, 253.
30 Il s’agit du spectacle « Beckett-Pinget-Ionesco », comprenant Comédie et L’hypothèse (pièce mise en scène par Beckett) au Théâtre de l’Odéon, en mars 1966.
31 Le « temps intérieur » est une expression développée par P. Ricœur dans Temps et Récit. La configuration dans le récit de fiction, notamment à propos de son analyse de la structure temporelle de Mrs. Dalloway, (vol. II) 199 et suivantes. Ce souci de ne pas laisser même deviner une pérennité temporelle et psychologique de ses personnages est illustré dans L’Expulsé où les élucubrations du narrateur concernant son chapeau, symbole de la loi du Père, subissent des remaniements et des coupes non négligeables : dans la première version – publiée dans la revue Fontaine en 1947 – le texte comprenait deux longs développements supplémentaires, l’un retraçant succinctement un épisode du passé (« un jour je rentrai à la maison avec mon chapeau tout bosselé [...] »), l’autre projetant le personnage dans un futur hypothétique (« Je le garderai d’ailleurs toujours, si je peux, et il m’accompagnera dans mon dernier repos [...] »). Voir en annexe l’étude génétique de L’Expulsé.
32 P. Ricœur, ibid. 204. Et 221 : « Au total, peut-on parler d’une expérience une du temps dans Mrs. Dalloway ? Non, dans la mesure où les destinées des personnages et leur vision du monde restent juxtaposées ; oui, dans la mesure où la proximité entre les « cavernes » visitées constitue une sorte de réseau souterrain qui est l’expérience du temps dans Mrs. Dalloway. [...] C’est ce réseau, pris dans son entièreté, qui est l’expérience du temps dans Mrs. Dalloway ».
33 E. Brater, Beyond Minimalism, 39. Je traduis.
34 Voir C. Ross, « « Toute blanche dans la blancheur », La prédominance de la métaphore blanche dans l’écriture beckettienne », S. Beckett Today /Aujourd’hui, n° 6, 274.
35 Voir James Knowlson, (éd.), The Theatrical Notebooks of Samuel Beckett, III, Krapp’s Last Tape (London : Faber & Faber, 1994) 25.
36 Revue d’esthétique, 246, article repris et modifié in M. Bryden, (éd.), Beckett and Music (Oxford : Clarendon Press, 1998).
37 Disjecta, 49. « L’expérience de mon lecteur sera entre les lignes, dans les silences, communiquée par les intervalles […]. Je dirai des silences ». Je traduis.
38 G. Deleuze, Quad, 105-106.
39 Voir B. Clément, L’Œuvre sans qualités, chap. 1 : « Tours et figures ». Le critique considère l’épanorthose (ou rétroaction) comme une figure de pensée générale chez Beckett. Elle consiste à revenir sur ce l’on vient de dire pour le renforcer, l’adoucir ou le rétracter, soit deux manières de dire approximativement la même chose, mais qui installe une distance entre ces deux propositions qui parlent de la même réalité. En élargissant la portée du terme, on pourrait dire que l’auto-traduction est une épanorthose exponentielle. Un exemple d’épanorthose dans la genèse de Not I : « as she gradually realized » > « as she suddenly realized... gradually realized ».
40 Critique et clinique, 139.
41 Revue d’Esthétique, 253.
42 Samuel Beckett, Disjecta, 72. « Existe-t-il une raison pour laquelle il n’est pas possible de dissoudre cette terrible matérialité de la surface des mots, comme par exemple la surface des sons, déchirée par d’énormes pauses, dans la septième Symphonie de Beethoven […] ». Je traduis.
43 H. Meschonnic, Critique du Rythme, 137.
44 B. Whitelaw, « Travailler avec Beckett », Revue d’Esthétique, 334.
45 « Réponse à l’objection selon laquelle le composant visuel trop limité […] disproportionné par rapport au composant oral : l’amoindrir encore davantage, dans la mesure où moins c’est plus. » Je traduis.
46 Jean-Yves Bosseur, Revue d’esthétique, 263.
47 Ce peintre expressionniste, « surtout attaché à peindre des portraits ou des personnages en situation, généralement enfermés dans des espaces rapidement suggérés, masses de chair recroquevillées dans quelques recoins ou blottis dans des fauteuils qu’il décrivait par larges touches hautes en couleurs rutilantes et éclatantes » (Michael Jacobs, Sept siècles de peinture en Europe (Paris : V.B.I., 1981) 280) a souvent été rapproché de Beckett.
48 C. Ross, S. Beckett Today /Aujourd’hui, n° 6, 269.
49 Samuel Beckett, in C. Krance, Mal vu.../Ill Seen..., 49.
50 R. Jakobson. 21.
51 Voir L. Hill, Beckett ’s Fiction : in Different Words (Cambridge : Cambridge U.P., 1989) 150.
52 J.-Y. Bosseur, Revue d’Esthétique, 262-263.
53 J.-Y. Bosseur, Revue d’Esthétique, 262-263.
54 Je souligne. Voir Paroles et musique (78) : « Répète dernière musique telle quelle ou à peine variée ».
55 On entend ici ce terme dans le sens qu’essaie d’approcher H. Meschonnic dans Politique du rythme. Politique du sujet (Lagrasse : Verdier, 1995), quand il parle de la subjectivité du texte « au sens classique » et qu’il dit que « l’activité du poème fait du texte tout entier un je » (190, 192).
56 H. Meschonnic, Critique du rythme, 70-71.
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