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Silence, on double

p. 177-192


Texte intégral

1Depuis le Trattato délia pittura de Léonard de Vinci, œuvre ignorée jusqu’à sa publication en 1651, en passant par le cinéma muet des Frères Lumière en 18951 jusqu’à la naissance du cinéma parlant produit par la Warner en 19272, le cinéma et les techniques de reproduction du son au cinéma n’ont pas cessé d’évoluer. En particulier, la traduction au cinéma s’est développée pour des raisons économiques liées à l’exportation des films et a impulsé le développement des techniques associées. Ces techniques ont franchi bien des étapes et connu bien des révolutions.

2Dans un article paru dans Oralité et traduction et intitulé « La structure des dialogues filmiques : conséquences pour le sous-titrage », Teresa Tomaszkiewicz signalait3 l’existence d’au moins trois techniques de traduction au cinéma, ou même plus généralement pour les mass-medias : le sous-titrage, le doublage ou la synchronisation, et la voix off. Or chacune de ces techniques, même si toutes posent des problèmes de traduction identiques, est contrainte de manière particulière : par exemple, le sous-titrage est une technique qui soulève le problème du passage du texte oral à l’écrit alors que le doublage est soumis à la synchronisation. Le sous-titrage relève de l’écrit et par conséquent se déroule dans l’espace ; le doublage, quant à lui, est du ressort de l’oral et dépend du temps.

3C’est pourquoi il est impossible de les analyser de la même façon.

4Nous nous intéresserons ci-après au doublage4 et essentiellement aux problèmes de traduction qui lui sont liés, notamment pour traduire une sitcom5. Une sitcom est une série humoristique de courte durée mettant en scène les membres d’une famille, un groupe d’amis ou encore des collègues de travail. La sitcom que nous avons choisie pour illustrer notre propos est Friends6. série américaine comique diffusée dans le monde entier. Aussi, le choix de cette série, qui fait partie des séries de feuilletons familiaux7, nous semble justifié puisqu’il réunit toutes les difficultés, linguistiques, culturelles et techniques liées au doublage donc à la traduction appliquée à un genre spécial, une série comique.

Les débuts d’un doublage

5Léonard de Vinci, avec sa « caméra oscura », étudiait la diffusion des rayons lumineux à l’intérieur d’une chambre obscure. Les frères Lumière avec leur cinéma-vérité reproduisaient sous la forme d’images animées des scènes de la vie réelle. Georges Méliès explorait le trucage et créait, en privilégiant l’imagination, une autre conception du cinéma qui devint une fabrique à rêves et à mythes. Le film, devenu œuvre d’art, s’est transformé en produit coûteux. Nous assistons là à la naissance de l’industrie cinématographique et des progrès des techniques qui vont de pair. Et c’est bien l’arrivée du son qui va le plus secouer le monde du cinéma8 puisque le film, après avoir été sonorisé (musique et bruits), va donner naissance au cinéma parlant. Et avec lui, le besoin de traduction pour des raisons d’exportation. Depuis lors le cinéma n’a cessé de progresser tant au niveau du matériel – l’écran s’élargit – qu’au niveau technique – le son se fait stéréophonique.

6On peut dire que le sous-titrage et le doublage sont apparus tout naturellement avec le début du cinéma parlant.

7En effet, l’époque du cinéma muet ne posait pas de problèmes de traduction. De par sa simplicité, le public international pouvait comprendre le sens des images à l’aide des cartons de sous-titrage permettant de préciser le sens de l’action ou d’établir des dialogues entre les personnages. Les cartons, au contenu rudimentaire, étaient traduits dans les différentes langues sans grande difficulté, ce qui rendait ainsi possible leur exportation.

8La technique du doublage, et sa généralisation à partir de 1935, connut des débuts laborieux, longs et insatisfaisants pour les doubleurs, qui ne pouvaient pas s’écouter. En effet, il faudra attendre 1947 et la révolution apportée par la bande son magnétique pour pouvoir réaliser l’enregistrement, l’effacement et retour en arrière ou l’avancement à l’infini. C’est seulement à partir de cette période que les doubleurs pourront alors s’écouter, se corriger et s’améliorer et c’est peu après la seconde guerre mondiale que le doublage, essentiellement des films anglo-saxons, connaîtra un nouvel essor.

Voix double

9L’arrivée du petit écran9 en 1930 et des premiers feuilletons en 1950 puis l’engouement actuel, depuis 200010, pour les séries télévisées ont contribué, de façon accélérée, au développement des techniques de traduction du cinéma comme le sous-titrage et le doublage pour un public beaucoup plus large. Le doublage correspond, actuellement, au remplacement de la bande sonore originale d’un film par une bande provenant de l’enregistrement d’autres voix en une langue différente. Le doublage est une technique qui tient une place très importante aussi bien dans le monde du cinéma que dans celui de l’audiovisuel. Aujourd’hui, le spectateur a le choix entre une version sous-titrée et une version doublée.

10C’est avec la création des chaînes de télévision et l’exportation de programmes de fictions comme les téléfilms et les séries policières que les demandes de doublage se multiplient. Les séries télévisées prennent de plus en plus de place sur nos écrans comme genre de fiction. De plus, la plupart des téléfilms n’utilisent que le doublage car la lecture des sous-titres est difficile sur le petit écran et l’attente du spectateur est passive. Les sous-titreurs sont confrontés à une difficulté technique lourde de conséquences sur la traduction du texte original. En effet, le texte du sous-titrage doit tenir compte non seulement de la largeur de l’écran mais aussi de la dimension des lettres. Aussi, si les versions sous-titrées permettent de conserver la spontanéité, la tonalité, l’intonation et l’émotion du dialogue original, il n’en demeure pas moins que le texte du sous-titrage n’est pas une traduction réelle mais une adaptation dans laquelle le sens global est conservé. Et adapter, c’est imposer une vision qui n’a jamais été celle de l’auteur, mais celle forcément subjective et déformée du traducteur.

11C’est pour cette raison que le sous-titreur doit avoir non seulement une maîtrise des deux langues mais également une maîtrise de la technique, de façon à laisser le temps au spectateur de lire le sous- titrage. Bien souvent, le sous-titreur opère une thématisation en plaçant en tête du sous-titrage les termes les plus importants à la compréhension de la scène. L’exploit du sous-titreur réside donc dans la condensation des dialogues en trouvant les mots de façon à ce que ceux-ci rentrent dans un espace de 60 signes maximum par sous-titre.

12Cependant, ce travail recèle beaucoup moins de contraintes que la tâche consistant à écrire les dialogues des versions doublées, puisqu’il n’y a pas lieu de se soucier de la synchronisation avec les mouvements des lèvres des acteurs. En effet, les doubleurs qui sont maintenant derrière un écran de cinéma voient défiler sur cet écran les images de la scène à doubler11. En bas de ces images défile le texte à lire entrecoupé de césures afin de trouver leur rythme. C’est le principe du karaoké12.

13Nous retrouvons là l’opposition entre l’écrit et l’oral.

14Il n’en demeure pas moins que le sous-titrage et le doublage ont contribué à l’enrichissement de la diversité culturelle.

Le doublage de l’empire américain

15Dans le cas de la série comique Friends, les problèmes de doublage relèvent non seulement de problèmes techniques déjà évoqués mais également de la difficulté de traduire les jeux de mots. En effet, l’humour est un des genres les plus difficiles à mettre en œuvre et à traduire car il est un phénomène essentiellement culturel et dont l’interprétation exige la référence à un cadre d’expériences commun à celui qui parle et celui qui écoute.

16La série Friends exprime un certain humour américain en vogue aujourd’hui, ce qui place le traducteur devant de délicats arbitrages aussi bien par rapport aux destinataires du moment qui appartiennent à d’autres cultures qu’en ce qui concerne le public futur qui n’aura pas à l’esprit les références d’actualité mentionnées par les sitcom. Comme l’indique Michel Ballard : « La traduction est un acte qui consiste à réexprimer un texte à l’aide d’un autre système linguistique que celui dans lequel il a été originellement formulé et à destination d’un public baignant dans une culture autre que celle du public de départ »13.

17Nous verrons comment certains choix de traduction, de par leur adaptation à la culture du destinataire, rendent ou pas l’aspect comique du moment, comment le comique surgit là où on ne l’attend pas, c’est-à-dire de la traduction elle-même, à partir des écarts, voire des libertés prises par le traducteur, comme si la traduction devenait un paratexte, une paraproduction. On citera pour illustrer notre propos un exemple bien connu. Autrefois, lorsque le dialogue original d’un film américain mentionnait le 4 juillet, qui est la fête Nationale aux États-Unis, les rédacteurs de sous-titres traduisaient en français par le « 14 juillet ». Il en va autrement dans notre série :

... and all I kept thinking about was the fourth of July
... et tu sais à quoi je pensais moi ? C’était au 4 juillet

18S’il est difficile de trouver une seule définition de l’humour, qu’en est-il quand il s’agit de le traduire ? Et qui plus est quand le traducteur de série télévisée est confronté au problème de synchronisation. Le doublage nécessite non seulement une conformité du contenu du texte mais aussi un respect du mouvement des lèvres du comédien. Contrairement au sous-titrage, il ne peut le raccourcir puisqu’il doit y « coller ». Le doubleur doit apprendre par cœur les phrases traduites qu’il doit prononcer et tente du mieux qu’il peut de les placer dans la bouche de l’acteur pendant le laps de temps où ce dernier bouge les lèvres. Cette opération doit s’effectuer au dixième de seconde.

19Afin de mettre en évidence les choix opérés pour traduire l’humour exprimé à travers certaines expressions et jeux de mots, nous examinerons quelques extraits tirés des trois versions doublées d’un même épisode « The one with the two parties », épisode 22 de la saison 2.

20La version originale en anglais sera donc comparée aux versions doublées française et espagnole.

21La comparaison des traductions proposées dans les différentes langues permettra de mettre en évidence les choix linguistiques opérés et les stratégies adoptées par le traducteur. Comme le dit Teresa Tomaszkiewicz à propos du sous-titrage dans l’article déjà cité : « le traducteur doit constamment prendre des décisions concernant les possibilités de suppression ou de condensation de certains éléments de l’original... c’est donc une approche fonctionnelle et pragmatique qu’il faut adopter dans la traduction au cinéma ». Qu’en est-il du doublage ?

Doublage en séries

22La plupart des exemples choisis pour notre étude mettent en scène un des six personnages de la série : Monica.

23Monica est chef cuisinier dans un restaurant. Elle abrite les autres personnages dans son appartement, qui constitue le décor principal de la série. C’est elle qui les nourrit, qui exerce sur eux le plus d’autorité et leur manifeste son désir de maternité. Elle représente la figure maternelle du groupe.

24Si l’adaptation de la traduction à l’image peut, dans certains cas, ne produire aucun effet, en revanche un simple agencement de l’ordre des séquences de la phrase peut s’accompagner d’un changement de sens, par exemple :

So, l’il get the candies and my mum’s lace table-cloth.
Alors, je fournirai les bougies et ma mère apportera sa nappe en dentelle.

25La traduction littérale serait : Alors, je fournirai les bougies et la nappe en dentelle de ma mère.

26On remarque que le début de la phrase en français correspond à la version originale alors que la seconde partie s’écarte du texte source. On assiste à un changement syntaxique qui entraîne un changement de sens. En effet, dans la version française, la mère de Monica, désignée par le syntagme nominal « ma mère », occupe la fonction syntaxique sujet au lieu de complément de nom dans le texte source.

27Au visionnage de cette séquence, Monica est en gros plan, c’est-à-dire qu’elle occupe la totalité du cadre. Aussi c’est pour des raisons de synchronisation, afin de respecter le mouvement des lèvres, que le syntagme « ma mère », qui a le même synchronisme que « my mum’s », se trouve au même endroit dans la deuxième partie de la phrase.

28En revanche, la traduction qui suit présente, elle, des choix qui modifient le sens de l’énoncé : en effet, l’insertion de la forme verbale « apportera » au lieu de « me prêtera » implique que la mère participe à l’événement. Cette insertion est due au changement syntaxique généré par les mouvements des lèvres. Ici, l’agencement syntaxique opéré par la présence de 1 ’ élément lexical « apportera » ne tient pas compte de la langue cible mais de la synchronisation.

29En matière de doublage, plusieurs facteurs concourent à la prise en compte efficace du contexte : la situation d’énonciation, les particularités culturelles, la langue.

1. La situation d’énonciation

30Les personnages de la sitcom apparaissent soit de dos, soit en gros plan, c’est-à-dire que le visage ou toute autre partie d’un personnage occupe la totalité du cadre, soit encore en plan américain c’est-à-dire que les personnages sont coupés à mi-corps, ou enfin en plan moyen quand les personnages sont cadrés en pied.

31La prise en compte de la situation d’énonciation peut conduire le traducteur à adopter plusieurs stratégies de traduction. Par exemple :

Sandra I’m so sorry
Oh, je suis vraiment désolée, Sandra

32Dans cet extrait, alors que la comédienne est de dos lorsqu’elle dit cette réplique, on assiste à un agencement syntaxique par souci de synchronisme. En effet, le synchronisme est respecté pour le son [s] que l’on trouve répété dans « so sorry » et rendu en français par « désolée Sandra ».

Joey, it’s horrible
C’est vraiment un manque d’éducation

33La traduction française n’est pas conforme au sens original. C’est une interprétation de la pensée de Monica. C’est un choix du traducteur.

34Cette adaptation est rendue possible d’autant plus que la comédienne est en plan large et qu’on ne distingue pas le mouvement de la bouche. Le traducteur n’est pas tenu par un souci de synchronisation, il prend des libertés au niveau de la traduction.

Did you ask Stacy Roth ?
Dites, vous avez invité Stacy Roth ?

35Le mot « dites » a été ajouté par souci de synchronisme avec « did » qui a la même sonorité. D’autre part, le traducteur a traduit le verbe « ask » par « invité » plus approprié en français que « demandé ».

Yes absolutely, um. Why again ?
Oui, oui, oui absolument. Pourquoi on irait..?

36La première phrase en anglais compte sept syllabes qui sont respectées en français grâce à la répétition de la forme « oui » et font coïncider la forme « um » avec le suffixe adverbial « ment » de « absolument » correspondant au morphème anglais « ly ». La durée et le sens de la phrase sont respectés en français. Le souci de synchronisme est poussé à l’extrême.

37« Pourquoi déjà » serait la traduction conforme à l’original « Why again ? ». Cependant, le synchronisme ne fonctionne pas entre « again » et « déjà ». En revanche, le mouvement de bouche est respecté avec « again » et « irait » pour le son [è],

This is clearly in the wrong apartment
No me explico como hemos podido poner esto aqui

38La traduction n’est pas conforme au texte source. « Je ne comprends pas comment on a pu mettre ça ici » est en effet éloigné de « c’est de toute évidence le mauvais appartement ». Du point de vue du synchronisme, les comédiens qui échangent des répliques dans cette scène sont en plan large de trois quart profil. On ne voit pas leur bouche.

39On voit à travers ces exemples que bien souvent la technique prend le dessus sur la traduction.

2. Le contexte culturel

40Les extraits sélectionnés dans cette partie rendent compte des stratégies développées par le traducteur au moment de traduire certains termes fortement marqués culturellement.

41Par exemple, le terme « committee », qui semble avoir posé quelques problèmes de traduction. En effet, les « committees » sont des sortes de conseils qui réunissent des personnes ayant les mêmes préoccupations. Aux États-Unis, on voit fleurir ce genre d’associations pour beaucoup d’occasions. La langue française ne présente pas d’équivalent et ce terme est donc rendu, dans nos extraits, soit :

Par effacement lexical

You wanna be in charge of the food committee ?
Parce que tu veux t’occuper de la nourriture toi ?

42L’infonnation est tout simplement supprimée.

Par adaptation au personnage

Why do we always hâve to hâve parties with committee ?
Pourquoi est-ce qu’il faut toujours absolument tout organiser ?

43Le terme anglais « committee » apparaît de nouveau mais sera rendu, cette fois en français, par une structure verbale « tout organiser ». Le traducteur adapte sa traduction à un trait de caractère du personnage. Monica veut toujours tout organiser.

44Il est de plus très intéressant de remarquer qu’une fois cette nouvelle référence établie, il lui sera permis de la réutiliser :

Look, talk to Monica, she’s on the food committee
Il vaut mieux voir ça avec Monica, c’est elle la grande organisatrice

45Enfin, à la troisième apparition, « food committee » est traduit par « grande organisatrice ». Il y a, en quelque sorte, restitution du sens contenu dans « committee » mais la notion culturelle n’apparaît pas.

Par adaptation à la culture d’arrivée

It’s a true testament to what a girl from Long Island wottld do for a Celica
C’est fou ce qu’une fille comme elle est capable de faire pour obtenir une voiture

46On assiste, ici, à une adaptation ; en effet, « it’s a true testament », dont la traduction littérale signifie « c’est une vraie preuve », est traduit par l’équivalent « c’est fou ce que... », c’est-à-dire une expression typiquement française qui respecte le sens original en accord avec le personnage (une jeune femme).

47« Long Island » est une terre proche de New-York habitée par des gens aisés. La caractéristique géographique n’a pas été conservée mais rendue par « comme elle ». On aurait pu traduire par « une fille de Long Island » mais connaît-on, en France, cet endroit ?

48Il en est de même pour la traduction du nom propre « a Celica » qui est une marque de voiture japonaise, la plus vendue aux États-Unis mais rare en France. L’effet comique est maintenu grâce à la traduction « une voiture », adaptation de l’objet convoité et non la marque14 qui n’aurait rien rendu en français.

49De même, la traduction espagnole ne conserve pas « a Celica » et opte pour une autre adaptation beaucoup plus connotée :

Lo que tiene que hacer una chica de Long Island para conseguir un deportivo

50Le choix est fait de restituer le sens initial en traduisant par « un deportivo » qui est une voiture de sport, ce qui permet non seulement de souligner le trait de caractère de la personne et de préciser son milieu social mais également d’exprimer une certaine ironie et de se moquer du personnage en question.

51La traduction du syntagme nominal « commencement address » pose des problèmes aussi bien en français qu’en espagnol.

52Aux États-Unis, la cérémonie de remise des diplômes a toujours lieu en présence de personnalités. Dans le cas présent, il s’agit de Monseigneur Desmond Tutu, prix Nobel de la Paix. Et le « commencement address » désigne une étape de la journée de « graduation » marquée par un discours inaugural puis par la remise des diplômes aux étudiants.

... but no, they go in a huge fight in the middle of the commencement address. Bishop Tutu actually had to stop and shut them
... mais non, ils se sont mis à se disputer violemment au milieu du discours du recteur et Monseigneur Tutu a donc dû intervenir pour les faire taire en leur faisant honte

53En français, « commencement address », qui signifie « discours inaugural », est traduit par « discours du recteur ». Cette adaptation renferme bien les deux idées contenues dans « commencement address » : l’événement et la présence d’une personnalité mais pas le moment. La difficulté, ici, réside dans le fait que ce type de cérémonie n’existe pas en France.

54Le personnage Rachel est gêné car Monseigneur Tutu est intervenu pour faire taire ses parents. De plus, le traducteur a rajouté « en leur faisant honte » pour des raisons de synchronisation car la phrase anglaise est trop courte. Le mouvement de bouche de « honte » est le même que celui de « shut » mais ne renvoie pas au sens original.

... se entesaron en una discusión horrible durante la entrega de titulos

55Quant à la traduction espagnole, elle ne renvoie qu’au second moment de la cérémonie « la entrega de titulos », c’est-à-dire la remise des diplômes et non le discours inaugural.

Ok think what would Jack and Chrissy do ?
À ton avis qu’est-ce qu’un acteur de sitcom écrirait dans cette situation ?

56Jack et Chrissy sont deux personnages d’une série télévisée des années 70 intitulée « Three’s Company », confrontés aux mêmes problèmes que les personnages de Friends. Ils sont souvent placés par maladresse dans des situations inextricables. On assiste là à une traduction adaptée au public français qui ne connaît pas ces deux personnages, ce qui explique qu’ils disparaissent du texte français. Le problème est de rendre l’humour exprimé par la référence à ces deux personnages, le français opte donc pour l’hyperonyme « acteur de sitcom », c’est-à-dire la fonction sociale, le métier.

– Did you know my husband has glasses just like thaï ?
– Well those are very popular frames
– Neil Sedaka wears them
– Est-ce que vous saviez que mon mari a des lunettes identiques aux vôtres ?
– Oh, mais ce genre de monture est très répandu
– On dirait un instituteur en retraite

57Neil Sedaka, chanteur pop homosexuel des années 70 au timbre de voix féminin, était très gros et portait des lunettes à la monture très épaisse. Chanteur connu des Américains mais pas ou peu des Français, le doubleur choisit de traduire librement en omettant la référence culturelle au profit d’un trait d’humour intelligible par un public français. Il vise à trouver un équivalent comme dans l’exemple suivant :

Oh, my God, it ’s Rachel ’s father
Oh, ben ça alors, c’est le papa de Rachel

58L’expression « Oh, my God », très usitée aux États-Unis, est d’un emploi délicat en français, il est difficile de la rendre par « Oh, mon Dieu ». Le traducteur lui préfère « Oh, ben ça alors », qui change la tonalité du propos.

Could you guys please try to keep it down, we’re trying to start a Boggle Tournament !
Est-ce que ça vous ennuierait de faire un petit peu moins de bruit, on essaie d’organiser des jeux nous à côté !
... estoy intentando organizar un juego

59Le Boggle est un jeu de société américain constitué de dés estampillés de lettres. Le but du jeu est de faire un maximum de mots avec tous les dés. Le doubleur ne fait pas référence à ce jeu, peu connu en France et en Espagne, et le traduit par le concept, c’est-à-dire l’hyperonyme « jeu » ou « juego ». De plus, le mouvement des lèvres est conforme car Monica est en plan américain.

It’s a traditional Mexican custard dessert
Es un postre francés hecho a base de huevos

60Dans la version originale, le dessert est censé être mexicain. Monica souhaite que son dessert soit exotique et la traduction espagnole propose l’adjectif français. La France, réputée pour son goût culinaire, paraît plus originale que le Mexique pour des hispanophones. N’oublions pas non plus que la série doublée en espagnol sera également diffusée dans les pays hispanophones d’Amérique Latine, notamment au Mexique.

3. La langue

Niveau phonétique

Yeah, I agree. Ya know, I think fancy parties are only fun if you’re fancy on the inside and l’m just not sure we are
Moi, je suis d’accord. Tu sais les fêtes où on s’amuse ne sont marrantes que si on se sent bien entre nous et là j’ai pas l’impression que ce soit le cas

61La version française respecte le sens, cependant, il existe dans la version anglaise un comique de répétition, du mot « fancy » et du son [f] (fancy, fun) qui n’apparaît pas en français. Le traducteur, pour garder le parallèle établi entre « fancy / fun », traduit par le couple « s’amuse /marrantes », qui présente une répétition du son [m].

Isn’t that neat, scotch neat
Ben, c’est pas extra, le scotch extra sec

62Le mot anglais « neat » signifie « sec » lorsqu’il est associé à « scotch » mais également « super, parfait ». Pour conserver le jeu de mots exprimé, en anglais, par la répétition du mot « neat », le traducteur répète en français le mot « extra », sans lequel la phrase française ne rendrait pas le jeu de mots.

I get to serve coffee for the next 8 hours
Que voy a servir el café durante el resto del dia

63La prononciation de « next » entraîne le même mouvement des lèvres que « resto » et celle de « hours » correspond à « día », non seulement le sens est conservé mais le synchronisme est respecté.

And because you’re both, y ou know, white women
Y porque las dos son, ya sabe, mujeres blancas

64Le terme anglais « both » trouve dans la forme « ambas » son équivalent en espagnol qui exprime la parité. Le choix opéré ici de traduire « both » par « las dos » s’explique par le fait que le son [o] de both se retrouve dans « dos » et non dans « ambas », or la comédienne étant en gros plan, on distingue bien le mouvement des lèvres.

No, um, see, cause that, that is, thaï is the staging area...
No, no, no ahi, ahi, ahi está la zona de ensayo

65Les mouvements de lèvres sollicités par la prononciation des sons [a] et [i] sont les mêmes que ceux de « ahíi » [ai]. Le synchronisme est ainsi respecté.

– No, I knew
– All right
– No ya lo sabla
- …

66Alors que le personnage Ross est en gros plan à l’image, il ne répond pas en espagnol. On le voit donc bouger les lèvres mais on ne voit sortir aucun son de sa bouche.

Au niveau métaphorique

I didn’t think anyone’d buy that
J’aurais jamais cru que vous alliez gober ça
Creia que no os tragariais, vale

67Il n’était pas possible de traduire « buy » par « acheter » en français, qui ne rend pas le sens. La traduction espagnole propose « tragar » qui signifie « avaler ». Aussi bien la version française que l’espagnole, qui ne traduit pas par « comprar », préfèrent la métaphore.

– It’s a traditional Mexican custard dessert
– Oh, that’s nice. Happy birthday Rachel, here’s some goo
– C’est le dessert mexicain traditionnel
– Oh, c’est original. Joyeux anniversaire Rachel, c’est pas du flan
– Es un postre francés hecho a base de huevos
- Feliz cumpleanos Rachel. Comete la papilla

68Le terme « nice », qui signifie « gentil, sympa, mignon », a été traduit par « original » pour rendre compte d’un trait de Monica qui est, rappelons-le, chef cuisinier. Elle a toujours envie de préparer des plats culinaires originaux et atypiques.

69En anglais, « goo » est une onomatopée qui signifie épais, gluant comme de l’huile, de la graisse ou de la boue, donc rebutant. La version française, qui ne peut rendre l’onomatopée, propose un jeu de mots autour du mot « flan ». D’une part, le mot « flan » désigne un gâteau, une sorte de crème épaisse, et l’expression « c’est pas du flan » signifie « c’est pas mal ». La version espagnole propose « la papilla » qui est une bouillie épaisse pour enfant. Le doubleur tente de rendre, ici, l’effet de dégoût exprimé par Joey. Les mots utilisés en français et en espagnol ne suggèrent rien de façon phonétique mais plutôt au niveau conceptuel.

Au niveau des jeux de mots

70Les exemples qui suivent reposent sur l’équivoque de mots qui présentent une ressemblance phonétique mais se différencient au niveau sémantique.

– Scotch. Alright, l’U be back in 10 seconds with your scotch on the rocks in a glass
– Neat
– Cool
– No no no no no, neat, as in no rocks
– Whisky. De acuerdo. Vblveré dentro de 10 segundos con una copa de whisky con hielo
– Solo
– Solo
– No, solo significa sin hielo

71Le jeu de mots dans la version originale est restitué dans la traduction. En effet, « scotch on the rocks » signifie « scotch avec des glaçons », « neat » signifie « sec » et enfin, « cool » peut signifier « super » ou « froid ». En espagnol, la forme « solo » signifie « sec » ou « seul ». Le personnage (le docteur Greene) est obligé de préciser le sens de « solo » pour lever l’ambiguïté sémantique.

– It was the graduation from hell
– You know, my cousin went to hell on a football scholarship
– Cette remise de diplôme, c’était l’enfer
– Tiens, j’ai un cousin curé qui a dit la même chose le jour où il a prononcé ses vœux
– Mi primo entré en un infiemo con una beca de fútbol

72En anglais, avec la forme « hell », qui signifie « enfer », on est en présence d’un jeu de mots.

73La phrase de Rachel « it was a graduation from hell » peut se comprendre de deux façons : telle qu’elle est traduite en français, mais aussi comme « c’était une remise de diplôme de l’enfer » comme si « l’enfer » était une université, par analogie avec « to go to Harvard », la forme « hell » peut signifier « université ». Dans sa réplique, l’autre personnage (Chandler) fait alors allusion à « hell » comme une université dans laquelle son cousin est allé. Ce jeu de mots est intraduisible. La version française propose une adaptation fort éloignée du sens original, et la version espagnole s’éloigne totalement et du sens et de l’humour.

Doubler sans trahir

74Comme on a pu le constater, traduire une sitcom n’est pas chose facile. Les quelques exemples décrits dans cet article montrent que les scénarios abondent en références culturelles, en expressions propres à une génération, en jeux de mots, etc., difficiles à rendre dans une autre langue. La technique du doublage ne peut prendre en compte tous les paramètres entrant en jeu au moment de la traduction. Certains des choix opérés par le traducteur produisent en eux-mêmes des situations comiques ou inversement, des situations comiques ne le sont plus dans leurs versions traduites.

75D’une façon générale, l’humour est un effet destiné à divertir ou provoquer le rire. Il est courant de décliner le comique en comique de situation. Dans ce cas, il est généralement de type universel car visuel. Il n’existe pas de barrière de langue. Le cinéma muet en est le meilleur exemple. Le comique de jeux de mots suppose des références culturelles difficilement traduisibles. On voit bien qu’il peut naître des ratés de la traduction ou de certaines libertés prises par le traducteur. Cette appréciation négative doit être nuancée lorsqu’on tient compte du lien indissociable entre le texte traduit et l’image dont il est le support : c’est cette dernière qui donne sens, qui « fait passer » la traduction choisie.

76Au-delà des contraintes techniques imposées par la synchronisation et des obstacles insurmontables pour rendre compte de particularités trop locales ou trop datées, l’acte de traduction consiste en principe à jouer le rôle de « passeur de culture ». Il est intéressant pour le spectateur non américain de Friends d’appréhender l’humour américain ou toute autre particularité culturelle de l’Amérique. Cette tâche de passeur culturel, comment les traducteurs de Friends s’en sont-ils acquittés ? Le débat est ouvert entre le souci prégnant, quoique légitime, de satisfaire des objectifs commerciaux en plaisant au spectateur de destination sans trop les heurter15, et d’autre part l’importance d’aborder la culture américaine d’origine sans en déformer l’esprit.

Bibliographie

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Bibliographie

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Gambier, Y, Transferts linguistiques dans les médias audiovisuels, Lille, PUL, 1996. Language Transfer and Audiovisual Communication. A Bibliography, Turku, 2e édition, 1997.
Translating for the Media, Turku, 1998.

Notes de bas de page

1 La sortie des usines Lumière. Voltige, La pêche aux poissons rouges, L’Arrivée des congressistes à Neuville-sur-Saône, Les Forgerons, etc.

2 La Warner Bros présente en juillet au Strand Theatre de New York la première réalisation entièrement parlante, Les Lumières de New York de Bryan Foy.

3 Oralité et traduction, collection « Traductologie », Artois Presses Université, 2001, p. 381, note 1.

4 Nous n’exposerons pas toutes les étapes nécessaires au doublage et ne parlerons pas des différents acteurs participant à cet exercice, comme l’adaptateur ou le détecteur.

5 Contraction de l’anglais « SITuation COMedy » pour « comédie de situation ».

6 Friends est une série télévisée américaine, en 238 épisodes de 22 minutes, créée par Marta Kauffman et David Crane et diffusée entre le 22/09/1994 et le 06/05/2004 sur le réseau NBC. En France, la série a été diffusée à partir du 16/04/1996 d’abord sur Jimmy puis sur France 2, RTL9, Comédie, AB1 et France4.

7 Friends met en scène un groupe de six amis, trois filles et trois garçons, âgés de 25 à 30 ans, vivant à New-York, aux prises avec les difficultés de la vie et comblant leur solitude sociale et familiale par une solide amitié.

8 En avril 1927, le film muet Le chevalier à la rose de Robert Wiene, d’après l’opéra de Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal, est accompagné par une suite orchestrale écrite par le compositeur sur des thèmes de l’œuvre originale .

9 L’invention de la télévision date de 1924.

10 Depuis 2000, on constate une évolution considérable dans le domaine des séries et des feuilletons américains suivis par un nombre de téléspectateurs en augmentation.

11 Cf. Robin Williams dans Madame Doubtfire.

12 Jeu musical, constitué d’un écran de télévision sur lequel défilent les images d’un clip ainsi que les paroles de la chanson. Les mots se colorent au fur et à mesure qu’il faut les prononcer.

13 M. Ballard « Entre choix et créativité : balisage d’un parcours de traduction » in Ballard Michel et El Kaladi Ahmed (Eds) Traductologie, linguistique et traduction, Arras : Artois Presses Université, 2003. p. 247-263. Collection Traductologie.

14 Dans certains cas, les marques comme Ferrari ou Mercedes ne sont pas reprises mais rendues par « voiture rouge » ou « voiture décapotable allemande », car le CSA inflige des amendes pour publicité clandestine (cf. Le Monde, 17/01/07, p. 16).

15 Dans l’article du Monde cité précédemment, les adaptateurs, réunis autour d’une table ronde intitulée « De quelle marge de liberté d’écriture l’auteur de doublage dispose-t-il dans l’environnement audiovisuel actuel ? », ont décrit les interdits qui pèsent sur leur travail (termes à portée sexuelle, références aux marques, etc.) et souligné les difficultés de leur profession, soumise au respect du politiquement correct imposé par le CSA.

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