II. Du droit de traduction
p. 220-310
Texte intégral
1Le droit de traduction (DT) fait partie sans conteste et de manière intégrale du domaine juridique. Dans la mesure où la traduction est administrée par le droit d’auteur (DA) et que ce dernier est un droit relevant du droit privé, l’affiliation juridique du DT, son cadre référentiel ainsi que le corpus historique .sont, par conséquent, clairement établis. C’est donc dire que, quels que soient les objets sur lesquels s’applique la législation en question (littérature, art dramatique, arts plastiques, musique, etc.), le corps des ordonnancements juridiques du DA appartient naturellement à un domaine socioprofessionnel particulier555 avec ses littératures propres, ses gloses et ses théorisations.
2Or, puisque nous avons tenté dans une première partie de soumettre la naissance du DA à une investigation de type archéologique, il serait pertinent de soumettre également le DT à la même épreuve. En effet, puisque le DT fait partie intégrante du DA et que ce dernier a été examiné sous l’angle archéologique, qui a favorisé une lecture particulièrement centrée sur la présence des différentes formes de traduction dans le développement du DA. l’archéologie du DT, si elle n’est pas formellement représentée dans la première partie, y est néanmoins comprise de manière diffuse. En fait, de la même manière que la forme du DA qui s’est imposée était sous-tendue par une philosophie qui a plutôt épousé le courant de l’économie politique libérale du XIXe siècle, le DT, qui dépendait des législations sur le DA, ne pouvait faire autrement que d’être empreint de la même philosophie et des mêmes orientations qui privilégient l’auteur et lui attribuent toutes les prérogatives. Immanquablement, tout autre acteur que l’auteur (en plus de ses cessionnaires représentés par la puissance montante de l’édition industrielle) ne pouvait prétendre à une reconnaissance si tôt après que le « sacre de l’écrivain » fut advenu. Tel devait être le lot non seulement des traducteurs, mais de tous les auteurs d’œuvres dites dérivées.
3Cela dit, quand bien même pourrait-on admettre en fin de compte que l’archéologie du DT est déjà faite en filigrane dans celle du DA, l’histoire de la naissance du DT n’en découle pas pour autant. De fait, c’est ici l’occasion de souligner la différence entre le compte rendu historique d’un objet et son archéologie. Le premier est l’assemblage et l’agencement chronologique de toutes les données relatives à l’objet en question ; alors que le second est plutôt l’étude critique du discours véhiculé dans le domaine de connaissance selon une perspective historique. Si le premier fait état d’un souci d’objectivité dans l’exposition des éléments constitutifs de l’objet, le second ne le fait pas moins, si ce n’est que son investigation est habitée par une inflexion critique qui cherche à révéler dans l’épaisseur du discours des données jusque-là ignorées. Dans la préface de la Naissance de la clinique, Foucault décrit son entreprise archéologique comme « une étude qui essaie de dégager dans l’épaisseur du discours les conditions de son histoire556 ».
4Ainsi, ce sont les conditions de l’émergence du DA qui nous ont intéressés jusqu’ici pour mettre en évidence que l’origine du DA est non seulement traversée par des courants idéologiques qui diffèrent de celui qui a finalement dominé, mais qu’elle révèle la prépondérance d’une valeur dont la Révolution s’est fait le plus grand promoteur (la liberté) ainsi que les orientations d’économie politique que nous connaissons aujourd’hui (d’indépendance financière).
5En revanche, si l’archéologie ne pouvait décrire le DT dans une séquence chronologique régulière et homogène, une investigation traditionnelle de type historique s’impose afin de le décrire, non plus indirectement au moyen du discours sur le DA, mais comme un objet de connaissances autonome ou, pour le moins, en voie d’autonomisation.
6Parce que le DT est un domaine du DA qui a été très peu discuté aussi bien dans la doctrine contemporaine que dans les ouvrages d’histoire du DA en général557, nous nous proposons d’y consacrer cette section et d’en faire le panorama historique de manière à pouvoir avancer, dans une prochaine section, les grandes orientations d’une tentative de dépassement et de réforme de ce droit vers des horizons et avec des objectifs quelque peu différents.
7Pour cela, nous nous appuierons dans un premier temps sur l’Histoire des gens de lettres de France, puis dans un second temps sur l’Histoire de l’ALAI et enfin sur le siècle d’histoire de la Convention de Berne par Ricketson.
1. Des congrès internationaux des gens de lettres à l’Alai
8Nous avons vu que le premier congrès international des gens de lettres où il fut question de DT, à notre connaissance, fut celui de Bruxelles en 1858. Mais entre celui-ci et le congrès fondateur de l’Association littéraire internationale (ALI) en 1878 (qui deviendra plus tard l’ALAI après avoir inclus les artistes), nous n’avons trouvé aucune trace d’autres congrès si ce n’est de brèves évocations dans l’ouvrage d’Édouard Montagne, publié vers la fin du XIXe siècle et réimprimé en 1988 par la Société des gens de lettres de France558. En effet, Montagne nous apprend que, trois ans après le Congrès de Bruxelles559, c’est de nouveau la Belgique qui, en 1861, a l’honneur d’accueillir le Congrès littéraire à Anvers560. Même si le commerce de la contrefaçon belge a sérieusement fléchi, on imagine aisément que le symbole demeure toujours d’actualité à peine une quinzaine d’années après l’application de l’accord bilatéral franco-belge. Nous n’en saurons pas plus.
9Une période de cinq ans sépare le Congrès d’Anvers du suivant. Peut-être y en eut-il un autre entre-temps, mais rien ne permet de le supposer. Selon les procès-verbaux de la SGDL, le congrès littéraire international subséquent fut celui de Manchester en 1866. Nous ne disposons d’aucune information supplémentaire si ce n’est la participation d’un délégué français, grâce à la subvention du ministère de l’Instruction publique561.
10En 1867, l’Exposition universelle avait lieu à Paris. Le Comité directeur de la SGDL propose d’organiser un congrès littéraire international destiné à mettre en rapport les littérateurs de tous les pays pendant la durée de l’Exposition. Le congrès projeté devait avoir, selon le président de la Société, une fonction importante :
[Il] aura pour effet, sans doute, de créer à l’étranger des Sociétés analogues à la nôtre. Il insiste sur la désunion qui existe depuis des siècles entre les lettres de diverses nations, et sur l’union et la solidarité qui, grâce au Congrès, existeront entre eux demain. Il fait ressortir, en un mot, l’importance sociale et pratique d’une entente établie entre les hommes de lettres français et étrangers et l’opportunité de relations internationales562.
11Même si, pour des raisons pratiques et malgré le subside de 10 000 francs accordé par l’Empereur « sur sa cassette » pour son organisation, le congrès n’aura finalement pas lieu, il reste que l’intérêt des paroles du président Féval en regard de la « fraternité littéraire », qui ne cesse d’être proclamée et portée comme un étendard dans les réunions littéraires et dramatiques, invite à une réflexion de type traductologique. En effet, au-delà du réflexe naturellement impérialiste pour l’époque de vouloir exporter le modèle de la Société des gens de lettres vers « l’étranger », le constat amer de la « désunion » qui existe entre les gens de lettres du monde semble constituer une motivation importante de l’occasion du congrès projeté pour promouvoir « l’union et la solidarité ». De fait, la dimension « sociale » d’un congrès organisé pour y soutenir l’idée d’une « entente » et l’établissement de « relations internationales » entre « les hommes de lettres français et étrangers » indique qu’en plus de la valeur centrale de la liberté sous-tendant toute revendication d’auteur pour ses droits, celle de fraternité n’est pas moins importante. C’est dans un pareil esprit d’entraide et de solidarité que la traduction des uns et des autres peut le mieux se pratiquer, voire exister tout court. De fait, on sait après Schleiermacher563 que c’est grâce à l’empathie suscitée par le mouvement herméneutique de la traduction que cette dernière trouve sa meilleure expression. Pour, les théories de l’herméneutique traductive, plus on aime l’objet traduit et plus on l’approche de façon intime, meilleure sera la traduction. Le souci affectif du traducteur-herméneute lui confère une capacité de pénétration (Steiner564) qui le rend plus fidèle au texte original. Nous dirons donc par extension que plus la fraternité entre littérateurs est renforcée, mieux leurs droits seront défendus et par là leur capacité à formuler leurs besoins ainsi que leurs visions respectives de l’activité littéraire. Il s’agit, en somme, de se traduire pour mieux se comprendre et inversement.
12Même si la fraternité littéraire a été tant soulignée lors des congrès internationaux de littérature en raison de la nécessité prioritaire de s’entendre sur le besoin de défendre les droits pécuniaires des auteurs et des artistes en protégeant leurs œuvres, sa proclamation au moment même où le DT est en train de naître dans le discours du DA demeure pour nous d’une signification non négligeable. En effet, la mise au programme simultanée des discussions sur la traduction et ses droits avec la déclaration d’une fraternité unissant les littérateurs du monde n’est pas une coïncidence, puisque dans cette co-naissance réside un autre principe fondateur du DA : le droit de s’affilier à la longue descendance des (re)producteurs de discours, de connaissances et d’imaginaire, et d’être reconnu comme tel par le public. Après le principe de liberté d’expression qui gît au cœur de la philosophie du DA565, s’affirme celui du droit à ressortir de la famille des traducteurs de pensée, des régénérateurs du génie humain dans les diverses langues du monde. De fait, le droit à la fraternité littéraire n’est pas tant la reconnaissance d’un mérite qui projetterait une personne anonyme vers le sommet de la célébrité, mais consiste bien plutôt à endosser la responsabilité de retraduire le patrimoine de la culture et du savoir humains hérités. C’est dans la traduction des autres, dans l’intime et fraternelle appréhension des autres textes que le droit de filiation se gagne. Le droit à la traduction est aussi le droit d’hériter des autres et, par conséquent, celui de transmettre son propre héritage, la condition étant d’agir fraternellement, « traductivement », autrement dit dans l’équité, le respect et la solidarité.
13C’est à partir du Congrès littéraire international de 1878, lors de l’Exposition universelle de la même année, que la valeur de ces réunions de littérateurs a commencé à prendre une autre dimension. En effet, il était temps que ces congrès aboutissent à l’organisation des écrivains sur un plan international de manière à ce qu’ils puissent défendre leurs intérêts partout à la fois, grâce au principe du « traitement national566 » qui sera également utilisé pour la Convention internationale de Paris sur la propriété industrielle (1883). C’est pourquoi, saisissant l’occasion de la présidence d’honneur de Victor Hugo qui regroupait autour de lui « les représentants les plus autorisés de la littérature universelle567 », le Congrès décida de fonder l’Association littéraire et artistique internationale ou l’ALAI (29 juin 1878).
14Outre la mission qui consiste à « appeler à elle le plus grand nombre possible d’écrivains, soucieux d’établir cette entente fraternelle et utile entre les diverses nations », l’ALAI pose comme l’un de ses grands objectifs celui de « recueillir les informations les plus complètes sur la législation et les usages relatifs à la traduction et à l’adaptation, de porter ces documents à la connaissance des intéressés568 ». C’est dire, d’une part, que l’ALAI a d’abord une fonction de recherche et d’étude à la fois sur le terrain juridique et sur celui de la réalité des « usages », autrement dit sur les pratiques sociales dans leurs différences. La perspective est d’une grande rigueur intellectuelle et mérite d’être soulignée. Or, on ne peut manquer de noter, d’autre part, que ce projet consistant à établir une sorte de carte de la situation mondiale de la traduction et de l’adaptation se greffe en même temps sur le souci d’établir une « entente fraternelle » non seulement entre les écrivains mais entre les « diverses nations ». Comment cela est-il possible alors que presque toutes les capitales européennes où auront lieu les congrès internationaux, puis les conférences diplomatiques de l’Union de Berne, sont celles de pays qui se sont engagés dans l’entreprise barbare et non fraternelle de la colonisation de l’Asie, de l’Afrique et, bien auparavant, des deux Amériques ?
15Alors que l’article premier de l’association stipule que celle-ci est « ouverte aux Sociétés littéraires et aux écrivains de tous les pays569 », on trouvera que le premier de ses objectifs statutaires est « la défense des principes de la Propriété littéraire570 », ce qui explique la présence logique mais tout à la fois officieuse des juristes qui animeront de plus en plus les débats, au point que les réunions et congrès de l’ALAI ne rassembleront plus qu’eux. C’est dire que le rapport qui existe entre juristes et littérateurs/artistes tient bien plus de l’instrumentalisation que de la communauté de destins : d’un côté, les artistes exploitent l’expertise légale de juristes en faveur de leurs intérêts ; d’un autre côté, les juristes développent une pensée doctrinale et perpétuent dans un cadre international les grandes orientations de la philosophie du droit d’auteur national. Si ce dernier, tel qu’il est pratiqué à l’intérieur des pays les plus influents d’Europe, est pris pour modèle en vue de l’élaboration d’un droit supranational, en quoi les apports juridiques des petits états excentrés, pour la plupart dépendants du joug colonial tantôt britannique, tantôt français, auraient-ils pu avoir quelque part consensus philosophique des traditions européennes du droit d’auteur ? En fait, dans quelles mesures les juristes avaient-ils les mêmes contraintes pour penser et formuler le nouveau droit d’auteur international par rapport aux écrivains et artistes eux-mêmes ? Pourquoi la liberté de concevoir un droit d’auteur international fondé sur une fraternité littéraire et traductive éprouvée dans la spatialité des imaginaires culturels – plutôt que dans celle de la géopolitique du colonialisme européen – aurait-elle abouti à un résultat très différent de celui en vigueur aujourd’hui ?
16Nous nous contenterons, dans le cadre de notre présente recherche, de souligner les différentes occasions où le DA – et par conséquent le DT – aurait pu prendre une autre orientation que celle que nous connaissons aujourd’hui. C’est ainsi que, malgré le fait que « l’Association n’a point d’intérêts liés à ceux de telle ou telle nation particulière [parce qu’]elle constitue le trait d’union entre des intérêts universels571 », elle a
[...] pour mandat exprès de prendre toutes les mesures propres à la création de relations permanentes et régulières entre les Sociétés littéraires et les écrivains de tous les pays, tant au point de vue de la diffusion des productions littéraires que de la sauvegarde des intérêts des écrivains, au point de vue de la propriété internationale et de la traduction [...]572
17Elle n’en dénonce pas pour autant l’attitude des gouvernements représentés qui pratiquent une politique coloniale à l’endroit d’une grande portion de la planète. De fait, la contradiction entre les déclarations d’universalisme et d’égalité des peuples avec la réalité de l’autoritarisme colonial pratiqué outre-mer par les États en place fragilise considérablement la valeur de toute entreprise à caractère « fraternel » au niveau international. C’est l’incapacité des instigateurs du futur projet de convention internationale à traduire les autres peuples et leurs littératures, autrement dit à les traiter en égaux et à pousser la cohérence jusqu’à condamner l’humiliation de leur servitude, qui jette sur le DA international en gestation, et son DT par la même occasion, bien plus que l’ombre d’un doute. Comment le droit de traduire, c’est-à-dire celui de vivre l’identité de l’autre dans la sienne, peut-il se restreindre au droit de tirer bénéfice d’être traduit si ce n’est en trahissant la liberté de rencontrer l’autre au point d’en être changé, l’égalité entre les identités en dialogue et la fraternité qui relève de la logique de l’empathie et du don ?
18De fait, la co-présence du souci de « l’entente fraternelle » et de l’étude des questions de traduction et d’adaptation dans les priorités de l’ALAI nous semblerait peu fortuite si elle n’avait d’autres desseins. En effet, ce n’est qu’en vertu de l’ouverture de la question du DA sur le plan international que surgissent les problèmes de la traduction et de l’adaptation ; mais en même temps, c’est dans la mesure où ces derniers sont conçus dans la perspective de nouer des liens fraternels avec les autres nations, les autres langues, les autres cultures qu’ils prennent une dimension éthique. Alors même que la traduction peut être vécue comme une invasion de l’autre dans un contexte d’adversité et de domination573, elle peut en revanche être perçue comme l’expression d’une exigence morale dans l’établissement de la relation avec celui-ci574. Traduire l’autre, c’est favoriser l’accueil de l’autre dans sa propre langue avec un tel souci de respect et d’humilité qu’il s’y sente chez lui.
19Ainsi compris, l’esprit de fraternité que l’ALAI appelle de ses vœux ne peut être, malgré les apparences, qu’une politesse diplomatique, à la lumière de l’enjeu que représente la traduction dans le cadre des travaux de l’Association. C’est parce que la traduction est également envisagée comme une valeur sociale, et pas seulement comme une source de revenu, qu’elle aurait pu autrement déterminer l’orientation du DA. Si bien que le secrétaire perpétuel de l’Association devait ajouter en substance qu’elle
[...] ne devait pas perdre de vue que, dans la décision à laquelle elle devait l’existence, les intérêts moraux occupaient une place aussi large que les intérêts matériels575.
20Mais le congrès de 1878 ne se limitait pas à la fondation de l’ALAI et à en définir le mandat. Comme presque tous ceux qui suivront jusqu’après la constitution de l’Union de Berne, la question de la traduction et de ses droits fait partie des problématiques majeures qui seront abordées en cette phase de fondation du système de DA international. En effet, lors des trois dernières journées de discussion sur les onze que dure le congrès, la 2e Commission était, entre autres, chargée d’étudier les questions de « la traduction et de l’adaptation des œuvres littéraires, scientifiques, etc. en pays étranger576 ». L’objectif consistait à s’entendre sur une résolution en la matière. Cependant, alors que la question du « domaine public payant » – qui avait fait l’objet de controverses lors des séances de discussion577 – a finalement été retenue dans l’une des six « résolutions votées », celle de la traduction n’a en revanche été mentionnée que dans les quatre « vœux » par lesquels le Congrès a exprimé sa volonté de doter l’auteur du « droit exclusif » d’autoriser la traduction et l’adaptation de ses œuvres578.
21Pourtant, la controverse autour de la traduction ne fut pas moins importante. D’un côté, les délégués de certains pays d’Europe occidentale s’insurgent contre les mesures de limitation qui existent dans certaines législations nationales sur le droit de l’auteur à empêcher de traduire son œuvre579. Et d’un autre côté, des délégués tentent d’attirer l’attention de leurs collègues sur les réalités de leurs pays respectifs. Dans ce dernier cas de figure, on peut noter toute la bonne volonté d’un Ivan Tourgueniev, déclarant que « [c]’est la justice et l’équité [...] qu’on ne puisse plus faire à l’avenir de traduction d’un auteur sans son autorisation580 », ponctuée en même temps d’un réalisme que les théoriciens du droit et les législateurs ne semblent pas suffisamment prendre en compte.
22C’est que le droit international, lorsqu’il cherche à accorder les diverses expressions de la réalité juridique de plusieurs nations, n’en devrait pas forcément niveler les contextes sociaux, politiques et culturels. En effet, la traduction est, dans certains pays, une source de revenus pour beaucoup de personnes parce que le rapport de dépendance à la production intellectuelle étrangère est plus important que dans les pays « producteurs » et « diffuseurs » de savoir et de culture où, d’ailleurs, on ne traduit que très peu581. La compassion que l’on met en évidence pour défendre les droits des auteurs en général ne serait-elle pas valable pour les traducteurs qui ne vivent pas moins de leur plume ?
La plupart de nos traducteurs sont des jeunes gens qui n’ont que cela pour vivre. Le gouvernement russe est si indifférent aux questions littéraires, scientifiques, artistiques, qu’il lui serait probablement égal d’adopter la formule que vous proposez. Ce serait peut-être un moyen pour lui de frapper toute une classe nombreuse de personnes qui ne vit que de cela582.
23Autrement dit, quelle que soit l’adhésion des États aux principes qui peuvent animer le DA tel que la tendance dominante semble l’orienter, le respect des gouvernements pour la réalité socio-économique de la population concernée n’est pas nécessairement l’objet d’un souci prioritaire. Cela pose en effet le problème corollaire du divorce entre la représentation de la réalité et celle que s’en font les gouvernements, dont beaucoup, jusqu’à aujourd’hui, ne laissent pas supposer que, lorsqu’ils s’engagent dans un projet d’ordonnancement juridique de type international, ils visent pour autant l’intérêt des personnes les plus touchées. De fait, en quoi les premiers pays membres des premiers congrès internationaux littéraires, puis de l’Union de Berne, agissaient-ils de manière représentative et adéquate par rapport à leurs réalités socioprofessionnelles respectives ? En quoi les membres actuels sont-ils différents de ceux des générations passées ? En fait, dans quelles mesures les gouvernements sont-ils libres d’agir conformément à l’intérêt des pays qu’ils représentent en milieu international dès lors que celui-ci met en présence des différences et des disparités583 ?
24N’ayant pu entendre tous les délégués étrangers qui souhaitaient prendre la parole lors de la dixième séance (27 juin), il a été convenu de continuer la discussion sur la traduction dans la onzième séance (29 juin), qui clôt le congrès. Sentant probablement le danger d’être amenés à entériner des principes fondateurs du nouveau DA international sans avoir rien fait pour résister, ne serait-ce qu’en faisant part de leur dissentiment, les délégués de certains pays non européens ont fait suite aux objections très pudiques de Tourgueniev.
25Délégué du Brésil auprès du Congrès, M. Peralta prend la parole et ose la prise de position suivante :
Je crois que le droit d’autorisation accordé à l’auteur présente beaucoup d’inconvénients. Parfois le traducteur qui s’adresse à lui le premier peut n’être pas compétent, et l’auteur, qui n’en sait rien, peut lui accorder l’autorisation584.
26Comment en effet peut-on prétendre que l’auteur seul est en mesure de trouver le bon ou le meilleur traducteur ? Pour pouvoir déterminer la compétence du traducteur, ne faut-il pas que l’auteur ait lui-même une compétence suffisante dans la langue d’arrivée pour être en mesure de juger de la qualité de la traduction à venir ? L’argument est valable. Il suffit, du moins, pour rejeter l’idée que le droit absolu d’autorisation de l’auteur soit « naturel ».
27De fait, le problème que soulève l’autorisation de l’auteur est sans conteste celui de l’étendue de sa prérogative sur la transformation de son œuvre. Dans quelle mesure l’auteur a-t-il, d’une part, droit de vie sur la traduction de son œuvre – ce qui semble être évident pour la tendance dominante dans le milieu du DA – et, d’autre part, droit de mort, voire de « stérilité », sur un texte qui ne demande qu’à exister dans une autre incarnation linguistique ? À terme, cette question nous confronte à ce que le délégué polonais a appelé « la reconnaissance du droit de la civilisation » :
Si l’auteur d’un livre de science peut exiger que son traducteur le paie, vous défendrez que ces pays-là aient une science585.
28C’est que la science, comme la littérature et la culture d’une façon générale, est une valeur collective et sociale qui pourrait être mise en péril si elle devait être dévolue au seul bon vouloir d’un individu, fût-il auteur :
Mais si l’auteur refuse, est-ce que le pays se passera de connaître son œuvre ? Nous demandons un délai au bout duquel on pourra traduire les œuvres scientifiques586.
29L’objet de la confrontation est sensible. Les disparités scientifiques et culturelles, d’une part, et économiques, d’autre part, des pays en présence sont telles que du rééquilibrage des intérêts des uns et des autres, dans un tel forum international, ne peut que résulter une certaine violence. Si bien que cette dernière, lorsqu’elle s’associe au pouvoir symbolique et à la légitimité d’un ordre des choses, acquis au fil de l’histoire, ne peut que le plus souvent s’imposer. C’est en ce sens que l’on peut, par exemple, percevoir la réaction péremptoire de l’un des délégués français aux propos de son interlocuteur polonais :
La première de toutes les conditions, la plus digne, la plus conséquente avec le droit de la propriété littéraire, c’est que l’auteur reste toujours maître de son œuvre, comme de son champ ou de sa maison. Par conséquent, pas de délai, mais une seule condition, le consentement de l’auteur587.
30Outre la possibilité de distinguer les voix superposées de Lakanal (l’emploi des superlatifs) et de Diderot (métaphores immobilières) derrière celle du délégué qui vient de s’exprimer, on peut noter l’évidence que semble constituer pour ce dernier l’objet « droit de la propriété littéraire » dans un cadre international comme celui du Congrès où « le droit » en question ne peut être que celui qui est né en France, dans les conditions sociohistoriques de la Révolution française et par l’entremise de ces hommes de génie que furent Beaumarchais, Sieyiès, et les autres. Si, déjà un siècle avant l’OMC, les sensibilités alternatives du monde n’avaient pas l’espace d’une possible contribution juridique pour construire une convention multilatérale, peut-on encore espérer du droit international à venir qu’il tienne compte des principes humanistes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et de l’actuelle Charte des Nations Unies ?
31Futur héraut des pays en développement – avec l’Inde – aux différentes étapes de la constitution du GATT, le Brésil n’est pas en reste et insiste pour que ses objections soient entendues :
Messieurs [...], je viens m’opposer à votre troisième paragraphe pour trois motifs.
Premièrement, dans votre propre intérêt [...], vous n’êtes pas compétents. Le plus souvent vous ne connaissez pas suffisamment la langue dans laquelle on veut vous traduire [...].
Secondement, en mettant des obstacles à la traduction, vous ne gagnerez rien, vos œuvres seront contrefaites. Je ne voudrais pas vous dépouiller de vos droits, mais je voudrais que nous puissions traduire vos ouvrages.
Il y a des pays qui n’ont pas de connaissances spéciales pour les travaux historiques ; en formulant ainsi votre vœu, vous mettez obstacle à la diffusion des lumières.
Comment ferons-nous si vous nous interdisez de traduire vos livres de science [?] Je sais bien qu’on nous a dit : prenez les découvertes ; ce n’est pas assez. La France a toujours rempli une mission civilisatrice. Ne mettez pas d’obstacle à cette mission. Préservez vos droits, mais ne mettez pas d’obstacles à la traduction588.
32Ce dernier paragraphe ne peut manquer de rappeler que nous sommes au XIXe siècle et que la position de la France et de sa langue sur le plan international est encore de premier ordre. Cependant, il faut souligner qu’avant la prétendue mission de la France, il fut un temps où celle-ci pratiquait une stratégie de développement culturel où l’Angleterre représentait une source d’inspiration importante, aussi bien sur le plan de l’économie que sur celui, nous l’avons vu avec Voltaire et Shakespeare, de l’esthétique. C’est dire que l’on ne peut pas, au moment où parviennent aux délégués d’Europe continentale les doléances des délégués des autres contrées du monde, ne pas être attentif à leurs points de vue.
33Le plus étrange, c’est qu’au moment même où les États-Unis pratiquaient largement la contrefaçon des œuvres littéraires britanniques, Walt Whitman intervienne en ces termes :
Cette résolution [...] me paraît claire et simple. [...] Je ne comprends pas comment elle peut soulever l’ombre d’une discussion.
[...] Qu’est-ce qu’une traduction ? Si ce n’est une autre robe mise ordinairement à l’envers589.
[...] Tourgueneff [sic] [...] a appelé notre attention sur la position des traducteurs russes. Il paraît que c’est une classe intéressante, et que le gouvernement russe ne serait pas fâché de frapper sur elle en se retranchant derrière notre décision.
[...] il nous est désagréable de renoncer à votre compagnie, mais nous continuerons notre route sans vous, tout en restant bons amis590.
34Le « nous » est troublant. À qui fait-il allusion ? Peut-être, en tant que poète-prophète, à ce qui deviendra au XXe siècle la puissante alliance économique et politique occidentale en général ? Ou à un ensemble culturel prétendument homogène où les slaves, les peuples d’outre-Europe et d’outre-Amérique constituent une altérité indépassable ?
Il y a d’autres orateurs qui ont fait valoir d’autres inconvénients au point de vue du Brésil, de la Chine, des pays exotiques. Ma pensée n’allait pas si loin ; pourvu que nous arrivions d’abord à nous protéger en Europe, cela nous suffira. La Chine viendra plus tard591.
35Le sens des priorités est une qualité que l’on ne peut certes remettre en cause. En revanche, lorsqu’il s’agit des autres, de nos égaux, de ceux qui, à terme, ne peuvent être que nos partenaires, puisque l’élargissement du monde est irrémédiable, comment ignorer leurs préoccupations en ne prenant pour critère valable que la situation qui prévaut dans nos pays ? Il ne suffit pas d’ignorer la langue de traduction pour être « incompétent » à l’autoriser, il semble que les défenseurs du droit absolu de l’auteur à maîtriser les nouvelles incarnations de son œuvre doublent cette incompétence qui les privent de développer une « conscience traductive », une éthique de la différence à l’endroit des peuples « exotiques ».
Nous sommes décidés. Nous voulons une bonne fois finir avec cette race malfaisante de brigands littéraires qu’on appelle traducteurs, pour lesquels les différentes législations ont encore une tendresse incompréhensible. Nous voulons arriver, dans l’intérêt même des traducteurs honorables, à détruire cette coupable industrie592.
36Pour Walt Whitman, la situation est claire : la norme non seulement existe, mais elle est évidente et elle n’est pas négociable. Parmi les traducteurs, il y a les « brigands » et ceux qui sont qualifiés d’« honorables » ; la frontière semble déjà tracée. Mais qu’est-ce qui prédispose la traduction à être accusée de larcin, lorsque toute création n’est autre qu’une recréation, une perpétuelle reformulation nouvelle d’idées libres de tous droits, même si parfois elles peuvent être innovantes ?
37Le délégué de Roumanie réagit à son tour :
Messieurs, chez nous comme dans beaucoup d’autres pays où la littérature nationale ne fournit pas une nourriture suffisante, les traductions sont très nombreuses.
On nous dit traduisez, les auteurs du dix-huitième siècle, c’est suffisant pour faire progresser un peuple. Si vous voulez faire des traductions, vous avez un grand nombre de chefs-d’œuvre étrangers qui forment un fond commun et qui ne sont pas traduits dans toutes les langues593.
38Autrement dit, les autres pays, ou les autres aires linguistiques, doivent se contenter de puiser dans la littérature classique afin de ne pas soulever de problèmes de DA. La traduction des auteurs morts est une entreprise inépuisable, qui devrait occuper les traducteurs impénitents jusqu’à ce que mort s’en suive pour eux et pour les générations qui les suivront dans le décalage calculé par le DA « international » entre deux ensembles de nations : les créateurs et les éternels imitateurs.
39Mais Ivan Tourgueniev a enfin la parole pour répondre à Whitman qui a « criblé ces pauvres traducteurs d’épigrammes spirituelles dont [il a] été le premier à rire ». De nouveau, c’est la réalité russe qu’il importe de rappeler, car toute la complexité d’un projet de type multilatéral, surtout à long terme, vient de la prise en compte des situations qui caractérisent tous les partenaires concernés. De fait, ce sont les différentes situations vécues qui déterminent la différence des normes et, par là, l’impossibilité de prendre celles qui sont exprimées ici ou là et considérées valables toujours et partout :
Ces traducteurs dont j’ai parlé ne sont pas des brigands. Ce sont, jusqu’à un certain point, des pionniers de la civilisation chez nous. Vous allez me dire : c’est très bien, mais ce qu’ils introduisent là-bas ils le prennent chez nous. C’est vrai, mais ils ont des précédents. Si Pierre le Grand n’avait pas été un illustre brigand, je ne parlerais pas aujourd’hui devant vous.
[...] personnellement, je serais peut-être le seul, puisqu’on me fait l’honneur de traduire mes livres, à aller avec vous. Mais ici, pour moi, il n’y a pas une question de principe, il y a une question nationale594.
40Malgré le fait que la traduction n’apparaît pas sous son meilleur jour par sa comparaison au « brigandage » de Pierre le Grand (la traduction comme invasion), il n’en reste pas moins qu’elle représente une éthique qui appelle à l’attention la nécessité de construire le droit en fonction d’une réalité incontournable, en deçà des principes non universels des DA, en l’occurrence celle des traducteurs dans leurs contextes respectifs.
41Quelles que soient les objections, les déclarations de soutien pour le « principe de propriété littéraire »595 étaient plus nombreuses et de provenance occidentale. C’est ainsi que la troisième résolution de la seconde commission fut finalement adoptée.
En ce qui concerne la traduction et l’adaptation, le Congrès littéraire international exprime le vœu que les traités internationaux réservent à l’auteur le droit exclusif d’autoriser cette traduction et cette adaptation596.
42Ainsi, en plus d’un droit de compensation destiné à l’auteur de l’œuvre originale, le DT est donc également une prérogative conférée par l’auteur au traducteur. Pour le Congrès de Paris, sans cette autorisation, le traducteur est considéré comme un contrefacteur, ou, comme plus d’un délégué l’a nommé, un « phylloxéra597 ». Dans le prolongement de cette réflexion, il s’agira de se demander pourquoi l’autorisation, dont l’auteur peut se prévaloir et qui a pris un caractère aussi sacré dans la défense de son principe, n’est pas – dans la pratique – également conférée et reconnue au traducteur. En effet, tout semble indiquer que les pratiques éditoriales anciennes et modernes ne donnent au traducteur qu’un mince droit d’autoriser les œuvres dérivées qui peuvent découler de sa traduction, puisqu’il revient d’abord à l’auteur de l’œuvre sous-jacente598.
2. De l’Alai à l’Union de Berne
43C’est avec le Congrès de Londres de 1879 que commencera le nouveau cycle de rencontres internationales de la nouvelle association internationale récemment fondée sous la présidence de Victor Hugo. Dès le premier jour des travaux, la traduction est la première à apparaître sur le programme : « De la traduction en général ». Du fait de la proximité des enjeux qu’elle possède avec la traduction, l’adaptation la suit immédiatement dans l’ordre du jour599.
44Le secrétaire perpétuel de l’ALAI et auteur de l’histoire de sa première décade, Jules Lermina, remet en vue de la discussion une étude fouillée intitulée « De la traduction » dont nous citons quelques extraits. Dès les premières lignes, le ton est donné :
[C]omment empêcher [...] qu’un ouvrage publié en Angleterre ou en France, puisse être traduit à l’étranger sans l’autorisation de l’auteur [...]600 ?
45Le vœu exprimé par le Congrès de Paris de réserver à l’auteur le droit d’autoriser une traduction est devenu réalité sous la plume de Lermina. L’objectif est clairement négatif : « empêcher », restreindre le DT alors qu’il s’agit d’entreprendre l’inverse en faveur de l’auteur, puisqu’au « point de vue législatif [...] les conventions diplomatiques semblent ne présenter qu’un caractère de protection restreinte pour les auteurs d’ouvrages originaux601 ».
46Pour Lermina, dans la mesure où l’on se situe à un niveau international, il est nécessaire de changer de perspective sur la traduction, jusqu’ici conçue selon une vision exclusivement nationale. Dès lors qu’on protégeait les traducteurs en assimilant leurs œuvres aux œuvres originales dans leur propre pays, on ne mentionnait « qu’incidemment » les droits de l’auteur étranger. Or, on peut constater désormais l’inverse : la perspective nationale n’a pas changé, elle reste toujours très préférentielle pour les ressortissants, mais au lieu de l’être pour le traducteur national par rapport à l’auteur étranger, elle l’est devenue en faveur de l’auteur national par rapport au traducteur étranger.
47Dans le même esprit de révolution copernicienne des points de vue, on peut se demander qui précède : l’autorisation ou l’interdiction ? En historien du DT, Lermina explique qu’au départ, il y avait le droit de traduire :
En premier lieu, l’autorisation de traduction a été considérée comme existant ipso facto, et résultant seulement du fait de publication de l’œuvre. Et on a exigé que l’auteur notifiât catégoriquement l’interdiction de la traduction : c’est-à-dire qu’on n’admet pas le droit comme existant par lui-même, mais que l’auteur peut en quelque sorte le créer par exception.
La propriété littéraire n’est donc pas ici une propriété, puisqu’elle n’en acquiert les privilèges qu’à la condition d’inscrire au fronton de l’œuvre une « défense de traduire602 ».
48La traduction était donc la suite naturelle de la publication d’un ouvrage, pas son interdiction. Celle-ci ne pouvait être admise que sous le régime de l’exception. Le droit pour l’auteur de l’ouvrage original d’interdire sa traduction était par conséquent un privilège négatif et temporaire, puisque, au-delà d’un certain délai, son droit était périmé. Or, le droit de l’auteur est-il moins négatif actuellement lorsque sa principale prérogative consiste à « empêcher » qu’on traduise son œuvre, à moins qu’il ne l’autorise ? Le point de départ n’est plus le même ; il a été littéralement renversé : la règle est désormais de prohiber, l’exception est d’autoriser.
49Après une étude détaillée des législations de plusieurs pays européens (Portugal, Belgique, Suisse, Grande-Bretagne, Autriche, Italie, Russie et Allemagne), l’auteur conclut en soulignant un point « placé au-dessus de toute discussion » selon lequel :
l’auteur peut, dans l’année de publication de son ouvrage, en céder le droit de traduction à tout éditeur étranger, lequel [...] en reste bien et dûment propriétaire603.
50Ainsi, le droit moral de l’auteur sur sa traduction serait mis en péril, puisque ce n’est plus l’auteur de l’œuvre originale qui contrôle l’autorisation de faire traduire l’œuvre, mais un éditeur.
Il serait préférable [...] que la propriété littéraire internationale fût reconnue dans toute son intégrité
[...].
[M]ais dans les pays qui sont restés réfractaires à toute reconnaissance de droit de propriété internationale, par exemple dans les deux Amériques, la question se présente bien différente ; c’est là surtout qu’il faut beaucoup demander à l’initiative personnelle des écrivains et des éditeurs honnêtes...604
51À la suite de la lecture de ce rapport, le Congrès décida de voter la résolution suivante :
Du droit de traduction
Le droit exclusif d’autorisation de traduction appartient à l’auteur de l’œuvre originale, au même titre, et pour le même délai que le droit d’autorisation de reproduction, sous cette réserve que la traduction autorisée devra être entièrement publiée dans un délai de cinq ans, à partir de la publication de l’œuvre originale [...]605.
52Ce n’est donc plus le droit de l’auteur d’autoriser la traduction qui est désormais limité, mais le délai de publication de la traduction autorisée. Encore une fois, la restriction s’est déplacée : de l’auteur vers le traducteur.
53Alors qu’il serait utile de nous pencher plus longuement sur les études consacrées par l’ALAI à l’adaptation, en raison de la pertinence de ses enjeux par rapport à la traduction, nous nous contenterons de souligner quelques enseignements communs aux deux pratiques. Dans l’étude sur l’adaptation présentée à Londres, on commence par la définir comme « un pseudonyme de l’emprunt forcé qui lui-même est un euphémisme pour désigner quelque chose de plus coupable606 ». Apparemment moins légitime que la traduction, l’adaptation relève d’emblée de la piraterie, car qu’est-ce que l’emprunt coupable si ce n’est le vol lui-même ? Mieux, même l’adaptation que l’on fait de manière transparente et bien intentionnée n’est pas moins considérée comme un vol :
L’adaptation qu’on a appelée dans un traité officiel, une imitation de bonne foi est une autre espèce de piraterie607.
54La raison de cette condamnation tient dans le non-respect du droit moral de l’œuvre originale : elle est « une atteinte directe à la propriété matérielle et morale de l’œuvre, car elle la confisque et, je le répète, la défigure608 ». En effet, différentes affaires ont animé le XIXe siècle et l’auteur de l’étude en fait l’inventaire en les ponctuant du mot « adaptation », entendu de façon péjorative, jusqu’au moment où il termine sa démonstration ainsi :
Adaptation c’est la réponse stéréotypée : c’est, dirait Molière, la tarte à la crème des contrefacteurs609.
55Pour l’auteur de l’étude, l’adaptation est donc une contrefaçon. Mais ce qui est remarquable, c’est que tout en la qualifiant de « coupable » et de « pirate », l’adaptation n’en est pas moins un emprunt « relatif » par rapport à celui que constitue la traduction littérale au regard de l’original :
Nous avons cru bon d’appeler l’attention, non seulement sur la traduction littérale qui est l’emprunt absolu, mais sur l’adaptation qui est l’emprunt détourné610.
56Ainsi, la traduction serait-elle, et contre toute attente, encore plus coupable que l’adaptation.
57Cela dit, dans un mémoire présenté sur le même sujet par le ministre portugais Mendès-Léal, l’adaptation est définie en des termes différents. En effet, pour lui, l’adaptateur est bien plutôt un « collaborateur » de l’œuvre originale, puisque, comme la traduction, l’adaptation « constituera la condition première de la diffusion et de l’universalité de son succès611 ». L’adaptation est donc une traduction en ce sens que l’effort de recherche pour trouver les équivalents linguistiques de cette dernière est pareillement employé dans la recherche des équivalents culturels locaux.
Et pour des œuvres de cette nature612, il n’y a pas d’autre traduction profitable et vraie que l’adaptation. Vraie, elle l’est, parce que la pensée créatrice est ainsi transférée intacte dans le fond, quoique modifiée dans la forme, autant qu’il sera indispensable pour la rendre compréhensible. Profitable, elle l’est également, puisque le pays qui l’adopte ainsi s’enrichit de nouvelles merveilles...613
58Toujours représentée selon le modèle dualiste où l’opération traductive ou adaptative constitue, d’une part, un transfert du fond mais est, d’autre part, modifiée dans la forme, l’adaptation n’en reste pas moins un instrument de diffusion où l’intérêt de l’autre représente une valeur incontournable et un déterminant non négligeable de sa place parmi les activités légitimes de la littérature et de l’esprit en général. Comme la traduction, le rôle de l’adaptation n’est donc pas « sans importance pour la littérature de chaque pays », puisqu’elle possède une qualité de double orientation : d’un côté, vers le « soi » qui se nourrit de ce que produit « l’autre » ; d’un autre côté, vers « l’autre » qui, sans l’intérêt retransmetteur du « soi », ne pourrait avoir la diffusion naturelle escomptée (contrairement à celle qui repose sur la logique publicitaire de grande consommation). L’adaptation est donc un outil de tissage et de consolidation de liens par-delà les frontières, une « jeteuse de ponts » que l’on peut dans une grande mesure assimiler à la traduction.
59En 1880, c’est au tour de Lisbonne de recevoir le congrès de l’ALAI. La traduction, qui avait été le premier objet de discussion des délégués du Congrès de Londres, continue d’avoir une grande importance dans celui de Lisbonne, comme dans tous ceux qui suivront jusqu’en 1889, à l’exception de celui de Rome (1882) qui s’occupa de la création de la future Union de Berne.
60Rappelons toutefois que l’esprit dans lequel prennent place ces discussions internationales est encore une fois placé sous l’étendard de la fraternité. Celle-ci, au moment où l’on confère une valeur toute particulière à la traduction, est même considérée comme un objectif en soi :
[...] nous nous sentirons plus forts pour marcher d’un pas ferme vers le but qui, vous le savez tous, est double, puisqu’il comporte, non seulement le respect des droits matériels de l’écrivain, mais encore la réalisation de l’union fraternelle de tous ceux qui pensent et travaillent au grand édifice de la solidarité intellectuelle614
61En fait, se posant comme un lieu d’accueil – quoique virtuel – des membres de la famille littéraire, à l’instar de ce que sera, un siècle plus tard, le « Parlement des écrivains » avec ses villes-refuges à travers le monde, le siège de l’ALAI est ainsi décrit, en 1880, par la bouche de son secrétaire perpétuel Jules Lermina :
Là ce n’est pas la France qui donne l’hospitalité. De quelque partie du monde que vienne l’écrivain, là il est chez lui. Ces quelques mètres carrés de terrain sont un microcosme où tous ont les mêmes droits, et aussi les mêmes devoirs, nés de la fraternité et du dévouement mutuel615.
62L’un des devoirs de l’Association étant « de répandre dans toutes les nations la connaissance des littératures étrangères616 », cette déclaration de principe aurait notamment été vécue dans la réalité par l’organisation, la même année à Paris, du trois centième anniversaire de la mort du poète portugais Luiz de Camoëns617. Mais la démonstration par Lermina d’une volonté d’ouverture au monde est quelque peu paradoxale. En effet, si pour démontrer la capacité d’ouverture et d’internationalisme de l’ALAI, l’exemple d’altérité qui est choisi n’est autre que celui d’une autre littérature européenne, il est évident que l’on ne sort pas du nombrilisme traditionnel que représente dans les faits la culture de « l’universalisme » des Lumières. Certes, il faut connaître ses voisins, mais la communauté continentale et culturelle (latine) ne fait pas pour autant de ces derniers des « inconnus » :
[...] nous voulons qu’il n’y ait plus d’inconnus, fût-ce même dans les parties les plus reculées du monde. Connaissons-nous, car se connaître, c’est déjà s’aimer618.
63Quoi qu’il advienne des effusions de bons sentiments, le sujet de discussion le plus important n’est autre que la traduction et le droit qui la régit :
Il a été décidé que le Congrès traiterait spécialement et complètement de la question de traduction, c’est-à-dire de la question littéraire vraiment internationale, qui pourrait se résumer par les deux mots : exportation et importation619.
64Tout entier consacré à la traduction, le Congrès de Lisbonne va cependant engager une investigation de type juridique plus poussée que ce qui a été entrepris auparavant grâce à un recours plus important aux compétences correspondantes. De fait, on ne pouvait se suffire des avis partagés des seuls littérateurs et des hommes politiques amateurs de littérature ; il était urgent d’appuyer les résolutions et les vœux des congrès précédents par des décisions qui n’engageraient plus seulement les nationalités des délégués et les réalités problématiques de leurs pays respectifs, mais se fonderaient sur l’objectivité et la scientificité de l’analyse juridique devant à terme donner le ton sur les orientations du DA international en gestation. C’est pourquoi le rapport du juriste français Eugène Pouillet, rapporteur de la « Commission de législation » et récent auteur du Traité théorique et pratique de la propriété littéraire et artistique et du droit de représentation (1879)620, ne pouvait qu’arriver à point nommé.
65D’emblée, Pouillet souligne qu’il « se place au point de vue du droit pur, c’est-à-dire au point de vue du droit de propriété qui naît incontestablement au profit de l’auteur d’une œuvre nouvelle621 ». L’orientation qui sera donnée à la philosophie du DA ne peut être plus clairement annoncée. De fait, c’est en assimilant la traduction à la reproduction qu’il en arrive à montrer, à l’instar de ce qu’il a péremptoirement déclaré dans son traité, que « traduire c’est contrefaire622 ».
66La démonstration est sans appel. Si la prérogative de l’auteur n’est pas utilisée pour faire traduire son œuvre, alors la traduction ne peut être que préjudiciable à l’auteur. Doublement, surenchérit Pouillet :
[...] d’abord au point de vue pécuniaire [...] ensuite et surtout du point de vue littéraire, puisque l’auteur, jaloux de son œuvre, désirant en mieux faire ressortir la beauté, s’attachera à choisir une traduction consciencieuse et soigneuse623.
67À part l’argument du manque à gagner, l’avocat à la cour de Paris, ressentant une profonde affinité avec les littérateurs auxquels il s’adresse, ne manque pas de souligner ce que les auteurs ressentent eux-mêmes, et s’identifie à leurs soucis. Parmi ceux-ci, la qualité de la traduction de leurs ouvrages. Or, comment choisir une traduction qui n’est pas encore faite et dont, probablement, on ne connaît pas la langue ? S’il s’agit de la réputation de l’auteur de la traduction, alors pourquoi le choix ne doit-il advenir que de l’auteur lui-même ? La réponse de Pouillet est simple : il en est de la traduction comme de la gravure624.
68De la littérature, on passe donc à l’art. Une question s’impose cependant. Si le peintre n’est pas dépouillé du droit d’autoriser une gravure à partir de son tableau, on pense qu’il va de soi que ce droit comprenne celui d’interdire. Or, on peut se demander pourquoi l’auteur de la peinture possède un double droit d’initiative, non seulement quant à son œuvre (ce qui est une évidence), mais également quant à celle de l’autre artiste également, en l’occurrence le graveur.
69Si Pouillet a pu être accusé de partialité, tantôt du point de vue du droit, tantôt de celui de la littérature ou encore de celui de l’art, on ne peut cependant que lui reconnaître de l’impartialité lorsqu’il s’emploie à soutenir le « point de vue rationnel » :
[...] la meilleure législation en matière de traduction est celle qui n’introduit aucune réglementation spéciale, qui ne formule aucune exception et qui laisse l’auteur maître absolu de son œuvre, libre de disposer à sa guise, c’est-à-dire en véritable propriétaire, de sa propriété625.
70C’est dire que l’objectivité et l’universalité du point de vue rationnel ne peuvent paradoxalement reconnaître que le point de vue de l’auteur propriétaire. Tous les autres créateurs, du fait de la nature de leurs œuvres (dérivées), ont un rôle secondaire et, par conséquent, ne peuvent prétendre au statut rationnel que l’auteur occupe à lui seul. L’universalité du postulat de Pouillet est d’autant plus vraie qu’il ne trouve rien de plus naturel pour la prouver que de s’appuyer sur la législation française :
[...] en France, on n’a jamais douté [...] que le droit de traduction fait partie du droit de reproduction et est l’un des précieux attributs de l’auteur. [...] Ce n’est point à lui à aller aux traducteurs et à les prévenir ; c’est aux traducteurs à venir à l’auteur et à solliciter d’abord son autorisation626.
71Quelles que soient les législations qu’il examine par la suite, le modèle suprême de celles-ci fut évoqué en premier. Nous verrons d’ailleurs comment la France de ce siècle tentera à plusieurs occasions de faire prévaloir son point de vue, notamment sur l’assimilation de la durée du DT à celle du droit de reproduction.
72Plus loin, Pouillet compare la traduction à l’abrégé, au résumé d’une œuvre, et suppose que ces derniers ne se concevraient pas sans le consentement de l’auteur ; car pour lui, les raisons que l’on pourrait articuler pour s’en abstraire (autre classe de lecteurs et pas de préjudice pour l’ouvrage entier) plaident malgré tout en faveur de l’auteur lorsqu’il s’agit de traductions. S’il est vain, pour Pouillet, de dire qu’il est utile que les idées se diffusent mieux sous des formes dérivées, il est tout aussi vain de souligner l’utilité sociale que les nations peuvent tirer des traductions d’ouvrages étrangers. Pourtant, et conformément à une certaine interprétation du droit naturel, l’utilité individuelle est plus urgente que celle des nations :
[...] le droit de propriété, dans l’état actuel des législations, est essentiellement temporaire, [...] il est limité presque partout à la vie de l’auteur et à quelques années au-delà, et [...] si ce temps est relativement long lorsqu’on le mesure sur la vie humaine, il est d’une insignifiante, d’une imperceptible durée, quand on songe à la vie des nations qui ont des siècles devant elles627.
73Autrement dit, le droit de l’auteur doit être absolu, parce qu’il est plus urgent de contenter ce dernier que la nation qui, elle, a tout le temps de se rattraper. La conclusion de Pouillet se résume donc aux quatre résolutions que la Commission de législation soumet au Congrès de Lisbonne, la plus importante étant celle qui reprend celle du Congrès de Londres, moins la réserve qui y avait été jointe : « Le droit exclusif comprend nécessairement le droit de traduction628 ».
74Tout comme au Congrès de Paris de 1878, le Congrès de Lisbonne est une précieuse tribune pour les délégués et les littérateurs de pays peu connus. Sans être en mesure de passer en revue tous les témoignages qui concernent la traduction et son droit, relevons cependant brièvement celui de Ladislas, proche parent du poète polonais Adam Mickiewicz :
La Pologne a besoin de traduire. Malheureusement elle ne peut qu’imparfaitement rémunérer les auteurs étrangers, mais la piraterie littéraire y est rare. L’espèce de culte dont la Pologne entoure la littérature rend respectable à chacun la propriété littéraire629.
75La traduction est un besoin. Or, celui-ci n’est pas forcément illicite, encore moins illégitime lorsque la situation socio-économique n’encourage ni la création ni la traduction. De fait, Mickiewicz souligne, contrairement à Pouillet, que la traduction de la littérature étrangère est loin d’être une contrefaçon et que la culture traductive polonaise se caractérise par une attitude éthique et respectueuse des écrivains.
76Dans le prolongement de ce qui précède, on peut noter que la relation entre l’éthique et la traduction est de grande importance dans la discussion du Congrès de Lisbonne. Tel est, en tout cas, l’angle d’analyse du délégué français, Louis Ulbach630. En effet, bien plus moralisateur que proprement éthique, son propos tend à mettre la traduction à l’épreuve d’une sorte de soupçon plutôt qu’à en démontrer les potentialités. De fait, le soupçon qui entoure la traduction est tel qu’il propose même « la nécessité urgente, absolue de surveiller les traducteurs, d’organiser cette surveillance, de la faire pénétrer dans les habitudes et dans les lois631 ».
77Or, non seulement il est question de la moralité de la traduction du fait de sa parenté forcée avec la contrefaçon, mais bien plus clairement de l’immoralité et de l’irresponsabilité généralisée de ses praticiens.
[...] dans les pays où les traducteurs sont libres, l’abondance et la mauvaise qualité des traductions tuent la littérature nationale.
– Que la traduction, c’est-à-dire la transfusion d’un sang différent dans les veines d’un pays, doit être faite avec prudence, avec toutes sortes de précautions de savoir et d’honnêteté632.
78Deux images retiennent notre attention dans les paroles d’Ulbach. La première est celle d’une liberté qui ne peut qu’engendrer une traduction dénuée de responsabilité et de qualité. Qu’est-ce que la liberté de traduire si ce n’est la responsabilité d’introduire une culture qui a autant besoin de ne pas être aliénée de sa source que comprise et appréciée dans la langue et l’imaginaire d’arrivée ? C’est, à notre sens, l’exigence éthique inhérente à l’opération traductive qui fait de sa liberté celle qui lui incombe d’être l’une des plus responsables entre beaucoup d’autres. Mais à l’heure où les pays se concertent pour faire advenir une législation multilatérale, un certain dualisme de type géo-culturel semble mettre aux prises deux ensemble de pays (« [...] certains pays comme la Russie, le Brésil, les États-Unis, la Hongrie sont rebelles à toute convention »). Pire encore est le dualisme moral qui sous-tend les propos suivants :
Le congrès doit protester en faveur de l’intégrité de la pensée, et s’élever avec violence contre les États qui refusent de s’associer à notre œuvre de probité solidaire, universelle633.
79Alors que l’on s’apprêtait trois ans plus tard à intituler la convention multilatérale : Union universelle de la propriété littéraire et artistique, en insistant, pour certains délégués, sur le terme « universel634 », un député du Parlement portugais, estimant que « [t] el écrivain, méconnu chez lui, trouve chez les étrangers l’accueil auquel il a droit », fit la proposition suivante :
Eh bien ! qu’on universalise la propriété littéraire, et le grand écrivain modeste, qui se laisse effacer chez lui, trouvera chez les étrangers la justice qui lui est due et la rémunération de ses travaux635.
80L’ambiguïté est intéressante. L’universalisation pourrait tantôt être comprise comme la tentative véritablement multilatérale (« traductive », dirions-nous) de construire un droit qui répondrait équitablement aux attentes des différentes réalités des pays concernés, et tantôt comme l’expression impérialiste d’un besoin d’imposition uniforme sur le reste du monde des législations les plus courantes dans l’Europe industrialisée. De fait, qu’est-ce que « l’universel » dans le cadre d’une réflexion sur la traduction ? Dans quelles mesures la traduction peut-elle être vecteur d’universalité lorsqu’elle « localise » (aujourd’hui) ou adapte une culture pour être lue dans une autre ? Peut-elle, à terme, par l’assemblage des combinaisons de langues possibles, représenter l’amphore recomposée de Walter Benjamin636, et, par conséquent, une nouvelle tour de Babel, non plus de l’unité mais de la différence ? À l’inverse, est-ce que le projet d’un droit international de traduire les livres étrangers selon une tradition juridique régionale particulière n’est pas une tentative présumée universaliste de traduire le droit dans une seule langue juridique dominante, celle des pays industrialisés et des pays les plus puissants sur le plan de l’industrie culturelle ?
81En 1881, le congrès de l’ALAI a lieu à Vienne. Sans prendre de véritable place dans les discussions qui animeront les séances de travail, le DT sera tout de suite mentionné deux fois dans les résolutions. La première occurrence concerne le DT en Russie :
Le Congrès émet le vœu qu’en Russie, aussi bien que dans tout autre pays, la traduction ne puisse pas être faite sans l’assentiment de l’auteur, et que des conventions internationales viennent préciser ce droit et en permettre l’application pratique [...]637.
82Faisant suite aux diverses tentatives précédentes pour inviter la Russie à s’aligner sur les législations des pays d’Europe occidentale, le Congrès non seulement nomme les pays « réfractaires » à la norme qui semble prévaloir dans le cadre de l’ALAI, mais il apparaît également manifeste qu’à force d’énoncer à chaque congrès la norme en question, on lui prépare une place destinée à être définitive ainsi qu’une légitimité pouvant désormais être qualifiée d’historique.
83La seconde occurrence du DT dans les résolutions de Vienne traduit le vœu suivant :
Qu’on reconnaisse, au profit de l’auteur ou des ayants-droit, le droit de traduction, sans limite de temps ou sans être tenu à aucune mention de réserve en tête de l’ouvrage [...]638.
84La durée de protection du DT, telle sera l’objet des prochaines batailles qui mettront aux prises les délégués des pays dits « producteurs » avec ceux des pays dits « consommateurs » de littérature. Comme si la quantité était le seul critère de recevabilité des arguments en faveur d’un DT international juste, alors qu’à Lisbonne on n’hésitait pas à recommander aux Comités nationaux de l’ALAI « de prendre en main le contrôle de tous les abus en matière de traduction, et à signaler aux auteurs [...] les traducteurs les plus aptes et les plus consciencieux de chaque pays639 ». Autrement dit, de contrôler la qualité. Qui ? Les auteurs. Qu’en est-il des traducteurs ? Quelle est leur part de responsabilité ? Quelle éthique peut-on espérer de leur part lorsque le contrôle de la qualité de leur ouvrage ne leur est pas dévolu ? Ne faudrait-il pas qu’une sorte d’ordre international des traducteurs s’organisât de manière à prendre en charge la responsabilité déontologique relative à la profession ? La question étant toujours d’actualité aujourd’hui, dans le contexte de globalisation dans lequel nous évoluons, on peut se demander ce que fait en ce sens la Fédération internationale des traducteurs (FIT)640.
85En 1882, le congrès de l’ALAI a eu lieu dans la capitale italienne. Bien qu’il s’agisse de la seule occasion où il semble qu’il ne fut pas mention du DT, son importance tient pour nous dans la décision de créer « une union diplomatique internationale pour la protection des droits des auteurs » qui s’appellera l’Union de Berne641. En effet, un an plus tard, c’est à Berne que les délégués officiels des pays fondateurs se retrouveront pour la première conférence diplomatique dont la mission sera de poser les bases de l’Union de la propriété littéraire. Tout le long de cette conférence, les discussions consisteront principalement à fondre les « propositions de projet de convention » en un projet unique de « convention littéraire universelle » qu’il s’agira de faire entériner au cours d’une prochaine conférence.
86L’article énonçant un projet de propositions concernant le DT n’était rien moins que le deuxième de cinq :
Les auteurs de chacun des pays contractants [jouiront] du droit exclusif de traduction de leurs ouvrages pendant toute la durée de leur droit de propriété sur leur œuvre en langue originale. La publication d’une traduction non autorisée constituera une contrefaçon642.
87Les auteurs ont d’abord un droit exclusif de traduction, c’est-à-dire qu’ils ont la prérogative absolue de faire traduire ou non leur œuvre. Ensuite, la durée de ce droit est assimilée à celle de la propriété de l’œuvre en langue originale. Et enfin, il est souligné d’un point de vue négatif qu’en cas d’infraction à la prérogative de l’auteur, la traduction sera considérée comme illégale. C’est dire d’ores et déjà que le projet de proposition pose un niveau d’exigence très élevé en matière de protection de l’auteur, et cela malgré le fait que beaucoup de pays ont déjà protesté contre cette conception de la propriété littéraire qu’ils estiment inappropriée dans leurs contextes respectifs.
88C’est lors de la séance du 13 septembre 1883 plus précisément que la question du DT fut enfin débattue. Une question considérée comme épineuse par les participants eux-mêmes :
M. Clunet dit qu’en abordant la question du droit de traduction, on entre dans la zone des difficultés et des controverses...643
89Ce dernier présente les deux systèmes pratiqués dans les différents pays européens. Le premier consiste à obliger l’auteur à faire traduire son œuvre dans un délai déterminé et ne le protège que pour une durée moins longue que celle de l’œuvre originale. Le second, en revanche, assimile la durée du DT à celui du droit de reproduction. Face à cette divergence dans les pratiques régionales, le délégué propose « un article de conciliation » qui augmenterait la durée du droit de traduction, tout en la limitant.
90Eugène Pouillet rétorque que, de la même manière que l’auteur d’un tableau peut empêcher sa reproduction par la gravure, il devrait en être de même pour la traduction, et sans limitation de temps. Pour lui. c’est une question de progrès du droit de la propriété littéraire :
Si le droit de traduction a pu être autrefois contesté, il n’en est plus de même aujourd’hui, il s’agit de bien établir le principe, de le dégager nettement, de l’affirmer et de le maintenir644.
91Le ton est péremptoire et la revendication absolue. Jules Lermina le seconde et « désire que la traduction jouisse des mêmes droits que l’œuvre originale645 ». Cet avis est également partagé par le délégué d’Allemagne dont les législations assimilent le DT au droit de l’original.
92Alors que certains délégués demandent que l’adaptation soit mentionnée dans l’article concernant la traduction, d’autres considèrent en revanche qu’elle « est une œuvre frauduleuse », rechignant à lui reconnaître un droit en l’admettant dans un article, puisqu’il s’agit d’« un délit plus coupable peut-être que la contrefaçon646 ». Renonçant en fin de compte à évoquer l’adaptation, les participants finissent par mettre aux voix quelques propositions pour les articles 5 et 6, qui concernent la traduction. Très vite, on constate leur division en deux grands ensembles correspondant à ceux identifiés plus haut par M. Clunet. Mais les délégués français sont persuasifs, puisque la version qui est retenue pour le projet de convention définitif reprend les éléments qu’ils ont défendus :
Art. 5. – Les auteurs ressortissant à l’un des États contractant jouiront, dans tous les autres États de l’Union, du droit exclusif de traduction pendant toute la durée de leur droit sur leurs œuvres originales. Ce droit comprend les droits de publication, de représentation ou d’exécution.
Art. 6. – La traduction autorisée est protégée au même titre que l’œuvre originale. Lorsqu’il s’agit de la traduction d’une œuvre tombée dans le domaine public, le traducteur ne peut pas s’opposer à ce que la même œuvre soit traduite par d’autres écrivains647.
3. De l’Union de Berne à la convention
93À peine la Conférence de Berne était-elle clôturée que le congrès annuel de l’ALAI devait avoir lieu, mais cette fois à Amsterdam. C’est là qu’une discussion très intéressante s’est engagée entre les délégués, défenseurs de la propriété littéraire, et un des plus grands éditeurs hollandais, M. Lévy, qui remettait en question les principes que l’Association avait pour mission de défendre. Dans la suite de ce que nous avions noté plus haut en regard du droit d’autoriser la traduction, M. Lévy fit grand effet lorsqu’il demanda que l’on vote une résolution stipulant que « le droit d’interdire la traduction ne [fasse] pas partie intégrante du droit d’auteur648 ».
94Contestant le principe de l’article 5 du projet de convention, il explique d’abord que les termes de l’article en question entraînent comme complément le droit d’interdire la traduction par l’auteur de l’ouvrage original, puis ajoute que « voilà non pas une sanction évidente, mais une exclusion du droit de l’auteur qui ne saurait se justifier par aucune considération ». Pour que la propriété littéraire soit applicable, il faut que l’auteur et son ouvrage coïncident de manière indissoluble :
Il faut que l’auteur soit la cause adjacente de l’œuvre. Il ne suffit pas qu’il en soit la cause ultérieure.
Si vous n’adoptez pas ce principe, si tout en adoptant la propriété littéraire vous ne la circonscrivez pas dans ces limites, il n’y a pas de raison pour que cette propriété ait un terme, et vous pourrez faire poursuivre comme contrefacteur à peu près tout le genre humain649.
95Or, pour Lévy, la volatilité de la pensée humaine est telle que la propriété ne peut être identifiée que dans les limites de l’ouvrage original et que toute dérivation de celui-ci ne saurait être attribuable à l’auteur, puisqu’on ne pourrait pas suivre la chaîne infiniment transformée des productions de l’esprit.
Donc, si par propriété littéraire vous entendez non seulement l’œuvre de l’écrivain dans sa forme primitive, matérielle pour ainsi dire, mais aussi tout ce qui en a été dérivé, vous aboutirez bientôt à une conclusion aussi absurde qu’irréalisable.
Or, la traduction est une de ces formes sérieuses de la propriété primitive, une forme qui n’a pas eu le même auteur et qui n’a pas donné le jour au même ouvrage650.
96Dans le premier paragraphe, l’éditeur souligne le fait que toutes les dérivations éventuelles d’une œuvre ne peuvent être la propriété de l’auteur dans la mesure où il serait impossible de remonter vers une origine unique là où elle pourrait être plurielle, voire incalculable. De fait, toute réécriture ou transformation d’une œuvre de l’esprit, surtout si elle est réalisée par une autre personne que l’auteur de l’original, ne peut que subir les influences qui accompagnent nécessairement le processus de réification formel par lequel passe l’œuvre en question. L’exemple en est donné au second paragraphe où Lévy évoque la forme de la traduction qui se prévaut non seulement d’une nouvelle source d’écriture, autre que l’auteur651, mais également d’une identité propre, indépendante de l’ouvrage original, tant et si bien que « chaque traducteur enfante une œuvre qui lui est propre, quoique la matière première lui ait été fournie par l’auteur652 ».
97Annonçant déjà des positions similaires à celles d’un Meschonnic653 ou d’une Folkart654, Lévy conclut son exposé parfaitement marginal – dans le cadre d’un congrès de l’ALAI – par une déclaration qui n’est pas moins éclatante :
Je conclus donc, en thèse générale, que le droit de la traduction ne me paraît pas être l’accessoire du droit de l’auteur655.
98C’est que, si la traduction n’est pas considérée comme l’outil servile d’un autre texte, son droit ne saurait par conséquent en être l’auxiliaire.
99Au milieu du mécontentement général qu’a suscité le discours de l’éditeur d’Amsterdam – auquel Pouillet et Clunet n’ont d’ailleurs pas manqué de répliquer – « le Congrès [...] repoussa cette proposition [...]656 ».
100Alors que cette prise de position peu commune a été relevée dans le compte rendu de ce congrès, il est quelque peu surprenant en revanche de constater qu’on n’a pas fait état des répliques qui lui ont succédé et qu’on se soit contenté du simple refus de discuter plus en détail la thèse exposée. Qu’est-ce à dire ? Deux possibilités : ou bien l’opinion de M. Lévy n’a aucune valeur et ne mérite nullement d’être prolongée par une discussion à retenir dans l’ouvrage d’histoire que nous avons entre les mains – mais alors pourquoi avoir en premier décidé de la mentionner ? Ou bien elle est pertinente, mais doit être tenue pour absurde et ne doit, par conséquent, pas faire l’objet d’une réflexion qui remettrait en question les principes fondamentaux de la propriété littéraire. Toujours est-il que que les pages suivant l’intervention de Lévy rendent compte du travail du lauréat de la médaille d’honneur attribuée par le Congrès à propos du premier sujet du concours littéraire proposé par l’Association : « La Hollande et la liberté de penser et d’écrire aux XViie et XVIIIe siècles ». Serait-ce là l’ironie involontaire du rédacteur de ces pages ?
101Lors du Congrès de Bruxelles de 1884, le principe fondamental du projet de Berne (assimilation complète de la traduction à la reproduction) a, semble-t-il, été revu à la baisse par mesure de réalisme envers les gouvernements que l’on sentait peu disposés à son application. Bien que toujours considéré comme « juste et net », « on ne se faisait pas d’illusion sur la probabilité de [la] réalisation immédiate » du principe en question. Pour Pouillet, « en proclamant le droit absolu de traduction, nous sommes en avance sur notre époque [...]657 ». C’est pourquoi, au lieu que la durée du DT soit égale à celle du droit de reproduction, il a été convenu que la première, en l’occurrence la traduction, ait « un terme fixe beaucoup plus court que celui accordé à [la dernière]658 ».
102Conformément à ce qui se fait dans bon nombre de conventions bilatérales en vigueur à cette époque, la durée du droit de l’auteur à traduire son œuvre est de trois ans ; si, pendant ces trois ans, il fait paraître une traduction autorisée, l’auteur conserve son droit d’autoriser les traductions de son ouvrage pendant dix ans supplémentaires à compter de la date de publication de la première traduction. Si, en revanche, l’œuvre n’a pas été traduite pendant les trois années suivant sa publication, le droit exclusif de l’auteur d’autoriser les traductions est alors perdu.
103Alors que cet accommodement semblait constituer une sorte de consensus, « la Conférence [...] n’a cependant pas hésité à proclamer que son opinion était qu’il y aurait lieu de favoriser autant que possible la tendance vers l’assimilation complète au droit de reproduction en général659 ». L’impersonnalité camouflée de cette proposition ne manque pas de nous arrêter : si la « Conférence » traduit sans hésitation une « opinion » contraire au consensus précédent, quelle est donc cette instance d’énonciation qui s’exprime malgré tout derrière la position en faveur de l’assimilation ? Bien que l’on ne puisse douter que ce soit d’abord la France, il reste que la tentative d’effacement de son origine et son remplacement par l’impersonnelle et tout à la fois solennelle « Conférence » sont révélateurs du discours qui est destiné à prévaloir dans le long terme.
104Pour que soit exprimée une divergence avec les concessions faites en regard de la traduction, la conclusion du rapport du Congrès de Bruxelles ne recourt pas à une autre stratégie que celle déjà employée :
En considérant l’ensemble des résultats obtenus, l’Association [...] pourra constater avec plaisir qu’il a été donné satisfaction à la plupart des vœux exprimés par elle dans son projet de 1883. Le seul qui n’a pas été réalisé dans la mesure où elle le demandait, c’est ce qui concerne le droit de traduction660.
105De fait, quelles que soient les positions plus ou moins nuancées qu’on peut exprimer pour s’objecter à l’assimilation de la traduction à la reproduction, la trace la plus évidente qui demeure dans la conclusion du rapport, appuyée par la caution de « l’Association », est celle des pays qui sont en faveur de l’assimilation. L’hégémonie des positions dans de tels contextes ne tient donc pas toujours à la vigueur avec laquelle les délégués peuvent défendre leur point de vue, ou même au nombre des personnes qui l’appuient, mais également – voire surtout – à la prégnance d’un discours qui, du fait de son assimilation à celui des instances les plus officielles et les plus puissantes, se destine à être le plus reconnu, ou tout simplement retenu, sur le long terme.
106Cela dit, lors de la seconde conférence diplomatique de Berne (1884), la 7e question consistait à savoir si « la durée du droit exclusif de traduction doit [...] être égale à celle du droit de l’auteur sur l’œuvre originale [...] [et] si cette durée ne doit [...] pas être fixée uniformément pour toute l’Union661 ». Étrangement, ce ne sont plus les pays contestataires de 1878 (Russie, Brésil et Pologne – qui ne sont d’ailleurs pas représentés662) qui s’opposent en 1884 au niveau de protection très élevé que défend d’abord la France, mais les pays Scandinaves : la Suède et, dans une moindre mesure (car officieuse), la Norvège. En effet, à la question posée sur le DT, le représentant de la Suède, M. Lagerheim, répond comme suit :
La Suède, qui actuellement n’accorde aux étrangers qu’une protection très restreinte contre la traduction, serait peut-être disposée à les favoriser dans une plus large mesure ; mais en aucun cas elle ne pourrait admettre que le droit exclusif de traduction fût protégé pendant la même durée que l’œuvre originale. Pour arriver à une entente, il propose de déterminer la durée de protection minimale que les États faisant partie de l’Union devraient accorder pour le droit de traduction663.
107Représentant la délégation française sur cette même question, M. Lavollée reste sur les positions traditionnelles de la France et demeure « convaincu que la Conférence aurait pu voter [...] [l’]assimilation complète entre le droit de traduction et celui de reproduction664 ». Mais Lagerheim n’est pas en reste et rappelle les raisons qui le poussent à se dissocier de l’absolutisme français :
La population des pays Scandinaves est peu nombreuse, mais avide de s’instruire, et elle a besoin de s’approprier les productions littéraires des grandes nations.
108Sa contre-proposition n’ayant pas rencontré l’accord des autres membres au sein de la Commission, il annonce que, dans un esprit de conciliation, il accepte la rédaction selon laquelle la durée du droit de traduction est limitée à dix ans depuis la première traduction publiée dans les trois ans de la publication de l’œuvre originale :
[Mais] que ce serait là le maximum des concessions que la Suède pourrait faire sur ce point, et en réservant d’ailleurs l’opinion de son Gouvernement qu’il ne saurait lier en aucune sorte665.
109À l’issue des votes, la proposition française ayant été rejetée, c’est l’ensemble de l’article 6 qui est en revanche adopté dans la rédaction conciliante qui a permis à la Suède et à la France de trouver un terrain d’entente, qui n’est d’ailleurs que temporaire. Cela dit, et à la lumière des discussions précédentes, il est remarquable de constater que la Suède, bien moins radicale que les pays contestataires de 1878 il est vrai, a tout de même réussi à convaincre une majorité de membres de reculer sur la question de l’assimilation, du moins à temporiser quelque peu en adoptant des mesures plus conciliantes. Une prérogative à laquelle, semble-t-il, les pays plus éloignés du « centre historique »– que représente l’Europe de l’ouest (France ou Angleterre) – ne pouvaient pas prétendre.
110Lors de la deuxième Conférence diplomatique de Berne (1885), la Suède n’est cette fois-ci plus toute seule. La Norvège ayant enfin clarifié ses positions sur la question de la traduction prend le parti de sa voisine Scandinave et estime préférable que l’article controversé garde la même teneur que celle donnée l’année précédente. Une chose est sûre cependant pour le délégué norvégien :
Il sera [...] impossible au Gouvernement de la Norvège de s’associer à la proposition d’accorder immédiatement aux auteurs, contre la traduction non autorisée, une protection de la même durée que celle de la protection contre la contrefaçon666.
111Par ailleurs, le délégué allemand fait remarquer au délégué français qu’une position trop résolue de la part de la France sur la question de l’assimilation de la traduction à la reproduction pourrait avoir des conséquences stratégiques par rapport à l’objectif ultime de toutes ces discussions – en l’occurrence la création d’une convention multilatérale :
Répondant à M. Lavollée, M. Reichardt indique l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Suède et la Norvège, le Danemark et les Pays-Bas, comme devant probablement renoncer à entrer dans l’Union dans le cas où le principe de l’assimilation serait consacré667.
112C’est dire que la question du DT est tellement sensible que certains pays en viendraient à sacrifier jusqu’au projet d’adhérer à la Convention en gestation. Prenant un ton plus neutre, et conformément à la vocation qui a fait sa réputation, la Suisse, par la voix de son conseiller fédéral Ruchonnet, rappelle que « pour créer une Union, il faut réunir le plus grand nombre possible d’États ». Or compte tenu des déclarations des pays Scandinaves et de ceux qui s’identifient à leur position, « le centre d’agglomération dont a parlé M. Lavollée se trouverait réduit à très peu de choses668 ».
113S’appuyant sur l’argument déjà utilisé par Tourgueniev, le Suédois Lagerheim rappelle la nécessité de tenir compte de la réalité des pays contractants, quelles que soient les résolutions théoriques que l’on prenne en faveur d’un plus grand respect du droit de l’auteur :
[...] le Gouvernement suédois ne se dissimule pas qu’une liberté absolue de la traduction est, à un certain degré, préjudiciable à la littérature nationale [...]. Mais il est obligé de tenir compte de la situation actuelle, et il pourrait arriver d’emblée à accepter l’amendement proposé par la délégation française669.
114Lors d’un second rapport de la commission chargée de rédiger les articles qui nous concernent, il a été proposé, non plus de se rapprocher de l’assimilation totale que préconise la France, mais de « simplifier » et d’« uniformiser » la durée pendant laquelle l’auteur a le droit exclusif de traduire son œuvre. Alors qu’il avait été proposé que l’auteur ne jouira de ses années de droit exclusif de traduction que s’il traduit son œuvre dans les trois années suivant sa publication, la nouvelle rédaction propose simplement ceci :
Art. 5. – Les auteurs ressortissant à l’un des pays de l’Union, ou leurs ayants cause, jouissent, dans les autres pays, du droit exclusif de faire ou d’autoriser la traduction de leurs ouvrages jusqu’à l’expiration de dix années à partir de la publication de l’œuvre originale dans l’un des pays de l’Union670.
115Avant le vote de l’article, la France se plaît à reconnaître que la Conférence a voulu donner une « satisfaction partielle » à ses vœux et que des « progrès considérables » ont été faits, tout en gardant intacte sa conviction d’assimiler complètement la traduction à la reproduction.
116Représentant le bloc Scandinave, la Suède est acculée à se résigner en acceptant la dernière proposition d’article comme un degré de protection minimale non négociable du droit de l’auteur à autoriser la traduction de ses œuvres :
Au nom de mon collègue de Norvège et au mien, je demande à constater que les Gouvernements de Suède et de Norvège auraient préféré de voir garder intactes les stipulations de l’article 6 du projet de Convention de 1884. Ce n’est qu’à la suite de la déclaration formelle de la Délégation française de ne pouvoir accepter d’autre transaction que celle qui était contenue dans l’amendement italo-suisse, que nous avons été autorisés à nous rallier à cette solution. En allant ainsi au devant du désir de la France, les pays Scandinaves ont atteint le maximum des concessions sur ce point que leur situation particulière leur permet de faire quant à présent671.
117Puisque la Suède a cédé sur ce point, il ne restait plus de front de contestation aux desiderata de la France à la veille de la promulgation et de la signature de la première version de la Convention multilatérale de Berne.
118En raison de la mort de Victor Hugo, président d’honneur de l’ALAI, et, d’autre part, du choléra qui frappait l’Espagne où devait avoir lieu le congrès de 1885, le Congrès international littéraire d’Anvers commençait sur une note d’émotion. Mais les travaux devaient se poursuivre, puisque la seconde conférence internationale pour la propriété littéraire avait eu lieu plus tôt le même mois pour s’accorder sur la nouvelle version du projet de convention et la soumettre à l’appréciation des gouvernements représentés. Cette dernière, ayant intégré les propositions de compromis temporaires retenues lors de la première Conférence, révèle un article 5 plus élaboré que celui qui avait été proposé à Berne en 1883 dans la mesure où il fait état de la période de dix ans de protection en faveur de l’auteur lui permettant d’autoriser la traduction de ses œuvres. L’article 6 (le droit non exclusif du traducteur pour les œuvres tombées dans le domaine public), en revanche, demeure le même.
119À noter, au passage, que l’article 16 institue un office administratif international sous le nom de Bureau de l’Union internationale pour la protection des œuvres littéraires et artistiques672. Et que la langue officielle de ce bureau sera la langue française673.
120Moins de dix jours après la transformation, par les signatures des plénipotentiaires, de la dernière version du projet de convention en un acte diplomatique désormais connu sous le nom de la « Convention de Berne », eut lieu le neuvième congrès de l’ALAI tenu à Genève en 1886. Bien que seulement onze pays aient ratifié « le procès-verbal de signature » d’une convention qualifiée de compromis, de « minimum qui n’exclut aucun progrès », elle a cependant créé
[...] pour le territoire de l’Union internationale un droit de cité qui fait véritablement des auteurs les citoyens d’une grande république des lettres et des arts674.
121À peine un siècle plus tard, le concept français de république des lettres est repris pour revivifier une représentation qui a longtemps habité les imaginaires, mais qui, nous l’avons vu dans notre première partie, confinait à l’illusion et à la déception675. En sera-t-il de même pour cette république mondiale ?
122Décidément, c’est encore une fois le DT qui est rendu responsable du seul point d’achoppement véritable, c’est-à-dire le fait que le premier n’ait pas été assimilé au droit de reproduction676, dans les discussions qui ont abouti au texte que l’on vient de signer. Mais on se résigne temporairement.
123Le souhait de la France de voir le droit de traduction complètement assimilé au droit de reproduction demeure cependant un objectif, même s’il n’est pas encore réalisable immédiatement. Eugène Pouillet en avait conscience et le constatait dans son rapport au Congrès d’Amsterdam677.
124Par ailleurs, même si l’adaptation n’a pas trouvé une définition juridique complète et consensuelle, la conférence diplomatique l’a néanmoins incluse au nombre des « reproductions illicites678 ». C’est dire qu’aux frontières de la traduction – considérée par Pouillet comme contrefaçon679 –, l’adaptation est encore, au moment où la Convention de Berne est créée, stigmatisée comme une activité qui tend à « l’imitation servile680 » de l’œuvre originale. Comment une adaptation – située sur le plan international – peut-elle être une imitation servile, lorsqu’elle subit non seulement une transformation linguistique, mais également une transformation formelle de type générique (p. ex., un roman adapté en pièce de théâtre) ? La double valeur ajoutée de la traduction et de l’adaptation générique devrait être suffisante pour que l’œuvre originale soit distante, différente et, par conséquent, préservée du préjudice d’être confondue avec l’œuvre transformée. Puisque la question concerne le droit de l’auteur d’autoriser la réalisation de ses œuvres dérivées, l’adaptation d’une œuvre n’est pas différente de sa traduction (puisque celle-ci l’inclut bien souvent lorsqu’elle se fait à l’étranger). C’est dire que l’adaptation est considérée comme une reproduction indirecte et supposément non autorisée, alors que l’on exige pour la traduction qu’elle soit seulement autorisée pour obtenir un statut légitime et bénéficier d’une catégorisation positive en étant énumérée au nombre des œuvres méritant d’être protégées par la loi681. N’en devrait-il pas être de même pour l’adaptation que pour la représentation682 ? En ce sens, on pourrait également se demander pourquoi il n’existe pas de droit d’adaptation.
125Cible des défenseurs de la propriété littéraire, la contrefaçon est non seulement la toile de fond de toutes les législations nationales, des conventions bilatérales ainsi que de la Convention de Berne, mais elle est également un sujet de préoccupation directe lorsqu’il s’agit des pays dont la tradition littéraire est mineure, naissante ou encore négligeable, pour ne pas dire négligée. Lors du discours de Louis Ulbach prononcé au nom de l’Association durant le Congrès de Genève, la question de la contrefaçon a été développée d’une manière qui engage directement la traduction. En effet, alors que la contrefaçon est considérée par l’orateur comme « une sorte d’oppression étrangère tolérée par le gouvernement pour enchaîner la pensée nationale », il « contredit » et « combat » en revanche l’argument – où le « paradoxe se mêle à la mauvaise volonté » – selon lequel
[...] en prenant leur bien intellectuel partout où il se trouvait, certains États servaient mieux la civilisation, l’éducation de leurs peuples, et les saturaient de littérature étrangère, faute de littérature nationale683.
126Il est remarquable de constater à quel point l’effort d’éducation de soi que constituent la traduction et la relecture des œuvres étrangères est réduit à sa seule valeur économique. D’une part, on promulgue des lois sur la propriété littéraire, estimant qu’il ne suffit pas de produire du savoir et de la culture, encore faut-il protéger l’auteur de manière à l’encourager à produire plus et à lui permettre de continuer à le faire, grâce au droit de rétribution pécuniaire dont il peut bénéficier à chaque nouvelle publication. D’autre part, à l’objectif matériel que semble constituer la garantie offerte par ces lois, on oppose celui de l’éducation qui, parce que la « littérature nationale » n’existerait pas, se comporte en usurpatrice du droit (pécuniaire) des autres hors de leurs frontières. Dans les deux cas, le rapport de l’éducation à la propriété est celui du moyen à la fin. Alors que la logique de la propriété littéraire voudrait que le bénéfice économique perpétue « l’éducation de soi684 » (nationale), il est en revanche impossible de concevoir, pour les moins nantis, « l’éducation de soi » (internationale) comme un bénéfice en soi. Puisque tout se mesure, que ce soit la quantité des œuvres des nations ou le taux d’alphabétisation des populations, peut-être faudrait-il mesurer la quantité de bénéfice éducatif et de développement culturel dont elles peuvent profiter. Aussi la production de culture et de savoir, dans un milieu différent de sa source (surtout lorsque celui-ci est moins favorisé), ne doit-elle pas nécessairement ni constamment créer un bénéfice strictement économique ?
Des petits États qui n’ont pas encore de littérature ont tenu à signer cette convention, non pas par un amour-propre sans cause, mais par une intention de progrès et d’avenir, pour avertir les grands États qu’ils veulent se mettre au pas de la civilisation européenne685.
127Tout, dans ce qui précède, porte donc à croire que la petitesse ou la grandeur d’un État serait non seulement le résultat d’une « intention de progrès et d’avenir », mais qu’elle émanerait de sa plus ou moins grande conformité à « la civilisation européenne ». Le progrès à l’aune d’une culture non européenne et non industrialisée n’est peut-être pas ce que l’on considère communément dans un contexte européen et industrialisé. C’est dire que, pour les cultures qui conçoivent le temps de façon cyclique, le progrès n’existe tout simplement pas686. De plus, même la notion de « littérature » est problématique. Pour certains, elle n’existe que si elle est imprimée, publiée, distribuée dans l’absence de celui, de celle ou de ceux qui l’a ou l’ont créée. Pour d’autres, elle est orale, contingente, fuyante par nature. Dans l’ensemble, il nous apparaît que toute cette convention multilatérale de propriété littéraire semble constituer une entreprise européocentrique dont les motivations sont naturellement nourries dans l’imaginaire colonial de l’époque687.
128Et l’orateur parlant au nom de l’ALAI de se demander tout en illustrant ce qu’il entendait par « petits États » :
La Tunisie, la République de Libéria possèdent-elles des écrivains ? J’avoue mon ignorance en la regrettant. La république d’Haïti en compte déjà de nombreux et nous avons le plaisir d’avoir dans nos rangs un de ses plus savants, un de ses plus patriotes688.
129Pourquoi reconnaît-on à Haïti (pays indépendant depuis 1804) l’existence d’une littérature (à peine « un peuple qui commence à penser »), alors que l’on ignore celle des pays qui tantôt vivent sous le joug d’un protectorat (Tunisie) ou sous celui de la quasi-colonisation (Libéria689) ?
4. De la convention de Berne à ses révisions
130À partir de 1887, les congrès de l’ALAI ne cachent plus l’orientation des débats sur la traduction. Alors que la Convention, qui vient à peine d’être signée, n’a pu intégrer « l’assimilation du droit de traduction au droit de reproduction », comme le souhaitait surtout la France, le programme du Congrès de Madrid n’a pas autrement formulé son deuxième point à l’ordre du jour690.
131Notre référence principale ALAI : Son histoire, ses travaux... n’ayant rien retenu des discussions qui ont porté sur la question, nous ne sommes pas en mesure de savoir comment elles se sont déroulées. Tout au plus, nous pouvons conjecturer que la France a encore une fois tenté d’exhorter les membres ainsi que les futurs membres pressentis à reconnaître le bien-fondé de l’assimilation.
132Cependant, l’autre intérêt des discussions qui ont eu lieu dans la capitale espagnole en regard de la traduction est d’avoir posé par ailleurs le problème de la protection des droits de l’auteur sur le plan international dans le cas des pays parlant la même langue :
La Belgique, au point de vue littéraire, vivant aux dépens de la France ; le Brésil s’emparant du bien des hommes de lettres portugais ; les Américains du nord dépouillant les Anglais, et toutes les contrées hispano-américaines les auteurs espagnols691.
133L’assimilation entre contrefaçon et traduction est, en tout cas, déjà faite dans les esprits. En effet, si la contrefaçon est la forme de reproduction non autorisée qui usurpe la littérature d’un autre pays de même langue parce qu’elle ne rend pas à l’auteur le bénéfice qui lui revient, alors la traduction non autorisée d’œuvres littéraires d’autres pays de langues différentes est nécessairement illégitime pour les mêmes raisons. C’est dire que la réimpression d’un livre et sa traduction sont équivalentes. Or, comment peut-on considérer que l’opération quasi mécanique de publier à nouveau une œuvre déjà publiée est assimilable à celle de la transformation d’une œuvre destinée à un public d’une culture donnée en une œuvre destinée à un autre public d’une autre culture ? En quoi le travail de création d’un traducteur, que la Convention semble très tôt reconnaître en accordant à la traduction une protection équivalente à celle de l’œuvre originale, a-t-il une quelconque valeur littéraire s’il doit équivaloir à celui d’une chaîne de valeureux ouvriers de presse ?
134Comme pour le précédent congrès, celui de Venise (1888) réitère dans son programme le traitement de la question de l’assimilation de la traduction à la reproduction. Ce qui peut vouloir dire que lors du Congrès de Madrid elle n’a pas abouti au résultat escompté. Rien ne nous permet de penser qu’à Venise l’objectif de la France a pu être atteint, mais les propositions du délégué français, Louis Cattreux, constituent au moins la preuve que la pression dans le sens de l’adoption de l’assimilation n’a pas décru. Après un certain nombre d’attendus, il formule le vœu suivant :
Le Congrès émet le vœu que les États adhérents à l’Union de Berne adoptent le principe de l’assimilation complète du droit de traduction au droit absolu sur l’œuvre originale et admettent les règles consacrées par la loi espagnole et formulées [...] par la loi belge692.
135Étrangement, alors que l’histoire de l’ALAI boucle son itinéraire de douze ans par le retour à Paris (1889), le programme des travaux ne semble plus aussi assertif et orienté que lors des derniers congrès, mais il est, cette fois-ci, formulé de manière interrogative et n’avance plus directement le vœu de l’assimilation du DT au droit de reproduction. Il reste cependant que les toutes premières questions concernent le DT :
L’auteur d’une œuvre littéraire a-t-il le droit exclusif d’en faire ou d’en autoriser la traduction ? Y a-t-il lieu d’obliger l’auteur à indiquer, par une mention quelconque sur l’œuvre originale, qu’il se réserve le droit de traduire ? Y a-t-il lieu d’impartir à l’auteur ou à ses ayants cause un délai, quel qu’il soit, pour faire la traduction693 ?
136À considérer tous les acquis de la Convention de Berne, on peut se demander pourquoi leur niveau de protection, qui a dépassé plusieurs des seuils que semblent constituer ces questions, est ainsi presque remis en cause au point de ne plus retrouver le mot « assimilation ». En fait, il n’est rien.
137L’illusion était presque parfaite. En effet, au nom de la section de législation, c’est Eugène Pouillet qui soumet une longue étude historique et thématique, entièrement reproduite dans l’ouvrage694, où il fait état de « ce que [l’Association a] fait en dix ans » et où, notamment, le souhait de la France de voir la traduction assimilée à la reproduction est une nouvelle fois exprimé. Remarquons au passage que, entre tous les chapitres de l’étude en question, le chapitre consacré au DT est sans conteste le plus long695.
138Exposant d’abord la position minoritaire sur la question, Pouillet trahit ses penchants en ne résumant qu’un seul argument parmi d’autres avancés par les pays concernés :
De bons esprits soutiennent que traduire une œuvre ce n’est pas la reproduire ; c’est faire un travail essentiellement personnel, différent de l’original, ayant son existence propre, et ne pouvant que servir les intérêts de l’auteur de l’ouvrage original, puisque la traduction le fait connaître à des personnes qui, sans elle, ne le connaîtraient pas696.
139En affectant un ton quelque peu ironique (« bons esprits »), Pouillet dégage néanmoins un argument important de la pensée traductologique moderne. Non seulement la traduction est considérée comme une œuvre relativement indépendante de l’original dans la mesure où, en sa qualité de création, elle le réécrit et le recrée, mais elle est également un moyen de diffusion et de survivance de l’œuvre originale qui, au-delà de la seule « connaissance », suscite une chaîne de régénérations et de fécondations de textes, de langues et de cultures que l’on ne saurait distinguer qu’au prix d’une recherche minutieuse.
140Par opposition à cette conception de la traduction, Pouillet reproduit une position qui se veut majoritaire, mais que les traducteurs ne sauraient accepter si ce n’est dans un autre cadre que celui, ici supposé, de la littérature :
[...] la traduction [...] est d’autant plus appréciée qu’elle est tout à la fois plus fidèle et plus servile. Le traducteur s’efforce de rendre, dans une autre langue, le génie même de l’auteur, sa pensée, et jusqu’à son expression697.
141Non content de définir les normes qui sont censées administrer la traduction dans le cadre du DA, le juriste se plaît à décrire le processus « objectif » de l’opération traductive en déterminant l’échelle de valeur à l’aune de laquelle le résultat traduit est ainsi mesuré. Le rapport serait donc inversement proportionnel : plus la traduction est « fidèle » et « servile » à l’œuvre originale, plus elle est appréciée et mieux elle remplit son mandat. Sa précision est telle qu’il définit quatre aspects qui relèvent de la compétence du traducteur : la transformation linguistique, la mise en évidence du « génie » de l’auteur, la représentation de sa « pensée » et la reproduction de son expression. Or, à scruter ces « tâches du traducteur » exposées selon le point de vue juridique, on peut extrapoler qu’elles ressortissent bien plus à l’école littéraliste (sourcière), très minoritaire et avant-gardiste, qu’à l’école majoritaire (cibliste, ethnocentriste) qui adapte les textes étrangers aux catégories culturelles du lectorat en langue d’arrivée. En effet, les critères qu’emploie Pouillet semblent paradoxaux : il paraît viser moins de fidélité et de servilité à l’égard du texte original que de créativité et d’imagination dans la mesure où la langue d’arrivée est totalement bousculée, violentée, justement pour que le « génie », la « pensée » et « l’expression » du texte source soient préservés. Cependant, il faut préciser qu’il ne s’agit plus de fidélité au sens où on le comprend communément (reflet, miroir), mais au contraire d’infidélité (recréation), puisque l’image de l’œuvre originale que constitue la traduction est un tel effort d’ajustements et de création à la fois culturelle et linguistique que l’œuvre originale ne peut ainsi que s’éloigner de sa source. Pareillement pour ce qui concerne la servilité, l’effet est en réalité contraire : plus il importe de rendre l’expression d’une autre langue, d’une autre culture, d’un génie autre, plus le recours à la création, les chemins détournés de l’invention d’un nouveau style dans le génie de la langue d’arrivée, sont synonymes de liberté, voire de libéralité, à l’endroit des règles de syntaxe et de la stylistique traditionnelle.
142En fait, le juriste explique par l’’inverse les moyens d’arriver à ses objectifs :
Il s’approche d’aussi près que possible de l’original et son triomphe est complet quand il présente le reflet trait pour trait de l’œuvre par lui traduite. Comment nier qu’il y ait en ce cas reproduction698 ?
143Qu’est-ce qu’approcher de l’original en réalité ? Est-ce l’imiter au point de reproduire, telles quelles, dans sa propre langue, les spécificités d’un texte, d’un style autres au risque d’être incompréhensible (traductions de Hölderlin) ou est-ce plutôt tendre vers l’autre langue au point que le rapprochement entre les deux langues fasse effet de contamination réciproque, même sur le texte original qui peut désormais ne plus être lu sans l’effet de miroir déformant que représente sa traduction ? De plus, en quoi la traduction serait-elle un reflet fidèle si le texte à traduire est l’occasion de déformer la langue d’arrivée699 ? Comment peut-on encore parler de la traduction comme d’une simple reproduction lorsque, sans même la traduire, la seule lecture de l’œuvre originale la transforme et en constitue une interprétation, une représentation parmi tant d’autres possibles – ces dernières pouvant être faites de surcroît par le même lecteur en différentes situations ? Si la simple lecture est déjà une transformation, que deviendrait-elle si elle était réécriture ?
144Mais le traducteur n’est pas seulement, pour le juriste, un servile génie des langues, il est également l’objet d’un soupçon, celui de sa possible médiocrité :
[...] le moindre des droits de l’auteur est de choisir son traducteur, de surveiller son travail, et de n’en permettre la publication que s’il est certain d’avoir été bien traduit700.
145De fait, le traducteur est tellement instrumental qu’il en perd non seulement sa dignité d’écrivain recréateur, mais sa simple qualité d’individu humain doté de personnalité. On choisit son traducteur comme on choisirait son habit le plus exotique – si l’habit est la métaphore du rapport d’intimité qui caractérise la langue qui nous révèle aux autres, l’exotisme ne peut signifier paradoxalement que ce qu’elle représente de plus aliénant. Surveillé, épié dans ce qui constitue son « savoir-faire » et comptable de sa lecture auprès d’un auteur qui a déjà livré, « divulgué » (au sens juridique) son œuvre au public, le traducteur n’a, en revanche, pas le droit de s’en approprier une interprétation sans être l’objet d’un contrôle. Institué de la sorte en Big Brother de la littérature et de ses rapports avec l’étranger, l’auteur, grâce aux constructions hiérarchiques de son représentant légal, est placé dans une fonction de tutelle envers le traducteur, ce qui ne peut raisonnablement pas constituer une finalité à ses yeux – sauf exception.
146Victime de l’abus des traducteurs des pays dont « la littérature est peu développée » et de leurs législations imparfaites, l’auteur (des pays dont la littérature est plus développée) serait littéralement empêché d’utiliser ses droits qu’on déclare « de principe » et absolus :
Les législations [...] ont cru devoir mettre certaines entraves au libre exercice de ce droit par l’auteur et particulièrement dans les pays où la littérature nationale n’est pas très développée [...]701.
147Si le principe du droit absolu de l’auteur sur son œuvre sous-tend la logique de penser de Pouillet, toute relativisation de ce droit ne peut être qu’une remise en question de la prérogative non concurrentielle qui doit lui être réservée.
148Cela étant dit, alors que nous avions constaté plus haut que la question de l’assimilation du droit de traduction au droit de reproduction n’apparaît pas telle quelle dans le programme de ce congrès, on peut noter dans ce qui suit qu’allusion y est cependant faite. En effet, au détour d’une déclaration généreuse où il décrit la traduction comme « un lien entre les peuples », Pouillet résume la raison d’être de l’Association par ces propos :
L’Association, par cela qu’elle était internationale, et qu’elle se donnait pour mission de réconcilier en quelque sorte les nations dans un même culte pour la propriété littéraire, ne pouvait heurter de front les idées reçues et demander que, tout à coup, sans transition, on passât d’un régime autorisant presque sans restriction la traduction à un régime où on la prohiberait presque sans réserve702.
149Réconciliatrice par sa vocation internationale, l’ALAI serait donc l’autel sur lequel le monde civilisé consacrerait le culte du dieu de la propriété littéraire. Plus qu’une réconciliation, la « mission » dont l’Association s’est investie, de convertir les nations sans « heurter de front les idées reçues », indique qu’il s’agit bien là d’un acte de foi qu’il faut accomplir pour passer de la traduction libre à sa « prohibition ». Abstinence délibérée au nom de la liberté d’expression du seul auteur, l’inhibition du traducteur de sa propre initiative serait créditée comme l’attitude la plus éthique et la plus respectueuse du code de la littérature écrite – seule digne d’être reconnue comme littérature.
150Rappelant par la suite l’historique des propositions visant à soumettre le DT au DA, Pouillet montre le progrès qui a été fait dans ce sens et désigne par la même occasion l’orientation qu’il faut prendre :
C’est Lermina qui traite à Londres, en 1879, la question de la traduction. Il propose de proclamer le principe de l’assimilation de la traduction au droit de reproduction lui-même [...]703.
151Or, pour que le droit de l’auteur ne prévienne pas la société de jouir le plus tôt possible de l’œuvre traduite, « on [lui] impose [...] l’obligation de fournir une traduction dans un délai déterminé » (cinq ans). Une mesure obtenue, non pas tant pour retarder l’avènement du droit absolu de l’auteur sur les œuvres dérivées de son œuvre originale, que pour l’annoncer comme irrémédiablement à venir.
152La Commission législative de Lisbonne (1880), que Pouillet présidait alors, proclama le même principe, « à savoir que le droit exclusif de l’auteur comprend nécessairement le droit de traduction », mais sans parvenir à une entente, on s’accorda sur un nouveau seuil minimum où « le délai imposé à l’auteur pour faire une traduction ne fût pas moindre que dix années704 ».
153La ténacité des délégués français, pour parvenir à l’assimilation complète du DT au droit de reproduction, était telle qu’ils ont tenu « à chaque Congrès, à mettre en tête de [l’]ordre du jour la question de la traduction705 ». C’est que la « mission » de la France, à orienter les convictions vers le point cardinal qu’elle s’est proposé pour le monde, a porté ses fruits : au fil des congrès et des ans, leurs idées ont fait d’évidents progrès et se sont peu à peu imposées à tous.706
154Ce qui rend cependant difficile la résistance contre ce type de combat, au niveau international, c’est que ce qui semble relever de l’idéologie (l’assimilation) est souvent mis en regard de ce que Pouillet a qualifié de « mauvaise volonté » et d’« intérêt tout personnel707 », faisant référence à l’éditeur hollandais qui a ouvertement critiqué les principes fondamentaux du DA concernant le DT (Amsterdam 1886). Pour les porteurs d’une foi inébranlable dans l’absolu de la propriété littéraire, les obstacles sont de l’ordre de l’illusion ; ils ne peuvent en aucun cas faire l’objet d’une objection pertinente ou relever d’une argumentation rationnelle, mais ne sont que les effets d’une réflexion simplement motivée par des considérations corporatives.
155Sans même devoir réitérer le terme d’assimilation, l’auteur du rapport historico-thématique conclut néanmoins son chapitre sur la traduction en rappelant que, quelles que soient les circonstances, la charge universelle des principes que l’ALAI (« nous ») défend ne pourra que s’imposer en dernier recours :
Je dois constater que les Congrès de Madrid et de Venise ont proclamé ce que nous croyons être la vérité sur ce point et reconnu à l’auteur le droit exclusif d’empêcher ou de permettre la traduction de son œuvre, mais cela ne nous suffit pas, et nous ne nous lasserons pas d’affirmer de nouveau ce principe, persuadés que grâce à nos efforts et à force de radoter, nous parviendrons à le faire universellement adopter et reconnaître708.
156La « vérité » est certes universelle, mais pour autant qu’elle puisse être perçue comme telle à partir de plusieurs points de vue différents. Or, si l’ALAI est vraiment le produit d’un regroupement non seulement de nations différentes, mais également de différentes conceptions de la littérature et du droit de la parole reformulée et retraduite, peut-être que l’aisance avec laquelle le « nous » était répété aurait été loin d’être acquise si la parole avait été donnée aux peuples sous l’oppression coloniale.
157Parvenus à ce stade de l’histoire du DT, nous entrons en même temps dans une nouvelle phase du parachèvement du DA international de manière plus générale. En effet, si la Convention de Berne a pu être signée par onze pays en 1886, l’objectif était désormais non seulement d’en inviter d’autres à rejoindre l’Union, mais également de le faire tout en élevant le niveau de protection atteint jusque-là. Mais toute la difficulté réside dans le paradoxe de cette intention.
158En attendant de nous pencher sur les développements qui vont suivre jusqu’à la dernière révision de la Convention qui nous occupe, signalons simplement qu’en plus du fait que la suite de l’histoire des congrès de l’ALAI n’a pas été écrite, cette dernière ne semble plus avoir le même rôle et la même influence sur la construction du DA international que ce fut le cas avant la signature de la Convention de 1886. Les conférences diplomatiques étant les instances au sein desquelles les représentants officiels des États membres, des prétendants et des observateurs traduisent les intentions de leurs gouvernements respectifs, toutes les réflexions et les prises de positions en regard de la question du DT n’ont de valeur exécutoire ou même historiographique que si elles ont eu lieu dans le cadre du droit international que constituent ces conférences. Le rôle pionnier et fondateur de l’ALAI demeure certes un acquis pour la postérité, mais l’Association ne saurait désormais être source de législation, puisqu’elle a contribué à créer l’appareil législatif international qui a mission de s’en charger. Bien que toute la philosophie juridique du DA international, qui a fondé la Convention de Berne, ait été élaborée dans le cadre de l’ALAI et que sa vocation consultative n’ait pas lieu d’être invalidée en présence des Conférences diplomatiques et du Bureau international de l’Union de Berne (qui n’a qu’une vocation administrative), il reste que, pour la suite de notre exposé historique du DT, les congrès internationaux littéraires ne nous serviront plus de source de référence pour mesurer les tendances du DA international ainsi que les résistances à celui-ci.
159Cela étant dit, les conférences diplomatiques qui vont suivre, n’ayant fonction que d’ajuster et de « réviser » la Convention de Berne pour accueillir de nouveaux États membres tout en augmentant le niveau de protection de celle-ci, n’auront pas lieu chaque année, mais le nombre de fois nécessaire, en l’occurrence six fois entre 1896 et 1971. La Conférence de Rome (1928) ayant été spécifiquement consacrée au droit moral, aux droits de la photographie, de la cinématographie, de la radiophonie et de la reproduction mécanique des œuvres musicales, le DT n’a tout simplement pas été discuté ; nous n’en ferons donc pas mention dans ce qui suit.
A. Conférence de Paris (1896)
160Le contenu de la Convention de Berne telle qu’elle fut signée en 1886 n’était pas le résultat qu’un nombre encore minoritaire de pays – en tête desquels se trouvait la France – escomptait de leurs efforts en vue de l’assimilation complète du DT au droit de reproduction. Relatant quelques temps forts de la Conférence de Paris de 1896, le journal mensuel du Bureau international de l’Union pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, Le droit d’auteur du 15 janvier 1903 fait notamment état de la « lutte » de la France pour l’assimilation complète ainsi que l’appui de l’Allemagne, de la Belgique, du Luxembourg et de la Suisse dans ce sens.
Mais l’assaut fut de nouveau repoussé. D’un côté la Norvège, nouvellement entrée dans l’Union, déclara que sa législation plus restrictive ne lui permettait pas d’adopter une stipulation aussi radicale ; de l’autre, la Grande-Bretagne fit valoir la nécessité absolue. -conditiosine qua non de son adhésion à l’Acte additionnel, – de conserver intacte sa loi de 1886, afin de ne pas remettre en discussion l’entrée, dans l’Union, de toutes ses colonies et possessions709.
161Bien que les raisons, qui faisaient obstacle pour la Norvège et la Grande-Bretagne à la proposition française, fussent différentes, le front de résistance à l’assimilation n’était pas moins suffisant pour reconduire une « formule transactionnelle » qui, d’ailleurs, n’est autre que celle de la loi anglaise. Sa particularité consiste à reconnaître l’assimilation des deux droits en question avec cependant un délai d’utilisation de dix ans pour le DT.
162En conséquence, la Commission propose de modifier l’article 5 comme suit :
Les auteurs ressortissant à l’un des pays de l’Union, ou leurs ayants cause, jouissent, dans les autres pays, du droit exclusif de faire ou d’autoriser la traduction de leurs œuvres pendant toute la durée de l’œuvre originale. Toutefois, le droit exclusif de traduction cessera d’exister lorsque l’auteur n’en aura pas fait usage dans un délai de dix ans à partir de la première publication de l’œuvre originale, en publiant ou faisant publier, dans un des pays de l’Union, une traduction dans la langue pour laquelle la protection sera réclamée710.
163Alors que le droit exclusif de l’auteur de faire ou d’autoriser la traduction de ses œuvres pendant toute la durée de son droit d’auteur en général est la formule qui signifie exactement l’assimilation complète du DT au droit de reproduction, la seconde partie de l’article limite en revanche l’exclusivité du DT par la période des dix ans durant lesquels il peut faire ou autoriser la traduction de son œuvre. Au-delà de cette durée, si l’auteur n’a pas utilisé sa prérogative de faire ou d’autoriser la traduction dans une langue, son droit exclusif est irrémédiablement perdu. Mais la limite de dix ans peut être annulée si l’auteur a utilisé son droit exclusif de faire ou d’autoriser une traduction dans une langue donnée, son droit d’auteur sur cette traduction particulière devenant d’égale longueur à celui dont il jouit pour son œuvre originale. C’est dire qu’en pratique, l’assimilation du DT au droit de reproduction est complète, sauf dans le cas des langues où l’auteur n’a pas fait ou autorisé la traduction de son œuvre.
164Louis Renault, rapporteur de la Commission de la Conférence de Paris (1896), avait donc raison de commenter la formulation de l’article en question comme suit :
Ainsi le principe de l’assimilation de la traduction à la reproduction est nettement posé dans la première phrase du nouvel alinéa et nos successeurs n’auront qu’à supprimer tout ce qui suit cette phrase711.
165L’objectif français semble en effet plus près que jamais d’aboutir. Si bien que la rédaction même de l’article a été faite de telle sorte qu’à l’avenir, en fin de compte, seul le principe d’assimilation demeure, sans aucune limite ni condition.
166Apparemment peu différent de la substance de l’article tel qu’il apparaît dans le texte de la Convention de 1886, l’article 5 dans l’Acte additionnel de 1896 est néanmoins plus structuré et moins détaillé712. De fait, il témoigne non seulement de la simplicité de la revendication française et de son orientation, mais également du caractère absolu de son exigence. Un caractère qui constitue, pour certains, la condition nécessaire d’un traité international du type de la Convention de Berne :
Quelles sont [...] les conditions d’une bonne convention internationale ? Lorsque plusieurs États se réunissent pour régler entre eux certains rapports d’une manière uniforme, comme il arrive toujours que ces divers États ont des idées diversement avancées, nous pensons que c’est l’État le plus en progrès qui doit attirer à lui les autres États, dès que ce progrès est théoriquement reconnu par eux : c’est pour nous le fondement de toute convention internationale713.
167Ainsi, le mode d’uniformisation des positions dans le cadre d’une convention internationale serait de type gravitationnel : au centre, on définit un État-étalon, « le plus en progrès » en l’occurrence ; autour, « divers États [aux] [...] idées diversement avancées ». L’objectif est de faire en sorte que le pourtour s’homogénéise et se résorbe dans le centre au point de faire corps avec lui. Présenté à la fois linéairement et verticalement sur la flèche ascendante du progrès, « l’État le plus en progrès » est donc censé tirer, du moins « attirer à lui » les autres États jusqu’à ce que l’on prenne conscience de l’avance de celui-ci et qu’on reconnaisse enfin le bien-fondé de sa position d’avant-garde.
168Rejetant la méthode selon laquelle « c’est la moyenne [des] opinions qui doit triompher714 », l’auteur de la théorie d’attraction gravitationnelle autour de la cause française dans les forums de droit international juge la manière qui a présidé à l’établissement de la Convention de Berne comme étant
[...] la négation du progrès dans les rapports internationaux ; l’expression « moyenne » elle-même le dit bien : ce qui sera gagné par un État devra être perdu par l’autre715.
169Le glissement sémantique est intéressant : si la « moyenne » mathématique des distances qui séparent les États constitue le centre objectif de toutes les positions dans le jeu démocratique du forum international où les participants sont égaux de fait, alors la solution qui en ressortira ne peut être bonne, puisque seulement « moyenne ». Mieux, si de la « moyenne » des opinions résulte le partage dommageable entre des gagnants et des perdants, en quoi les conditions d’une « convention internationale parfaite716 », où un État est gagnant et les autres sont non seulement perdants mais ignorés, seraient plus « progressistes » et équitables – si ce n’est dans le mouvement hégélien de consciences qui finissent par fusionner avec celle qui épouse le sens unique de l’histoire ?
B. Conférence de Berlin (1908)
170À peine douze ans plus tard, la capitale allemande recevait les délégations de la seconde Conférence de révision de la Convention de Berne. Alors que la Conférence de Paris de 1896 a dû transiger sur le principe d’assimilation du DT au droit de reproduction, les délégations allemande, belge, française, et suisse – qui avaient à l’époque demandé son application – reviennent à la charge et obtiennent enfin gain de cause, à la satisfaction d’ailleurs de Louis Renault, de nouveau investi de la fonction de rapporteur, qui « ne se doutait pas qu’il serait appelé à l’honneur de constater cette suppression » ; autrement dit, celle de la seconde partie de l’article 5 de la Convention de 1886 qui avait été reformulée de manière à l’amputer à la première occasion qui se présenterait.
171Mais que sont devenues les voix contestataires habituelles ?
172De la Grande-Bretagne, nous n’avons aucune trace dans les documents que nous avons pu consulter. De toute évidence, étant membre fondateur de la Convention, elle ne peut qu’avoir finalement trouvé une issue à son embarras antérieur pour s’être rangée du côté des instigateurs de l’assimilation totale.
173Quant à la Norvège, il semble que l’évolution de sa législation nationale concernant la traduction est telle qu’elle semble être enfin en mesure de signer la Convention de Berne, alors même que celle-ci vient de consacrer l’assimilation complète du DT au droit de reproduction : « La Délégation norvégienne a donc pour instruction d’accepter le principe de l’assimilation717 ».
174Si ce dernier principe a été surmonté par ces deux pays pour des raisons législatives circonstancielles et, semble-t-il, temporaires, il n’est en revanche point de même pour les Pays-Bas, la Russie et encore moins le Japon. En effet, pour les Pays-Bas, la question de l’assimilation est à ce point sensible qu’elle menace de ne pas adhérer à la Convention. Pays de grande culture traductive et d’industrie typographique sur tout le continent européen, la Hollande « dit qu’une règle trop stricte sur la traduction pourrait être un obstacle à [son] entrée dans l’Union » et qu’une transition plus adéquate à ses besoins devait être ménagée718. Pour ce qui est de la position de la Russie, le rapporteur de la Commission n’a pas jugé utile de la développer et l’a tout simplement qualifiée d’analogue à celle des Pays-Bas.
175Louis Renault note cependant que, « tout en désirant le progrès de l’Union », l’Acte de Berlin tente de prendre en compte le degré d’avancement des différentes nations, par rapport à la question du DA en général et du DT en particulier, en proposant dans l’article 25 de permettre aux États susmentionnés de
[...] contenir l’indication des dispositions de la Convention du 9 septembre 1886 ou de l’Acte additionnel du 4 mai 1896 qu’ils jugeraient nécessaires de substituer, provisoirement au moins, aux dispositions correspondantes de la présente Convention719.
176Une mesure de clémence et de conciliation, pour les nouveaux pays sur le point d’intégrer l’Union, qui ne s’écarte cependant d’aucune façon de la lettre des versions plus anciennes de la Convention.
177Quant à la position du Japon, elle se distingue des États qui précèdent par sa radicalité, d’autant plus que ce pays est unioniste depuis 1899720. Sa proposition est simple : « La traduction en japonais d’une œuvre écrite en langue européenne et réciproquement est complètement libre721 ». On ne s’étonnera pas que la surprise fut générale et qu’un tel particularisme dans un cadre international comme celui de la Convention de Berne peut prêter à sourire. Or, cette disposition qui vise la situation particulière du Japon est appuyée par un Exposé des motifs stipulant « la différence qui n’est pas niable entre les mœurs, les usages, la religion, les traditions des Japonais, d’un côté, des peuples européens et américains, de l’autre, sur la difficulté de se connaître, de se comprendre722 ».
178Pour les Japonais, le remède de « la liberté réciproque de traduction » n’aurait aucune conséquence sur le marché qui met en rapport les Européens et les Américains entre eux, tant la distance qui sépare le monde occidental du pays du Levant est importante. Pour ce qui concerne la question du DT en particulier, la difficulté de la traduction des œuvres japonaises est d’autant plus grande qu’elle met en rapport des langues qui diffèrent de façon si radicale de la langue japonaise que la distance ne peut que garantir le sérieux de l’ouvrage de traduction.
179Maniant avec audace la rhétorique de l’opposition fondatrice de l’Orient et de l’Occident, la délégation japonaise tente d’anticiper les objections à sa proposition :
Je n’ignore pas [...] l’objection que l’on viendra formuler aussitôt : nous autres Européens, dira-t-on, nous pouvons nous vanter de posséder un patrimoine littéraire dont les richesses sont presque inépuisables. Si nous vous ouvrons ce trésor, que nous donnerez-vous en échange ? La liberté de traduction serait un marché de dupes dont vous seuls retireriez les avantages, puisque, vous autres Orientaux, vous n’avez pas de littérature proprement dite723.
180L’ironie de ces propos n’a pas manqué de susciter le malaise du rapporteur qui se défend, à la première personne du pluriel, de penser ainsi : « Non certes, nous ne songeons à rien dire de pareil et, pour en être empêchés, nous n’avions pas besoin de l’éloquente protestation qui suit [...]724 :
Messieurs, c’est là justement que l’on peut juger combien il serait nécessaire de lever les barrières et de faciliter les contacts intellectuels. Notre littérature est aussi riche que celle de l’Europe, comme le sont également nos productions artistiques. Elle possède des beautés sublimes, elle abonde en œuvres remarquables, mais, malheureusement, on ne la connaît pas. Ils sont faciles à compter ceux qui se sont donné la peine d’étudier notre langue et notre littérature, et encore plus, ceux qui en ont fait sentir les beautés à leurs compatriotes... Il faut qu’aucune entrave ne vienne empêcher le génie européen de prendre contact avec les œuvres des nations tard venues dans le concert international. Si aux difficultés de traduction résultant des différences naturelles d’idiomes et de mœurs, vous ajoutez encore les restrictions de la Convention sur la propriété littéraire, les traducteurs découragés abandonneront la partie725.
181Bien que le traitement d’exception que le Japon semble réclamer ne soit pas praticable dans un cadre international comme celui-ci, il n’en demeure pas moins que la critique d’européocentrisme ou d’occidentalocentrisme est pertinente dans la mesure où nous avons, à plus d’une occurrence, déjà souligné cette tendance. En fait, si la requête japonaise paraît irréconciliable avec les aspirations des autres membres de la Convention, son effet permet au moins, par l’importance de son décentrement géographico-culturel, de réintroduire la nécessité d’une véritable égalité des États membres au centre des préoccupations de ce forum « international » qui, manifestement, véhicule un discours pour le moins contraire, sectaire.
182Par ailleurs, nous ne pouvons manquer de relever le compliment que le délégué japonais adresse aux rares personnes qui ont appris la langue japonaise, et plus particulièrement aux traducteurs européens qui ont contribué à faire connaître la culture japonaise à leurs concitoyens. C’est qu’au cœur du temple où est consacré le culte de l’auteur, il est enfin fait mention de la valeur et de la qualité de l’œuvre (au sens large) du traducteur. Alors que, d’une part, on souligne que
[...] [l]’écrivain ne demande qu’une chose, c’est que dans tout pays, en parlant de son œuvre, il ait le droit de dire : cette œuvre est à moi, et qu’il soit le maître de cette œuvre [...]726,
on oublie, d’autre part, que le traducteur n’a pas moins d’aspiration à la reconnaissance, d’autant que son action est bien plus conséquente que celle de l’auteur pour ce qui est des liens de fraternité entre les peuples et les nations.
183Remarquons encore que si le DA est considéré, par ses partisans, comme le moyen par excellence d’inciter la création littéraire et artistique, le délégué japonais pense exactement le contraire. En effet, pour lui. dans la mesure où le DT fait partie intégrante du DA, toute prérogative donnée à l’auteur par rapport à la traduction de son œuvre vers le japonais est un obstacle à la diffusion de la culture européenne au Japon. Présentant habilement son argument en faveur de la traduction libre, il ne parle pas du traducteur japonais qui vient puiser dans le patrimoine européen pour satisfaire la soif littéraire de ses compatriotes, mais bien plutôt du « génie européen » qui prend contact avec les nations qui ont tardivement rejoint le concert international. Ce qui change tout, puisque la perspective est différente : là, pour le défenseur du DA, le traducteur commet un « larcin » puisqu’il ne demande pas d’autorisation ; ici, pour le Japonais, le traducteur est effacé : il ne fait que donner l’opportunité au « génie européen » d’être mis en contact avec sa propre culture, alors que c’est lui qui prend l’initiative de le recréer dans l’imaginaire japonais.
184Quand bien même ce serait pour les besoins de la rhétorique adoptée par le délégué japonais, l’effacement du traducteur n’en demeure pas moins problématique du point de vue de ce dernier727. De fait, c’est bien parce que le traducteur est conçu par les littérateurs et les gens de lettres eux-mêmes (bien que ces derniers soient souvent des traducteurs) comme l’ombre de l’auteur ou un outil dénué de toute volonté propre, que les juristes du DA ne le conçoivent pas autrement.
Le traducteur est un ouvrier plus ou moins habile qui mérite un salaire plus ou moins considérable, comme ces maîtres artisans qui transportent sur la toile une peinture murale ; mais il ne doit pas donner à l’œuvre traduite un atome de sa personnalité, puisque même tout son talent consiste à s’effacer derrière le maître qu’il laisse voir728.
185Noble métier que celui de l’artisan. D’ailleurs, beaucoup de traducteurs en portent l’appellation avec honneur. Cependant, n’est-ce pas justement la « personnalité » de l’artisan qui fait la particularité de son travail, par rapport à celui de l’industrie moderne anonyme ? N’est-ce pas effectivement parce que l’artisan y met de son identité que son « œuvre » est vue comme unique ? Selon un point de vue strictement juridique : si la personnalité de l’artisan-traducteur doit apparaître dans la traduction, cette dernière ne jouit-elle donc pas d’un droit moral comme toute œuvre protégée par le DA ? Ne serait-ce pas la moindre des cohérences avec le système du DA continental729 que de reconnaître un droit moral à l’auteur de la traduction, en plus de celui reconnu à l’auteur de l’œuvre originale ?
186Cela étant, on ne s’étonnera pas que la proposition et l’argumentation de la délégation japonaise aient littéralement soulevé l’indignation des autres. Mais la diplomatie du rapporteur pour atténuer leurs passions n’avait d’égal que la simplicité des réfutations qu’il lui adressa.
[...] nous n’avons nullement pour la littérature et l’art de leur pays le dédain qu’ils nous supposent [...] [L]e remède qu’ils proposent serait loin de faciliter les échanges d’idées qu’ils souhaitent. [...] [I]l n’y aurait pas de raison pour que l’exception réclamée par le Japon ne s’appliquât pas à d’autres langues qui, même dans l’Union, sont d’une traduction difficile730.
187À l’affirmation qui met en évidence « l’occidentalocentrisme » dont la Convention de Berne semble faire preuve au regard des représentants du Japon répond sa simple négation. Bien que, pour Louis Renault, ce soit essentiellement « grâce à l’autorisation de l’auteur [que] le traducteur est recommandé auprès des lecteurs » et que, par conséquent, la traduction libre ne peut être un gage de qualité, la contestation japonaise n’est, au fond, invalidée que du seul fait – absolument prioritaire – qu’elle pourrait être formulée par d’autres pays dont l’« excentration » serait plus ou moins similaire à celle du Japon. Dans un tel forum, l’arme la plus dissuasive contre toute réclamation particulière, c’est l’égalitarisme : plus on est différent, moins il faut le reconnaître, parce qu’il faut appliquer la règle de l’égalité. Telle est donc la force des plus forts : imposer l’égalité là où il aurait été nécessaire d’appliquer la justice.
188Au moment même où, enfin, l’assimilation complète du DT est sur le point d’être consacrée, la défiance des délégués européens est grande de voir ce principe fondamental placé au rang de raison d’être de la Convention mise en péril. Ce serait, selon le terme de Renault, littéralement un « renversement731 ». Mais la seule réponse possible contre une pareille perspective, c’est d’en effacer l’origine :
[...] nous serions heureux de voir disparaître leur opposition732.
189La source du problème ainsi dégagée, l’article 5 concernant le DT devint le nouvel article 8 de l’Acte de Berlin :
Les auteurs d’œuvres non publiées, ressortissant à l’un des pays de l’Union, et les auteurs d’œuvres publiées pour la première fois dans un de ces pays jouissent, dans les autres pays de l’Union, pendant toute la durée du droit sur l’œuvre originale, du droit exclusif de faire ou d’autoriser la traduction de leurs œuvres733.
C. Conférence de Bruxelles (1948)
190Le XXe siècle vient à peine de sortir de la catastrophe qui constituera sa honte la plus indélébile. Dévastée, marquée au fer rouge des conséquences de la folie humaine, comme d’autres régions du monde734, l’Europe accueille néanmoins dans la ville qui deviendra la capitale de l’Union européenne la Conférence diplomatique de la quatrième révision de la Convention de Berne.
191Selon le rapport général de Marcel Plaisant, rapporteur de la Conférence de Bruxelles, l’article 8 relatif au DT ne subira aucune modification si ce n’est celle d’une nouvelle rédaction qui aura pour mission d’en « alléger la forme735 ».
Les auteurs d’œuvres littéraires et artistiques protégés par la présente Convention jouissent, pendant toute la durée de leurs droits sur l’œuvre originale, du droit exclusif de faire ou d’autoriser la traduction de leurs œuvres736
192Si, d’un côté, l’allègement de cet article ne peut soulever le moindre doute par rapport aux formulations précédentes (1886, 1896 et 1908), il reste que, de l’autre côté, le poids de ses conséquences sur les pays les moins favorables à l’assimilation complète du DT au droit de reproduction est indéniable – puisque certains se prévalent de cet argument pour renoncer à intégrer la Convention.
193En ce sens, on peut noter d’ores et déjà qu’entre 1920 et 1922, l’Autriche, la Grèce, la Pologne, la Bulgarie, la Tchécoslovaquie, le Brésil et la Hongrie ont rejoint l’Union de la Convention de Berne ; et qu’entre 1927 et 1928, ce fut le tour des États suivants : Irlande, Roumanie, Afrique du Sud, Australie, Canada, Finlande, Inde et Nouvelle-Zélande.
194Dans le second groupe, on remarque que ce sont pour la plupart des pays du Commonwealth qui ont, semble-t-il, profité de la Conférence de Rome (1928) pour adhérer à la Convention. Au-delà des raisons qui ont pu motiver leur adhésion à ce moment précis, nous pouvons, à ce stade de l’histoire de l’Union de Berne, souligner le fait que, moins de vingt ans avant l’accession de l’Inde à son indépendance officielle (1947), ce pays est le premier grand pays colonisé, à faire le pas vers l’intégration de ce nouvel espace du droit international. S’agit-il d’une initiative autonome (peu probable) ou la conséquence naturelle d’un mot d’ordre adressé par la métropole à ses « dépendances et possessions737 » ? Quoi qu’il en soit de cette question, notre intérêt pour le moment vise à mettre en évidence la particularité de ce pays par rapport aux autres pays du Commonwealth britannique qui, tout en étant d’anciennes colonies, n’en ont pas pour autant le même statut ; et d’annoncer d’ores et déjà qu’il tiendra un rôle de tout premier ordre dans la suite des événements.
195C’est que l’année 1948 marque la fin d’une ère dans le développement de l’Union de Berne :
Dans un certain sens, la Conférence de Bruxelles devait constituer la dernière réunion de l’« ancienne Union » ; autrement dit, la dernière occasion où l’orientation eurocentrique traditionnelle de la Convention devait manifestement prendre l’ascendant738.
196L’un des signes de ce passage vers un nouvel horizon est notamment le passage de la langue diplomatique des conférences du français vers l’anglais. De fait, avec l’émergence des États-Unis comme nouvelle grande puissance mondiale, la convoitise suscitée pour les voir intégrer l’Union ainsi que l’imposante présence de la Grande-Bretagne et de ses nombreuses dépendances – dont l’Inde est la première à faire partie de la Convention739 –, il était désormais inévitable de renoncer à la langue internationale de l’Europe des deux siècles précédents pour adopter celle qui deviendra la « langue globale » d’aujourd’hui.
5. L’influence de l’évolution du contexte international
197Pour bien comprendre les enjeux de pouvoir qui vont se développer dans les forums internationaux du DA pendant la décennie 1960-1970, il faut faire un petit retour en arrière et interroger la période qui couvre approximativement les deux Guerres mondiales. En effet, c’est pendant cette tranche charnière de l’histoire moderne que la configuration de la carte politique du XXe siècle va opérer le changement radical qui va nous conduire jusqu’au début des années 1990. Dans la mesure où le DA international s’est construit selon le critère national et sur une base interétatique, la Convention multilatérale de Berne ne peut ignorer les transformations que le monde devait connaître pendant les périodes les plus critiques. Sans traiter trop en détail la question, nous nous contenterons d’identifier deux types de transfiguration géopolitique qui, par leur différence de nature, ont eu des conséquences différentes sur la manière par laquelle le DA international s’est développé dans le cadre, entre autres, de la Convention de Berne dans les années soixante.
A. De l’Empire des tsars à l’URSS : Une troisième conception du DA ?
198Le premier changement constitue celui de la transformation de l’Empire russe en Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) dont le nouveau DA est non seulement né d’une révolution (1917) – comme pour la France et les États-Unis – mais dont l’idéologie socialiste qui l’anime désormais a également participé à l’élaboration de ce qui, pour certains commentateurs, constitue une « troisième tradition » du DA sans que ce statut ne soit pleinement reconnu740.
199Quelques années plus tôt, et après avoir dénoncé en 1886 la convention littéraire conclue avec la France en 1861, la Russie s’apprêtait à réformer ses lois sur la propriété littéraire avec un projet élaboré en 1898 à l’instigation de son Empereur741. Mais alors que les tentatives sont nombreuses de la part des pays de l’Europe occidentale pour obtenir que la Russie protège le droit des auteurs étrangers, les résistances sont fortes contre le DT742. En effet, du point de vue des éditeurs et des traducteurs russes, le DT n’étant pas dicté par la justice, il n’y a pas de théorie juridique qui exige la reconnaissance absolue du DT. C’est que les limites et l’étendue du DA ne sont pas « incontestables et fixes743 ». Pour eux, le DA freine le développement de la traduction et entraînerait par conséquent la diminution des œuvres étrangères en Russie. Alors que le principal argument qu’on objecte contre la liberté de traduction tient dans la mauvaise qualité supposée des traductions, on répond du côté russe par l’exemple de leurs revues littéraires qui ne sont nullement mauvaises :
[...] [a]u contraire, la liberté de concurrence en a sensiblement amélioré la qualité, et il est à craindre qu’en détruisant cette concurrence, le droit exclusif de traduction ne produise un effet contraire à celui qu’on attend744.
200Cela dit, lorsque la Révolution russe éclata, elle entreprit une sorte de tabula rasa de tout ce qui s’était accompli en matière de DA sous le régime tsariste et de couper tous les liens qui s’étaient établis dans ce domaine745. Il fallait formuler de nouveaux principes de manière à équilibrer les intérêts de la société et ceux de l’auteur. La propriété privée n’étant plus reconnue par l’idéologie socialiste du nouveau régime. l’État pouvait, d’une part, imposer son monopole par rapport aux œuvres des auteurs morts pendant une durée d’au moins cinq ans et, d’autre part, déclarer propriété d’État toute œuvre scientifique, littéraire, musicale ou artistique746.
201Dans une tentative de refonte des principes du DA, l’URSS adopte comme législation nationale « Les principes fondamentaux du droit d’auteur » en 1928 qui reconnaît la liberté de traduction. Cette même loi fut intégrée dans la nouvelle constitution de 1961747. Jusqu’au début des années 1970, les transformations du DA international n’ont pas pour autant eu d’impact sur le développement des législations soviétiques. De fait, les thèses en faveur de la liberté de traduction sont demeurées les mêmes jusqu’à 1947 où la loi de l’URSS a introduit le paiement d’une rétribution à l’auteur de l’œuvre originale dans une autre langue748.
202C’est en 1973 que l’URSS a finalement accédé au DA international par l’intermédiaire de la Convention universelle sur le droit d’auteur (CUDA). À partir de cette date, la conformité des lois soviétiques avec les principes du courant général du DA est de plus en plus importante. Le DT, après avoir été littéralement combattu, est entièrement révisé par le décret du Présidium du Soviet suprême le 21 février 1973. L’article 102 (1) édicte que « [l]a traduction d’une œuvre dans une autre langue en vue de la publication est conditionnée par l’autorisation de l’auteur ou de ses ayants droit749 ».
203On peut donc constater que les craintes de voir s’imposer une troisième conception, radicalement différente du système du copyright anglo-saxon et de celui du DA continental, se sont résorbées. En effet, alors que la menace de voir le système soviétique se propager parmi les « États émergents » (décolonisés) et non encore membres des conventions internationales existantes, il s’est avéré que la philosophie du DA selon l’URSS ne représente pas une alternative véritable et que les différences qui semblaient irréductibles ont été passablement estompées au point de permettre à ce pays de rejoindre le rang des signataires de la CUDA. D’ailleurs, « [l]a théorie socialiste du droit a été récemment reformulée en termes qui devaient en totalité “correspondre aux principes de base du droit d’auteur international”750 ».
B. Des empires coloniaux aux indépendances : des défis purement économiques ?
204À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe centrale et les Balkans se reconfigurent selon les influences partagées entre les deux nouvelles grandes puissances états-unienne et soviétique qui, à terme, vont entraîner le reste du monde dans les catégorisations géopolitiques de la guerre froide. Affaiblie par les dévastations subies lors du deuxième conflit mondial, l’Europe des métropoles coloniales est occupée à la reconstruction et connaît des difficultés sur le front de ses colonies. Les mouvements nationalistes se renforcent, appuyés par Moscou et Washington qui prennent le parti de l’anticolonialisme. Peu à peu, de nouveaux pays émergent : le Liban, la Syrie, la Jordanie et Israël au Moyen-Orient ; l’Inde, le Pakistan, et l’Indonésie, entre autres, ouvrent la marche en Asie ; en Afrique, le Maroc, la Libye, la Tunisie, le Ghana et l’Algérie sortent de protectorats ou de guerres de libération sanglantes.
205Dans le contexte de la guerre froide, ces nouveaux États vont constituer un nouvel ensemble qui se caractérise autant par le jeu de bascule de ses membres entre les deux blocs que par l’hétérogénéité de leurs options sociales et économiques. Mais du fait de son origine afro-asiatique (Bandung 1955), le troisième bloc n’a pas intégré le continent latino-américain qui était déjà une « chasse gardée » du toujours plus puissant Oncle Sam. Même si, à l’origine, le troisième ensemble n’avait intégré les pays d’Amérique latine qu’après l’entrée en lice de Cuba dans le concert des nations non alignées (La Havane 1966), la dénomination de « tiers-monde »– due à Alfred Sauvy – devait les y inclure pour des considérations de « sous-développement751 » et donner une certaine unité à la critique du monde développé par tous les pays qui ne l’étaient pas. De fait, le terme de « sous-développement » suppose qu’il n’existe qu’un seul type de développement possible, celui du modèle capitaliste libéral dont les États-Unis constituent la représentation privilégiée. Présenté comme la voie vers l’abondance économique et la stabilité politique, le développement nécessitait cependant une assistance qui devait à la fois accélérer le processus et assurer des alliances stratégiques à long terme.
206Or, dans un contexte mondial où le pouvoir nominaliste de l’Occident d’enfermer certaines réalités dans une axiologie qui lui est propre détermine un éventail de politiques (culturelle, économique, géostratégique, etc.) à l’endroit des autres, à quoi faut-il s’attendre sur le plan plus particulier du DA ? Si la majorité des pays du monde sont des pays en développement (125 sur 170 en 1986)752, alors le critère qui est censé les caractériser et les unir n’est autre que celui de l’économie. Lors de la crise qui a mis aux prises les délégations des pays développées avec celles des pays en développement à Stockholm autour de la nécessité d’assister les pays les plus démunis en leur concédant des droits différents de ceux que l’Union de Berne a fixés, leur seul levier était la menace qu’ils représentaient, par leur importance numérique, de renoncer à intégrer le système du DA international.
207En fait, la réciprocité que les pays développés défendaient (égalité des droits) et que les pays en développement redoutaient (concessions sur les droits) n’était peut-être pas une si mauvaise idée si le critère économique n’était pas l’unique pôle d’intérêt dans la raison d’être du DA. En effet, si l’on considère avec Jean Ziegler que la « victoire des vaincus753 » ne tient pas tant dans les richesses matérielles, mais dans le réservoir immense que représente « la culture » des peuples qu’on identifie au « monde en développement », alors le rapport de force ne serait pas aussi défavorable à ce dernier.
208Ce que les pays en développement (Afrique et Asie754) ou les pays très excentrés par rapport au continent européen (Japon755) ont souvent reproché aux Occidentaux, c’est de ne pas être traduits autant qu’ils ne les traduisent eux-mêmes. En ce sens, le mouvement d’aller-retour, qui consiste à traduire et à être traduit tout à la fois, serait l’occasion d’un rapport de réciprocité qui n’entraînerait pas plus de disparités entre les peuples, ni ne les comblerait certes, mais contribuerait pour le moins à les engager dans le processus d’une meilleure compréhension des différences et des visions du monde qui font leur identité. L’étranger n’étant plus un inconnu, il perd peu à peu sa qualité d’« altérité » pour n’être plus qu’un autre, une « différence ». Le droit de traduire conjugué au droit d’être traduit ne constituerait-il pas un projet raisonnable de rééquilibrage, voire de neutralisation, des pouvoirs matériels par ceux des symboles ?
6. Les pays en développement et les conventions internationales sur le DA : de l’Union de Berne à la CUDA
209Tous ces bouleversements, qui ont eu lieu dans la première moitié du XXe siècle, constituent une toile de fond indispensable pour comprendre les enjeux qui sous-tendent jusqu’à aujourd’hui le DA international et le droit international plus généralement.
210C’est d’ailleurs l’une des raisons majeures qui ont présidé à la création d’une seconde Convention internationale sur le DA aux côtés de la Convention de Berne : la Convention universelle sur le droit d’auteur (CUDA). En effet, dès le départ, la Convention de Berne visait à un niveau de protection des droits de l’auteur qui s’est constamment élevé au fur et à mesure de ses révisions. La CUDA, en revanche, avait d’autres objectifs. En fait, l’origine de la CUDA provient d’un vœu qui avait été adopté lors de la Conférence de Rome de 1928 pour tisser des liens avec la Convention panaméricaine de Buenos-Aires, qui incluait les États-Unis (1910). Après l’interruption de la Deuxième Guerre mondiale, le projet de convention établissant des relations multilatérales entre des pays de l’Union de Berne et des pays non unionistes a repris en 1947 pour culminer avec sa signature cinq ans plus tard par trente-six États.
211Signée à Genève, le 6 septembre 1952 et effective à partir de 1955, cette nouvelle convention était administrée par l’UNESCO sous l’impulsion des États-Unis qui n’avaient toujours pas rejoint l’Union de Berne. Contestant cette dernière pour trois raisons principales (absence de formalités d’enregistrement, calcul de la période de protection à partir de la mort de l’auteur et reconnaissance des droits moraux756), les États-Unis – ainsi que les États d’Amérique latine, dans un premier temps, qui avaient contracté les accords de protection régionale du DA de Buenos-Aires – ont préféré instituer une convention qui correspondaient mieux à leurs attentes.
212En ce sens, la CUDA « a considérablement simplifié la législation concernant la protection du Droit d’auteur [...] en réduisant au minimum les exigences quant à la garantie des droits d’auteurs dans les pays membres757 ». Cependant, la présence d’une nouvelle convention ne résolvait pas tous les problèmes avec les pays non unionistes, puisque « le niveau de protection garanti par la CUDA est nettement inférieur à celui assuré par la Convention de Berne758 ». Au contraire, une menace pointait à l’horizon : les exigences réduites de protection du DA de la CUDA étaient particulièrement séduisantes pour les pays en développement qui les trouvaient trop élevées dans l’Union de Berne.
213Il en était ainsi surtout après que la « clause de sauvegarde » ait été abandonnée en 1966, permettant à un pays en développement de renoncer à la Convention de Berne et de rejoindre la CUDA759. Ce privilège fut cependant rapidement mais indirectement retiré par l’International Copyright Joint Study Group en 1969, qui sentait que les menaces de désertion de l’Union de Berne n’étaient pas infondées760. Ce groupe d’experts proposa en revanche un cadre général pour la révision simultanée de la Convention de Berne et de la CUDA qui devait se réaliser en accord avec certains principes généraux déterminés761. De fait, en rapprochant les deux conventions l’une de l’autre, les pays en développement étaient mis dans une position où ils ne seraient plus tentés de quitter la Convention de Berne pour la CUDA.
A. Brazzaville : l’éveil
214Prenant une nouvelle direction durant une période de l’histoire où un grand nombre de pays devinrent indépendants après plusieurs décennies de colonisation, les conventions internationales du DA étaient désormais forcées de prendre en compte un nouveau facteur : les pays en développement762. En effet, ces derniers constituaient un nouveau défi pour les conventions multilatérales en général et celle du DA en particulier. Après la Seconde Guerre mondiale, « ces nations représentaient une majorité dans la communauté internationale » et devaient ainsi être pris en considération dans l’arène du DA international763.
215La première réunion qui devait refléter les besoins de ces « nouveaux » pays fut conjointement organisée par l’UNESCO et le Bureau international de la protection de la propriété intellectuelle (BIRPI), et eut lieu à Brazzaville en 1963764. Là, pas moins de vingt-trois pays africains se sont réunis afin d’être assistés dans la formulation des principes qui devaient servir de base pour que chaque pays puisse rédiger sa législation relative au DA765. Ces pays africains étaient principalement concernés par l’expression des problèmes qu’ils connaissent avec le modèle de DA existant766. Ils affichèrent franchement l’opinion selon laquelle la situation du DA mondial, en 1963, était d’orientation essentiellement européenne et, par là, opposée aux intérêts des pays en développement767. Cette affirmation devint d’ailleurs un facteur déterminant dans la formulation des futures mesures législatives en DA applicables aux pays en développement.
216Mentionnons brièvement que trois recommandations furent formulées à l’issue de la réunion de Brazzaville768. La plus importante étant qu’il devait être permis que les œuvres protégées soient utilisées librement pour les besoins éducatifs. Alors que les intentions initiales de ces nations africaines étaient orientées en vue de convaincre la CUDA d’accepter leurs propositions, elles changèrent ensuite pour prôner la modification de la Convention de Berne769. Ce changement était notamment dû à l’approche imminente de la révision de la Convention de Berne qui, stratégiquement, devait contribuer à faire changer la situation plus rapidement, mais permettait également de mettre toutes les chances de leur côté pour arriver à leurs fins.
217Peu après Brazzaville, une seconde réunion fut organisée à New Delhi en décembre 1963770. L’attention demeurait fixée sur la position que devaient prendre les pays en développement par rapport aux conventions internationales existantes. En ce sens, l’Inde prit les devants et proposa que l’on fît l’étude de la possibilité d’introduire les « licences obligatoires771 » dans le cadre de la Convention de Berne pour la reproduction d’œuvres protégées en vue des besoins éducatifs772. De plus, elle recommanda également l’introduction dans la Convention de Berne de licences obligatoires pour la traduction (LOT) de la même manière que l’offrait la CUDA773. La proposition indienne ayant été étudiée, les pays en développement eurent donc la possibilité d’exprimer leurs réserves à propos de la dernière révision de la Convention de Berne774. Le rapport de ce groupe d’experts de 1964 fut en revanche très critiqué par le Comité consultatif des auteurs qui fit part de ses inquiétudes quant au risque très probable de voir la Convention de Berne dégénérer dans son ensemble par l’abaissement de son niveau de protection si les suggestions du rapport étaient adoptées775. Afin d’empêcher que cela se produise, le Comité des auteurs proposa qu’un certain nombre de restrictions soient ajoutées au rapport en question.
B. Conférence de Stockholm (1967)
218Dans le sillage de la réunion de New Delhi, le ton des discussions de la Conférence de Stockholm promettait d’être animé. Et ce lut effectivement le cas776. Certains pays en développement, et l’Inde plus particulièrement, déclarèrent que des concessions spéciales en faveur des pays en développement étaient essentielles pour les aider à la promotion de programmes d’alphabétisation et de formation nationales777. Ils ajoutèrent que les concessions spéciales du Protocole778 étaient « à ce stade nécessaires pour permettre aux pays en développement d’atteindre les standards élevés de protection exigés par la Convention de [Berne]779 ».
219Face à de pareilles prétentions, la délégation britannique prit la position la plus radicale pour dénoncer ces concessions qu’elle trouvait inappropriées, « en avançant que le Protocole s’est révélé être un moyen de fournir une assistance économique aux nations en développement aux dépens des auteurs780 ». Après d’âpres discussions, la proposition des LOT fondée sur l’article V de la CUDA fut cependant adoptée, mais la libre utilisation d’œuvres protégées pour des besoins éducatifs et de recherches, telle que proposée à Brazzaville, ne fut en revanche pas acceptée. Ainsi, le protocole permit ce qui suit :
[S]i, après l’expiration de la période de trois ans à compter de la date de la première publication d’une œuvre littéraire ou artistique [...], une traduction d’une telle œuvre n’a pas été publiée dans ce pays et dans sa langue officielle, ou sa ou ses langues régionales, par le détenteur du droit de traduction ou par son autorisation, tout citoyen de ce pays peut obtenir une licence non exclusive de l’œuvre ainsi traduite dans l’une des langues nationales, officielles ou régionales dans lesquelles cette œuvre n’a pas été traduite781.
220Cependant, ces licences sont sujettes à plusieurs limitations :
Le ressortissant d’un pays en développement qui demande une licence doit prouver qu’une demande d’autorisation pour traduire l’œuvre a été faite.
Là où l’auteur ne peut pas être trouvé, une note doit être envoyée à l’éditeur ou à la représentation diplomatique de son pays.
Il faut payer une juste compensation au propriétaire des droits d’auteur conformément aux règlements nationaux des devises.
Il faut reconnaître le droit de paternité de l’auteur.
La licence de publication de la traduction ne peut être valide que sur le territoire du pays demandeur de la licence, avec la possibilité cependant d’exporter des copies de la traduction vers un autre pays de l’Union, pour autant que la langue nationale ou régionale soit la même que celle du pays traducteur.
La licence est non transférable.
Aucune licence ne peut être obtenue dans le cas où l’auteur a fait retirer du marché toutes les copies de son œuvre.
La licence est automatiquement révoquée lorsque l’auteur a publié sa propre traduction dans la période de dix ans depuis la date de la première publication.
i) Aucune licence n’est obtenue dans un pays en développement à moins que l’auteur n’ait pas publié sa traduction dans le pays en question.
221Malgré les conditions prémentionnées pour obtenir une LOT, les pays développés étaient toujours insatisfaits et préoccupés par les nombreuses concessions qui avaient été faites dans le Protocole782. Plus particulièrement les concessions relatives a) à la possibilité d’exporter des traductions pour un bénéfice commercial ou de les importer de nouveau dans le pays d’origine de l’œuvre originale ; b) à la mention concernant le transfert d’une « juste » compensation dans la devise nationale, qui pouvait vouloir dire : pas de compensation du tout783 ; c) à l’obligation pour le détenteur de la licence de payer une compensation après une période de dix ans784.
222Ainsi qu’on le craignait, le désaccord qui régnait entre les pays développés et les pays en développement a considérablement affecté la Conférence de Stockholm, tant et si bien que le Protocole n’a été accepté que par un très petit nombre de pays développés. De fait, on considéra ce Protocole comme signifiant une « crise dans le droit d’auteur international785 ».
C. La Recommandation de Washington : le package deal
223Les vues des gouvernements des pays développés concernant le Protocole étaient fortement influencées par les différentes associations d’auteurs et d’éditeurs telles que l’ALAI, la Confédération des sociétés d’auteurs et compositeurs (CISAC) et l’Association internationale des éditeurs (IPA)786. Quatre aspects plus particuliers du Protocole sont en effet contestés : a) l’absence de garantie que les auteurs seront payés pour l’utilisation de leurs œuvres et les doutes sur le versement des droits qui leur reviennent ; b) la permission d’exporter des copies des traductions de leurs œuvres dans d’autres pays en développement malgré les conditions qui lui sont rattachées ; c) la définition inadéquate d’un « pays en développement » ; d) le manque d’incitatifs pour que les pays en développement élèvent, à plus long terme, le niveau de protection au-delà du Protocole787.
224Pour certains pays membres, la Convention de Berne était en péril parce que la menace que représenterait le départ des pays en développement de l’Union n’avait jamais été aussi grande. Mais après trois réunions du Comité permanent de l’Union de Berne, la réunion de l’International Copyright joint Study Group d’octobre 1969 a pu mettre en place un cadre général qui devrait équilibrer les intérêts de toutes les parties dans la perspective d’une nouvelle révision788. En fait, étant donné qu’il n’était plus possible de se rabattre sur la CUDA, le danger le plus critique était l’éventuelle dénonciation de la Convention de Berne par les pays en développement qui en étaient déjà membres. La solution maîtresse devait finalement être trouvée dans la révision simultanée des deux conventions afin qu’il n’y ait plus d’espace d’hésitation entre elles. Ainsi, le climat tendu de la Conférence de Stockholm ne devait plus avoir l’occasion de se rétablir à nouveau puisque les discussions allaient être limitées aux conventions existantes, loin de toute alternative « hors-la loi789 ».
D. La Conférence de Paris (1971) : un compromis temporaire ?
225La conférence de Paris a démarré sur une note remarquablement différente de la précédente. Non seulement les comités préparatoires ont investi un grand effort dans le rapprochement des points de vue des diverses parties, mais également les rangs des pays développés se sont sensiblement solidarisés790. En effet, la Conférence de Paris a montré pour ces derniers une plus grande cohérence que dans celle de Stockholm où le leadership semblait cruellement manquer dans les discussions sur le Protocole en faveur des pays en développement791. Cependant, du point de vue des pays en développement, des arguments étaient avancés dans le sens du « besoin pour les pays en développement de limiter les droits de propriété », conformément au rapport de 1964792. Ces derniers soulignèrent la nécessité
[...] [de] promouvoir le développement général du droit d’auteur en fournissant des efforts destinés à rendre plus simple le processus d’application des règles qui le régissent, et [de] les adapter aux conditions sociales, techniques et économiques de la communauté contemporaine793.
226Ainsi, l’objectif semble n’être rien de plus que d’adapter la convention en regard de leurs conditions sociales, techniques et économiques794. À la lumière de ce qui précède, on pourrait se demander comment la révision de Paris de la Convention de Berne a traité le problème de la réponse aux besoins des pays en développement, compte tenu de leurs contextes politique, économique et culturel respectifs. En d’autres termes, comment le DT, et plus spécifiquement sous la forme des LOT – proposées par l’Inde –, pourrait-il objectivement constituer un instrument de développement à portée globale, sachant que le système structurel dans lequel il prend place est nécessairement appréhendé selon une perspective historiquement déterminée et subjective ?
227Ainsi, afin de mieux comprendre la politique sous-tendant les relations des deux grands ensembles des pays membres de la Convention de Berne par rapport à la question du DT, nous tenterons, dans ce qui suit, d’aller plus en détail dans l’étude des articles qui concernent la traduction dans ce qui deviendra l’Annexe de la Convention de Berne. Si l’on peut d’ores et déjà noter qu’il est admis que « les lois de copyright d’une nation soient à la source de son atmosphère culturelle et intellectuelle795 », pourquoi donc un modèle spécifique de DA devrait-il être imposé au reste du monde ?
7. L’annexe de Berne : tentative d’analyse
228Les discussions concernant les pays en développement ont intégré la question des LOT dès le début des années 1960. Nous tenterons dans cette présente section d’étudier la substance et les procédures de l’Annexe de la Convention de Berne relativement à la LOT sans oublier son contexte général. Il faut noter en effet que l’Annexe dans son ensemble n’est pas seulement le produit d’une contingence historique spécifique, mais également le résultat d’une réflexion sur la situation présente du DA international, de même que sur l’horizon vers lequel il semble s’orienter à l’avenir.
A. Article I : Qu’est-ce qu’un « pays en développement » ?
229Un pays en développement peut être « tout pays considéré en développement conformément à la pratique établie par l’Assemblée Générale des Nations Unies796 ». Dès la première phrase, l’Annexe nous met face à un problème considérable : qu’est-ce que l’on entend par l’expression « pays en développement » ? La pertinence de soumettre un pays à pareille catégorisation est d’importance. Non seulement parce qu’il ne faudrait pas que des pays non éligibles puissent profiter injustement des concessions de l’Annexe, mais également parce qu’il s’agit d’une bonne occasion pour que les pays en développement abordent les véritables problèmes pratiques auxquels ils font face. En fait, les différents critères qui doivent établir qu’un pays est en développement avaient été débattus lors de la Conférence de Stockholm où, sans grande conviction, les diverses parties avaient adopté la définition générale précitée797.
230Les délégués de la Conférence de Paris n’ayant pas offert de définition alternative notable, la définition de la Conférence de Stockholm a été finalement retenue sans plus de discussion798. Il en fut ainsi même si la définition des Nations Unies ne contenait rien qui pourrait être considéré comme une véritable définition de ce que « pays en développement » signifie799. L’objectif principal des pays développés était de déterminer la durée pendant laquelle ces mesures devaient continuer à gérer les relations du DA internationales.
231La CISAC a encore une fois exprimé son inquiétude de voir que chaque année de concessions sous les dispositions de l’Annexe représente une année de dépenses que les auteurs et leurs successeurs légaux devront assumer seuls800. Cela dit, on peut noter que cette attitude semble quelque peu incohérente par rapport aux déclarations de certaines associations d’auteurs, comme l’International Publishers Association (IPA), qui ont affirmé que
[...] les pays développés ont le devoir d’aider les pays en développement à surmonter les difficultés et les problèmes qui les tourmentent dans les domaines de l’éducation et de la culture801.
232L’IPA suggéra que, si les gouvernements étaient disposés à participer au développement de l’éducation et de la culture dans le cadre du système du DA international, ils pourraient le faire en exemptant les propriétaires de DA « de toutes taxes ainsi que de tous droits et frais bancaires [...] sur tous les paiements de licences accordées pour la traduction ou la reproduction802 ». L’IPA suggère également que les gouvernements peuvent introduire un système où les paiements reçus pour les licences délivrées pour une traduction ou une reproduction seront partagés entre les sociétés de gestion collective et les institutions éducatives dans les pays en développement.
233Il nous faut également noter que tous les pays en développement ne sont pas égaux. Le degré de développement d’un pays ne peut pas être mesuré par un modèle étranger comme si cette référence pouvait suffire à refléter la réalité de la situation, de même que la perspective à plus long terme du pays en question. Au contraire, le sous-développement d’un pays ne peut pas, à notre avis, être objectivement mesuré, mais doit être établi de manière individuelle, au cas par cas, afin de prendre en compte les dynamiques propres à chaque société ainsi que les différents stades de son évolution culturelle, éducative et politique. Bref, chaque pays doit être libre de décider pour lui-même si son degré de développement lui permet de tirer avantage de l’Annexe de la Convention de Berne803. Les pays en développement déclarèrent d’ailleurs que cet espace d’autodétermination était nécessaire pour eux dans la mesure où l’évaluation d’une situation culturelle et sociale d’un pays ne peut être faite autrement que par le pays lui-même804.
234De plus, on peut également remarquer qu’alors que l’accord des ADPIC reconnaît l’existence des « pays les moins développés » (PMD), la Convention de Berne ne distingue pas entre PMD et la plus large catégorie de « pays en développement » (PED). L’omission de cette catégorisation relative parmi les pays en développement peut être lourde de conséquences pour les moins développés. Il est évident, par exemple, mais pas déterminant, qu’en 1993, l’Inde, avec sa production de 55 562 titres d’ouvrages, est relativement plus développée que le Zimbabwe, avec ses 123 titres. Mais est-il vraiment évident, en revanche, que les seuls critères d’évaluation doivent être de type quantitatif805 ?
B. Article II : Concessions limitatives ou limitations concessives ?
235Le concept général de pays en développement ayant été introduit, le système de LOT offert par l’Annexe peut être appréhendé dans son contexte naturel. L’objectif de cette section est de discuter la LOT telle qu’elle apparaît dans l’Annexe avec une attention particulière portée à sa signification ultime dans le contexte des pays en développement comme nous venons de le voir plus haut.
236Bien que l’Annexe ait été conçue par rapport à ces pays, elle ne manque pas parfois de faire la part des différentes situations où les pays en développement sont encore à un stade très tardif de développement et ne constituent, par conséquent, aucune menace pour les pays développés. De plus, l’analyse des mesures relatives à la LOT806 est importante dans la mesure où elle véhicule l’idée que la traduction est un objet d’intérêt fondamental au niveau international et plus particulièrement par rapport au DA. C’est pourquoi nous tâcherons d’aborder quatre éléments spécifiques : a) le temps qui doit s’écouler avant d’octroyer une licence ; b) les langues dans lesquelles les œuvres sont traduites ; c) le besoin d’enseigner ; d) le pouvoir de l’auteur. Dans ce qui suit, nous argumenterons que ces concessions sont trop restrictives à l’endroit des pays en développement et plus particulièrement les moins développés, dans la mesure où l’objectif ultime de l’Annexe est de prendre en considération les besoins culturels et sociaux des pays en développement807.
a) La concession relative à la durée
237L’article II offre deux concessions relatives au temps qui doit s’écouler avant qu’il soit possible de faire une demande de LOT808. Après l’expiration d’une période de trois ans, tout citoyen du pays demandeur peut obtenir une licence de traduction809. Initialement, les pays développés avaient proposé que les détenteurs des droits doivent les garder de manière exclusive pendant sept ans, mais les pays en développement y ont fait objection et le terme fut finalement fixé à trois ans810. Cette période de trois ans minimum est la plus courte avant qu’un pays puisse obtenir une licence de traduction pour autant que l’auteur n’ait pas fait publier de traduction811. Mais les trois ans sont conditionnés par la nécessité qu’une « traduction n’a[it] pas été publiée dans une langue d’usage général dans ce pays, par le titulaire du droit de traduction812 ». Ainsi, au premier abord, la concession de trois ans de l’Annexe semble être similaire à celle qui avait été suggérée dans le Protocole de Stockholm813, mais en fait, elle ne l’est pas.
238D’autres restrictions ont été ajoutées sous le couvert de concessions. Par exemple, dans certaines circonstances, un pays en développement peut obtenir une licence de traduction dans une période plus courte que les trois ans susmentionnés, mais pas plus courte qu’un an814. Le pays en développement sera cependant soumis aux conditions suivantes : a) l’accord unanime des pays développés où la même langue est d’usage général, et b) la non-application de la période écourtée là où la langue en question est l’anglais, le français ou l’espagnol815. Quelles possibilités reste-t-il après avoir exclu les langues mentionnées ? Est-ce que l’allemand ou les langues Scandinaves peuvent être considérées comme des langues d’usage général dans les pays en développement ? On peut en douter.
239Un second exemple apparaît dans l’article II (4) (a) :
Toute licence visée au présent article ne pourra être accordée avant l’expiration d’un délai supplémentaire de six mois, dans le cas où elle peut être obtenue à l’expiration d’une période de trois années, et de neuf mois, dans le cas où elle peut être obtenue à l’expiration d’une période d’une année depuis la date de la demande [...]816.
240Ce qui fait au total trois ans et six mois avant qu’une licence puisse être obtenue dans le premier cas, et une année et neuf mois dans le second. En ce sens, la délégation indienne a demandé « que soit incluse dans le Rapport l’interprétation de l’Inde selon laquelle la période devrait être concurrente, et non consécutive817 ». Ensuite, la délégation française fit référence à la révision de la CUDA où il est entendu que cette période « entra en vigueur après l’expiration de la période normale818 ». Cette interprétation a été également mise en évidence dans le rapport général819.
241L’article II(4) (b) stipule qu’aucune licence ne sera délivrée si, pendant les périodes mentionnées, « une traduction dans la langue pour laquelle la requête a été soumise est publiée par le titulaire du droit de traduction ou avec son autorisation ». De nouveau, une restriction fut ajoutée sous le couvert de concession. On voit bien que ce qui a été communément appelé « concession » ou « réserve » en faveur des pays en développement constitue en fait une condition plus restrictive pour obtenir une licence820.
b) Les conditions de la langue
242L’article II(3) (a) est plutôt vague et exige qu’il soit explicité dans le rapport général que
la notion de « langue d’usage général » [...] avait inclus les langues d’usage général parlées par moins de la totalité de la population d’un pays [...]
et pouvait même inclure « la langue d’un groupe ethnique (seulement) de la population821 ». D’une part, cela veut dire qu’une langue minoritaire dans un pays peut être considérée comme une « langue d’usage général » si elle est la même que la langue d’un pays développé. D’autre part, cela signifie également qu’un pays en développement peut rarement bénéficier de la plus courte période d’une année, parce que cette concession ne s’applique pas là où la langue en question est l’anglais, le français ou l’espagnol, sachant que ces langues sont celles qui sont d’usage général dans la majeure partie du monde en développement en vertu de la colonisation822.
243De fait, les conditions sous-tendant les mesures susmentionnées sont tellement restrictives pour les pays en développement – et il va sans dire pour les PMD – qu’il ne reste presque plus d’espace pour que ces pays profitent de ces dites concessions. Cette limitation fut clairement reconnue au point que l’Union des organisations de radios et de télévisions nationales d’Afrique (URTNA) souhaita que « la discrimination linguistique contenue dans la Loi additionnelle soit supprimée823 ». Au mieux, tout paraît comme si la conscience des pays développés n’était pas très active au moment de l’adoption de ces mesures ; au pire, le projet d’hégémonie juridique de l’Occident a volontairement oblitéré toute velléité d’honnêteté.
c) La limitation de la finalité d’enseignement
244L’article II (5) concerne la délivrance de licences pour l’enseignement ou la recherche. Cette limitation pourrait être aisément comprise et acceptée sans plus de discussion, si le DA était un droit où le facteur économique n’était pas fondamental. Bien que l’éducation soit souvent perçue comme une source potentielle de marché, la conception prévalente auprès des pays occidentaux considère la culture comme une source immédiate de revenus824. Ainsi n’était-il pas surprenant de voir refuser la proposition du Sri Lanka, qui cherchait à étendre la validité des objectifs des licences à la promotion de la culture825. La proposition du Sri Lanka était fondée sur la Recommandation de Washington de 1969 qui soulignait le besoin pressant des pays en développement de trouver des solutions dans le domaine du DA par rapport à leurs nécessités en matière de culture. Il est cependant remarquable de constater que deux pays, en l’occurrence la Grande-Bretagne et la France, ont expressément refusé la proposition, en objectant que la proposition était un « changement radical du “package deal”826 ». Étonnamment, cette objection avait pour source le même texte de la Recommandation de Washington en vue d’appuyer leur propre amendement qui allait en sens inverse.
245De toute évidence, il est possible qu’un malentendu culturel ait eu lieu par rapport à la question de l’inclusion de la promotion culturelle dans la proposition. Est-ce que la promotion de la culture est liée à la promotion de l’éducation, comme semblent le comprendre les pays en développement ? Ou est-ce que la promotion de la culture est une entité distincte de l’éducation, comme les pays occidentaux semblent en juger ? Si l’éducation est étroitement apparentée à la culture, dans quelle mesure cette première peut-elle être perçue comme une activité non lucrative ? Est-ce que les éditeurs et les traducteurs des matériels scolaires et culturels sont les mêmes que ceux qui sont engagés à promouvoir le niveau d’éducation et, par là, la culture des usagers ? Est-ce que la promotion de la culture devrait être prioritairement fondée sur des conceptions d’économie de marché827 ? Comment peut-on prendre en considération la conception prévalente des pays en développement qui consiste à y voir une source de valeur pour la communauté au-delà des seules contraintes du commerce ?
d) Le pouvoir de l’auteur de révoquer une licence
246L’article II donne prérogative au détenteur des droits de révoquer les licences des citoyens des pays en développement828. Le détenteur des droits peut choisir de publier lui-même les œuvres en question ou d’autoriser d’autres personnes à les traduire et récupérer ainsi ses droits exclusifs de traduction dans la langue de ce pays829. Par exemple, la section 8 permet au détenteur des droits de refuser d’accorder des licences s’il « a retiré de la circulation tous les exemplaires de son œuvre830 ». Dans ce cas, la question est de savoir si les concessions faites par les détenteurs des droits aux pays en développement ont permis à ces pays d’entrer à volonté dans les marchés, quel que soit le lieu où la commercialisation des œuvres traduites est la plus profitable. Ainsi les licences obligatoires peuvent être utilisées par les détenteurs des droits pour tester les marchés dans les pays en développement. Le détenteur des droits peut donc par la suite choisir de traduire lui-même son œuvre ou d’autoriser la traduction par d’autres, malgré le fait qu’une licence de traduction de l’œuvre protégée ait été préalablement octroyée mais révoquée ensuite. Le plus troublant est qu’un auteur peut choisir de ne pas mettre son œuvre à disposition pour être traduite, en dépit du fait qu’elle pourrait bénéficier à un pays en développement831.
C. Article IV : S’agit-il vraiment d’un système de licence obligatoire ?
247La question qui nous occupe dans cette section est de savoir si ce dont il est question dans l’article IV est réellement une « licence obligatoire ». Il a été en effet démontré que la licence obligatoire pour la traduction (LOT) peut être révoquée à la suite de l’expiration d’une période de temps spécifique832. Après la première publication d’une œuvre protégée et l’expiration d’une période initiale d’un an, un détenteur de droits a neuf mois pour révoquer sa licence. Pour les licences de trois ans, les détenteurs des droits ont jusqu’à six mois pour les révoquer833. La révocation étant possible, qu’est-ce donc qu’une licence « obligatoire » ? Existe-t-il des références pour nous aider à déterminer la portée des licences obligatoires comparées aux licences négociables ? Quels sont les avantages et les limitations d’un système de licence obligatoire ?
a) Le pouvoir du détenteur des droits d’autoriser une licence
248Certes, il est des définitions variables que l’on peut donner de la licence obligatoire. La proposition d’une « utilisation libre » des œuvres protégées, initialement proposée à Brazzaville834, fut catégoriquement refusée en l’absence de compensation pour les détenteurs des droits d’auteur. En revanche, les systèmes de licences obligatoires contiennent des différences significatives. La différence la plus évidente entre le système de licence obligatoire et le concept de « libre utilisation » réside dans le fait que ce dernier n’accorde pas de rémunération aux détenteurs des droits d’auteur. De plus, l’utilisation libre n’est pas appliquée grâce à une autorité gouvernementale. Cependant, aucun des deux systèmes n’oblige à demander une autorisation au détenteur des droits d’auteur. En raison de la nature inhérente des systèmes de licence obligatoire, il est évident que les détenteurs des droits d’auteur n’ont pas le choix d’accepter ou de refuser une licence. Mieux, une licence obligatoire a encore besoin qu’un « éditeur et à travers lui, l’auteur, [soit] informé de l’application835 », une exigence qui ne se trouve pas dans le concept d’utilisation libre. En fait, il y a une différence fondamentale entre seulement informer l’auteur que son œuvre protégée est en phase d’être traduite et lui demander une autorisation pour la même raison.
b) L’enregistrement : la trahison d’une tradition ?
249Les mesures et procédures pour obtenir une licence de traduction apparaissent quelque peu compliquées. L’article IV, sections (1), (2) et (3) présente un nombre d’étapes procédurales qu’un demandeur de licence doit accomplir pour l’obtenir. Les fédérations internationales des acteurs, des artistes de variétés et des compositeurs ont critiqué les procédures lorsqu’elles déclarèrent regretter
[...] qu’il a été impossible d’élaborer un système plus simple pouvant accorder une aide aux pays en développement conformément à la Loi additionnelle, et qu’il a été nécessaire d’esquisser les dispositions pertinentes dans une langue dont la compréhension n’est pas aisée836.
250Il est en effet décevant de constater que la tradition de protection sans formalités de la Convention de Berne a été complètement renversée. Cette observation est d’autant plus navrante que cela concerne les pays en développement pour lesquels les bonnes volontés ont été réservées en vue de développer des « solutions satisfaisantes dans le domaine du Droit d’auteur eu égard à leurs besoins en matière d’éducation, de science et de promotion de la culture837 ».
c) Les limitations d’exportation
251Les pays en développement ont des soucis légitimes par rapport à l’exportation de traductions d’œuvres protégées en vertu des mesures spéciales de l’Annexe. Le transport des œuvres du détenteur des droits d’auteur d’un pays à un autre augmente en effet la possibilité que des versions plus avantageuses de ses œuvres soient importées à nouveau vers les territoires d’où proviennent les œuvres licenciées. Cependant, les lois les plus sophistiquées, telles que celles employées par le service des douanes des États-Unis838, demeurent de puissants instruments pour empêcher l’entrée de pareils matériels.
252Pourquoi les pays développés sont-ils si inquiets de l’exportation d’œuvres d’un pays qui en a fait la déclaration et d’un autre qui est en mesure de la faire ? Il est troublant de deviner pourquoi les pays développés sont si craintifs lorsqu’on sait que le but dans la permission de faire traduire des œuvres est, entre autres, d’encourager la coopération entre les pays en développement – qui n’ont pas la capacité matérielle d’entreprendre indépendamment la traduction et la publication d’œuvres protégées – et les pays développés qui ont les ressources nécessaires pour traduire et publier. Par ailleurs, il est également troublant de constater que
[...] cinq des pays africains francophones dans le cadre desquels deux pays partageant la même langue ou plus ne seraient pas autorisés, conjointement, de demander et d’obtenir une licence pour la traduction ou la reproduction d’une œuvre aux fins de l’enseignement, de l’érudition ou de la recherche839.
253Les questions fondamentales soulevées par les pays en développement dans leur proposition conjointe concernaient la publication, l’impression et la traduction. Elles ont été abondamment débattues, mais n’ont produit aucun consensus840. La proposition a, de toute façon, suscité une réponse plutôt tranchée de la part des pays développés qui affirmèrent que la proposition des pays en développement représentait une déviation majeure des orientations du package deal sur lequel les parties s’étaient accordées en 1969841.
254Cela dit, il y a des circonstances où les restrictions du rapport général ne s’appliquent pas. Elles incluent des pays qui n’ont pas de moyens techniques d’impression ou de reproduction ou des pays membres de l’Union de Berne842. Dans ces cas, toutes les copies sont transportées vers le licencié pour la distribution exclusive dans son pays. Bien que ces exceptions aient été incluses dans le rapport général, elles n’apparaissent pas dans le corps de l’Annexe. Certains commentateurs disent que les interprétations adoptées par la Conférence de révision étaient si « détaillées et précises » qu’elles auraient dû être intégrées dans la Convention elle-même843.
255Par ailleurs, la question du dommage potentiel qu’encourent les pays développés par la traduction d’œuvres que font des pays en développement dans les langues régionales ou minoritaires est toujours en suspens sous le régime de « l’utilisation libre ». Si, par exemple, le dommage concerne des multinationales éditoriales afin qu’elles ne puissent pas dominer le marché des traductions d’œuvres en Swahili, cela peut indiquer éventuellement que le processus de colonisation ne s’est pas encore résorbé, mais que, bien au contraire, il a pris une nouvelle forme. Au fond, les pays développés continuent à maintenir une influence économique sur les pays en développement alors que les institutions politiques et militaires coloniales ont été officiellement déclarées obsolètes et cela même après lesdites « indépendances » des pays en développement.
d) Le paiement des droits
256Les dispositions concernant le paiement des droits stipulent que leur transmission doit être faite par le truchement des standards internationaux en vue de pouvoir garantir la convertibilité des devises ou leurs équivalents844. La dépendance et la soumission des pays en développement aux schémas économiques des pays développés entrent parfaitement dans le cadre de ces stipulations. Cependant, ces dispositions posent la question de savoir comment une « juste rémunération » peut être mesurée. Le texte de l’article est plutôt vague, puisqu’il ne dit rien sinon que la rémunération doit être « conforme à l’échelle des redevances normalement versées dans le cas de licences librement négociées entre les intéressés dans les deux pays concernés845 ». Cela dit, parce que le paiement des droits dans le système des licences obligatoires est à la discrétion des autorités gouvernementales des pays individuels, la clause « librement négociée » du texte est plutôt biaisée en défaveur des pays en développement.
257De fait, la présence économique des institutions des pays développés au sein des pays en développement profite de la facilité de pénétration de ces marchés. C’est que les règles du jeu ont été façonnées en accord avec la philosophie politique occidentale qui a émergé – sans surprise – depuis les premiers jours de la colonisation.
8. De l’OMPI à l’OMC
258Afin de mieux comprendre l’évolution actuelle du DA, et par conséquent du DT, il importe de chercher à savoir comment les conventions et les institutions qui les administrent se positionnent sur l’échiquier des organisations intergouvernementales. Si le premier Bureau international pour la Convention de Berne a élu domicile dans la capitale de la très neutre Confédération helvétique, dans quelle mesure les orientations proeuropéennes ou européocentristes dont on l’a accusée sont-elles confirmées par le dernier cadre administratif où elle a été intégrée ?
259Alors que la Conférence de Stockholm (1967) a été l’occasion d’une crise très grave dans l’histoire de la Convention de Berne à cause du désaccord qui concernait le Protocole relatif aux pays en voie de développement, il reste que c’est là que la Convention a institué l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle ou l’OMP1846. Rappelons que cette organisation est le fruit d’une réunion entre les bureaux internationaux administrant, d’une part, la Convention de Berne (1886) relative à la propriété littéraire et artistique (droit d’auteur) et, d’autre part, la Convention de Paris (1883) relative à la propriété industrielle (droit des brevets et droit des marques de commerce). Tout entière dédiée à l’information, au service et au soutien des membres de l’Union, l’OMPI devient en 1974 une institution spécialisée de l’organisation des Nations Unies qui va avoir pour vocation
[...] de veiller à ce que les droits des créateurs et autres titulaires de droits de propriété intellectuelle soient protégés à travers le monde et à ce que les inventeurs et les auteurs soient ainsi reconnus et récompensés pour leur créativité. Cette protection internationale aiguillonne la créativité humaine, repoussant les limites de la science et des techniques et enrichissant le monde de la littérature et des arts847.
260Mais depuis l’accord entre l’OMPI et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) du 22 décembre 1995, une vocation supplémentaire semble s’être ajoutée à la précédente :
De plus, elle huile les rouages du commerce international en assurant un environnement stable pour la commercialisation des produits de propriété intellectuelle848.
261C’est dire que l’OMPI, qui se prévalait de fonctionner sous l’étendard de la Charte des Nations Unies849, si elle ne s’est pas elle-même retirée de celle-ci, n’en a pas moins déplacé l’administration des conventions de propriété intellectuelle, dont celle du DA, du domaine onusien vers celui des institutions de Bretton Woods (Fonds monétaire international et Banque mondiale). Une démarche qui paraît lourde de sens. En effet, si le DA est aujourd’hui un droit qui relève d’un environnement juridique où seul le critère économique dicte les orientations, que deviennent les principes de liberté et de fraternité qui ont fondé le DA et que les conventions internationales du DA ont confirmées ?
262Si le DA est devenu un instrument de la marchandisation du savoir et de la culture grâce aux nouvelles structures juridiques de la dernière institution de Bretton Woods en date, il faudra se résigner au fait que la création littéraire et artistique continue d’être juridiquement configurée de manière à être motivée, entre autres, par la rétribution que promet le système actuel du DA. Mais peut-on véritablement accepter de ne la voir pondérée, administrée et projetée dans la société de demain qu’en regard du seul paradigme économico-commercial ?
Notes de bas de page
555 Même si l’on considère que les domaines de l’édition et de l’imprimerie s’y intéressent également par certaines prises de position sporadiques dans le réseau de leurs publications spécialisées (voir au xixe siècle la Chronique du Journal général de la librairie et de l’imprimerie), il reste que c’est sans conteste la doxa du monde juridique qui domine.
556 Naissance de la clinique. Archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963, p. XV.
557 Voir Bentley Lionel, « Copyright and Translations in the English Speaking World », dans Translatio, revue trimestrielle publiée en Belgique par la FIT, vol. 12, n° 4, 1993, p. 491-559 ; Ferenec Majoros, « Position moderne des problèmes du droit de traduction international », dans Revue internationale de droit comparé, vol. 23, n° 1, 1971 p. 89-112.
558 Édouard Montagne, Histoire de la Société des gens de lettres de France, Paris, SGDL, 1988.
559 Ibid., p. 147.
560 Ibid., p. 160-161.
561 Ibid., p. 180-181.
562 Ibid., p. 183.
563 Friedrich Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire, trad. A. Berman, Paris, Seuil, 1999.
564 Même si Steiner, dans son Après Babel (op. cit.), reproduit dans son cercle herméneutique un processus qu’on peut assimiler à l’acte amoureux (avec une dimension belliqueuse et par conséquent non fraternelle), il reste que nous nous y intéressons ici surtout pour la dimension affective que suppose la relation fraternelle.
565 Il ne s’agit bien sûr pas de la philosophie « officielle » du DA, mais de celle dont nous tentons de dessiner les contours dans le présent travail.
566 Il s’agit du principe fondamental en DA international qui consiste à offrir aux auteurs de tous les pays membres de l’Union la même protection que celle qui est offerte aux auteurs nationaux.
567 [Jules Lermina], Association littéraire et artistique internationale. Son histoire : ses travaux 1878-1889, op. cit., p. 1.
568 Ibid., p. 7. C’est nous qui soulignons.
569 Ibid., p. 4.
570 Ibid.
571 Ibid., p. 7.
572 Ibid.
573 Voir Steiner, op. cit. ; Lori Chamberlain, « Gender and the Metaphorics of Translation », dans Venuti, L. (ed.), The Translation Studies Reader, London/NewYork, Routledge, 2000, p. 314-329 ; voir également Susan Bassnett et Harish Trivedi, op. cit.
574 Voir L. Venuti, The Scandals of Translation. Towards an Ethics of Différence, London/New York, Routledge, 1998.
575 ALAI : Son histoire, ses travaux..., op. cit., p. 8.
576 Société des gens de lettres de France, Congrès littéraire international de Paris 1878. Comptes rendus in extenso et documents, Paris, Aux Bureaux de la société des gens de lettres, 1879, p. 258.
577 Voir supra, 1re partie, dans la section consacrée à Victor Hugo, p. 253-363.
578 Ibid., p. 259.
579 « Il est soumis aux deux restrictions qui suivent : 1° Ce droit ne dure que pendant un certain temps, cinq ans ici, trois ans plus loin, et dans quelques pays un an seulement ; 2° Il faut de plus que l’auteur fasse traduire lui-même son œuvre dans un délai assez court, le plus souvent dans un délai d’un an ». Ibid., p. 258.
580 Ibid., p. 330.
581 L’illustration actuelle en est donnée par les Etats-Unis qui possèdent l’un des taux les plus faibles de traductions par rapport à l’ensemble de leurs publications. Voir L. Venuti, The Scandals..., op. cit., p. 160-161.
582 Société des gens de lettres de France, Congrès littéraire..., op. cit., p. 331.
583 Nous reviendrons sur cette question dans notre dernier chapitre où nous traiterons plus longuement du contexte international contemporain.
584 Ibid., p. 346.
585 Ibid., p. 347.
586 Ibid.
587 Ibid., p. 348.
588 Ibid., p. 348-349.
589 Cette métaphore est négative malgré la contrefaçon (reproduction illégale sans traduction) que pratiquent les États-Unis avec l’Angleterre.
590 ALAI : Son histoire, ses travaux..., op. cit., p. 349-350.
591 Ibid., p. 350. C’est nous qui soulignons.
592 Ibid.
593 Ibid., p. 351.
594 Ibid.
595 Voir la déclaration du ministre portugais Mendès-Léal, ibid., p. 352.
596 Ibid., p. 259.
597 Le phylloxéra est un minuscule insecte piqueur inféodé à la vigne, apparenté aux pucerons, doté d’un remarquable polymorphisme.
598 Nous y reviendrons plus bas.
599 [Jules Lermina], ALAI : Son histoire, ses travaux..., op. cit., p. 13.
600 Ibid., p. 16.
601 Ibid.
602 Ibid., p. 17
603 Ibid., p. 19.
604 Ibid., p. 20-21.
605 Ibid., p. 21.
606 Ibid., p. 22.
607 Ibid.
608 Ibid., p. 23.
609 Ibid., p. 24.
610 Ibid., p. 25.
611 Ibid., p. 26.
612 Plus tôt, l’auteur donnait l’exemple de l’adaptation de l’Étrangère.
613 Ibid., p. 26-27. C’est nous qui soulignons.
614 Ibid., p. 42-43. C’est nous qui soulignons.
615 Ibid., p. 46.
616 Ibid., p. 54.
617 Ibid., p. 53.
618 Ibid., p. 54.
619 Ibid.
620 Op. cit., 1re édition. Cet ouvrage bénéficiera de deux autres éditions, 1889 et 1908.
621 ALAI : Son histoire, ses travaux..., op. cit., p. 57. C’est nous qui soulignons.
622 E. Pouillet, Traité théorique et pratique de propriété littéraire..., op. cit., p. 426.
623 ALAI : Son histoire, ses travaux..., op. cit., p. 57.
624 Voir ibid.
625 Ibid., p. 58.
626 Ibid.
627 Ibid., p. 61.
628 Ibid., p. 65.
629 Ibid., p. 77. C’est nous qui soulignons.
630 Voir ibid., p. 81.
631 Ibid.
632 Ibid., p. 82.
633 Ibid. C’est nous qui soulignons.
634 Voir ibid., p. 135-152.
635 Ibid., p. 86.
636 Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », dans Œuvres, vol. I, trad. M. de Gandillac, R. Rochiltz et P. Rusch. Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1987. Voir également la nouvelle traduction de l’article sous le titre « L’abandon du traducteur », par Alexis Nouss et Laurent Lamy, dans TTR, vol. X, n° 2, 1997.
637 ALAI : Son histoire, ses travaux..., op. cit., p. 116.
638 Ibid., p. 117.
639 Ibid., p. 88.
640 En 2003 a eu lieu le 50e anniversaire de la FIT à l’UNESCO (20-22 novembre), à l’occasion duquel fut consacré le thème du congrès international organisé lors de l’événement : la traduction et le droit d’auteur. Nous n’avons malheureusement pas pu obtenir les actes de ce congrès.
641 Ibid., p. 120.
642 Ibid., p. 135.
643 Ibid., p. 168.
644 Ibid., p. 169.
645 Ibid., p. 170.
646 Ibid., p. 171.
647 Ibid., p. 183.
648 Ibid., p. 200.
649 Ibid., p. 202.
650 Ibid.
651 Même si l’auteur fait lui-même la traduction de son œuvre, on s’attend immanquablement à la voir transformée, différente, autre. Si la différence a pu être identifiée en raison du fait que l’œuvre a été traduite par une autre personne, elle ne le serait pas moins lorsqu’elle est réalisée par la même personne en deux temps différents.
652 Ibid., p. 202-203.
653 Voir Henri Meschonnic, La poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999.
654 Voir Barbara Folkart, Le conflit des énonciations : traduction et discours rapporté, Candiac, Éditions Balzac, 1991.
655 ALAI : Son histoire, ses travaux..., op. cit., p. 116.
656 Ibid., p. 203.
657 Ibid., p. 226.
658 Ibid.
659 Ibid., p. 227.
660 Ibid., p. 231.
661 OMPI, La Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques de 1886 à 1986, Genève, Bureau international de la propriété intellectuelle, 1986, p. 92.
662 Alors qu’ils avaient été représentés par leurs littérateurs respectifs dans les Congrès de l’ALAI, on pouvait en effet s’attendre, en tout cas pour la Russie et la Pologne, à ce que ces pays ne soient pas représentés au niveau diplomatique, en raison de la politique culturelle de leur gouvernement.
663 OMPI, La Convention de Berne, op. cit., p. 92.
664 Ibid., p. 100.
665 Ibid.
666 OMPI, La Convention de Berne, op. cit., p. 120.
667 Ibid.
668 Ibid.
669 Ibid., p. 121.
670 Ibid., p. 129. Voir annexe I.
671 Ibid., p. 137.
672 ALAI : Son histoire, ses travaux..., op. cit., p. 253.
673 Ibid., p. 255.
674 Ibid., p. 263. C’est nous qui soulignons.
675 Voir les travaux précités de Robert Darnton.
676 Ibid.
677 Ibid., p. 264.
678 Voir l’article 10 de la Convention de Berne (1886) : « [1] Sont spécialement comprises parmi les reproductions illicites auxquelles s’applique la présente Convention, les appropriations indirectes non autorisées d’un ouvrage littéraire ou artistique, désignées sous des noms divers, tels que : adaptations, arrangements de musique, etc., lorsqu’elles ne sont que la reproduction d’un tel ouvrage, dans la même forme ou sous une autre forme, avec des changements, additions ou retranchements, non essentiels, sans présenter d’ailleurs le caractère d’une nouvelle œuvre originale. [2] Il est entendu que, dans l’application du présent article, les tribunaux des divers pays de l’Union tiendront compte, s’il y a lieu, des réserves de leurs lois respectives ».
679 Contrairement à son prédécesseur Augustin-Charles Renouard, voir son tome I, Traité des droits d’auteurs dans la littérature, les sciences et les beaux arts, Paris, éd. Jules Renouard et Cie, 1838-1839, p. 36-41.
680 Ibid., p. 265.
681 Voir l’article 6 de la Convention de Berne (1886) : [1] Les traductions licites sont protégées comme des ouvrages originaux. Elles jouissent en conséquence, de la protection stipulée aux articles 2 et 3 en ce qui concerne leur reproduction non autorisée dans les pays de l’Union. [2] Il est entendu que, s’il s’agit d’une œuvre pour laquelle le droit de traduction est dans le domaine public, le traducteur ne peut pas s’opposer à ce que la même œuvre soit traduite par d’autres écrivains ».
682 Voir l’article 9 de la Convention de Berne (1886) : « [2] Les auteurs d’œuvres dramatiques ou dramatico-musicales, ou leurs ayants-cause, sont, pendant la durée de leur droit exclusif de traduction, réciproquement protégés contre la représentation publique non autorisée de la traduction de leur ouvrage ».
683 ALAI : Son histoire, ses travaux..., op. cit., p. 275.
684 « L’éducation de soi » signifie pour nous la même chose que ce qu’Ulbach dit de l’éducation que les États assurent à leurs propres peuples.
685 Ibid., p. 274. C’est nous qui soulignons.
686 Voir E.T. Hall, Au-delà de la culture, trad. de l’anglais, Paris, Seuil, coll. « Points », 1979.
687 Sur le caractère naturel de l’entreprise coloniale à l’époque du colonialisme, voir Edward Said, l’impérialisme culturel, Paris, Fayard, 2000.
688 ALAI : Son histoire, ses travaux..., op. cit., p. 274.
689 Le Libéria est devenu une république indépendante en 1847, mais a toujours été sous l’emprise politique des États-Unis.
690 ALAI : Son histoire, ses travaux..., op. cit., p. 278.
691 Ibid., p. 284.
692 Ibid., p. 320.
693 Ibid., p. 338-339.
694 Ibid., p. 340-365.
695 Sept pages sur 25. Le DT n’etant qu’un thème parmi 13.
696 ALAI : Son histoire, ses travaux..., op. cit. C’est nous qui soulignons.
697 Ibid.
698 Ibid.
699 On ne peut raisonnablement faire intervenir ici le droit moral dans la mesure où la déformation en question concerne d’abord la langue d’arrivée (et non le texte original) et ne relève que des procédés d’une traduction bona fide et motivée par une approche théorique et systématique pertinente.
700 ALAI : Son histoire, ses travaux..., op. cit., p. 346.
701 Ibid.
702 Ibid., p. 347.
703 Ibid., p. 348.
704 Ibid., p. 349.
705 Ibid., p. 350.
706 Voir ibid., p. 351.
707 Ibid., p. 350-351.
708 Ibid., p. 351. C’est nous qui soulignons.
709 Le droit d’auteur (DA), 1903, p. 2.
710 Voir « Acte additionnel et déclaration interprétative de Paris du 4 mai 1896 », dans Centenaire de la Convention de Berne 1886-1986, Genève, OMPI, 1986, p. 268.
711 Ibid., p. 153.
712 Voir supra « Acte additionnel et déclaration interprétative de Paris du 4 mai 1896 », op. cit., p. 268.
713 Étienne Bricon, Des droits d’auteur dans les rapports internationaux, Paris, Éd. A. Rousseau, 1888, p. 82.
714 Ibid.
715 Ibid., p. 82-83.
716 Ibid., p. 83.
717 Centenaire de la Convention..., op. cit., p. 171.
718 Ibid.
719 Ibid., p. 269.
720 Ibid., p. 32.
721 Ibid., p. 171.
722 Ibid.
723 Ibid.
724 Ibid.
725 Ibid., p. 171-172.
726 E. Bricon, op. cit., p. 118.
727 Voir Lawrence Venuti, The Translator’s Invisibility : A History of Translation, London/New York, Routledge, 1995.
728 E. Bricon, op. cit., p. 40.
729 Qui reconnaît le droit moral, comme les DA allemand et français.
730 Centenaire de la Convention..., op. cit., p. 172. Voir l’article 2 (3) de la Convention de Berne.
731 Le terme n’est pas anodin : la traduction libre est en effet un renversement des valeurs du DA au sens où ses fondements n’auraient plus de raison d’être. Si elle avait été adoptée, ce serait, au sens de la théorie de l’évolution scientifique de Thomas Kuhn, « un changement de paradigme ». Voir T.S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, traduit de l’américain par Laure Meyer, Paris, Flammarion, 1983.
732 Centenaire de la Convention..., op. cit., p. 172.
733 Ibid., p. 269.
734 Nous pensons surtout à Hiroshima et Nagasaki.
735 Centenaire de la Convention., op. cit., p. 215.
736 Ibid., p. 271.
737 Voir Jacques Boncompain, Le droit d’auteur au Canada, Montréal, Le Cercle du livre de France Itée, 1971, surtout le Sous-titre II, chapitre I : « Le Canada et la Convention de Berne », p. 342-345.
738 Sam Ricketson, The Berne Convention for the Protection of Literary and Artistic Works : 1886-1986, London, Queen Mary College/University of London, 1987, p. 108. Nous traduisons.
739 Ibid., p. 108-109.
740 « L’approche socialiste du droit d’auteur qui a prévalu en Union soviétique et dans les pays de l’Est à la suite de la Seconde Guerre mondiale ne fut pas tant une tradition qui a servi de fondements à la protection des œuvres littéraires et artistiques qu’un véhicule dont l’objectif est la régulation des contrats de droits d’auteur et les organes de publications ». Paul Goldstein, International Copyright. Principles, Law, and Practice, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 3, note 1.
741 E. Halpérine Kaminsky, « Rapport présenté au Congrès international des associations de presse à Rome », dans DA, 1899,p. 40.
742 « Lettre de Russie », dans DA [1900], p. 118-120.
743 Ibid., p. 119.
744 Ibid.
745 Mark Boguslavski, « The Soviet Union », dans Stephen M. Stewart. International Copyright and Neighbouring Rights, London, Butterworths, 2nd ed., 1989, p. 525.
746 Voir respectivement les décrets du 29 décembre 1917 et du 26 novembre 1917.
747 Mark Boguslavski, « The Soviet Union », op. ct., p. 525-526.
748 Ibid., p. 526.
749 Ibid. Nous traduisons.
750 Ibid., p. 297. Notre traduisons.
751 Le terme est pour la première fois proposé par l’économiste américain Walt Whitman Rostow (1960).
752 Stephen M. Stewart, International Copyright and Neighbouring Rights, London, Butterworths, 2nd ed., 1989, p. 297.
753 Voir Jean Ziegler, La victoire des vaincus : oppression et résistance culturelle, Paris, Seuil, 1988.
754 Bien que n’étant pas un pays en développement, la position était pourtant partagée par la Russie. Voir DA, 1899 et [1900], op. cit.
755 Voir supra les positions du Japon lors de la Conférence de Berlin en 1908.
756 Voir]. A.L. Sterling, World Copyright Law, London, Sweet & Maxwell, 1998. 2nd ed. 2003, p. 19.
757 Library of Congress, United States Copyright Protection for Books by Foreign Authors under the Universal Copyright Convention, Circulaire 38d, janv. 1977. Nous traduisons.
758 Eugène M, Braderman, « International Copyright – A World View », dans Bull. Copyright Society USA, n° 17, 1969-1970, p. 151. Nous traduisons.
759 Voir Kelsey Martin Mott, « The Relationship Between the Berne Convention and the Universal Copyright Convention », dans IDEA, n° 11, 1967, p. 307.
760 Voir Sam Ricketson, op. cit., p. 628.
761 Ibid.
762 Voir Eleanor D. O’Hara, « “Developing Countries” – A Definitional Exercise », dans Bulletin of the Copyright Society of the USA, n° 15, 1967-1968, p. 83.
763 Ricketson, op. cit., p. 592. Nous traduisons.
764 Voir Charles F. Johnson, « The Origins of the Stockholm Protocol », dans Bulletin of the Copyright Society of the USA, n° 18, 1970-1971, p. 103-104. Le BIRPI était en charge de l’administration de la Convention de Berne avant la création de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) en 1967.
765 Ce qui montre d’ores et déjà que la participation de ces pays au DA international ne pouvait se faire dans l’indépendance totale (philosophique et culturelle entre autres).
766 Ibid., p. 104.
767 Ibid., p. 105-106.
768 Ibid., p. 107-108.
769 Ibid., p. 109.
770 Ibid., p. 116.
771 Il s’agit des licences octroyées pour la traduction ou la reproduction des ouvrages dans les pays en développement (PED) selon les termes de l’Annexe de la Convention de Berne qui articule les concessions accordées aux PED. Voir plus loin.
772 Ibid.
773 Voir l’article V de la CUDA.
774 Ibid., p. 116-117.
775 Ibid., p. 124-125.
776 Voir T.S. Krishnamurti, « Protocol Regarding Developing Countries appended to the Stockholm Act of the Berne Convention », dans B. EBU Revue, n° 160, 1967.
777 Ricketson, op. cit., p. 607.
778 À la Conférence de Stockholm, des limitations en faveur des pays en développement, appelées « protocole », étaient proposées d’être annexées à la Convention de Berne. Voir Johnson, « The Origins of the Stockholm Protocol », op. cit., p. 137.
779 Ricketson, op. cit., p. 607. Nous traduisons.
780 Ibid., p. 608. Nous traduisons.
781 Dorothy M. Schrader, « Analysis of the Protocol regarding Developing Countries », dans Bulletin of the Copyright Society of the USA, n° 17, 1969-1970, p. 182-183. Nous traduisons.
782 Ricketson, op. cit., p. 621.
783 Schrader, « Analysis of the Protocol... », op. cit., p. 187.
784 Ibid., p. 177-178.
785 Howard D. Sacks. « Crisis in International Copyright, The Protocol Regarding Developing Countries », dans Journal of Business Law, Janvier-Avril 1969, p. 26. Nous traduisons.
786 Ricketson, op. cit., p. 622.
787 Abraham L. Kaminstein, « Statement by the Register for the United States Delegation at Geneva », dans Bulletin of the Copyright Society of the USA, n° 15, 1967-1968, p. 159.
788 Ricketson, op. cit., p. 630.
789 Sacks, op. cit., p. 129. Nous traduisons.
790 Eugene Ulmer, « International Copyright after the Paris Révisions », dans Bulletin of the Copyright Society of the USA, n° 19, 1971-1972, p. 263-264.
791 Johnson, « The Origins of the Stockholm Protocol », op. cit., p. 142.
792 N’Déné N’Diaye, « L’influence du droit d’auteur sur le développement de la culture dans les pays en voie de développement », dans RIDA, n° 86, 1975, p. 70.
793 BIRPI, General Report of the Swedish/BIRPI Study Group, 1er juillet 1964. Voir également Ricketson, op. cit., p. 599. Nous traduisons.
794 N’Diaye, op. cit., p. 76.
795 B. Ringer, « The Role of the United States in International Copyright – Past, Présent, and Future », dans Georgia Law Journal, n° 56, 1968, p. 1050.
796 Annexe de la Convention de Berne, article I.
797 O’Hara, op. cit., p. 96.
798 Voir Records of the Diplomatic Conference for the Revision of the Berne Convention, Paris, WIPO 1971, publication n° 315 (E) 1974, p. 146 [ci-après RPC].
799 O’Hara, op. cit., p. 85.
800 RPC, op. cit., p. 97.
801 Ibid. Nous traduisons.
802 Ibid., p. 99.
803 O’Hara, op. cit., p. 86.
804 Ibid., p. 87-90.
805 Voir le site Internet de l’IPA, La production annuelle d’ouvrages par pays : www.ipa-uie.org/statistics/annual_book_prod.html.
806 Voir l’Annexe de la Convention de Berne (ACB), article II.
807 Ibid., article I(1).
808 Ibid., article II(2).
809 Ibid., article II(2) (a).
810 Schrader, « Analysis of the Protocol... », op. cit., p. 177.
811 ACB, article II.
812 ACB, article II(2) (a).
813 Ibid., tel que révisé à Stockholm le 14 juillet 1967, article 1 (b) (ii).
814 ACB, article II(3) (b).
815 Ibid.
816 ACB, article II(4) (a).
817 RPC, op. cit., p. 148.
818 Ibid.
819 Ibid., p. 170.
820 Ricketson, op. cit., p. 637.
821 RPC, op. cit., p. 170. Nous traduisons.
822 Nous discuterons plus en détail de la question de la colonisation dans le troisième chapitre de cette partie.
823 RPC, op. cit., p. 100.
824 Voir Partie II. A.2 (Stockholm), II. A.4 (Paris) ; voir aussi RPC, op. cit., p. 95-100 (en particulier les commentaires des ONG sur les propositions de révision de la Convention de Berne) ; ainsi que Ricketson, op. cit., p. 622.
825 RPC, op. cit., p. 105.
826 Ibid., p. 148. Nous traduisons.
827 Il y a des exceptions à ces conceptions. Par exemple, en France où l’ancien ministre de la Culture et de la Communication avait déclaré que la culture est une exception parmi tous les biens de l’économie, contrairement à ce qui est développé dans le cadre de l’OMC. « Les biens culturels ne sont pas des biens comme les autres », déclara Catherine Trautmann, dans « L’exception culturelle n’est pas négociable », dans Le Monde du 11 octobre 1999.
828 ACB, article II (2) (a), 4 (b), (6) et (8).
829 Ibid., article II(2) (b).
830 Ibid., article II(8).
831 Telle est la conséquence logique de l’étendue du pouvoir du détenteur des droits existant dans le droit international actuel. Est-ce que la disposition de son œuvre de manière absolue et sans tenir compte des conséquences possibles fait partie de la liberté du détenteur des droits ? Telle est en tous les cas la critique que la délégation indienne avait adressée sur cette question à Stockholm, suggérant que les droits des auteurs ne doivent pas être absolus. Voir Ricketson, op. cit., p. 607.
832 ACB, article II (2) (a), 4 (b), (6) et (8).
833 Ibid., article II(4) (a).
834 Johnson, « The Origins of the Stockholm Protocol », op. cit., p. 107-108.
835 Ricketson, op. cit., p. 655. Nous traduisons.
836 RPC, op. cit., p. 98.
837 Ibid., p. 105. Nous traduisons.
838 Voir par exemple la loi 17 U.S.C. § 503 (1994) autorisant la confiscation et la destruction de tout article contrevenant aux lois du droit d’auteur ; la loi 17 U.S.C. § 602 (1994) interdisant l’importation de copies ou de phonogrammes contrevenant au DA ; ou encore la loi 19 U.S.C. § 1526 (1994) interdisant l’importation de marchandises fabriquées à l’étranger et portant des marques commerciales états-uniennes.
839 Ricketson, op. cit., p. 656. Nous traduisons.
840 RPC, op. cit., p. 151-152.
841 Ricketson, op. cit., p. 656.
842 RPC, op. cit., p. 172-173.
843 Ricketson, op. cit., p. 657. Nous traduisons.
844 ACB, article IV(6) (a) (ii).
845 Ibid., IV(6) (a) (i).
846 Centenaire de la Convention..., op. cit., p. 44.
847 Voir le site Internet de l’OMPI : www.wipo.int/about-wipo/fr/gib.htm#P36_4988.
848 Ibid.
849 Voir le texte intégral sur le site Internet de l’ONU : www.un.org/french/aboutun/charte/.
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Le droit de traduire
Ce livre est cité par
- Ma, Mingrong. (2021) How did a novice translator form the view of translation?: a multi-textual investigation of Lin Yutang at St John’s University. Asia Pacific Translation and Intercultural Studies, 8. DOI: 10.1080/23306343.2021.1978226
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