Y a-t-il des limites à la traduction transculturelle ?
p. 39-54
Texte intégral
Il vit dans les deux mondes.
– Deux mondes ?
– Oui, il traverse presque chaque jour la frontière... C’est un passeur.
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p. 136.
1Avant d’entreprendre de répondre à une question aussi vaste, il conviendrait de préciser les mots qui la constituent ; j’aimerais commencer par traduction, puisque l’idée même de traduction couvre des domaines parfois éloignés du simple transfert linguistique d’une langue à l’autre.
Traduction
2D’abord traduction appelle deux notions, une opération et son résultat, en anglais translating et translation, ce qui nous permet de constater que les translation studies s’appliqueraient à l’art de l’étude du résultat et pas à l’opération traduisante elle-même. Si l’on en croit Paul Ricœur, « Deux voies d’accès s’offrent au problème posé par l’acte de traduire : soit prendre le terme de “traduction” au sens strict de transfert d’un message verbal d’une langue dans une autre, soit le prendre au sens large, comme synonyme de l’interprétation de tout ensemble signifiant à l’intérieur de la même communauté linguistique » (Ricœur 2004 : 21). Ces deux voies n’étant pas exclusives l’une de l’autre, il s’agira de considérer les points de rencontre, les limites, les marges dans lesquelles les signifiants culturels s’émancipent de leur codification initiale et en quels termes. Ensuite, j’aimerais rappeler que si la traduction est née de l’existence de langues différentes, « les langues (et les textes) sont l’émanation d’une culture » ; ainsi, linguistique et culturel se trouvent intimement liés (Ballard 2005 : 7). Ces propos s’enrichissent d’une réflexion inspirée de Berman en ce sens que la traduction est un dépassement, la mise en place d’un rapport dialogique avec l’Autre en tant qu’Autre et une acceptation du foisonnement linguistique, de sa plurivocité qui fait que tout texte pour se révéler et s’épanouir appelle la traduction, que toute traduction révèle en ouvrant son propre espace de langue à l’Étranger (Berman 1999 : 76). Inversement, je m’éloignerai de Steiner en ce que pour lui « comprendre, c’est traduire », la valeur herméneutique de la traduction semblant nier le foisonnement sémantique et culturel initial. Ce qu’Henri Meschonnic exprime un peu différemment : « La polysémie est indissociablement langue et culture. Cette proposition mène à ne plus dissocier dénotation et connotation, valeur et signification. Elle mène à poser qu’une traduction qui se veut uniquement linguistique est une traduction culturelle qui se méconnaît comme telle. [...] La notion béhaviouriste de sens [...] réduit la polysémie à la monosémie. Elle réduit la culture à la langue » (Meschonnic 1973 : 310-312). Cependant, il ne s’agit pas pour moi de rejeter en bloc certains positionnements, mais de cadrer clairement aujourd’hui cet exposé qui vise à prendre en compte un facteur essentiel de l’écriture : le devenir de la nature référentielle du discours dans l’acte de traduire. Il s’agit donc de comprendre la complexité inhérente à tout énoncé figuratif qui s’articule dans la démarche bakhtienne sur la bipolarité des textes entre la langue qui les porte et qui est reproductible, réutilisable, malléable, et le discours qui est figé dans son auctorialité et ne peut se reproduire dans aucune autre situation que son état initial. D’où la problématique de la traductibilité des textes dans leur dimension intertextuelle et interculturelle. Ainsi se poseront les questions de la valeur dialogique des œuvres littéraires, régissant l’interaction des différentes instances de l’échange discursif et textuel pour former un objet esthétique se référant à des valeurs données ; les questions de la polyphonie et de la diversité des voix ; les questions touchant à la diversité des langues, impliquant la notion d’hétéroglossie et, a fortiori, de la diglossie. Alors, pour revenir à Meschonnic, je déclarerai par sa voix que « [1]a traduction n’est plus définie comme transport du texte de départ dans la littérature d’arrivée ou inversement transport du lecteur d’arrivée dans le texte de départ [...], mais comme travail dans la langue, décentrement, rapport interpoétique entre valeur et signification, structuration d’un sujet et histoire [...]et non plus sens. » (Meschonnic 1973 : 313-4)1.
3En conclusion, la tâche du traducteur ne peut s’assimiler à un acte standardisaient aseptiseur qui a pour objet l’homogénéisation d’une source soi-disant unique s’inscrivant au cœur d’une cible aux limites bien définies sans tenir compte des mélodies, des harmonies de la ligne rythmique, dont les échos signifiants dépassent le bornage de la compréhension.
Limites
4Venons-en ensuite aux limites telles qu’elles peuvent se concevoir en traduction. Du latin limes, terme d’arpentage qui désigne une limite de domaine, elles marquent les confins (cum finis) d’un territoire, circonscrivant ainsi son enfermement. Et toute discussion traductologique s’appuyant sur le respect des limites de sens, recherche le confinement, choisit le refus de l’ouverture sur l’ailleurs.
5L’observation d’une carte révèle une compartimentation à l’aide de lignes continues qui suffisent à exprimer la réalité territoriale des états ; ce mode de découpage établit la limite-frontière, d’une part comme enveloppe continue d’un ensemble spatial, régissant une sorte d’isonomie, d’autre part comme plan de séparation-contact, ou mieux de différenciation des rapports de contiguïté, qui pose la doxa de départ. Ce système de repères et de bornages se retrouve souvent dans l’approche des textes littéraires qui se voient appartenir à telle ou telle catégorie, à un genre, une école, un style qui définiront les modes de traduction mis en œuvre pour leur réalisation dans une langue et une culture autres. Enfin, si c’est par des luttes que se réalise l’inscription dans l’espace géographique, ce sont aussi des luttes qui caractérisent l’inscription dans l’espace traduit.
6Toutefois, la limite est souvent invisible, sorte de frontière virtuelle, conceptuelle, non matérialisée, sauf dans des cas où les limites font barrière (comme la Muraille de Chine) pour bloquer l’invasion des Barbares. Elles servent donc de lignes de séparation entre la société cultivée et les Barbares2. Si l’on applique ces remarques à la littérature en général et la traduction en particulier, nous devons constater qu’elles impliquent une hiérarchie et que la pénétration du monde cultivé pourra être considérée comme une violation, ce qui a peut-être inconsciemment incité les traducteurs, à laisser l’Autre de l’autre dans l’autre monde, à n’en faire passer qu’une version édulcorée.
7Enfin, si « frontier » ou « frontoyer » en ancien français signifiait « tenir tête », l’expression « faire frontière » veut dire adopter une attitude tactique qui consiste à protéger un domaine donné d’éventuelles intrusions-invasions, ou bien dans son sens offensif, à chercher à annexer les territoires « étrangers », « autres », « nouveaux ». Dans les deux cas, la notion de libre circulation est exclue. Je voudrais ici introduire une idée supplémentaire en me référant à la célèbre citation de Derrida dans De la grammatologie (Derrida 1967 : 158) : « Il n’y a pas de hors-texte » qui nous aide à comprendre que le sens se trouve dans le contexte (cum texere [tisser]) dans le tissage, dans le filage d’un espace à l’autre. Nous comprenons alors combien le sémantisme est prégnant en matière de théories de la traduction et pourquoi certains parlent de traduction-annexion. Je ne m’attarderai pas ici sur la source et la cible et le sémantisme qui s’y attache, je l’ai déjà fait ailleurs.
8Si le choix de limites répond souvent à des données du milieu géographique, elles peuvent aussi marquer un espace sacré. Ces deux éléments réunis font naître l’idée de violation et de profanation par transgression et tentative d’appropriation des biens, des valeurs de l’Autre. Justement, les limites marquent la relation à l’autre : c’est là que se situe la barrière du langage et qu’intervient la nécessité de la traduction.
9De plus, survient tout le problème de l’origine de la pensée – cette pensée par laquelle nous appréhendons et nous savons dans une assurance inébranlable que là est le vrai, notamment le sens vrai. Pouvons-nous la saisir en ce point où elle s’intuitionne comme un regard sans faille et absolu du vrai, comme fait unique de la raison pure ? Pour obtenir, en sa vérité, ce savoir absolu par lequel nous posons la conclusion dans sa forme la plus radicale, il fallait cesser de réfléchir sur le savoir comme savoir absolu, et trouver l’auto-fondation du savoir au-delà des limites par le biais d’une logique transcendantale qui nous conduirait à une critique de la pensée cartésienne, celle qui est enfermée dans des frontières, les frontières logiques du logos. Or, si nous replaçons l’être dans l’espace tant créateur-producteur que lecteur-récepteur pour tenter de délimiter des frontières qui, pour certains comme Schaeffer, se doivent de rester mobiles : « je plaide pour des frontières floues et mouvantes » (Schaeffer 1989 : 77), nous observerons les nombreux effets pervers de la diversité linguistique en création. D’une part, la tendance à trouver dans un mot un horizon de signification. Et plus le mot est considéré comme intraduisible, plus la richesse de sens est soulignée comme si par ce mot et ce mot seulement une signification fondamentale pouvait être visée3. (On en revient à une situation d’enfermement : la pensée se trouve dans le mot, dont Platon espérait la délivrer). D’autre part, un autre effet pervers consiste à interpréter toutes les œuvres en partant du principe dérivé qu’il y a plus dans l’écriture que dans la pensée qu’elle veut exprimer : c’est la lecture déconstructionniste à laquelle il est parfois difficile d’échapper. Elle peut entraîner un autre effet pervers : l’imitation ou la singerie.
10En conclusion, l’avenir se trouve du côté de la logique transcendantale, qui, avec Kant, porterait notre esprit à dépasser par le raisonnement les limites de l’expérience et nous aiderait à atteindre un stade suprême qui tendrait vers une sorte d’abolition des limites qui, par essence, sont artificielles, pur produit de l’entendement qui recherche des systèmes cohérents dans les catégories4. C’est dans une forme d’abolition des limites et des isolements que se situe la traduction transculturelle, comme l’exprimait Paul Bensimon dans son introduction au numéro de Palimpsestes consacré à la traduction de la culture :
[...] traduire est aussi un instrument au service de l’identité nationale, un pont jeté entre « les deux solitudes » ; la traduction se trouve ici investie d’une fonction identitaire. Par là même la réflexion traductologique s’éloigne déjà du strict domaine de l’équivalence formelle où elle a été longtemps confinée et se tourne vers des problèmes plus larges : la contextualisation du traduire, les fonctions du texte traduit, les présupposés culturels qui agissent sur les processus de la réécriture traductive. (Bensimon 1998 : 9)
Culture / transculturalisme
11Le concept de culture ne semble pas remonter au-delà du XVIIe siècle et « (1)’utilisation du mot “culture” au sens classique tel que nous l’entendons aujourd’hui est relativement récente puisqu’elle remonte, en gros, au XIXe siècle » (Ballard 2005 : 126) ; l’Europe, appliquant au culturel ce qu’elle avait mis en place avec le politique, a bloqué l’ouverture culturelle sur l’Autre en pratiquant la traduction-annexion qui nie l’originalité de la langue-culture ; ce que Meschonnic qualifie ailleurs de linguistique colonialiste dont le projet occidental impérialiste oriente les choix vers l’européocentrisme et le logocentrisme (Meschonnic 1973 : 327-336). Mais que recouvre exactement le culturel tel qu’il se révèle dans les études culturelles et qu’il se présente aux traducteurs ? Commençons avec la définition que propose Michel Ballard des désignateurs culturels : « les désignateurs culturels, ou culturèmes, sont des signes renvoyant à des référents culturels, c’est-à-dire des éléments ou traits dont l’ensemble constitue une civilisation ou une culture » (Ballard 2003 : 149). Or l’étude de ces phénomènes ne semble remonter, selon Susan Bassnett et André Lefevere, qu’aux années mille neuf cent soixante et voici comment ils résument l’essai d’Anthony Easthope, « But what is Cultural Studies ? » : « [H]e traces the transformations that cultural studies has undergone since the late 1950s and argues that there have been effectively three phases : what he calls the Culturalist phase of the 1960s, the Structuralist phase of the 1970s and the Post-Structuralist/Cultural Materialist phase of the last twenty years » (Bassnett-Lefevere 1998 : 131). Ces trois étapes correspondent à une évolution de la pensée : dans un premier temps une élite minoritaire s’est accaparé le mot « culture » avec pour objectif de l’ouvrir aux œuvres non-canoniques, ensuite s’est mis en place un système d’étude des rapports entre textualité et hégémonie pour aboutir enfin à la reconnaissance du pluralisme5.
12Pour tenter de comprendre ce que « culture » peut recouvrir, on peut avoir recours à des classifications anthropologiques qui font apparaître l’étude des sociétés des textes de l’auteur, à savoir celle de l’auteur (qui ne sont pas sans évoquer la notion d’habitus de Bourdieu)6, plus celle de la diégèse ; on distinguerait ainsi quatre grands niveaux :
un corpus d’habitudes (vêtements, repas, salutations, échange de cadeaux)
différentes façons d’organiser le temps selon les sociétés (calendriers, moments forts de la vie)
des systèmes de parenté et la structuration du groupe (famille vs groupe social), en relation avec les fonctions économiques et politiques
le symbolique qui se caractérise par les différentes façons d’occuper l’espace, de concevoir l’environnement (Sévry 1998 : 135).
13Il n’y a pas de hiérarchie entre ces plans qui constituent un tissu social qui nous ramène au tissage du contexte, comme si la signification, outre qu’elle pourrait être perçue selon Derrida dans la différance entre les mots employés, plutôt que dans leur référence aux choses, dans le creux plutôt que dans le plein, pouvait se trouver dans les marges interculturelles et les superpositions culturelles, dans le mouvement transculturel entre les Uns et les Autres, dans tout ce qui accompagne le texte, c’est-à-dire le contexte.
14La difficulté d’envisager la traduction du fait culturel tient à ce qu’il est ancré dans son espace culturel d’origine, néanmoins, des stratégies traductives permettent de combler cet écart et d’abolir ce que l’on appelle « distance culturelle », dans la mesure où elles permettent de se familiariser avec « l’inquiétante étrangeté » (Cordonnier 1995 : 12), de concevoir notre rapport à l’Étranger et de rappeler derrière sa voix que l’Occident a encore tendance à considérer ses propres valeurs comme universelles et donc de mettre à l’écart les modes d’être de l’Autre.
15Dans le cas des cultures dites « exotiques », le fossé culturel peut demeurer infranchissable si l’exotisme que Victor Segalen considérait déjà au début du XXe siècle comme une « notion du différent », « une perception du divers » consiste à maintenir cette distance entre soi-même et l’Autre, telle une sorte de distance absolue qui permettrait de savourer d’un point de vue intellectuel et sensuel, le va-et-vient indispensable entre sa propre spécificité et la particularité de l’Autre. Cette démarche impliquant une dimension esthétique qui se résumerait à une perception et une jouissance du beau avec le recul que l’on prend pour observer une œuvre d’art, ainsi qu’un processus de création poétique dans la confrontation de deux versants irréductibles du divers de laquelle jaillirait l’image poétique. Cette position centrale entre perception et création étant celle qu’adopte le traducteur transculturel. De fait peut-on évaluer les limites de son acte et comment ?
La pratique
16Dans la pratique, on serait porté à croire que la littéralité préserverait des pratiques déviantes et permettrait de franchir les limites de la traduction transculturelle, et d’atteindre à la plus grande « relevance » possible selon la formulation de Derrida. Or dans cette conférence inaugurale aux Assises de la Traduction Littéraire en Arles en 1998, « Qu’est-ce qu’une traduction relevante ? », il déclare qu’« une traduction dite littérale » cherche à rester le plus près possible du « un mot par un mot », et qu’à « chaque fois qu’il y a plusieurs mots en un ou dans la même forme sonore ou graphique, chaque fois qu’il y a effet d’homophonie ou d’homonymie, la traduction au sens strict, traditionnel et dominant de ce terme, rencontre une limite insurmontable – » (Derrida 1999 : 28), nous y revoici. Si l’on applique ces propos à la pratique ou l’étude des traductions, on évacue cette approche traditionnelle de la littéralité susnommée, qui ressemble fort au calque, pour favoriser la littéralité bermanienne à savoir ce qui « opère au niveau du système de la langue et du texte, au point même où les deux systèmes s’unissent », celle qui ouvre sur la mise en contact des langues et des cultures pour déboucher sur « “l’élargissement” de la langue » (Berman 1999 : 141).
17L’un des problèmes majeurs qui va se poser au traducteur est celui de la traduction de l’oralité marquée culturellement, d’autant que le poids des stéréotypes peut leurrer le traducteur et l’entraîner, dans un élan européocentriste, vers l’exotisation caricaturale :
Le fait qu’il y ait une hiérarchisation et une inégalité entre les cultures n’est pas de peu d’importance pour la traduction... Politique et culture sont indissociablement liées. Ces cultures en train de naître ont rencontré d’autres peuples, d’autres nations. La découverte du Nouveau Monde révèle le même rejet, l’impossibilité de constituer le Même avec l’Autre extérieur. (Cordonnier 1995 : 11)
18Ainsi, dans les traductions de textes issus de la littérature afro-américaine, africaine ou caribéenne, le discours des personnages noirs est souvent caricatural ; des formules elliptiques dans l’original et dont le contexte a été mal évalué donnent souvent lieu à des traductions infantilisant et / ou dévalorisant les locuteurs.
The mon with the cutlass said, ‘You cry | L’homme au couteau de chasse dit : « Toi |
19Ici, l’omission de l’auxiliaire correspond à une forme attestée grammaticalement dans les créoles anglophones, comme de nombreuses autres rarement admises par lecteurs et traducteurs ignorant de ces pratiques grammaticales : « nominal plural with them, copula absence, periphrastic marking of tense aspect (viz., unstressed habituai do and does, stressed remote phase been – though this occurs typically with a contracted hâve – continuative do/duh, perfect done, invariant relativisation with what or a null complementizer, and reported speech introduced by say » (Mfuwene 2002 : 23). Or, la traductrice choisit une formule non répertoriée, renvoyant à un discours connoté socialement, intellectuellement et politiquement : un discours colonialiste qui véhicule une certaine idéologie alors que l’original est dépourvu de toute marque de cet ordre, il reflète simplement le parler créole. En outre, sur le plan lexical le choix de traduire cutlass par « couteau de chasse » ne renvoie pas à l’objet de l’original, ni à son usage ; il est communément connu sous le terme de machete dans les îles hispanophones et sous le nom de coutelas dans les îles francophones. Ces choix, tant grammaticaux que lexicaux, offrent une représentation déviante, une forme d’annexion non pas à la langue d’accueil, mais à un degré « infériorisant » par rapport à la langue d’accueil, établissant ainsi un rapport hiérarchique entre les diverses voix.
20L’exemple ci-dessus est également représentatif de la musicalité qui donne sa spécificité à un texte littéraire, musicalité née dans la parole de l’auteur. Savoir écouter la mélodie et les harmonies, repérer la rythmique et toute l’organisation en système des sonorités reviendrait à être à l’écoute de l’Autre, de son discours, d’entendre son identité Unique et originale qui viendra « métisser » notre propre langue pour la transformer :
Comme toute créolisation, la traduction met en parallèle et en symbiose deux réalités le plus souvent hétérogènes : la langue du texte originel et la langue du texte final. Mais le résultat obtenu ne se confond pas à la seule économie de cette seconde langue. Ce résultat est un langage de relation et, comme dans toute créolisation, une résultante imprévisible qui ajoute à l’une et l’autre langue. (Glissant 1995 : 27)
21Puisque je suis dans le domaine de l’oralité et avant de poursuivre sur la problématique de la créolisation et la traduction de la littérature diglossique, je souhaiterais m’arrêter sur le souffle du conteur et prendre pour exemple un roman de Jamaïca Kincaid, Mr Potter / Mr. Potter, qui se caractérise par des répétitions de formules, de nombreuses reprises et surtout un incipit s’ouvrant sur « And that day... », suivi de nombreuses introductions de chapitres et de paragraphes commençant par « And ». Cette relance continue du discours, cet appel à l’interlocuteur n’est pas sans évoquer le texte biblique dont la version anglaise est fortement marquée par la présence du « And » anaphorique. Cette rythmique est présente dans le texte hébraïque où le préfixe ‘Ev remplit la même fonction. Dans la Bible des Septante, on retrouve le grec kai. une coordination forte, qui a très certainement été délibérément choisie par les Juifs d’Alexandrie qui écrivaient pour le roi et qui ont voulu conserver le mouvement initial du texte dans son oralité. Ce même schéma est également présent dans les textes latins (Vulgate et la Vetus Latina que possédait Augustin) : terra autem erat invicibilis et incompisita. Et tenebrae erant super abyssum. Et dixit Deus : fiat lux et spiritus Dei superferebantur super aquam. Les et sont un trait de la langue biblique et sont devenus une marque stylistique de la langue des chrétiens dans certains contextes (Les Confessions).
22Un bref regard aux traductions françaises (qu’elles soient d’obédience catholique ou protestante, voire janséniste...) montre l’absence de cette formule à caractère incantatoire, (le rythme organisateur du sens selon Meschonnic)7 pour faire porter l’articulation, le plus souvent, sur « Dieu », transférant la valeur récitative que l’on trouve dans les textes hébreu et anglais où le sémantisme de « Dieu » est porté par le mouvement du verset, alors que dans les versions qui situent « Dieu » en place initiale, le rôle divin est à la fois plus statique et plus autoritaire.
Le Maistre de Sacy (1691) : « Or Dieu », « Dieu », « Il », « Dieu », « Et Dieu »...
Darby (1872) : majorité de « Et Dieu... »
Louis Segond (1910, Genève) : « La terre... », « Dieu... », « Dieu... »,
[...], « Et Dieu » (majorité de « Dieu »)
Bible de Jérusalem (1999) : « Or la terre », « Dieu... », « Dieu... »,
TOB (2004) : « Et Dieu dit... », puis uniquement Dieu...
23Ces choix révèlent des tendances qui vont tantôt faire prévaloir le sémantisme pur, tantôt accorder au rythme valeur signifiante, considérer le rythme comme organisateur du discours : « l’oralité, comme marque caractéristique d’une écriture, réalisée dans sa plénitude seulement par une écriture, c’est l’enjeu de la poétique du traduire. [...] dans un texte littéraire, c’est l’oralité qui est à traduire. » (Meschonnic 1999 : 29). Je partage ce point de vue qui considère les groupes rythmiques comme des groupes de sens, ainsi que le montre l’exemple de Kincaid, car justement avec Glissant pouvons-nous affirmer que : « L’art du conteur créole, fait de dérive en même temps que d’accumulation, cette façon baroque de la phrase et de la période, ces distorsions du discours où ce qui est inséré fonctionne comme une respiration naturelle, et les circularités du récit, et l’inlassable répétition du motif, tout cela converge de vrai en un langage qui court à travers les langues de la Caraïbe, anglaise, créole, espagnole ou française » (Édouard Glissant 1995 : 26).
24Ce mouvement circulaire et répétitif de la langue vaut aussi d’être entendu dans un texte d’Amos Tutuola, conteur nigérian, et la traduction qu’en a faite Raymond Queneau.
We did not know the time thaï wefell into | Nous ne savions pas depuis combien |
25L’on constate que le mouvement répétitif qui vise à faire rire se trouve dans la reprise du radical laugh en anglais, globalement préservée en français avec rire, malgré la présence des variantes riait et ri, mais aussi dans la répétition de la voyelle longue anglaise [a : ], rendue par [i : ] en français, qui renvoient aux « ha, ha, ha » ou « hi, hi, hi » du rire. Ce détour par le rythmico-lexical me conduit à passer aux problèmes que pose la traduction de certains traits connotés soit parce qu’ils appartiennent à une langue « autre », étant plus ou moins familiers aux lecteurs de l’original, soit parce qu’ils ressortissent de l’univers de l’auteur, et sont le plus souvent ignorés par tous les non spécialistes de l’auteur en question et de son univers culturel personnel, son habitus.
Là, on se parle en créole, et on ne sait même pas si on se parle en créole. On se parle tout simplement. Ce n’est pas la même chose dans une autre langue, même si c’est le français, et surtout quand l’accent est différent. On n’est chez soi que dans sa langue maternelle et dans son accent. Il y a des choses que je ne saurais dire qu’en créole. Parfois, ce n’est pas le sens qui compte, ce sont les mots mêmes pour leur musique, la sensualité qu’ils dégagent, tu comprends ? (Dany Laferrière [1997] 2001 : 204)
26Le premier écueil auquel sera confronté le traducteur se rencontrera dans la superposition de différents lectes qui font dévier la langue de la norme. Une telle démarche, que l’on qualifiera de culturelle de la part d’un auteur va impliquer des positions relevant de l’affirmation de sa personnalité littéraire, impliquant son être profond et l’être créatif, mais aussi d’un positionnement politique ; le choix d’un langage crypté, culturellement inaccessible et donc exclusif, érige des barrières, des limites infranchissables pour qui ne détient pas le sésame. Soit celui de la culture étrangère autre, soit celui de la connaissance intime du monde de l’auteur. Il s’agit d’une culture de l’opacité qui se met paradoxalement en place dans la création d’une langue « ouverte »8, puisqu’elle importe du différent, voire du non-répertorié ou du néologisme, et s’affranchit ainsi du joug de la norme. Nous pourrions y voir un déplacement du centre normé vers la marge dans l’espace flou des confins, une démarche qui ambitionne de repousser toujours un peu plus loin les barrières. Ce qui vaut pour l’original s’applique au traduire, sauf pour les tenants de la traduction-interprétation, les herméneutes de la profession. Deux exemples vont illustrer chacune des orientations que j’évoque ici : un poème d’Olive Senior9, écrivaine jamaïquaine, et un poème d’Anthony Burgess écrit pour les 70 ans de Vladimir Nabokov.
[...] how to harness the
power of your magical enclosure by the ordering of Sound
– a gift from orehu the spirit of water who brought the
first calabash and the stones for the ritual, who taught
how to fashion the heavenly rattle, the sacred Mbarakâ,
that can summon the spirits and resound cross the abyss
– like the houngan ’s asson or the shaman ’s maraka. Yet
hollowed dried calabash, humble took-took, we’ve walked
far from that water, from those mystical shores.
“Gourd” Olive Senior
[...] comment exploiter
le pouvoir de ton enclos magique en présidant au son
– un don d’orehou l’esprit de l’eau qui apporta la
première calebasse et les pierres pour le rituel, qui enseigna
comment façonner le hochet céleste, le Mbarakâ sacré,
qui convoque les esprits et résonne par-delà l’abîme infernal
– tel l’asson du hougan ou le maraka du chaman. Pourtant
évidée sèche calebasse, humble koko-dlo, nous nous
sommes éloignés de l’eau, de ces rivages mystiques.
« Gourde », trad. C. Raguet
27Dans ce premier exemple se trouve un mélange d’allusions à une divinité sacrée du Panthéon africano-caribéen et vaudou – orehou, dont le nom, bien que non capitalisé, peut être reporté tel quel car le lecteur, grâce à l’incrémentialisation suivante, peut deviner qu’il s’agit d’une divinité – et à des objets et praticiens de sorcellerie dont les dénominations sont obscures pour les lecteurs de langue acrolectale aussi bien dans l’original que dans la traduction. Ici, le report est conçu comme « un acte [...] consistant à reporter dans le texte d’arrivée un élément du texte de départ [...] par désir de préserver un élément d’authenticité du TD (et) de créer de la couleur locale » (Ballard, 2005 : 131). Ces choix vont en quelque sorte régir la signifiance de l’extrait, en évoquant un rituel pratiqué à l’aide de maracas, objet constituant le cœur même du poème. À cela, s’ajoute l’insertion de créole haïtien, mais la technique de Senior consiste, comme pour se livrer elle-même à un rituel et engendrer la lancinance de la cérémonie, à procéder à des répétitions à l’aide de synonymes, dont une forme de créole haïtien houngan’s assort adaptée à la syntaxe anglaise. Ces désignations contribuent à créer un univers obscur, participent du mystère que ni original ni traduction ne va lever10.
28Le second exemple se veut aussi énigmatique, mais sans doute plus ludique que le premier :
I like the fence
Of black and white that keeps those bullocks in –
Crossboard and chesswood, Eurish gift of Finn –
The “crossmess parzel.” If words are no more
Than pyeoshki, preordained to look before,
Save for their taking chassé, they alone,
And not the upper house, can claim a throne.
Burgess, Anthony,
« To Vladimir Nabokov on his 70th Birthday »
J’aime le palis dense
Qui, de noir et de blanc, ceint ces bêtes bovines –
Cruchiquier verbéchec, don irlanglais de Finn –
“Cadenoël de motsmêlés.” Les mots n’étant
Que pyeochki rangés pour aller vers l’avant,
Sauf quand ils font chassé, eux seuls privilégiés,
Et non la chambre haute, peuvent prétendre régner
(trad. C. Raguet)11
29Burgess, pour rendre hommage au plaisir pervers qu’éprouvait Nabokov à parsemer ses textes d’embûches d’autant plus insurmontables qu’elles pouvaient être invisibles, se livre à un exercice identique. Son poème, qui comporte par ailleurs des repères maltais, personnels à l’auteur, dans le but de lancer un pont entre leurs exils respectifs, nous transporte chez le Finn de Joyce, texte que Nabokov abhorrait, bien qu’il admirât Ulysses. L’objectif étant ici de retrouver les manipulations linguistiques – d’où Eurish, la langue de Finnegans Wake – auxquelles se livraient ces auteurs. Ainsi, pouvons-nous observer les constructions Crossboard et chesswood à partir de crossword et chessboard, tout comme crossmess parzel qui combine Christmas parcel (un cadeau à déballer) et crossword puzzle (une énigme à déchiffrer en quelque sorte), étant bien connu que Nabokov fut, dit-on, le premier à concevoir des mots croisés en russe, sans compter ses compositions de problèmes d’échec. Enfin, pyeoshki est une déformation de peshki. pion en russe, ceux qui claim a throne dans une partie d’échecs. À travers ces exemples, je souhaite montrer pourquoi et comment je défends aussi bien la traductibilité que l’impossibilité de traduire de la culture, en ce sens que la capacité herméneutique du public n’est pas plus limitée dans une langue traduite que dans une langue originale. Tout ceci étant une affaire d’économie générale du texte. Nous l’avons vu, mais peu relevé, un texte bruit selon une manière qui lui est propre, or la traduction va nécessairement déformer le bruissement de la langue, c’est pourquoi certaine école de traducteurs s’évertuera à transporter dans un monde tout voisin ce bruissement initial, le fera aller et venir dans les confins, comme pour jeter un pont entre deux identités.
Bibliographie
Bibliographie
*Références*
Ballard, Michel (ed.), Oralité et traduction, Arras, Artois Presses Université, 2000. Versus : la version réfléchie, Gap-Paris, Ophrys, 2003.
(éd.), La traduction, contact de langues et de cultures (1), Arras, Artois Presses Université, 2005.
Bassnett, Susan & Lefevere, André, Constructing Cultures. Multilingual Matters, Topics in Translation, 11, Clevendon Hall, 1998.
Bensimon, Paul, Palimpsestes 11, Paris, PSN, 1998, p. 9-14.
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Notes de bas de page
1 Il ne s’agit donc pas de chercher à donner l’illusion du naturel, puisque « L’illusion de la transparence » correspond pour lui à « l’écriture idéologique passive et la traduction culturelle accompagnée de sa propre méconnaissance ». Là, il oppose la « linguistique du mot » à celle du « système » pour aboutir à l’idée du « rapport textuel entre deux textes dans deux langues-cultures » (Meschonnic 1973 : 308).
2 Si l’association « étranger »/ « barbare » remonte à la Grèce, il ne faut toutefois pas associer, comme le fait Mounin, barbare et mépris : « Barbaros ne signifie pas barbare au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire par opposition à civilisé, mais au temps d’Hérodote et pratiquement jusqu’à l’avènement du christianisme, le mot a un sens proprement linguistique. Il signifie : qui ne parle pas grec ou qui ne comprend pas le grec. » (J. Lacarrière, 1981, cité par Ballard. Pour plus de détails voir Ballard, 2000 : 15-18).
3 « ... je ne crois pas que rien soit jamais intraduisible – ni d’ailleurs traduisible. [...] À quel concept de la traduction faut-il en appeler pour que cet axiome ne soit pas simplement inintelligible et contradictoire [...] À la condition d’une certaine économie qui rapporte le traduisible à l’intraduisible, non pas comme le même à l’autre mais comme le même au même ou l’autre à l’autre. “Economie”, ici, signifierait deux choses, propriété et quantité [...] la traduction est toujours une tentative d’appropriation qui vise à transporter chez soi, dans sa langue, [...] de la façon la plus relevante possible le sens le plus propre de l’original [...] quand on parle d’économie on parle toujours de quantité calculable. On compte et on rend compte » (Derrida 1999 : 25-6).
4 Je comprends « entendement » au sens kantien, à savoir la fonction de l’esprit qui consiste à « relier » les sensations en systèmes cohérents au moyen de « catégories ».
5 « There is no way a translation could share the same systemic space with its original ; [...] Texts, and hence the cultural systems which host them, have been known to have been affected by translations of theirs. » (Toury 1995 : 26). La théorie du polysystème prend en compte la place de la littérature traduite à l’intérieur du système littéraire de la culture d’accueil, faisant ainsi naître des interférences ; elle y tient un rôle qui peut être central ou périphérique. Dans ce système d’interrelations entrent, outre les éléments culturels, des facteurs sociaux, politiques et économiques. La démarche est cibliste, mais peut être détournée de son objectif.
6 Voici le résumé qu’en fait le site Internet : perso.wanadoo.fr/sos.philosophie/ bourdieu.htm :
« On peut définir simplement l’habitus comme la façon dont les structures sociales s’impriment dans nos têtes et nos corps par intériorisation de l’extériorité. À cause de notre origine sociale et donc de nos premières expériences puis de notre trajectoire sociale, se forment, de façon le plus souvent inconsciente, des tendances à penser, à percevoir, à faire d’une certaine manière les choses, ces dispositions, nous les intériorisons et incorporons de façon durable. Elles résistent en effet au changement. l’habitus fonctionne comme un système car les dispositions sont unifiées et constituent d’ailleurs un élément d’unité de la personne. l’habitus renvoie à tout ce qu’un individu possède et qui le fait. On a pu dire que l’habitus se forme d’avoirs qui se transforment en être. En somme, l’habitus désigne des manières d’être, de penser et de faire communes à plusieurs personnes de même origine sociale, issues de l’incorporation non consciente des normes et pratiques véhiculées par le groupe d’appartenance. »
Dans La Distinction, Bourdieu montre que nos choix et nos goûts esthétiques révèlent (tout en les masquant) notre statut social mais également nos aspirations et prétentions.
7 Le rythme linguistique, celui du parler dans chaque langue, rythme de mot ou de groupe, et de phrase ; le rythme rhétorique, variable selon les traditions culturelles, les époques stylistiques, les registres ; le rythme poétique, qui est l’organisation d’une écriture. Les deux premiers sont toujours là. Le troisième n’a lieu que dans une œuvre.
8 Voir l’article de Jacques Coursil.
9 Original et traduction se trouvent dans Palimpsestes Hors Série, p. 148-9.
10 « (C) et acte [...] suppose un pari de la part du traducteur quant au devenir de la compréhension du texte, enfin il convient d’évoquer le risque d’opacité contenu dans la pratique du report sur fond de connaissance non partagée » (Ballard, 2005 : 131).
11 Poème original et traduction se trouvent dans le numéro d’Europe consacré à Vladimir Nabokov.
Auteur
Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3
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