Comment analyser la traduction interculturelle ?
p. 27-38
Texte intégral
1. Pour commencer : questions de définition
1Ouvrons cette contribution par deux questions : comment traduire l’expression « agneau de Dieu » en lapon, c’est-à-dire dans une langue qui ne possède pas les mêmes référents, ni réels, ni iconographiques, ni symboliques, ni religieux en particulier, que les langues occidentales ou orientales ? comment « traduire » l’expérience d’un rescapé des camps de concentration pour un lectorat qui n’a pas vécu lui-même cette expérience ?
2Ces questions renvoient à des procédures de transposition et de cognition que le terme de « traduction » semble apte à subsumer. Et cependant, chacune convoque une définition différente : la première s’applique à une opération linguistique donnant lieu, à des fins de substitution, à un produit linguistique équivalent à un produit linguistique antérieur relevant d’une autre langue et d’une autre culture, – soit la définition courante de la traduction intertextuelle ; la seconde s’applique à une opération culturelle donnant lieu, à des fins de substitution, à un produit culturel correspondant à un produit antérieur relevant d’une autre culture. Cette opération ou « traduction » culturelle prend des formes diverses, telles que la paraphrase, l’analyse, la transposition en un autre système de signes (visuel : tableau, photographie, etc., audiovisuel ou multimédia : théâtre, cinéma), etc. Ainsi, la « traduction » de l’expérience d’un rescapé des camps nazis a donné lieu au témoignage oral ou écrit (Si c’est un homme de Primo Levi), au film de fiction (La liste de Schindler de Spielberg), au roman (L’écriture ou la vie de Jorge Semprun) et ainsi de suite. Cela étant, certains de ces produits culturels peuvent à leur tour être l’objet d’une traduction au sens premier : des témoignages et romans ont été rendus en d’autres langues, tandis que des films ont été sous-titrés et doublés.
3D’un point de vue prototypologique, les deux définitions de la « traduction » sont toutefois moins éloignées qu’il n’y paraît : elles partagent plusieurs traits sémantiques, comme ceux relevant de termes tels que « opération », « produit », « fin de substitution », « directionalité », « antériorité », etc. D’autres traits, en revanche, ne se recoupent qu’en partie, au gré des variations sémantiques inhérentes à l’usage des concepts : ceux, par exemple, que couvrent les termes « équivalent » ou « correspondant ». Plusieurs traits, enfin, sont plus difficiles à fixer : ainsi, est-ce que le concept d’« autre langue » exclut toutes formes de transposition intralinguale (voir plus loin) et celui d’« autre culture » toutes formes de transposition intraculturelle1 ?
4Cependant, la différence majeure concerne évidemment les termes « linguistique » et « culturel » : quel poids leur donner ? Pourrait-on alléguer, par exemple, que toute traduction est par définition « culturelle » ou « interculturelle », en vertu de l’argument que si la culture inclut la langue, toute traduction est (aussi) une transposition culturelle ? A une telle extension semble certes résister le principe élémentaire de la « simple catégorisation », c’est-à-dire, « the means by which we can détermine whether an exemplar belongs to the category or not (distinguishing ‘translation’ from ‘non-translation’) » (Sandra Halverson 1999 : 4). Mais puisqu’une catégorisation prototypologique n’est pas basée sur les qualités inhérentes d’un objet donné du monde réel, mais sur des attributions de la part de personnes ou de groupes de personnes, rien n’interdit la catégorie de « traduction » de couvrir un ensemble d’opérations d’échanges de signes (pensons au célèbre modèle triadique de Jakobson 1959).
5Or, il est curieux de noter qu’une telle catégorisation de la traduction interculturelle est loin d’être adoptée sans réserve par la communauté scientifique. En effet, si l’on parcourt le nombre croissant de publications qui se réclament depuis le milieu des années 1990 de l’expression « traduction (inter) culturelle »2, notamment sous l’influence des travaux de Homi Bhabha (1994) et de James Clifford (1997), force est de constater que la traduction intertextuelle et la traduction interculturelle semblent plus souvent envisagées en une relation d’opposition qu’en une relation d’inclusion. Ce ne sont pas tant, semble-t-il, les différences entre les deux codes sémiotiques qui en sont cause, comme s’il s’agissait de faire valoir une incompatibilité de deux méthodes appliquées au même phénomène, à savoir la traduction, qu’une stratégie déployée en vue de l’établissement d’une nouvelle manière de penser, un peu rapidement esquissée comme faisant contrepoids à une démarche fondée sur des questions de fidélité linguistique ou textuelle (voir notamment Emily Apter 2006).
6On peut s’étonner, en effet, que la notion de « traduction interculturelle », qu’elle soit à base interlinguale ou non, soit rarement définie au plan théorique, et que l’on manque d’exemples d’analyses historiographiques permettant de reconstituer avec quelque précision les cadres institutionnels et intellectuels qui l’ont vu naître et s’épanouir au cours de la dernière décennie3. Corrélativement, cette notion peut-elle s’appliquer à des contextes spatio-temporels autres que postcoloniaux au sens étroit4 ? Et quel nom lui donner à défaut de corrélats terminologiques ? Pour être irrésolues, ces questions dépassent notre propos, qui n’est pas de contribuer à pareille analyse historique, ni à l’élaboration d’une méthodologie générale : dans les pages qui suivent, on trouvera plutôt des questions de méthode relatives à l’étude de la traduction interculturelle dans un contexte historique précis, à savoir celui des littératures antillaises contemporaines5. Dans un premier temps, nous nous pencherons sur la traduction à base interlinguale, ensuite sur celle qui engage d’autres systèmes de signes.
2. Traduction intertextuelle et interculturelle : pour un dialogue
7La traduction envisagée dans le cadre des échanges entre des cultures éloignées dans le temps et dans l’espace, en l’occurrence entre les cultures européennes et non-européennes (africaines, asiatiques, caribéennes, latino-américaines, etc.), est aujourd’hui l’objet d’un discours critique qui noue trois thèmes récurrents. Le premier thème concerne la traduction en tant que vecteur de l’altérité culturelle : il en recense et commente les ressources comme les faiblesses. Le second envisage la traduction comme un acte de lecture et comme un acte d’écriture, stimulant ainsi l’intérêt des chercheurs pour une pratique longtemps demeurée ancillaire et « invisible », et désormais passée au premier plan de la scène littéraire et culturelle6. Le troisième thème, enfin, soulève une diversité de questions de méthode. Voyons celles-ci de plus près.
8Les études postcoloniales arguent d’une spécificité du corpus littéraire postcolonial pour contester les méthodes de recherche dites occidentales qu’elles estiment inaptes à rendre compte de cette spécificité. Il en va ainsi pour la critique de Tejaswini Niranjana à l’adresse des « descriptive translation studies » (Niranjana 1992) : la conception selon laquelle les processus de traduction sont initiés et produits par le système-cible et non par le système-source se heurte aux réalités de la communication littéraire à l’époque coloniale et même postcoloniale. Souvent, en effet, en l’absence d’une structure institutionnelle établie ou autonome au sein des périphéries culturelles, des traductions sont tout simplement importées à partir des grandes métropoles littéraires au lieu d’être initiées et produites sur place.
9Pareille critique sert une fin stratégique : elle suggère que la traduction postcoloniale possède une spécificité assez nette pour réclamer une démarche singulière. Mais il y a lieu de s’interroger sur les critères qui fondent l’idée d’une telle spécificité. En l’occurrence, si le concept de traduction change (ou sa dénomination, comme c’est le cas pour de nombreuses cultures non-europhones), faut-il pour autant solliciter l’existence d’un nouveau prototype de la traduction ? Ensuite, si la structure des relations systémiques change, est-ce une raison pour contester la méthodologie de l’analyse proprement dite ? Enfin, est-ce que la recherche n’a pas pour tâche essentielle de comprendre le processus complexe de déconstruction et de reconstruction de relations textuelles et culturelles, fût-ce dans un contexte différent et avec des effets différents ?
10Quoi qu’il en soit de la critique postcoloniale et des questions que celle-ci suscite en retour – il faudrait plus de temps pour élaborer l’une et les autres –, le débat n’engage pas seulement la recherche, mais également l’univers de la traduction réelle (cf. Susan Bassnett & Harish Trivedi 1999). En effet, la démarche postcoloniale n’opère guère à travers la distinction classique entre le point de vue du chercheur et le point du vue du praticien : le premier et le second – écrivain ou traducteur –, 5 ’échangent largement leurs dispositifs conceptuels et leurs métalangages. La situation se complique encore du fait que de tels échanges s’obtiennent souvent à l’intérieur même du texte littéraire. Serait-ce une raison de plus pour accréditer l’autonomie sollicitée pour le nouveau paradigme ? Pas nécessairement, comme nous croyons pouvoir le montrer à partir d’un bref extrait d’un roman antillais contemporain qui inscrit la réflexion traductive dans le processus même de la narration7 :
[...] il [le brigadier-chef] parla d’un ton bas, d’une voix douce, pas gentille mais apaisante, qui déraidit là même les sacs de nerfs et soumit l’assemblée à sa botte, plus docile qu’un vieux nègre aux environs d’un chien (tant qu’aucune pierre n’est à l’horizon, tonton).
– C’est quoi, han ? dit-il. (Ce qui, traduit en français d’outre-mer, donnerait : Pouvez-vous m’expliquer ce qui est à l’origine de cette situation déplorable ?)
Solibo est à l’agonie sur la Savane, murmura Doudou-Ménar. (Patrick Chamoiseau. Solibo Magnifique. Paris : Gallimard, coll. Folio, 1988, p. 58, nous soulignons)
11Ce passage comporte non seulement du texte original en français standard et en créole, ainsi que du français-créole, sorte de nouvelle langue littéraire, mais également une traduction française de la réplique en créole, précédée d’un commentaire de traduction (l’une et l’autre entre parenthèses), lequel relève de la métafiction. Certes, ce commentaire n’a aucune des fonctions traditionnellement assignées à l’appareil paratextuel des traductions8, puisqu’il se réduit à une brève remarque ponctuelle. Par ailleurs, de telles remarques sont fréquentes et elles se trouvent éparpillées dans l’œuvre, un peu à l’instar des commentaires de traduction dont abondent à l’Age Classique les traductions françaises de romans étrangers (surtout anglais). Dans le roman cité, son statut est comparable à celui d’autres commentaires métadiégétiques de toutes sortes (historique, idéologique, linguistique littéraire, ethnologique, etc.9), qui ont pour fin de parasiter la fiction en rappelant constamment l’articulation de celle-ci avec l’espace communicationnel de la scène littéraire où se nouent les rapports entre l’auteur et son lectorat10 : rapports souvent tendus, comme on sait, dans le cas des littératures diglossiques (cf. Catriona Cunningham 2003).
12Voyons de plus près ce commentaire : il forme le relais entre le créole et sa traduction française, en même temps qu’il souligne l’inaptitude du « français d’outre-mer » à donner une version adéquate de la réplique en créole (tout lecteur francophone saisit d’emblée l’écart entre les deux, et donc l’ironie du commentaire). Comment expliquer cette mise à distance critique ? Pour faire vite, disons qu’elle nous semble devoir être rapportée aux attitudes adversatives concernant la position dominée des lettres caribéennes vis-à-vis des littératures europhones, principalement en français et en anglais. D’où la suspicion à l’endroit des traductions en français des textes créoles, celles du type « cibliste » en particulier (selon la terminologie de Jean-René Ladmiral). Écoutons le romancier martiniquais Raphaël Confiant :
Il faut faire preuve d’une sacrée dose d’ethnocentrisme pour trouver normal que dans le roman chinois ou russe que je suis en train de lire, les paysans russes ou chinois parlent et se comportent exactement comme des paysans français. Et puis d’ailleurs est-ce que le côté fluide et coulant que je trouve dans la traduction correspond bien au style fluide et coulant dans le texte original ? Les tenants de cette forme de traduction effacent, gomment complètement l’étrangeté du texte à traduire et le naturalisent en quelque sorte, l’empaillent, le colonisent, l’assimilent pour donner l’illusion qu’il a été directement écrit en français. (R. Confiant 2003)
13Il en va de même pour les traductions en anglais de romans caribéens francophones, ces traductions étant principalement destinées au marché américain. Voici un extrait d’une interview avec Maryse Condé :
[...] he [Richard Philcox, traducteur de MC] has criticized my workfor being too difficult, too complex, and he has worked in his translations to make the texts reach as wide a readership as possible. So if there is a phrase in Creole, he leaves it, but he also includes a translation in the notes (and most publishers resist this). And when he says his translations are market-driven, it really means only in this narrow sense of maximizing clarity and accessibility. He knows that 1 hâve resisted being « marketed » in America within the confines of the pre-established « black writers » niche. (Emily Apter 1999)
14La traduction intratextuelle apparaît donc comme un instrument discursif servant à contester les conventions de la traduction intertextuelle, en l’occurrence celles qui visent à réduire l’altérité ethnique et littéraire de la culture caribéenne. Mais elle est aussi solidaire d’un ensemble de techniques de transposition de cette altérité, parmi lesquelles il faut compter l’écriture elle-même :
Notes de bas de page, glossaire, calques et transpositions relèvent bien d’une pratique tantôt sauvage tantôt savante de la traduction, mais cette tension traductive qui traverse l’écriture antillaise va encore plus loin car elle conduit l’auteur à se faire traducteur au sens habituel, technique, du terme [...]. (Confiant 2000 : 53, nous soulignons)
Ces techniques ou procédures d’interaction langagière exhibent la présence d’enjeux sociolinguistiques, ethnographiques et littéraires. Le défi pour le chercheur consiste à rendre compte de la logique interne de l’ensemble de ces procédures, la traduction comprise, c’est-à-dire des fonctions que celles-ci assument au sein du texte, comme au sein des ensembles plus vastes que sont les lettres caribéennes francophones, voire les relations littéraires internationales (voir e.a. D’hulst 2005).
15Nous sommes évidemment fort éloignés de la conception plus restreinte de la traduction entendue comme un simple transcodage de signes. Mais il convient de rappeler aussi qu’une telle conception n’est plus guère représentative de la recherche traductologique contemporaine, très largement investie par des théories fonctionnelles et cognitives qui ont précisément su réévaluer la fameuse question de l’équivalence linguistique à partir de la reconnaissance de multiples types de rapports intertextuels, intersémiotiques et interculturels11.
16Corrélativement, posons-nous la question : est-ce que la diversité des enjeux discursifs constitue une raison suffisante pour établir une distinction essentielle entre la traduction intertextuelle et la traduction interculturelle ? Il semblerait que non : en dépit de traits sémantiques divergents, et en dépit de la contamination entre la théorie et la pratique de la traduction que nous avons pu observer, la recherche traductologique peut se donner les moyens de préserver un espace réflexif descriptif, non engagé ou non normatif, un espace où il est possible d’étudier non seulement l’éventail des caractéristiques formelles et fonctionnelles de la traduction interculturelle, mais également les liens qui articulent entre elles les variantes traductives intratextuelles et intertextuelles.
17Une bonne base de départ pour développer une méthodologie appropriée à l’étude intégrée de la traduction nous paraît être la notion de traduction « supposée » (‘assumed translation’ selon Gideon Toury 1995, pp. 70-71), une notion qui s’applique à l’ensemble des textes qu’une culture donnée, pour une panoplie de raisons, qualifie comme des « traductions », c’est-à-dire des processus de transformation de signes verbaux par-delà ou à l’intérieur d’une culture, ainsi que les résultats de ce processus. Elle peut fonder une procédure en trois étapes (voir D’hulst 2003) :
18(1) Repérer les occurrences de la catégorie « traduction » au sein d’un système littéraire donné : du lexème traduit au sein d’un texte (glossaire, note de bas de page, emprunt, calque, etc.) à la conception traductive de l’écriture (voir ci-dessus), en passant par les différents modèles de traduction en cours (traduction lexicale, paraphrase, etc.).
19(2) Reconstituer les conceptions ou présupposés sous-jacents à ces occurrences (relativement aux langues et au langage, aux rapports entre les cultures, entre les disciplines, aux formes et fonctions de la littérature, etc.).
20(3) Décrire les relations structurales et historiques entre ces occurrences.
21Bien entendu, une telle procédure oblige à prendre en considération l’ensemble des traductions et des conceptions traductives au cours de l’histoire d’une aire culturelle donnée, et non seulement celles qui correspondent à la définition de la traduction interculturelle propre à une partie (la partie canonique ?) d’un répertoire postcolonial : la traduction interculturelle est elle-même tributaire d’une tradition séculaire, où elle vient puiser des techniques de la version, de la traduction interlinéaire, du glossaire, etc.
3. « Traduire la culture » ?
22Mais au-delà, quelle base partagée proposer en cas de traduction interculturelle qui ne transite pas nécessairement par une opération langagière, tout en se présentant comme « traduction » ? Relevons pour commencer que ce dernier concept subit d’importants glissements de sens, selon les usages qui en sont faits par une diversité de disciplines, ainsi qu’en témoignent les quelques citations suivantes :
[...] le problème n’est pas tant de traduire le créole en français, mais de se traduire, nous traduire, nous dire, nous exprimer. (Dany Bebel-Gisler 1989 : 30)
The Caribbean is translation. From the time of the ‘discovery ’ of the Americas to current globalization, the Caribbean région has been constructed along a semioticprocess ofnaming, interpreting andwriting which is the very process of translation. [...] Given this context and its metaphorical value, the concrète practice of Caribbean translation faces many problems whose investigation and occasional proposed solutions contribute to the field of Translation Studies on many levels, linguistic, literary, cultural and postcolonial. (Anna Malena 2000 : 9) Ethnography is seen by many scholars as translation par excellence. Ethnographie translation fundamentally encourages translator ’s notes (définitions), which explain cultural ramifications of lexical items (or phrases) in native texts. (Oswald Wemer 2001 : 72)
So cultural studies in its new internationalist phase turned to sociology, to ethnography and to history. And likewise, translation studies turned to ethnography and history and sociology to deepen the methods of analyzing what happens to texts in the process of what might be called ’intercultural transfer ’, or translation. (Susan Bassnett 2003 : 442)
23Quatre constats s’imposent. En premier lieu, l’extension sémantique du concept de traduction est extrêmement large, couvrant non seulement des textes (ou des portions de texte), mais également des constructions sémiotiques de taille, de forme et de contenu divers.
24Ensuite, ce concept semble conserver une base interlinguale, mais en l’associant librement à d’autres formes de transposition de signes.
25En troisième lieu, les définitions ont une visée à la fois normative et descriptive : d’une part, elles suggèrent l’existence de normes auxquelles est censé se conformer le traducteur12 ; d’autre part, elles visent à rendre compte des caractéristiques propres de la traduction interculturelle.
26Enfin, elles se réfèrent à la fois à des situations spatio-temporelles concrètes et à une pensée théorique ou générale, qui n’est toutefois pas élaborée.
27Faisons le point. Comment développer une méthode d’analyse applicable à des traductions qui sont l’objet de plusieurs disciplines en même temps, sans qu’il soit clair quels concepts, quels présupposés, quelles traditions de recherche sont mis en commun, sans qu’il soit clair quelles sortes de résultats les différentes disciplines concernées attendent d’une analyse de ces traductions ? Tout un travail de réflexion sur les possibilités et les enjeux d’une étude interdisciplinaire de la traduction s’impose13, en dépit de l’optimisme qui semble animer depuis une dizaine d’années les adeptes du « cultural turn » dans les études de la traduction.
28S’ajoute une autre question : qu’en est-il des relations fonctionnelles entre les deux types de traductions que nous avons distingués ci-dessus ? Pour y répondre s’imposerait la mise en œuvre d’une méthodologie générale des relations aussi bien intertextuelles qu’intersémiotiques convoquées par la notion de traduction interculturelle. Songeons au modèle déjà cité de Jakobson ou aux études sur les arts syncrétiques (poésie-musique, opéra, cf. e.a. Dinda Gorlée 1997), ou à celles qui s’attachent à la « traduction » filmique à partir de romans ou d’œuvres dramatiques (cf. Patrick Cattrysse 1992).
29En vérité, force est de constater que nous ne disposons guère, à l’heure actuelle, de modèles élaborés ni d’exemples d’analyses systématiques portant sur des corpus suffisamment larges. La raison en paraît avant tout institutionnelle : la formation des disciplines, avec leur cortège d’objets et méthodes, plutôt que de viser l’articulation d’objets transversaux, s’est concentrée sur la quête des spécificités : qu’il s’agisse des études de traduction, de la littérature comparée, des études postcoloniales ou de l’ethnographie, les concepts et méthodes sont naturellement conçus en fonction d’une application immédiate, non d’un transfert possible vers d’autres disciplines. Certes, la notion de traduction interculturelle pourrait bien être le signe par excellence d’une évolution vers plus d’interdisciplinarité. Mais elle ne possède pas à ce jour de solides assises théoriques.
30L’espace nous manque pour donner ne fût-ce que des linéaments d’une telle théorie. Je me contenterai de rappeler la belle tentative de l’Israélien Itamar Even-Zohar pour intégrer la traduction à une théorie du « transfert » (voir e.a. Even-Zohar 1990 : 73-78 ; Even-Zohar 1997 : 373-381). Même limité à des échanges de type discursif, voire littéraire, le concept de « transfert » invite à subsumer l’ensemble des échanges intersystémiques :
So far, only actual text translations hâve been admitted as a legitimate source for theoretical induction, while the whole intricate problem of System interférence, through which items of répertoire (including, naturally, models) are transplanted from one System to another, has been ignored. (Even-Zohar 1990: 75)
31L’étude des interférences relève à son tour de la théorie connue sous le nom de théorie du polysystème. Il ne s’agit pas seulement de comprendre les modalités et les fonctions des transferts, mais également les conditions historiques qui régissent ces derniers :
In short, it is a major goal, and a workable possibility for the Polysystem theory, to deal with the particular conditions under which a certain literature may be interfered with by another literature, as a result of which properties are transferred from one polysystem to another. (Even-Zohar 1990: 25)
32Il nous semble en effet que l’une des tâches essentielles qui nous attendent consiste à intégrer la traduction interculturelle à une théorie fonctionnelle et systémique de la littérature et de la culture et corrélativement, à interroger ses relations avec d’autres formes de traductions comme avec d’autres modes de transfert intersystémique. Outre les ressources offertes par la théorie du transfert, on citerait bien volontiers les réflexions actuellement menées, fût-ce dans des contextes différents, sur les transferts culturels (Michel Espagne 1999) et sur les métissages culturels (Serge Gruzinski 1999). L’avantage de ces dernières démarches est qu’elles s’appliquent à la description concrète de réalités culturelles. C’est à cette condition, croyons-nous, que la recherche sur la traduction interculturelle a une chance d’aboutir à des résultats prometteurs d’avenir.
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Notes de bas de page
1 D’une zone non canonique à une zone canonique, par exemple.
2 A signaler que l’expression anglaise, ou telle de ses variantes – “(cross/inter-) cultural translation” –, est nettement plus répandue à l’heure actuelle que ses équivalents français. Plus généralement, l’usage des épithètes ne semble pas répondre à des principes clairement établis.
3 On trouvera des linéaments dans Susan Bassnett 2003.
4 Pensons au transfert de l’héritage culturel grec à Rome ou aux échanges entre les univers gréco-latin et arabe au cours du Moyen Âge.
5 Cette réflexion entre dans le cadre d’un projet de recherche du Fonds National de la Recherche Scientifique (Flandre), consacré aux relations interlittéraires caribéennes.
6 Cf. Édouard Glissant : « [...] la traduction est une véritable opération de créolisation, désormais une pratique nouvelle et imparable du précieux métissage culturel » (1996 : 45).
7 Pour d’autres exemples, voir Liesbeth De Bleeker (à paraître).
8 Fonction théorique, argumentative, informative, etc. : voir Lieven D’hulst 1990.
9 Voici un exemple d’un commentaire méta-ethnologique : « J’avais beau, durant mes éclaircies lucides, m’imaginer en observation directe participante, comme le douteux Malinowski, Morgan, Radcliffe-Brown, ou bien Favret-Saada chez ses sorciers normands, je savais que nul ne s’était vu dissoudre ainsi dans ce qu’il voulait rigoureusement décrire » (ibid., p. 44).
10 A mettre en rapport avec la tradition des ruptures de la fiction inaugurée par Sterne et Diderot.
11 Pour une mise au point, voir Sandra Halverson (1997).
12 Ce qui correspond en gros à ce que Albrecht Neubert et Gregory Shreve ont appelé la « socioculturel approach » : « The socioculturel approach [...] is useful in situations where the violation of textual conventions in the target language is warranted by an overriding concem with the value of source language linguistic form as a carrier of cultural value. The text created in the target language is, however, still a text. It is an artificial ideotext or « opaque » text created by the translator as a spécifie vehicle for cultural values. [...] These opaque texts, unless they are completely idiosyncratic, display their own textual profile. This profile might be a hybrid of the conjoined textual Systems of the two cultures » (1992 : 26).
13 On peut se référer ici à la distinction établie en ethnographie entre l’approche « emic » et l’approche « etic » (voir Kenneth L. Pike 1971).
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La traductologie dans tous ses états
Ce livre est cité par
- Curell, Clara. (2017) Transposer l'étrangeté: la traduction de poètes francophones des Antilles. Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses, 32. DOI: 10.5209/THEL.55339
La traductologie dans tous ses états
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