L’adaptation à l’épreuve de la traduction
p. 235-253
Texte intégral
1. État des lieux : un concept incertain
1.1. Définitions générales
1En ce qui concerne le domaine de la traduction, le terme d’« adaptation » est semble-t-il attesté depuis 1885 et désigne une
Traduction très libre d’une pièce de théâtre, comportant des modifications nombreuses qui la mettent au goût du jour ou la rajeunissent. Les adaptations de Shakespeare par Ducis.
⋄ Transposition à la scène ou à l’écran d’une œuvre d’un genre littéraire différent (surtout romanesque). « Les Possédés », roman de Dostoïevski, adaptation de A. Camus. (Le Petit Robert, 1986)
2La première acception est assez restrictive et ne concerne qu’un seul et même genre, le théâtre, et seule la distance chronologique entre le texte de départ et le texte d’arrivée semble être retenue. La seconde est à peine plus large qui mentionne, dans un souci de simplification, le changement du genre d’arrivée, dont le théâtre. Pourtant, la notion d’adaptation est bien plus complexe qu’il n’y paraît. C’est d’ailleurs ce que nous rappelle Paul Bensimon dans son avant-propos précédant les actes d’un colloque consacré à l’adaptation :
Notion polymorphe, polyvalente – voire passe-partout, que celle d’adaptation. À la charnière de la langue et de la culture, elle recouvre toute une gamme de comportements, elle répond à tout un éventail de motivations. Il s’agit là généralement d’un processus délibéré visant à actualiser ou à naturaliser l’œuvre originale ; mais on peut y voir aussi un processus involontaire, lié aux contraintes de la langue cible et de l’environnement socio-culturel du destinataire. (1990 : 9)
3Et Bensimon d’ajouter :
Heureux locuteurs allemands ! Ils disposent, pour parler d’adaptation, d’un mot précis, carré, univoque : Bearbeitung, lequel désigne exclusivement un changement de genre. Voilà le concept d’adaptation circonscrit, clarifié, (ibid.)
4C’est semble-t-il l’acception que l’usage a consacrée car c’est la plus commune : l’adaptation désigne le plus souvent la transposition à la scène ou à l’écran d’une œuvre littéraire écrite.
5Le terme d’« adaptation » est à l’origine un mot anglais qui nous vient en fait de la biologie et de Darwin. Pour être tout à fait précis, il semblerait que ce soit Jean-Baptiste de Lamarck qui, le premier, proposa, en 1809, la notion d’« évolution des espèces », dont découle l’adaptation. Une cinquantaine d’années plus tard, Charles Darwin reprendra en effet, avec d’autres, l’hypothèse de Lamarck selon laquelle « c’est l’adaptation d’un animal aux nouvelles conditions dans lesquelles il vit qui lui permet d’évoluer » (Encyclopédie Encarta, CD-R, « adaptation », les caractères gras sont de notre fait). Ainsi donc, dans le traité qui le rendra mondialement célèbre, Darwin définira l’adaptation comme « le processus de modification par lequel l’être vivant s’ajuste et se conforme aux conditions que l’environnement impose à son fonctionnement » (1859, cit. in Bastin, 1990 : 133).
6Si l’on applique les caractéristiques de l’adaptation biologique au domaine traductologique, il en ressort donc que l’adaptation est une modification, de la part du traducteur, du texte de départ, un ajustement qui serait indispensable car imposé par l’environnement d’arrivée.
7Il n’est pas inintéressant non plus de considérer la définition que donne Jean Piaget de l’adaptation en psychanalyse. Pour Piaget, l’adaptation est « un équilibre entre l’assimilation et l’accommodation, ce qui revient donc à dire un équilibre des échanges entre le sujet et les objets » (1967 : 14 cit. in Bastin, ibid., les caractères gras sont de notre fait). Piaget poursuit en définissant les deux démarches, l’assimilation consistant en « l’incorporation des objets dans les schèmes de la conduite, ces schèmes n’étant autres que le canevas des actions susceptibles d’être répétées activement », et l’accommodation la « simple modification de l’action portant sur elle(s) / la pression des choses » (ibid.). On l’a bien compris, Piaget fait de l’assimilation et de l’accommodation, deux démarches strictement opposées. Transposés à la traductologie, le terme « sujet » renvoie au traducteur/adaptateur, « l’objet » étant le texte de départ/ l’auteur. L’adaptation est perçue par Piaget comme un « équilibre », une voie médiane en quelque sorte. Mais pourquoi donc n’est-ce pas le cas en traductologie ? Pourquoi le terme d’adaptation désigne-t-il un comportement radical (ou devrions-nous dire des comportements radicaux) en traduction alors qu’il s’agit simplement d’adapter, donc de modifier, même légèrement, le texte de départ à la culture d’arrivée pour le rendre lisible, accessible à celle-ci....?
1.2. Adaptation et notions connexes en traductologie
8En traductologie, en effet, l’adaptation représente, et ce depuis toujours, l’autre extrémité du spectre couvert par la traduction, la première étant la traduction dite littérale. Car si le terme d’adaptation est attesté depuis 1885 pour la traduction, le phénomène, lui, n’est pas nouveau et la problématique du littéralisme – ou de l’adaptation, tout dépend le côté duquel on se place – remonte vraisemblablement à Cicéron qui fut imité par d’autres, chacun apportant sa terminologie, ses nuances, et ce jusqu’à nos jours, l’adaptation désignant, au bout du compte, une multitude de comportements.
9C’est en effet Cicéron qui a, en quelque sorte, inauguré (malgré lui, selon Michel Ballard) l’opposition qui devait se cristalliser par la suite entre traduction et adaptation. Bien sûr, Cicéron n’ évoquait pas la traduction à proprement parler (encore moins l’adaptation) mais plutôt « l’acquisition de l’éloquence par l’imitation des orateurs grecs » (Ballard, 1992 : 40), d’où les réserves émises par Ballard. Il n’en reste pas moins que son image pièces (mots) / somme-poids total(e) (sens), devait par la suite justifier d’une manière de traduire dite libre (ut orator), celle de l’écrivain, par opposition à la traduction littérale (ut interpres), celle du traducteur. Les dichotomies forme / sens et lettre / esprit (cette dernière étant déjà présente dans le Nouveau Testament)1 ont ainsi été déclinées en un nombre important de concepts qui, au bout du compte, visent à opposer, de manière assez manichéenne, la traduction littérale à la traduction libre, la première représentant, de manière utopique, LA traduction, la seconde l’adaptation.
10Ainsi peut-on, à la suite de Cicéron et de Jérôme (qui reprit le premier l’image cicéronienne, opposant, lui, le mot à l’idée)2, mentionner au nombre de ces couples, à notre sens « illégitimes », tout d’abord ce qui n’est pas un couple mais plutôt un « ménage à trois », celui de Dryden qui est le seul à proposer en 1680 un schéma ternaire qui distingue entre « metaphrase » (“or turning an author Word by word, and line by line, from one language into another”, traduction littérale, c’est nous qui soulignons, 1680 : 68), « imitation » C’where the translator (if now he has not lost that name) assumes the liberty, not only to vary from the words and sense, but to forsake them both as he sees occasion ; and taking only some hints from the original, to run division on the groundwork as he pleases”, adaptation, c’est nous qui soulignons, [ibib.]) et « paraphrase » (“or translation with latitude, where the author is kept in view by the translator, so as never to be lost, but his words are not so strictly followed as his sense ; and that too is admitted to be amplified, but not altered”, [ibid.] constituant une voie médiane, un équilibre entre deux positions radicales que nous retrouvons assez systématiquement chez les autres théoriciens, c’est nous qui soulignons).
11Ainsi la dialectique proposée par Schleiermacher consistant soit à amener le lecteur à l’auteur soit à amener l’auteur au lecteur. Ainsi la terminologie de Mounin opposant les « verres colorés » aux « verres transparents » (1955), celle de Nida, opposant « équivalence formelle » et « équivalence dynamique » (1964), celle de Meschonnic opposant la « traduction-décentrement ou dépaysement » à la « traduction-annexion » (1973), celle de Ladmiral opposant traductions « sourcière » et « cibliste » (1979), celle de Berman opposant « traduction éthique » et « traduction ethnocentrique » (...), celle de Newmark opposant « traduction sémantique » et « traduction communicative » (1982), celle de Venuti opposant la « foreignization » (ou résistance) à la « domestication » (ou traduction fluide, 1995), etc.
12Comme il existe quasiment autant de concepts que de théoriciens, il nous est impossible d’être exhaustif. Notons néanmoins, au nombre des notions non prises dans des dichotomies, les notions de « traduction hypertextuelle » (« ‘Hypertextuel’renvoie à tout texte s’engendrant par imitation, parodie, pastiche, adaptation, plagiat, ou toute autre espèce de transformation formelle, à partir d’un autre texte déjà existant » [Berman 1985 : 49, cit. in Delisle, « traduction hypertextuelle », module « notions », CD-R, 2000, les caractères gras sont de notre fait]) ou encore de « traduction acclimatation », « traduction-appropriation », « traduction rapprochante », « traduction naturalisante », « traduction idiomatique », « traduction oblique », « traduction biaisée », visant toutes à réduire l’altérité, l’étrangeté du texte original par son adaptation, pour faire en sorte que le lecteur ne perçoive pas qu’il s’agit d’une (forme de) traduction mais qu’il pense que le texte a été écrit directement dans sa langue maternelle, cette fin justifiant parfois tous les moyens. « C’est l’idéal des belles infidèles », note justement Delisle (« traduction ethnocentrique », module « notions », CD-R, 2000). Et il cite, à l’appui de sa réflexion, Roland Des Marets qui écrivait en 1651 « La meilleure traduction est, à mon avis, celle qui ressemble le moins à une traduction » (ibid.). Ou encore Charles Colardeau qui définissait ainsi la traduction ethnocentrique : « S’il y a quelque mérite à traduire, ce ne peut être que celui de perfectionner, s’il est possible, son original, de l’embellir, de se l’approprier, de lui donner un air national et de naturaliser, en quelque sorte, cette plante étrangère » (Colardeau 1779, Il : 138, cit. in Delisle, ibid.). Tourgueniev ne pensait rien d’autre non plus en écrivant qu’« Une traduction est d’autant meilleure qu’elle ne paraît pas en être une, mais un texte original, coulant de source » (ibid.).
13Cependant, on le voit, toutes ces terminologies sont autant de variations sur l’étemel thème de la fidélité, à la lettre OU à l’esprit.
14Toutes ces notions, tous ces couples, qui ont servi, à un moment donné, de base à la réflexion, nous paraissent aujourd’hui assez caricaturaux et inopérants, ne nous éclairant que peu sur la nature de la traduction et de fait, sur celle de l’adaptation.
1.3. Des dichotomies inopérantes posant un faux problème
15Ces dichotomies nous semblent quelque peu dépassées aujourd’hui, et par trop simplistes. Nous pensons qu’elles ne font que présenter la démarche traduisante dans les termes d’un faux problème, déjà soulevé, en leur temps, par Vinay et Darbelnet (1958) ramenant ce pseudo-choix à celui existant entre bonne et mauvaise traduction. Ladmiral, lui-même contributeur d’une dichotomie qui connut un succès certain, on l’a vu, a également émis quelques réserves, avouant à plusieurs reprises que la traduction se situait quelque part entre les deux. D’ailleurs, au sujet de l’opposition dualiste lettre / esprit, Ladmiral (2004 : 15-16) écrit que :
nous n’avons pas là une antithèse opposant terme à terme deux entités rigoureusement symétriques. Il n’y a pas d’un côté ceux qui méconnaissent la lettre au profit de l’esprit ; et de l’autre, ceux qui négligent l’esprit au profit de la lettre [...]. Le choix est entre ceux qui s’arrêtent à la lettre et ceux qui visent à l’esprit en passant par la lettre. Mettre l’accent sur l’esprit du texte ne consiste pas à en prendre à son aise avec la lettre, mais au contraire à creuser la lettre, (les italiques sont de l’auteur)
16Ladmiral rejoint en quelque sorte Vinay et Darbelnet car si on l’en croit, « ceux qui s’arrêtent à la lettre », autrement dit les sourciers, commettraient de mauvaises traductions ; au contraire, « ceux qui visent à l’esprit en passant par la lettre », fourniraient de bonnes traductions, du moins leur choix serait-il le bon. Pourtant, alors que Ladmiral vient de dire qu’on pouvait viser l’esprit en passant par la lettre, en la creusant, il écrit paradoxalement quelques lignes plus loin qu’on ne peut à la fois être sourcier et cibliste, que cela reviendrait à « marier l’eau avec le feu ». Et il s’explique :
Il y a une contrainte qui fait qu’on ne peut pas être à la fois l’un et l’autre [sourcier et cibliste, c’est nous qui soulignons], ni même au juste milieu ; il aura fallu décider dans un sens ou dans l’autre. Quand on fait profession d’être à la fois sourcier et cibliste, c’est en fait qu’on régresse à une banale vérité d’évidence qui consiste à dire que traduire consiste à partir d’un texte-source pour en faire un texte-cible. Autrement dit, on n’a pas compris l’enjeu, à savoir : la dialectique du Même et de l’Autre qui se joue dans la traduction ; et, de fait, cela revient à faire l’économie d’une réflexion théorique en la matière, (ibid. : 19)
17Ladmiral n’est évidemment pas le seul à penser cela. La polémique naît, nous semble-t-il, de la confusion entre la traduction ou l’adaptation comme procédé ponctuel (processus) et comme visée globale (produit). Et cette confusion peut nous amener à prendre des positions radicales qui ne sont pas forcément nécessaires, du moins la traductologie n’en a-t-elle pas nécessairement besoin. Le terme de traduction, on le sait, peut à la fois désigner le processus, l’activité, mais aussi le résultat, le produit fini, tout comme l’adaptation d’ailleurs. Or, il nous semble que la terminologie de Ladmiral (sourciers versus ciblistes) ne vaut que pour le résultat traduction. Une traduction finie s’avère soit sourcière, soit cibliste, mais effectivement pas au milieu. Au reste, c’est même un choix que le traducteur aura dû faire avant d’entamer sa tâche, ou plus vraisemblablement, une décision que l’éditeur aura prise pour lui. 11 n’empêche qu’au cours de son travail, le traducteur cibliste (en existe-t-il encore vraiment d’autres ?) aura ça et là rendu des passages de manière très littérale (à ne pas confondre bien évidemment avec le mot à mot, absurde), très proche du texte de départ, en faisant « des efforts de métissage », ce qui n’aura pas forcément altéré sa réception en langue d’arrivée, loin de là...
18Concluons avec Delisle :
Il reste que les notions que recouvrent les termes traduction libre et traduction littérale, que certains auteurs appellent abusivement traduction mot à mot, ne trouvent de formulation claire chez aucun traducteur ou historien de la traduction, bien que presque tous les utilisent abondamment. Ces notions sont plus nuisibles à la compréhension qu’elles ne la facilitent. Elles ne reposent sur aucune base théorique valable. La patine du temps les a accréditées, mais ce sont des catégories conceptuelles mal cernées, dont ne saurait se satisfaire un historien rigoureux. (Delisle, CD-R, « traduction libre », module « notions », 2000)
19Cette remarque conclusive ne vaut-elle pas aussi pour le couple traduction/ adaptation, dérivé, on l’a vu, de la dichtotomie traduction littérale / libre ? Si le concept d’adaptation est si flou, n’est-ce pas du fait de l’aporie du terme « traduction » ?
1.4. Traduction, adaptation : même combat ?
20L’adaptation se définit souvent par rapport à la traduction, que ce soit pour mettre les deux démarches en parallèle ou pour les opposer – on l’a vu précédemment avec les oppositions dualistes dont le couple est issu. Or, comme le concept de traduction est lui-même flou, la notion d’adaptation souffre nécessairement d’ambiguïté.
1.4.1. L’adaptation par rapport à la traduction
21Aucune définition de l’adaptation ne laisse de mentionner la notion de « traduction », soit 1/ pour mieux distinguer les deux pratiques, soit 2/ pour les rapprocher.
1.4.1.1. Distinction des deux pratiques : l’adaptation négative
22Ainsi Vinay et Darbelnet, qui parlent de l’adaptation comme « limite extrême de la traduction » (1958 : 52), ou encore Ladmiral comme « cas limite, pessimiste, de la quasi-intraduisibilité » (1979 : 20). L’adaptation est même assez souvent considérée, à tort ou à raison, nous le verrons, comme un avatar, un pis-aller de la traduction. Ou une démarche que l’on entreprend par défaut. Ainsi Garcia Bardon, dans son prologo a En torno al sentido de Greimas :
Est-ce bien légitime de traduire une œuvre étrangère ? En la traduisant, ne commettons-nous pas l’erreur de la faire sortir de son univers propre ? Et si nous la sortons de son univers, ne la transformons-nous pas en une structure significativement différente ? Dans ce cas, ne serait-il pas préférable d’avouer simplement que la traduction a été impossible et qu’à la place on présente une adaptation ? (1973, traduit par Bastin, cit. in Bastin, ibid., p. 157)
23Cette position est à rapprocher de celle de Ladmiral, pour qui l’adaptation intervient en cas de quasi-intraduisibilité. L’adaptation constitue dans ce cas une sorte de moindre mal, une alternative à l’intraduisible (ponctuel, processus) ou du moins, à l’intraduit (global, résultat). Mais l’adaptation est aussi très souvent considérée comme une démarche négative, aberrante, chez de nombreux théoriciens. Bastin (ibid. : 166) cite, entre autres, les expressions « sombrer dans l’adaptation », due à Hurtado, « verser dans l’adaptation libre », de Delisle, ou encore « la simple adaptation qui ne fait que s’inspirer de... », de Ladmiral. Notons que Bastin lui-même paraît, assez paradoxalement, avoir des difficultés à s’affranchir de l’opinion répandue, lorsqu’il écrit que le traducteur est parfois amené à « se transformer en adaptateur pour ‘sauver les meubles’ » (ibid. : 189).
1.4.1.2. Rapprochement des deux pratiques : l’adaptation positive
24En revanche, pour Vázquez-Ayora, traduit par Bastin, « avec l’adaptation, la traduction atteint sa vraie valeur et son véritable dynamisme, elle acquiert une ‘viabilité culturelle’ selon l’expression de R. Stockwell » (cit. in Bastin, op. cit., p. 156).
25Bastin va même jusqu’à écrire dans sa thèse sur l’adaptation (1990), à notre sens avec raison, que l’adaptation est plus qu’une simple traduction, parce qu’elle « fait appel à davantage qu’à une ‘simple’ mise en relation de connaissances et qu’à une opération de reformulation » (1990 : 58). Si l’on suit Bastin, l’on pourrait formuler la proposition consistant à faire de la traduction une forme d’adaptation et non pas l’inverse, prenant ainsi le contre-pied de la théorie sur la question.
26On le voit, il est difficile d’avoir une opinion tranchée sur l’adaptation et de la différencier clairement de la traduction.
1.4.2. Des limites difficiles à tracer
27Nombreux sont les théoriciens à être unanimes sur la difficulté, voire l’impossibilité, d’établir une limite entre traduction et adaptation. Certains même le déplorent. Ainsi Marcel Brion, coordonnateur des Cahiers du Sud, écrivant en 1927 :
Il faudrait aussi qu’on distinguât nettement l’« adaptation » et la « traduction » et que l’emploi de ces mots ne soitpas laissé à l’arbitraire. Mais ici, un nouveau problème se pose : quelle est la limite extrême entre l’adaptation et la traduction ? (cit. in Horguelin, op. cit. p. 175, CD-R Delisle, op. cit., module « Thèses, livres et textes »)
28Ainsi Edmond Cary, qui, lui, dit même que la limite entre les deux est tellement ténue que généralement on ne distingue pas l’adaptation de la traduction :
Entre la traduction proprement dite et l’adaptation, la ligne de démarcation est fort malaisée à tracer. Elle est mouvante et très diversement située par les différents peuples et les différentes époques. À la vérité, jusqu’à des temps récents, on n’établissait en général pas de distinction nette entre les deux opérations. ([1963] 1985 : p. 49-50)
29Bensimon est lui aussi très conscient de la difficulté de l’entreprise :
En quoi l’adaptation se différencie-t-elle de la traduction proprement dite ? Y a-t-il un point où 5 ’arrête la traduction et où commence l’adaptation et, si un tel point existe, où le situer ? La frontière entre les deux démarches est mouvante, et même fuyante : cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer à la tracer, (cp. cit., p. 10)
30Certains s’y sont essayés et ont tenté de trouver des points de divergence entre traduction et adaptation avec plus ou moins de succès.
1.4.2.1. La question de la fidélité
31Ainsi, Hurtado semble penser que la différence entre traduction et adaptation tient à la fidélité au sens. Elle pense qu’« Il est difficile d’établir une ligne de démarcation nette entre la traduction fidèle au sens et l’adaptation, car il n’y a pas de loi générale et il faudra toujours juger au cas par cas » (1990 : 174-75). Même si elle nuance son propos, la position de Hurtado semble quelque peu tranchée, qui fait de la traduction une pratique fidèle au sens, sous-entendant par ailleurs que l’adaptation ne l’est pas. Pourtant, on peut légitimement se dire que certaines adaptations sont plus fidèles au sens que des traductions ou des textes se présentant comme des traductions. D’ailleurs, M.A. Johnson, pour qui la distinction entre les deux est aussi affaire de fidélité, écrit :
Although translations and adaptations are hardly ever a flawless rendering of the original texts, a certain degree offidelity is required. But while emphasis is onfidelity to both content andforrn in translation, it is more on the content in adaptation. In other words, the concession for loss of information is greater in adaptation than in translation. This concession makes adaptation more flexible, with room for modifications, additions and substractions as dictated by the target format, although the assumption may not hold in certain cases. (1984 : 421-422)
32Pour Johnson, la traduction se révèle fidèle à la fois à la fonne et au contenu (sens) et l’adaptation uniquement au sens, donc. Outre le fait qu’on pourrait se demander si la forme ne participe pas elle aussi de la construction du sens, une telle affirmation ne revient-elle pas à rétablir la dichotomie traduction littérale versus traduction libre ? En tout cas, les théoriciens semblent éprouver toutes les peines du monde à s’en affranchir et le fait que Johnson elle aussi modalise son propos prouve une fois de plus, s’il en était besoin, qu’il n’est guère facile de trancher en la matière.
1.4.2.2. La question de la recréation
33Pour Bastin, « l’adaptation est une traduction à laquelle vient s’ajouter une option, un choix de re-créer le vouloir-dire de l’auteur en fonction d’un nouvel acte de parole où le destinataire occupe la place privilégiée » (les caractères gras sont de l’auteur, op. cit. 58). De là à dire que l’adaptateur aurait plus de mérite que le traducteur, il n’y a qu’un pas... Si l’on suit Bastin, peut-être pourrait-on dire que la limite entre traduction et adaptation est celle de la (re)création ? Pour Johnson, cela ne fait aucun doute « Literary adaptation is, however, more Creative than translation, which most often adhères strictly to the original texts » (1984 : 422). Selon Delisle, en effet, « la cloison séparant la création, l’interprétation, la recréation, la traduction et l’adaptation n’est pas si étanche qu’on a tendance à le croire » (1980 : 81, cit. in Bastin, 1990, ibid.).
34La recréation figure en tout cas au nombre des modalités d’exécution de l’adaptation selon Bastin.
2. Les conditions de l’adaptation selon Bastin
35Bastin est le seul à avoir, à notre connaissance, consacré une étude entière à l’adaptation. Il s’agit en l’occurrence de sa thèse, effectuée sous la direction de Marianne Lederer, en 1990. Elle est divisée en deux parties. Dans la première, il balise le domaine en resituant d’abord le concept dans l’acte de communication, ensuite par rapport à la traduction sur laquelle il examine les différents points de vue, enfin il aborde la notion d’adaptation proprement dite en faisant d’abord un état des lieux de la question lui permettant après de brosser un tableau général des modalités d’exécution de l’adaptation, de ses conditions d’existence et de ses contraintes de réalisation, espérant la démarquer nettement de la traduction et en établir une définition précise qui manque cruellement à la théorie3.
36Faute de place, nous ne nous attarderons guère sur les modalités et sur les contraintes de l’adaptation car Bastin estime, à notre sens à juste titre, que ni les unes ni les autres ne permettent véritablement de distinguer clairement entre traduction et adaptation. En effet, les « ‘procédés’, ‘trucs’ ou recettes auxquels ont recours les adaptateurs » (ibid. : 171) peuvent aussi bien s’appliquer en traduction. Ils sont au nombre de sept : la transcription de l’original, l’omission, l’expansion, l’exotisation, l’actualisation, l’équivalence des situations et enfin, la création.
L’on remarquera que certains exemples que nous venons d’employer pour illustrer les modalités de l’adaptation peuvent être considérés comme illustrant les modalités de la traduction. C’est tout à fait vrai et cela vient du fait que les deux démarches ont une filiation intime. (ibid. : 183)
37Les contraintes à satisfaire pour réussir l’adaptation d’une œuvre ont trois origines : le destinataire, la langue d’arrivée et le vouloir-dire de l’auteur. Avant même d’en dire un peu plus sur la question, il semble que ces contraintes ne soient pas non plus l’apanage de l’adaptation puisqu’elles s’imposent aussi en traduction, même si c’est à des degrés divers. D’ailleurs, Hurtado avait fait de ces trois contraintes ses principaux critères de fidélité de la traduction (dans l’ordre décroissant d’importance : le vouloir-dire de l’auteur, les contraintes de la langue d’arrivée et les besoins du destinataire, op. cit., p. 173), remarque Bastin (op. cit. : 200). Concluons avec Bastin sur les contraintes :
Les « invariants » de l’adaptation ne diffèrent pas de ceux de la traduction. Toutes deux, lorsqu’elles sont réussies, satisfont au respect de la langue d’arrivée, des besoins du destinataire et du vouloir-dire de l’auteur (adaptation ponctuelle) ou de la visée de celui-ci (adaptation globale). C’est ce qui nous fait penser qu’elles participent d’une même démarche bien qu’étant différentes, (ibid. : 204)
38La question demeure donc : à partir de quand n’est-on plus dans la traduction ? À partir de quand bascule-t-on dans l’adaptation ? Selon Bastin, « l’origine de la différence est à mettre au compte des conditions de mise en œuvre [de l’adaptation] » (ibid. : 204, c’est nous qui soulignons) :
Par conditions, nous entendons les divers éléments de la situation dans laquelle est placé un traducteur face à un texte déterminé s’insérant dans un acte de parole unique, et qui le poussent (volontairement ou non) à une adaptation plutôt qu’à une traduction, (ibid. : 185)
39Bastin a relevé quatre conditions suffisant chacune à basculer dans l’adaptation et a fortiori si plusieurs d’entre elles sont réunies. Ces conditions sont les suivantes : « l’inefficacité du transcodage, l’inadéquation des situations, le changement de genre et la rupture d’équilibre » (ibid.\ Avant d’expliquer à quoi elles correspondent, Bastin signale que « les deux premières relèvent du texte original, et en particulier de la langue du texte original » (ibid., c’est nous qui soulignons). Elles sont par conséquent à rapprocher de ce que nous appelons dans notre thèse « les limites À la traduction ». Comme elles sont d’ordre purement linguistique et extralinguistique (Bastin y ajoute la composante métalinguistique puisque le métalangage est un élément essentiel du texte de Delisle qu’il s’est mis en devoir d’adapter), nous avions émis l’hypothèse qu’elles nous plaçaient sur le plan du processus-traduction. Cette hypothèse semble confirmée, puisque Bastin écrit que ces deux premières conditions « appellent des adaptations ponctuelles ou tactiques » (les caractères gras sont de l’auteur). « Les deux dernières, en revanche, sont le fait non plus du texte, mais du traducteur lui-même ou d’un facteur extérieur, elles entraînent des adaptations globales ou stratégiques » (ibid., les caractères gras sont de l’auteur), ce qui semble confirmer notre autre hypothèse, découlant de la première, à savoir que ce que nous appelons « limites DE la traduction » nous place davantage sur le plan du résultat-traduction. Le résultat, justement, n’est plus une traduction mais une adaptation, voire autre chose.
2.1. L’inefficacité du transcodage
40Pour Bastin, le simple « transcodage » de certaines parties du discours s’avérant inefficace, il faut avoir recours à l’adaptation. Les parties du discours plus particulièrement concernées sont celles qui sont « couramment taxées d’intraduisibles : les jeux de mots, certains idiotismes, les parlers vernaculaires, les ambiguïtés intentionnelles, le métalangage, l’humour, etc. » (ibid. : 186).
41Bastin s’appuie sur Coseriu pour définir le transcodage comme « la technique d’établissement de ‘correspondances’, c’est-à-dire d’équivalences de désignation entre significations » (Coseriu 1977 : 234, cit. in Bastin, ibid.), la signification renvoyant au contenu purement linguistique, et la désignation à la référence aux choses, aux faits, à la réalité extra-linguistique. On peut penser ici à la terminologie saussurienne qui associe au sein du « signe », un « signifiant » et un « signifié ». Est-ce à dire que le transcodage consisterait à transposer un code dans un autre code, c’est-à-dire un système de signes dans un autre, une langue dans une autre langue ? Auquel cas, cette technique ne serait possible que si les deux systèmes langagiers mis au jeu en traduction / adaptation étaient superposables, ce qui n’est évidemment pas le cas, et si l’on traduisait des langues, ce qui n’est pas vrai non plus, puisqu’on traduit des textes, des messages, de la parole, pour reprendre l’autre terme de la dichotomie saussurienne. Benvéniste ne dit pas autre chose quand il écrit :
On peut transposer le sémantisme d’une langue dans celui d’une autre, ‘salva veritate’ ; c’est la possibilité de la traduction ; mais on ne peut pas transposer le sémiotisme d’une langue dans celui d’une autre, c’est l’impossibilité de la traduction. (1974 : 228)
42Ce qui amène Bastin à affirmer que « seule la langue est intraduisible, et non pas les effets de sens créés au moyen de celle-ci » (ibid.), et, à la suite de Coseriu, que « la traduction ‘impossible’, c’est le transcodage » (ibid.). Le transcodage est rendu impossible car incapable de rendre à la fois la forme et le contenu, la signification (langue) et la désignation (réalité extralinguistique). Ceci constitue d’une part un truisme mais conduit aussi à la conclusion plus surprenante que finalement toute traduction, puisqu’elle n’est pas transcodage, est une adaptation....
43Mais le transcodage est-il bien différent de la traduction littérale qui, effectivement, s’avère très souvent – mais pas toujours – inapte à rendre les jeux de mots, idiomatismes et autres parlers vernaculaires, ambiguïtés, humour, métalangage, etc.? Nous aurions personnellement tendance à en faire des synonymes, auquel cas, dès qu’on dépasse la traduction littérale, on bascule dans l’adaptation.
44Pour Bastin, le transcodage est inefficace parce que dans tous ces éléments, le langage est employé à la fois dans sa fonction de désignation mais aussi en tant que réalité. Ce qui sous-entend que le transcodage serait possible pour tous les cas où la langue n’est pas utilisée à la fois comme désignateur et comme réalité, c’est-à-dire finalement la plupart du temps, et qu’il serait LA traduction. On retombe, on le voit, dans l’opposition habituelle, traduction littérale / traduction libre, dont on a vu qu’elle n’aidait pas particulièrement à circonscrire les deux pratiques, la traduction littérale étant, pour ainsi dire, unilatérale, alors que la traduction libre – ou adaptation – peut référer à un nombre incalculable de comportements. En effet, l’adaptation ne va pas nous permettre de rendre à la fois la langue et « les effets de sens créés au moyen de celle-ci » mais bel et bien de justifier le choix de l’un aux dépens de l’autre.
45Ainsi, la première condition de réalisation de l’adaptation définie par Bastin ne nous convainc-t-elle pas tout à fait, même si, pour le coup, elle nous permet de distinguer clairement entre traduction et adaptation. Le traducteur devra avoir recours systématiquement à l’adaptation quand il aura affaire à des jeux de mots, idiomatismes, parlers vernaculaires, ambiguïtés, humour, métalangage, etc. La traduction, elle, se pratiquera le reste du temps. On le voit, tout est dans le « etc. »...
2.2. L’inadéquation des situations
46L’adaptation est aussi indispensable lorsqu’il y a ce que Bastin appelle « inadéquation des situations » (ibid. : 189), c’est-à-dire que la réalité exprimée dans le TD n’est pas partagée telle quelle par la culture cible :
Or le choix d’une situation ou réalité différente mais équivalente pour surmonter l’obstacle est unanimement reconnu comme « adaptation » et presque unanimement comme allant au-delà des « limites » de la traduction, (ibid. : 190)
47Pour illustrer son propos, Bastin cite deux fameux exemples, celui tout d’abord de Vinay et Darbelnet qui substituent au « cricket » notre « Tour de France », et celui de la parabole du figuier de la Bible par Nida. Bastin note néanmoins que le résultat d’une telle « adaptation » peut être plus ou moins heureux selon l’habileté du traducteur-adaptateur.
48Nous apporterons un petit bémol à cette condition car Bastin en fait aussi une modalité d’exécution de l’adaptation dont il nous a pourtant dit qu’elle pouvait tout aussi bien être un procédé de traduction.
49Bastin passe ensuite aux conditions qui font basculer la globalité du TA dans l’adaptation.
2.3. Le changement de genre
50Condition la plus évidente, le changement de genre lors du passage d’une langue à l’autre inscrit d’emblée le TA dans l’adaptation. Au reste, le changement de genre peut également être intralinguistique. Phénomène de l’adaptation bien connu de tous puisqu’attesté par l’usage, il ne nécessite pas, pensons-nous, d’explications ou de commentaires particuliers.
2.4. La rupture d’équilibre communicationnel
51Condition sine qua non qui fait de l’adaptation une démarche pertinente, la rupture d’équilibre communicationnel rend également l’adaptation indispensable car la seule traduction ne permettrait pas de rétablir l’équilibre communicationnel entre les interlocuteurs, entre la visée de l’auteur et les attentes du lecteur – pour ce qui est par exemple d’un ouvrage didactique, comme L’analyse du discours... de Delisle, « adapté » par Bastin. L’équilibre communicationnel (doit-on rappeler que la traduction / adaptation est un acte de parole, de communication) peut être rompu dans plusieurs situations : en cas de changement de destinataire, d’époque ou d’éclairage.
52Certes, le lecteur d’une traduction est par définition différent de celui du TD mais leurs attentes sont identiques. L’adaptation intervient lorsque les attentes du lecteur du TA ne sont plus les mêmes que celles du lecteur du TD. C’est par exemple l’une des raisons de l’adaptation par Bastin de l’ouvrage de Delisle destiné à l’origine à des lecteurs canadiens francophones. Le lecteur de la version de Bastin étant hispanophone, il fallait évidemment « adapter » les langues de travail (français-anglais > français-espagnol) à ses besoins.
53Le changement d’époque fait intervenir la notion de diachronie en traduction. Néanmoins, le décalage temporel, aussi important soit-il, entre le TD et le TA n’entraîne pas systématiquement de rupture d’équilibre et donc obligatoirement d’adaptation. Au reste, il y a forcément décalage temporel, aussi infime soit-il, entre un TD et sa traduction. Encore une fois, il y a adaptation si, dans le cas d’un texte informatif par exemple, certaines informations sont devenues erronées avec le temps. Il faut alors procéder à ce que Bastin a appelé, lors de l’énumération des modalités de l’adaptation, une actualisation. Autrement, l’époque d’un texte déterminé motivant souvent sa genèse et lui conférant sa portée, le traducteur pourra y être très fidèle, quitte à dépayser quelque peu son lecteur. Ce fut notre cas pour la traduction de Of Plymouth Plantation (1620- 1647) de William Bradford, dont nous avons eu l’occasion de parler ailleurs4 et sur la traduction duquel nous ne nous attarderons pas. Car il s’agit bien, nous semble-t-il, d’une traduction et ce, en dépit du décalage temporel de près de quatre siècles séparant le TD et le TA, et du changement de lecteur (par la force des choses, puisque le témoignage de Bradford n’était pas destiné à la publication). Le dépaysement, pas seulement temporel, fut donc un parti pris, une stratégie que nous devions signaler au lecteur dans un « Avertissement des traducteurs » que nous reproduisons en partie ici :
Étant donné qu’il s’agit ici de chroniques, ou plus exactement d’annales, nous nous sommes efforcés de conserver la fonction informative du texte de départ en en faisant une de nos priorités. Quant au style de l’auteur, toujours dépouillé, parfois ampoulé et maladroit, il a été fait en sorte de s’en rapprocher le plus possible, tout en respectant les conventions langagières du français afin de préserver la lisibilité du texte d’arrivée. Ainsi, rien n’a été retranché ni ajouté, à peine certaines tournures ont-elles été modifiées pour faciliter la compréhension. À la décharge de l’auteur, il convient ici de rappeler qu’il ne destinait pas son texte à la publication et qu’il ne s’agissait à l’origine que d’un témoignage adressé à sa descendance, ce qui rendait le style secondaire.
Dès le début du projet, il fut décidé que notre traduction devrait viser le dépaysement du lecteur. Aussi avons-nous choisi de conserver tout au long du texte une couleur locale qui se manifeste, entre autres, par la conservation des noms propres en l’état, à quelques exceptions près. Les noms propres qui possédaient des équivalents attestés par l’usage ont bien évidemment été conservés. De même, toujours dans ce souci de dépaysement, il fut décidé de reporter telles quelles les unités de mesure, qu’il s’agisse de distance, de poids ou de monnaie, des notes venant au secours du lecteur à la première occurrence de celles-ci. D’ailleurs, s’agissant de notes, il convient de signaler que si ces dernières sont nombreuses, la proportion de notes des traducteurs est infime. On distinguera les notes de Bradford lui-même par le (B) qui les suit ; les autres notes se veulent être des clés de lecture destinées aux lecteurs qui ne seraient pas familiers des détails de l’histoire anglaise et américaine de la période couverte par le récit de Bradford. [...] (2004 : 52-53)
54Et si ces notes conféraient un « nouvel éclairage » au TD et faisaient basculer notre TA, que nous croyions être une traduction, dans l’adaptation ? Évidemment, près de quatre siècles après l’écriture de l’original et près d’un siècle après sa première publication aux États-Unis, le nouvel éclairage que confère la traduction (adaptation ?) va presque de soi. Il peut prendre plusieurs formes, selon Bastin. Au besoin, le traducteur-adaptateur « reverra le style, corrigera le contenu, modifiera la présentation, élaguera ou étoffera. Autant d’interventions ‘anormales’ pour un traducteur » (op. cit. : 196-197). Pour ce qui est du style et du contenu, un coup d’œil suffit à l’« Avertissement » ci-dessus pour affirmer qu’il ne s’agit pas là d’une adaptation. Quant à la présentation, nous avons repris grosso modo celle de Morison dans son édition de référence de 1952 :
Les titres et les sous-titres sont ceux qui apparaissent dans l’édition américaine de référence, publiée par Samuel Eliot Morison en 1952, et réimprimées [sic] maintes fois depuis. Il avait choisi de découper les chapitres pour en faciliter la lecture, démarche que nous avons voulu conserver.
Conformément à l’édition de Morison, nous avons décidé de publier certains textes en annexes, qui dans le manuscrit font partie intégrante du texte. Contrairement à Morison, qui publie l’intégralité des documents, nous avons pris la liberté de ne pas inclure certaines lettres ou séries de lettres, certains traités et documents officiels particulièrement ennuyeux ou redondants. Cette édition n’est donc pas à proprement parler un « texte intégral », mais signalons que les textes omis peuvent être considérés comme largement secondaires, ou au moins comme n’étant pas indispensables. Le texte de Bradford proprement dit, en revanche, a été intégralement traduit, (op. cit. p. 53).
55En fait, peut-être serait-il plus juste de dire que Morison a adapté le texte de Bradford en modifiant sa présentation et en le didactisant à l’aide de nombreuses notes (bien qu’en fait l’édition de Morison reste la plus proche de l’original) et que L’Histoire de la colonie de Plymouth est une traduction de l’adaptation de Morison, toutes proportions gardées. Rien n’a été omis du texte original ; quant aux ajouts, ils sont constitués d’explicitations par le biais de notes que Jacqueline Henry qualifierait péjorativement d’« érudition » (2000) et que nous considérons pour notre part comme autant de clés de lecture, puisqu’il s’agit finalement, à la lumière de cette source primaire, de mieux cerner l’Amérique puritaine d’aujourd’hui qu’on accuse, à tort ou à raison, de tous les maux sans savoir de quoi il retourne. Voilà le nouvel éclairage, ou tout au moins le coup de projecteur, qui est donné au TD. Est-ce suffisant pour qualifier notre version d’adaptation...? Après tout, la traduction ne crée pas de rupture d’équilibre communicationnel entre le TD et le lecteur du TA et le genre est le même.
56Ces conditions ne sont bien sûr pas complètement hermétiques les unes aux autres et par exemple un changement de genre pourra entraîner une rupture d’équilibre communicationnel du fait du changement de destinataire.
57Il convient également de relativiser quelque peu les propos de Bastin qui exprime là des idées très pertinentes et intéressantes sur les différences entre traduction et adaptation mais qui sont tout de même très ancrées dans sa propre pratique de l’adaptation d’un ouvrage, rappelons-le, à caractère didactique.
Conclusion : vers une redéfinition du concept d’adaptation par sa réhabilitation
58La notion d’adaptation est, depuis trop longtemps, galvaudée au profit de la traduction. D’ailleurs, Bastin signale que « l’histoire n’[a pas été] tendre avec les adaptateurs. Tantôt imitation d’un copiste, tantôt déformation d’un faussaire, l’adaptation apparaît toujours comme une trahison » (op. cit., p. 8). Pour Gambier (1992 : 425), ce n’est pas le moindre des paradoxes puisqu’à la fois « ne dit-on pas le plus souvent qu’une traduction « réussie » est celle qui ne se donne pas à voir, qui ne montre pas le travail de transfert, qui fait comme si elle était un original ? » (cf 1.2. supra). Et Gambier de conclure avec un brin d’ironie : « En toute logique, le discours dominant en théorie de la traduction devrait donc valoriser.... l’’adaptation’ ! » (ibid.). Or, c’est loin d’être le cas. D’ailleurs, rares sont les TA qui se disent ouvertement être des adaptations. On les présente tout naturellement comme des traductions mais en fait, lorsqu’on compare TD et TA, on s’aperçoit qu’elles tiennent plus de l’adaptation que de la traduction pour toutes sortes de raisons. Lance Hewson les appelle « adaptations larvées » (2004 : 105-116). L’adaptation, qui ne dit pas son nom, est pour ainsi dire une maladie honteuse au sein d’un couple illégitime qu’elle fonne avec la traduction. À croire qu’une mauvaise traduction serait une adaptation, une bonne adaptation une traduction.
59Traduction, adaptation... les deux termes coexistant et ne s’auto-délimitant pas vraiment, comme on a pu s’en rendre compte, il convient peut-être, au même titre que les autres dichotomies, oppositions dualistes, visions manichéennes et positions radicales sur la traduction, de les dépasser. Michel Gameau a proposé en son temps le mot-valise de « tradaptation » (in Delisle : 1986) qui n’a pas connu un vif succès et qui aurait pourtant le mérite de qualifier ce no man ’s land entre traduction et adaptation ou, plus exactement, ce territoire convoité à la fois par la traduction et l’adaptation, constituant ainsi une voie moyenne.
60Mais après tout, y a-t-il réellement une différence entre les deux, et ne s’agit-il pas là, encore une fois, d’un faux problème ? La traduction n’est-elle pas une adaptation et l’adaptation une traduction...? C’est ce que semble penser Delisle, se demandant : « une bonne traduction ne réunit-elle pas toutes les qualités recherchées dans une adaptation ? [En tout cas] une mauvaise adaptation ne vaut guère mieux qu’une mauvaise traduction » (1980 : 18, cit. in Bastin, ibid., p. 158). Pour Christine Durieux aussi, « l’adaptation fait partie intégrante du processus traduisant et n’est pas une opération supplémentaire post-traduction » (1988 : 45, cit. in Bastin, ibid).
61Terminons cette étude en donnant la définition que Bastin propose de l’adaptation :
Processus créateur et nécessaire d’expression d’un sens général visant à rétablir, dans un acte de parole interlinguistique donné, l’équilibre communicationnel qui aurait été rompu s’il y avait simplement eu traduction. (Bastin 1990 : 211)
62Ne pourrait-on pas, à partir de cette définition de l’adaptation, redéfinir à son tour le concept de traduction ? Ce serait le monde à l’envers mais après tout, le titre de cet article aurait pu tout aussi bien être « La traduction à l’épreuve de l’adaptation ».
Bibliographie
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Bibliographie
Bastin, G. L., « La notion d’adaptation en traduction », thèse de doctorat (non publiée), 1990, Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris III (E.S.I.T.), sous la dir. de M. Lederer.
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Dryden, J., « Préfacé conceming Ovid’s Epistles » (1680), in Miscellaneous Works, 1. III (1767), p. 207-212.
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10.4000/palimpsestes.1596 :Hewson, L., « L’adaptation larvée : trois cas de figure » in Palimpsestes, n° 16, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 105-116.
10.7202/003268ar :Johnson, M. A., « Translation and Adaptation », Meta, XXIX, 4, 1984, p. 421-425.
10.4000/palimpsestes.1587 :Ladmiral, J. R., « Lever de rideau théorique : quelques esquisses conceptuelles » in Palimpsestes, n° 16, Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 15-30.
Le Petit Robert, A. Rey et J. Rey-Debove, Paris : Dictionnaires le Robert, 1986.
Palimpsestes n° 3 : L’Adaptation, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1990.
Palimpsestes n° 16 : De la lettre à l’esprit : traduction ou adaptation ?, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004.
Notes de bas de page
1 Paul, 2ndc épître aux Corinthiens (III, 6) : « Il nous a aussi rendus capables d’être ministres d’une nouvelle alliance, non de la lettre, mais de l’esprit ; car la lettre tue mais l’esprit vivifie ». Il va sans dire que l’Apötre ne parle pas ici de traduction mais ses termes pourraient tout à fait s’y appliquer. Nous devons la référence à Ladmiral, 2004 : 15.
2 Signalons que si Jérôme fut le premier à reprendre l’image de son maître, il prouve à l’aide de multiples exemples que nombreux sont ceux qui, avant lui, ont traduit selon le sens. Il cite, entre autres, Horace, Térence, Hilaire le Confesseur et même « les LXX interprètes, les évangélistes et les apôtres [qui] ont usé du même procédé dans les livres saints » (cit. in Horguelin, op. cit. p. 16, CD-R Delisle).
3 Dans sa deuxième partie, après avoir défini ce qu’il entendait par adaptation, Bastin analyse son adaptation du livre de Delisle (L’analyse du discours comme méthode de traduction) et vérifie trois hypothèses qu’il a émises sur l’adaptation, à savoir qu’elle est une recréation, qu’elle est indispensable et qu’elle se distingue de la traduction.
4 « La traduction de Of Plymouth Plantation (1620-1647) de William Bradford : aspects chronolinguistiques et aspects culturels » in Ballard, M. (éd.) La Traduction, contact de langues et de cultures (2), Artois Presses Université, Arras, 2006 : p. 47-67.
Auteur
Université d’Artois – France
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