La traduction demain
p. 269-281
Texte intégral
1La recherche en traduction a acquis ses lettres de noblesse, « parce qu’elle a fait un remarquable effort pour préciser ses objectifs et ses méthodes ». L’auteur qui déclarait cela il y a une dizaine d’années, Michel Ballard (Ballard 1993 : 11), a pour sa part bien contribué – comme tant d’autres – à cet état de choses, en laissant son empreinte dans la construction d’un modèle universitaire d’apprentissage et en contribuant à l’expression d’une idée européenne de la traduction. À l’heure actuelle, où la traduction s’est forgé une place d’honneur dans notre société comme technique de communication et où la traductologie commence à porter ses fruits, l’esprit de la mondialisation est venu modeler un nouvel horizon et apporter aussi un nouveau défi pour la traduction, où l’on signale de nouveaux objectifs et de nouvelles méthodes.
2Les temps romantiques de la réflexion et des balbutiements traductologiques où l’on faisait le point sur deux mille ans de traduction sont bel et bien finis. Le nouveau siècle demande une nouvelle approche, plus pragmatique, où l’expérience accumulée de dizaines d’années servira de base. Les changements prévisibles dans le domaine de la traduction ne sont pas étonnants, dans une matière habituée à évoluer sans cesse en fonction de l’état ou du compromis communicatif social. Le caractère dynamique est propre à la traduction. Mais, en fait, qu’est-ce qui pourrait changer dans le monde de la traduction par rapport à celui d’aujourd’hui ? Quels changements de rôle prévoit-on dans l’avenir ? Quelle traduction enfin pour demain ?
3Avant de poursuivre cette analyse, il paraît nécessaire de préciser que notre intention ici n’est pas de pontifier tant bien que mal sur l’avenir de la traduction ou de faire une déclaration de principes sur l’état de la question, travail ardu qui correspondrait à d’autres plus experts dans le domaine, et dont nous ne prétendons pas usurper le rôle. Nous souhaitons plutôt provoquer une réflexion et entamer un dialogue qui repose sur quelques questions dignes d’intérêt qui, dans nombre de cas, se sont déjà présentées ou qui risquent de le faire et qui nous permettront de mieux comprendre la situation passionnante vécue par la traduction aujourd’hui.
4La réponse à certains dilemmes énoncés ci-dessus ne se fera pas toujours attendre puisque, sous bien des aspects, demain serait déjà commencé. Pour la réponse aux autres dilemmes, le comportement habituel de la traduction et des traducteurs, ainsi que l’intuition traductologique – tellement importante, comme l’avait signalé Fulda – nous permettront aussi de dessiner un panorama aussi passionnant que celui que l’on connaît depuis deux mille ans.
5À l’ère d’Internet, rien ne nous fait douter du fait que la traduction gagnera toujours en importance dans l’avenir et qu’elle conservera un rôle fondamental dans l’équilibre de la communication humaine. Le volume de travail connaît à l’heure actuelle une croissance exponentielle. Quoique l’intérêt d’une société mondialisée réside dans la pertinence d’utiliser une ou diverses langues véhiculaires (surtout l’anglais), la société de l’information et de la communication réclame toujours une forte présence de la médiation linguistique et interculturelle. Cela pourrait bien s’expliquer par le pourcentage limité de population mondiale capable de comprendre une autre langue que la sienne et par l’intérêt porté par les usagers des langues minoritaires au maintien de leur langue et à la lutte pour leur survie (Hagège 2000).
6Tout semble indiquer que la traduction, en tant que technique de communication, continuera à être dynamique, plurielle, changeante dans l’avenir, dans le temps et dans l’espace ; elle sera toujours soumise à l’objectif et à la fonction du texte original et/ou d’arrivée. Sous l’impulsion de la terminologie et des industries de la langue, la langue elle-même subira des influences et l’on verra triompher des résultats homogènes dans beaucoup de domaines communicatifs ; cette homogénéisation du lexique devient déjà tout à fait évidente dans certains services de traduction1. Du point de vue discursif et textuel, la traduction présentera de plus en plus d’intérêt pour résoudre les problèmes de la communication non verbale (faite de signes non linguistiques). Le triomphe de l’image dans notre univers communicatif et les progrès dans les supports audiovisuels nous confirment ces prévisions. Motivée par la force dynamique de la communication, l’oralité gagnera peut-être du terrain2. Elle sera un recours parfait pour la reproduction de certaines informations et une solution adéquate aussi pour certains supports et certains groupes souffrant de restrictions. Les programmes de reconnaissance vocale ouvriront des perspectives aujourd’hui encore inimaginables et prêteront leur service en tant que supports de traduction et d’interprétation également. Dans ce domaine oral, la voix humaine partagera l’espace avec la voix mécanique3. Il paraît évident que la société de demain pourra compter bien plus que jamais sur la traduction et que celle-ci touchera beaucoup plus de personnes, y compris les groupes limités par les conditions de réception et/ou de compréhension, comme les personnes handicapées (visuels, auditifs, ...) qui bénéficieront de nouveaux systèmes de communication4.
7La traduction de demain sera certes le résultat d’une société mondialisée qui comptera énormément sur l’appui des nouvelles technologies et des télécommunications, et qui découvrira chaque jour de nouveaux supports et de nouveaux problèmes dans le monde de la traduction. Mais la traduction de demain sera aussi l’expression de nouveaux rapports entre les acteurs de la traduction : professionnels, pédagogues, théoriciens...
8À la lumière des transformations déjà opérées dans la profession, le statut du traducteur et de l’interprète subira sans doute des changements sensibles, motivés par de nouveaux profils de compétence. Dans le domaine de la formation, quelques indicateurs signalent déjà une profonde évolution qui aura même une répercussion internationale. Dans le domaine théorique, de nouveaux points de vue viennent s’imposer, s’ouvrant sur de nouveaux préceptes et faisant varier la perspective de la traduction. Passons à l’analyse de tous ces comportements prévisibles à la lumière de l’expérience du présent.
La Profession
Du traducteur artisanal et solitaire au professionnel technique et coopératif
9Loin des temps où la traduction avait l’apparence d’un travail personnel, artisanal, solitaire, (la traduction était naguère considérée comme l’un des métiers les plus solitaires du monde !), la nouvelle réalité du traducteur dessine un professionnel bien différent, parfaitement instruit du point de vue technologique, coopératif, faisant partie d’une agence, d’une entreprise, d’une institution, d’un réseau ; des professionnels annonçant leurs services sans restrictions spatiales, faisant du monde entier tout leur territoire, et de leur ordinateur leur bureau, telle est la valeur du web !
10Ce n’est pas un hasard si le traducteur trouve son espace et sa nature profonde dans le réseau. Du point de vue métaphorique, le réseau représente l’espace même de la traduction et des traducteurs mais aussi l’espace de l’autre : du client ou de l’agence cybernétique (qui sera de plus en plus habituelle à partir de maintenant). Dans le réseau, le texte acquiert sa véritable condition, celle de l’infini ; il est bel et bien dans le contexte et se retrouve tout d’un coup dans l’hypertexte5. Les auteurs et les traducteurs se rapprochent bien dans Internet, espace de la communication totale.
11Mais à part la signification profonde de l’espace dans l’expérience du traducteur, le réseau est le domaine des nouvelles technologies. Les compétences acquises sur le terrain technologique et plus précisément au niveau de l’utilisation des systèmes de traduction automatique et des mémoires de traduction favorisent en effet le travail de ce professionnel. Les instruments d’aide lexicale et terminologique, la documentation en ligne, le service des correcteurs (mécaniques ainsi qu’humains) etc, s’avèrent être des outils excellents pour tous les traducteurs, y compris pour les humanistes et les littéraires, qui sont de plus en plus convaincus de leur valeur et qui se servent dans nombre de cas de ces systèmes. Ces outils aident à garantir la qualité du travail mais ils favorisent aussi la rapidité de l’action, valeurs fort chères à la profession.
12Dans la société de demain, la connaissance du métier sera beaucoup plus en rapport avec la formation. L’étudiant de traduction aura des connaissances plus exactes de l’enjeu de la profession et du marché de l’emploi puisque sa formation s’appuiera sur des contenus quasi-professionnels, comme nous l’avons annoncé. Cette situation lui permettra enfin d’entreprendre l’exercice de la traduction selon des normes réalistes et non purement utopiques ou idéales comme c’est le cas dans beaucoup d’exercices théoriques ou didactiques de nos jours6.
13À côté des professionnels libéraux, qui ont toujours existé et qui existeront toujours dans le métier, un bon nombre de traducteurs et d’interprètes prêtent leur service aujourd’hui dans le cadre d’une institution ou d’une entreprise. Cette idée de travail en groupe sera demain presque une norme, étant donné les qualités qui en dérivent. En effet, le travail coopératif permet beaucoup mieux que d’autres formes de travail d’assurer la survie et de conjuguer les efforts. Il comportera aussi des conséquences, aussi bien positives que négatives. Ainsi, par exemple, l’augmentation du volume de travail donnera lieu à des méthodes quasi-industrielles pour assurer un salaire digne. Dans les nouveaux systèmes de production, on demandera beaucoup plus de compétences de la part du traducteur : il devra maîtriser toute une panoplie d’outils et répondre à une typologie très variée pour éviter la concurrence. La typologie actuelle nous fait découvrir chaque jour des formes nouvelles qui n’avaient pas été prévues auparavant : traduction littéraire pour les supports média, localisation pour toute une gamme de nouveaux supports – jeux vidéo, téléphonie mobile...–, traduction subordonnée (constraining translation), localisation – utilisant des codes très différents –, traduction « archéologique » dans les fouilles...
14Le profil du traducteur s’étoffe constamment et se compliquera davantage dans l’avenir. Le traducteur de demain est appelé à jouer un rôle de super-traducteur. La fin du traducteur « limité » ou trop sélectif, et, ce qui revient au même, le triomphe du traducteur « complet » est une conséquence bien prévisible dans le monde professionnel futur. Étant donné la formation reçue par ce professionnel et les exigences de la société de communication, les services du traducteur seront de plus en plus nombreux et complexes. L’apparition de traducteurs « tout terrain » sera donc une conséquence, mais pas la seule.
15La dissolution du travail personnel dans le travail en équipe, sous les ordres des entreprises de traduction, accroît le caractère invisible de son travail. En effet, des comportements consistant à faire disparaître le nom du traducteur dans le texte au bénéfice de celui de l’entreprise (comportement aujourd’hui commun dans les agences) posent un problème important de propriété textuelle. Un autre problème important serait la perte du rôle des traducteurs dans les décisions éditoriales au bénéfice des agents littéraires ou du groupe de marketing. L’invisibilité du traducteur enfin est un fait préoccupant qui ne paraît pas avoir de solution satisfaisante dans tous les cas.
16En ce qui concerne le rôle des associations professionnelles de traducteurs-interprètes, nous ne sommes pas très optimiste. Si elles ont réussi à convaincre l’administration et les éditeurs qu’il fallait respecter les droits du traducteur ou le copyright de la traduction – littéraire surtout –, ou publier des tarifs professionnels, elles n’arrivent pas à imposer leurs critères dans tous les cas (il existe encore beaucoup de traductions sans auteur reconnu), ni à fixer les prix sur le marché, et ce qui est pire : elles n’arrivent pas à unifier les volontés des traducteurs. Le fait d’intégrer chez elles des professionnels très variés (diplômés ou licenciés universitaires face à des non-universitaires, free-lance face à des employeurs, etc.) avec des intérêts toujours bien différents, rend difficile toute tentative pour parvenir à des accords. L’inexistence jusqu’à maintenant d’un ordre des traducteurs professionnels représentant tous les traducteurs dans les différents pays constitue un symptôme clair du problème.
17La profession demain sera plus solide et jouira d’une plus grande reconnaissance mais elle comportera toujours des risques.
La Formation
De la formation traditionnelle aux méthodologies actives
18L’enseignement de la traduction est chaque jour influencé par de nouvelles idées pédagogiques. La crise du système éducatif de l’entre siècles, à laquelle la traduction n’a pas pu échapper (Bueno 2005 : 263-276), est surmontée peu à peu grâce à de nouvelles expériences capables de vaincre les échecs d’une formation qui sentait le divorce entre l’université et la société ou le déséquilibre entre le rôle de l’enseignant et celui de l’étudiant. Ne serait-ce que pour assurer une formation réaliste des nouveaux arrivants sur le marché de l’emploi, l’apprentissage se trouve voué à de nouvelles perspectives, visant à garantir le degré d’aptitude professionnelle et de participation active des étudiants. Dans cet état de choses, la méthodologie compte énormément, ainsi que l’espace de l’enseignement.
19Quelque chose s’est produit dans cette Europe multiculturelle et multilingue dont la conscience et l’âme pouvaient être exprimées à travers la traduction, comme disait Ballard (Ballard 1998 : 9). La mise en marche de la construction de l’espace européen de l’enseignement supérieur (EEES) établit pour les diplômes universitaires – y compris ceux de traduction – la nécessité d’homogénéiser leurs contenus et leurs méthodes dans tous les pays de l’Union européenne. Depuis les accords de Bologne, les différents pays de l’Union se préparent7 à une adhésion imminente à un système unique de crédits d’enseignements – ECTS – et à des cycles de formation communs, qui permettront la reconnaissance transfrontalière des diplômes. Les mesures mises en œuvre visent entre autres l’adéquation de la préparation universitaire au marché, la promotion de la mobilité, la valorisation de la recherche, la collaboration dans les méthodologies communes, etc. Ce qui est en jeu, c’est une nouvelle approche de l’idée de l’Europe mais aussi une nouvelle relation entre l’université et la société, les enseignants et les étudiants.
20La mise en commun et l’homologation de critères visant à garantir une formation optimale de tous les traducteurs européens auront certes des conséquences très importantes tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos frontières. Compte tenu de l’envergure d’un tel espace européen de l’éducation en traduction, et des mesures visant à favoriser les relations avec d’autres pays de notre entourage politique et culturel international8 qui sont déjà en marche (avec l’Amérique Latine ou l’Asie notamment), les conséquences seront visibles dans la formation internationale.
21Le nouveau modèle éducatif fondé sur une autre perspective des compétences de l’étudiant et de l’acquisition des connaissances devra nécessairement entreprendre une rénovation pédagogique. À l’ère aussi de la mondialisation, la modernisation de l’apprentissage doit compter nécessairement sur l’appui des télécommunications, véritable outil de l’internationalisation.
22La formation des traducteurs basée sur l’implication des étudiants dans les processus d’apprentissage réclame des méthodologies actives. Axées sur le travail de l’étudiant et capables de guider les processus d’apprentissage à distance, les méthodologies fondées sur les TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) offrent de nombreuses possibilités dans la formation des traducteurs. La télé-formation, le développement du travail en réseau et à distance (où il n’est pas nécessaire que les étudiants développent toutes les activités dans la salle de classe) ont donné lieu à une nouvelle relation dans l’enseignement et à un changement des rôles dans les rapports enseignant-étudiant, où le premier devient un véritable tuteur guide, un modérateur, une aide à la stimulation, et le deuxième un protagoniste des contenus, un partenaire actif dans la formation, un apprenti-formateur...
23L’installation d’un espace virtuel d’apprentissage-technique de formation qui se développe de plus en plus dans les salles de classe de nos universités9, permet de gérer sans doute mieux les ressources et les activités du cours. Le système d’enseignement semi-présentiel est une solution qui n’entre pas en conflit avec l’université classique et qui permet de consolider la formation directe.
24Grâce aussi aux outils télématiques, l’éducation peut bénéficier d’actions communes, comme la formation interuniversitaire avec des accords technologiques. Nous pensons par exemple aux bénéfices que ce système peut apporter aux étudiants européens du programme Erasmus, qui peuvent être guidés par leurs établissements, tant d’origine que d’accueil ; mais en général aussi à tous, qui pourront dorénavant prendre part à un espace commun de communication et de formation quel que soit le lieu où ils se trouvent.
25La relation avec les technologies réclame aussi des experts traducteurs qu’ils aient un esprit coopératif et qu’ils s’engagent à participer à la conception des outils télématiques eux-mêmes. Cette compétence est nécessaire pour réussir à obtenir une technologie avancée et proche des intérêts réels des traducteurs10.
26Il n’est pas nécessaire de rappeler que l’utilisation des ressources télématiques dans l’enseignement (plateformes de téléformation, mémoires de traduction, ressources en ligne, ...) a une signification profonde : on est en train non seulement de transmettre des connaissances pratiques et technologiques mais aussi de créer un espace de recherche appliquée à la traduction. Et ce qui est encore plus important : on est en train de changer l’esprit de travail du traducteur. L’emploi des TIC modifie la relation du traducteur avec le texte et avec la société. Les valeurs technologiques ont aussi une implication très importante dans le contexte traductologique.
27Le débat sur la formation mène sans doute à l’idée que l’on se fait de l’université. Les valeurs qu’elle a toujours représentées dans la société ne pourront diminuer demain, bien au contraire : l’université est appelée à être la référence obligée du savoir et à jouer un rôle d’importance dans la société du futur. Nous n’imaginons pas une université vivant en marge de la société ni une société vivant en marge de l’université.
28L’université constitue la passerelle incontournable et le maillon nécessaire dans l’apprentissage de la traduction mais le parcours de formation ne se résume pas au seul plan universitaire ; on oublie la valeur de la formation continue et l’intérêt du recyclage professionnel dans la vie du traducteur. Si l’on croit les perspectives d’avenir qu’elle envisage elle-même, l’université de demain devra être capable d’assurer à l’individu une fonnation intégrale et nous n’imaginons pas qu’elle puisse fermer ses portes aux professionnels. La place que l’université en tant que centre d’expérimentation et de recherche occupe dans la société d’aujourd’hui s’avère très importante, le rôle qu’elle-même s’est attribué pour demain est fondamental. Étant donné le potentiel technologique des unités de recherche, il est sûr que l’université ne sera pas la seule à innover ou à investir en technologie, les entreprises sont appelées aussi à faire de l’innovation et de la recherche dans le domaine de la traduction et dans d’autres, mais à la différence de la première, elles ne seront pas obligées de partager leurs connaissances.
29Si le but de l’université est de former les professionnels de demain, celui des professionnels est de répondre à tout moment aux attentes de la société et du marché. Il ne serait pas compréhensible que les traducteurs oublient leurs compétences et ne veuillent pas entendre parler d’un recyclage de leur formation. Cette attitude de surveillance active doit être apprise dès le début de la formation universitaire. L’apprenti-traducteur et le professionnel doivent être conscients de leurs lacunes et ils doivent être capables aussi de les surmonter. En admettant que l’apprentissage de la traduction occupe toute une vie et que la formation est une nécessité pour le traducteur, elle ne peut pas être conçue en termes limitatifs. L’auto-formation devra être ressentie désormais comme une exigence professionnelle et fera de plus en plus partie d’une conviction personnelle.
30Le sens profond de l’application des méthodologies actives et progressives dans la formation résiderait aussi dans la conviction que la matière d’étude, comme la science, change tout le temps et qu’elle a besoin d’un renouvellement de l’expérience. Les méthodologies actives permettent aux étudiants de participer à leur formation ; elles apporteront aussi aux professionnels la possibilité d’être au courant des réussites techniques.
La Théorie
De l’esprit théorique et généralisateur au souci pragmatique
31Le fameux conflit entre la théorie et la pratique, propre aux balbutiements de la science et aux insécurités de la profession, sera définitivement résolu dans le futur. Du moins, c’est notre conviction, lorsque diverses générations se seront familiarisées avec la présence de la théorie dans le cadre de la formation universitaire.
32Loin aussi de participer aux polémiques entre les différentes écoles et perspectives théoriques, demain sera le moment de les célébrer toutes et de distinguer l’intérêt concret de chacune. Depuis des siècles, les intellectuels se sont efforcés de rendre compréhensible le rôle de la traduction et du traducteur : de Cicéron à Benjamin, de Steiner à Venuti. Tandis que l’on s’efforçait d’établir une théorie unique, on a vu surgir des dizaines ou des centaines d’études réclamant une nouvelle approche.
33Après avoir préconisé tout d’abord l’intérêt de l’auteur et du texte original et puis du texte d’arrivée, il semblerait que, de nos jours, l’intérêt porte plutôt sur le traducteur (Bastin 2006). Mais demain ?
34Si l’on pense aux intérêts qu’offre la communication mondiale et à la forte présence des télécommunications, la théorie de la traduction ferait mieux d’expliquer l’enjeu des supports et le rôle que la traduction joue pour eux. Il n’est pas surprenant que la théorie de la traduction se rapproche de la théorie de la communication puisqu’elle y trouve son origine. L’apparition de nouveautés dans le domaine des communications (nouveaux supports, nouvelles relations entre eux...) aura vite une répercussion sur la traduction, qui sera rendue dans la/les théorie/s, puisque les chemins de la communication sont aussi des sentiers de traduction.
35On vit dans une époque où la position théorique et scientifique des différentes disciplines est déterminée par leur relation avec les nouvelles technologies. Il est prévisible que la traduction de demain, plutôt que de céder à cet intérêt, insistera dans cette direction. L’état dans lequel se trouve la nouvelle révolution technologique en marche paraît confirmer cette opinion.
36L’objectif premier d’une théorie de la traduction basée sur la théorie de la communication ne serait donc pas d’apprendre à traduire ou de déterminer le sens de la traduction mais plutôt de comprendre la position de la traduction dans le système de la communication et d’analyser ses comportements à l’intérieur de celui-ci. Le dialogue entre la technologie et la traduction ne pourrait avoir que des intérêts communs.
37Il existe des indices prouvant que les nouvelles technologies sont en train de forger de nouvelles façons d’aborder la traduction (de nouvelles théories ?). Demain sans doute, on aura la certitude de leur implication dans l’unité de traduction, dans les formes de traduction, les procédés de traduction, etc...
38L’« idéologie » des nouvelles communications était déjà prévue dans les commentaires des théories de la fin du siècle. Les postulats communicatifs (Descriptive Translation Studies, Polysystème...) annonçaient déjà l’importance des matières pluridisciplinaires et leur implication dans l’enseignement de la traduction et dans la compréhension aussi de la traduction elle-même. Les courants philosophiques modernes (Déconstruction surtout) prévoyaient une approche différente des textes et une nouvelle relation entre l’enseignant et l’enseigné. Le fonctionnalisme enfin jetait les bases d’une action de la traduction dans la différence.
39Comme s’il s’agissait d’un héritage, les valeurs théoriques d’hier ont l’importance d’une leçon apprise pour demain. Nous n’imaginons pas que l’on puisse faire dans le futur un pas en arrière dans le positionnement théorique. Une position constructive (ou constructiviste) de la traduction demande de bien tenir compte des réussites ou des erreurs du passé dans toute nouvelle perspective.
40Pour entamer l’analyse des problèmes de traduction posés par les différents supports communicationnels, une vision atomiste s’impose, qui rende compte des singularités dans chaque opération concrète : implication du canal (simple – écrit, sonore, audiovisuel, ...– ou complexe – caractérisé par la présence de plusieurs codes), forme du message, qualité du destinataire, etc.
41Le fait de rendre compte de la singularité de chaque processus n’entre pas en contradiction avec la réflexion générale sur la traduction qui pourrait se faire aussi dans le cadre de la science de la communication.
42La construction de différents modèles théoriques de traduction à l’aide des TIC serait une bonne démarche pour la compréhension du fait traductologique, qui permettrait d’avancer d’une manière plus sûre et plus efficace dans la solution des cas concrets. Dans une théorie communicationnelle de la traduction, il s’agirait non pas de fixer à l’avance les objectifs et la méthodologie de la traduction mais de donner un rôle prépondérant à sa typologie, en analysant les différents cas dans leur singularité (la traduction de la pub, des courriels, des jeux vidéo, du texte littéraire digital, des sms...).
43Du point de vue de la typologie, les modalités de traduction ont augmenté de manière vertigineuse ces dernières années et l’on s’attend à de profonds changements. En effet, la traduction, autrefois vue en clé dichotomique (littérale/ libre, transparente/colorée, générale/spécialisée, écrite/orale...), a cédé petit à petit sa place à de nouvelles formules où l’on relève des compromis très variés, comme les formes mixtes : orale/écrite, littéraire/audiovisuelle... La grande quantité de supports multimédia présente une problématique bien différente pour l’utilisation de la traduction. Dans le seul contexte de la traduction pour les média ou pour les supports de la communication, la traduction adopte des comportements très différents selon son application à un moyen ou à un autre. Ainsi, dans un cas comme celui de la télé, il conviendrait de séparer la problématique de la TV analogique de celle de la télé numérique, câblée, satellite ou retransmise par téléphonie mobile. L’exploration des nouvelles technologies de l’information et de la communication a donné lieu à une grande quantité de supports et, plus intéressant encore, elle a permis l’interrelation ou l’interinfluence de tous ces supports. Ainsi, le texte écrit peut apparaître impliqué dans l’audiovisuel, le texte oral dans l’écrit (on n’attend plus que la diffusion à grande échelle de la puce électronique sur papier) ou sur Internet, etc.
44Les nouvelles technologies définiront sans doute demain le chemin, certes, mais elles seront aussi un élément de critique. Certains ont déjà parlé de la déshumanisation de la traduction ou des relations de pouvoir (Venuti 1998 : 4). Dans le domaine des technologies, il n’est certes pas impossible de manipuler ; quant à l’action de pouvoir, il convient de tenir compte de certains aspects comme : l’importance de son contrôle ou la valeur positive de sa ségrégation (Torres del Rey 2005 : 79) (entre ceux qui maîtriseront la technologie et les autres).
45En ce qui concerne la théorie, les nouveaux temps seront aussi sans doute à la recherche de l’efficacité et du rendement.
Conclusion
46Nous avons commencé notre analyse en reconnaissant les valeurs du chemin parcouru et des personnes qui ont rendu possibles les progrès en traduction.
47La traduction de demain ne sera certes pas la traduction d’antan. Elle ne pourra pas être la même parce que jamais elle ne l’a été, sa condition étant changeante. Diverses circonstances sont venues s’ajouter au rôle joué par celle-ci dans les domaines précisés plus haut, qui nous invitent à réfléchir sur les nouveaux rôles accordés à la traduction. De l’enseignement à la profession, et de celle-ci à son positionnement théorique, la traduction s’est bien transformée au seuil du nouveau millénaire et se prépare à de nouvelles évolutions.
48Le professionnel de demain se présente certes mieux formé et avec plus de travail que celui d’aujourd’hui, mais il ne peut en revanche pas nier certains inconvénients propres au métier.
49La méthodologie d’apprentissage connaîtra un grand changement, provoqué par les progrès sociaux, politiques et technologiques.
50La théorie aura une lecture beaucoup plus pragmatique, axée sur les problèmes concrets de traduction et sur les différents types de textes à traduire.
51Dans toute cette aventure, le rôle des nouvelles technologies s’avère fondamental. Leur implication directe dans toutes les facettes de la traduction montre bien l’influence déterminante qu’elles auront.
52Cependant, la tâche du traducteur et de l’interprète conserve une signification profonde, liée à la conviction que son action est déterminante pour la réussite de la communication humaine, et il semble bien qu’on ait là quelque chose qui ne changera jamais.
53S’agit-il vraiment du panorama de demain ? Difficile à prévoir, mais les comportements d’aujourd’hui nous le laissent bien présager.
Bibliographie
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Bibliographie
Ballard, Michel (éd.), La Traduction à l’université. Recherches et propositions didactiques, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1983.
Europe et traduction, Arras, Artois Presses Université et Presses de l’Université d’Ottawa, 1998.
Bastin, Georges, « Las intervenciones deliberadas del traductor », Conférence prononcée à Soria (Espagne), le 27 avril 2006 (inédit).
Bueno Garcia, Antonio, « L’enseignement de la traduction au carrefour d’une société mondialisée », in META, L, 1,2005, 263-276.
Hagège, Claude, Halte à la mort des langues, Paris, Éd. Odile Jacob, 2000.
Torres del Rey, Jesús, La interfaz de la traducción. Formaciôn de traductores y nuevas tecnologias, Granada, Comares, 2005.
10.4324/9780203047873 :Venuti, Lawrence, The Scandals of Translation. Towards an Ethics of Différence, Londres et New York, Routledge, 1998.
Notes de bas de page
1 Cet effet semble déjà perceptible dans le Service de Traduction de l’Union européenne.
2 Le succès des récits littéraires audio en CD-ROM ou DVD serait un bon exemple.
3 Elle est déjà présente dans de nombreuses applications informatiques, dans les aéroports, etc.
4 De nombreux projets nationaux et internationaux sont déjà en cours afin d’assurer la traduction pour ces groupes.
5 L’hypertexte est le texte ouvert, un texte qui permet l’entrée de beaucoup d’autres et qui n’aurait pas de frontières précises.
6 L’éloignement de la réalité professionnelle nous amène aujourd’hui à parler de la traduction sans tenir compte des différences objectives dans sa typologie, à faire traduire aux étudiants des paragraphes littéraires sans tenir compte du contexte, des articles de presse en oubliant leur degré d’utilisation réelle, etc.
7 L’effort est déjà commencé dans de nombreux pays et le reste devra le faire avant 2010.
8 Surtout par l’intermédiaire des programmes Erasmus.
9 Certaines plateformes de téléformation comme Moodle offrent déjà la possibilité de mettre en œuvre un véritable espace virtuel d’enseignement. Certains modules d’implémentation aident à gérer les pratiques dans ce domaine. Ainsi, par exemple le système d’interaction éducative QUEST (Quest Environment for Self-managed Training) ou d’autres, pilotés dans certains établissements, permettent la réalisation d’ateliers de travail coopératif et compétitif à l’aide des outils télématiques.
10 Nombre de traducteurs et de groupes de recherche interdisciplinaires sont déjà engagés dans la conception télématique.
Auteur
Université de Valladolid – Espagne
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Pour une interdisciplinarité réciproque
Recherches actuelles en traductologie
Marie-Alice Belle et Alvaro Echeverri (dir.)
2017
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 1
Michaël Mariaule et Corinne Wecksteen (dir.)
2011
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 2
Michaël Mariaule et Corinne Wecksteen (dir.)
2012
La traduction dans les cultures plurilingues
Francis Mus, Karen Vandemeulebroucke, Lieven D’Hulst et al. (dir.)
2011
La tierce main
Le discours rapporté dans les traductions françaises de Fielding au XVIIIe siècle
Kristiina Taivalkoski-Shilov
2006
Sociologie de la traduction
La science-fiction américaine dans l’espace culturel français des années 1950
Jean-Marc Gouanvic
1999