Une parodie sans fin
p. 89-90
Texte intégral
1 Parodier est une manière de « chanter faux », chanter avec un infléchissement de la voix ; c’est ce que révèle l’analyse de l’étymologie du mot parodie dans la conception aristotélicienne de La Poétique, où ôdè désigne le « chant » et para signifie « à côté ». « [P]arôdein, d’où parôdia, ce serait (donc ?) le fait de chanter à côté, donc de chanter faux, ou dans une autre voix, en contrechant – en contrepoint –, ou encore de chanter dans un autre ton : déformer, donc, ou transposer une mélodie », explique G. Genette. « Appliquée au texte épique, poursuit-il, cette signification pourrait conduire à plusieurs hypothèses. La plus littérale suppose que le rhapsode modifie simplement la diction traditionnelle et/ou son accompagnement musical. » Mais, plus « largement », « en intervenant cette fois sur le texte lui-même, le récitant peut, au prix de quelques modifications minimes (minimales), le détourner vers un autre objet et lui donner une autre signification »1 « Déformation », « transposition », « détournement », autant de mots qui évoquent l’effort de déstabilisation effectué par Beckett quand il s’auto-traduit, autant de termes qui recouvrent un travail stylistique et énonciatif à décomposer, ainsi que des prédispositions esthétiques sous-jacentes à élucider.
2Le travail de réécriture effectué dans la langue un se divise en étapes textualisantes de nature diverse, mais en général aisément repérables : une fois le point de départ mis sur le papier, Beckett procède à une première étape d’élagage pendant laquelle il enlève détails, explications et articulation superflues, puis à une deuxième étape de brouillage des repères temporels et spatiaux, enfin il s’attache à réaliser un motif interne recréant une forme d’unité non linéraire. La réécriture dans l’autre langue, à l’instar du travail sur le texte effectué lors des mises en scène de ses pièces, constitue une nouvelle étape de ce « processus de composition », et la traduction elle-même suit un trajet bien identifiable.
3L’étude des manuscrits montre distinctement que l’auto-traducteur passe d’une traduction quasi littérale, « métaphrastique » dirait George Steiner, à une traduction décentrée, distancée. L’évolution des brouillons de Va-et-vient divulgue l’écart qui se creuse peu à peu avec les avant-textes de Corne and Go, si bien qu’à partir d’un certain stade, les brouillons dans la langue deux acquièrent une sorte d’indépendance créative, au niveau du texte proprement dit comme au niveau des didascalies. Ceci est manifeste dans ces deux extraits traitant l’un du thème de la vision, l’autre des entrées et sorties des protagonistes au cours de la pièce.
- One sees nothing in this light > One sees little in this light > On voit mal dans cette lumière > Il fait sombre.
- Exits and entrances slow, without sound of feet > Sorties et entrées lentes, sans bruit de pas > Sorties et entrées soudaines et légères, sans bruit de pas.
4Il s’agit en outre d’un travail bifide qui affecte les deux axes du discours, de manière séparée ou liée, comme l’illustre cet extrait du Dépeupleur /The Lost Ones où l’effet de style est reporté de la syntaxe sur le lexique, de l’axe syntagmatique sur l’axe paradigmatique. A une construction alambiquée est préférée un terme soutenu et précis dans sa description, s’adaptant au type de discours qui tient de l’observation scientifique (15/162) :
Omniprésence d’une faible clarté jaune qu’affole un va-et-vient vertigineux entre des extrêmes se touchant. | Omniprésence of a dim yellow light shaken by a vertiginous trémolo between continguous extremes. |
5Pour filer la métaphore musicale à l’origine de la parodie, il est possible de dire que la réécriture affecte la répartition des notes au sein de la phrase musicale, ainsi que la hauteur et l’intensité de ces dernières. Le texte est donc une mélodie dont Beckett réécrit inlassablement la partition, mais une partition complexe qui admet, de surcroft, plusieurs exécutions.
Notes de bas de page
1 G. Genette, Palimpsestes, 17-18.
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