III. Le droit du traducteur
p. 311-357
Texte intégral
1Le DT a cela de particulier qu’il est possible, pour le profane, de penser au premier abord qu’il concerne la protection du sujet de la traduction et du bénéfice pécuniaire qui en découle, autrement dit des droits qui reviendraient au traducteur. Or, il apparaît bien vite que le destinataire de ce droit n’est autre que l’auteur de l’œuvre originale, non son traducteur. C’est que le DT n’est pas un corps de législation indépendant du DA ; il en est même totalement tributaire. En fait, on peut même affirmer sans trop de risque que si le DA n’avait pas inclus le DT, le malentendu – qui peut laisser croire que le DT est un droit en faveur du seul traducteur – ne nous aurait même pas donné l’occasion de nous demander ce qu’il en était du droit de ce « traducteur-laissé-pour-compte » dans le DA.
2En effet, qu’en est-il du traducteur dans le DA ? Quel droit a-t-il donc si c’est à l’auteur que le DT revient et non pas au traducteur ? À considérer la Convention de Berne, on remarque tout d’abord que le terme « traducteur » n’existe tout simplement pas. Dans l’article 2, intitulé « Œuvres protégées », la clause 3 est consacrée aux « œuvres dérivées ». C’est là que
[...] [s]ont protégés comme des œuvres originales, sans préjudice des droits de l’auteur de l’œuvre originale, les traductions, adaptations, arrangements de musique et autres transformations d’une œuvre littéraire ou artistique850.
3Ainsi, les traductions sont des œuvres qui ont des droits. Mais nulle trace du sujet des traductions en question. Si l’on suppose que l’auteur de la traduction est contenu dans le droit qui protège son œuvre sans devoir le mentionner explicitement, pourquoi donc n’avons-nous pas été les témoins de l’avènement du traducteur dans l’histoire de la subjectivité occidentale ? Est-ce parce que le processus à l’œuvre dans la traduction relève de l’auctorialité ou plutôt de celui de l’intertextualité et de la régénération ? Alors que, dans le cadre de cette convention de DA, on s’applique à protéger les œuvres littéraires et artistiques de même que les auteurs qui les produisent, on peut se demander pourquoi les auteurs d’œuvres dérivées, autrement dit les traducteurs, les adaptateurs, etc., ne sont pas explicitement protégés « comme des auteurs d’œuvres originales ». On objectera que le DA est fait pour protéger l’auteur en priorité et que les législations de DA n’ont vu le jour que pour défendre ses droits. Certes, mais pour quelle raison, alors que la traduction jouit clairement d’une protection, ne mentionne-t-on que celle de la production du traducteur sans faire mention de ce dernier et de ses droits ? Si le DA comprend le DT et les droits de toutes les œuvres dérivées, pourquoi n’inclut-il pas le droit des auteurs de toutes les œuvres dérivées en tant qu’auteurs, ou même « comme » des auteurs ? Pourquoi le DA, qui reconnaît les œuvres dérivées, ne reconnaît-il qu’indirectement le droit des auteurs d’œuvres dérivées ?
4De même, on trouvera, dans l’article 8 intitulé « Droit de traduction », qu’il n’est fait aucune mention du droit du traducteur, mais uniquement de celui de l’auteur.
Les auteurs d’œuvres littéraires et artistiques protégés par la présente Convention jouissent, pendant toute la durée de leurs droits sur l’œuvre originale, du droit exclusif de faire ou d’autoriser la traduction de leurs œuvres851.
5De fait, on peut remarquer qu’il ne s’agit pas du droit pécuniaire de l’auteur sur l’œuvre traduite, mais bien plutôt du droit exclusif de prérogative de l’auteur de faire, d’autoriser ou de ne pas autoriser la traduction de son œuvre.
6Or, qu’en est-il du traducteur ? Bien qu’administrant déjà le produit de son travail, les législations du DA ne semblent accorder qu’une place implicite852 à la protection du traducteur. Si ce n’est pas le DA qui doit le faire – et au-delà du DT qui ne concerne même pas le traducteur –, quelle législation devrait alors protéger plus directement et plus explicitement le droit de ce dernier ? Peut-être faudrait-il, malgré la protection de leurs œuvres par le DA, penser à une législation spécifique pour les traducteurs en dehors du cadre du DA. Ce dernier ne peut continuer à rattacher la traduction à l’œuvre originale comme une œuvre dérivée en ignorant en même temps de spécifier que la protection du traducteur participe de la logique qui a présidé à la protection de l’auteur de l’œuvre originale. Dès lors qu’on a protégé l’auteur et que, dans la foulée, on avait inclus les œuvres dérivées dans le nombre des œuvres protégeables, on a certes étendu la protection aux œuvres des auteurs desdites œuvres dérivées853, mais sans explicitement mentionner les auteurs de ces œuvres dérivées (traducteurs, adaptateurs, etc.)854.
7Par ailleurs, si les œuvres dérivées sont protégées « comme des œuvres originales », en quoi ces œuvres ne sont-elles qu’assimilables aux originales et non pas passibles d’être considérées comme telles ? En quoi la « dérivation » de l’œuvre implique-t-elle nécessairement la dérivation du traducteur ? Qu’est-ce que serait un « auteur dérivé » ? Comment peut-on expliquer la connotation défavorable, voire péjorative, que constitue la trame terminologique qui sert à désigner le traducteur dans les chartes et recommandations qui visent à lui acquérir une protection juridique ?
8Compte tenu de toutes ces interrogations – auxquelles nous n’avons évidemment pas de réponses tranchées ou simples pour le moins –, nous tenterons dans la présente section de mettre en évidence, puis de comprendre les raisons de l’infériorité supposée du statut du traducteur par rapport à celui, reconnu et privilégié, de l’auteur. Alors que dans une première partie nous étudierons les différentes sources que nous possédons reflétant, ne serait-ce qu’indirectement, les réalités et les représentations sociales, économiques et, surtout, politiques des traducteurs aujourd’hui, il s’agira en même temps de saisir la complexité du type de relation qu’entretient ou qu’est supposé entretenir un traducteur avec son environnement. Dans une deuxième partie, nous chercherons à examiner de manière critique les différentes avenues qui ont été explorées jusqu’ici pour améliorer le statut du traducteur. Sans prétendre faire un exposé exhaustif de l’abondante littérature qui a traité de cette question, nous nous limiterons à discuter et à interroger le statut de « professionnel » du traducteur, de même que les implications philosophiques de sa fonction sociopolitique à l’ère de la globalisation. Enfin, dans une troisième et dernière partie, nous proposerons ce qui nous semble correspondre à une anticipation du traducteur à venir, en considérant ses principes, son éthique.
1. Le statut inférieur du traducteur
9Dans les divers forums internationaux du DA que nous avons évoqués dans le précédent chapitre, nous avons relevé un argument souvent utilisé par les défenseurs de la propriété littéraire pour fonder le droit exclusif de l’auteur de faire ou d’autoriser la traduction de ses œuvres855. Si les délégués officiels et les jurisconsultes des pays industrialisés de la fin du XIXe et début XXe siècles ont refusé catégoriquement de considérer les propositions de la Russie et du Japon, entre autres, en faveur de la traduction libre, c’est qu’ils disaient craindre la mauvaise qualité des traductions. Pour eux, la seule garantie contre la propagation des mauvaises traductions, c’était d’accorder à l’auteur l’exclusivité des droits sur les traductions de son œuvre pendant toute la durée de protection de celle-ci, en l’occurrence toute sa vie et plusieurs décennies après sa mort pour ses héritiers.
10Cette prérogative de l’auteur de faire ou d’autoriser l’utilisation de son œuvre afin de la transformer en œuvre dérivée, telle une traduction par exemple, représenterait donc pour lui une garantie suffisante pour préserver son droit moral, c’est-à-dire pour que l’œuvre originale ne soit pas mutilée ou déformée en quelque manière que ce soit. Or, lorsqu’une œuvre est traduite dans une autre langue et qu’elle est par conséquent transposée dans le cadre d’une culture très différente, la traduction est déjà en soi une transformation, une sorte de déformation où l’auteur n’est pas certain d’y reconnaître son œuvre.
11Mais le plus remarquable dans la position des partisans de l’exclusivité du droit accordé à l’auteur, c’est l’affirmation – présentée comme indiscutable – selon laquelle la seule manière de préserver l’intégrité de l’œuvre originale dans sa traduction est d’accorder à l’auteur le droit absolu de contrôle (qu’il peut certes céder en partie) sur la traduction de son œuvre. L’unique manière de garantir la qualité de la traduction serait d’en faire porter la responsabilité, non pas à l’auteur de la traduction mais à l’auteur de l’original. Dès lors, le traducteur, relevé de sa responsabilité professionnelle, infantilisé, mis sous la surveillance de l’auteur, n’est plus qu’une machine d’interface linguistique, un outil dont la valeur fonctionnelle le déshumanise, quelle que soit la rémunération qu’il perçoit en contrepartie.
12En effet, alors que l’œuvre dans sa version traduite est à la fois l’association et l’entrelacement des apports respectifs de l’auteur et du traducteur, de la responsabilité qui devrait incomber à l’un et à l’autre, il semble que seule celle du premier soit prise en compte. Selon cette optique traditionnelle et pétrie dans le discours juridique, le traducteur – qui est censé être un professionnel qui possède son éthique et sa déontologie – est considéré au regard de l’auteur comme un acteur de second ordre qui n’est pas en mesure de porter seul la responsabilité de sa part de l’ouvrage. Une telle polarisation de l’auteur et du traducteur n’est pas tant le fait de la critique de ce genre de discours, mais bien plutôt de celui qui le promeut, dans la mesure où là où l’on devrait constater un partage égalitaire des imputations, on ne voit en réalité qu’une hiérarchisation de celles-ci qui ne peuvent conduire à terme qu’à l’antagonisme des deux figures en question.
13Si nous avons pu souligner dans le précédent chapitre quelques expressions occidentalocentriques, que l’on peut aisément comprendre dans le contexte colonial et impérialiste de la fin du XIXe siècle – sans toutefois les cautionner –, on peut cependant se demander ce qui peut justifier l’insistance dans les conférences de la Convention de Berne, et ce, jusqu’aux plus récentes856, sur l’argument de la qualité de la traduction garantie par l’auteur qui. tout en l’honorant d’une nouvelle couronne, confine par ailleurs à aliéner le traducteur de sa responsabilité de traducteur et à lui retirer la moindre dignité857.
14Alors que dans le système de licence obligatoire, accordé aux pays en développement, on pouvait penser que la surveillance du traducteur par l’auteur de l’œuvre originale au moment de la traduction n’était plus de mise, puisqu’il ne peut que l’autoriser, il n’en reste pas moins que la prérogative de l’auteur d’interrompre la licence est possible :
Si la traduction d’une œuvre est publiée par le titulaire du droit de traduction ou avec son autorisation à un prix comparable à celui qui est en usage dans le pays en cause pour des œuvres analogues, toute licence accordée en vertu du présent article prendra fin si cette traduction est dans la même langue et son contenu essentiellement le même que celle et celui de la traduction publiée en vertu de la licence. La mise en circulation de tous les exemplaires déjà produits avant l’expiration de la licence pourra se poursuivre jusqu’à leur épuisement858.
15C’est dire que, même si l’auteur n’a pas le choix d’accorder la licence, il peut toujours la révoquer en proposant sa propre traduction ou une traduction de son choix dans la langue licenciée. Ce qui revient au même pour le traducteur : même lorsque l’occasion lui est donnée de traduire une œuvre sans devoir en demander l’autorisation (au sens de la licence régulière859), la possibilité de se voir retirer la licence demeure.
16Ainsi, le traducteur – et surtout le traducteur des pays en développement – est placé dans une position qui n’est pas enviable. Que ce soit dans les législations du DA ou plus largement dans le discours social860, le traducteur est une figure absente. Si l’on y fait allusion, on ne le fait qu’indirectement ou en vantant son invisibilité. De fait, sa seule dignité réside essentiellement dans son devoir d’exceller dans la fidélité, de briller dans l’effacement et de surenchérir dans l’instrumentalité. Le pire cependant n’est pas tant l’oubli de son évocation dans le monde des activités créatrices, celui des métiers de l’esprit, mais bien plutôt l’évidente indifférence qu’il semble susciter au point de ne pas être pris en compte dans ce qui semble être l’institution censée protéger ses droits, au sein de laquelle il a été déclaré et répété notamment, par la bouche de ses plus éminents fondateurs, que la « traduction est la question internationale par excellence861 ». Puisqu’il s’agit-là de la traduction, comment cependant peut-elle valoir sans traducteur ?
17Est-ce à dire que la déshumanisation de la traduction a atteint le point où le sujet n’a plus d’importance ? Qu’à l’opération traductive humaine s’est substituée, dans l’imaginaire mécaniste des temps modernes, celle de la machine, de l’ordinateur ?
18Il demeure cependant que, si le DA n’a pas directement intégré la figure du traducteur parmi les acteurs de son système, d’autres instruments, qui n’ont certes pas la même valeur juridique, existent pour défendre les droits des traducteurs. En effet, en dehors des législations du DA, nous pouvons identifier au moins deux textes qui ont une portée internationale : le premier relève de l’UNESCO (administratrice de la CUDA qui n’a aujourd’hui pratiquement plus aucune valeur862), et le second émane de la Fédération internationale des traducteurs/ traductrices (FIT).
A. La Recommandation de Nairobi (1976)
19Lors de sa XIXe session, la Conférence générale de l’UNESCO, réunie à Nairobi en novembre 1976, a adopté la Recommandation sur la protection juridique des traducteurs et des traductions et sur les moyens pratiques d’améliorer la condition des traducteurs863. Sans présenter tous les éléments pertinents à notre problématique générale du droit du traducteur dans le cadre de cette recommandation, il nous suffira de déterminer les points qui nous permettront, d’une part, d’interroger brièvement le silence des législations du DA sur le droit du traducteur et, d’autre part, de souligner les raisons qui ont pu conduire à l’infériorité du statut du traducteur.
20Rappelant que les deux conventions internationales ainsi que nombre de législations nationales sur le DA contiennent également des principes de protection des traducteurs, la Conférence de Nairobi semble néanmoins reconnaître dans ses considérants que « l’application pratique de ces principes et dispositions n’est pas toujours adéquate864 ». Or, si nous examinons les législations en question, on ne trouvera nulle part qu’il est spécifiquement fait mention du droit du traducteur. D’ailleurs, lorsqu’il s’agit du DT, il n’y est question que du droit qui revient à l’auteur de l’œuvre originale et non de celui de son traducteur. En fait, même s’il est indirectement question des principes qui assurent au traducteur ses droits dans l’œuvre traduite, il n’y a, en revanche, aucune mention de ceux qui lui offrent l’espace d’un statut assimilable à celui de l’auteur (droit moral, droit pécuniaire, etc.). On peut objecter que les droits du traducteur étant similaires à ceux de l’auteur, tous les droits qui sont accordés à ce dernier sont valables pour le premier et qu’il n’y a donc aucune raison de les formuler ou de les répéter. Nous répondrons que, si le droit du traducteur est entièrement inclus dans les législations du DA, pour quelle raison y a-t-il alors une recommandation spécifiquement promulguée pour le protéger ? De plus, si le droit du traducteur est similaire à celui de l’auteur, pourquoi ne pas avoir explicitement évoqué les deux en même temps ? Si l’auteur n’est pas un traducteur, jusqu’où la similarité des principes de protection qui le concernent peut-elle être valable ?
21À la suite du préambule qui fait référence aux conventions du DA, sous le second titre de la Recommandation on insiste pour exhorter les États membres à
[...] faire bénéficier les traducteurs, eu égard à leurs traductions, de la protection qu’ils accordent aux auteurs, conformément aux dispositions des Conventions internationales sur le droit d’auteur [...]865.
22Ainsi déclare-t-on que la situation juridique des traducteurs est assurée par l’existence de conventions sur le DA et que la présente Recommandation ne fait que souligner la nécessité de les appliquer. Mais en quoi donc ce texte peut-il remplir son mandat envers le traducteur si ce dernier se retrouve non seulement de nouveau tributaire du sort de l’auteur, mais de surcroît dans le cadre d’un nouveau texte dont, surtout, la valeur juridique est incomparable à celle des législations du DA ?
23Dans le meilleur des cas, la Recommandation de Nairobi est une explicitation des dispositions implicites qui seraient contenues dans les conventions internationales du DA et offre une sorte de décomposition détaillée de tous les aspects pratiques de l’activité du traducteur : sa rémunération866, le règlement de ses rapports avec les autres acteurs sociaux – les auteurs, mais surtout les utilisateurs867, c’est-à-dire les « personnes physiques ou morales pour le compte de qui la traduction est faite868 »–, son droit moral869, son statut social870 (comparable à celui de l’auteur, « toute proportion gardée871 »), son statut professionnel872, son droit d’association873, ses bénéfices sociaux874, sa situation fiscale875, etc.
24Ce qui est remarquable dans certains de ces articles, c’est de constater que non seulement la mention du traducteur est, bien évidemment, souvent accompagnée de celle de l’auteur qu’il traduit, mais que ce dernier lui sert également de mesure de référence.
[G]arantir au traducteur et à sa traduction, toute proportion gardée, une publicité analogue à celle dont jouissent les auteurs ; en particulier, le nom du traducteur devrait figurer en bonne place sur tous les exemplaires publiés de la traduction, sur les affiches de théâtre, dans les communications accompagnant les émissions de radiodiffusion ou de télévision, dans les génériques de films ainsi que dans tout matériel de promotion [...]876.
25Ainsi, le traducteur ne doit-il se préoccuper de son image que dans la mesure où l’auteur jouit d’une image qui le conduit à sa promotion auprès du public, « toute proportion gardée » bien entendu. Mais surtout, si la publicité doit être analogue à celle de l’auteur qui jouit des feux de la rampe, comment le nom du traducteur pourrait-il « figurer en bonne place » sans qu’il lui soit littéralement « associé » ? Le nom du traducteur ne devrait-il pas plutôt être systématiquement mentionné « à côté » de celui de l’auteur dans la mesure où l’auteur de la traduction est devenu, en vertu de la réécriture de l’œuvre, une sorte de co-auteur ?
26Dans le même sens, on peut se demander par ailleurs pourquoi le « droit moral » du traducteur n’est pas explicitement formulé comme tel à l’occasion d’un examen détaillé des prérogatives juridiques du traducteur.
[S] tipuler que, sous réserve des prérogatives de l’auteur de l’œuvre préexistante, aucune modification ne sera apportée au texte d’une traduction destinée à la publication sans qu’ait été recherché au préalable l’accord du traducteur [...]877.
27Dans les dispositions que les États membres sont censés prendre pour « l’application effective de la protection dont bénéficient les traducteurs au titre des conventions internationales et des législations nationales sur le droit d’auteur878 » (supposant que ces droits sont acquis), ce qui fait office de droit moral pour le traducteur et garantit que sa traduction ne pourra être modifiée sans son autorisation expresse est encore soumis à la prérogative qu’a l’auteur de pouvoir modifier le texte de la traduction de son œuvre. Qu’est-ce qu’un droit moral si celui-ci, au moment même où il est déclaré (timidement certes), est entaillé d’une exception qui se présente comme un préalable naturel ?
28Alors que le DT n’existe que par le DA, il apparaît que le droit du traducteur, même en dehors de la législation du DA, est complètement dépendant de celui de l’auteur. En fait, à voir comment le droit du traducteur est tributaire du DA au sein même de la recommandation qui lui est expressément consacrée, il ne fait pas de doute qu’il n’aurait pas pu prétendre à plus que son inexistence dans le DA lui-même. De plus, la simple séparation des législations du droit du traducteur d’avec celle du DA est révélatrice de la volonté de leur allouer un crédit distinct et, par là, un niveau de reconnaissance inégal. En effet, n’y a-t-il pas une incommensurable différence entre une législation qui, si elle n’est pas exécutée selon ses dispositions, peut faire appliquer des mesures coercitives (ADPIC/OMC)879 et une autre qui n’en a ni entièrement le statut (« recommandation ») ni ne jouit de la moindre prérogative exécutoire par l’UNESCO ?
29Notons encore que, en ce qui concerne « les pays en voie de développement » (titre VI), le droit du traducteur n’est pas moins soumis aux conventions internationales sur le DA en vigueur.
Les principes et normes énoncés dans la présente recommandation peuvent être adaptés par les pays en voie de développement de la manière qu’ils jugeront la mieux appropriée à leurs besoins, et compte tenu des clauses spéciales introduites à leur intention dans la Convention universelle sur le droit d’auteur, telle qu’elle a été révisée à Paris le 24 juillet 1971, et dans l’Acte de Paris (1971) de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques880.
30La nature non contraignante de ce texte juridique881 est telle que le droit du traducteur des pays en développement fait preuve d’une flexibilité qui contraste étrangement avec la complexité des dispositions des conventions internationales de DA qui leur sont consacrées (p. ex., Annexe de Berne). Encore une fois, le droit du traducteur n’est pas important ; s’il n’a pas été explicitement associé au DA, c’est qu’il ne représente aucun enjeu commercial critique. Peut-être même est-ce parce que celui-ci est tout entier attribué à l’auteur qu’il ne fallait pas qu’il soit partagé ou confondu avec celui du traducteur.
31À ce stade de notre démonstration, l’infériorité du traducteur, si elle n’est pas absolue, semble pour l’instant fortement relative à la supériorité, elle quasi absolue, de l’auteur, non seulement sur sa production mais également sur ce que produisent les auteurs qui transforment son œuvre.
B. La Charte du traducteur (1963-1994)
32Plus ancienne que la Recommandation de Nairobi, la Charte du traducteur, adoptée à Dubrovnik en 1963 et modifiée à Oslo en 1994, n’a pas la même valeur juridique. Alors que la Recommandation (UNESCO) encourage des États à offrir aux traducteurs un cadre juridique qui les protège dans l’exercice de leur profession, la Charte de la Fédération internationale des traducteurs et traductrices (FIT) concerne en revanche des individus, les traducteurs eux-mêmes en l’occurrence. En effet, dans le cadre de ce texte, le niveau d’application de la norme qui constitue sa substance ne concerne plus des États qui peuvent faire le choix éventuel de prendre des mesures législatives pour les rendre applicables sur leurs territoires respectifs, mais des individus qui se définissent comme les sujets d’une activité commune et les prestataires d’un engagement solennel à respecter les normes de leur pratique.
33De fait, la nature même d’une charte n’est pas contraignante parce qu’elle n’a pas force de loi ; elle n’est là que pour tracer un horizon de principes pour un groupe d’individus ayant un territoire d’intérêts communs. La non-conformité aux normes qu’elle formule ne fait pas l’objet de sanctions et ne les invalide pas, alors que leur respect ne ressortit que d’un engagement personnel et n’entraîne que leur renforcement. Selon le Vocabulaire juridique de Cornu, une charte est un « document définissant solennellement des droits et des devoirs » et, par extension, « un acte inaugural formant la base (en principe) immuable de rapports juridiques durables. Ex. le contrat de mariage882 ». Intéressant exemple que celui du mariage pour ce qui concerne notre problématique. En effet, on peut se demander d’ores et déjà dans quelle mesure les rapports que la Charte de la FIT administre constituent un mariage égalitaire et équitable entre l’auteur et le traducteur.
34D’emblée, la traduction est définie comme « une activité permanente, universelle et nécessaire ». Ce qui peut impliquer que l’existence du traducteur doit être permanente, mondialement répandue et indispensable. Mais alors que nous ne sommes qu’aux considérants, la Charte admet déjà que les conditions d’exercice de son activité ne sont pas optimales :
[...] [E]n dépit des conditions variées dans lesquelles elle est exercée, la traduction doit être reconnue de nos jours comme une profession spécifique et autonome [...]883.
35Les « conditions variées » font sans doute référence aux regrettables situations que l’on peut trouver sur le marché des traducteurs qui sont tantôt exploités par la machine économico-industrielle de la production de masse, tantôt obligés d’offrir leurs services à des prix très bas pour pouvoir obtenir des contrats. La concurrence, à l’âge de la publicité sur Internet, est plus forte que jamais puisque les clients ont tendance à délocaliser leurs commandes, habituellement attribuées aux traducteurs locaux, vers des traducteurs étrangers qui ne réclament une rémunération moins importante que parce que leur niveau de vie est proportionnellement moins important.
36Définie comme un « acte solennel », précisant « les droits et les devoirs du traducteur » et posant « les bases d’un Code moral884 », la Charte commence, au premier chapitre, par l’identification des devoirs, dans pas moins de douze articles, puis poursuit, dans les sept articles suivants, à exposer les droits. Même si la quantité des articles ne devrait pas être significative, force est de constater que la différence, dans le contexte des traducteurs, n’est cependant pas anodine. Car au moment où les devoirs sont largement détaillés, les droits ne le sont pas autant puisque, sur les sept articles, celui consacré au « droit moral » est divisé à lui seul en quatre clauses. Comme une sorte de confirmation de la recommandation qui s’est résolument mise sous l’étendard des conventions internationales sur le DA, la Charte de la FIT semble bien plus décrire le traducteur dans l’obligation de se conformer à des devoirs que dans l’état de bénéficiaire de droits.
37Cela étant, à examiner la trame textuelle de ces articles, on voit apparaître, droits et devoirs confondus, deux réseaux terminologiques contradictoires. En effet, dans un premier temps, on est frappé par l’ambition et la nature de certains termes qui décrivent et qualifient le traducteur, ses qualités, ses tâches et ses mérites : « responsabilité », « refus [...] de déroger », « connaissance », « maîtrise », « culture générale », « compétence », « secret professionnel », « juste rémunération », « travailleurs intellectuels », « création intellectuelle », « droit moraux et patrimoniaux », « paternité », « droit exclusif », « efficacité », « dignité », « expertise », « liberté », « solidarité », etc. Par ailleurs, on se surprend à trouver un autre réseau terminologique, moins important certes, mais quasiment opposé au premier dans les limitations qu’il pose aux même aspects du traducteur et de son travail : « fidèle » (répété deux fois), « fidélité » (répété deux fois), « respecter », « s’abstenir », « concurrence déloyale », « conditions humiliantes », « auteur “dérivé” », « assujetti », « tenu d’obtenir [...] l’autorisation », etc.
38Même si, cette fois, ce sont les aspects positifs attachés au traducteur et à sa profession qui semblent l’emporter sur ceux, plus péjoratifs, de sa subordination, il reste que ces derniers contrastent très fortement avec les premiers au point qu’on peut se demander la raison d’une telle disparité dans les connotations. En effet, que signifie l’insistance de la Charte sur la fidélité du traducteur ? Décrite comme « un devoir moral » et « une obligation de nature juridique885 », la fidélité paraît dépasser le seul cadre d’une option théorique dans le processus de traduction, puisque le traducteur doit non seulement « respecter les intérêts légitimes de l’utilisateur886 », mais en tant qu’« auteur “dérivé” le traducteur est assujetti à des obligations spéciales vis-à-vis de l’auteur887 ». Le traducteur, à l’image de la traduction dans les législations du DA qui la qualifient d’« œuvre dérivée », est un auteur de second degré, voire une sorte d’extraction de l’auteur qui ne se suffit pas d’ailleurs d’être accessoire ou parallèle puisqu’il se veut « assujetti », autrement dit hiérarchiquement positionné vis-à-vis de l’auteur. Voilà qui ne correspond pas au devoir prescrit de ne pas accepter de travailler dans des « conditions humiliantes888 ». Privé de la reconnaissance que connaissent les producteurs de « création intellectuelle889 ». le traducteur doit de plus « s’abstenir » d’être un auteur si ce n’est dans l’ombre de l’auteur. Bien que jouissant « de la plénitude des droits890 » reconnus « aux autres travailleurs intellectuels891 », il ne doit cependant pas « déroger aux devoirs de sa profession892 » qui l’obligent « vis-à-vis de l’auteur de l’œuvre originale893 ».
39Ainsi, le traducteur est non seulement minorisé au regard du monde du DA, mais il semble l’être presque plus encore par l’organisation regroupant toutes les associations de défense de ses droits894. Il est d’autant plus minorisé par ses pairs qu’il ne peut paraître dans la doxa autrement que comme le symbole de la secondarité, la représentation par excellence du suivant, du subordonné. Qu’est-ce que le droit du traducteur aujourd’hui si ce n’est celui que l’on cache dans un « box » à la fois près et loin de l’auteur pour ne pas le laisser parasiter les paroles de ce dernier ? Être traducteur, ce n’est pas vivre dans la marge du vrai texte, c’est à peine prétendre au sous-titrage, au silence.
40Même si la Charte de la FIT a mis un point d’honneur à ne pas directement mentionner les conventions internationales de DA, elle s’est néanmoins alignée sur leur inavouable « sacralisation » de l’auteur, au détriment du traducteur qui en est exclu ou presque. Or, au-delà de ces expressions malhabiles de bonne volonté pour améliorer le sort des traducteurs, que dit l’état de la « profession » sur le terrain de la réalité, au croisement des mondes de l’édition, du commerce et du droit ?
C. Traductions du monde
41On traduit environ dix fois plus depuis les langues européennes que vers elles895. Il s’agit là d’une information certes sommaire sur la publication, la diffusion et les langues des traductions dans le monde, mais d’autres traductologues – sur lesquels nous nous appuierons en partie – nous ont précédé dans l’étude des données qui l’étayent896. Pourtant, sans l’espace nécessaire pour analyser les chiffres à notre disposition grâce à la base de données de l’UNESCO, cette information nous suffira pour tirer quelques réflexions critiques sur la valeur du traducteur dans le monde.
42Venuti rapporte qu’en 1994, au Brésil, 60 % des livres étaient des traductions dont 75 % de l’anglais897. Dans un premier temps, il ne serait pas hâtif d’en déduire un simple constat : l’industrie du livre brésilienne s’appuie de façon essentielle sur les traductions. Sur cette base, on s’étonnera du fait que les traducteurs et les associations qui les représentent898 n’aient pas saisi ce levier commercial pour revendiquer des conditions de traitement et de rémunération, voire des amendements juridiques plus adéquats. Avec une telle dépendance à l’égard de la traduction et la restriction de la langue portugaise aux deux seuls pays qui l’ont pour langue première (le Brésil ayant largement le plus grand nombre d’habitants), il aurait été possible que les traducteurs brésiliens pèsent lourdement dans la balance commerciale du livre. Mais encore une fois : quelle est la première responsabilité éthique du traducteur, si ce n’est de défendre ses propres droits et de chercher à saisir les opportunités offertes par la demande dont ils sont l’objet pour changer non seulement leurs propres conditions, mais également celles de leurs confrères partout ailleurs ?
43En ce qui concerne la langue à partir de laquelle on traduit le plus souvent au Brésil, la dépendance de l’industrie brésilienne du livre à l’égard des sources en langue anglaise atteint les 75 %. Cette seconde information nous invite à considérer que ce mouvement de la traduction dans un pays en développement comme le Brésil (on le qualifie également de semi-industrialisé) s’inscrit non seulement dans la logique de l’influence générale de la culture anglo-saxonne sur le reste du monde, mais également dans celle de la géopolitique des États-Unis qui avaient réuni, en 1910, à Buenos Aires les pays des deux Amériques pour l’accord régional sur le DA du même nom. En effet, on sait que les États-Unis n’ont admis l’intégration d’une convention internationale sur le DA qu’en se faisant accompagner des pays qui ont adopté la même structure législative en matière de DA899. D’ailleurs, cette intégration était bien plutôt une création, voire une légitimation, les États-Unis ayant soumis l’idée de la CUDA dans le cadre de l’UNESCO, tout en ayant dans leur giron les pays d’Amérique latine, partenaires obligés.
44Mais le plus remarquable dans la proportion des traductions faites à partir de l’anglais dans le monde, c’est le mouvement d’acculturation mondiale qui s’y profile. De fait, la traduction des œuvres anglo-américaines, si elle ne confine pas à une sorte d’homogénéisation culturelle, n’en rend pas moins la possibilité très importante, voire dangereusement imminente. C’est ce que prétend L. Venuti qui explique la double conséquence d’une traduction non seulement « fluide900 », mais principalement inspirée de la culture hégémonique anglo-saxonne :
Une industrie du livre, qui sans cesse publie des traductions fluides et ethnocentriques des derniers best-sellers américains – écrits dans le dialecte standard de la langue officielle –, encourage une consommation peu critique à l’égard des valeurs hégémoniques, tout en maintenant les asymétries actuelles qui caractérisent les échanges trans-culturels901.
45En ce sens, on peut se demander quel est le degré de responsabilité du traducteur. En quoi celui-ci peut-il influencer la direction que peuvent prendre les langues de traduction de même que la posture traductive (fluide ou résistante) lorsqu’il répond à un appel d’offres ? En fait, la valeur du traducteur réside essentiellement dans son pouvoir d’initiative à marquer une orientation stratégique dans le choix des « projets traductifs902 » auxquels il est confronté face au texte à traduire. Soumis tantôt à l’orientation générale de la langue qu’il traduit (l’anglais) vers sa langue maternelle, tantôt à la manière de traduire que lui dicte la logique du marché de l’industrie du livre, le traducteur est dévalorisé par le fait même qu’il ne peut faire lui-même ces choix. En revanche, s’il avait le pouvoir d’opter pour le choix qui répond le mieux aux intérêts (quoique lointains) de la formation d’une identité culturelle propre, le traducteur assumerait non seulement une lourde responsabilité dans cette contribution, mais également une autre tout aussi importante et corollaire quant à la valorisation de la traduction et de la profession plus généralement.
46On peut légitimement être sceptique, car même dans le cas où la prérogative serait donnée au traducteur, elle lui serait probablement tout de même reprise, puisque les maîtres du marché qui l’exploitent pour en faire leur propre projet de construction identitaire à échelle nationale, régionale ou encore globale ne se satisferont pas de la présence d’une source de contestation aussi menaçante903. Mais l’histoire, cependant, ne manque pas d’heureux exemples :
À des moments historiques décisifs [...] tout spécialement lors de la chute d’un régime impérial ou colonial, les cultures subordonnées ont adopté une autre tactique. Elles ont attaché une grande importance à la traduction en tant que pratique, non d’une accumulation de capital, mais de formation identitaire, active dans la construction des auteurs et des nations, des lecteurs et des citoyens. Par conséquent, les élites intellectuelles et les institutions académiques ont œuvré pour la promotion de projets de traduction. Et les industries du livre, furent-elles naissantes, privées ou publiques, ont consacré d’importants investissements à la traduction904.
47C’est dire que la responsabilité du traducteur produit elle-même sa propre valeur. En effet, si l’œuvre du traducteur contribue à la formation d’une identité par la « construction d’auteurs et de nations, de lecteurs et de citoyens », c’est que le cycle dont le traducteur semble être l’instigateur peut être non seulement à l’origine d’une œuvre à traduire, mais également d’un public de lecteurs qui aura l’avantage de se distinguer du qualificatif de consommateur pour mériter celui de citoyen.
48Dans le prolongement de l’analyse de Venuti, nous proposons que la résistance à la logique économiste des éditeurs consisterait davantage en une sorte de « désobéissance civile » où les traducteurs déclareraient ne plus vouloir se soumettre (ainsi que leurs éditeurs) aux dictats financiers des multinationales de l’édition au nom des « droits des auteurs905 » qui ne sont, pour la majorité, que des « droits d’éditeurs ». La révolte contre la répression des fonctions culturelles de la traduction906 représenterait un premier pas vers l’aspiration à la dignité. Les auteurs des pays en développement trouveraient une telle initiative salutaire dans la conscience qu’ils ont d’être eux-mêmes marginalisés sur le marché de la littérature mondiale. Si les « pays hégémoniques », où l’on déifie l’auteur et l’originalité, ont réduit le traducteur au point de le considérer comme un auteur de seconde zone907, il n’est pas improbable que les pays en développement, leurs cultures et leurs littératures, ne soient pareillement considérés. Voilà pourquoi c’est surtout dans la faculté du traducteur de refuser sa minorisation, en tant que médiateur interculturel, d’initiateur de rencontres et d’ouverture aux autres cultures, que la résistance à l’invasion économique des cultures hégémoniques est possible.
49Mais le pouvoir dont le traducteur est pourvu pour se rebeller exige avant tout qu’il se libère d’une idée reçue, celle qu’il a fini par tenir pour évidente tant elle a profité d’une promotion que l’imperceptible pouvoir du discours a établi : le droit du traducteur relève du DA908. Ensuite, il doit pouvoir tenir compte de la réalité de son champ d’influence prospectif qui le met aux prises avec un autre acteur que lui-même, l’auteur du livre à traduire et son éditeur : l’utilisateur, c’est-à-dire le lecteur, le public, mais également, à échelle collective, les pays en développement comme utilisateurs des matériaux protégés des pays développés. Au-delà de leurs rôles respectifs, comment se positionnent-ils par rapport au DA en vigueur ? Comment peuvent-ils en tenir compte et en même temps coopérer malgré ce qui les oppose ?
50Retour donc à la Licence obligatoire sur la traduction (LOT).
D. Quatre pôles et un conflit d’intérêts
51Dans cette section, nous tenterons d’explorer les différents pôles d’intérêt dans la géographie juridique des dispositions concernant la LOT dans l’Annexe de Berne909. On peut supposer que les discussions animées qui ont caractérisé les Conférences de Stockholm et de Paris ont été sérieusement influencées par les acteurs du système du DA international, en l’occurrence : les auteurs, les éditeurs, les traducteurs et les usagers en général. La question que l’on peut se poser dès lors est la suivante : comment chaque acteur perçoit-il les dispositions relatives à la LOT ?
52Le DA a été établi afin de reconnaître et de protéger la valeur des œuvres réalisées par les auteurs. Cependant, peu de lumière a été faite sur les droits d’autres acteurs du DA – sauf pour les éditeurs qui peuvent avoir en leur possession des droits concédés par les auteurs. Les usagers sont généralement perçus comme de simples consommateurs armés du seul pouvoir d’achat. Pourtant, ces usagers sont également des individus moraux qui, souvent, interrogent les contenus auxquels ils sont exposés, qu’ils soient culturels, éducatifs ou autres, ainsi que les conditions dans lesquelles ils les reçoivent, qu’elles soient marquées par l’opression ou la liberté, la dépendance ou l’autonomie, etc.910.
53De même, les traducteurs sont perçus comme des figures mineures, seulement capables de produire des « œuvres dérivées ». Si l’on peut présumer que les traducteurs ont accepté le statut de « non-originalité », à qui s’adressent leurs traductions : à l’auteur ou aux usagers ? De plus, quelle est la position actuelle du traducteur dans le schéma quadrilatéral de la LOT par rapport aux pays en développement et où devrait-elle se situer ?
a) La perspective de l’auteur
54Il n’est pas nécessaire de revoir les intérêts divergents qui ont influencé le développement du DA international, particulièrement dans les pays de droit civil ou de tradition continentale en DA. Cette influence a d’ailleurs été clairement sensible dans les Actes de la Conférence de Paris911. Les organisations internationales et non gouvernementales des pays développés, de concert avec les délégués officiels de ces pays, ont appelé au respect des droits des auteurs912. En tant que point de convergence historique de tous les efforts qui ont conduit à la législation multilatérale du DA, la perspective de l’auteur peut sembler quelque peu triviale. Pourtant, l’étendue des droits des auteurs, qui se reflète dans les législations du DA – notamment par rapport à leur prérogative d’user et d’abuser de leur propriété913 – est devenue l’objet d’une critique croissante et a suscité un grand nombre de questions. Quelle est la définition d’un auteur ? Est-ce que l’auteur possède encore le même statut dans la pensée littéraire et philosophique moderne914 ? N’est-il pas temps de repenser et de redéfinir les fondements de « l’auctorialité915 » par rapport à la philosophie des législations du DA ?
55Aussi pertinentes qu’elles soient, il nous faut retarder quelque peu ces questions et tâcher d’abord de nous concentrer sur les implications des plaidoyers des auteurs dans le contexte des LOT. Dans une tentative de comparer l’auctorialité d’un auteur et la propriété de celui-ci dans son œuvre, les délégués des pays en développement ont utilisé, lors de la Conférence de Stockholm, la métaphore de « l’humble figure d’un nain sur les épaules d’un géant ». L’image se fonde sur l’idée qu’un auteur n’est pas, en réalité, un créateur ex-nihilo, un démiurge qui possède le privilège absolu d’exploiter ses droits. Elle s’appuie également sur la théorie selon laquelle l’ensemble des contributions de l’auteur au patrimoine de l’humanité n’est rien de plus que la reformulation actualisée de l’héritage commun. En somme, c’est la valeur et la définition de l’originalité absolue qui est ici mise en question. Corollairement, c’est le concept de propriété absolue qui est relativisé.
56Ainsi, si la nature de l’auctorialité est mise en cause en raison d’une problématique qui concerne l’originalité – elle-même reproduite dans le concept de propriété – les utilisateurs pourraient avoir des droits plus importants qu’on ne le penserait au premier abord. En effet, le concept de l’héritage reformulé trouve confirmation dans la politique qui sous-tend les licences obligatoires pour les pays en développement. L’obligation pour les auteurs de concéder la traduction et la reproduction de leurs œuvres est fondée sur le principe de partage innovateur des formulations du patrimoine culturel humain avec des pays qui ne peuvent traduire ou reproduire des œuvres avec des moyens et une efficacité comparables à ceux des plus riches. De fait, c’est justement parce que le système de la licence obligatoire de l’Annexe relativise quelque peu la propriété qu’il y a là une possibilité pour les auteurs de considérer l’aspect non économique de leur concession et de voir ainsi les licences obligatoires comme une contribution en vue du progrès de l’éducation et de la culture des pays en développement.
57Cependant, les aspects économiques concernant les licences obligatoires soulèvent une autre question : est-ce que, pour les auteurs, les incitations économiques sont une motivation à la création littéraire et artistique ? Si c’était le cas, les arguments mis en avant par les pays en développement à Stockholm916 et à Paris917 seraient justifiés sans discussion. Sans déconsidérer la légitimité de l’argument de l’incitation économique, il faudrait néanmoins se poser les questions suivantes : pourquoi écrire, pourquoi publier et pourquoi l’immodestie qui consiste à disséminer ce qu’on a écrit ? Nullement originales en elles-mêmes, elles ont déjà été longuement discutées :
Le type fondamental d’argument utilisé pour justifier la création d’une propriété intellectuelle se résume dans le fait que de tels droits incitent les gens à s’engager dans des activités couvertes par un droit particulier [...]. L’histoire nous dira peut-être si les droits d’auteurs sont l’unique voie à prendre par une société qui veut encourager l’invention et l’innovation. [...] L’histoire nous apprendra peut-être que le rapport entre [la propriété intellectuelle], la science et le développement économique est contingent et local plutôt que nécessaire et universel918.
58C’est dire que non seulement le système de propriété intellectuelle doit être relativisé, mais également le DA qui en relève. Ce sont les contingences à la fois culturelles, philosophiques, économiques et politiques des pays ou régions concernés qui devraient dicter les conditions d’émergence d’un système de protection des œuvres de l’esprit. Bien que ce ne soit pas le lieu d’en discuter, il nous suffit de signaler que la justification économique du DA est quelque peu exagérée. Cela est particulièrement évident lorsqu’on estime les bénéfices qui pourraient être faits par les pays en développement sur les plans de l’éducation et de la recherche s’ils n’étaient pas sollicités en frais de licences de traduction et de reproduction et en laborieuses procédures administratives pour les obtenir. En tenant pour acquis, bien entendu, que les intellectuels des pays développés soient suffisamment compréhensifs et aient un intérêt pour le développement de l’humanité en général, et pas uniquement dans le cadre de leur société restreinte.
b) La perspective de l’éditeur
59L’éditeur est un autre acteur important des conflits d’intérêts que le DA met en jeu. Bien que leur intérêt économique puisse être plus immédiatement perçu, les éditeurs ont, avec l’auteur qu’ils publient, des intérêts identiques en regard de l’impression et de la diffusion de l’œuvre. De fait, l’éditeur représente pour le traducteur le même moyen que celui dont dispose l’auteur afin de parvenir aux utilisateurs de l’œuvre. En ce sens, le traducteur doit être traité par son éditeur de la même manière qu’un auteur, dans la mesure où le soutien de l’éditeur représente en quelque sorte une chance pour l’auteur et pour le traducteur d’établir ou de construire leur image sur le marché.
60Dans certaines situations, l’éditeur est également propriétaire des droits d’auteur. En la circonstance, l’auteur est considéré comme le premier générateur de l’œuvre, mais il est payé une somme forfaitaire pour la cession de ses droits de son œuvre à l’éditeur. Son intérêt économique étant souvent assimilé à celui de l’auteur, on voit bien que l’éditeur est un parti important dans la configuration du système de la LOT.
61Cela dit, rappelons que ce système919 ajoute encore un autre acteur : l’éditeur du traducteur dans le pays en développement. Dans ce genre de situation, il appartient à l’éditeur de représenter l’œuvre initiale, telle que publiée dans le pays développé, et de la transformer en un produit marchand dans la langue du pays en développement concerné.
62Les difficultés auxquelles les « éditeurs originaux920 » sont confrontés ont en ce sens été abondamment discutées ailleurs :
On a reconnu depuis longtemps que l’édition est une entreprise complexe, étant à la fois une société commerciale et une institution culturelle. Elle suscite des implications et des relations internationales qui ont un impact culturel énorme. Les traductions, les questions de droit d’auteur et le rôle des éditeurs internationaux constituent, par exemple, des questions internationales. [...] Dans le Tiers monde, en particulier, [l’édition] est intimement liée au système d’éducation [...]. [Elle] dépend des infrastructures institutionnelles de l’éducation et des bibliothèques dans l’approvisionnement en livres institutionnels [...]. Puisque les fonds publics financent en majeure partie l’édition, l’industrie du livre est directement influencée par les politiques gouvernementales relatives aux bibliothèques, au prix du papier [...]921.
63« L’éditeur dérivé » est, en revanche, perçu comme l’un des acteurs les plus critiques du système de DA international :
Sans conteste, le régime international du droit d’auteur a été conçu pour protéger les intérêts des grandes nations de l’édition et beaucoup de pays industrialisés ont adopté le droit d’auteur uniquement lorsque cela avait servi leur intérêt ; le droit d’auteur n’a pas vu le jour avec le désir d’une circulation libre du savoir et des idées922.
64Cette affirmation soulève la question du contrôle de l’information et du savoir, pas seulement comme source de revenu, mais également comme un moyen de promotion pour le développement de l’éducation, de la technologie et de la culture. De fait, les arguments mis en avant par les pays développés, justifiant le haut niveau de protection du DA dans le cadre des conventions du DA international, sont considérés par certains commentateurs comme suspects :
[B]eaucoup de personnes dans le Tiers monde ont le sentiment que le droit d’auteur international ne sert pas leurs meilleurs intérêts. Cela n’est pas difficile à comprendre lorsque l’on reconnaît que nombre de pays industrialisés ont commencé à observer le droit d’auteur international lorsqu’ils ont senti que ce droit s’accordait avec leurs besoins particuliers. Nombre de pays industrialisés trouvent encore des moyens [de] contourner les questions du droit d’auteur lorsqu’ils jugent cela nécessaire923.
65Plus précisément, la préoccupation de « l’éditeur dérivé » ne touche pas seulement le soutien insatisfaisant qu’offrent les dispositions de la LOT924, mais vise également le phénomène de globalisation qui affecte l’industrie du livre :
Sans conteste, les multinationales de l’édition jouissent d’une grande influence dans la configuration internationale du livre : elles établissent les standards pour les textes et sont capables, dans certains marchés, de dominer la production et la vente de livres. Ces dernières années, elles ont commencé de publier dans les langues du Tiers monde et ont ainsi élargi leur aire d’influence. Les branches de ces multinationales de l’édition dans des pays tels que le Zimbabwe, le Nigeria, l’Inde et la Malaisie sont très actifs dans la production de livres en langues locales destinés à des marchés spécifiques925.
66Et l’auteur d’ajouter encore que
[...] |l]e développement de nouvelles technologies dans le domaine de l’édition aura pour conséquence une diffusion accélérée de l’utilisation du savoir. Cette diffusion accélérée, à son tour, permettra aux utilisateurs d’un tel savoir de réaliser des progrès dans d’autres nouvelles technologies, qui poseront les fondations des futures plus importantes industries du monde [...]926.
67Le progrès continu des pays en développement semble s’apparenter à un plan stratégique pour encercler les pays en développement par des exigences qui les placent perpétuellement en position de dépendance. Cette idée recoupe le phénomène de « l’impérialisme culturel927 ». En ce sens, les pays en développement sont foncièrement perçus comme des consommateurs de propriété intellectuelle, tels que les films et la musique importés des pays développés. Cette situation a même déclenché une conception encore plus radicale de ce qui est communément appelé DA928.
68On peut en conclure que les politiques établie en matière d’auctorialité et de l’édition sont indéniablement influencées par les avantages technologiques et éducatifs que possèdent les pays occidentaux par rapport aux pays en développement. Les régimes de DA internationaux sont considérés comme les instruments privilégiés pour le maintien de ces politiques. Et le droit bénéficie de ses pouvoirs normatifs afin de prévaloir en cas de conflits d’intérêts. Il est difficile non seulement d’ignorer la loi, mais plus encore de la changer. Mais l’un de nos défis consiste justement à tenter de surmonter la difficulté en critiquant et en déconstruisant ces concepts juridiques929.
c) La perspective du traducteur
69Avant de nous occuper du légendaire devoir de fidélité du traducteur envers l’auteur ou l’utilisateur, il est important d’examiner ses positions légale, symbolique, historique et politique930.
70De fait, les pays en développement sont intéressés de savoir « qui » traduit les œuvres dans leurs langues. Cela est particulièrement important dans la mesure où la traduction n’est pas seulement celle de mots et d’idées, mais également une traduction de cultures et de valeurs.
71Ainsi, il est important pour les pays en développement d’avoir leurs propres traducteurs qui évaluent les œuvres pour s’assurer d’une adaptation adéquate à leur société. En ce sens, la Recommandation de Nairobi encourage les États membres à adopter des standards exigeant des traducteurs un devoir « linguistique et stylistique » ainsi que le devoir de garantir qu’une traduction soit fidèle à l’original931. Bien que la Recommandation affirme le droit de l’auteur de l’œuvre originale, elle ne nous renseigne pas outre mesure sur les utilisateurs de la traduction.
72La position du traducteur en regard de l’auteur a été un important sujet de débats. En effet, l’influence des conventions internationales de DA actuelles sur les institutions défendant les droits des traducteurs est perçue par certains de manière quelque peu insatisfaisante. Par exemple, certains commentateurs ont accusé la Recommandation de Nairobi de s’aligner directement sur la CUDA et la Convention de Berne. Ils affirment que ces institutions devraient être plus respectueuses des traducteurs.
Mettre en valeur l’autonomie de la traduction en tant qu’œuvre originale revient à séparer l’auteur du traducteur. Mais l’originalité qui donne aux traducteurs le droit a la protection juridique n’est manifestement pas la même que celle des auteurs étrangers, qui continuent de jouir du « droit exclusif de faire et d’autoriser la traduction de leurs œuvres » (article 8). La recommandation de l’UNESCO relative à l’amélioration du statut des traducteurs [...] reprend, en fait, ce que dit la Convention de Berne et maintient ainsi la subordination des traductuers aux auteurs des œuvres sous-jacentes (article II.3)932.
73Le point que soulève Venuti933 est que la position légale et symbolique du traducteur dans le domaine du DA a besoin d’être revue. D’un point de vue objectif, note Venuti,
[l]orsque le droit d’auteur traite les œuvres dérivées, il contredit son principe-clé, à savoir que l’auctorialité consiste en une expression originale, et de là que la protection juridique est uniquement accordée aux formes, non aux idées [...]. Dans la loi actuelle, le producteur d’une œuvre dérivée est et n’est pas un auteur. Cette contradiction indique que le droit d’auteur doit protéger quelque chose d’autre au détriment des œuvres dérivées comme les traductions934.
74La conception juridique de la traduction des pays développés pourrait bénéficier d’une plus grande attention. Bien que le traducteur jette des ponts entre les cultures et qu’il établisse un dialogue entre peuples éloignés, les conventions actuelles de DA semblent ne pas faire grand cas de ces efforts. À moins que les conceptions des pays développés ne changent, il ne semble y avoir aucune véritable incitation pour les traducteurs à traduire.
75D’un point de vue plus subjectif, l’effort du traducteur est également stigmatisé par le qualificatif d’œuvre « dérivée ». Cette caractéristique de non-originalité est fermement établie depuis la naissance du concept de propriété de l’œuvre. En effet, lorsque les auteurs acquièrent, en vertu de la loi, un titre de propriété sur leur œuvre, le statut d’« originalité » leur est immédiatement assuré935. Cependant, ladite originalité est de plus en plus remise en question en dehors des pays développés, puisque
les hypothèses concernant le tout puissant original sont remises en question, et la principale source de ce défi provient [...] de l’extérieur du cadre sécuritaire des barrières et des murs en brique bien tenus de l’Europe936.
76Par ailleurs, la traduction n’est pas une pratique historiquement innocente. Certains commentateurs ont considéré la traduction comme un instrument de domination au point qu’il fut reconnu que « la colonisation et la traduction allaient de pair937 ». Que signifie cette assertion dans le contexte des conventions internationales de DA actuelles ?
77Les pressions exercées par les pays développés, manifestées notamment lors des deux dernières révisions de la Convention de Berne, peuvent être perçues comme le signe d’une attitude de domination volontairement perpétuée par les pays industrialisés sur les pays en développement. Bien que des amendements aient été tentés par ces derniers, ils ont tous avorté et ont minimisé l’efficacité des dispositions favorables de l’Annexe de la Convention de Berne, spécialement proposées pour rencontrer leurs besoins938.
78La perspective de certains traductologues souligne de quelle manière le pouvoir du langage a des implications plutôt problématiques. Ils mettent en évidence le fait que ce qui détermine la domination ou le choix d’une langue dans une région du monde en développement tient à l’influence continue de la colonisation passée. L’un des auteurs a noté par exemple :
[L]es colonisateurs belges de ce qu’est devenu plus tard le Congo ont sélectionné la shaba Swahili, ainsi qu’un dialecte mineur parlé par quelques centaines d’Africains, pour devenir la lingua franca ou la « langue véhiculaire » de l’empire, et se sont systématiquement mis à le propager à travers le territoire sous leur contrôle pour qu’après l’indépendance en 1960 la langue puisse compter plusieurs millions de locuteurs939.
79À la lumière de ce qui précède, à quel point la catégorie de « langue d’utilisation générale » de l’Annexe de la Convention de Berne est-elle légitime ? Comment la loi gère-t-elle ces distorsions de l’histoire ? Y a-t-il quelque possibilité pour que les conventions internationales futures puissent un jour prendre en considération ces injustices passées ou changer l’orientation des injustices en cours dans les pays en développement ?
d) La perspective de l’utilisateur
80L’importance de la perspective de l’utilisateur dans la situation qui nous occupe est étayée par le fait que les utilisateurs sont précisément les pays en développement. En fait, tout notre propos dans cette section nous oriente vers l’intérêt de ce groupe très hétérogène. Il serait juste cependant – par rapport à la dispute de la LOT – de prendre en considération le cœur de l’argument économique des pays développés et de formuler, de façon temporaire, une proposition expérimentale940 qui afficherait plus d’empathie envers les pays les plus défavorisés. D’ailleurs, toute proposition de réforme devrait en principe, du moins pour commencer, être inspirée de ce qui se pratique déjà au niveau national dans certains pays industrialisés (p. ex., les États-Unis).
81Une décision relativement récente du congrès états-unien pourrait constituer le cadre d’une nouvelle sorte d’exception ou littéralement d’« utilisation équitable » (fair use) pour la traduction. En 1996, le Congrès des États-Unis amenda sa législation du DA pour appliquer un nouveau chapitre : § 121941. Celui-ci autorise certaines organisations à copier et à distribuer pour les aveugles et les malvoyants des œuvres protégées942.
82L’analogie que nous proposons n’a d’autre objectif que celui de montrer qu’il existe des dispositions dans le DA actuel qui peuvent avoir pour vocation d’aider les plus défavorisés. En fait, le § 121 minimise les dommages pour l’écriture braille et « d’autres formats spécialisés ». Il n’aurait d’ailleurs même pas été promulgué si le braille et les autres formats en question pouvaient être une source significative de dommages (« manque à gagner ») pour les propriétaires de droits d’auteur.
Ces formats spécialisés, tels que les exemplaires en Braille ou les enregistrements sonores de lectures orales (livres audio), ne sont ordinairement pas publiés par les éditeurs aux fins d’une distribution commerciale943.
83En ce sens, notre suggestion est que les pays les moins développés (PMD) ne seraient pas non plus une source de manque à gagner pour les auteurs et les propriétaires de droits d’auteur. Il nous semble que les PMD méritent d’être traités avec plus de compréhension et de flexibilité. De fait, c’est ce même type de disposition qui devrait être appliqué aux pays en développement à la place de l’actuel système de licence obligatoire de l’Annexe de la Convention de Berne. Même si cette thèse devrait être appuyée par des chiffres et des statistiques, il nous suffit pour le moment de poser une stratégie d’approche pour une éventuelle entreprise ultérieure.
84Première étape : Sélectionner les PMD en fonction des critères de l’ONU944. Ces pays ne devraient pas être choisis seulement sur la base de la carence de moyens matériels, mais également selon leurs ressources humaines : les enseignants, les intellectuels en général, les artistes et tous autres individus (ou institutions) qui contribuent à la vie éducative et culturelle des pays en question. Sur ce plan, la sélection devrait s’accomplir prioritairement avec l’appui de l’UNESCO qui est l’organisation la plus pertinente pour mesurer ces aspects et qui possède une base de données non négligeable relative à ces questions.
85Deuxième étape : Faire l’inventaire du nombre de produits locaux qui peuvent être répertoriés comme objets de protection par le DA. Cet inventaire ne devrait pas seulement inclure les œuvres artistiques (musique, chants, théâtre, livres traduits et originaux, émissions radio ou télédiffusées, etc.), mais également les œuvres traditionnelles locales telles que les histoires orales des conteurs, les représentations et motifs traditionnels sur toute sorte de supports, les sculptures religieuses, les danses rituelles et d’autres éléments relatifs à l’héritage des peuples indigènes.
86Troisième étape : Faire l’inventaire des pays qui ont intégré, dans leurs législations nationales sur le DA, les dispositions de l’Annexe de Berne. Les pays développés devraient aussi favorablement prendre en considération les pays qui se sont prévalus des articles II et III de la même Annexe945.
87Quatrième étape : Collecter toute information concernant les raisons concrètes d’utiliser ou de ne pas utiliser les dispositions de l’Annexe. Cette information pourrait être recueillie par l’entremise des officiels gouvernementaux qui ont affaire avec la LOT, d’institutions éducatives, d’éditeurs, de traducteurs ou encore de toute autre instance pertinente.
88Cinquième étape : À l’échelle de ce qui est actuellement pratiqué dans le domaine de la LOT, et en fonction de l’inventaire obtenu à la deuxième étape, calculer les bénéfices qui ont été réalisés par les ayants droits grâce aux rémunérations de la LOT. Ensuite, mesurer ces bénéfices en regard du revenu total ayant résulté des ventes au sein des pays développés pour les propriétaires des droits.
89Sixième étape : Les bénéfices obtenus par les rémunérations des LOT devraient être si négligeables qu’ils ne constitueraient pas, par conséquent, un manque à gagner pour les propriétaires des droits d’auteur s’ils les concédaient gratuitement aux utilisateurs ressortissants des PMD.
90Un autre argument en faveur de la LOT peut cependant être avancé. La résistance des propriétaires de droits d’auteur à faire des concessions sur la protection du DA en faveur des pays en développement est moins compréhensible à l’âge de la technologie numérique qu’à l’âge du livre imprimé. Les propriétaires d’œuvres protégées n’ont pas besoin de craindre l’importation et la dissémination de copies numériques piratées (surtout les CD et DVD produits dans les pays en développement sous le couvert de la LOT). Il est très peu probable que des PMD aient des copies piratées d’œuvres imprimées pour être republiées avantageusement dans des pays en développement, puis exportées à nouveau vers le pays de publication originale. Les œuvres piratées y sont très peu courantes parce que a) les douanes des États-Unis et de l’Europe ont des lois rigoureuses sur la contrefaçon et l’importation d’œuvres protégées par le DA ; b) le marché des œuvres imprimées est lentement, mais sûrement, remplacé par le marché des œuvres numériques ; c) si les politiques des pays en développement soutiennent sérieusement l’éducation et la recherche, ces pays doivent avoir des lois d’exportation strictes et donner une priorité évidente à la diffusion des matériels imprimés parmi des populations, tantôt éduquées et tantôt non éduquées, plutôt que de céder à l’impérialisme culturel.
91Si le Copyright Act des États-Unis permet la reproduction pour les aveugles et autres personnes handicapées visuelles sous le couvert de la doctrine d’exception de l’utilisation équitable – autrement dit : pas de droits à payer, ni d’autorisation à obtenir ni de retards administratifs à subir –, pourquoi ne pas imaginer une pareille doctrine en faveur des PMD ? Pourquoi pas cette solution plutôt que celle du laborieux système des licences obligatoires946 ? Beaucoup de PMD, ayant un grand nombre de langues locales (et de territoires), ne constitueront ni un marché significatif ni une source de pertes pour les éditeurs des pays développés. Les livres demeurent des objets de large consommation dans les pays en développement (pas d’alternatives) et le besoin y est beaucoup plus fondamental qu’il ne l’est dans les pays développés, compte tenu du développement des technologies d’Internet et du livre électronique (e-book)947.
92En fait, une grande responsabilité politique repose sur les pays en développement qui doivent se concentrer sur l’éducation fondamentale de leurs populations. Une éducation fondamentale peut être développée par la dissémination effective de programmes d’alphabétisation de qualité appuyés par des matériels imprimés adaptés, outre le besoin parallèle pour ces pays en développement de progresser sur le plan de la technologie numérique sans pour autant tomber dans l’excès qui peut confiner au complexe du « progrès à tout prix ».
2. Invisibilité du traducteur
93L’invisibilité du traducteur est le constat que fait Lawrence Venuti quant à la traduction de la littérature dans les pays anglo-saxons948. Pour lui, l’absence de traces lexicales ou syntaxiques spécifiques à la langue source donne l’illusion que la traduction ainsi conçue serait celle que l’auteur aurait faite dans la langue cible. Le traducteur est invisible en ce qu’il fait tout ce qui est en son pouvoir pour s’effacer et laisser croire que le texte traduit est un texte original. Venuti rapporte essentiellement les raisons qui motivent cette optique traductive a des considérations socio-économiques qui poussent le traducteur au retranchement de l’invisibilité. Plus la langue de la traduction est fluide, plus elle a de chances d’être favorablement et largement accueillie.
94De plus, pour Venuti, ce rapport à la traduction nous informe corollairement sur celui que la culture anglo-saxonne semble avoir avec la création littéraire elle-même, ou plus précisément « l’auctorialité » (authorship). En effet, dans le contexte anglo-américain, cette dernière est fondamentalement conçue dans la transparence de la représentation de soi, sans facteurs de médiation linguistique, culturelle ou sociale qui risqueraient de compromettre l’originalité de l’œuvre949. L’intention de l’auteur possède une telle valeur de vérité que seule l’œuvre originale est prise en compte pour mesurer cette intention. En conséquence, si seul l’original peut être un original, alors la traduction ne peut qu’être secondaire, une œuvre que l’on dirait « intrinsèquement » de seconde zone. De même, dans la mesure où la traduction, telle qu’elle est conçue dans le cadre anglo-saxon du moins, confine à l’illusion de la présence auctoriale, l’association du traducteur au mouvement de la création littéraire ne semble être possible qu’à la condition pour lui de s’effacer. Ainsi, la marginalité du traducteur n’est pas seulement le fait d’une occultation du monde littéraire, mais surtout d’une conception que le DA anglo-américain a contribué à ancrer dans la doxa. En effet, Venuti rappelle que la doctrine du copyright considère la traduction comme une « œuvre dérivée » (derivative work), que le DA est exclusivement dévolu à l’auteur et que toute traduction ne peut voir le jour qu’après autorisation de sa part (ou du détenteur des droits). Rien de bien nouveau par rapport à ce que nous avons pu découvrir plus haut dans les conventions internationales de DA. Cependant, on notera avec intérêt que, pour Venuti, le DA est non seulement une des causes principales de la secondarité du traducteur, mais également de la subordination du traducteur vis-à-vis de l’auteur950.
95Par ailleurs, prenant la mesure d’une réalité qui semble presque fatale, Gouanvic – se référant justement à l’ouvrage de Venuti – affirme nonchalamment que « la traduction est une pratique paradoxale par son statut, du fait qu’elle est à la fois généralisée et invisible951 ». L’invisibilité que constate Venuti est, pour lui, matière à dénonciation, alors que, pour Gouanvic, la description objective de la traduction « dans les échanges artistiques, littéraires [...] internationaux » est comme invisible et ne semble relever que d’une réalité qu’il faut reconnaître952.
96En somme, le traducteur étant à la traduction ce que l’auteur est à l’œuvre originale, non seulement il est souhaitable qu’il s’efface, mais la doxa juridique autant que la pratique traductive d’une grande majorité de traducteurs dans le monde souligne cet effacement comme relevant d’un devoir, d’une éthique du rapport à l’original et à son auteur. Le respect de l’œuvre originale comme un absolu relevant de l’ordre de la création (par opposition à la dérivation) est si bien incrusté dans le discours qu’il en a, par la même occasion, fondé une sorte d’éthique de la « répression », dirait Venuti, de toute spécificité, voire de l’existence même de la traduction et du traducteur dans la relation.
97Cependant, le traducteur est bien là. Mais en a-t-il le choix ? Peut-il, malgré les courants répressifs du discours et des idées reçues, choisir de ne pas être invisible ? Serait-il possible que le traducteur ait l’insigne privilège de pouvoir jouir de ce dont d’autres ont tant rêvé : disparaître et apparaître à volonté ? Un nouveau Gygès ?
A. Les choix de Gygès
98Dans La République de Platon, œuvre éminemment politique, le philosophe, par la bouche de Glaucon, l’un des interlocuteurs de Socrate, raconte l’histoire d’un berger nommé Gygès pour soutenir l’opinion selon laquelle les gens ne pratiquent pas la justice pour elle-même, mais simplement par peur de ce qui leur arriverait s’ils ne le faisaient pas.
99Alors que Gygès gardait son troupeau dans le pâturage, survint un tremblement de terre qui creusa un gouffre profond où il descendit afin d’explorer. Là, il découvrit une bague sur le doigt d’un cadavre, puis remonta à la surface. Plus tard, il se rendit compte qu’à chaque fois qu’il tournait le chaton de la bague vers l’intérieur de la main, il devenait invisible ; et qu’en faisant l’inverse, il redevenait visible de nouveau. Tout enorgueilli du pouvoir que lui procurait l’anneau, il en profita pour s’emparer impunément de ce qui lui plaisait tout en conservant sa condition humaine. Au point qu’il finit un jour par s’introduire auprès de la reine qu’il séduisit et avec laquelle il fomenta l’assassinat du roi dont il prit la place.
100Le retour sur un mythe fondateur de la philosophie politique occidentale, dans le cadre de notre travail sur le droit du traducteur, est l’occasion de nous interroger sur les choix possibles de ce dernier. En effet, alors que Venuti semblait indiquer que la tendance de la traduction anglo-saxonne se faisait dans le sens de l’effacement de son agent, le mythe de Gygès offre une double alternative : soit A) l’individu choisit de tourner le chaton de l’anneau vers l’intérieur, de se rendre invisible, ce qui le place devant un autre choix : ou bien a) il agit avec justice, ou bien b) avec injustice ; soit B) en choisissant de tourner la bague vers l’extérieur, l’individu choisit de se rendre visible et se trouve face à une nouvelle possibilité : ou bien a) il agit avec justice ou bien b) avec injustice.
101Afin de pondérer les différentes attitudes possibles du traducteur dans son rapport avec le texte original et, par là, dans sa propre traduction, nous examinerons respectivement les conséquences éthiques des quatre choix qui se sont présentés à Gygès : justice ou injustice dans l’invisibilité ; justice ou injustice dans la visibilité.
102Dans un premier temps, Gygès est invisible et profite de la situation en s’immisçant dans l’intimité des individus et en s’emparant des biens d’autrui. Conformément à l’objectif de Glaucon, l’histoire montre que la nature humaine est telle que le berger ne pouvait qu’agir injustement et se laisser glisser sur la pente des tentations. Pour l’interlocuteur de Socrate, la démonstration est faite que l’action juste de l’être humain et son intégrité ne sont fonction que d’un intérêt plus ou moins immédiat. Il n’agit pas de façon juste de son propre fait, mais seulement s’il sait qu’il va être sanctionné par les hommes. Personne n’est juste volontairement mais par contrainte, la justice n’étant pas un bien individuel, puisque celui qui se croit capable de commettre l’injustice la commet. Gygès est injuste parce qu’il est humain, trop humain.
103Toujours dans le cas où Gygès est invisible, mais en supposant cette fois-ci qu’il soit habité par un sentiment de justice, on pourrait l’imaginer, contrairement à la situation précédente, agissant de manière juste et s’abstenant de tomber dans les pièges des désirs auxquels son pouvoir exceptionnel l’expose. Ainsi, Gygès serait en quelque sorte un bienfaiteur, à la manière de Rousseau lorsqu’il s’imaginait porter l’anneau dans la sixième promenade de ses Rêveries :
Si j’eusse été possesseur de l’anneau de Gygès, il m’eût tiré de la dépendance des hommes et les eût mis dans la mienne. Je me suis souvent demandé, dans mes châteaux en Espagne, quel usage j’aurois fait de cet anneau [...]. Toujours juste sans partialité et toujours sans faiblesse, je me serais également garanti des méfiances aveugles et des haines implacables [...]. Peut-être aurois-je eu dans des moments de gaieté l’enfantillage d’opérer quelquefois des prodiges : mais parfaitement désintéressé pour moi-même et n’ayant pour loi que mes inclinations naturelles, sur quelques actes de justice sevére [sic] j’en aurois fait mille de clémence et d’équité. Ministre de la providence et dispensateur de ses lois selon mon pouvoir, j’aurois fait des miracles plus sages et plus utiles que ceux de la légende dorée et du tombeau de St Médard953.
104Au cœur de sa rêverie, Jean-Jacques est pris dans la douceur de son imagination et se met à exprimer les bienfaits qu’il voudrait prodiguer à ses semblables. Or, à suivre quelque peu les prodiges que provoqueraient les « inclinations naturelles » du « Ministre de la providence » qu’il s’imagine être, on se rend compte que la pointe acérée de l’esprit du philosophe veille toujours et qu’il finit par reconnaître l’impossibilité de la tâche s’il devait se prévaloir d’un pareil pouvoir :
Il n’y a qu’un seul point sur lequel la faculté de pénétrer partout invisible m’eût pu faire chercher des tentations auxquelles j’aurois mal résisté et une fois entré dans ces voies d’égarement, où n’eussé-je point été conduit par elles ? Ce seroit bien mal connoitre la nature et lui-même que de me flatter que ces facilités ne m’auraient point séduit, ou que la raison m’auroit arrêté dans cette fatale pente. Sûr de moi sur tout autre article, j’étois perdu par celui-là seul. Celui que sa puissance met au-dessus de l’homme doit être au-dessus des foiblesses de l’humanité, sans quoi cet excès de force ne servira qu’à le mettre en effet au-dessous des autres et de ce qu’il eût été lui-même s’il fût resté leur égal954.
105En fait, l’action juste accomplie derrière le voile de l’invisibilité est un objectif littéralement surhumain. Nul n’est capable d’agir ainsi à moins d’être divin. En plus d’agir conformément à la justice, il faudrait encore « concourir à la félicité publique » et faire du bien à tous ses semblables, furent-ils « aimables » ou « méchants ». À l’instar de Rousseau lorsqu’il croyait que les deux seules conditions pour l’accomplissement de l’action bonne, c’est d’être libre, en étant invisible comme Gygès, ou à la fois libre et puissant comme Dieu lui-même :
Si j’étois resté libre, obscur, isolé, comme j’étois fait pour l’être, je n’aurois fait que du bien : car je n’ai dans le cœur le germe d’aucune passion nuisible. Si j’eusse été invisible et tout-puissant comme Dieu, j’aurois été bienfaisant et bon comme lui. C’est la force et la liberté qui font les excellents hommes. La faiblesse et l’esclavage n’ont jamais fait que des méchants955.
106Pour Rousseau, liberté et puissance devaient être garants de la justice. Mais découvrant peu à peu que l’être humain n’est au fond que le faible esclave de sa présence au milieu des hommes et de ses propres passions, il décide finalement – par un geste qu’on peut assimiler à une certaine justice – que même s’il avait l’anneau de Gygès, il ne l’utiliserait pas et que la seule façon de ne pas s’exposer aux devoirs qui, au lieu de lui procurer bonheur et satisfaction, le contraignent et l’écrasent de malheur, c’est encore de fuir la société.
Tout bien considéré, je crois que je ferai mieux de jeter mon anneau magique avant qu’il m’ait fait faire quelque sottise. Si les hommes s’obstinent à me voir tout autre que je ne suis et que mon aspect irrite leur injustice, pour leur ôter cette vue il faut les fuir, mais non pas m’éclipser au milieu d’eux956.
107À hauteur d’homme, il semble que les implications de l’invisibilité ne soient pas soutenables. Être invisible et injuste, c’est condamner l’humanité entière à être l’esclave de la dictature, de l’abus. Être invisible et juste, c’est se condamner à transcender sa condition humaine. L’échec, dans ces deux cas de figure opposés, est donc la conclusion naturelle à laquelle semble aboutir l’auteur de La République :
Si donc il existait deux anneaux de cette sorte, et que le juste reçût l’un, l’injuste l’autre, aucun, pense-t-on, ne serait de nature assez adamantine pour persévérer dans la justice et pour avoir le courage de ne pas toucher au bien d’autrui, alors qu’il pourrait prendre sans crainte ce qu’il voudrait sur l’agora, s’introduire dans les maisons pour s’unir à qui lui plairait, tuer les uns, briser les fers des autres et faire tout à son gré, devenu l’égal d’un dieu parmi les hommes. En agissant ainsi, rien ne le distinguerait du méchant : ils tendraient tous les deux vers le même but. [...] Car si quelqu’un recevait cette licence dont j’ai parlé, et ne consentait jamais à commettre l’injustice, ni à toucher au bien d’autrui, il paraîtrait le plus malheureux des hommes, et le plus insensé, à ceux qui auraient connaissance de sa conduite ; se trouvant mutuellement en présence ils le loueraient, mais pour se tromper les uns les autres, et à cause de leur crainte d’être eux-mêmes victimes de l’injustice957.
108Bien que l’alternative de la visibilité en tant que telle n’ait pas été l’objet d’une réflexion approfondie par Platon et Rousseau, parce que tel est l’état normal de l’être humain, nous considérerons cette condition comme un autre choix possible et parions, de surcroît, qu’il sera riche d’enseignements du fait même de sa supposée banalité.
109En effet, il reste l’éventualité non explorée pour Gygès de choisir de ne pas tourner le chaton de son anneau vers l’intérieur et de demeurer visible. En pareille situation, quelle devrait être l’attitude du berger ? Sera-t-il juste ou injuste ? Dans le cas où il agirait avec injustice, il sait qu’il serait immédiatement stigmatisé par la société des hommes. Peut-être même que, selon la thèse de Glaucon, il s’abstiendrait totalement d’agir ainsi par contrainte politique, par crainte d’être condamné et réprimé. Somme toute, si ce n’était l’anneau magique, la conséquence logique de tous ses méfaits ne serait autre que la proscription, le bannissement, l’effacement. En voulant être visible dans l’injustice, Gygès serait immanquablement conduit à devoir disparaître malgré lui. Alors que Rousseau finit par se résoudre à ne pas se prévaloir du pouvoir de l’anneau et se résigne volontairement à l’exil, Gygès aurait pareillement été réduit au ban s’il s’était évertué à commettre les actes répréhensibles commis dans l’anonymat de l’invisibilité. Au fond, la conséquence est la même : la visibilité dans l’injustice conduit à son contraire.
110Enfin, après avoir invalidé les trois précédentes options, il nous reste à évaluer la dernière possibilité – que nous retiendrons en dernière instance : la visibilité dans la justice. C’est la situation initiale de Rousseau au début de la sixième rêverie. Flatté d’être reconnu par le petit enfant qui lui demandait la charité – cet acte qu’il accomplissait d’un mouvement du cœur qui lui procurait douceur et satisfaction – Rousseau sentait que « de ces premiers bienfaits versés avec effusion de cœur naissaient des chaînes d’engagements successifs [...]958 ». Il n’était plus libre de faire du bien, d’être juste, parce que le poids du devoir lui pesait comme des fers aux pieds. C’est que l’action juste dans l’assomption totale de son identité et sous le regard des autres est une responsabilité que Jean-Jacques ne pouvait souffrir. Le « premier bienfait libre et volontaire devenoit un droit indéfini à tous ceux dont ils pouvaient avoir besoin dans la suite [...]959 ».
111Or, Rousseau ne représente pas le modèle que nous cherchons, puisque nous avons vu qu’il finit par se résigner à préserver une liberté qui lui ôtera la charge de devoir porter la responsabilité qui lui incombe de faire le bien. À s’en tenir devant le choix cornélien entre la liberté et l’action juste, on serait tenté de croire que liberté et justice sont incompatibles et que la réalité de notre visibilité nous y intime. Contraints par la lourde enveloppe qui nous rend au sol, « avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre960 », nous ne pouvons échapper à notre visibilité ni au devoir de rendre compte de nos actions devant les hommes. Si ce n’est que la prérogative du traducteur est en l’occurrence très particulière, puisque ce qui fait le propre de sa réalité, ainsi tenue pour acquise, c’est justement son invisibilité.
112En nous appuyant sur la quatrième et dernière option (visibilité et justice), nous tenterons justement, dans la section suivante, de démontrer sa pertinence à rebours de l’image conventionnelle du traducteur.
B. Éthique de la visibilité
113Si nous nous départissions du simple constat que le traducteur est invisible dans ses traductions (Venuti), que nous explorions – au contraire – la piste de sa visibilité et que nous admettions qu’il ne déserte pas à l’instar de Rousseau devant ses responsabilités en acceptant d’être ce qu’il est, nous serions en présence d’une nouvelle conception de la figure du traducteur.
114En effet, nous avons déjà vu que le choix de la visibilité n’est pas tout à fait du ressort de chaque être humain dans la mesure où l’on considère celle-ci comme un fait trivial. Mais, du fait même de la conscience de responsabilité qu’il suscite, ce choix devient intéressant lorsqu’il est appliqué au traducteur qui. contrairement à la norme, serait plus près de ce qu’il doit être en étant invisible. Si le choix de Gygès fut celui de contrevenir à la condition humaine en étant invisible et en optant – à peine, puisque porté par l’irrésistible pente du désir – pour la satisfaction de ses penchants les plus coupables, quelles seraient alors les conséquences d’un choix aussi peu « naturel » que ferait un traducteur s’il décidait d’être visible ?
115En choisissant de ne pas réprimer l’étrangeté du texte, en permettant à la langue originale de transparaître et en s’efforçant de réinventer la langue de réception selon un mode de visée propre à la langue source, le traducteur affirme son action et souligne une présence qui ne se résume pas à l’illusion où ce serait l’auteur seul qui écrit. Bien au contraire, l’écriture traductive se déploie de manière, non pas à remplacer l’écriture « originale », mais à la réifier d’un autre souffle, d’une nouvelle voix. Ainsi, le traducteur ne cherche plus à se dissimuler derrière l’épaisseur d’un autre verbe, à se laisser traverser par la voix d’un auteur quasi messianique961, mais bien plutôt à refaire en partant de la forme initiale une nouvelle forme s’ajoutant ainsi aux formes antérieures.
116S’il s’ingénie à traduire une œuvre en assumant sa voix et son écriture, le traducteur se rend visible au lecteur et, contrairement à la transparence de la traduction effacée, dévoile les coulisses d’un théâtre qui le met en scène aussi. La transparence n’est alors plus un problème de processus traductif, elle devient une attitude éthique qui, au lieu de donner l’illusion de l’absence de l’auteur de la traduction, lui rend toute sa chair et son épaisseur. Il n’est plus un simple outil qui fait « basculer » le texte d’une langue vers une autre ou un filtre culturel qui retient la différence de l’étranger, mais bien une nouvelle voix qu’il faut entendre, le nouveau souffle d’une individualité qui ne s’est pas contentée de doubler celle de l’auteur, mais qui se donne à entendre de manière relativement autonome. Le traducteur visible est un auteur qui, en plus de signer son texte de son nom, signe sa propre écriture dans une transparence révélant la culture et la subjectivité d’un autre.
117Ainsi, en « médiateur interculturel962 » qui assume sa présence dans le texte qu’il produit, le traducteur donne toute sa valeur à son travail de médiation en n’étant pas un trait d’union sans trait ; une ambivalence qui transparaît dans Pour une éthique du traducteur. Alors que Pym déplore l’absence chez Berman de « l’identité interculturelle du traducteur », il n’en efface pas moins sa présence lorsqu’il construit son portrait modèle dans la figure du « professionnel ». Comment le traducteur peut-il être en même temps présent et absent, à moins d’être un spectre963 ?
118Pym présente l’interculturalité du traducteur « dans le sens où l’espace du traduire – le travail du traducteur – se situe dans les intersections qui se tissent entre les cultures et non dans le sein d’une culture unique964 ». Ce « tiers-espace965 » serait donc l’espace désigné du traducteur, le lieu des Blendlinge (sang-mêlés)966 que Schleiermacher a exclus de son système théorique. Or, en quoi le fait de ne pas se situer dans une culture plutôt que dans une autre mais, au contraire, dans les deux à la fois, rend-il le traducteur plus à même de répondre aux exigences de la responsabilité qui lui incombent de par sa fonction ? En fait, ce n’est pas tant le fait de sa possible condition interculturelle qui met en exergue la responsabilité du traducteur que ce qu’il en fait activement. Or lorsque Pym représente la responsabilité du « héraut-traducteur » par son pouvoir de se sacrifier, de s’effacer et qu’il proclame que « [l]’individu est libre de ne pas se faire valoir comme individu967 », non seulement il souligne la liberté que possède le traducteur de choisir d’être invisible (plutôt que visible), mais il insiste en même temps sur l’absence du traducteur comme sujet. L’« agence968 » du traducteur est en quelque sorte subordonnée à un devoir d’effacement préalable : un bon traducteur est un traducteur qui sacrifie son individualité. Évoquant l’histoire de Sperthias et Boulins, que Plutarque a rapportée d’Hérodote, Pym en tire la leçon suivante :
En fait, la seule reconnaissance de l’individu dans cette histoire semble être celle qui s’inscrit dans le mot « volontairement », répété par Plutarque-Amyot à deux reprises. Sperthias et Boulius choisissent de se faire tuer. Leur individualité est celle d’une subjectivité capable de calculer son propre anéantissement, de se sacrifier au bonheur abstrait de cette trinité congruente « pays, loi, hommes ». De la même façon, certains traducteurs choisissent « volontairement » de se passer d’un nom propre (le traducteur traduisant ne peut pas dire « je »), de se sacrifier symboliquement devant les intérêts d’un texte dit source. [...] On choisit d’être traducteur professionnel969.
119Or, comment peut-on être responsable dans l’effacement ? Comment le traducteur peut-il espérer remplir son mandat de médiateur interculturel en ayant sa propre invisibilité pour condition ? Pour Pym, c’est la conséquence du choix que fait l’individu d’être traducteur professionnel : atteindre « un degré d’impersonnalité970 ».
120Plus loin cependant, il ajoute que, dans la relation de pouvoir entre le client et le traducteur, on peut voir celle qui existe entre le maître (le traducteur sans client) et l’esclave (le traducteur-machine971), la responsabilité du traducteur se situant entre ces deux extrêmes. Ce qui le conduit à tirer le principe suivant : « moins le traducteur se trouve en position d’infériorité sociale, plus il est responsable de ses choix972 ». Ce qui signifie donc que le traducteur doit être visible pour être responsable et libre de choisir.
121Mais Pym distingue l’espace du traducteur et celui de la traduction, de même qu’il distingue l’individu et le traducteur. Si le premier « est théoriquement libre de faire tout ce qui n’est pas interdit », le second n’a de liberté que dans « la capacité d’agir pour le compte d’un autre ». « Autrement dit, le traducteur est libre d’agir uniquement en tant que traducteur. Jamais comme individu973 ». Cette schizophrénie qui consiste à séparer l’individu du traducteur viserait donc à distinguer le professionnel – qui fait abstraction de son individualité – de celui qui ne l’est pas. C’est comme si la caractéristique du professionnel était, d’un côté, de mettre en évidence les aspects extérieurs du traducteur qui servent à donner confiance aux clients (image, confiance, autorité, respect974) alors que, d’un autre côté, il dissimulerait la dimension intérieure de l’individu habité par le seul « doute » face aux possibilités975. L’invisibilité ne serait donc que celle de l’individu, le traducteur professionnel étant, quant à lui, pourvu d’une apparence qui le rend visible. Qu’en est-il donc de l’invisibilité du traducteur ?
122Quand bien même l’invisibilité ne serait que partielle, la tendance semble pourtant aller dans ce sens. Bien que Pym ironise sur le traducteur qui s’efface par souci de professionnalisme976, il reste qu’il n’y a, pour lui, d’existence traductionnelle que dans le silence de son individualité :
Donner au traducteur une voix indépendante, c’est en fait valoriser un mode de causalité qui n’est plus celle de la forme traductionnelle977.
123Et pourtant, Pym affirme qu’il est « largement d’accord avec la prise de position de Venuti » (en faveur de la manifestation du traducteur978), même s’il reste sceptique à l’égard des moyens qu’il recommande979. En effet, alors qu’il comprend la nécessité de pratiquer une traduction résistante, il reproche cependant à Venuti non seulement de ne pas reconnaître l’importance des critères commerciaux, mais de vouloir en bénéficier tout en même temps980. Une telle liberté de traduire, même si on l’accuse d’« académisme subventionné ». est une farouche opposition au mercantilisme qui tente de la réduire en esclavage. C’est que l’affirmation de la voix du traducteur, de son autonomie dans la causalité et de sa résistance aux « mouvements ethnocentriques et impérialistes qui sont forcément impliqués dans tout acte de traduction981 » sont autant de signes annonçant l’avènement prochain de la souveraineté du traducteur.
124Ni mercenaire ni objet sacrificiel de l’exigence commerciale, le traducteur est bien plutôt cet agent de médiation « transculturel982 » qui, prenant acte de ses responsabilités envers toutes les cultures auxquelles il appartient, prend la liberté de traduire en affirmant la cohésion entre son individualité et sa fonction traductive. Émancipé de la schizophrénie qui le partageait entre une intériorité et une extériorité supposées, le traducteur admet qu’il « faut plus que la traduction983 », qu’il faut s’engager pour se libérer des contraintes idéologiques et matérielles et se consacrer au bien-être des plus faibles984.
125Du traducteur professionnel, on passe au traducteur engagé, le critère essentiel n’étant plus de « coopérer985 » avec le client pour amortir les investissements de temps et d’argent de part et d’autre, mais de pousser jusqu’au bout le rôle de « conseiller en communication » ou d’« expert en relations interculturelles986 ». Le traducteur est responsable du fait qu’il a conscience de la distance qui sépare les cultures qui l’habitent en même temps. En ce sens, nous rejoignons complètement Pym lorsqu’il affirme que :
Devenir traducteur, c’est d’abord voyager. C’est seulement ensuite qu’on atteint la condition de Blendling. Il faut d’abord que l’effort de l’individu soit investi dans le déplacement, non seulement pour réaliser un voyage matériel mais aussi pour traverser toutes les distances culturelles qui résultent du déplacement matériel, en premier lieu par l’apprentissage des langues. Est-ce qu’on naît traducteur ? Est-ce que le traducteur est natif ou naturel ? C’est plutôt en voyageant vers d’autres cultures, en s’engageant dans les déplacements culturels, qu’on devient traducteur, genre particulier de Blendling, genre particulier de héraut987.
126« L’engagement dans les déplacements culturels », c’est aussi l’engagement dans la prise de conscience qui l’accompagne, l’éveil aux autres visions du monde qui en découle. Engagement dans la résistance à ce qui cherche à imposer l’illusion d’une nouvelle langue universelle, d’un seul moyen d’échange possible : le commerce. Car résister, ce n’est pas – comme on voudrait le faire croire par ailleurs988 – « arrêter le train du progrès », ou s’opposer à l’irrésistible marche en avant de la modernité ou encore vouloir entraver de manière donquichottesque ce que l’on a décrit comme « la fin de l’histoire ». Résister, c’est opérer une transformation, pour le traducteur comme pour tout autre, qui le conduira du statut de pourvoyeur de services (rouage de l’économie) à celui de citoyen (électron libre), et de l’individu (membre d’un système) au sujet (fondateur de son autonomie)989.
127Mais résister ne peut se faire dans l’anonymat, sans risquer la confusion avec le terrorisme. C’est pourquoi, le traducteur ne peut se suffire du « masque professionnel990 » pour être visible et agir de façon responsable sous le regard de ses semblables, il doit nécessairement donner à voir son vrai visage. Nous dirons en ce sens, avec Lévinas, que « le Visage [...] est le commencement de l’intelligibilité991 ».
128Le traducteur est celui qui, tout en cherchant le visage de l’autre pour le traduire et « répondre de lui », doit tout à la fois s’en donner un dans l’acte même du traduire. C’est dans la mesure où le traducteur prend la responsabilité citoyenne de se manifester dans son écriture traductive que l’action qu’il entreprend, de rapprocher les visages et les voix, devient juste. Le « traducteur-citoyen » est donc celui dont la tâche, au-delà de la seule comparaison des langues et des cultures, consiste à s’engager – à visage découvert – à porter la responsabilité de la cité (aujourd’hui planétaire), à voir dans les textes qu’il traduit les visages de celles et ceux qui n’ont pas de voix et de se soucier de les donner à voir et à entendre au monde.
La rencontre d’Autrui est d’emblée ma responsabilité pour lui. [...] Parlons d’une prise sur soi du destin d’autrui. C’est cela la vision du Visage, et cela s’applique au premier venu. [...] Les hommes, les incomparables, ne doivent-ils pas être comparés ? À la prise sur soi du destin de l’autre est donc antérieure ici la justice. Je dois porter jugement là où je devais d’abord prendre des responsabilités. [...] Mais c’est à partir du Visage, à partir de la responsabilité pour autrui, qu’apparaît la justice, qui comporte jugement et comparaison, comparaison de ce qui est en principe incomparable, car chaque est unique ; tout autrui est unique992.
129Pour le traducteur-citoyen, ce n’est pas seulement chaque texte qui est un être unique incomparable à un autre, mais c’est également l’acte même du traduire qui l’est. La visibilité du traducteur, comme toute attitude éthique, est un état qui ne peut se satisfaire de la « temporarité », il doit nécessairement s’inscrire dans la continuité, la permanence. Résister, c’est aussi résister à la tentation de renoncer, résister à l’attrait d’une justice éphémère, d’une conscience étroitement locale. Le droit du traducteur en appelle à la justice. Le droit de l’auteur ne peut plus être sourd à la revendication d’équité alors que les pays en développement sont invités à rejoindre l’OMC, nouvelle dura lex de ce millénaire.
Notes de bas de page
850 Convention de Berne [CB], article 2 (3). C’est nous qui soulignons.
851 Ibid., article 8.
852 Voir infra « Invisibilité du traducteur ».
853 Ibid.
854 Ibid., article 2 (1) et (3).
855 Voir supra, chapitre I, section 4 : « De la Convention de Berne à ses révisions ».
856 Conférences de Stockholm (1967) et de Paris (1971).
857 L’argument selon lequel il faut empêcher les traducteurs de traduire librement pour ne retrouver sur les marchés que les meilleurs est illusoire. Non seulement les besoins du marché des œuvres traduites dicte ses volontés, mais comme pour toute infraction, la sanction doit être appliquée après et à charge d’établir la « mauvaise » qualité, s’il en est.
858 CB, article II(8).
859 La licence obligatoire reste une demande d’autorisation, puisque les formalités de demande pour une LOT sont aussi compliquées, voire bien plus, qu’une licence ou une demande d’autorisation de traduction régulière. Les deux différences sont 1) une plus courte durée d’attente avant de pouvoir obtenir une LOT et 2) l’obligation pour l’auteur d’accorder la LOT.
860 Sans tomber dans un victimisme primaire mais bien plutôt pour appuyer la thèse que nous développons ici, une étude de type archéologique mériterait d’être considérée pour montrer le degré d’infériorisation de la figure du traducteur dans les discours et les imaginaires de notre société.
861 Voir le Rapport de la Commission de la Conférence de Paris de 1896 où Louis Renault écrit, au moment d’aborder l’amendement de l’article 5 de la Convention : « La question de la traduction est, comme on l’a dit souvent, la question internationale par excellence ». Centenaire de la Convention..., op. cit., p. 153.
862 La CUDA ayant réduit les différences avec la Convention de Berne, elle ne constitue plus, une possibilité pour d’éventuels membres potentiels. Par ailleurs, outre son prestige désormais reconnu, Berne possède un plus grand nombre d’adhérents. Enfin, et c’est l’élément le plus déterminant, Berne a été incluse telle quelle (sauf pour l’article 6bis qui concerne le droit moral) dans l’Accord de propriété intellectuelle sur les aspects relatifs au commerce (ADPIC) qui fait office aujourd’hui de référence absolue en matière d’application du DA dans tous les pays membres de la très convoitée et à la fois redoutée Organisation mondiale du commerce (OMC).
863 Voir « La Recommandation de Nairobi » (RN), infra, annexe II.
Disponible à l’adresse suivante : http://portal.unesco.org/fr/ev.phpURL_ID=13089&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html.
864 Ibid., préambule.
865 Ibid., article 3.
866 Ibid., article 5 (a), (b), (c) et (d).
867 Ibid., article 5 (g), (h) et (k).
868 Ibid., article 1 (c).
869 Ibid., article 5 (h).
870 Ibid., article 5 (i) et (j).
871 Ibid., article 5 (i).
872 Ibid., article 10.
873 Ibid., articles 6, 7 et 8.
874 Ibid., article 7(e) et (g).
875 Ibid., article 9.
876 Ibid., article 5 (i). C’est nous qui soulignons.
877 Ibid., article 5 (h). C’est nous qui soulignons.
878 Ibid., titre III.
879 On sait que, grâce au tribunal de résolution des conflits interne à l’OMC, les États sont désormais comptables de leurs actions devant les autres États membres et qu’ils sont traités de la même manière que les compagnies privées, les multinationales et les espaces économiques communautaires.
880 Ibid., article 15.
881 « Recommandation : [...] Invitation à agir dans un sens déterminé [...] suggestion en général dépourvue de caractère contraignant. [...] Résolution invitant son destinataire à agir d’une certaine manière et qui, en principe, notamment lorsqu’elle s’adresse à un État, est dépourvue de force obligatoire ». Voir Gérard Cornu, Vocabulaire juridique. Paris, PUF, coll. « Quadrige – Référence », 3e éd., 2002, p. 734.
882 Ibid., p. 144-145.
883 Voir infra, annexe III, préambule.
884 Ibid.
885 Ibid., article 4.
886 Ibid., article 10.
887 Ibid.., article 11. C’est nous qui soulignons.
888 Ibid., article 10.
889 Ibid., article 15.
890 Ibid., article 13.
891 Ibid.
892 Ibid., article 3.
893 Ibid., article 11.
894 Ibid., article 35.
895 Voir l’Index Translationum de l’UNESCO.
896 Voir le chapitre « Globalization » de L. Venuti, dans The Scandals of Translation..., op. cit., p. 160-162, de l’étude de Nathalie Heinich, « L’art et la profession : les traducteurs littéraires », dans Revue française de sociologie, vol. XXV, n° 1 (avril-juin) 1984 et « Qui sommes-nous ? Que voulons-nous ? », dans Bulletin d’information de l’ATLF, n° 33 (octobre), 1983, et l’article de Julie Vitrac, « Profession : traducteur » qui expose les résultats d’une enquête menée en 1998 auprès de 238 traducteurs et traductrices de l’Association des traducteurs de langue française (ATLF).
897 L. Venuti, The Scandals of Translation..., op. cit., p. 160.
898 SINTRA (Syndicat des traducteurs du Brésil), voir le site Internet www.sintra.org.br/site/index.php.
899 Voir Paul Goldstein, op. cit., p. 28.
900 Pour Venuti, la fluidité d’une traduction correspond à un important degré d’adaptation de la culture source dans la culture cible. Il utilise également le terme anglais domestication pour signifier la traduction qui naturalise un texte étranger dans une langue locale, processus qu’il oppose par ailleurs à la foreignization ou ce que Berman a appelé avant lui la traduction non ethnocentrique.
901 L. Venuti, The Scandals of Translation..., op. cit., p. 188. Nous traduisons.
902 Voir les sections sur la position, le projet et l’horizon du traducteur, dans A. Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard, 1995, p. 74-83.
903 Voir infra.
904 L. Venuti, The Scandals of Translation..., op. cit., p. 187. Nous traduisons.
905 « Tout simplement, on fait beaucoup d’argent en traduisant de l’anglais, mais on investit peu dans la traduction en anglais. Depuis les années 1980, la vente de droits étrangers de livres rédigés en anglais est devenu extrêmement lucrative, faisant ainsi gagner à leurs éditeurs des millions de dollars annuellement, et dans certains cas, beaucoup plus dans les marchés étrangers que dans les marchés nationaux [...]. Les droits étrangers pour un “blockbuster” en langue anglaise peuvent rapporter 500 000 $ en Amérique du Sud et de 10 000 à 200 000 $ dans les pays asiatiques nouvellement industrialisés comme Taïwan, la Corée du Sud et la Malaisie [...] ». Ibid., p. 160-161.
906 Ibid., p. 186-187.
907 Ibid., p. 187.
908 Voir première partie du présent ouvrage : « Droit d’auteur et traduction : une archéologie ».
909 Annexe de la Convention de Berne, article II. Voir annexe I du présent ouvrage.
910 Peut-être faudrait-il prêter attention à l’importance du consommateur comme partie prenante du système du DA. Le temps où l’on ignorait la capacité des consommateurs à être des citoyens et à pouvoir articuler une pensée critique est révolu. Les consommateurs sont des individus qui ont également des exigences morales, des représentations culturelles et des besoins spirituels. Le DA devrait également protéger leurs intérêts et ne pas seulement profiter de leur pouvoir d’achat.
911 Voir RPC, op. cit.
912 Ibid., p. 88-100.
913 Voir le principe du droit romain qui ne donne pas seulement un droit de jouir de sa propriété mais également celui d’en abuser (jus disponendi de re sua). Voir Immanuel Kant, The Science of Right (W. Hastie trans., 1790) disponible sur le site Internet : http://eserver.org/philosophy/kant/science-of-right.txt.
914 Voir Gilbert Larochelle, « From Kant to Foucault : What Remains of the Author in Postmodernism », dans Lise Buranen et Alice Roy (eds.), Perspectives on Plagiarism and Intellectual Property in a Postmodern World, 1999, p. 121-130.
915 Nous utiliserons désormais ce néologisme pour parer au manque dans la langue française d’un équivalent pour le mot anglais authorship.
916 Ricketson, op. cit., p. 607.
917 Voir RPC.
918 Peter Drahos, « Justifying Intellectual Property : Back to the Beginning », dans A Philosophy of Intellectual Property, 1996, p. 15. Nous traduisons.
919 ACB, article IV(3).
920 Pour des raisons de commodités et pour parer à toute confusion possible, nous faisons référence à l’éditeur de « l’œuvre originale » dans les pays développés comme étant « l’éditeur original », et à l’éditeur de « l’œuvre dérivée » comme étant « l’éditeur dérivé ».
921 Philip G. Altbach et al., « Publishing in the Third World : Some Reflections », dans Philip G. Altbach et al. (eds.), Publishing in the Third World, Knowledge and Development, London, Mansell, 1985, p. 1-2. Nous traduisons.
922 Ibid., p. 6.
923 Ibid. Notre traduction.
924 Voir ACB, article IV.
925 Ph. Altbach, « Textbooks in the Third World : Challenge and Response », dans Philip G. Altbach et al. (eds.), op. cit., p. 8. Nous traduisons.
926 Ph. Altbach, op. cit., p. 17. Nous traduisons.
927 Voir principalement Edward Said, Impérialisme culturel, Paris, Fayard. 2000. Ainsi que Nancy Snow, Propaganda, Inc. : Selling America’s Culture to the World, New York, Open Media, 1998. L’impérialisme culturel y est défini comme « the systematic penetration and dominance of other nations communication and informal Systems, educational institutions, arts, religious organizations, labor unions, élections, consumer habits, and lifeslyles. », p. 11.
928 Voir Edward W. Ploman, « Copyright : Where Do we Go from Here ? », dans Ph. G. Altbach et al. (eds.), op. cit., p. 25-26.
929 Voir infra, chapitre 3.
930 Voir la Recommandation de Nairobi, Section III.7.a, infra, annexe II.
931 « [...] Ces normes devraient comporter pour le traducteur l’obligation d’assurer une qualité élevée de la traduction du point de vue de la langue et du style et de garantir que la traduction sera fidèle à l’original », Recommandation de Nairobi, Section III.7.a. Voir infra, annexe II.
932 L. Venuti, The Scandals of Translation..., op. cit., p 52-53. Nous traduisons.
933 Venant de la pratique de la traduction professionnelle, le professeur Venuti enseigne la littérature comparée à l’Université Temple de Philadelphie aux États-Unis. Notons au passage que la traductologie, et même la traduction, n’a pas de statut académique autonome aux États-Unis ; elle se retrouve dans des départements tels que la littérature comparée ou les cultural studies.
934 L. Venuti, The Scandals of Translation.... op. cit., p. 50. Nous traduisons.
935 En fait, c’est l’inverse de ce qu’on trouve en droit des brevets où l’invention doit toujours être examinée consciencieusement avant qu’un brevet ne soit attribué, alors que l’œuvre de création n’est pas enregistrée (dans la Convention de Berne), et le bénéfice de l’originalité lui est donné de fait.
936 Venuti, The Scandals, op. cit., p. 50.
937 Ibid., p. 3.
938 Voir supra, chapitre I.
939 Douglas Robinson, Translation and Empire, Postcolonial Theories Explained, Manchester, St-Jerome, 1997, p. 4. Nous traduisons.
940 Nous aimerions ici remercier le professeur Thomas J. Field (Pierce Law) pour ses généreuses suggestions sur ce point précis.
941 Voir le chapitre 17 du Code des États-Unis (U.S.C.) § 121 (1994 et Supplément 1998).
942 Voir annexe IV.
943 Daniel Ebstein et How to Handle Basic Copyright and Trademark Problems, dans How to Handle Basic Copyright and Trademark Problems, PLI Patents, Copyrights, Trademarks, and Literary Property Course Handbook Series, No. 274, 1989, p. 261. Nous traduisons.
944 Voir UNCTAD, Le rapport des PMD de 1991 (ONU Pub. No. E.92. II. D.1, 1992). D’ailleurs ce critère avait déjà été choisi lors de la Conférence de Stockholm en 1967. Aucun autre critère consensuel n’a, à ce jour, été trouvé.
945 « En effet, seulement une poignée de pays développés a jusqu’à présent invoqué les dispositions de [l’Annexe] ». Ricketson, op. cit., p. 663. Étonnamment, les experts n’ont pas exprimé leur opinion ni même tenté de donner une explication à ce phénomène, bien que ce soit une tâche qui devrait certainement être menée en vue de pouvoir comprendre la véritable valeur, l’efficacité et même l’équité des dispositions de l’Annexe de Berne. Ce qui précède est peut-être le signe qu’il est nécessaire de revoir l’Annexe, mais à la condition que l’assouplissement éventuel de ladite annexe ne soit pas conçu comme un supplément de concessions. Ou peut-être faudrait-il encore envisager, plus radicalement, de supprimer l’Annexe et d’explorer d’autres voies.
946 Professeur Ricketson constate que l’Annexe de la Convention de Berne est regrettablement « trop détaillée » et longue. Ricketson, op. cit., p. 662-663.
947 Même si ce dernier n’a pas fait la percée escomptée, puisqu’il ne représente à l’heure actuelle qu’une mince proportion du chiffre d’affaire de l’industrie du livre imprimé.
948 Voir The Translator’s Invisibility..., op. cit.
949 Ibid., p. 7.
950 Ibid., p. 8 à 10.
951 Jean-Marc Gouanvic, Sociologie de la traduction. La science-fiction américaine dans l’espace culturel français des années 1950, Arras, Artois Presses Université, coll. « Traductologie », 1999, p. 10.
952 Ibid., p. 11.
953 Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire, dans Œuvres Complètes I. Les Confessions. Autres textes autobiographiques, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », p. 1057-1058. C’est nous qui soulignons.
954 Ibid., p. 1058. C’est nous qui soulignons.
955 Ibid., p. 1057.
956 Ibid., p. 1058-1059.
957 Platon, La République, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 109-110 (II/360a-360b).
958 Rousseau, Les rêveries..., op. cit., p. 1051.
959 Ibid., p. 1052.
960 Arthur Rimbaud, « Adieu », Une saison en enfer, dans Œuvres complètes I, Paris, Garnier Frères Éditions, 1969, p. 240.
961 Chez Walter Benjamin, c’est le traducteur qui participe du messianisme, non l’auteur.
962 Voir Anthony Pym, Pour une éthique du traducteur, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, coll. « Pédagogie de la traduction » et Arras, Artois Presses Université, coll. « Traductologie », 1997.
963 Si nous avions plus d’espace dans le cadre de notre présent ouvrage, nous aurions voulu explorer le statut ambivalent du traducteur dans les œuvres théoriques de traductologues tels que Pym et montrer, en nous appuyant notamment sur Spectres de Marx de Derrida, comment la figure du spectre hamletien est toute désignée pour « incarner » certaines représentations du traducteur. La présence/absence du traducteur a, en ce sens, des répercussions importantes sur l’éthique de son action traductive.
964 A. Pym, p. 14.
965 Expression que l’on retrouve chez Homi Bhabha, voir notamment The Location of Culture, London/New York, Routledge, 1994.
966 A. Pym, op. cit., p. 36.
967 Ibid., p. 52.
968 Voir Jean-Marc Gouanvic, « Ethos, éthique et traduction : vers une communauté de destin dans les cultures », dans Alexis Nouss (dir.), TTR. Antoine Berman aujourd’hui, vol. XIV, n° 2, 2e semestre, 2001.
969 A. Pym, op. cit., p. 51-52.
970 Ibid., p. 70.
971 Ibid., p. 80.
972 Ibid.
973 Ibid., p. 81.
974 Ibid., p. 71.
975 Ibid., p. 70.
976 « Le traducteur qui ne fait que traduire, qui n’a pas de voix en dehors de la traduction, est certainement digne de confiance. Si vous voulez paraître fidèle, gardez le silence, ne théorisez pas, n’exprimez pas vos doutes, surtout en dehors des cercles des traducteurs. Telle serait la lâcheté secrète du masque professionnel ». Ibid., p. 82.
977 Ibid., p. 93.
978 Ibid., p. 95.
979 Ibid., p. 97.
980 Ibid., p. 96.
981 Lawrence Venuti, « Genealogies of Translation Theory : Schleiermacher », dans TTR, vol. IV, n° 2, p. 127. Nous traduisons.
982 Alexis Nouss, « Compte rendu de lecture d’Anthony Pym, Pour une éthique du traducteur », Arras, Artois Presses Université et Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1997 », dans TTR, vol. XI, n° 2, p. 262.
983 A. Pym, op. cit., p. 137.
984 Ibid., p. 126.
985 « La coopération » est le titre du cinquième et avant-dernier chapitre du livre de Pym.
986 Ibid., p. 80.
987 Ibid., p. 63.
988 C’est Anthony Pym qui a répondu à une question que nous lui avions posée en utilisant cet argument. Congrès CATS/ACT 2003 à Halifax, Nouvelle-Écosse.
989 Je dois cette distinction entre l’individu et le sujet à Alexis Nouss.
990 A. Pym, op. cit., p. 82.
991 Emmanuel Lévinas, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, coll. « Figures », 1991, p. 121.
992 Ibid., p. 121-122. C’est nous qui soulignons.
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